Author: Ekeland Ivar  

Tags: mathematiques   mécanique céleste  

ISBN: 2-02-009557-2

Year: 1987

Text
                    Ivar Ekeland


Le Calcul,
l'Imprévu


Les figures du temps
de Kepler à Thom


Éditions du Seuil





EN COUVERTURE Les anneaux de Saturne. Collection PPP. Droits réservés. ISBN 2-02-009557-2 (ISBN 1 re publication: 2-02-006683-1) @ ÉDITIONS DU SEUIL, JANVIER 1984 La lOI du Il mars 1957 interdit les copies ou reproductlom detInees à une utilIsation collective. Toute représentation ou reproduction Integrale ou partielle faite par quelque procedé que ce SOit, sans le consentement de l'auteur ou de es ayants cause, est illicite et comtltue une contrefaçon sanctionnee par le article 425 et sUivants du Code pénal. 
A Catherine. 
Introduction Ce qui m'avait été demandé, voici longtemps déjà, c'est un livre sur la théorie des catastrophes. J'avais répondu, à l'époque, que la théorie des catastrophes n'était qu'un chapitre d'un livre beaucoup plus vaste, traitant des progrès spectaculaires qui avaient été faits dans la mathématique du temps. Déjà les idées nouvelles s'étaient introduites en physique ; il était temps que le grand public, à son tour, fût initié aux attracteurs étranges et à la bifurcation de Feigen- baum. C'est ce livre que j'écrirai, et j'y annoncerai la révolution que les idées nouvelles allaient introduire dans la pratique de la science et dans notre conception du saVOIr. Puis je m'aperçus que les idées nouvelles avaient bien cent ans, et que mon livre avait déjà été écrit, et même plusieurs fois. Poincaré, au début du siècle, avait déjà mis en évidence les phénomènes les plus significatifs, et il s'était donné la peine de les exposer dans une série d'ouvrages de vulgarisation qui sont restés des modèles du genre. Berg- son, lui aussi, avait compris bien des choses et écrit des pages définitives sur la manière dont les sciences exactes rendent compte du temps. Qui plus est, l'un et l'autre avaient été tirés à un nombre impressionnant d'exemplai- res, et on peut donc présumer qu'ils avaient été lus. A quoi bon recommencer? Et ma déception même était 9 
Le calcul, l'imprévu vieille comme le monde : « Rien de nouveau sous le soleil. Est-il quelque chose dont on dise: "Tiens! Voilà du nouveau! ", cela existait déjà aux siècles qui nous ont précédés. Nul souvenir des anciens, pas plus que de leurs successeurs, il n'y aura de souvenir chez ceux qui sui- vront. » Pourtant, je pense qu'il reste quelque chose à dire, et surt9ut qu'on peut le dire autrement. Des faits nouveaux sont venus étayer les intuitions géniales des précurseurs. Précisées par le travail de plusieurs générations de cher- cheurs, augmentées par l'apport des maîtres contempo- rains, Thom, Arnold, Smale, illustrées d'expériences curieuses et de surprenants paradoxes, elles sont aujour- d'hui plus facilement communicables au non-spécialiste, comme les pays lointains, cent fois visités et étudiés, révèlent des aspects nouveaux quand on les voit par l'objectif d'un photographe de talent. C'est là ce qu'il faudrait faire: résumer en quelques instantanés ce qui constitue désormais le paysage où s'édifie la science contemporaine. Les trois lois de Kepler ont été bien plus qu'une curiosité astronomique, et l'image des planètes décrivant des orbites elliptiques autour du Soleil s'est imposée à des générations de chercheurs, bien au-delà des frontières des sciences exactes. C'est une des références constantes et implicites de la pensée moderne, et les découvertes de Newton ont été jusqu'à présent le prototype de toute connaissance scienti- fique. De la même manière, on peut résumer les progrès récents en quelques images frappantes, le chat d'Arnold, le fer à cheval de Smale, la fronce de Thom. Elles ont réveillé un écho dans tous les domaines de la science et sont visiblement destinées à faire partie de notre bagage cultu- rel. Ce seront les « portraits de famille» des générations montantes, des images si connues qu'on ne les regarde 10 
Introduction même plus, malS dont l'absence ferait sentir l'impor- tance. C'est donc ce que je vais essayer de présenter: quelques photos extraites de l'album de famille de la science d'au- jourd'hui. Certes, il serait plus facile de se laisser porter par le courant et de participer à la course aux articles. Les progrès actuels sont rapides, les problèmes en cours passionnants; il est d'autant plus dur de prendre du recul que l'on est davantage dans le coup. Alors, pourquoi écrire ce livre? Là encore, je laisserai la parole à un très vieil auteur, que d'aucuns reconnaîtront peut-être: « Dis-moi! Où sont-ils, tous les anciens maîtres que tu as bien connus alors qu'ils vivaient encore et qu'ils prospé- raient dans leurs études? Déjà d'autres possèdent leurs prébendes, et je ne sais s'ils se souviennent d'eux. » D'autre part, je sens bien le besoin qu'éprouvent nos contemporains d'entendre parler de science. Celle-ci a trop transformé nos vies, par l'intermédiaire de la technique, pour n'avoir pas des comptes à rendre. Malheureusement, ce besoin de communication est peu ou mal satisfait. Trop souvent les scientifiques s'enferment dans leur métier, et des gens cultivés vont disant qu'ils ne comprendront jamais rien aux mathématiques. Or, un meilleur contact serait nécessaire de part et d'autre. Il nous débarrasserait de certaines idées reçues sous couleur de science, qui sont périmées depuis cent ans, ou pure élucubration d'un compilateur à succès. Il répan- drait surtout une image plus fidèle de la science et de ses exigences; la première étant de comprendre par soi-même. Si ce livre peut y amener un lecteur, il aura atteint son but. 
1. La musique des sphères Les lois de Kepler La figure que voici nous est familière depuis bien longtemps. Elle représente une planète gravitant autour du Soleil, sur une orbite dont le dessin exagère l'aplatissement, pour bien montrer qu'il s'agit d'une ellipse et non d'un cercle. Dans les manuels élémentaires, elle illustre inno- cemment l'idée que la Terre tourne autour du Soleil et convainc les jeunes générations d'une vérité que leurs aînés ont mis deux ou trois mille ans à découvrir. Les potaches plus mûrs auront droit à l'énoncé des trois lois de Kepler : 1 - Les orbites planétaires sont des ellipses dont le Soleil occupe l'un des foyers. II - Le segment (immatériel) SP reliant le Soleil à la planète décrit des aires égales en des temps égaux. III - Si l'on prend deux planètes P (période T, grand axe a) et P' (période T', grand axe a'), les rapports Tlla 3 et T'2Ia'3 sont égaux. La première loi donne la forme des orbites. La deuxième détermine les vitesses le long de la trajectoire: la planète accélère quand elle se rapproche du Soleil, ralentit quand 13 
Le calcul, l'imprévu Figure 1. Orbite elliptique. S occupe l'un des foyers. p; p; Figure 2. Loi des aires. Les arcs P t P 2 et P 1 P 2 prennent le même temps de parcours. 14 
La musique des sphères b' , T' Figure 3.  = 2, donc T = 2,8. Les ellipses képlériennes ont même foyer S, mais non même centre. Leur forme, c'est-à-dire la valeur de b ou b', n'a pas d'importance. elle s'en éloigne. La troisième relie ces vitesses aux dimen- sions de l'orbite, indépendamment des caractéristiques physiques des planètes: plus elles sont éloignées, plus elles tournent lentement. Si on adjoint aux trois lois de Kepler le fait que les orbites des neuf planètes sont situées pratiquement dans un même plan, on obtient une description complète des mouvements planétaires. Neuf ellipses emboîtées, de Mercure à Pluton, sur lesquelles les planètes tournent dans le même sens. Eternel manège aux proportions du système solaire (Pluton est 100 fois plus éloigné du Soleil que Mercure et met 1 000 fois plus de temps à faire un tour), ce qui interdit bien entendu de le représenter à l'échelle. C'est en 1605 que Kepler découvrit que l'orbite de Mars 15 
Le calcul, l'imprétJu S 1 J 1 S 1 U 1 N 1 P 1 Les planètes de Jupiter à Pluton. S M V T 1 1 1 1 M 1 J  Les planètes de Mercure à Jupiter. Figure 4. était elliptique. Il énonce ses deux premières lois dans l'Astronomia nova (publiée en 1609), la troisième dans ses Harmonices Mundi (1618). On peut dire sans exagération que c'est la plus grande découverte scientifique de tous les temps. Kepler apporte une réponse complète à des ques- tions qui ont mobilisé depuis des siècles les meilleurs esprits de l'humanité, Eudoxe de Cnide, Aristarque de Samos, Ptolémée, Copernic. Écoutons le chant de victoire de Kepler (Harmonices Mundi, préface) : « A présent j'ai été illuminé, au sein d'une très admirable contemplation, il y a dix-huit mois par une première lueur, il Y a trois mois par un j our distinct, et voici très peu de j ours par le Soleil lui-même. Plus rien ne me retient de m'abandonner à un transport sacré et d'affronter les mortels en confessant ingénument que j'ai dérobé les vases d'or des Égyptiens pour en faire un autel à mon Dieu, si loin des frontières de l'Égypte. Si vous me croyez, je m'en réjouirai; si vous vous emportez, je le supporterai. Le sort en est jeté, j'écris mon livre, qu'il soit lu maintenant ou par la postérité, peu importe : il peut bien attendre cent ans son lecteur, si Dieu lui-même a attendu six mille ans un contemplateur pour son œuvre. » 16 
La musique des sphères Quiconque a suivi, dans un planétarium ou un atlas, la valse hésitante de la planète Mars dans la bande zodiacale, deux pas en avant, un pas en arrière, ne trouvera pas excessif l'enthousiasme de Kepler. Elle se déplace certes dans la direction générale de l'écliptique, mais oscille irrégulièrement autour, repartant carrément en arrière avant de reprendre sa progression, si bien que l'écheveau des trajectoires, constellé de mouvements rétrogrades, ressemble à ces lignes de fond qu'un pêcheur novice a laissé s'emmêler. De même pour Jupiter et Saturne. Les planètes intérieures, Vénus et Mercure, par leur proximité du Soleil, posent d'autres problèmes encore à l'observateur. Recon- naître, par exemple, que 1'« étoile du matin» et 1'« étoile du soir» ne sont qu'une seule et même planète, Vénus, dans des positions différentes par rapport au Soleil, suppose déjà toute une théorie astronomique. Figure 5. Positions de Saturne du 1 er janvier au 31 décembre 1982. On remarquera le mouvement rétrograde (Annuaire du Bureau des longi- tudes, Éphémérides 1982, Gauthier-Villars). la ," 14 h 40m 20m 13 h 50 . VIRGO 7.Ç . 90. . . . . . 88. · 1 NOV : . . . . . . . . 94. 95. · . . 40. .. If' 97 76 VIRGO ..... J 4 5 6 7 17 
Le calcul, l'imprévu Le débrouillage des orbites planétaires a requis infini- ment plus de patience que celui d'une ligne enchevêtrée avec ses hameçons, fût-elle aux dimensions du système solaire. Kepler bénéficiait des théories, déjà très précises, de Ptolémée et de Copernic, et des observations de Tycho Brahé. Il n'en a pas moins dû s'atteler à des calculs monstrueux, étalés sur des années. Point de calculatrices électroniques, point de tables de logarithmes. Les calculs manuscrits, conservés à la bibliothèque de Pulkova, se comptent en milliers de pages. Dans l'Astronomia nova, il conclut quinze pages in-folio de calculs en invitant le lecteur à plaindre le malheureux auteur, qui a dû les recommencer soixante-dix fois avant d'arriver à la solution. Encore le pêcheur, qui a vu filer droit sa ligne en la mettant à l'eau, a-t-il quelque raison de croire qu'elle peut être démêlée s'il la remonte enchevêtrée. Un Ptolémée ou un Kepler n'ont pour soutenir leurs efforts qu'une foi conquérante en 1 'harmonie cachée du cosmos. Les trois lois de Kepler constituent le triomphe de générations d'astronomes qui, dans les temps les plus reculés et les endroits les plus divers, des Chinois aux Mayas, des Chaldéens aux Arabes, ont persisté à mettre harmonie et régularité là où ils n'en voyaient pas. A l'œil nu, les mouvements des planètes sont réguliers comme l'est le flot d'une rivière agitée de remous. Pourquoi ne pas se contenter de cette impression d'ensemble, d'un déplace- ment uniforme dans la direction générale de l'écliptique, et vouloir à tout prix expliquer les moindres accidents des mouvements individuels des planètes? Certes, ce savoir n'était pas purement désintéressé. Depuis l'Antiquité la plus reculée, les besoins de l'astrolo- gie avaient fait de la prévision des positions des planètes dans le zodiaque un problème d'une très grande importance pratique. Kepler lui-même, en tant que mathématicien 18 
La musique des sphères impérial, était chargé d'établir des horoscopes et de faire des pronostics. Au début de sa carrière, il eut la bonne fortune de prédire un hiver très froid, des révoltes paysan- nes et la guerre contre les Turcs, ce qui fit plus pour sa réputation que tous les traités scientifiques qu'il publia par la suite. Le comput du calendrier, particulièrement la détermination de la date de Pâques, posait également des problèmes astronomiques fort ardus, dont la solution requérait une connaissance précise des mouvements respec- tifs de la Terre, du Soleil et de la Lune. Mais, au-delà de ces considérations pratiques, pour nous bien périmées, il y a un profond désir de théorie, une certitude que le cosmos possède une harmonie, que Dieu a créé le monde avec sagesse, et que cette harmonie ou cette sagesse s'expriment de manière simple, bien que dissimu- lée. Ces convictions sont les nôtres aujourd'hui encore, et c'est en cela que nous sommes les héritiers de Kepler et de toute la tradition dont il est l'aboutissement. Avec leurs convictions, ils nous ont légué leur méthode, car ils nous ont appris que les secrets de la nature se dévoilent le mieux dans un langage mathématique. Comme le dit Galilée, le livre de la nature est écrit en caractères géométriques, cercles, triangles et carrés. On remarquera que Galilée ne parle pas d'ellipses; cela paraît insignifiant, mais cela a son importance. En mathé- matiques, les figures, sur lesquelles s'appuie l'intuition, sont plus importantes que le texte, qui ne fait que la développer. Or, les astronomes classiques, jusqu'à Kepler, se sont refusés à considérer d'autre figure que le cercle et d'autre mouvement qu'uniforme. Les moyens techniques de faire autre chose existaient depuis fort longtemps : pour les propriétés géométriques des ellipses, Kepler se réfère à Apollonius (262-180 av. J.-C.), et, pour l'étude du mouve- ment suivant la loi des aires, à Archimède (287-212 av. 19 
Le calcul, l'imprévu J.-C.). Mais jusqu'à l'Astronomia nova, tous les systèmes du monde seront des combinaisons plus ou moins ingénieu- ses de cercles et de mouvements uniformes. Figure 6. Le système d'Aristarque. Les orbites sont circulaires, le Soleil est au centre, et les planètes sont animées de vitesses constantes. Le plus simple est le système d'Aristarque, qui met le Soleil au centre du monde, les planètes décrivant autour de lui des orbites circulaires, parcourues d'un mouvement uniforme. C'est là une conception étonnamment moderne, exigeant notamment que la Terre soit ronde et tourne sur elle-même, pour un homme qui vivait à Samos au Ille siècle av. J. -Co En outre, les cercles constituent d'excellentes approximations des orbites képlériennes: de toutes les planètes connues à l'époque, Mars a l'orbite la plus aplatie, et la différence entre le petit aAe et le grand axe n'est que de 0,5 %. Mais il ne faut pas placer le Soleil au centre de l'orbite : l'écart avec les foyers képlériens atteint 9 % du grand axe. Et, surtout, le mouvement n'est pas uniforme sur l'orbite: conformément à la loi des aires, la planète va d'autant plus vite qu'elle est plus près du Soleil. Le cumul de toutes ces erreurs aboutit à situer Mars, à certaines époques, 20 
La musique des sphères à 15° de sa position réelle. Cet écart entre la théorie et l'expérience était inacceptable, et le modèle d'Hipparque fut rejeté au profit d'autres constructions, plus fragiles, mais serrant de plus près les données d'observations. Le système de Ptolémée, par exemple, conduit à des erreurs de l'ordre de quelques degrés. Les tables astrono- miques les plus précises connues à l'époque de Kepler, les Tabu/œ Pruthenicœ (1551), établies d'après le système de Copernic, comportent des erreurs de 4 à 5°, comme le relève Kepler lui-même. La légende veut que Copernic se soit donné comme objectif d'atteindre une précision de l'ordre des erreurs d'observations, soit 10 minutes d'arc, un sixième de degré. On voit qu'il en était encore loin. Mais, pour Copernic, comme pour tous les astronomes jusqu'à Kepler, la perception du problème était faussée par des images préconçues, issues de leur bagage culturel. La question qu'ils se posaient n'était pas: « Comment décrire au mieux le mouvement des planètes? » Il fallait construire, mais en se servant uniquement des matériaux qu'ils avaient sous la main. Le même chantier était ouvert depuis vingt siècles, les générations d'ouvriers se succédaient, se léguant leurs outils et recyclant les mêmes matériaux, sans que personne n'ait eu l'idée d'aller chercher du neuf. L'obsession de certaines images, l'élan conquérant qu'elles suscitent au moment de leur jeunesse et l'obstruc- tion qu'elles font aux progrès ultérieurs quand elles ont vieilli sont le thème principal de ce livre. L'image, si simple, du mouvement circulaire uniforme - un point se déplaçant sur un cercle à vitesse constante - en est ici un excellent exemple. Elle a engendré le système de Ptolémée, qui est une des constructions majeures de l'esprit humain. Il repose sur trois inventions géniales : - L'épicycle. Il s'agit d'un petit cercle dont le centre se déplace uniformément sur un grand cercle fixe. Si mainte- 21 
Le calcul, l'imprévu M Figure 7. Un épicycle. Le centre C du petit cercle se déplace uniformé- ment sur le grand. Pendant ce temps, le point M se déplace uniformé- ment sur le petit cercle. La composition des deux mouvements imprime au point M une succession d'accélérations et de décélérations. nant un point se déplace uniformément sur le petit cercle, son mouvement, vu d'un point fixe, aura les mêmes alternances d'accélération et de décélération, voire de rétrogradation, que les planètes vues de la Terre. - L'équant. Imaginons un cercle fixe et un point inté- rieur, décalé du centre: ce sera le point équant. Imaginons un mouvement sur le cercle, uniforme non par rapport au centre, mais à l'équant, c'est-à-dire que la vitesse angulaire, mesurée du point équant, est constante. Alors le point mobile n'aura pas une vitesse constante sur le cercle: il accélérera en se rapprochant de l'équant, ralentira en s'en éloignant, comme les planètes sur leur orbite. - L'excentrique. La Terre n'est pas nécessairement placée au centre du système. Ptolémée lui attribue une position symétrique de celle du point équant dans chaque orbite planétaire, approchant ainsi inconsciemment les deux foyers des ellipses képlériennes. Grâce à l'épicycle, à l'équant et à l'excentrique, vers le ne 22 
La musique des sphères M3 Figure 8. Un point équant. Le point M se déplace sur un cercle de centre O. Vu du point E, il parcourt des angles égaux en des temps égaux, Il n'en serait pas de même si, par exemple, on mesurait les angles à partir du centre O. Figure 9. Le système de Ptolémée: composition d'un épicycle et d'un équant. siècle de notre ère, les mouvements circulaires uniformes ont permis de prédire les positions des planètes avec une précision de l'ordre du degré. Aucun progrès notable ne sera plus réalisé pendant quatorze siècles, ce qui indique clairement qu'il fallait d'autres méthodes. Mais, au 23 
Le calcul, l'imprévu contraire, l'image du mouvement circulaire uniforme, accréditée de tout le poids de la tradition et de ses succès, fussent-ils antiques, ne s'en est ancrée qu'avec plus d'insis- tance dans l'esprit des chercheurs. En a-t-on donné de bonnes raisons! Invoquant l'autorité d'Aristote, Copernic démontre que le mouvement circu- laire uniforme est le plus parfait et le plus naturel, et par conséquent seul ressort que puisse admettre la mécanique céleste. Moins dogmatique mais aussi péremptoire, Tycho Brahé écrit à Kepler en 1600 : « Car les circuits des astres doivent être composés entièrement de mouvements circu- laires ; autrement, ils ne reviendraient pas perpétuellement et uniformément sur eux-mêmes et seraient privés de pérennité. Sans compter que ces circuits seraient moins simples et plus irréguliers, et ne se prêteraient pas à l'étude ni au calcul. » Quant à Kepler lui-même, l'Astronomia nova consigne les diverses étapes de sa pensée : il commence par attribuer aux planètes (autres que la Terre) des orbites parfaitement circulaires, puis les complique d'un épicycle, avant de songer à l'ellipse. Laissons-lui la parole: «Ma première erreur a été d'avoir admis que l'orbite des planètes est un cercle parfait. Cette erreur m'a coûté d'autant plus de temps qu'elle a été soutenue par l'autorité de tous les philosophes et était métaphysiquement tout à fait plausible. » Une idée si bien implantée ne devait pas non plus se laisser déraciner facilement. Il faudra attendre un siècle, et l'appoint de la mécanique newtonienne, pour que tous les astronomes soient képlériens. Tant une représentation géométrique simple et éprouvée frappe l'imagination et modèle l'intuition. Tant l'ouvrier répugne à se séparer de vieux et fidèles outils auxquels sa main s'est faite. Mais, un siècle plus tard, la révolution astronomique est accomplie. Les ellipses képlériennes et la loi des aires ont 24 
La musique des sphères chassé du ciel les mouvements circulaires uniformes. Un nouveau mode d'explication s'est cristallisé en une repré- sentation géométrique simple, une image qui, à son tour, va modeler l'intuition des chercheurs pour des générations. Elle aussi connaîtra son heure de gloire, accumulant les succès au point que les contemporains croiront posséder la clef de l'univers, et nous aurons à nous demander si nous ne vivons pas aujourd'hui l'époque de son déclin. La mécanique céleste Les cercles de Ptolémée et les ellipses de Kepler sont deux traductions en langage géométrique d'une commune exigence: nous voulons que les phénomènes naturels soient permanents et réguliers, en un mot: prévisibles. Quand le XVIIIe siècle compare l'univers à une horloge, peu importe que l'on se réfère aux derniers avatars du modèle de Ptolémée ou aux premières ébauches du méca- nisme newtonien. L'important est que la comparaison soit possible, et donc rassurante. On n'hésite d'ailleurs pas à la pousser plus loin: pour Voltaire, comme pour ses contem- porains, « l'horloge implique l'horloger ». Il faudra atten- dre la fin du siècle pour obtenir d'un savant une profession de foi délibérément athée; c'est la fameuse réponse de Laplace à Napoléon, lui demandant ce qu'il faisait de Dieu dans son système: «Sire, je n'ai pas eu besoin de cette hypothèse. » Mais d'autres divinités se sont levées. C'est l'époque où l'on commence à parler de la Science, avec un grand S. C'est une nouvelle religion, dont les adeptes ont le zèle souvent étroit et borné des nouveaux convertis. Écoutons 25 
Le calcul, l'imprévu sur quel ton ce même Laplace nous parle : « On était loin de penser, dans ces temps d'ignorance, que la nature obéit toujours à des lois immuables. Suivant que les phénomènes arrivaient et se succédaient avec régularité, ou sans ordre apparent, on les faisait dépendre des causes finales, ou du hasard; et lorsqu'ils offraient quelque chose d'extraordi- naire et semblaient contrarier l'ordre naturel, on les regar- dait comme autant de signes de la colère céleste 1. » Le message est clair: il y a un ordre naturel immuable. Les phénomènes sont réguliers et, si désordre il y a, il n'est qu'apparent. Certes, à l'époque de Laplace, le credo a trouvé sa forme définitive, le mystère de la gravitation universelle a été dévoilé, et la science a accompli ses premiers miracles. Mais la croyance remonte beaucoup plus haut et conditionne en fait tout le développement de l'astronomie depuis l'Antiquité. Si l'on a sans cesse perfec- tionné les modèles et raffiné les observations, c'est que l'on croyait à une adéquation possible des unes aux autres, et que l'on espérait même qu'elle pouvait être parfaite. Kepler, par exemple, rejette une hypothèse qui lui a coûté des années de travail parce que, pour certaines positions de planètes, les écarts extrêmes enregistrés entre les calculs et l'observation atteignaient 8 minutes d'arc. C'est le diamètre apparent d'une assiette vue de 100 mètres; bien peu de chose, et certainement en dessous de la limite de précision de l'astronomie antique. Malheureusement, les observa- tions étaient dues à Tycho Brahé (1546-1601) ; selon les mots mêmes de Kepler: « Pour nous, à qui la grâce divine a donné en Tycho Brahé un observateur d'une telle valeur que ses observations nous révèlent l'erreur de 8 minutes commise par Ptolémée, il nous convient d'accepter avec reconnaissance ce bienfait de Dieu et d'en tirer profit. Ce 1. Exposition de système du monde, livre IV, chap. IV. 26 
La musique des sphères qui veut dire que nous devons nous donner la peine de découvrir enfin la structure vraie des mouvements céles- tes. » La recherche d'une plus grande précision va donc de pair avec la quête d'une hypothétique «structure vraie », qui révélera une fois pour toutes l'ordre caché de la nature. Le miracle fut de voir cette quête aboutir et Newton ramener le Saint-Graal. A la fin du XVIIIe siècle, Pope écrit: La Nature et ses lois étaient cachées dans les ténèbres Dieu dit: que Newton soit! Et tout fut lumière et Laplace reconnaît aux Principes mathématiques de la philosophie naturelle, œuvre majeure de Newton, parue en 1687, « la prééminence sur les autres productions de l'esprit humain ». C'est une œuvre d'autant plus impressionnante que la tradition veut que Newton ait obtenu ses principaux résul- tats dès 1666, à vingt-quatre ans, alors qu'il s'était retiré à la campagne pour échapper à la grande peste qui ravageait Londres et ses alentours. Le titre lui-même est révélateur: il ne s'agit plus de décrire de l'extérieur, mais de compren- dre de l'intérieur. Les trois lois de Kepler décrivent les mouvements des planètes et permettent de les prévoir, jusqu'à une certaine limite de précision. Mais ni Kepler ni personne jusqu'à Newton n'avait pu répondre à la ques- tion : « Qu'est-ce qui fait courir les planètes? » On peut dire que Newton n'y répond pas non plus: l'illustre loi de la gravitation universelle montre de quelle manière les planètes sont mues par le Soleil, mais elle ne dit pas comment ni pourquoi cette action s'exerce. Dire que « la matière attire la matière en raison directe des masses et en raison inverse du carré des distances» n'épuise pas toutes les questions: qu'est-ce que la matière? pourquoi cette force d'attraction? comment peut-elle s'exercer entre 27 
Le calcul, l'imprévu des corps séparés par le vide? Newton lui-mêlne considé- rait l'attraction gravitationnelle comme un artifice mathé- matique plutôt que comme une réalité physique. Il fut bien vite dépassé par des disciples enthousiastes qui firent de la « loi de Newton» l'u/tima ratio de la connaissance scientifi- que. Mais, au XIX e siècle, le même problème se posa pour les forces électriques, régies par la loi de Coulomb, comme les forces gravitationnelles sont régies par la loi de Newton. Cette fois, Faraday puis Maxwell, refusant de s'arrêter au simple constat d'une action à distance, élaborèrent la notion de champ électrique, médiateur des actions entre corps, et se propageant à vitesse finie. Du champ électrique au champ gravitationnel il n'y a qu'un pas, et la théorie des champs, triomphe de la physique classique, allait ironique- ment saper les bases de l'édifice newtonien en conduisant à la révolution relativiste. Si, aujourd'hui, la physique new- tonienne reste utilisable, c'est comme une phénoménologie remarquablement précise dans son domaine d'application, mais dépourvue de justification interne. En attendant, cette explication qui n'en est pas une permit des succès inespérés, au point que l'on crut disposer de la clef de l'univers. Newton lui-même démontre les trois lois de Kepler à partir de la loi de la gravitation et explique les marées et la précession des équinoxes par l'attraction du Soleil et de la Lune. Il fonde ainsi une discipline nouvelle, la mécanique céleste, qui allait être servie jusqu'à nos jours par les plus grands noms des mathématiques, Euler, Lagrange, Laplace, Poincaré, Siegel, et dont les succès spectaculaires allaient être pendant plus d'un siècle l'exem- ple et l'inspiration de tout le développement de la SCIence. Curieusement, la première chose que l'on démontre en mécanique céleste, c'est que les trois lois de Kepler sont fausses; plus exactement, elles ne sont qu'approchées. 28 
La musique des sphères Figure 10. La mécanique céleste: la planète T ne subit pas seulement l'attraction du Soleil S, mais aussi de la grosse planète J. Sa trajectoire sera déviée de l'orbite képlérienne de référence. . Chaque planète est calée sur son orbite képlérienne par l'attraction du Soleil, et déviée de celle-ci par l'attraction des autres, principalement de la plus grosse, Jupiter. Heureusement, ces déviations sont accessibles au calcul. Très vite, les astronomes développèrent les méthodes mathématiques nécessaires pour prévoir la position d'une planète avec une précision donnée pour une date donnée. C'est ce que l'on appelle le calcul des perturbations, marqué par deux documents, la Mécanique céleste de Laplace (1798-1825) et les Méthodes nouvelles de la méca- nique céleste de Poincaré (1892-1899). Pour donner une idée de la précision atteinte, disons qu'on peut placer Mercure à quelques kilomètres près plusieurs mois à 29 
Le calcul, l'imprévu l'avance. Et n'oublions pas les mISSIons Apollo, ni les sondes spatiales, qu'il n'aurait pas été possible de guider sans le calcul des perturbations. Si ces méthodes permettent de déduire les positions futures des planètes de leur position et de leur vitesse aujourd'hui, elles permettent aussi de remonter le temps pour obtenir la situation à telle date du passé que l'on désire. En d'autres termes, le passé et le futur du système solaire sont entièrement inscrits dans son présent. Pour connaître l'état de l'univers à une certaine date du passé ou du futur -les mathématiques ne font pas de différence -, il suffit de connaître son état présent avec une précision suffisante et de disposer d'une puissance de calcul adé- quate. Ainsi le temps se volatilise, enfermé tout entier dans l'instant présent, cet intervalle évanescent qui sépare le passé qui n'est plus de l'avenir qui n'est pas encore. Le passé et l'avenir sont équivalents, car entièrement contenus dans le présent, et l'on peut aussi facilement remonter le cours du temps que le descendre, comme on remonte le cours d'une rivière gelée. Cet univers improbable est pourtant celui de la physique newtonienne, et les savants du XIX e siècle ont cru que, par leurs calculs, ils touchaient l'origine comme la fin des temps. A quelques calculs près, ils croyaient tout savoir, y compris l'avenir de l'humanité et de leur propre science. Voici par exemple quelles tâches Laplace assigne aux astronomes des temps futurs : cataloguer les étoiles et les nébuleuses, leurs mouvements et leur éclat, et les variations qu'on y décèlera; découvrir de nouveaux objets dans le système solaire, principalement des comètes, et déterminer leurs orbites. Il y a là de quoi faire mourir d'ennui plusieurs générations d'astronomes, condamnés à ramasser les miet- tes d'un festin dont d'autres auront dégusté les meilleures 30 
La musique des sphères parts. «Comme il n'y a qu'un seul univers à expliquer, personne ne peut refaire ce qu'a fait Newton, le plus heureux des mortels 1. » On n'hésite même pas à analyser les raisons des progrès de l'astronomie future, déclarant hardiment qu'ils « dépendent de trois choses, la mesure du temps, celle des angles, et la perfection des instruments d'optique », les deux premières ne laissant malheureuse- ment presque rien à désirer, dixit Laplace, ce qui charge la troisième de toutes nos espérances. Pas question de spec- troscope, de radiotélescope; les trous noirs, les quasars, l'univers en expansion sont inimaginables. C'est pourtant dans cet univers étouffant, où tout était connu d'avance, qu'a vécu le XIX e siècle. C'est dans cette atmosphère que s'est développée la philosophie du siècle des Lumières et que sont nées bien des doctrines politiques, économiques et sociales qui nous encombrent aujourd'hui. C'est à cette époque enfin que l'on a pris l'habitude d'expliquer sans comprendre: la gravitation universelle fournissait un modèle mathématique qui, moyennant des calculs souvent pénibles et toujours impénétrables, permet- tait à quelques experts de prévoir exactement n'importe quelle situation astronomique, sans que personne ne puisse dire ce qu'était cette force d'attraction, ni comment elle pouvait s'exercer à travers le vide en franchissant instanta- nément des distances énormes. C'est de ce moment que date le clivage entre la pensée scientifique et l'intuition naturelle, entre le quantitatif et le qualitatif. La doctrine nouvelle était irrésistible. Elle compensait ses faiblesses philosophiques par une incontestable effica- cité pratique. Le zèle de ses adeptes était sans cesse attisé par de nouveaux succès. Rappelons-nous par exemple la 1. Lagrange, cité par Koyré. 31 
Le calcul, l'imprévu découverte de la planète Neptune. Les irrégularités du mouvement d'Uranus avaient été attribuées à la présence d'une planète extérieure encore inconnue. Indépendem- ment l'un de l'autre, Le Verrier à Paris et Adams à Cambridge s'attelèrent aux quelques années de calcul nécessaires à la localisation de la planète inconnue, et, en septembre 1846, Le Verrier put écrire à l'un de ses collègues, à Berlin, d'observer telle région du ciel. Neptune était au rendez-vous. Un astronome avait découvert une planète nouvelle sans même lever le nez de ses calculs. Le retentissement fut immense. Il fut quelque peu terni lorsque Le Verrier appliqua sa méthode aux irrégularités du mouvement de Mercure et découvrit une nouvelle planète, baptisée, bien entendu, Vulcain, qui refusa obsti- nément de se montrer. Mais Pluton fut découvert en janvier 1930, à peu près dans les mêmes circonstances que Nep- tune. Et, en ouvrant mon journal l'autre jour, je lis que la masse de Pluton n'est pas suffisante pour expliquer les perturbations observées dans l'orbite de Neptune, et que les astronomes soupçonnent la présence d'un objet trans- plutonien, planète ou étoile dégénérée. Aujourd'hui encore retentit le cri des astronomes du XIX e siècle: « Donnez-moi un crayon et du papier, et je recons- tituerai le monde ! » Le déterminisme classique Ces grandes ambitions trouvent très vite un code, qui dirigera l'esprit scientifique jusqu'à nos jours. Dès la première - rarissime - édition des Principes, Newton formule deux règles: 32 
La musique des sphères 1) On ne doit pas admettre plus de causes des choses naturelles que celles qui sont à la fois vraies et suffisantes pour l'explication de leurs phénomènes, car la nature est simple et n'est pas prodigue de causes superflues. 2) C'est pourquoi les causes des effets naturels du même genre sont les mêmes. Tout cela sera beaucoup perfectionné plus tard, pour donner le déterminisme classique, mais on reconnaît déjà la filiation linéaire de la cause à l'effet, si adéquate aux sciences physiques et si mal adaptée à la biologie et aux sciences humaines. Tout ce qui se produira demain a une cause aujourd'hui, et une connaissance assez précise de la cause permettra de prédire l'effet. Le développement de la mécanique statistique ne troublera guère cette conception du monde. Le hasard résulte non de l'absence de causes, mais de l'addition d'une multitude de petites causes indé- pendantes. On garde ainsi l'espoir que, dans l'avenir, une analyse plus poussée et des méthodes de calcul plus puissantes permettront de révéler le déterminisme caché de phénomènes apparemment aléatoires, étant bien entendu que, suivant l'expression d'Einstein, Dieu ne joue pas aux dés. En attendant, le calcul des probabilités et les méthodes statistiques permettent de se tirer d'affaire plus qu'honora- blement. Mais l'outil classique, parfait, achevé, c'est l'équation différentielle. C'est le langage mathématique par lequel s'exprime le déterminisme. Si un système est régi par une équation différentielle, son évolution est entièrement ins- crite dans son état présent: la connaissance parfaite de celui-ci permet de reconstituer son passé et de prédire son avenIr. Une équation différentielle est une relation instantanée, valable à chaque instant, entre la position d'un mobile, son accélération et sa vitesse. Intégrer - ou résoudre 33 
Le calcul, l'imprévu l'équation, c'est en déduire la trajectoire du mobile et son déplacement sur celle-ci. Pour faire comprendre cette notion, le premier moyen est géométrique, littéraire même, et évoqué imparfaite- ment dans la figure Il. Il s'agit de faire appel à l'expérience de Planchet, qui commença sa brillante carrière au service de d'Artagnan lorsque celui-ci, parti à la recherche d'un valet, le rencontra sur le pont de la Tournelle, d'oÙ il crachait dans l'eau pour faire des ronds. Porthos prétendit que cette occupation était la preuve d'une organisation réfléchie et contemplative, et d'Artagnan embaucha Plan- chet sans autre recommandation.  M , Figure 11. Les équations de Newton. Les mobiles M et M' , de masses m et m' , sont animés à l'instant d'observation de vitesses v et v'. S'ils ne s'attiraient pas, ils poursuivraient leur mouvement en ligne droite à vitesse constante, suivant les tirets. D'après la loi de Newton, ils s'attirent, et la force F exercée de part et d'autre est la même. Mais cette même force se traduit par des accélérations différentes, y = F/m et y' = F/m'. Puisque m' > m, on aura y' < y, et la trajectoire du corps le plus massif, M', sera moins incurvée que celle de M. Il est en effet fascinant d'observer du haut d'un pont les remous de l'eau, particulièrement lorsque ceux-ci sont stationnaires et que le flot dissimule son impétuosité sous 34 
La musique des sphères l'immobilité des lignes du courant. Combien il est alors tentant de révéler ce mouvement caché en faisant tomber quelque chose à la surface de l'eau! On peut même se livrer à des expériences scientifiques, en larguant successivement deux esquifs au même endroit et en observant qu'ils auront exactement la même trajectoire. L'équation différentielle, c'est la direction et la force du courant en chaque point, et une solution de l'équation, c'est la trajectoire d'un objet abandonné au fil de l'eau. Pour les esprits moins poétiques, les ordinateurs par exemple, qui ont leur mot à dire, il reste la ressource du calcul. Considérons par exemple un mobile qui se déplace sur une droite, en s'éloignant d'une origine fixe, de telle sorte que sa vitesse v à chaque instant soit inversement proportionnelle à sa distance x à l'origine, par exemple v = l/x. On a là une très belle équation différentielle, en dimension un, alors que la précédente était en dimension deux, et il se pose immédiatement une série de questions, entre autres celle de savoir si le mobile peut s'éloigner indéfiniment, ou s'il s'immobilisera à une certaine dis- tance. L'ordinateur, qui ne voit pas si loin, procède comme suit. Il demande la position à l'instant initial t = O. On la lui fournit, c'est x = 2. La vitesse à cet instant est donc v = 1/2. L'ordinateur, considérant que cette vitesse restera constante entre les instants t = 0 et t = 1 (ce qui n'est vrai qu'approximativement) donnera 1/2 comme chemin par- couru et Xl = 2 + 1/2 = 5/2 comme nouvelle position. La nouvelle vitesse à l'instant t = 1 est donc 2/5, le chemin parcouru entre t = 1 et t = 2 sera 2/5, et la nouvelle position X2 = 5/2 + 2/5 = 2,9. On peut ainsi calculer approximative- ment les positions du mobile aux instants t = 0, 1, 2, 3... En prenant des pas de 0,1 ou 0,01 au lieu de 1, on obtient des approximations meilleures. La solution exacte vaut 35 
L e calcul , l'imprévu V 2t + 4 à l'instant t, donc 2,45 à l'instant 1 au lieu de 2,5. Ce qu'il importe de retenir, c'est l'idée qu'une relation instantanée entre la position et la vitesse permet de déterminer complètement l'une et l'autre, pourvu que l'on connaisse la position à l'instant initial t = O. Le prototype, une fois de plus, est le problème de Kepler: décrire le mouvement d'une planète autour du Soleil. Si l'on introduit l'attraction gravitationnelle et si l'on connaît la relation fondamentale de la dynamique newto- , Figure 12. Intégration des équations de Newton: le Soleil S est si massif que ses mouvements gravitationnels propres peuvent être négligés. Il est considéré comme immobile, les planètes se déplaçant sous l'influence de son attraction. A chaque instant, la planète a tendance à s'échapper en ligne droite, mais sa trajectoire est incurvée et son mouvement accéléré suivant les équations de Newton. La résolution de celles-ci montre que la trajectoire réelle est une ellipse dont le Soleil occupe un des foyers. 36 
La musique des sphères nlenne, force = masse X accélération, ce problème se ramène à une équation différentielle. L'intégration de celle-ci donne précisément les ellipses képlériennes et la loi des aires. C'est ce que fait Newton dans les Principia. Pour en arriver là, il a dû fonder une discipline nouvelle, l'analyse mathématique, susceptible de formuler et de résoudre des équations différentielles. Les difficultés techniques et conceptuelles étaient considérables. Comment définir une vitesse instantanée? Qu'est-ce que la vitesse d'un mobile à un instant donné, sachant que, par définition, un instant ne dure pas, et que donc le mobile n'aura pas le temps de se déplacer pendant cet instant? Et comment passera-t-on d'une relation instantanée à une solution globale? Tout cela constitue le calcul différentiel et intégral, dont les rudiments s'enseignent aujourd'hui à des gamins de seize ans. Un peu plus tard, ils apprendront que la solution d'une équation différentielle est entièrement déterminée par l'état initial. Ainsi, on leur aura inculqué, sous forme de théorème mathématique, l'idée que le passé et le futur sont totalement inscrits dans la configuration à l'instant pré- se nt. Dorénavant, tous ceux qui utilisent les équations diffé- rentielles - et il n'y a pas d'autre outil mathématique qui modèle le temps - s'imagineront avoir enfermé l'éternité dans l'instant présent. Le chercheur qui représente un système physique par une équation différentielle a sur son papier toute l'évolution de ce système, pourvu seulement qu'il puisse observer son état actuel avec assez de préci- SIon. Mieux encore, ayant en mémoire le premier et le plus grand exemple, la solution par Newton du problème de Kepler, il s'attendra à trouver des mouvements simples et réguliers, ou en tout cas proches de ceux-ci. Cette convic- 37 
Le calcul, l'imprévu Figure 13. Une équation différentielle du premier ordre est une relation instantanée entre la position x du mobile et sa vitesse v. Si la position initiale Xo est connue, on peut alors en déduire les positions successives Xl à l'instant 1, X2 à l'instant 2, et ainsi de suite: le mouvement est complètement déterminé. On obtient ce que l'on appelle une courbe intégrale. Ainsi, quand on voit couler l'eau du haut d'un pont, on s'imagine la surface parsemée d'une multitude de petites flèches qui indiquent la direction du courant. Si une particule tombe à l'eau, ces flèches l'aiguilleront sur une trajectoire, qui sera une ligne de courant. Les flèches représentent l'équation différentielle (en chaque point de la surface, une flèche), et les lignes de courant, les courbes intégrales. tion s'instaure facilement dans un esprit auquel les lois de Kepler ont été présentées comme des vérités premières, et elle sera affermie par l'enseignement et l'expérience. C'est que l'enseignement est héritier d'une tradition, même en mathématiques: on ne présente que ce que l'on sait faire, ce qui est bien compris et a beaucoup servi, et on passe sous silence les points obscurs et les faits gênants. Le fait que la solution d'une équation différentielle est complètement 38 
La musique des sphères déterminée par ses conditions initiales, c'est-à-dire que la position et la vitesse à chaque instant, passé ou futur, ne dépendent que de la position et de la vitesse à l'instant zéro, est mathématiquement bien établi. Jamais on ne se livre à une analyse critique de ses implications: implique-t-il nécessairement un mouvement ordonné, ou est-il compati- ble avec un comportement chaotique? En revanche, on multiplie les exemples, tirés de situations variées, où les calculs, menés à leur terme, montrent effectivement un comportement global régulier, ponctué de points fixes et de trajectoires périodiques. Le jeune chercheur ne pensera avoir fait œuvre utile que s'il présente à ses collègues un modèle ayant les propriétés de régularité que l'on attend. Ce faisant, il contribue à augmenter le stock d'exemples et à appesantir l'idéologie ambiante. Dans la recherche scientifique comme ailleurs, nombreux sont les techniciens, mais rares sont- les créateurs, ceux véritablement capables d'innover, de sortir des sentiers battus. Il n'est que trop facile, et tentant, de juger un problème intéressant parce que les trois quarts des collè- gues travaillent dessus. Alors que les problèmes véritable- ment profonds et difficiles, ne promettant guère de succès faciles, n'attirent pas les professionnels de la publication. Poincaré distinguait les problèmes qui se posent des problè- mes que l'on se pose. C'est Poincaré justement qui devait faire la critique du déterminisme classique et ouvrir ainsi l'ère moderne. Il allait faire porter son analyse destructrice non sur des régions périphériques, mais sur le bastion le plus formidable de l'édifice newtonien, la mécanique céleste. 
2. Le cristal brisé Les calculs impossibles Le XI Xe siècle voit donc le triomphe spectaculaire de la mécanique céleste et de la conception du monde à laquelle désormais s'attache le nom de déterminisme. Les noms de Lalande et de Le Verrier s'installent au panthéon des gloires nationales. Les découvertes astronomiques divisent les nations: les Anglais, qui pourtant ont déjà Newton et Halley, ne cherchent-ils pas une mauvaise querelle à notre Le Verrier, au nom de l'antériorité d'un certain Adams? Il est fantastique, pharamineux même, que des savants à lunettes puissent découvrir des mondes nouveaux sans quitter leur chambre ni même lever le nez de leur grimoire. Christophe Colomb, lui, partit avec trois caravelles sans être sûr de revenir, et il toucha terre en Amérique en croyant arriver aux Indes. Une découverte par hasard, en somme, alors que les découvertes de nos astronomes sont voulues, prévues, programmées, calculées. Prestige du calcul. Élaboration du mythe du savant, homme distrait, absent des soucis quotidiens parce que plongé dans ses calculs, savant Cosinus ou professeur Tournesol, détenteur d'une puissance magique et familière. Car tous nous savons calculer, d'autant mieux que nous 41 
Le calcul, l'imp rév u avons été de bons élèves. Nous ne sommes ni Lalande ni Le Verrier, mais nous avons eu en main l'outil qu'ils manipu- lent si bien et, qui sait, peut-être n'a-t-il manqué qu'un peu de persévérance pour que nous le maîtrisions aussi bien qu'eux? Ainsi la gloire scientifique apparaît-elle comme le prix d'excellence pour adultes, l'ultime récompense du bon élève. Mais même ceux à qui elle a été refusée peuvent se joindre à l'immortel cri de don Juan, repris par M. Homais : « Je crois que deux et deux sont quatre, et que quatre et quatre sont huit. » Malheureusement, le ver est déjà dans le fruit. Les colonnes du temple magnifique qui s'élève à la gloire de Newton sont déjà fissurées, et ce sont ces fissures, présentes dès le premier instant, qui conduiront à l'écroulement de toute la construction. Oh ! elles étaient loin d'être invisi- bles. Il fallait y regarder d'un peu près, mais on pouvait les voir, sinon y porter remède. Les hommes de l'art ont préféré tout recouvrir d'enduit et de peintures d'agréable apparence, et les touristes n'y ont vu que du feu. On ne les a même pas prévenus quand l'édifice est tombé en pous- sière. Ils auraient dû pourtant se douter! On leur cachait visiblement quelque chose. D'abord les calculs, ces fameux calculs, étaient longs, si longs qu'apparemment une seule personne pouvait les faire, et qu'il était hors de question de les vérifier. Lalande commence ses calculs en juin 1757 et annonce ses résultats en novembre 1758. Adams met deux ans, Le Verrier un an, à découvrir Neptune. Il était clair que personne n'irait consacrer un ou deux ans de sa vie à chercher des poux dans leurs calculs. Pis encore, ces calculs si longs étaient peut-être faux, en tout cas peu fiables. La comète de Halley passa au périhélie un mois avant la date annoncée par Clairaut et Lalande. Un mois d'écart sur soixante-quinze ans (période képlérienne 42 
Le cristal brisé de la comète), ou plutôt sur six cent dix-huit jours (pertur- bations qu'il s'agissait de calculer), ce n'est pas énorme. Mais cela met quand même une limite à la puissance des calculs. Adams et Le Verrier annoncent deux orbites différentes pour Neptune ; celle de Le Verrier est meilleure (ô joie), mais n'est pas vraiment bonne non plus. Il calcule une distance moyenne de 35 à 38 fois le rayon de l'orbite terrestre, et une période de 207 à 233 ans, alors que les vraies valeurs sont de 30 et 164. De mauvais esprits font même remarquer que si Le Verrier avait fait ses calculs quarante ans plus tôt ou plus tard (un quart d'année pour Neptune), l'écart aurait été tel qu'il aurait pratiquement été impossible de retrouver la planète. Comme le dit pudique- ment l'Astronomie populaire (édition de 1955): «Ces grandes discordances jetèrent le trouble dans les esprits. » On eut tôt fait de ramener le peuple à la vraie foi. Encore lui cachait -on le pire, pour ne pas le scandaliser. Comment, par exemple, Adams et Le Verrier avaient-ils commencé leurs calculs? Il leur fallait absolument la masse de la planète perturbatrice. Ils l'avaient devinée, tout simple- ment, au pif, comme un mauvais élève qui ne sait pas faire son problème. C'est même pour cela que leurs réponses étaient si mauvaises: Adams avait pris pour la masse de Neptune 45 fois celle de la Terre, Le Verrier 32, alors que la valeur réelle est de 17. Tous leurs calculs prestigieux ne faisaient en définitive qu'habiller, on peut même dire camoufler, le pari initial. C'est construire une maison en commençant par le toit, et les scientifiques, malheureuse- ment, sont coutumiers du fait. Je ne puis me défendre de penser que mes illustres collègues du siècle passé, mathématiciens et astronomes, auraient été plus avisés de s'interroger sur les raisons profondes qui rendent les calculs de perturbations si diffici- 43 
Le calcul, l'imprévu les, et leurs résultats si incertains, plutôt que de répandre sans discernement l'idée que la loi de gravitation, et quelques autres semblables, permettraient de tout expli- quer et de tout prévoir. Car cette possibilité est purement virtuelle: pour descendre de la théorie à la pratique, elle nécessite que l'on sache mener à bien les calculs correspon- dants. Le principe des calculs de perturbations n'est pas très difficile. Si, par exemple, on a besoin de l'orbite réelle de la Terre, on commence par utiliser l'orbite képlérienne comme première approximation. Si celle-ci se révèle insuf- fisante pour le problème considéré, on prendra en considé- ration l'attraction de la plus grosse planète, Jupiter. La perturbation que celle-ci apporte au mouvement képlérien sera calculée grâce à deux simplifications: - on oubliera l'influence réciproque de la Terre sur Jupiter, c'est-à-dire que l'on considère que celui-ci décrit son orbite képlérienne en négligeant les perturbations apportées par l'attraction terrestre ; - les perturbations apportées au mouvement étant par définition petites, on se permettra de les calculer en linéarisant les équations autour de la trajectoire képlé- rienne de référence, comme on remplace une courbe au voisinage d'un point donné par la tangente en ce point. Pourtant, ces calculs, on ne sait pas vraiment les faire. Nous avons parlé des brillants succès du XI xe siècle. L'avènement des ordinateurs a amélioré la situation, puis- que la durée d'un très long calcul, bien plus complexe que ceux de Lalande ou Le Verrier, est maintenant de quelques heures. Mais il ne l'a pas fondamentalement changée: les prédictions ne sont valables qu'en deçà d'une certaine limite de précision, qui a été repoussée, mais qui reste étonnamment proche. Et les calculs restent très délicats à mener. Le programme Apollo, par exemple, a nécessité la 44 
Le cristal brisé mise en œuvre d'une puissance de calcul considérable et l'élaboration de méthodes numériques très sophistiquées, faisant largement appel aux acquis de la mécanique céleste depuis deux siècles. Tout cela pour calculer la trajectoire d'un engin dans une toute petite région de l'espace, entre la Terre et la Lune. Et pourtant, les corrections de trajectoire ont été bien utiles ! Il faut vraiment la force de l'habitude pour se résigner à l'impuissance de la mécanique céleste. Les questions les plus fondamentales restent sans réponse depuis le temps de Newton. Quelle est la trajectoire de la Terre? Ne va-t-elle pas graduellement se rapprocher du Soleil pour y terminer sa carrière? Va-t-elle au contraire s'en éloigner petit à petit pour s'échapper dans fespace interstellaire? Personne n'en sait rien. L'orbite képlérienne n'est qu'une approximation, suffisante pour donner une idée de la trajectoire pendant quelques années. Le calcul des perturbations dues aux grosses planètes porte cette limite de validité à quelques siècles ou quelques millénaires. C'est beaucoup à l'échelle de 1 'humanité - on peut ainsi dater les éclipses observées dans l'Antiquité -, mais ce n'est rien à échelle astronomi- que. Le passé et l'avenir du système solaire nous échappent totalement. Autre question encore sans réponse: d'où vient la structure fine des anneaux de Saturne? Ils sont plans, plus ou moins brillants, séparés par des interstices obscurs, dont le plus important est la division de Cassini. On sait depuis longtemps qu'ils ne sont pas d'un seul tenant, mais formés d'une nuée de particules indépendantes gravitant ensemble autour de Saturne. On sait aussi que la gravitation n'est pas la seule force qui agit sur eux : les chocs (non élastiques) entre particules jouent un rôle important, en particulier dans l'aplatissement de l'anneau. Mais pourquoi ces inters- tices ? 45 
Détail des anneaux de Saturne phtotographiés le 17 août 1981 par Voyager 2 à une distance de 8,9 millions de kilomètres. On distingue sur cette image des dizaines d'anneaux brillants et sombres, de composition fort variable (coll. PPP/IPS). 46 
Le cristal brisé La question est fort controversée, la plupart des spécia- listes s'accordant à attribuer ces lacunes aux perturbations gravitationnelles apportées par les gros satellites de Saturne, tout en s'opposant sur la manière dont ces perturbations pourraient produire les phénomènes obser- vés. Les uns voient des résonances là où les autres n'en voient pas, ce qui est négligeable pour l'un ne l'est pas pour l'autre, et ainsi de suite. Depuis, bien entendu, on est allé voir. Voyager 1 et Voyager 2 nous ont montré non pas trois, mais des centaines d'anneaux emboîtés, certains étant même tressés, jusque dans la fameuse division de Cassini, qui ressemble maintenant à la place de l'Étoile pendant J'heure de pointe. On y trouve de tout, des petites lunes de quelques kilolnètres de diamètre, et des cailloux de quel- ques centimètres, et personne n'y comprend plus grand- chose. Heureusement, il nous reste toujours les calculs, ces fameux calculs, et si nos astronomes ne savent pas les faire, nous avons de splendides ordinateurs construits à grands frais qui s'en chargeront. Il suffit de répartir uniformément des petites particules dans un plan autour de Saturne, de placer les gros satellites, de rentrer le tout dans la machine et de faire tourner. Sûr qu'on verra les anneaux se former progressivement et la structure fine apparaître. On pourra même en faire un film éducatif, propre à émerveiller petits et grands ! Malheureusement, il faut déchanter. Ceux qui se sont attaqués à cette entreprise ont atteint les limites de leur budget (il faut payer les calculs) avant d'observer la moindre division. Pour expliquer cet échec, on invoque les durées énormes qui seraient nécessaires pour obtenir des résultats perceptibles: l'échelle des temps astronomiques serait trop grande. C'est rejeter sur la nature la responsa- bilité de sa propre insuffisance. C'est reconnaître l'impuis- 47 
Le calcul, l'imprévu sance des calculs en mécanique céleste. Mais cela ne donne pas la raison profonde pour laquelle ces calculs marchent si mal. L'œuvre de Poincaré Dans l'œuvre considérable de Henri Poincaré (1854- 1912), la mécanique céleste tient une place de choix. Elle lui valut même les plus grands honneurs, puisque son mémoire de 1889, Sur le problème des trois corps et les équations de la dynamique, lui valut un prix créé pour l'occasion par le roi Oscar II de Suède. Les prix Nobel n'existaient pas encore, et l'événement fit grand bruit. Les trois tomes des Méthodes nouvelles de la mécanique céleste, publiés de 1892 à 1899, font partie des références obligées, toujours cités et rarement lus. Il faut dire que la mécanique céleste constituait un terrain de choix pour le déploiement de l'arsenal que Poincaré avait construit pour attaquer d'autres places fortes, comme la géométrie des surfaces ou la classification des équations différentielles. D'une manière générale, Poincaré, qui est un calculateur sans pareil, commence par faire aller ses calculs aussi loin qu'ils peuvent le porter. Arrivé sur cette frontière, il commcnce par jeter un coup d' œil critique sur le chemin parcouru, puis il essaie de percer le brouillard qui s'étend devant lui. La route se perd dans le sable ou dans les herbes. Il ne voit ni bornes kilométriques ni poteaux indicateurs, mais il discerne d'amples accidents de terrain, noyés dans les brumes. Il faut donc, sur cette frontière de la connaissance, un changement d'optique. Aux méthodes quantitatives, pré ci- 48 
Le cristal brisé ses mais limitées, on essaie de suppléer par des méthodes qualitatives, qui portent plus loin mais donnent une image moins distincte. La position historique de Poincaré est d'avoir été un maître des premières, et l'inventeur des secondes. Il sera donc le plus pénétrant critique des méthodes quantitatives, et le grand précurseur des métho- des qualitatives. Le titre même de son grand ouvrage n'est-il pas significatif? Si méthodes nouvelles il y a, qui donc se souciera des anciennes? La critique de Poincaré (sans que lui-même, semble-t-il, ait désiré la porter jusque-là) s'attaque à l'idée même qu'un modèle quantitatif, aussi précis et exact soit-il, permette de prévoir l'avenir. Ce sont les fondements du credo détermi- niste qui se trouvent ainsi sapés, et l'on comprend que Poincaré n'ait pas voulu, à l'époque, tirer toutes les conclusions de sa critique. Aussi la renferme-t-il prudemment dans le domaine spécialisé de la mécanique céleste et la voile-t-il sous un langage technique. Il se contente de montrer que les équations de la dynamique ne sont pas complètement intégrables et que les séries utilisées pour les résoudre approximativement sont toutes divergentes. Pour comprendre ce que cela veut dire, il faut commen- cer par se demander ce que l'on attendrait d'une solution complète, du problème des trois corps par exemple. Étant donné trois points matériels, dont les positions et les vitesses initiales sont connues et qui s'attirent suivant la loi de Newton, il s'agit de calculer leur position à un instant donné du futur (ou du passé). On voudrait une formule mathématique, dépendant du temps t et des conditions initiales; la configuration cherchée devra s'en déduire en donnant à la variable t la valeur qui nous intéresse. C'est ainsi que la formule x = sin t détermine complètement x en fonction de t ; s'il me prend fantaisie de connaître le sinus 49 
Le calcul, l' imp révu de 10, je prends mon calculateur de poche, je forme 10 et j'appuie sur la touche sin, et je vois sortir - 0.54402111. C'est une dépendance de ce type, notée x = f (t), que nous voudrions, un peu compliquée par le fait qu'il faut neuf nombres au lieu d'un seul pour décrire les positions de trois points dans l'espace. Une solution complète du problème des trois corps serait donc constituée de neuf relations Xl = f 1 ( t),... ,X9 = f 9 ( t) permettant de calculer les positions à chaque instant du temps par simple substitution. Ce que démontre Poincaré, c'est qu'une telle solution n'existe pas. Entendons-nous, nous ne nions pas qu'il y ait une relation entre le temps et la configuration, ni même que cette relation détermine complètement celle-ci. Nous concédons que, si l'on arrivait à reproduire exactement les mêmes conditions initiales, on observerait exactement le même mouvement, c'est-à-dire les mêmes configurations aux mêmes instants. Ce qui est en question, c'est la possibilité effective pour nous, pauvres mortels, de dégager cette relation et de la traduire, intégralement et fidèlement, en termes calculables, donc utilisables. Certes, on peut faire quelques pas, on peut même quelquefois aller assez loin dans cette direction, mais on ne peut pas aller jusqu'au bout. Le modèle newtonien de la mécanique céleste contient une vérité qui nous restera toujours en partie cachée. Dire qu'il n'y a pas de solution complète au problème des trois corps signifie donc qu'il n'y a pas de solution effecti- vement calcul able pour toutes les valeurs du temps t. Cela peut sembler étrange à tous ceux qui ont manipulé des fonctions, au lycée, et qui se souviennent de t 2 , lit, sin t, cos t, et, bref, ce que l'on appelle les fonctions usuelles: on connaissait parfaifement leur allure pour les grandes valeurs de t, et on pouvait toujours les calculer aussi loin que l'on en avait besoin. Le malheur, c'est que la liste des 50 
Le cristal brisé fonctions usuelles est très courte (ce sont celles qui figurent sur tous les calculateurs scientifiques de poche) : fractions rationnelles, lignes trigonométriques, fonction exponen- tielle, et leurs combinaisons, bien entendu. Pour les gens savants, il y a en plus les fonctions hypergéométriques, mais c'est vraiment tout. Le premier résultat de Poincaré, c'est que la relation entre le temps et les positions, dans le problème des trois corps, ne peut justement pas s'exprimer à l'aide des fonctions usuelles. Ce premier résultat négatif n'est pas encore décisif. Car ces fonctions usuelles n'ont rien de magique. Il se trouve simplement que l'on a des recettes simples et efficaces pour calculer leur valeur. Ce sont les célèbres formules: et = 1 + t + t 2 /2 + t 3 /6 + t 4 /24 + t 5 /120... cos t = 1 - t 2 /2 + t 4 /24 + t 6 /720 - ... Les sommes infinies qui figurent au second membre sont appelées des séries. On dit qu'elles sont convergentes pour exprimer qu'elles peuvent effectivement servir au calcul des premiers membres, et c'est le procédé utilisé dans les calculateurs de poche. On pourrait donc songer à court- circuiter le problème : au lieu de chercher à exprimer les neuf relations x = f(t) à l'aide des fonctions usuelles, il suffirait de les obtenir directement sous la forme de séries analogues aux précédentes: x = ao + al t + a 2 t 2 + a3 t3 + ... dont les coefficients successifs ao, al, a2, ... seront détermi- nés de proche en proche pour satisfaire aux équations du problème des trois corps. Le second résultat de Poincaré, c'est que les séries obtenues de cette manière sont divergentes, c'est-à-dire que les sommes infinies écrites au deuxième membre 51 
Le calcul, l' imp révu croissent indéfiniment. On ne peut donc pas s'en servir pour définir et calculer la solution du problème des trois corps. Le procédé n'en garde pas moins une certaine valeur, pour effectuer des calculs de perturbations valides pendant un temps pas trop long. Il a suscité et continue de susciter d'innombrables travaux, et Poincaré lui-même y a beau- coup contribué. Suivant ses propres termes, la divergence des séries obtenues « importe peu pour le moment, puis- qu'on est assuré que le calcul des premiers termes donne une approximation très satisfaisante; mais il n'en est pas moins vrai que ces séries ne sont pas susceptibles de donner une approximation indéfinie. Il viendra donc aussi un moment où elles seront insuffisantes. D'ailleurs, certaines conséquences théoriques que l'on pourrait être tenté de tirer de la forme de ces séries ne sont pas légitimes à cause de leur divergence. C'est ainsi qu'elles ne peuvent servir à résoudre la question de la stabilité du système solaire». Poincaré assigne donc au non-calculable un domaine inaliénable au sein du modèle mathématique le plus rigou- reux et le plus ambitieux, l'univers newtonien. Il y aura toujours des événements qui échapperont à la prévision: certains d'entre eux sont même de grande conséquence, comme le devenir du système solaire. Mais les mathémati- ques continuent quand les calculs s'arrêtent. La limite du quantifiable n'est pas la limite des mathématiques: par des méthodes nouvelles, qualitatives et non plus quantitatives, on cherchera moins à faire des prévisions exactes en toutes circonstances qu'à se faire une idée générale des possi- bles. Avant d'en venir là, revenons à l'aspect critique de l'œuvre de Poincaré. Dans le premier volet, que nous venons d'examiner, il montre que certains événements physiques ne sont pas calculables, donc prévisibles. Dans 52 
Le cristal brisé un second volet, il montre mieux encore: certains événe- ments prédits par le modèle mathématique ne se produiront pas dans la réalité physique ! Une expérience simple (et fictive) nous le fera voir. Soit une boîte étanche, séparée en deux compartiments par une cloison. L'un est vide, l'autre rempli de gaz. Perçons cette cloison: aussitôt, le gaz s'échappe d'un compartiment dans l'autre, jusqu'à ce que l'équilibre des pressions soit établi, et, à partir de cet instant, il ne se passe plus rien. Certainement, quiconque verrait de ses yeux le gaz repasser spontanément d'un compartiment dans l'autre croirait assister à un miracle. Cette situation physique a un modèle mathématique universellement accepté. On considère le gaz comme une collection de molécules s'entrechoquant comme autant de billes. Le système est alors décrit par la position et la vitesse de chacune des molécules. Un résultat fameux, le théorème de récurrence de Poincaré, s'applique à cette situation et montre que le système repassera au voisinage immédiat de sa configuration initiale. Pour faire bonne mesure, il y repassera même une infinité de fois. Le modèle prédit donc que le premier compartiment, après s'être rempli, se videra entièrement dans le second, - :. ," . ',", . ", ':., . :::::.:::':: :.:.::":::': :::. \t/::...::;. . .:;: :>:: i.:'::':':,:,::: ::.:. :.,::'.:"::::::::',: :.:::::-:':',:' :',', .", ,,',.. " .:.... '. ::: :.: ,": ':'.' .' '. ': : . '::" - - Figure 14. Le mouvement perpétuel. D'après Poincaré, le gaz une fois libéré retourne indéfiniment à sa place initiale dans le compartiment supérieur. 53 
Le calcul, l'imprévu puis se remplira de nouveau, et ainsi de suite, indéfiniment. Un phénomène aussi contraire à l'expérience physique ne peut être considéré que comme un paradoxe. La solution du paradoxe réside dans le temps nécessaire à l'accomplis- sement d'un cycle. L'intervalle de temps séparant deux remplissages successifs peut être calculé, et se trouve être de beaucoup supérieur à l'âge du Soleil, ce qui explique que les cycles prédits soient difficiles à observer. Ainsi, les mathématiques nous donnent une manière originale de réparer un pneu crevé: il suffit d'attendre qu'il se regonfle spontanément. On imagine Poincaré faisant breveter une méthode originale pour remplacer l'usage des pompes à vélo: on soulève la roue pour que le boyau reprenne sa forme, et on attend, rustine à la main, que l'air veuille bien rentrer à nouveau par le trou d'où il est sorti. Dans le même ordre d'idées, il n'est pas bien grave d'avoir trop sucré son café. Pour réparer ce petit malheur, il suffit d'attendre patiemment que le morceau de sucre qu'on a mis en trop et qui s'est dissous veuille bien se reformer, afin de le retirer. Car la théorie mathématique prédit qu'il se reconstituera, aussi sûrement qu'il s'est dissous, et que le pneu crevé se regonflera. On aurait tort de ne voir dans cette expérience qu'un paradoxe amusant. Elle complète la critique de Poincaré, qui nous montre d'une part des modèles exacts mais incapables de prédire, d'autre part des modèles qui prédi- sent l'impossible avec certitude. Ainsi prépare-t-illa voie à des modèles d'un type nouveau, qui montreront les possi- bilités dont est gros l'avenir, sans peut-être annoncer laquelle viendra au monde. Il y a, entre ces modèles qualitatifs et les modèles quantitatifs, toute la différence entre un croquis et un calcul. C'est Poincaré qui a introduit les méthodes qualitatives dans la théorie des équations différentielles. Dans le 54 
Le cristal brisé domaine plus particulier de la mécanique céleste (ce qu'il appelle les équations de la dynamique), il a mis en évidence la complexité globale du mouvement en analysant certaines trajectoires particulières et la situation au voisinage immé- diat de celles-ci. Il a ainsi découvert des situations d'une complexité absolument insoupçonnée et démontré que les équations de la dynamique pouvaient recouvrir des mouve- ments extrêmement irréguliers, ceux-ci étant d'ailleurs la règle plutôt que l'exception. Sous la régularité apparente, macroscopique, de l'approximation képlérienne, Poincaré a mis en évidence un foisonnement d'accidents microsco- piques, comme une particule qui nous paraît au repos se révèle sous le microscope agitée par le mouvement brownien. Notons ici que les trajectoires de référence choisies par Poincaré, celles au voisinage desquelles il pourra tenter son analyse, sont le plus souvent périodiques. Ce sont celles qui se referment sur elles-mêmes après que s'est écoulé un temps T, plus ou moins long, appelé la période. En d'autres termes, une trajectoire est T -périodique si le mobile qui la décrit repasse exactement aux mêmes endroits à des inter- valles de T. L'orbite de la Terre, par exemple, est périodi- que dans l'approximation képlérienne, avec une période d'un an, mais ne l'est probablement plus (on n'en sait rien, sinon que la période devrait être très longue) si l'on prend en compte les perturbations planétaires. Dans son langage, que les scientifiques d'aujourd'hui ont perdu l'habitude d'utiliser, Poincaré déclare que « ce qui nous rend ces solutions périodiques si précieuses, c'est qu'elles sont, pour ainsi dire, la seule brèche par où nous puissions essayer de pénétrer dans une place jusqu'ici réputée inabordable». Elles ont en effet deux avantages : on sait décrire la situation autour d'elles, et on sait les calculer. C'est sur ce dernier point que je voudrais insister, 55 
Le calcul, l'imprévu car il rejoint nos préoccupations antérieures: comment donner explicitement une relation x = f (t), valable à tous les instants t du temps, même très grands? Si l'on sait que f est T-périodique, il suffira de donner la relation entre les instants a et T, c'est-à-dire sur un intervalle fini: elle s'en déduira aisément pour les autres valeurs du temps. C'est ainsi que, sur mon calculateur, si j'appuie sur la touche 1 000 puis sur la touche sinus, je vois apparaître la lettre E - erreur; mais si je désire vraiment connaître le sinus de 1 000, il me suffit de diviser 1 000 par la période 2Jt, et de prendre le sinus du reste, ce qui me donne 0.82687954. Ainsi, les solutions périodiques du problème des trois corps sont, en principe, accessibles au calcul. Toutefois, même si on les connaissait toutes, ce qui est loin d'être le cas, on n'en déduirait pas pour autant une solution complète du problème des trois corps, car celui-ci a bien d'autres solutions que périodiques. Pour décrire commodément la situation au voisinage d'une trajectoire périodique de référence, on procède comme suit. La trajectoire périodique choisie, soit T, est une courbe fermée de l'espace à trois dimensions. On la coupe transversalement par un plan vertical Jt, qui rencon- tre T en un point que nous baptisons 0 (et en un ou plusieurs autres points qui ne nous intéressent pas). Si maintenant T' est une trajectoire voisine de T, elle rencontrera Jt en des points Ao, A}, A 2 ... voisins de O. Ces points constitueront une suite infinie, sauf si la trajectoire T'elle-même est périodique. L'idée est de substituer à la trajectoire T' la suite de ses points d'impact avec le plan Jt. On se ramène ainsi à une situation bidimensionnelle, que l'on peut aisément décrire graphiquement. En d'autres termes, on imagine que la feuille de papier est le plan Jt, et que le point 0 est le point d'intersection de JI avec la trajectoire périodique de référence. Si maintenant 56 
Le cristal brisé Figure 15. La situation au voisinage d'une trajectoire périodique T. on prend un autre point Ao dans le plan, la trajectoire issue de Ao dans l'espace viendra de nouveau frapper 1t au voisinage de 0, définissant ainsi un nouveau point Al du plan. Cette même trajectoire, continuant sa course dans l'espace après Al, viendra une deuxième fois frapper 1t au voisinage de 0, définissant ainsi un nouveau point A 2 . C'est la suite des impacts Ao, Al, A 2 ... que l'on représentera sur la feuille et qui permettra de visualiser la trajectoire issue de Ao dans l'espace. Si par exemple Ao = An, le énième point d'impact coïncidant avec le point de départ, c'est que la trajectoire correspondante est périodique: elle boucle en n tours, alors que la trajectoire de référence bouclait en un seul tour. Avec les moyens modernes, micro-ordinateurs et tables 57 
Le calcul, l'imprévu traçantes, il est facile et amusant de faire ce travail. Le lecteur est invité à s'y essayer lui-même, en définissant la transformation An  An+l dans le plan 1t muni des coordonnées (x, y) de la manière suivante : Xn+l = X n cos a - (Yn-X) sin a Yn+l = X n sin a + (Yn-X) cos a où l'angle a est un paramètre que l'on fixera librement. Cet exemple simple et célèbre (Hénon, 1969) a l'avantage de ne pas nécessiter le calcul de la portion de trajectoire comprise entre An et A n + t dans l'espace. Ou plutôt, ce calcul est déjà fait et son résultat exprimé dans les formules de Hénon. Les figures que voici montrent donc une situation typique au voisinage d'une trajectoire périodique, représentée par le point O. Elles ont été tracées en prenant a = 76.11 0 dans les formules de Hénon et en variant le point de départ. Dans la première, on a représenté simultanément plu- sieurs trajectoires. Les trois ronds centraux appartiennent à trois trajectoires distinctes. Pour le rond le plus intérieur, les points d'impact sont si voisins qu'ils créent l'illusion d'une courbe continue. A mesure que l'on s'écarte de 0, les impacts se séparent, et la «courbe» perd de sa netteté, pour finalement se dissoudre complètement. L'espèce de halo qui enveloppe la figure est formé des points d'impact d'une seule trajectoire, la plus extérieure. Entre celle-ci et les trajectoires intérieures se place une région intermé- diaire, siège de phénomènes curieux, voire bizarres. On y voit apparaître cinq « îlots », de sommets SI, S2, S3, S4, Ss, séparés par cinq « cols », CI, C 2 , C 3 , C 4 , Cs. Dans chacun des îlots, les « courbes de niveau»., de plus en plus nettes à mesure que l'on se rapproche du sommet, sont créées par les impacts successifs d'une trajectoire. On voit donc se répéter autour de chacun des sommets S la structure que l'on avait autour de 0, à ceci près que tout 58 
Le cristal brisé o III 9 , , , , , , S 1 ".:: '': 11'1 0 : ..  .' ., ". ., .. 0 )- , , , , , , r .' . .. . o \.O 1 -U.5 x 0 0.5 \.0 Figure 16. Cette figure a été tracée sur ordinateur à partir des formules de Hénon. Elle semble séparer nettement une région intérieure où règne la régularité d'une région extérieure où les trajectoires paraissent aléatoires. Mais cela n'est qu'apparence, comme le montre la figure suivante (d'après Topics in Nonlinear Dynamics, a Tribute to Sir Edward Bullard, New York, American Institute of Physics, 1978). prend cinq fois plus de temps. Une trajectoire issue d'un point voisin de SI ira d'abord frapper un point voisin de S2, puis de S3, S4 et S5, avant de revenir au voisinage de SI. Elle construira donc simultanément cinq « courbes de niveau», une dans chaque îlot. En particulier, la trajectoire issue de SI passe par S2, S3, S4, S5, puis repasse par SI. Elle est donc 59 
Le calcul, l'imprévu périodique, de période quintuple de la période de réfé- rence. Les « cols» CI, C 2 , C 3 , C 4 , Cs appartiennent aussi à une orbite périodique. On a donc trouvé, autour de la trajec- toire de référence, une région intérieure où le comporte- ment est régulier, une région extérieure où le comporte- ment est irrégulier, et une région intermédiaire qui contient deux orbites périodiques de période quintuple. On est cependant loin d'avoir épuisé toute la complexité de la situation. La figure suivante est un agrandissement: " : -- 1, :: . - ......  d /, 1 1 !\ \.' : " , .  d  ':..': ,', ',' " 1 0 t- \ \ ';:i,,:. ':,... :', ). , . t',. .1,\ '(' ..: ".- . '"f, . " .e::::> I/':.:"" ",'" "''" .....::",1., " ,;;,: . it" :5/: --- /'" --- ..- - .... ...::. .:.. 0'" ."" ," ....... o' / 0. . " " IG d  d 0.525 0.550 0.575 0.600 x Figure 17. Agrandissement de la région avoisinant le point C z de la figure 16. Les points représentés appartiennent à une seule trajectoire. On remarquera l'apparition d'une structure fine faite d'îlots d'ordre entourés d'une mer chaotique (source: voir figure 16). 60 
Le cristal brisé elle représente le voisinage du point C 2 à une échelle vingt fois plus petite. Les points que l'on voit en nuage appartien- nent tous à une même trajectoire. On voit apparaître une structure fine qui était indiscernable à l'échelle précédente: les courbes apparemment nettes se dissolvent en un halo de points parsemé de chapelets d'îlots. Un agrandissement plus poussé montrerait que chacun de ces îlots reproduit, à une échelle réduite, la structure globale de la figure précédente autour du point O. Chaque îlot est un micro- cosme, image fidèle de l'ensemble: il contiendra donc d'autres îlots, plus petits, qui eux-mêmes refléteront la structure générale, et ainsi de suite. On voit donc apparaître une structure hiérarchisée extrê- mement complexe, que l'on peut envisager de différentes manières. On peut l'assimiler à une éponge, structurée par des trous de toutes tailles. On peut aussi songer à ces affiches où un personnage montre l'affiche où le même personnage montre la même affiche, ou à ces miroirs placés face à face où l'on peut se voir indéfiniment reflété, la succession des images convergeant vers un point de fuite. Il y a aussi ces poupées gigognes que l'on rapporte d'URSS. Les figures 16 et 17 contiennent leur propre image en réduc- tion. Le microscopique est identique au macroscopique. Cette structure ménage une transition continue entre le mouvement régulier, prévisible, décrit par la trajectoire de référence et les trajectoires centrales, et le mouvement irrégulier, cahotique et chaotique, représenté par les trajec- toires périphériques. Elles sont toutes déterministes, puis- que provenant d'une équation différentielle, mais quel observateur, confronté aux halos des figures 16 et 17, n'y verrait pas plutôt l'effet d'un phénomène aléatoire? De ce point de vue, le mouvement réalise un mélange très intime de l'ordre et du désordre, une trajectoire apparemment régulière apparaissant profondément perturbée à une 61 
Le calcul, l'imprévu échelle inférieure, mais ménageant toujours, au sein du désordre, des îlots d'ordre, qui eux-mêmes recèlent des plages de désordre où la même structure se perpétue en miniature. L'ordre et le désordre, le régulier et l'irrégulier, le prévisible et le chaotique s'imbriquent comme la terre et la mer le long de ces côtes découpées où les promontoires rocheux alternent avec les plages de sable, et où les flaques et les récifs font que l'on ne saurait dire où commence l'eau et où finit le sol. Les trajectoires périodiques, elles aussi, qui pourtant devraient être le parangon de la régularité, montrent l'insidieuse instauration du désordre. Les dessins précé- dents en recèlent un grand nombre. Nous en avons signalé deux, la trajectoire de référence, issue de 0, et une trajectoire de période quintuple passant par les sommets des îlots (plus une troisième passant par les cols). Comme les îlots reproduisent la structure globale en miniature, ils doivent contenir eux aussi une trajectoire de période quintuple de la trajectoire SI, S2, S3, S4, Ss, soit vingt-cinq fois la période de référence. On fait ainsi apparaître autour de la trajectoire de référence des trajectoires périodiques de période de plus en plus grande, 5, 25, 625, 3 125, et ainsi de suite. Dès la quatrième, il faudra construire plus de trois mille points sur la figure pour s'apercevoir que la trajectoire correspondante est périodique. Un observateur non pré- venu a peu de chances de s'en apercevoir, et d'y voir autre chose qu'une trajectoire cahotique tout à fait ordinaire. S'en douterait-il qu'il serait facile, en allant plus loin, de trouver une trajectoire de période tellement grande qu'elle dépasse ses moyens de calcul. Poincaré fut conduit aux figures 16 et 17 non par des simulations numériques, pratiquement impossibles avec les moyens de l'époque, mais par des méthodes qualitatives. Il divisa les trajectoires périodiques en deux grandes classes, 62 
Le cristal brisé qu'il baptisa elliptiques et hyperboliques, et démontra que la situation locale autour d'une trajectoire périodique elliptique était décrite par des figures analogues à 16 et 17 (à condition toutefois d'exclure certains cas exceptionnels, donc rares). Son analyse implique en particulier l'existence d'une famille de trajectoires périodiques de période de plus en plus grande, chacune d'elles donnant naissance à des îlots et à des cols, et démontre donc rigoureusement les conclusions auxquelles nous étions arrivés par l'inspection des dessins. On ne trouvera pas cependant cette analyse dans les Méthodes nouvelles. C'est que Poincaré n'y arriva que beaucoup plus tard. Il lui resta même toujours quelque chose à démontrer. Tout restait suspendu à un théorème géométrique, qu'il savait démontrer dans nombre de cas particuliers, mais non dans le cas général, et qu'il se résolut à publier vers la fin de sa vie pour le proposer aux efforts d'autres mathématiciens. Il fut finalement démontré en 1913 par l'Américain Birkhoff (ce fut probablement la première incursion des États-Unis sur la scène mathémati- que internationale) et reste depuis connu comme «le dernier théorème de Poincaré». Ce que l'on trouvera, en revanche, dans les Méthodes nouvelles, c'est l'analyse d'un autre type de trajectoires, non périodiques celles-là, que Poincaré appelle trajectoires homoclines. Voici ce qu'il en dit: « On sera frappé de la complexité de cette figure, que je ne cherche même pas à tracer. Rien n'est plus propre à nous donner une idée de la complication du problème des trois corps, et en général de tous les problèmes de Dynamique où il n'y a pas d'intégrale uniforme et où les séries de Bohlin sont divergentes. » Le lecteur intéressé trouvera dans l'annexe 1 une introduction aux orbites homoclines, avec la figure que Poincaré renon- çait à tracer. 63 
Le calcul, l'imprévu Déterministe mais aléatoire Nous en arrivons au moment où il nous faut être constructif. Nous avons démoli la vieille maison: que construirons-nous à la place? L'icône ancienne était l'or- bite képlérienne, plane, elliptique et périodique, peut-être légèrement altérée par de petites perturbations, en tout cas essentiellement prévisible et calcul able : la Terre tourne autour du Soleil, aujourd'hui, demain, éternellement. Cette icône s'est révélée menteuse, l'orbite képlérienne s'est dissoute dans un halo, et personne ne sait si la Terre tournera toujours autour du Soleil. Quelle nouvelle image proposons-nous? La première image qui me vient à l'esprit est le lancement des dés. Image beaucoup utilisée depuis Jules César, mais qui traduit néanmoins quelques traits importants des mou- vements que nous venons de décrire. Comme eux, c'est un phénomène déterministe mais aléatoire. Plus précisément, ses lois sont purement déterministes, mais, chaque fois qu'elles s'exercent, le résultat est perçu comme aléatoire. Quoi de plus déterministe que le lancement d'un dé ? Ce petit cube homogène quitte la main du lanceur, est soumis à la gravitation terrestre et à la résistance de l'air, rebondit sur une surface que l'on choisit exprès élastique et plane, et s'immobilise après avoir perdu son énergie dans les chocs et les frottements. Il n'est soumis qu'à des lois mécaniques bien connues, abondamment étudiées, et, en principe, une fois donnée l'impulsion initiale, tout le reste du mouvement peut être déterminé par le calcul. D'un autre côté, quoi de plus aléatoire que le lancement d'un dé ? Le mot même d'aléa désigne les dés en latin. Il n'y a pas, je pense, de définition abstraite du hasard ; aucune en tout cas qui soit 64 
Le cristal brisé cohérente. On y supplée par des définitions concrètes, qui en dernière analyse renvoient à l'expérience du lancer des dés. C'est bien ce caractère ambigu que nous avons remarqué dans les problèmes de mécanique céleste. Les mouvements, régis par la loi de Newton, sont purement déterministes. Mais certaines trajectoires sont si irrégulières, le nuage de points de la figure 17 par exemple, ou la trajectoire extérieure de la figure 16, qu'elles prennent un caractère aléatoire. Mais l'analogie n'est pas très bonne. On discerne facile- ment, dans le lancement des dés, une question d'échelle. Le phénomène est déterministe à petite échelle et aléatoire à grande échelle. C'est qu'il résulte de l'addition d'une multitude de causes microscopiques: l'effet individuel de chacune pourrait être parfaitement décrit, mais leur conjonction rend tout calcul impossible. Il y a également une question d'instabilité, sur laquelle nous reviendrons plus tard, et qui affecte l'impulsion initiale. Il n'en est pas de même pour les problèmes de mécanique céleste. Nous avons déjà souligné que la structure révélée par les figures 16 et 17 se trouve répétée à toutes les échelles: les phénomènes microscopiques et macroscopi- ques sont essentiellement les mêmes. Il nous faut donc une image qui reflète ces traits, et d'autres encore dont nous n'avons pas parlé. Cette image existe. Elle n'est pas le fruit du hasard, ni de vagues réminiscences littéraires, mais le résultat du travail de trois générations de mathématiciens depuis Poincaré. Elle est exposée, dans les ouvrages spécialisés sur les systèmes dynamiques, sous le nom de « transformation du boulanger» ou de « décalage de Bernoulli ». Il est curieux de voir ainsi évoqué un mathématicien suisse du XVIIe siècle dans un domaine qui, au xx e , a été l'apanage des Améri- 65 
Le calcul, l'imprévu cains (Birkhoff, Smale, Ornstein) et des Russes (Kolmogo- rov, Sinai, Arnold). Voyons d'abord le boulanger à l'œuvre. Il prend de la pâte, l'étale au rouleau jusqu'à réduire son épaisseur de moitié, la replie sur elle-même pour retrouver l'ancienne épaisseur et recommence. En fait, nous demanderons à notre boulanger de couper la pâte en deux, une fois étalée, et de poser les deux feuilles obtenues l'une sur l'autre. De cette manière, elles gardent toujours le même sens, alors qu'en pliant on retourne la seconde feuille sur la première. Nous compliquons peut-être la cuisine, mais nous simpli- fions les mathématiques. On schématise cette opération sur la figure 18. Le carré initial représente la masse initiale de pâte. Elle est abaissée au rouleau jusqu'à diminuer sa hauteur de moitié, donc doubler sa largeur. On reconstitue un carré en coupant la moitié de droite et en la posant sur la première. Tout cela devient beaucoup plus frappant si, comme Arnold, on dessine une tête de chat sur le carré initial, et si on figure ses avatars successifs. Précisons immédiatement qu'Arnold a d'autres titres pour passer à la postérité! Si l'on réitère l'opération en abaissant le second carré, puis en superposant ses deux moitiés, on obtient un troisième carré constitué de quatre bandes horizontales. Le chat est véritablement charcuté et très difficile à tracer. On remarquera l'alternance des bandes: la première et la troisième n'en faisaient qu'une au carré précédent, et elles sont à présent séparées par la deuxième. On remarquera aussi les discontinuités possibles: les points A et B, très voisins, ont des transformés A" et B" très éloignés. La situation se corse quand on itère la transformation. Disons que le boulanger cherche à faire un millefeuille et reprend indéfiniment sa pâte. Au bout de dix opérations, ce n'est pas mille feuilles qu'il aura, mais 1 024, et plus d'un 66 
Le cristal brisé -J Figure 18. Le chat d'Arnold. B . . A - - - B' . . f:\ Figure 19. La transformation du boulanger. On a indiqué les transfor- més successifs de A et B. 67 
Le calcul, l'imprévu million au bout de vingt. Toutes ces feuilles, bandes horizontales de plus en plus fines, sont Inélangées, battues et rebattues comme un jeu de cartes. Le chat d'Arnold est émincé, haché, désintégré, réduit en chair à pâtée. Rappe- lons-nous le chat que Lewis Carroll avait fait rencontrer à Alice au pays des merveilles: il se matérialisait et s'éva- nouissait aux moments les plus incongrus, et son sourire restait suspendu en l'air longtemps après que le reste du corps eut disparu. Le chat d'Arnold se cache dans le carré d'une manière moins jolie, mais tout aussi efficace. Pourtant, il est toujours là, et on peut le faire réap- paraître. Il suffit que le boulanger étire son carré de pâte au lieu de l'aplatir, le coupe en deux à mi-hauteur et pose côte à côte les deux morceaux obtenus. Cela revient à procéder comme ci-dessus, étaler et superposer, à condition d'avoir au préalable renversé le bloc de pâte sur son côté. Cette opération permet de revenir en arrière, de diviser par deux le nombre de bandes, de passer du carré à 1 024 bandes au carré à 512 bandes, et, au bout de dix opérations, de retrouver le chat d'Arnold souriant dans son carré origi- nel. On a là un phénomène typiquement déterministe. Le présent détermine entièrement l'avenir, par l'application réitérée d'une loi simple. La connaissance de la situation à un instant donné permet de reconstituer n'importe quel état antérieur. L'avenir et le futur sont tout entiers enfermés dans le présent. Et pourtant, l'effet observé est si irrégulier qu'il appelle irrésistiblement le qualificatif d'aléatoire. On songe à un jeu de cartes, de mieux en mieux battu entre des mains expertes. Grâce aux efforts des mathématiciens que nous venons d'évoquer, ce caractère aléatoire est aujour- d'hui bien compris et s'exprime par un nombre, l'entropie de la transformation. Nous ne nous embarquerons pas dans une discussion de 68 
Le cristal brisé cette notion, fort technique, et peu utilisable hors de son contexte. Heureusement, l'examen des trajectoires indivi- duelles, c'est-à-dire des transformés successifs d'un point, suffit à mettre en évidence l'aspect aléatoire du phéno- mène. C'est dans cette direction que nous nous engageons à présent. 8. 2. 1. 2. 1. 7. .0 5. .0 4. 6. 4. 9. 3. 9. 3. 6. 5. 7. 8. Figure 20. Figure 21. Le point initial 0 Le point initial 0 a pour coordonnées a pour coordonnées x = y = 0,840675437... x = y = 0,846704216... La première idée qui vient à l'esprit est de reporter dans le carré initial les transformés successifs du point choisi. Dans les figures 20 et 21, on voit les neuf premiers itérés Al, ..., Ao et BI, ..., B9 de deux points Ao et Bo initialement voisins. On remarque que les itérés d'un même point tendent à se répartir uniformément sur le carré et que les itérés de deux points voisins mais distincts se séparent assez vite. Une expérience plus poussée, où l'on ferait figurer cent ou mille itérés au lieu de neuf, conduirait aux mêmes observations. La méthode graphique devient évidemment insuffisante 69 
Le calcul, l'imprévu si l'on veut étudier les trajectoires sur des durées beaucoup plus grandes, voire infinies. Il faut alors recourir à une autre méthode, fort astucieuse. Commençons par changer quel- que peu notre mode d'opération: à chaque fois, le boulan- ger fera dix bandes au lieu de deux. Le carré initial sera réduit au dixième de sa hauteur, sa base sera décuplée, et les dix bandes ainsi obtenues seront superposées dans l'ordre. .0, .04 .03 Co .00 0,33 C, C3 C2 .02 0,33 Figure 22. Transformation du boulanger décimale, appelée aussi déca- lage de Bernoulli. Fixons la longueur des côtés à l'unité. Chaque point du carré est alors repéré par deux nombres décimaux, le premier donnant sa projection sur la base et le second sa hauteur. Par exemple, le point Co indiqué sur la figure, situé à mi-hauteur et au tiers de la distance du bord de gauche, sera repéré par les nombres 0,333333... et 0,500000. D'une manière générale, si l'on se donne deux nombres décimaux quelconques, ayant 0 comme partie entière, il leur corres- 70 
Le cristal brisé pondra un point dans le carré. Par exemple, je peux tirer ces nombres au hasard à l'aide d'un calculateur de poche. Je sors le mien, je décide de me limiter à six décimales, j'appuie deux fois sur la touche RANDOM, je tire 727 puis 756, et j'écris le nombre 0,727756... ; de la même manière, je tire 0,578675... Je peux alors reporter dans le carré le point Do correspondant, avec une précision qui ne dépasse pas la deuxième décimale. La transformation du boulanger s'écrit maintemant très simplement: elle revient à retirer la première décimale du premier nombre (projection horizontale) pour en faire la première décimale du second (hauteur). Ainsi, le trans- formé CI de Co est donné par : Co: 0,333333... et 0,500000 CI : 0,333333... et 0,350000 et le transformé Dl de Do par: Do: 0,727756... et 0,578675... Dl: 0,27756... et 0,7578675... On calcule très facilement, par le même procédé, les images successives de Co et de Do : C 2 : 0,333333... et 0,335000... C 3 : 0,333333... et 0,333500... C 4 : 0,333333... et 0,333350... et : D 2 : 0,7756... et 0,27578675... D3: 0,756... et 0,727578675... D4: 0,56... et 0,7727578675... Écrite ainsi, la transformation prend le nom de décalage de Bernoulli: elle consiste simplement à décaler la virgule d'un rang vers la droite dans le premier chiffre (projection 71 
Le calcul, l'imprévu horizontale) et d'un rang vers la gauche dans le second (hauteur). C'est une représentation particulièrement com- mode de la transformation du boulanger (où nous avons imposé un facteur de 1/10 au lieu de 1/2). Imaginons maintenant que notre connaissance se limite à celle du second chiffre, le premier nous restant caché. On peut, par exemple, placer l'observateur sur le côté, de manière qu'il voie le carré par la tranche. Il repérera parfaitement les déplacements verticaux mais ne discernera pas les mouvements horizontaux. On a occulté pour lui l'une des deux dimensions de la transformation. Voyons ce que donnent les exemples précédents. En ce qui concerne la première série, issue de Co, l'observateur voit un point placé en 0,500000... se déplacer en 0,350000..., puis en 0,335000, et ainsi de suite. Remar- quons que les transformés successifs se rapprochent de plus en plus du point 0,333333... = 1/3, sans jamais l'atteindre. Remarquons aussi que, si l'observateur remontait le temps., il verrait le point 0,500000 venir se placer en 0,000000... et ne plus en bouger. L'histoire du mouvement, pour lui, est donc celle-ci : un point, immobile en 0 durant tout le passé., se met brusquement à bouger à la date zéro ; il se déplace en 1/2, puis quitte cette position pour se rapprocher progressivement de 1/3, sans jamais cependant l'attein- dre. Les observations liées à Do conduisent à un mouvement extrêmement irrégulier: l'observateur ne peut ni formuler de loi simple ni discerner l'histoire pour le phénomène, qui lui paraît donc totalement aléatoire. On peut réaliser ce dispositif par une lanterne magique, en éclairant notre carré par le côté et en recueillant sur un écran l'ombre portée des itérés successifs. On obtiendrait une version moderne du mythe platonicien de la caverne. Chez Platon, elle change la réalité en phénomènes. Ici, elle 72 
Le cristal brisé change le déterministe en aléatoire. Ces deux interpréta- tions du mythe sont liées: c'est parce que l'on n'a pas accès à une partie de l'information qu'un phénomène détermi- niste paraît aléatoire. Rendons-nous bien compte à quel point l'observateur est impuissant à rendre compte du phénomène. Il a à sa disposition toutes les observations antérieures depuis la nuit des temps, c'est-à-dire qu'il connaît parfaitement le passé. En effet, la connaissance de la deuxième coordonnée à l'instant zéro, 0,578675... par exemple, implique qu'à l'instant - 1 immédiatement antérieur elle était 0,78675..., à l'instant - 2 0,8675..., et ainsi de suite. Si l'on connaît tous les chiffres représentés par des points de suspension, on peut ainsi remonter indéfiniment le temps. En revanche, on est incapable de le descendre, ne serait-ce que d'une étape. Savoir que la valeur à l'instant zéro est 0,578675... nous laisse à l'instant suivant dix possibilités, de 0,0578675... à 0,9578675... en passant par 0,1578675..., 0,2578675..., et ainsi de suite. Il se trouve que, si les phénomènes observés correspondent au point Do, la valeur suivante sera 0,7578675..., mais rien dans les observations présentes et passées ne permet de le prévoir. Elles donnent toutes les décimales, sauf la plus importante, la première. On est donc incapable de dire de quel ordre de grandeur sera la prochaine valeur observée. Cela ne fera bien entendu que s'accentuer à mesure que l'on cherche à aller plus loin dans le futur: de la valeur observée à l'instant n on ne peut prédire que la (n + 1) ième décimale, les précédentes - et donc la région où situer l'observation - nous restant inaccessibles. Montons encore une expérience fictive. Notre observa- teur, toujours tourné vers son théâtre d'ombres, a à ses côtés un petit singe qui le distrait de la monotonie du spectacle. L'animal, en furetant, trouve un dé et le lance. Si 73 
Le calcul, l'imprévu notre homme note les chiffres obtenus successivement, par exemple 436345..., ne dira-t-il pas qu'ils sont obtenus de manière aléatoire? Et si, maintenant, ce sont ces mêmes chiffres dans le même ordre qui apparaissent dans ses observations, ne dira-t-il pas que le phénomène qu'il mesure est lui aussi aléatoire? Or, la série d'observations que voici est parfaitement possible : (instant 0) 0,000000... (pour fixer les idées) (instant 1) 0,400000... (apparition du 4) (instant 2) 0,340000.. . (apparition du 3) (instant 3) 0,634000... (apparition du 6) et ainsi de suite, à l'infini. Pour faire apparaître cette série sur l'écran, il suffit que le meneur de jeu place sur le carré initial un point matériel aux coordonnées 0,436245... et 0,000000.. . Ce sont des mécanismes de ce genre qui se mettent en jeu quand on appuie sur la touche RANDOM d'un calculateur de poche. Quoi de plus déterministe qu'un ordinateur? Comment peut-il donc fabriquer de l'aléatoire? En fait, il fabrique du déterministe qui passe pour de l'aléatoire, comme le nuage de points de la figure 17 semble être réparti au hasard, ou comme les déplacements verticaux d'un point dans la transformation du boulanger sont imprévisibles. Les procédés pour obtenir ces successions erratiques existent ; l'un des plus simples est la multiplication tronquée, qui consiste à obtenir un nombre de six chiffres en multipliant deux nombres de six chiffres et en effaçant du résultat les trois premiers chiffres et les trois derniers. Ainsi, le nombre obtenu par la touche RANDOM est toujours le résultat d'un calcul, ce qui n'empêche pas de le. considérer comme aléatoire. Récapitulons. La transformation du boulanger est pure- ment déterministe. Mais, en l'observant d'une certaine 74 
Le cristal brisé façon, incomplètement il est vrai, mais exactement (les observations ne sont nullement entachées d'erreur), on obtient une série de mesures qui a un caractère aléatoire. Il nous reste à savoir si nous coupons les cheveux en quatre ou si nous décrivons une réalité physique. La transformation du boulanger est-elle autre chose qu'un amusement pervers de mathématicien? Peut-elle révéler un aspect aléatoire autrement que dans des expériences fictives? Grâce aux travaux des mathématiciens que nous avons évoqués, particulièrement de Birkhoff et de Smale, on sait aujourd'hui que les mouvements de la mécanique céleste se ramènent, dans certaines régions, à des décalages de Bernoulli. La figure 17, par exemple, représente les points d'intersection successifs d'une même orbite avec un plan de référence; elle pourrait aussi bien figurer les images successives d'un même point par la transformation du boulanger. Cette analogie n'est pas simplement formelle: en un sens très précis, on démontre que c'est la même chose. Tous les phénomènes que nous avons décrits vont donc être reproduits dans le contexte de la mécanique céleste. On pourra donc mettre en évidence un caractère aléa- toire dans certains mouvements, pourtant régis par les lois newtoniennes de la gravitation. Un dernier refuge reste aux tenants du déterminisme classique: peut-être ce caractère aléatoire n'apparaît-il qu'à l'échelle microscopique, laissant aux phénomènes macroscopiques leur rigoureuse certi- tude? Disons immédiatement qu'il n'en est rien. Comme nous l'avons vu, le mouvement conduit à la même structure à toutes les échelles, chaque phénomène microscopique à son pendant macroscopique. Voici un exemple bien connu. Deux corps célestes de masse égale, une étoile double par exemple, tournent autour de leur centre de gravité commun. Soit P le plan de 75 
Le calcul, l' imp rév u leur orbite. Un troisième corps, de masse négligeable, astéroïde ou comète par exemple, est soumis à l'attraction des deux premiers. Il se déplace sur la droite D perpendi- culaire au plan P passant par le centre de gravité. D'après les lois de Newton, si le mouvement commence sur cette droite, il s'y maintiendra indéfiniment. Plus précisément, si la comète se trouve sur la droite D à l'instant zéro, avec une vitesse dirigée suivant D, à tout (autre) instant elle se trouvera en un (autre) point de D. Une année, bien sûr, ce sera la période du mouvement des deux astres, c'est-à-dire le temps qu'ils mettent à parcourir leur orbite. On se demande combien d'années s'écoulent entre deux apparitions successives de la comète dans le plan P, plus précisément au point G où P rencontre D. c G D Figure 23. On observe les passages de la comète dans le plan P de l'orbite commune aux étoiles El et E 2 . 76 
Le cristal brisé Précisons un peu. Imaginons une planète peuplée d'êtres intelligents, gravitant dans le plan P de notre étoile double. Ces extraterrestres observent le ciel depuis des généra- tions ; ils peuvent voir la comète à son passage dans le plan de l'orbite, et ils ont noté son retour à certaines dates du passé, il y a 17, 35,143,230 et 305 années, par exemple. On peut même être généreux, déclarer qu'ils ont observé la comète depuis la nuit des temps et qu'ils ont la liste complète de ses apparitions. Avec toutes ces données, ils vont trouver leur astronome et lui demandent: «Quand reverrons-nous la comète? » Il ne peut que répondre: « Je n'en sais rien. » La comète peut repasser aujourd'hui, dans un an, dans dix ans, dans mille ans ou jamais. Toutes ces dates sont compatibles avec l'information, pourtant importante, dont il dispose. Le calcul ne lui permettra pas de trancher entre ces possibili- tés, ni même de penser que l'une est davantage plausible. En effet, les lois de Newton, dans cette configuration particulière (les calculs ont été faits par Chitnikov et Alekseev), affirment justement que toutes les séries sont possibles! Une série d'observations comme celle que j'ai indiquée : ... - 305, - 230, -143, - 35, -17 peut être continuée de manière parfaitement arbitraire: 0, 1,2,3,4,5,6,7,... ou bien : 10, 100, 1 000, 10 000... ou bien : 72,757,8675,9431... Les séries ainsi complétées peuvent toutes être réalisées 77 
Le calcul, l'imprévu physiquement: il y a toujours une trajectoire de l'astéroïde qui se pliera aux caprices d'une série de nombres choisis arbitrairement et qui traversera le plan P de l'orbite précisément aux dates indiquées. En d'autres termes, les observations futures sont totalement indépendantes des observations passées. La connaissance des unes ne peut aider à prévoir les autres, pas plus que la connaissance de mille numéros tirés successivement à la roulette ne peut aider à prévoir le mille et unième. Cette indépendance du passé et du futur, c'est bien ce que l'on appelle l'aléatoire, par opposition au déterminisme. Dans un système planétaire tel que celui-ci, la philoso- phie naturelle qui se dégagerait de la pratique de l'astrono- mie serait fort différente de la nôtre. La voûte étoilée, au lieu d'être la salle de bal où les planètes effectuent leur danse bien réglée, serait le tapis vert où un croupier inconnu tire ses numéros. La première expérience du physicien serait que Dieu joue aux dés, contrairement à l'opinion d'Einstein ! Il n'y a là rien que nous n'ayons déjà vu. Ces séries infinies dans le passé, que l'on peut compléter arbitraire- ment dans le futur, et qui sont donc totalement imprévisi- bles, nous les avons déjà rencontrées, dans notre théâtre d'ombres, au fond de la caverne platonicienne. Elles se déploient ici sur une scène plus vaste. Mais, dans un cas comme dans l'autre, c'est bien le même phénomène, issu de la transformation du boulanger. L'aspect aléatoire vient du fait que l'on a une information exacte, mais incomplète. Une partie de l'information est occultée. Pour le spectateur devant son écran, c'est la position horizontale du point dont il suit les déplacement verticaux. Pour notre astronome, c'est la vitesse de la comète quand elle traverse le plan de l'orbite. La connaîtrait-il que tous ses doutes seraient levés: il pourrait 78 
Le cristal brisé calcu]er, en principe tout au moins, toute la trajectoire de la comète, annoncer ses prochains passages et vérifier les anciens. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que l'absence de cette information, qui peut d'ailleurs être difficile à obtenir, interdit toute prévision sur le phénomène. C'est d'autant plus remarquable que le renseignement que l'on demande, la daye du prochain passage, ne fait aucunement référence à l'information manquante, la vitesse de traversée. Il semblerait plutôt s'insérer dans la série des passages anté- rieurs, que l'on connaît parfaitement, mais qui s'avère n'être d'aucune utilité. Le déterminisme, au sens où le présent détermine le futur et contient le passé, est donc une propriété de la réalité, prise dans son ensemble. Dès que l'on isole, dans cette réalité globale, dans le système du monde, une série de phénomènes que l'on prétend observer et décrire, on court le risque de ne voir de cette réalité déterministe qu'une projection aléatoire. Mais il est bien difficile de faire autrement: la réalité profonde, si tant est qu'elle existe, se dérobe à nous, et c'est bien le rôle de la science que de monter des écrans où elle veuille bien se projeter. Or, même si l'inaccessible réalité est déterministe, les phéno- mènes observés, voire suscités, peuvent être aléatoires. On retrouve là des sentiers bien battus : la connaissance scientifique n'est pas un regard direct porté sur la chose en soi. Dans la tradition platonicienne, reprise par Kant, la chose en soi est le noumène, qui se manifeste dans le temps et dans l'espace en une succession de phénomènes sensi- bles. Le noumène est accessible à la spéculation intellec- tuelle seule - encore s'agit-il plutôt d'une révélation que d'une découverte - mais on peut lui tendre des pièges pour le forcer à se manifester dans l'univers sensible. C'est là, par exemple, le rôle de l'expé)imentation en science. De nos jours, même si l'on hésite à reconnaître l'exis- 79 
Le calcul, l'imprévu tence d'une réalité non sensible, on arrive à la même situation par une autre voie. D'un point de vue étroitement scientifique, on ne peut reconnaître qu'une seule réalité, et même qu'une seule chose: c'est l'univers sensible dans sa totalité, l'ensemble de tous les phénomènes depuis les origines. Il n'y a pas, en toute rigueur, de système fermé auquel on puisse appliquer les lois de la physique isolément. Le moindre électron, situé aux confins de l'univers connu, exerce encore une influence sur la Terre, dans le modèle newtonien (par son champ de gravitation et son champ magnétique) comme en mécanique quantique (puisque sa fonction d'onde ne s'annule pas). Certes, ces effets sont minimes, mais affirmer qu'ils sont négligeables est une pétition de principe. Nous reviendrons sur ce point dans la suite. Contentons-nous ici d'affirmer qu'en droit le seul objet de la physique est l'univers tout entier: lui seul contient toute l'information nécessaire à l'application rigoureuse des lois de la physique. · Cet univers, dont une description complète, totale et détaillée serait nécessaire pour faire de la science en toute rigueur, nous est tout aussi inaccessible que les noumènes kantiens. Aussi est-on forcé d'y découper des sous-systèmes, auxquels on applique isolément les lois de la physique, comme on étudie le système solaire sans tenir compte des autres étoiles. C'est là encore une projection, qui peut être faite avec plus ou moins de bonheur: on se prive délibérément d'une partie de l'information. On abandonne l'inaccessible et seule réalité pour des phénomènes que l'on découpe dans sa globalité. On rentre dans la caverne, on place le projecteur, et on regarde l'écran. On peut donc fort bien affirmer des lois déterministes et observer des phénomènes aléatoires. Le déterminisme est bon prince, sa suzeraineté s'étend en droit sur de vastes domaines, où gouvernent des vassaux indépendants de fait, 80 
Le cristal brisé dont certains vont jusqu'à se ranger sous les bannières ennemies. La magnifique régularité des lois de Kepler est un accident, même dans l'univers de Newton. A une autre échelle de temps ou d'espace, le mouvement des planètes paraîtrait aléatoire. Le modèle qui s'impose aujourd'hui est la transformation du boulanger, et, avec elle, l'idée qu'une loi purement déterministe peut, si l'information est partiel- lement occultée (comme elle l'est nécessairement en pra- tique), se manifester par des phénomènes entièrement aléatoires. Instable mais stable Il était une fois un météorologiste qui s'appelait Lorenz. Il vivait - et il vit toujours - à l'époque où les ordinateurs commençaient à transformer les conditions de la recherche scientifique: on pouvait dorénavant se livrer à ce que l'on appelle de la « simulation numérique », c'est-à-dire tester un modèle mathématique par des calculs qui auraient demandé une vie de travail à un chercheur normalement constitué. A l'époque (il s'agit des années cinquante), pas plus qu'aujourd'hui, le public n'avait pas confiance dans les prévisions météorologiques. Les météorologistes n'étaient pas plus contents d'eux-mêmes que les autres. Et pourtant, les équations étaient là, compliquées certes, fort compli- quées même, mais elles étaient là, et elles auraient dû permettre de prévoir le temps avec un peu de précision. Mais le problème ne se laissait pas résoudre : on pouvait à peu près annoncer le temps du lendemain, mais s'il fallait prédire le temps de la semaine prochaine, les modèles 81 
Le calcul, l'imprévu mathématiques et les ordinateurs de la dernière génération ne valaient pas mieux que la grenouille d'Albert Simon. Décidé à lutter contre cette concurrence déloyale, Lorenz commença par simplifier les équations de la météo- rologie. Il les simplifia au point que l'on peut douter que le résultat ait encore grand-chose à voir avec le temps qu'il fait, mais enfin il obtint un système de trois équations différentielles à trois inconnues (x, y, z) dépendant de trois paramètres (a, b, c) : dx dt = - ax + ay  = bx - y - xz dt dz dt = - cz + xy Cela ne dit évidemment rien au non-initié, sinon qu'il n'y a pas beaucoup de lettres, mais je vous assure que l'on peut difficilement faire plus simple. La seule complication est introduite par les termes croisés, produits de deux varia- bles, xz dans la deuxième équation et xy dans la troisième. Si on les supprime, les termes restants ne contiennent qu'une variable à la fois, et on obtient un système très élémentaire, que l'on peut résoudre explicitement et com- plètement. En résumé, le système de Lorenz est le plus simple qui ne soit pas résoluble immédiatement. En fait, il n'est pas ré soluble explicitement, c'est-à-dire que l'on ne peut pas donner les variables x, y et z en fonction du temps t et des positions initiales (c'est encore un de ces cas de « calculs impossibles» que nous avons évoqués antérieurement). A défaut, on peut faire une simulation numérique, c'est-à-dire donner les positions initiales Xo, yo, 82 
Le cristal brisé zo, et faire calculer par l'ordinateur les positions successi- ves, Xl, YI, Zl à l'instant t= l, X2, Y2, Z2 à l'instant t = 2, et ainsi de suite. C'est ce que fit Lorenz. Il mit en œuvre un certain nombre de simulations, avec des positions et des durées différentes, allant jusqu'à plusieurs heures. Désireux de répéter une simulation particulièrement longue, et plus précisément sa phase finale, il imagina de commencer à mi-parcours. En rentrant dans l'ordinateur la position intermédiaire, et en reprenant les calculs à partir de là, on devait normalement reproduire la phase finale de la pre- mière simulation. Mais laissons-lui la parole: « i\u cours de notre travail, nous décidâmes d'examiner l'une des solutions de manière plus détaillée; nous prîmes des données intermédiaires qui avaient été imprimées par l'ordinateur et les introduisîmes comme nouvelles données initiales. A notre retour, une heure plus tard, après que l'ordinateur eut simulé environ deux mois de temps, nous découvrîmes qu'il était en désaccord total avec la solution qu'il avait fournie antérieurement. Notre première réaction fut de suspecter une panne de machine, ce qui n'avait rien d'inhabituel, mais nous comprîmes rapidement que ces deux solutions n'émanaient pas de données identiques. L'ordinateur faisait les calculs avec six décimales mais n'en imprimait que trois, si bien que les nouvelles conditions initiales étaient égales aux anciennes, plus de petites perturbations. Ces perturbations s'amplifiaient exponen- tiellement, doublant tous les quatre "jours" du temps simulé, si bien qu'au bout de deux mois les solutions allaient chacune de leur côté. J'en conclus immédiatement que, si les véritables équations régissant l'atmosphère se comportaient comme ce modèle, il serait impossible de faire des prévisions météorologiques détaillées à long terme. » 83 
Le calcul, l'imprévu Les équations de Lorenz ont une propriété d'instabilité par rapport à la position initiale. Une modification imper- ceptible de celle-ci est amplifiée au cours du mouvement, pour finalement aboutir à une trajectoire complètement différente. Si maintenant on se rappelle comment Lorenz a obtenu ses équations, on tient la raison pour laquelle les prévisions sont si difficiles en matière de temps. C'est que les équations de la météorologie ont elles-mêmes cette propriété d'instabilité: la moindre erreur d'observation, le moindre changement des conditions initiales se traduiront à terme par un tableau complètement différent. On peut même préciser le taux d'amplification des petits écarts: ils sont multipliés par 4 chaque semaine, par 300 chaque mois. C'est ce que Lorenz appelle joliment 1'« effet papillon» : le vol capricieux d'un papillon provoque un déplacement d'air qui influera sur le temps, non pas demain sans doute, mais dans un an. D'où la difficulté de faire des prévisions météorologiques à long terme: il faudrait tenir compte absolument de tout! Aucune influence, si minime soit-elle, n'est négligeable a priori. On connaît maintenant beaucoup de systèmes mécani- ques ou physiques qui manifestent le même type d'instabi- lité, c'est-à-dire qui amplifient les écarts initiaux au cours du mouvement. Si l'on reproduit exactement la même condition initiale, il y aura nécessairement une petite erreur, un léger écart. Celui-ci s'amplifiera avec le temps, et l'on observera à long terme une évolution complètement différente. En ce sens, le système n'est pas déterministe: on ne pourra jamais le faire passer deux fois par le même chemin. Les expériences ne sont pas reproductibles, à moins d'une précision absolue, donc impossible à réaliser. Si on lance un dé deux fois de la même façon, on tirera deux fois le même nombre. Malheureusement, personne ne peut lancer un dé deux fois de la même façon, et c'est pourquoi 84 
Le cristal brisé le jeu de dés est considéré comme un jeu de hasard et non d'adresse. C'est le lieu de citer Héraclite: « On ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve ni toucher deux fois une substance périssable dans le même état. » Ce type de systèmes, déterministes mais imprévisibles parce que instables, était connu depuis longtemps, et les maîtres, Maxwell et Poincaré, en avaient déjà mesuré les conséquences. Citons Maxwell: « C'est une doctrine méta- physique que les mêmes antécédents produisent toujours les mêmes conséquents. Nul ne saurait le contredire. Mais ce n'est que de peu d'utilité dans un monde tel que celui-ci, où les mêmes antécédents ne se retrouvent jamais, et où rien ne se reproduit jamais deux fois (...). L'axiome physique qui lui ressemble est que des antécédents sembla- bles produisent des conséquents semblables. Mais ici nous sommes passés de l'exactitude à la similitude, de la préci- sion absolue à une approximation plus ou moins grossière. Il y a certains types de phénomènes (...) où une petite erreur dans les données n'introduit qu'une petite erreur dans le résultat (...). Il Y a d'autres types de phénomènes, plus compliqués, où l'on peut rencontrer des cas d'instabi- lité, la fréquence de ceux-ci augmentant extrêmement rapidement avec le nombre de variables» (1873). On pourrait également citer Poincaré dans le même sens. Cela devrait nous inciter à réfléchir sur la manière dont nous appliquons les lois physiques. Nous avons dit il y a un instant qu'en droit on ne peut les appliquer qu'au système du monde tout entier. En fait, on les applique à des sous-systèmes que l'on isole par la pensée, ou par un dispositif de laboratoire, en décrétant que l'influence du reste de l'univers sur le sous-système considéré esfnégligea- ble. C'est ainsi par exemple que, dans les calculs des orbites planétaires, on ne s'avise point de faire intervenir les perturbations apportées par les étoiles proches ou les 85 
Le calcul, l'imprévu galaxies lointaines. Mais ce procédé peut conduire à des surprises, quand on a affaire à des systèmes instables. Nous sommes par exemple dans une salle de billard et nous regardons la partie. Un des joueurs est en train de calculer son coup pour un carambolage. Il néglige bien entendu la perturbation que le champ gravitationnel des spectateurs, et le mien en particulier, apportera au mouve- ment des billes. En fait, il a raison, mais pas de beaucoup. Le calcul montre que la perturbation apportée par la présence d'un spectateur au bord de la table est effective- ment négligeable s'il n'y a que deux chocs, mais deviendrait importante s'il y en avait neuf! En d'autres termes, si l'on cherchait un carambolage de neuf billes au lieu de deux, il serait indispensable de tenir compte de la position des spectateurs dans la salle. Maintenant, chacun sait que l'agitation thermique d'un gaz peut être considérée comme une partie de billard à trois dimensions et un nombre colossal de billes. Si on lui applique le même calcul, on s'aperçoit qu'un électron situé aux confins de l'univers connu, soit 10 10 années-lumières, fait sentir son influence dès le cinquante-sixième choc! Tout cela dans le cadre déterministe de la physique newtonienne, sans faire appel au principe d'incertitude de la mécanique quantique. Pour des systèmes à ce point instables, il est donc vain de vouloir calculer les trajectoires. On peut bien tenter une simulation numérique pour un billard à trois ou dix billes (on est loin des 6.10 23 billes qu'il faudrait pour représenter une mole de gaz), rentrer dans l'ordinateur les positions et les vitesses initiales, et en sortir les positions et les vitesses ultérieures. Le résultat perdrait vite toute signification. D'abord, parce que l'ordinateur fait des erreurs d'arrondi: il travaille avec douze ou vingt-quatre décimales et néglige les décimales supplémentaires qui apparaissent à chaque mul- tiplication ou division. Ces erreurs s'amplifient rapidement, 86 
Le cristal brisé comme dans le problème de Lorenz, et dénaturent le résultat final. En outre, dans la réalité, le système n'est pas isolé mais soumis à une multitude de perturbations (pré- sence de l'expérimentateur dans la pièce, mouvement d'un électron sur Sirius) que néglige le modèle mathématique. Or, comme nous l'avons vu, ces perturbations deviennent vite significatives, si bien que le résultat calculé, fût-il exact, n'en serait pas moins fort éloigné du résultat observé. Au paragraphe précédent, nous avons vu comment un système déterministe peut paraître aléatoire si une moitié convenable de l'information est occultée. La situation présente est légèrement différente. Toute l'information est disponible ; le problème est que l'on ne peut pas l'engran- ger tout entière. On peut mesurer une position et une vitesse avec autant de décimales que l'on veut: il manquera toujours des décimales pour définir la position et la vitesse exactes. L'écart minime entre les données mesurées et les données exactes s'amplifiera vite et aboutira à un écart important entre le résultat prédit et le résultat observé. Le système apparaît comme déterministe, mais n'en est pas moins imprévisible à long terme. Le dé est à notre disposition, ainsi que les équations différentielles qui régissent son mouvement. Il ne tient qu'à nous de le lancer pour tirer un six. Malheureusement, c'est un système instable, et nous ne pourrons jamais le lancer de manière assez précise pour garantir sa position finale. Voilà donc un autre aspect de l'échec des méthodes quantitatives, ce phénomène de l'impuissance du calcul, que nous relevions déjà à propos de la mécanique céleste. Maintenant encore, il nous reste le recours aux méthodes qualitatives : même si l'on renonce à prédire les trajectoires individuelles, reste-t-il encore quelque chose à étudier? Que peut-on dire de scientifique sur un système imprévisi- ble ? 87 
Le calcul, l'imprévu Pour le lancement des dés, la réponse est connue depuis longtemps. Il faut considérer non pas chaque lancer indivi- duel, mais l'ensemble de tous les lancers possibles. On peut alors dire que les six issues possibles sont également fréquentes. On décrète que chacune a une probabilité de 1/6, et l'on fonde sur cette base le calcul des probabili- tés. Des résultats analogues ont été obtenus à partir de 1960 pour les systèmes instables les plus généraux, du type des équations de Lorenz. Ici, outre les noms déjà évoqués, en particulier Smale et Sinai, il faut citer le mathématicien Anosov et le. physicien Ruelle. Le premier problème est de décrire de manière adéquate l'ensemble des comportements à long terme possibles pour le système. Dans le cas du lancement des dés, c'est très facile, car les dés lancés finissent par s'immobiliser sur une face, et l'on a six positions finales possibles. Dans le cas général, les équations de Lorenz par exemple, c'est beau- coup plus compliqué, car le mouvement se poursuit indéfi- niment et ne présente pas d'issue naturelle. On arrive néanmoins à définir un ou plusieurs «mouvements à l'infini» vers lesquels tendra le système, quelle que soit sa position initiale. Ces mouvements à l'infini sont en général d'une grande complication. Chacun d'eux a lieu sur une partie de l'espace qui lui est propre, intermédiaire entre une surface et un volume, et qui porte le nom évocateur d'« attracteur étrange ». Comme leur nom l'indique, les attracteurs étranges sont difficiles à représenter. L'image la plus évocatrice est le fameux « fer à cheval» de Smale (figure ci-contre). Pour mieux comprendre celle-ci, reprenons l'image du boulanger pétrissant sa pâte; mais, cette fois, il la pétrira si bien qu'HIa comprimera, la tassera, bref, la fera diminuer de volume. Il prend donc le carré de pâte, l'étire et 88 
Le cristal brisé ( --- J  ! ç;- . Figure A. Le fer à cheval de Smale. l'abaisse, puis le replie sur lui-même, obtenant ainsi une sorte de fer à cheval que l'on n'a pas de peine à replacer dans le carré initial, tant il a été diminué. On définit ainsi une transformation du carré dans lui- même, transformation qui contracte les aires, contraire- ment au décalage de Bernoulli, dépeint dans la figure 18. En reprenant la figure A, on peut se demander où vont les points qui, dès le départ, appartiennent au fer à cheva1. En suivant pas à pas la transformation, on s'aperçoit que le fer à cheval lui aussi est étiré, contracté et replié, et que son image finale dans le carré initial a deux bandes dans chaque branche du fer à cheval, soit au total quatre bandes (figure B).. On peut évidemment continuer et chercher les itérés du 89 
Le calcul, l'imprévu  0> . . . .... . . .' . '. . ...':........... .......  . \ . ,"  :. : : -.: . .'.......::.;...:... 1 .. Figure B. L'image du fer à cheval. fer à cheval, c'est -à -dire ses images successives dans le carré initial: on trouvera qu'elles sont contenues dans les autres et qu'elles se dédoublent à chaque fois. A l'intersection de tous ces itérés (et c'est là que notre intuition nous aban- donne) se cache un objet étrange, composé d'une infinité de bandes et pourtant connexe, commun à tous les avatars du fer à cheval: c'est l'attracteur étrange. Il échappe à notre géométrie intuitive, bâtie à partir de notre expérience courante, mais il est là : pour le mettre en évidence, il suffit de suivre la trajectoire d'un point quelconque du carré. On la verra dessiner un objet hybride, ni courbe ni surface: c'est l'attracteur étrange. Les attracteurs étranges jouent le rôle d'issue naturelle 90 
Le cristal brisé du système, comme les six positions finales au lancement des dés. Ils sont porteurs de « mouvements finals », analo- gues à la transformation du boulanger, et non de positions finales: en dehors de cela, la similitude est parfaite. Ils sont aussi porteurs de probabilités, plus difficiles à exprimer que le (1/6, 1/6, 1/6, 1/6, 1/6, 1/6) du lancement des dés, mais qui existent quand même et qui jouent un rôle analogue. Nous ne pourrions guère en dire plus sans déborder le cadre de cet ouvrage; nous rentrerions d'ailleurs dans un domaine où beaucoup de questions sont encore sans réponse, en dépit d'actives recherches. Aussi laisserons-nous au lecteur le soin de se faire sa propre idée des attracteurs étranges, en lui proposant en annexe 2 un exemple simple, la bifurcation de Feigenbaum. On y verra comment l'appari- tion d'un attracteur étrange instaure le chaos dans un système dont le comportement était jusque-là parfaitement régulier. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les physi- ciens s'intéressent tellement à ces questions: ils espèrent relier les phénomènes de turbulence dans les écoulements fluides à la présence d'attracteurs étranges dans les équa- tions correspondantes, et obtenir ainsi des modèles mathé- matiques de phénomènes qui échappaient jusque-là à l'analyse. Ainsi, loin de n'être qu'un parent pauvre des méthodes quantitatives, invité faute de mieux, l'approche qualitative aura permis un progrès considérable dans des domaines aussi importants que la mécanique des fluides. Elle bénéfi- cie même de la stabilité qui est refusée aux méthodes quantitatives. En effet, Anosov a montré en 1961 que, dans les systèmes du type des équations de Lorenz, instables par rapport aux conditions initiales, l'effet d'une petite pertur- bation était essentiellement d'échanger les trajectoires. En d'autres termes, chaque trajectoire du système perturbé se trouvera voisine d'une trajectoire du système primitif. Ces 91 
Le calcul, l'imprévu . o - - ...... '" '" '" ..... ...... ...... ...... ..... " Instabilité. On a représenté en trait plein la trajectoire du système de référence issue de la position initiale O. Une légère perturbation du système peut suffire à modifier complètement cette trajectoire (en pointillé). Le système perturbé n'en aura pas moins une trajectoire qui restera voisine de la trajectoire de référence (trait fin) : mais elle est issue d'une position initiale différente (point 0' au lieu de 0). deux trajectoires n'auront pas les mêmes conditions initia- les: à l'instant zéro, comme aux suivants, les positions seront voisines, mais distinctes. Ainsi se trouve sauvegar- dée la propriété d'instabilité que nous avons décrite: elle affirme que la trajectoire du système perturbé, issue des conditions initiales du système primitif, va vite se perdre loin des deux autres, comme l'indique la figure ci-dessus. L'instabilité des trajectoires individuelles est donc compa- tible avec une stabilité globale de l'ensemble des trajec- toires. Ainsi, sera stable tout ce qui dépendra de l'ensemble des trajectoires, et instable ce qui dépendra d'une trajectoire individuelle. Par exemple, les attracteurs étranges et les probabilités dont ils sont porteurs ne seront que peu modifiés par une petite perturbation. Pour comprendre ce 92 
Le cristal brisé qui se passe, songeons au lancement des dés. Si l'on fausse légèrement un dé, on ne changera pas les six issues possibles, et on ne modifiera que peu leurs probabilités respectives de 1/6. En revanche, le résultat d'un lancer particulier, c'est-à-dire le numéro qui sortira si le dé est lancé de telle position avec telle vitesse, pourra être changé, d'un six à un deux par exemple, ce qui est considérable. Voilà donc une raison de plus pour nous attacher à l'approche qualitative dans l'étude des systèmes dynami- ques: dans certaines catégories de systèmes, elle seule permet d'approcher la réalité physique. Les méthodes quantitatives, si tant est que les calculs soient faisables, sont irréalistes, car leurs résultats ne s'appliqueraient qu'à un système isolé de la moindre influence extérieure, si minime soit-elle. Seule l'approche qualitative permet alors d'accé- der à des objets stables, c'est-à-dire insensibles aux petites perturbations. Le prix à payer est élevé: il faut renoncer à prévoir l'avenir dans les cas individuels. Si l'on tient absolument à faire de la prévision, on peut se contenter du court terme, ou se rabattre pour le long terme vers les méthodes statistiques. Il ne faudrait cependant pas sous-estimer les renseigne- ments qu'apporte l'approche qualitative. L'identification d'un attracteur étrange, par exemple, permet de compren- dre le devenir d'un système, même si elle ne permet pas de prévoir son avenir. Nous nous tournons maintenant vers un domaine où l'approche qualitative montrera d'autres possi- bilités : la théorie des catastrophes. 
3. Le retour de la géométrie Préambule On hésite à prendre la plume et à écrire, après tant d'autres, sur la théorie des catastrophes. Et pourtant, en dépit de tant d'explications et de commentaires, je ne puis me défendre de l'impression que le succès foudroyant de cette théorie et l'audience qu'elle a trouvée dans des milieux d'ordinaire peu accessibles aux découvertes mathé- matiques reposent en partie sur un malentendu initial, suscité par la magie des mots. Aussi vais-je dire d'abord ce que n'est pas la théorie des catastrophes. Elle n'annonce pas les catastrophes : si l'on veut connaître la date de la fin du monde, ou savoir s'il y aura une troisième guerre mondiale, il faut s'adresser ailleurs. La théorie des catastrophes ne prédit même rien du tout, catastrophe ou pas: ce n'est donc pas une théorie physique, comme la théorie de la relativité. Elle n'établit pas de relation nécessaire entre le présent et l'avenir ; elle ne permet pas d'affirmer que, si on en est là aujourd'hui, telle chose se produira demain. C'est une théorie scientifique, mais au sens où la théorie de l'évolution en est une. C'est-à-dire qu'elle regroupe certains faits connus et donne un cadre abstrait pour les 95 
Le calcul, l'imprévu comprendre simultanément. C'est un code de décryptage, une grille que le savant pose sur les phénomènes, et qui fera surgir du bruit de fond un langage intelligible. Laissons la parole à Darwin: «Pendant le voyage du Beagle, j'avais été profondément frappé, d'abord en décou- vrant dans les couches pampéennes les grands animaux fossiles recouverts d'une armure semblable à celle des tatous actuels; puis par l'ordre selon lequel des animaux d'espèces presque semblables se remplacent les uns par les autres à mesure que l'on avance vers le sud du continent, et, enfin, par le caractère sud-américain de la plupart des espèces des îles Galapagos, plus spécialement par la façon dont elles diffèrent légèrement entre elles sur chaque île du groupe : aucune de ces îles ne paraît très ancienne du point de vue géologique.» Voilà un ensemble de faits qui paraissent aussi contingents que l'inventaire de Prévert. Le travail du savant paraît devoir se limiter à les consigner le plus exactement possible. Mais arrive le génie qui les distingue d'une multitude d'autres, en apparence tout aussi contingents, les rassem- ble, les ordonne et les fait parler un langage que nul autre n'avait entendu. «J'étais bien préparé à apprécier la lutte pour l'existence qui se rencontre partout, et l'idée me frappa que, dans ces circonstances, des variations favora- bles tendraient à être préservées, et que d'autres, moins privilégiées, seraient détruites. Le résultat de cela serait la formation de nouvelles espèces. J'étais enfin arrivé à form uler une théorie. » Nul ne conteste que la théorie de l'évolution ne soit une théorie scientifique. Ses partisans, ses détracteurs, et ceux qui la contestent au nom d'une interprétation littérale de la Genèse, s'accordent sur ce point. Et pourtant, ce ne devrait pas en être une, si on la compare à la théorie de la gravitation. Newton rassemble des faits divers, le mouve- 96 
Le retour de la géométrie ment des planètes, la chute des corps, les marées, et les rattache à une loi commune, qui les détermine complète- ment. Il n'explique rien, il est même sceptique quant au réalisme physique d'une action à distance, mais il donne un modèle mathématique normatif, qui décrit parfaitement et complètement les phénomènes considérés, leur passé et leur avenir. Darwin, lui, découvre une logique interne, là où semblait régner l'arbitraire d'un Créateur, insère des phénomènes apparemment disparates dans une succession harmonieuse et les éclaire ainsi l'un par l'autre. Mais son modèle n'est pas normatif, en ce sens qu'il ne trace pas de chemin à l'évolution. La fameuse loi « survival of the filtest » est loin de déterminer révolution des espèces animales au sens où la loi de l'attraction newtonienne détermine les mouve- ments planétaires. Le principal mérite de la théorie de l'évolution est d'abord de discerner un fait central, l'évolution des espè- ces, sous lequel viennent se ranger une multitude de phénomènes. Il est ensuite de fournir des idées qui permet- tront de penser certaines transitions. Pour Lamarck, ce sera le développement des organes par l'usage que l'on en fait, et la transmission héréditaire des caractères acquis. Pour Darwin, ce sera la survie du mieux adapté dans la compé- tition pour la vie. Pour l'un comme pour l'autre, l'idée de l'adaptation des espèces au milieu. Nul ne songe à faire grief à la théorie de l'évolution de ne pas pouvoir prévoir le sens de celle-ci. A quoi ressemble- ront nos descendants dans un million d'années? Curieuse- ment, la question n'intéresse personne. L'intérêt se porte plutôt sur le passé: qui étaient nos ancêtres? D'ailleurs, la théorie de l'évolution ne peut pas plus répondre à cette question qu'à la précédente, même en allant sur le terrain: la paléontologie humaine est toujours à la recherche du 97 
Le calcul, l'imprévu «chaînon manquant» qui attacherait l' homo sapzens à l'arbre de toutes les généalogies. Comme la théorie de l'évolution, la théorie des catastro- phes est une théorie scientifique. Par suite d'un malen- tendu, on voudrait la rattacher plutôt au modèle newto- nien, c'est-à-dire en faire une théorie normative et prédic- tive, ce qu'elle n'est pas. Cela vient du fait qu'elle repose sur un modèle mathématique très sophistiqué, la classifica- tion des singularités de fonctions. On songe immédiatement au modèle newtonien, qui est dans toutes les mémoires, alors que la théorie de l'évolution n'a pas de support mathématique. Cela est une erreur à double titre. D'une part, un modèle mathématique, même exact, peut n'être pas prédictif. C'est ce que je me suis efforcé de montrer tout au long du chapitre précédent. Nous avons vu, au sein même du modèle newtonien, les méthodes quantitatives, visant à déterminer complètement l'avenir en fonction du présent, s'effacer devant les méthodes qualitatives, se contentant de lui tracer un cadre général. La théorie des catastrophes, bien qu'elle repose sur un modèle mathématique très élaboré, n'a pas de vocation à être normative ou prédictive. D'autre part, le jour n'est peut-être pas loin où l'on disposera d'un modèle mathématique pour la théorie de l'évolution. La notion de viabilité, par exemple, s'exprime très bien en langage mathématique, grâce aux travaux de J . - P. Aubin. Elle exprime que les systèmes biologiques ou sociaux ont une grande inertie d'évolution: ils conserve- ront la même direction tant qu'elle est viable, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'elle mette en péril la survie même du système. 98 
Le retour de la géométrie Systèmes dissipatifs Nous allons maintenant nous tourner vers une catégorie très spéciale de systèmes dynamiques : les systèmes dissi- pa tifs. Ce sont ceux dont la dynamique est particulièrement simple: tout mouvement s'atténue avec le temps et tend vers une position de repos. Les quelques positions de repos possibles sont appelées des équilibres. Détaillons cela. Un système dissipatif peut présenter une ou plusieurs positions d'équilibre. Si, à l'instant initial, le système est placé sur une position d'équilibre, avec une vitesse nulle, il ne s'en écartera jamais: le mouvement se résume alors d'une station indéfinie sur la position d'équi- libre. Pour toute autre condition initiale, soit que le système soit placé ailleurs qu'à l'équilibre, soit qu'on lui imprime une certaine vitesse initiale, le mouvement se déclenche. Mais il s'amortit progressivement: la vitesse devient de plus en plus faible, et le système se rapproche indéfiniment d'une position limite, qui se trouve être un équilibre. Un système dissipatif a donc une dynamique particulière- ment simple: la connaissance des équilibres la résume entièrement. Quelles que soient les conditions initiales, position et vitesse, le système se retrouvera toujours au voisinage d'un équilibre, au bout d'un certain temps. Il n'y aura donc pas de trajectoire périodique, comme dans le problème de Kepler, où le mobile repasserait indéfiniment par les mêmes points, mais les quitterait aussitôt. Encore moins y aura-t-il de trajectoires plus compliquées, à carac- tère stochastique, comme on en avait observées en mécani- 99 
Le calcul, l'imprévu que céleste. Pour un système dissipatif, toutes les trajectoi- res se dirigent vers un équilibre et restent indéfiniment à son vOIsInage. L'exemple le plus familier d'un système dissipatif est le pendule amorti. Donnons-lui une tige rigide, ce qui facili- tera l'observation des grandes oscillations. Le montage consiste donc en une tige rigide, pivotant autour d'une de ses extrémités, et portant à l'autre une boule en cuivre, pour respecter la tradition. On repère immédiatement un équilibre: pendule verti- cal, boule en bas. Effectivement, si on lâche le pendule dans cette position, sans vitesse initiale, il n'en bougera pas. Ce qui est moins évident, c'est qu'il y a un autre équilibre: pendule vertical, boule en haut. Si on lâche le pendule dans cette position exacte, sans lui imprimer la moindre vitesse, il ne bougera pas. En fait, c'est un équilibre qui existe, certes, mais qui est instable, et qui, comme tel, sera difficile à observer expérimentalement. Le plus petit écart de la verticale, la moindre impulsion initiale s'ampli- fieront et conduiront à la chute du pendule vers l'autre équilibre. Si maintenant on imprime au pendule un mouvement quelconque, soit en l'écartant de la verticale et en le lâchant, soit en le lançant, on verra le mouvement s'amortir pour arriver finalement à l'équilibre: quelques tours com- plets si le lancer a été assez violent, puis quelques grandes oscillations qui s'amortissent, et enfin de petites oscillations autour de la position verticale qui vont en s'amenuisant. On constate par la même occasion que la position verticale, boule en bas, est un équilibre stable, donc facile à réaliser expérimentalement: si le pendule s'en écarte légèrement, le mouvement l'y ramène de lui-même. L'amortissement du mouvement est assuré par les divers frottements inhérents au système, particulièrement la ré sis- 100 
Le retour de la géométrie tance de l'air. On peut les augmenter, par exemple en plongeant notre montage dans l'eau: on verra alors le pendule se diriger directement vers sa position d'équilibre, sans même osciller autour. Ces frottements opèrent en dissipant l'énergie du système sous forme de chaleur: l'énergie cinétique, c'est-à-dire la part investie dans le mouvement, ne peut que diminuer. Lorsqu'elle tombe à zéro, le mouvement s'arrête en une position d'équilibre. D'où le nom de système dissipatif. Cet exemple simple nous montre déjà qu'il faut distin- guer entre équilibres stables et instables. Les uns et les autres sont des positions où le système peut rester indéfini- ment, mais seuls les premiers peuvent attirer d'autres trajectoires, et donc jouer un rôle dans la description globale du mouvement. Cette distinction apparaîtra de manière encore plus claire si nous prenons un exemple à deux dimensions. Plaçons une bille dans un bol: elle va rouler, glisser peut-être, le long des bords. En fin de compte, toujours à cause des frottements, elle finira par s'immobiliser au fond. Compliquons maintenant la forme du bol. Nous le voulons dissymétrique; le fond présentera deux bassins séparés par un seuil. Si nous lâchons de nouveau notre bille, son mouvement sera sans doute plus compliqué, mais elle finira quand même par s'immobiliser an fond. Mais, cette fois, il y aura deux positions d'équilibre possibles, une au fond de chacun des bassins, stables l'une et l'autre. Il y en aura même une troisième, instable celle-là, quelque part sur le seuil séparant les creux: en effet, quelque part sur ce seuil doit se situer un col, où la bille resterait en équilibre, ne sachant de quel côté tomber. Il sufit de la moindre impulsion pour lever son hésitation et précipiter- sa chute vers l'un des deux équilibres stables. On peut compliquer encore, augmenter le nombre 101 
Le calcul, l'imprévu B Figure 24. Le bol dissymétrique. On a indiqué les trois positions d'équilibre: deux stables (A et B) et une instable (C). d'équilibres. On arrive alors à un paysage réparti en bassins, séparés par des chaînes montagneuses, et COmITIU- niquant par des cols. Les traits fondamentaux du relief sont d'une part le fond des bassins, d'autre part les lignes de crête. Ces dernières sont ponctuées alternativement de sommets et de cols: sur une ligne de crête joignant deux sommets, il doit toujours se trouver un col. Une analogie physique du mouvement est alors fournie par le ruissellement de l'eau de pluie. Celle-ci descend le long des pentes pour aller stagner au fond des bassins, où se forment les lacs : voilà les équilibres stables. Les lignes de partage des eaux, frontières naturelles entre deux bassins, sont justement les lignes de crête. Elles sont ponctuées 102 
Le retour de la géométrie d'équilibres instables, cols ou sommets, d'où l'eau coule indifféremment vers un bassin ou l'autre. C'est ainsi qu'il faut se représenter les systèmes dissipa- tifs en général. Un certain travail peut être nécessaire pour définir de manière adéquate ce que l'on appellera l'état du système. Par exemple, pour les systèmes dits du second ordre, comme le pendule, ou la bille dans son bol, l'état sera le couple position/vitesse, et non uniquement la position. Cette précaution prise, le mouvement du système dissipatif, c'est-à-dire la succession temporelle des états, sera fidèle à l'analogie du ruissellement. On aura un certain nombre d'équilibres stables, qui se partageront l'espace des états en bassins d'attraction. Tout mouvement commencé dans un bassin tend inéluctablement vers le repos sur l'équilibre stable correspondant, comme le ruisseau coule vers le lac. Les frontières entre les bassins sont ponctuées d'équilibres instables, qui ne savent de quel côté pencher. Ces équilibres instables sont de peu d'importance pour une description globale. Seul importe le tracé des bassins d'attraction. A moins de se situer exactement sur une frontière, cas exceptionnel et de toute façon instable, l'état initial appartiendra à un bassin d'attraction, qui détermine l'équilibre vers lequel tend le système. Il est tentant - et réaliste, si les mouvements sont assez rapides - de mettre entre parenthèses toute l'évolution intermédiaire et de résumer la dynamique par la transi- tion : état initial  équilibre final Il faut remarquer deux choses. La première est que cette correspondance n'est pas continue: de petites variations de l'état initial peuvent conduire à un équilibre final différent. Il suffirait pour cela que l'état initial soit situé près d'une frontière; un petit déplacement lui ferait alors sauter le pas 103 
Le calcul, l'imprévu et tomber dans un bassin d'attraction différent. La seconde est que l'on observera rarement autre chose que des équilibres: si les mouvements sont assez rapides, la transi- tion vers l'équilibre ne durera que peu de temps, alors que ce dernier, en principe, subsistera éternellement. o o o / Figure 25. Le potentiel d'un système dissipatif, représenté par ses courbes de niveau. Le système « coule» naturellement jusqu'à l'un des deux équilibres stables, BI ou B 2 , au fond des bassins. S'il est placé en l'un des sommets SI ou S2, ou au col C, il y restera en équilibre instable. On a tracé la ligne de crête séparant les deux bassins, et une trajectoire typique, partant de Eo: elle doit être perpendiculaire aux lignes de nIveau. Pour des systèmes dissipatifs complexes, l'espace des états a bien plus de deux dimensions: dix, cent, mille, plus encore. Cela signifie qu'il faut dix, cent ou mille variables 104 
Le retour de la géométrie indépendantes pour décrire complètement un état du système. Mais l'analogie avec la situation bidimensionnelle que nous venons de décrire, avec le ruissellement sur un relief, reste toujours parfaite. Ce relief porte même un nom: c'est ce que l'on appelle le potentiel du système. De manière précise, chaque état du système est associé à un point de base, et l'altitude du relief au-dessus de ce point est mesurée par un nombre, qui est justement la valeur du potentiel pour cet état. L'idée si élémentaire que l'eau coule jusqu'au fond des cuvettes et y stagne s'énonce en termes savants: «Les équilibres stables sont les minima du potentiel.» Un minimum est le point le plus bas d'un bassin, un maximum est le point culminant d'un sommet. Nous parlerons doré- navant de potentiel plutôt que de relief: cela fait plus scientifique, cela évoque moins l'alpinisme. Au lieu de dire que l'eau descend le long des pentes, nous dirons que le potentiel décroît le long des trajectoires du système. Plus précisément, si l'on part d'un état initial Eo à l'instant 0, les états ultérieurs Et sont entièrement déterminés par les équations différentielles. Si l'on compare la valeur V(Et) du potentiel à l'instant t à sa valeur V(E T ) à un instant ultérieur T>t, on constatera qu'il aura décru, c'est-à-dire que V(E T ) est plus petit que V(E t ). Il ne saurait y avoir égalité que si, en fait, l'état lui-même est resté inchangé entre t et T, c'est-à-dire que Et = ET est un équilibre. Cette hypothèse mathématique a plusieurs conséquences, en particulier l'irréversibilité du mouvement. Dès que le mouvement aura commencé et que l'on aura quitté l'état initial, on ne pourra plus le retrouver. En effet, le potentiel, ne pouvant que décroître, ne repassera pas deux fois par la même valeur. Cela exclut, par exemple, l'existence de trajectoires pério- diques qui repasseraient indéfiniment par les mêmes états. 105 
Le calcul, l'imprévu Les exemples de systèmes dissipatifs abondent dans la nature, et le potentiel associé a en général une signification physique reconnue. Dès qu'un système mécanique perd son énergie par frottement, sans que ces pertes soit compensées par une source extérieure, il est de ce type, et le potentiel n'est autre que l'énergie. D'autres le sont de manière plus détournée. La thermodynamique classique, par exemple, associe aux systèmes physiques diverses fonctions (énergie libre, enthalpie libre, potentiel chimique, entropie) qui, dans des circonstances bien définies, joueront le rôle de potentiel. D'où, justement, l'irréversibilité du temps en thermodynamique. Cela s'applique par exemple aux gaz. Le potentiel sera une fonction du volume, de la pression et de la tempéra- ture. L'équilibre est obtenu en cherchant l'état où ce potentiel est minimal. On obtient alors une relation entre ces trois variables, qui sera la loi de Mariotte PV = RT pour un gaz parfait, légèrement compliquée pour un gaz réel. Insistons sur le fait que cette relation n'est valable qu'à l'équilibre, mais que le potentiel thermodynamique, en principe, porte sur tous les états concevables du gaz, en particulier ceux qui ne vérifieraient pas la loi de Mariotte. Or, ces derniers ne sont jamais observés, à moins de montages particuliers. Ils n'apparaissent que durant la très brève période de transition vers l'équilibre, si l'on a su réaliser physiquement un état initial qui ne soit pas un équilibre, c'est-à-dire qui ne vérifie pas la loi de Mariotte. Il faut par exemple réaliser une surpression locale ou ouvrir au gaz un volume supplémentaire. Encore ces états transi- toires seraient-ils mal décrits par les trois variables, pres- sion, volume, température, qui ne sont bien définies et homogènes qu'à l'équilibre, justement. Il faudrait intro- duire une description beaucoup plus fine du système par des 106 
Le retour de la géométrie variables supplémentaires, ou même revenir au modèle de Boltzmann, c'est-à-dire aux mouvements individuels des molécules. La dynamique sous-jacente à la réalisation et à la stabilité de l'équilibre thermodynamique n'a donc qu'un caractère virtuel. Les variables thermodynamiques sont pertinentes à l'équilibre mais non ailleurs. Le potentiel thermodynami- que donne bien les équilibres, mais on ne peut en tirer aucun modèle réaliste de l'évolution des déséquilibres vers l'équilibre. C'est une statique sans dynamique. On se trouve ainsi ramené à l'idée que, dans les systèmes dissipa tifs, seuls importent les équilibres stables, la dynami- que sous-jacente pouvant être ignorée. Cette idée part de la simple constatation d'un fait d'expérience: les systèmes réels seront toujours observés à l'équilibre, donc au repos. Mais elle est lourde de conséquences. Il sera légitime de proposer un modèle dynamique d'un phénomène visible- ment statique: on le décrira par un système dissipatif, en arguant de l'idée précédente. Mieux encore, peu importera que le potentiel proposé paraisse davantage un être mathé- matique qu'une réalité physique (quel instrument mesurera directement l'entropie ou l'enthalpie, comme le thermomè- tre mesure la température ?), voire même que la dynami- que qu'il dessine pour rendre compte des transitions vers l'équilibre soit irréaliste. En thermodynamique, ce n'est jamais bien grave, car on peut toujours se rabattre sur d'autres modèles, plus fins, pour décrire les déséquilibres. Mais la tentation est grande de plaquer sur des phénomènes dont le mécanisme nous échappe un modèle mathématique sous forme de système dissipatif, sans rechercher pourquoi un tel modèle devrait convenir, ni appuyer le potentiel proposé sur quelque fondement phénoménologique. On se bornera à vérifier que le potentiel proposé présente autant de minima que le 107 
Le calcul, l'imprévu phénomène étudié a de formes stables, et à affirmer sur cette base une vague correspondance des uns aux autres. Il est clair qu'une telle méthode ne peut pas donner grand- chose de bon. C'est pourtant une tentation qui a fait beaucoup de victimes, particulièrement lorsque l'on a cherché des applications de la théorie des catastrophes aux sciences humaines, alors que c'est le domaine entre tous où il faudrait être prudent en affirmant l'existence de poten- tiels, puisque l'on n'en a ni justification théorique ni confirmation expérimentale. Catastrophes Cela dit, les systèmes réels ne manquent pas que l'on peut décrire par un système dissipatif avec quelque réa- lisQ1e. Le modèle mathématique, si tant est qu'on puisse l'écrire complètement, se présente alors sous forme d'un potentiel qui régit l'évolution d'une multitude de variables. Ces variables, que nous appellerons dorénavant variables internes, définissent l'état du système. Si le système est tant soit peu complexe, sa description complète nécessitera un grand nombre de variables internes, qui toutes intervien- dront dans le potentiel. Peu nous importe quelle est l'expression mathématique de celui-ci: il nous suffit dç savoir qu'il existe. Ses minima sont des équilibres stables, et le système se placera naturellement au repos sur l'un d'eux. Agissons maintenant de l'extérieur sur le système. Pour être précis, disons que le système dépend d'un certain nombre de paramètres extérieurs et que nous agissons sur deux d'entre eux. Les valeurs de ces deux paramètres 108 
Le retour de la géométrie interviennent dans l'expression du potentiel, et les modifier revient à modifier le potentiel, et donc à déplacer les équilibres. Pour comprendre cela, il est bon de reprendre l'analogie géographique. Modifier le potentiel, c'est modifier le relief. On peut exhausser les crêtes ou au contraire les éroder, creuser les bassins ou les combler. On verra alors les bassins se déformer et leur fond se déplacer. Si celui-ci est occupé par un lac, sa position changera avec les mouvements du terrain. Les frontières entre les bassins seront elles aussi déplacées, et tel ruisseau qui allait se jeter dans un lac ira dorénavant dans un autre. On s'aperçoit alors que ces changements, pourtant pro- gressifs et réguliers, peuvent se traduire par des phénomè- nes soudains, du moins à l'échelle des temps géologiques. Si un col ferme le bassin d'un lac de montagne, il pourra s'abaisser sans grande influence sur ce dernier. Si, toute- fois, il s'abaisse jusqu'à atteindre l'altitude du lac lui-même, il ne retiendra plus les eaux en amont, et le lac disparaîtra. La frontière entre son bassin et le bassin aval disparaît, et ils n'en font plus qu'un. Il y a donc une valeur critique qui est l'altitude du lac lui-même. Tant qu'on ne la franchit pas, les variations d'altitude du col n'ont que peu d'influence. Si, au contraire, on la franchit, dans un sens ou dans l'autre, on observe un changement important: apparition ou disparition d'un lac. C'est ce que Thom a baptisé catastrophe. Détaillons cela sur un modèle à une dimension, c'est-à- dire sur un système décrit par une seule variable interne. Si le potentiel est celui de la figure A, on voit que le système présente deux équilibres stables. Déformons doucement ce potentiel; les figures suivantes marquent les étapes. Peu de changements notables, tout au plus un déplacement continu 109 
Le calcul, l'imprévu Figure 26. La position de la bille durant le changement A--+B--+C--+D est indiquée en noir. Si l'on revient en arrière, D--+C--+B--+A, la position de la bille est indiquée en blanc. des équilibres, jusqu'à la position C. C'est le moment où le col séparant les deux bassins s'efface. L'un des équilibres disparaît au profit de l'autre. A partir d'ici, le système ne présente plus qu'un seul équilibre stable et un seul bassin. On peut agrémenter tout cela d'une bille posée initiale- ment sur l'équilibre supérieur. Au cours de la déformation, elle ne bougera guère, jusqu'au moment où' cet équilibre disparaîtra (position C). Elle tombera alors sur l'équilibre inférieur et y restera. Si, maintenant, on revient en arrière, c'est-à-dire si on revient par les mêmes étapes au potentiel initial, il faut remarquer que la bille ne reviendra pas à sa position initiale ! C'est que le bassin inférieur ne se vide jamais dans le bassin supérieur. Quand on repassera par C, la bille ne sautera pas vers le haut, elle restera en bas, et on se retrouvera finalement en A avec la bille posée sur l'équilibre inférieur. On peut maintenant dire ce que l'on appellera catas- trophe, pour un système dissipatif général : c'est la dispari- tion d'un équilibre stable et l'établissement d'un autre, consécutifs à une modification continue du potentiel. La manière dont on procède à cette modification est importante. Point n'est besoin de connaître l'expression 110 
Le retour de la géométrie mathématique du potentiel, ni même le nombre ou la nature des variables internes au système. Il suffit de savoir qu'ils existent: on a affaire à une boîte noire que l'on se résigne à ne pas ouvrir. On renonce à décrire le système de l'intérieur, mais on cherchera à le cerner par ses réponses à des stimuli extérieurs. Ce sera une description de l'exté- rieur, purement phénoménologique : le système n'est que la virtualité de toutes ses réponses possibles aux sollicita- tions du monde extérieur. Bien entendu, il ne s'agit pas de tout faire varier à la fois. Il est essentiel, pour l'application de la théorie des catastro- phes, que l'on choisisse un petit nombre de paramètres, un, deux ou trois, que l'on pourra faire varier simultanément, toutes choses étant maintenues égales par ailleurs. Les valeurs prises par ces paramètres extérieurs sont alors repérées par un seul point d'un espace à une, deux ou trois dimensions. Si on modifie continûment ces valeurs, c'est-à- dire si le point représentatif se déplace, le potentiel du système sera modifié de manière concomitante. Le sys- tème, initialement en un équilibre stable, suit les variations de celui-ci. Elles sont continues, sauf si cet équilibre vient à disparaître au profit d'un autre. Cela peut se produire pour certaines valeurs critiques des paramètres, les valeurs catastrophiques. Elles forment, dans l'espace des paramè- tres, une frontière dont le franchissement fait sauter le système d'un équilibre à un autre. Ce passage doit donc se signaler par une discontinuité dans les observations, quel- quefois même par un changement qualitatif, changement de phase par exemple. Zeeman a construit une machine à catastrophes. Elle consiste en une roue, fixée à plat sur un tableau, et tournant librement autour de son centre. A un point de sa périphérie sont fixés deux forts élastiques. L'un a son autre extrémité fixée au tableau, assez loin de la roue pour être toujours 111 
Le calcul, l'imprévu tendu. L'autre a une extrémité libre, entre les mains de l'expérimentateur, qui la place où il veut sur le tableau. Il n'y a pas de doute que le système soit dissipatif ; il est tout à fait élémentaire de calculer son potentiel en fonction de la seule variable interne, qui décrit la position de la roue. Disons simplement que l'équilibre résulte de la tension des élastiques. La position d'un point sur un plan, en l'occur- rence de l'extrémité libre sur le tableau, dépend de deux nombres. Voilà les deux paramètres qui agissent sur la machine de Zeeman. L'espace des paramètres est on ne peut plus concret : c'est le tableau. Faire varier les paramè- tres signifie promener l'extrémité libre sur le tableau. Si on réalise le montage, on s'aperçoit vite de l'existence d'une zone curieuse, sorte de quadrilatère aux sommets effilés. Si l'on franchit ses côtés de l'intérieur vers l'exté- rieur, on observe une catastrophe: la roue, qui jusque-là suivait docilement le mouvement, part brusquement dans l'autre sens et se retrouve après un demi-tour dans une nouvelle position d'équilibre. Nous laissons au lecteur le soin de réaliser son propre montage. Il pourra ainsi se convaincre qu'à chaque point intérieur au quadrilatère correspondent deux positions possibles pour la roue, et, à l'extérieur, une seule. Dans le cas d'ambiguïté, la position de la roue dépendra non seulement de l'endroit où se trouve placée l'extrémité libre, mais aussi du chemin qu'elle a pris pour arriver là. Si, par exemple, on lui fait traverser le quadrilatère de part en part, puis si on la fait revenir sur ses pas, en prenant soin de repasser exactement par les mêmes points, la roue ne retrouvera pas les mêmes positions. Ainsi, la réponse du système dépend non seulement des valeurs présentes des paramètres, mais aussi de leur historique. La machine de Zeeman est un système dissipatif à une seule variable interne, sur lequel on agit par l'intermédiaire 112 
a K b La machine de Zeeman. La partie gauche (a) représente le montage: la roue mobile, l'élastique inférieur fixe, l'élastique supérieur mobile. En promenant dans le plan l'extrémité libre, on s'aperçoit de l'existence de points particuliers, qui délimitent un quadrilatère. Par exemple, si l'on déplace l'extrémité libre de gauche à droite suivant la ligne horizontale tiretée, on verra la roue effectuer un demi-tour brutal lorsque l'on atteindra le point Q2. Si l'on fait le même trajet de droite à gauche, c'est en 01 que la roue sautera. Le point K est une fronce. La partie droite (b) suggère comment attacher les élastiques à la roue et montre le quadrilatère que délimitent les points catastrophiques, dessiné par un ordinateur (T. Poston et A. Woodcock). (E.C. Zeeman, Catastrophe Theory, Addison-Wesley, 1977.) 113 
Le calcul, l'imprévu de deux paramètres extérieurs. Il est remarquable que les phénomènes principaux se retrouvent pour les systèmes dissipatifs les plus complexes, pourvu que l'on n'agisse que sur deux paramètres à la fois. La théorie des catastrophes fournit un modèle général de cette situation: c'est la fronce. - 1 1 1 1 1 1 1 1 - 1 1 1 1 -_1 1 1 1 1- - - _1_ _ .-J_ ...... a 1 ;,.- ni....... 1 ....... 1 ,,/m2 1 m3 , -" -" x-" y- - ........ Figure 27. La fronce: comment la franchir. 114 
Le retour de la géométrie Le dessin est maintenant célèbre. Une surface, repliée sur elle-même, se projette sur un plan horizontal. Le pli se termine par une fronce, A, dont la projection horizontale, a, est un point de rebroussement pour le contour apparent. Ce dernier se compose de deux demi-courbes, ax et ay, projections horizontales d'une même courbe X A Y tracée sur la surface, à tangente verticale en A. L'arc A X délimite la nappe supérieure de la surface, l'arc A Y la nappe inférieure, les deux nappes fusionnant au-delà du point A. Le plan horizontal est l'espace des paramètres. De la multitude de variables internes du système considéré, on n'en retient qu'une seule, considérée comme significative: c'est la troisième dimension de notre dessin. La surface pliée représente alors F ensemble des équilibres possibles du système ; on en retire la partie comprise entre les nappes supérieure et inférieure, délimitée par la courbe X A Y, qui correspond à des équilibres instables. Alors, tout point du plan de base a un ou deux points de la surface au-dessus de lui. Cela signifie qu'à chaque couple de valeurs des paramè- tres correspond un ou deux équilibres. La hauteur du point au-dessus de la base donne la valeur de la variable interne retenue. On peut maintenant faire varier les valeurs des paramè- tres, c'est-à-dire promener le point représentatif m. Partons de la position initiale ma, à laquelle correspond sans ambiguïté l'état Mo. Déplaçons-nous vers la frontière ay, que nous franchissons sans dommage au point ml : l'état suit le mouvement, franchit l'arc A Y au point Ml et continue sur la nappe supérieure. Si, maintenant, le point m franchit la frontière ax, au point m2 par exemple, l'état M ne pourra plus suivre continûment, mais devra tomber sur la nappe inférieure, de M 2 en M. L'équilibre antérieur disparaît, et l'état est recueilli par un autre. A partir de là, 115 
Le calcul, l'imprévu on rentre dans une région de non-ambiguïté, et l'état suit docilement les variations des paramètres ; au point m3 par exemple correspond l'état M3. Si l'on désire à présent revenir à l'état initial Mo, on a le choix entre deux chemins. Le premier contourne le point de rebroussement a, et évite ainsi les frontières: on n'obser- vera pas de catastrophe. Le second traverse de nouveau la fronce, mais dans l'autre sens. Cette fois, le franchissement de la frontière ax passera inaperçu, et c'est au passage de ay que se produira la catastrophe, saut de l'état vers la nappe supérieure de la surface d'équilibres. On remarquera qu'à l'intérieur de la fronce, région comprise entre ax et ay, l'état du système sera fort différent au retour de ce qu'il était à l'aller. En un point tel que n, le système a deux états possibles, N et N'. Pour lever l'ambiguïté, il faut savoir par quel chemin on est arrivé au point n. La figure 27 en présente deux, conduisant l'un à N et l'autre à N'. C'est un phénomène d'hystérésis: le système se détermine en fonction de son histoire. Les conditions actuelles ne déterminent pas sa réponse, mais lui laissent plusieurs options entre lesquelles il choisit d'après son expérience passée. Théorie La théorie des catastrophes, dans le cas de deux paramè- tres extérieurs, nous enseigne que, si on agit sur un système dissipatif par l'intermédiaire de deux paramètres, toutes choses égales par ailleurs, les valeurs catastrophiques se rassembleront en fronces dans le plan des paramètres. L'énoncé est purement phénoménologique : on fait varier 116 
Le retour de la géométrie les paramètres, et on note les valeurs pour lesquelles le système saute d'un état à un autre. Il pourra ne pas y en avoir, c'est-à-dire que, dans tout le domaine expérimental, le système réagit continûment aux variations des paramè- tres. Mais s'il y en a, elles s'aligneront sur des courbes (les plis) qui pourront se croiser et présenter une ou plusieurs fronces. La machine de Zeeman, par exemple, dessine quatre fronces. La théorie ne donne pas de précision sur la forme des courbes de catastrophe. C'est en ce sens qu'elle est qualita- tive. Elle exclut seulement des situations plus compliquées. On pourrait imaginer, par exemple, que les valeurs catas- trophiques soient des points isolés, ou au contraire qu'il y ait un domaine du plan dont tous les points soient catastro- phiques. La théorie affirme qu'en général il n'en est rien. Attention à ce mot: en général. C'est le talon d'Achille de la théorie. Ses conclusions ne sont pas valables pour tous les systèmes dissipa tifs, mais seulement pour la plupart. Il peut fort bien se faire qu'un système particulier ne vérifie pas ces conclusions et que les valeurs catastrophiques refusent de s'aligner. La théorie affirme simplement que, si l'on pouvait rentrer dans le système et modifier tant soit peu ses équations, on pourrait tout faire rentrer dans l'ordre. En d'autres termes, une petite perturbation, menée de l'intérieur, suffirait à rétablir le schéma général et à faire apparaître les fronces prévues par la théorie. Il va sans dire que nous sommes plutôt habitués à étudier les équations qui nous sont données qu'à les modifier à notre fantaisie. La nature nous fournit le système, et elle ne modifiera pas son potentiel pour nous faire plaisir. D'un autre côté, si presque tous les potentiels sont adéquats, on ne voit pas pourquoi elle en aurait choisi précisément un qui échappe à la théorie des catastrophes. Si tel est le cas, il doit 117 
Le calcul, l'imprévu y avoir une raison physique (symétrie sous-jacente, rela- tions inconnues) qu'il doit être intéressant de trouver. Partie sur cette base, la discussion peut durer longtemps; elle dure depuis plus de dix ans, et nous aurons l'occasion d'y revenir. La théorie donne un énoncé analogue dans le cas de trois (et même de quatre, cinq et six) paramètres extérieurs. L'espace des paramètres est alors l'espace usuel à trois dimensions, et les valeurs catastrophiques doivent y dessi- ner des surfaces qui appartiennent à l'un des trois types suivants: - la queue d'aronde, - l'ombilic hyperbolique (la vague), - l'ombilic elliptique (le poil). Les noms imagés, mis entre parenthèses, viennent de Thom, et un coup d' œil sur les dessins suffit à les justifier. Figure 28. La queue d'aronde. 118 
Le retour de la géométrie Fïgul'e 29. L'ombilic hyperbolique. A partir du point 0, les sections se plient (la vague déferle). En fait, pour obtenir un ombilic complet, il faut rajouter à cette figure sa symétrique par rapport à la section médiane. o o a 1 , Figure 30. L'ombilic elliptique et quelques sections. 119 
Le calcul, l'imprévu Pour l'ombilic hyperbolique, il faut retirer une des feuilles; celle qui reste évoque alors une vague qui commence à déferler. Ces «catastrophes élémentaires» ont des propriétés analogues à la fronce. Voyons par exemple la queue d'aronde. Ses frontières sont perméables dans un sens seulement et délimitent des régions qui présentent zéro, un ou deux équilibres stables. La région intérieure aux deux arêtes de rebroussement en présente deux. Ces dessins manifestent déj à (et résolvent) les contradic- tions internes de la théorie des catastrophes. En effet, supposons que nous ayons la chance de tomber sur un système dissipatif, qui, soumis à l'action de trois paramètres pl, pz, P3, réagisse de la manière prédite par l'ombilic elliptique. Les valeurs catastrophiques, dans l'espace des (Pl, P2, P3), forment donc une surface analogue à celle de la figure 29. Fixons maintenant le troisième paramètre à une certaine valeur, P3 = a par exemple, et faisons varier les deux autres. Les valeurs catastrophiques seront à l'intersection de l'om- bilic avec le plan horizontal de hauteur a. La figure donne trois possibilités ; on constate que, si a = 0 est la valeur choisie pour le paramètre P3, les valeurs catastrophiques de (pl, Pl) se réduisent à un seul point, le sommet de l'ombilic. Or, si l'on ne fait varier que Pl et P2, P3 étant fixé, on n'a que deux paramètres extérieurs à agir sur le système et la théorie nous dit qu'on devrait observer des plis agrémentés de fronces, et non des points isolés. La réponse est que ces affirmations ne sont valables qu'en général: si elles sont fausses pour un système particulier, il suffit d'une légère perturbation pour les valider. Si l'on fixe P3 à 0, on contredit les conclusions de la théorie des catastrophes en dimension deux. Qu'à cela ne tienne. Changeons quelque peu les conditions de l'expé- 120 
Le retour de la géométrie rience : fixons P3 à une valeur petite, mais non nulle, a. La section par P3 = a, c'est-à-dire la nouvelle frontière catastrophique, n'est plus un point. Elle peut être réduite à néant, c'est-à-dire qu'il n'y a plus de valeurs catastrophi- ques de (Pl, P2) pour P3 = a. Elle peut aussi être constituée de trois lèvres, dont les commissures seront des fronces. Dans l'un et l'autre cas, les prédictions faites pour la dimension deux seront vérifiées. A ce sujet, il est intéressant de remarquer comment la théorie à trois paramètres contient la théorie à deux ou à un paramètre. Si l'on coupe par un plan (c'est-à-dire si l'on n'étudie que deux paramètres à la fois), on obtient en général une section composée de fronces. C'est en ce sens que l'on dira que les arêtes de rebroussement de l'ombilic elliptique sont des fronces. Si l'on coupe par une droite (c'est-à-dire si un seul paramètre varie à la fois), on obtient en général des points isolés sur cette droite. Le franchisse- ment de ce point le long de la droite entraîne la disparition (ou l'apparition) d'un équilibre stable. C'est ce que l'on appelle le pli, catastrophe élémentaire en dimension un. La surface de l'ombilic elliptique, à l'exception des arêtes et du sommet, est constituée de points plis. Un dernier point. On peut modifier artificiellement l'allure des frontières de catastrophes, en changeant simple- ment la façon de mesurer les stimuli extérieurs. Si on prend des unités plus grandes, par exemple, on réduira les valeurs nominales et on comprimera donc la figure. Des change- ments de paramétrage plus compliqués aboutiront à des déformations plus considérables, un plan deviendra une surface lisse (sans arête), une droite une courbe régulière (sans point anguleux). Mais on reconnaîtra toujours les catastrophes élémentaires. Les changements de paramé- trage, si compliqués soient-ils, ne peuvent faire apparaître une queue d'aronde là où il n'yen a point, ni la faire 121 
Le calcul, l'imprévu disparaître là où il y en a une. Ils peuvent étirer, compri- mer, courber, mais non plier. On voit que la théorie des catastrophes, contrairement à la rumeur publique, n'apporte pas de connaissance a priori, antérieure à toute expérience. Même si l'on a un bon systènle dissipatif, et trois paramètres à notre disposition, on ne peut pas savoir s'il y aura une queue d'aronde, un ombilic elliptique ou hyperbolique, des fronces, des plis, rien du tout, ou autre chose, avant d'avoir essayé (ou calculé, si l'on connaît le potentiel). Même s'il se révèle une queue d'aronde, la théorie est incapable de prédire sa position, ses dimensions ou même sa forme exacte. Ce qu'elle apporte, c'est l'idée d'étudier un système complexe de l'extérieur, par ses réponses à un petit nombre de stimuli bien caractérisés. C'est l'attention portée à certains phénomènes, saut d'un équilibre vers un autre, ambiguïté, hystérésis, inattendus dans des systèmes déter- ministes, mais pourtant fort généraux. C'est enfin un cadre conceptuel où l'on pourra classer les résultats expé- rimentaux, sept figures de géométrie (nous n'en avons donné que cinq) à porter avec soi et à reconnaître dans la nature. Critique La théorie des catastrophes a été l'un des épisodes les plus marquants de la vie scientifique de ces dernières années. La parution, fort attendue, en 1972, de son livre Stabilité structurelle et morphogenèse, au titre pourtant peu alléchant, propulsait immédiatement René Thom au hit- parade des magazines internationaux et manquait lui coû- 122 
Le retour de la géométrie ter, auprès de ses collègues mathématiciens, une réputation pourtant acquise sur des terrains plus techniques et mar- quée par une médaille Fields en 1962. Parallèlement, Christopher Zeeman appliquait la théorie à une foule de sujets, des battements du cœur aux mutineries dans les prisons, et soulevait dans son sillage autant de critiques que de disciples. Il Y eut des instants de franche comédie. Certains catastrophistes ne reculaient devant rien pour aligner sur une fronce des points expérimentaux qui, à l'œil non prévenu, formaient plutôt un nuage qu'une ligne. Pour ma part, je chéris l'aphorisme de Sussmann : « En mathémati- ques, les noms sont arbitraires. Libre à chacun d'appeler un opérateur auto-adjoint un " éléphant", et une décomposi- tion spectrale une "trompe". On peut alors démontrer un théorème suivant lequel " tout éléphant a une trompe ". Mais on n'a pas le droit de laisser croire que ce résultat a quelque chose à voir avec de gros animaux gris. » Il est certain que le vocabulaire choisi, à commencer par le mot « catastrophe », n'était pas neutre. Maintenant que la polémique s'est apaisée, on peut tenter de porter un jugement sain. La première remarque à faire est que l théorie des catastrophes existe à défaut d'autre chose. Ce que Thom appelait, et bien d'autres avec lui, était une théorie plus générale, applicable à des systèmes dynamiques plus généraux que les systèmes dissi- patifs. Une telle théorie aurait dû décrire bien d'autres « catastrophes » que la destruction d'un équilibre stable au profit d'un autre. Un système non dissipatif n'est plus contraint au repos sur un équilibre : il peut tourner indéfi- niment sur une trajectoire périodique ou parcourir un attracteur étrange. Ce sont les transitions entre ces diverses possibilités qui constitueraient les véritables «catastro- phes ». 123 
Le calcul, l'imprévu On est très loin d'une telle théorie des catastrophes généralisée. La seule chose qui soit bien comprise est la formation d'une trajectoire périodique aux dépens d'un équilibre stable (bifurcation de Hopf). Il est même douteux qu'une telle théorie puisse exister un jour; en tout cas, elle ne conduira pas à un catalogue aussi simple que celui des sept catastrophes élémentaires. On sait déjà qu'il y a une liste infinie de modèles pour les catastrophes généralisées, même si on n'en connaît que quelques-uns. La théorie des catastrophes, telle qu'elle existe aujour- d'hui, est donc pour longtemps encore le seul outil dont nous disposions pour décrire l'influence de paramètres extérieurs sur les systèmes dynamiques. Elle ne s'applique qu'aux systèmes dissipatifs, et encore dans certaines condi- tions, dont on ne sait jamais si elles sont réunies. L'ensem- ble est si restrictif que les exemples bien authentifiés ne courent pas les rues - si l'on excepte les machines fabriquées ad hoc. Du point de vue strictement scientifique, c'est une théorie en quête d'applications. Mais le projet de Thom était métaphysique plutôt que scientifique. La thèse qu'il développe dans son livre est que les formes décrites par la théorie des catastrophes, et en particulier les sept catastrophes élémentaires, sont les éléments dont les combinaisons permettent de recréer l'infinie variété des formes naturelles. Thom a écrit le Timée des Temps modernes; à deux mille ans d'intervalle, il se fait l'écho de la grande voix qui disait: «En toute raison, et en toute vraisemblance, le tétraèdre est l'élément et le germe du feu, l'octaèdre celui de l'air, l'icosaèdre celui de l'eau », te cube étant réservé à la terre et le dodécaèdre étant la figure de l'univers. Ce sont ces cinq solides réguliers qui ont constitué depuis les Grecs le substrat géométrique de notre perception de l'espace. Encore aujourd'hui, nous ne concevons pas de 124 
Le retour de la géométrie meilleure manière de l'occuper que par des cubes. L'acte d'empiler des cubes n'est pas seulement un jeu enfantin, c'est aussi l'acte générateur de l'espace euclidien, qui n'est pas autre chose que la possibilité de poursuivre ce geste indéfiniment. Il trouve son accomplissement dans le fameux repère absolu de la physique classique, qui enserre dans ses mailles tout l'univers newtonien. Et l'art lui-même n'est jamais resté indifférent à la géométrie des polyèdres: l'ècole cubiste en peinture, et son effort pour retrouver sous le bouillonnement des volumes leur architecture polyé- drale, n'est que l'avatar le plus spectaculaire de ce souci permanent. Ce que propose Thom, c'est un renouvellement, ou du moins un enrichissement, de notre bagage intuitif. Dans son monde, comme dans celui de Platon, nul n'entre s'il n'est géomètre. Chacun d'eux explore, avec les moyens que les mathématiques mettent à sa disposition, les grands problèmes posés par la science de son temps, cosmologi- ques pour l'un, biologiques pour l'autre. Pour Platon, le démiurge construit le monde en se pliant à la nécessité des cinq solides réguliers. Pour Thom, la nature parle un langage dont les sept catastrophes élémentaires sont les mots. Le postulat central de la métaphysique de Thom est qu'à tout objet naturel est associée une certaine dynamique. La forme sous laquelle il apparaît à l'observateur n'est autre que la frontière de catastrophes associée à ce système, dont l'objet naturel occupe l'espace des paramètres. Thom, et c'est là un aspect étonnamment platonicien de sa théorie, ne requiert nullement que ce système dynamique ait une réalité physique. On peut soit le rejeter dans l'au-delà des Idées, soit y voir une catégorie a priori de notre enten- dement, liée à la structure neurologique du cerveau. C'est aÎnsi, par exemple, que la forme d'une vague défer- 125 
Le calcul, l'imprévu lant sur une plage évoque l'ombilic hyperbolique; mais il n'y a aucune justification hydrodynamique à cette ana- 10 gi e . Un tel postulat paraît moins contestable dans le domaine biologique que physico-chimique. On conçoit aisément que la matière vivante soit le théâtre permanent d'une myriade de transformations simultanées qui, pour invisibles qu'elles soient à l'échelle des observations, n'en déterminent pas moins les propriétés en chaque point. Voici longtemps que, pour décrire la morphogenèse, c'est-à-dire la succession des formes, de l'œuf à l'embryon, les biologistes ont introduit l'hypothèse d'un potentiel morphogénétique. Ainsi peut- être pourra-t-on assigner au système dissipatif que postule la théorie des catastrophes une réalité physico-chimique. Lorsque apparaît une frontière différenciant deux tissus, on peut y reconnaître une catastrophe du type pli. Elle peut se creuser d'un sillon, s'exfolier en une cloque, émettre un cil, auquel cas il faudra faire appel à la fronce, à la queue d'aronde, à l'ombilic elliptique. Il nous reste un dernier point à souligner: le rôle du temps. Certes, le mathématicien peut se contenter de dire que le temps est simplement le quatrième paramètre, t, les trois autres étant les coordonnées d'espace, et parler des catastrophes se déployant dans un espace à quatre dimen- sions. Ce qu'observe le physicien ou le biologiste, ce n'est pas cet espace-temps, mais ses sections à t constant, ce n'est pas cette magnifique catastrophe quadridimensionnelle, mais une succession temporelle de catastrophes tridimen- sionnelles. Or, il existe deux catastrophes élémentaires en dimen- sion quatre: l'ombilic parabolique et le papillon. Leurs sections à t constant combinent des queues d'aronde, des ombilics elliptiques et hyperboliques, suivant des règles strictes. Qui ne les connaît pas, qui n'a pas reconnu 126 
Le retour de la géométrie le centre organisateur voit simplement naître, changer, mourir des formes dans l'espace, sans règle apparente. A qui le connaît est donnée la clef de cette histoire, le sens de cette évolution: il voit les formes danser un ballet aux règles aussi strictes que le quadrille des lanciers. Si l'on coupe une queue d'aronde ou un ombilic elliptique par un plan passant par son centre, on observe une figure simple, point ou courbe. Si l'on déplace ce plan, la figure explose, révélant toute une complexité cachée. C'est ainsi qu'une succession de formes dans l'espace peut être com- prise comme une seule forme dans l'espace-temps, dont on observerait les sections à t constant. Une catastrophe de l'espace-temps se manifeste en déployant, ou au contraire en repliant, une forme relativement simple, observée en t = 0, en formes plus complexes aux instants ultérieurs. Thom voit ce processus à l'œuvre dans les développements embryonnaires, particulièrement dans les différents stades de la segmentation de l'œuf (blastula, gastrula, morula). Il y voit le modèle mathématique de la morphogenèse, construction de l'embryon par différenciations successives à partir d'un germe simple, processus centrifuge, alors qu'un processus centripète aurait consisté à monter des organes d'origines diverses sur un support commun. IJa théorie des catastrophes est un regard posé sur le monde. Ce regard ne date pas d'hier, c'est le regard même d'Héraclite, pour qui le combat, Polemos, était le père de toutes choses, et qui voyait dans le monde le théâtre sans cesse changeant de l'affrontement des contraires. La théo- rie des catastrophes exprime cela aujourd'hui en disant que toute forme résulte d'un conflit d'attracteurs. A sa racine, on trouve un regard chargé d'émerveillement naïf, comme au premier jour du monde. C'est l'aventure d'un grand savant, qui non seulement retrouve cette vision présocrati- que, préscientifique du monde, mais réussit à nous la faire 127 
Le calcul, l' imp rév u partager. « Finalement, le choix des phénomènes considé- rés comme scientifiquement intéressants est sans doute largement arbitraire. La physique actuelle construit des machines énormes pour mettre en évidence des états dont la durée de vie n'excède pas 10 -23 seconde. On n'a sans doute pas tort de vouloir, par l'emploi de tous ]es moyens techniques disponibles, faire l'inventaire de tous les états accessibles à ]' expérience. On peut néanmoins se poser légitimement une question : quantité de phénomènes fami- liers (au point qu'ils n'en attirent plus l'attention) sont cependant de théorie difficile: par exemple, les lézardes d'un vieux mur, la forme d'un nuage, la chute d'une feuille morte, l'écume d'un bock de bière... Qui sait si une réflexion mathématique un peu poussée sur ce genre de petits phénomènes ne se révélerait pas, finalement, plus profitable à la science? » Si nous ne suivons pas Thom sur le terrain métaphysique, que reste-t-il de la théorie des catastrophes? Son apport concret, immédiat, à la science, nous l'avons vu, est sans commune mesure avec les espoirs qu'elle a suscités et le langage que ses pionniers ont tenu. La raison tient sans doute au fait que, finalement, dans la nature, il y a peu de systèmes dissipatifs bien authentifiés, la plupart des dyna- miques étant beaucoup plus complexes. Il reste qu'elle ouvre les yeux sur les mutations qui se produisent dans la connaissance scientifique. C'est le pro- totype des modèles à venir  qualitatifs bien que mathéma- tiques. C'est aussi le retour de la géométrie, la revanche de la figure sur les calculs. Tout cela part d'un fait central, longuement analysé au chapitre précédent: l'impossiblité d'effectuer certains cal- culs et donc de connaître certains systèmes dont la dyna- mique, quoique déterministe, est trop complexe. Devant cette constatation s'instaure l'idée qu'une connaissance 128 
Le retour de la géométrie qualitative est possible, connaissance qui ne permettrait pas de prédire les phénomènes, mais de les répertorier. C'est ce que fait la théorie des catastrophes, dans un domaine hélas trop restreint. En se limitant aux systèmes dissipatifs, les plus simples de tous les systèmes dynami- ques, elle donne un modèle mathématique cohérent de systèmes déterministes que l'on qualifierait volontiers de créatifs: ils ne se répètent pas (hystérésis), ils ordonnent des formes (morphogenèse). Elle le fait en évacuant le temps, en le chassant hors des constructions qu'elle bâtit. L'architecte s'enferme dans son édifice. Le Temps reste dehors, et ce n'est que sa statue qui trône dans ces vastes palais glacés. Il est chassé de la théorie des catastrophes dès la première minute, par la décision de ne retenir de l'évolu- tion des systèmes dissipatifs que leur état d'équilibre. C'est réduire la dynamique à la statique; la dynamique des systèmes dissipatifs, quoique pauvre, n'en recèle pas moins nombre de phénomènes intéressants, comme en témoigne la thermodynamique. Le Temps fait sa rentrée plus tard, comme quatrième dimension de l'espace-temps où se déploie une catastrophe. Cette image géométrique, reflet stationnaire d'un temps irréversible et fugitif, en évoque une autre, l'ellipse de Kepler. Les catastrophes élémentaires de Thom, comme les ellipses de Kepler, sont des tentatives pour enfermer le temps dans l'espace et le saisir par la géométrie. Alors que Kepler construisait avec les outils mathématiques légués par les Grecs, Thom bénéficie de la topologie moderne. L'un utilise le Traité des coniques d'Apollonius ; l'autre la théorie des singularités de fonctions. Mais, alors que le modèle de Kepler, traduit mathémati- quement par Newton, aboutit à un univers fermé, un universel présent qui renferme, de manière explicite, tout 129 
Le calcul, l'imprévu passé et tout avenir, un univers sans surprise à qui sait calculer, la théorie des catastrophes voit un univers ouvert, où le mathématicien discerne et classe des formes, bien heureux s'il sait les attraper au passage, tel un chasseur de papillons. 
4. Fin et commencement Nous VOICI arrivés au terme de notre voyage. Nous sommes partis de l'univers de Ptolémée, agencement com- plexe et raffiné de mouvements circulaires. Nous avons vu cette construction, devenue anarchique et fragile avec le temps, abandonnée au profit de la simplicité des orbites elliptiques et des trois lois de Kepler. Alors s'ouvre l'âge d'or de l'univers newtonien, organisé jusque dans le moin- dre détail par la loi de la gravitation. C'est l'époque de la transparence parfaite: le temps s'inscrit dans l'espace, le passé et l'avenir sont écrits dans l'instant présent, pour qui sait les lire. Le mouvement des planètes sur leurs orbites se réduit, grâce à la loi de Newton, à une propriété géomé- trique des ellipses. On retrouve ce point de vue dans la théorie de la relativité générale, qui est aujourd'hui l'héritière directe de la cosmologie newtonienne. Einstein introduit un espace- temps à quatre dimensions, dont les propriétés géométri- ques se traduiront, pour nous qui n'en voyons que trois à la fois, par une apparence de mouvement. Certes, de Newton à Einstein, on est passé de trois à quatre dimensions, et la courbure de l'espace-temps est autrement compliquée à étudier que la géométrie des coniques. Il reste que la tentative est la même: réduction du temps à l'espace, substitution au mouvement d'une géométrie. Ce sont des 131 
Le calcul, l'imprévu univers clos, régis par un déterminisme strict, où l'écoule- ment du temps n'apporte rien de nouveau, rien que l'on ne sache déjà, et que l'on n'aurait pu prédire de toute éternité. La critique de Poincaré et les acquis de la théorie moderne des systèmes dynamiques ont montré les insuffi- sances d'une telle conception. L'image que nous laisse leur analyse est celle d'un temps totalement imprévisible et donc foncièrement novateur, qui refuse obstinément de se laisser enfermer dans le présent. Le modèle, très concret, de la transformation du boulanger nous montre comment une telle conception du temps est compatible avec des lois qui seraient déterministes. Au sein même de la mécanique céleste la plus étroitement newtonienne, on a pu mettre en évidence des phénomènes qui s'apparentent davantage au lancer des dés qu'à la belle régularité des mouvements képlériens. L'observateur est devant ce genre de situation comme au bord d'un fleuve qui coule en tourbillons et dont il cherche à noter les états successifs et changeants. C'est là un univers ouvert, où le temps est insaisissable. On peut reprendre la phrase d'Héraclite: «Nul ne peut descendre deux fois dans le même fleuve. » Mais, de cet universel passage, on peut aussi tenter de sauver quelques images, on peut reconnaître quelques-unes de ces formes fugitives que le courant emporte, et les retenir. C'est ce que nous faisons tous, car du temps perdu notre mémoire ne garde que quelques souvenirs épars, et quelquefois incons- cients. Dans un autre domaine, c'est ce qu'essaie de faire la théorie des catastrophes. Certaines dynamiques très parti- culières se cristallisent en fronces, en ombilics ou en papillons, et l'expert saura identifier ces formes dans le flot du changement, même s'il ne peut expliquer leur genèse ou prévoir leur passage. On assiste ainsi, en fin de course, à une résurgence de la 132 
Fin et commencement géométrie. Car les catastrophes élémentaires sont des figures géométriques, qui résument une dynamique pauvre, si pauvre qu'elle reste cachée. Mais le rôle de la géométrie est ici bien moins ambitieuse que dans la cosmologie de Newton ou d'Einstein. On lui demande non pas de fournir un modèle global et exhaustif de la réalité spatio-tempo- relle, mais un cadre permettant de reconnaître certaines situations, où la dynamique s'efface devant la statique. C'est au fond un aveu d'impuissance. Les mathématiques oscillent entre deux conceptions du temps. L'une, se traduisant naturellement dans un langage géométrique, est une conception globale, où le présent appelle l'avenir et répond au passé, comme les galaxies les plus lointaines influent par leur attraction newtonienne sur l'agitation des molécules ici-bas. L'autre voit dans l'écoulement du temps une succession d'états, indépen- dants dans une large mesure, si bien que les traces du passé s'estompent très vite, et que chaque instant apporte quelque chose de fondamentalement nouveau par rapport au précédent. La vraie nature du temps échappe aux mathématiques, qui ne peuvent que manifester la tension entre ces deux extrêmes. Leur opposition n'est d'ailleurs pas nouvelle et déborde largement le cadre de la science. Pour ma part, j'en vois l'illustration la plus émouvante dans le couple antagoniste que forment l' IUade et ['Odyssée. Le lecteur acceptera peut-être une incursion dans cette œuvre, qui a marqué des générations. D'un bout à l'autre de l'Odyssée, le temps est d'un seul tenant. Le présent appelle l'avenir et se réfère au passé. Le futur est annoncé et préfiguré, le passé conditionne le présent. Toute l'œuvre est tendue vers le retour d'Ulysse, VOO"[L- tJ.ov fltJ.aQ, le jour du retour, éminemment désiré, toujours 133 
Le calcul, l'imprévu attendu et jamais atteint depuis vingt ans. Dès les premiers vers du poème, Ulysse: Aspirant à voir, ne serait-ce que la fumée Montant du sol de sa patrie, appelle la mort. De ce retour, Télémaque va s'enquérir, à Pylos auprès de Nestor, à Sparte auprès de Ménélas. Quand Ulysse apparaît enfin, chez les Phéaciens, c'est pour demander ]es moyens de rentrer. Il interrompt ses récits, au moment le plus captivant, sa visite au séjour des morts, juste avant de parler d'Agamemnon, au moment où, dit Homère, « tous se taisaient dans l'ombre de la salle et, tenus sous le charme, gardaient le silence », pour rappeler l'essentiel: Mon départ est entre vos mains, et celles des dieux. Ce jour du retour, Ulysse ne le verra jamais: c'est de nuit, en dormant, qu'il arrivera à Ithaque, et les pilotes phéaciens le déposeront sur la grève, où il se réveillera le lendemain matin, entouré de ses bagages, sans même reconnaître sa terre natale. Une fois dissimulés les cadeaux des Phéaciens, Ulysse déguisé en mendiant par Athéna et le navire qui le transportait changé en rocher avec tous ses hommes par Poséidon, aucune trace ne subsiste plus de ce VOOt'LtJ.OV fltJ.ae, qui reste donc inaccessible, magnifique symbole: nul ne peut saisir l'instant fugitif où le futur devient passé. Si bien que l'incantation du VOOt'LtJ.OV fltJ.ae se poursuit même après le retour effectif d'Ulysse à Ithaque. Les signes annonciateurs se multiplient, les prophéties aussi: la der- nière, la vision de Théoclymène, annonce le massacre des prétendants quelques instants avant qu'il ne commence. Le retour d'Ulysse ressemble à la toile de Pénélope: il n'est jamais achevé quand on croit qu'il va l'être. Dans le poème, d'ailleurs, l'achèvement de la toile de Pénélope coïncide 134 
Fin et commencement Pénélope à son grand métier, conversant avec Antinoos, l'un de ses jeunes prétendants (coll. part.). avec l'arrivée du mendiant et rend possible, par l'épreuve de l'arc, l'élimination des prétendants et le retour définitif d'Ulysse. Cela prouve bien qu'il y a plus qu'une analogie entre cette toile et ce retour: l'une est l'image de l'autre. La toile de Pénélope n'est jamais achevée, et le retour d'Ulysse n'est jamais complètement réalisé. En rejetant perpétuelle- ment son point de référence dans un avenir, fût-il proche, l'œuvre est tendue vers le futur. Mais elle est aussi tendue vers le passé. Voici dix ans que Troie a été prise et saccagée, mais les survivants, Nestor, Ménélas, Ulysse lui-même, et les fantômes, Tirésias, Aga- memnon, Achille, déterminent par leurs conseils les actions des vivants. C'est l'exemple d'Agamemnon, massacré par Clytemnestre et Égisthe à son retour à Argos, qui incite Ulysse à la prudence envers tous, même Pénélope. C'est le devin mort, Tirésias, qui prédit à Ulysse qu'il tuera les 135 
Le calcul, l'imprévu prétendants. Et n'oublions pas les chants des aèdes qui, à plusieurs reprises, à Ithaque ou chez Alcinoos, relatent les exploits des héros de la guerre de Troie, brossant ainsi une toile de fond devant laquelle se déroulent les événements et faisant de leurs acteurs les héritiers d'une tradition. De cette permanence du passé, et de son influence, Pénélope est le symbole le plus marquant. Elle est devenue l'image de la fidélité, le signe que le passé n'est pas mort, ni réduit à d'impuissants souvenirs, mais qu'il peut encore agir aujourd'hui. C'est possible grâce à l'arc d'Ulysse, autre vestige du passé, oublié au fond d'un grenier, qui devient l'instrument de la vengeance, le moyen qui permet enfin le retour d'Ulysse, la clef qui ouvre le VOO,,[LtJ.OV 'YItJ.aQ. Il fallait d'abord qu'en partant pour Troie voici vingt ans, Ulysse laisse son arc, geste prémonitoire, puisque nul autre que lui ne sait s'en servir. Il fallait ensuite que Pénélope ait l'idée du concours de l'arc pour mettre cette arme redoutable entre les mains d'Ulysse, devant des prétendants méfiants et sans scrupules. Le passé et le futur se reflètent: l'un est l'image de l'autre. Entre eux, l'instant présent disparaît, escamoté comme le VOO,,[LtJ.OV 'YItJ.aQ qui arrive à Ulysse pendant son sommeil. Dès le début de l'Odyssée, Athéna prédit à Télémaque le retour d'Ulysse et la mort des préten- dants : Tel qu'alors je le vis, qu'il rentre, cet Ulysse, parler aux préten- dants ! Tous auront la vie courte et des noces amères. C'est dans l'univers de la nécessité que se situe l'Odyssée. Les cartes sont abattues au début de la partie, le déroule- ment de l'épopée montrera l'inéluctable réalisation de ce qui est annoncé de toutes parts, et confirmé par tant d'illustres exemples. Les différentes parties de l'œuvre renvoient l'une à l'autre et au tout. L'auteur lui-même, 136 
Fin et commencement Homère, a son pendant dans l' Odyssée: ce sont ces illustres aèdes, Phémion, Démodocos, qui captivent l'assistance et font pleurer les héros. Dans cet univers, le passé et l'avenir sont confondus dans un éternel présent. Ils sont d'ailleurs inséparables: Téléma- que part à Pylos et à Sparte chercher des nouvelles du retour de son père, et il y rencontre Nestor et Ménélas qui lui relatent leurs souvenirs de la guerre de Troie. Mieux, l'extrême passé rejoint l'extrême futur. C'est Tirésias, le devin thébain, mort dans des temps mythologiques, bien avant la guerre de Troie, qui annonce à Ulysse quelle sera son expiation après le massacre des prétendants et lui prédit une mort douce au terme d'une heureuse vieillesse, mort E; aÀ.oç, «venant de la mer» ou «loin de la mer», les exégètes sont partagés. Le personnage de Tirésias et la mort d'Ulysse sortent tous deux du cadre de l'Odyssée mais se rejoignent dans une éternité indistincte. Il en est tout autrement dans [' lliade, qui est une épopée du présent, un présent qui n'est pas commandé par le passé et qui décide du futur en toute liberté. Déesse, chante-nous la colère d'Achille, de ce fils de Pélée, colère détestable qui valut aux Argiens d'innombrables malheurs et jeta dans l'Hadès tant d'âmes de héros, livrant leurs corps en proie aux oiseaux et aux chiens. Ce sont les premiers vers de [' lliade, et ils décrivent bien le poème. C'est l'histoire d'une colère, instant bref et fugitif par excellence: l'action ne durera que quelques jours. Les héros vivent dans l'instant, Achille ne pense qu'à sa colère jusqu'à la mort de Patrocle, puis à venger celui-ci quand Hector l'aura tué. Il n'y a pas de poids du passé sur les personnages, pas de souvenirs ni de revenants. Il n'y a pas non plus d'objectif à atteindre pour les héros. Certes, cela fait neuf ans que l'on se bat autour de Troie 137 
Le calcul, l'imprévu pour les beaux yeux d'Hélène, et il serait temps pour les Grecs de prendre la ville. Mais ces considérations ne pèsent pas d'un grand poids aux yeux d'Achille. Les diverses ambassades que lui enverra Agamemnon, invoquant le péril imminent où se trouve l'armée grecque, et l'amende honorable que celui-ci lui propose ne feront pas fléchir la volonté d'Achille, tout à sa colère. D'un autre côté, après la mort de Patrocle, une fois prise la décision de tuer Hector, Achille sait qu'il mourra, et qu'il n'aura donc aucune part à la prise de Troie. L'Iliade est un instant isolé, chargé de sa propre signification, qui ne doit rien au passé ni à l'avenir. Ainsi en témoigne son dernier vers, coupure abrupte, porte refermée : Ils honorent ainsi la dépouille d'Hector aux chevaux bien domptés. L'intrigue de [' lliade est simple, bâtie sur deux décisions individuelles d'Achille. La première est de se retirer sous sa tente après l'insulte qui lui a été faite. Il aurait pu tuer Agamemnon; l'intervention d'Athéna, qui le retient par sa chevelure, l'en dissuade, aussi se borne-t-il à une flopée d'injures d'anthologie. Dans cette maîtrise de soi, il rentre une part d'influences extérieures et de bons conseils. Mais la deuxième décision, la plus cruciale, appartient à Achille seul : il décide de venger Patrocle en tuant Hector, bien que cette mort doive entraîner la sienne à brève échéance. Il pourrait épargner Hector, quitte à tirer vengeance des autres Troyens, et rentrer dans son royaume pour une vie longue et prospère: c'est ce que sa mère le supplie de faire. De son chef, il décide de passer par la voie étroite. Rien ne laissait prévoir cette décision. Elle n'est pas annoncée à l'avance: elle est prise par Achille, qui y persistera jusqu'au dernier moment, où il tiendra Hector sous sa pique et où Zeus, mettant leurs âmes dans une 138 
Fin et commencement Priam, suivi de porteurs de présents, se rend chez Achille pour lui remettre la rançon du cadavre d'Hector (colI. part.). balance d'or, voit le plateau d'Hector plonger vers l'Ha- dès. Rien non plus ne laisse prévoir la troisième et dernière décision d'Achille: rendre à Priam le corps de son fils. Cette décision est totalement inattendue, venant d'un homme encore accablé par la mort de Patrocle, alors qu'il avait égorgé douze prisonniers troyens sur son bûcher et traîné trois jours durant le corps d'Hector par les pieds autour des remparts de Troie. Elle crée une situation fondamentalement nouvelle par rapport à l'histoire passée et au milieu ambiant. Et voilà illustrée cette autre conception du temps. Le présent n'est réductible ni au passé ni à l'avenir, et chaque instant crée un fait nouveau. L'Achille de l'Iliade, qui vit dans l'instant présent, s'oppose à l'Ulysse de l'Odyssée, qui consulte le passé et calcule l'avenir. Si cette comparaison n'est pas trop osée, c'est celle que je voudrais adopter pour caractériser les conceptions du temps qui se dégagent de l'indéterminisme moderne et du déterminisme classique. D'une part, un perpétuel devenir, où le présent construit 139 
Le calcul, l'imprévu l'avenir de manière imprévisible; d'autre part, un éternel présent, où l'écoulement du temps n'est qu'une apparence, déroulant un programme enregistré à l'avance, comme la bande d'un piano mécanique. Entre ces deux conceptions, nous avons celle de Thom: reconnaître quelques formes types, dont le flot du temps pourra nous apporter d'autres exemplaires. Elle aussi a son pendant en littérature. C'est Proust qui, renonçant à retenir le temps perdu, en sauve néanmoins quelques épisodes qui, chaque fois qu'ils entreront en résonance avec l'instant qu'il vit, lui procureront une ineffable jouissance et la victoire finale sur la mort. « L'être qui était rené en moi quand, avec un tel frémissement de bonheur, j'avais entendu le bruit commun à la fois à la cuiller qui touche l'assiette et au marteau qui frappe sur la roue, à l'inégalité pour les pas des pavés de la cour Guermantes et du baptistère de Saint-Marc, cet être-là ne se nourrit que de la substance des choses, en elle seulement il trouve sa subsistance, ses délices. Il languit dans l'observation du présent où les sens ne peuvent la lui apporter, dans la considération d'un passé que l'intelligence lui dessèche, dans l'attente d'un avenir que la volonté construit avec des fragments du présent et du passé auxquels elle retire encore de leur réalité en ne conservant d'eux que ce qui convient à la fin utilitaire, étroitement humaine, qu'elle leur assigne. Mais qu'un bruit, qu'une odeur, déjà entendue ou respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l'essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée, et notre vrai moi, qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne J'était pas entièrement, s'éveille, s'anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l'ordre du temps a recréé pour nous, pour la sentir, l'homme affranchi de 140 
Fin et commencement l'ordre du temps. Et celui-là, on comprend qu'il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d'une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de " mort" n'ait pas de sens pour lui; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de 1 ' avenir ? » C'est une entreprise parallèle que tente la théorie des catastrophes, sur le terrain de la création scientifique, et non plus de la psychologie individuelle. Engranger dans l'inconscient collectif des formes où l'on pourra reconnaître des résultats classiques comme des situations nouvelles, établissant ainsi entre des phénomènes apparemment très éloignés dans le champ de l'expérience des relations impré- vues et d'autant plus exaltantes: voilà ce que propose Thom. L'entreprise est peut-être folle, et les sept catastro- phes élémentaires forment sans doute un répertoire beau- coup trop limité. Mais elle mérite d'être tentée, et édifie un point de vue original sur le temps, à mi-chemin entre la géométrie souveraine et statique de Kepler et Newton, et l'informe et mouvant chaos de Poincaré. Du naufrage de la géométrie surnagent quelques épaves. Il resterait beaucoup à dire sur le temps. La théorie de l'évolution, par exemple, nous met sous les yeux des systèmes dynamiques dont on n'a pas d'exemple en physi- que. Ils ne sont pas déterministes. Ils le seraient si le stade suivant de l'évolution d'une espèce était entièrement déter- miné par l'état où elle se trouve. Or, il n'en est pas ainsi: à chaque génération, l'espèce explore tout le champ des possibilités qui s'offrent à elle, lançant dans le champ clos de la lutte pour la vie des individus dotés d'un patrimoine génétique différent, et s'en remettant à l'environnement pour sélectionner les meilleures solutions. Le résultat est en général si parfait, si bien adapté à cet environnement que la tentation est grande d'y voir une finalité: l'œil est merveil- 141 
Le calcul, l'imprévu leusement fait pour voir, et le but de l'évolution qui a fait passer d'une photosensibilité rudimentaire à un organe aussi perfectionné était donc de construire un œil. Les spécialistes repoussent cette interprétation trop entachée d'anthropomorphisme: à leurs yeux, l'évolution a des règles, issues d'un jeu complexe entre les gènes et l'envi- ronnement par l'intermédiaire de l'individu, qui donnent bien plus de renseignements qu'un prétendu finalisme. Ils se font l'écho de Newton, et de Lagrange: « Nous n'avons pas besoin de cette hypothèse. » L'œil est un fruit, non un but, de l'évolution, et celle-ci en a élaboré plusieurs modèles. S. Jay Gould, entre autres, ne se lasse pas d'illustrer ce point et de dénoncer la tentation finaliste. Le grand cerf fossile irlandais possède des bois qui font plus de deux mètres d'envergure et dont le maniement devait poser de sérieux problèmes. Est-ce vraiment le but de l'évolution que de produire de pareils appendices, dont l'utilité est au moins contestable, puisque la femelle en est dépourvue? La réponse de Gould est double. D'une part, la dimension des bois est un caractère génétique indissolublement lié à d'autres, comme la taille de l'animal. Ils ne peuvent varier qu'ensemble, si bien qu'une évolution globalement favo- rable à une meilleure adaptation de l'espèce à son milieu peu t se traduire, sur certains plans particuliers, par une inadaptation apparente. D'autre part, la dimension des bois est un caractère sexuel secondaire, signalant le mâle à la concupiscence des femelles et lui permettant d'impression- ner ses rivaux. Ainsi, le porteur de grands bois aura plus de chances de se reproduire, et donc de perpétuer ses gènes. La logique propre de l'évolution encourage donc le déve- loppement des bois, sans que l'on puisse dire en quelque manière que le but de l'évolution soit de produire des individus dotés des plus grandes cornes possibles. 142 
Fin et commencement Cette évolution se poursuivra dans le même sens jusqu'à atteindre un point où elle devient franchement nuisible à la survie de l'espèce, soit que l'environnement ait changé, transformant un paysage de plaine ouverte en une forêt dense, soit que toute accentuation des caractères généti- ques favorisés devienne insupportable, l'animal étant litté- ralement cloué au sol par le poids de ses bois. L'évolution doit alors chercher d'autres solutions. Si elle n'en trouve pas, l'espèce s'éteint. Si elle en trouve, l'évolution repart dans une autre direction, où elle persistera jusqu'à ce que, de nouveau, on atteigne un point de non viabilité. La théorie de la viabilité modélise de tels systèmes. Ils ne sont ni déterministes, ni finalistes, ni chaotiques; ils sont darwiniens. A chaque stade de leur évolution, leur état actuel apparaît comme le terme naturel vers lequel ten- daient les états antérieurs, sans toutefois être complète- ment déterminé par eux. Mais cet état d'apparent achève- ment est fallacieux, car il est inéluctablement dépassé au stade suivant de l'évolution, qui le fera apparaître comme un moment dans une marche sans fin ni but, où chaque étape se suffit à elle-même. Ainsi, de toutes parts se précipitent les peintres pour nous brosser un tableau de cet insaisissable modèle, le Temps. Chacun ne saisit qu'un aspect de sa riche et fuyante personnalité, mais la vérité n'est-elle pas dans la juxtaposi- tion et la comparaison de tous ces portraits? Nous savons, nous aussi, de notre expérience quotidienne, que le Temps est nécessité mais aussi liberté, qu'à côté de grandes régularités il laisse la place à l'irruption du véritablement nouveau. Nous avons appris, depuis Proust, à rejoindre le passé et le présent dans le vécu d'une expérience commune, dans un souvenir parfois inconscient dont la forme abstraite rentre en résonance avec un épisode concret du quotidien. Cette angoisse du Temps, ce désir de retenir son cours qui 143 
Le calcul, l'imprévu s'écoule inéluctablement vers la mort, la science la mani- feste aussi, à sa manière. Au musée du Prado, un petit panneau de Jérôme Bosch représente une tentation de saint Antoine. Il est baigné d'une lumière étrange et diffuse mais cristalline, qui ne laisse pas d'ombre mais crée des reflets. Elle semble sourdre de l'arrière du tableau, où se profilent à travers les frondaisons d'anachroniques gratte-ciel. Au premier plan, cerné par le vert d'une berge et le brun de sa robe de bure, le vieil ermite est assis au creux d'un tronc d'arbre. Derrière lui s'étend un paysage miraculeux, fait d'ocres clairs et de verts tendres. Une barrière s'ouvre sur un chemin qui court entre les vallons creux et les collines boisées. Une chapelle rustique se blottit au bord d'un canal, adossée à un rideau d'arbres. Une séparation presque matérielle est marquée par trois arbres, dont les troncs lisses et verticaux barrent ce domaine merveilleux et enferment saint Antoine sur sa berge. Mais lui, adossé à son arbre, courbé vers l'avant, le menton et les mains reposant sur le pommeau de son bâton, ne voit rien de tout cela. Son regard est posé sur le fleuve qui coule à l'avant-plan, et où flottent d'étranges êtres, mi-vivants, mi-mécaniques, dont certains ont grimpé sur la berge et le menacent. Leurs semblables, armés d'échelles et de grappins, ont débarqué à l'abri d'un coude du fleuve et montent à l'assaut du monde lumineux de l'arrière-plan. Nous aussi, nous sommes condamnés à tourner le dos au monde dont nous faisons partie et dont la connaissance objective et directe nous sera toujours refusée, comme saint Antoine ne peut se relever et se retourner pour contempler sa maison et le paysage qui l'entoure, et comme les prisonniers de Platon sont enchaînés au fond de leur caverne. En échange, notre regard se porte sur le Temps, qui coule extérieur à nous, ou plutôt sur ce bref morceau de 144 
Fin et commencement t , , ". \ .,,' , Jérôme Bosch. lu Tentation de saint Antoine (Prado, Madrid). 145
Le calcul, l'imprévu son cours, entre un coude supérieur à demi caché par la berge et un coude inférieur qui s'efface dans le coin du tableau, que nous appelons le présent. Notre savoir y suscite d'étranges créatures, qui se retournent contre nous, et dont notre imagination peuple une réalité qui lui échappe. Mais l'homme est perdu dans sa contemplation. Il a abordé aux rives de l'éternité. Ses assaillants eux-mêmes, attaquant en ordre dispersé, semblent manquer de convic- tion. Il ne voit pas la tour pattue qui s'approche en brandissant un maillet. Il ne voit pas les créatures étranges qui contournent son arbre. La flèche braquée à l'avant-plan ne l'atteindra pas, ni la griffe du démon tendue vers lui. Partout, le ciel est bleu. 
ANNEXES 
ANNEXE 1 Prélude et fugue sur un thème de Poincaré Voici le thème que nous allons développer : u Figure 1. La courbe stable S et la courbe instable U se croisant en un point fixe O. Cette figure est apparue à Poincaré lors des études que nous avons décrites au chapitre II. Nous avons vu qu'il ramenait un système dynamique dans l'espace à une transformation du plan. Plus précisé- 149 
Le calcul, l'imprévu ment, en coupant une trajectoire périodique de référence par un plan, il pouvait remplacer les trajectoires voisines de celle-ci par la suite doublement infinie (vers le passé et vers l'avenir) de leurs intersections avec le plan transversal. Ici, il nous suffit de savoir que la figure 1 représente une transforma- tion du plan: à un point Mo (instant 0), elle associe un point Ml (instant 1), puis un point M 2 (instant 2), et ainsi de suite. Si l'on désire remonter le cours du temps, on obtient un point t, puis un point 2, et ainsi de suite. Le point 0 est particulier (il provient de l'intersection du plan choisi avec la trajectoire de référence, qui est périodique) : c'est un point fixe de la transformation, qui l'envoie indéfiniment sur lui-même. Aux instants 1, 2... comme aux instants -1, -2... on le retrouve dans sa position initiale. Les deux branches de courbes U et S qui se croisent en 0 rassemblent elles aussi des points particuliers. La courbe S rassemble tous les points dont les itérés positifs tendent vers 0 : si on choisit sur S un point Ao, on s'apercevra que les points At, A 2 ... se retrouvent tous sur la courbe S et se rapprochent indéfiniment de O. De même, si l'on prend sur S un autre point Ab. En revanche, si l'on a le malheur de partir d'un point qui n'est pas sur S, en fût-il extrêmement voisin, comme le point Mo de la figure 1, on s'apercevra que les itérés successifs Mt, M 2 ... restent voisins de S et se rapprochent de 0 pendant un certain temps, mais qu'un moment arrive toujours où ils commencent à s'en écarter, et qu'une fois entamée la chute vers l'extérieur se précipite. Quant à la courbe U, elle rassemble les points dont les itérés négatifs tendent vers O. Ce sont en quelque sorte les points qui émanent de 0 dans la nuit des temps. Leurs itérés positifs se retrouvent sur la même courbe U, de plus en plus loin de 0, dont ils s'écartent très rapide- ment. Le thème est posé, commençons donc à jouer: il s'agit de compléter la figure, de développer le thème proposé. La première chose à faire est de prolonger S et U. Cela peut se faire de plusieurs manières, dont certaines ne manquent pas d'intérêt. 150 
Annexe 1 Figure 2. La transformation présente deux points fixes qui se raccordent: la courbe stable de l'un devient la courbe instable de l'autre. Figure 3. Les branches stable et instable issues de a se raccordent pour former une seule et même courbe. 151 
Le calcul, l'imprévu s Figure 4. Les courbes stable S et instable U s'éloignent à l'infini sans se couper. Les deux premières sont visiblement assez particulières, faisant miraculeusement de la courbe S d'un point fixe la courbe V d'un autre (ou du même). La troisième requiert qu'un point puisse partir à l'infini le long de la courbe V (ou arriver de l'infini le long de la courbe S). Or, dans nombre de systèmes physiques ou mécaniques, le point est confiné dans une région finie de l'espace, par des considérations d'énergie, et une telle évolution est donc impossible. Un cas plus général, et beaucoup plus intéressant, est celui qu'a choisi Poincaré: les courbes S et V issues du point 0 se coupent transversale- ment. Le point obtenu, H, est appelé par Poincaré point homoc/ine. Il nous est revenu ces dernières années sous le nom de point homoclini- que, après une double traduction, du français en anglais, et de l'anglais en franglais. Cette figure innocente va exploser sous nos yeux en un jaillissement de volutes contournées. Le point H appartient à la courbe S. Ses itérés positifs HI, Hz, tendent vers 0 sur S (figure 5). La courbe V passe par H. Donc le transformé VI de la courbe V passe par HI. Si l'on prend sur U I un point M voisin de HI, il est le transformé d'un point P voisin de H sur V (figure 6) : wL l  p 152 
Annexe 1 Hl H-l Figure 5. Les courbes stable et instable issues du point fixe 0 se coupent en un point H, appelé point homocline. Il n'est pas lui-même un point fixe: on a représenté ses premiers itérés positifs et négatifs. Les points M.- l et P sont donc les transformés d'un même point de V, ce qui donne M.- 2 = P -1. En prenant les transformés successifs, on obtient M.-3 = P -z, puis  = P -3 et ainsi de suite. Mais comme P appartient à V, les itérés négatifs P -1, P -z... tendent vers O. et il en sera donc de même des itérés négatifs M.- 1 , z... de M. Or, il n'y a dans le plan que fort peu de points dont les itérés négatifs tendent vers 0 : ce sont exactement les points V. Cela montre que M appartient à V, et donc que VI n'est qu'une branche de V. On arrive ainsi à la conclusion remarquable que par HI, Hz..., il passe des arcs VI, V 2 ... de la courbe V. Comme les points HI, Hz... eux-mêmes appartiennent à S, ce sont des points homoclines. De même, bien entendu, pour ILl, I1- z ... Nous étions partis avec un seul point homocline, et nous nous retrouvons maintenant avec une double infinité de tels points. Mais là ne s'arrête pas notre développement, car il va falloir maintenant connecter 153 
Le calcul, l'imprévu Ul M H, Pl 5-1 Figure 6. Par chacun des itérés positifs HI, H 2 ... de H, situés sur la courbe stable S, il passe un arc de la courbe instable U. tous les arcs VI, V 2 ... avec la courbe V (et tous les arcs S-l, S_... passant par lL.I, lL. 2 ... avec la courbe S). On fera attention qu'il y a sur chacun de ces arcs un sens de parcours à respecter : on va de H à P, donc de Hl à Pl = M, puis de H 2 à P 2 , et ainsi de suite. Procédons tout simplement, comme sur la figure 7 : Cette figure est évidemment fausse. Si nous prenons sur V un point P très voisin de H, ses transformés positifs Pl, P 2 ... appartiennent tous à U. Par ailleurs, comme P est très voisin d'un point de S, à savoir H, sans toutefois appartenir à S, nous connaissons le comportement des itérés successifs Pt, P 2 ... : ils vont rester près de S et se rapprocher de 0, et, une fois parvenus au voisinage de ce point, ils vont changer de rail et repartir le long de V (voir la figure). Il existera donc un itéré P n de P qui se retrouvera de l'autre côté de S par rapport à tous les itérés P, Pl'" jusqu'à P n-1. 154 
Annexe 1 , Figure 7. Premier essai de raccord, en tenant compte du fait qu'aux points HI, H 2 ... la courbe U doit traverser la courbe S du bas vers le haut. Figure 8. Deuxième essai de raccord, en passant par les itérés successifs du point P. 155 
Le calcul, l'imprévu Mais Pn fait partie d'un arc Hn Hn+1 dont les extrémités Hn et Hn+l sont situées sur S, au voisinage de 0, et qui doit donc s'étirer démesurément pour passer par Pn. Il devra donc franchir la frontière S en deux points M et 0 voisins de P. Bien entendu, l'arc suivant Hn+l Hn+2 sera encore plus étiré le long de S, le suivant Hn+2 Hn+3 plus encore, et déjà la complexité de la situation commence à défier les possibilités d'une représentation graphique. Mais ce n'est pas tout! C'est que les points M et 0 sont de nouveaux points homoc1ines, qui ne font pas partie de la série... iL. 2 , ILl, 0, Hl, Hz... En développant les mêmes arguments que précédemment, nous voyons que les itérés positifs (Mt, 01), (M z , Oz)... et négatifs (M- 1 , 0-1)' (M- z , O-z)... sont également des points homoc1ines. Cela signifie que non seulement l'arc HnHn+t, mais ses itérés positifs et négatifs, c'est-à-dire en fait toute la série d'arcs... ILzILt, ILIH, HHt, HIH2'" doivent venir couper la courbe U en deux points. S'il est assez clair que les arcs qui succèdent à HnHn+ 1 sur S couperont la courbe U en des points qui seront de plus en plus voisins de H, imposer que les arcs qui précèdent Hn H n + 1 eux aussi coupent la courbe U exige que celle-ci « aille les chercher» : il faut que la branche de la courbe U qui succède à l'arc OH se replie subtilement pour couper Hn-1 Hn, Hn-2 Hn-I'" jusqu'à Hl H. Bien entendu, on peut échanger les rôles de S et de U, et obtenir ainsi une nouvelle et double série de points homoclines. On obtient ainsi une figure véritablement « tissée» ou « tricotée», où les deux courbes S et U s'entrelacent en un réseau de plus en plus serré, et qui défie bien entendu notre imagination. Si l'on se dit que cette figure n'est qu'un pâle reflet de la complication des mouvements de la mécanique céleste, on comprendra mieux les difficultés auxquelles se heurtent les mathémati- ciens depuis deux cents ans. 
Annexe 1 Figure 9. Troisième et dernier essai de raccord. La figure est inachevée, les plis de la courbe U doivent s'accumuler indéfiniment le long de la courbe S, et les plis de la courbe S doivent s'accumuler indéfiniment le long de la courbe U. On voit apparaître une multitude de nouveaux points homocli- nes. 
ANNEXE 2 La bifurcation de Feigenbaum Les divers concepts qui ont été présentés au cours de ce livre - trajectoires périodiques, chaos, équilibres - peuvent également être mis en évidence par des chiffres. Pour cela, il est nécessaire de disposer d'un calculateur de poche, programmable de préférence. Ces dernières années, on s'est aperçu qu'un modèle particulièrement simple recelait beaucoup de la complexité des systèmes dynamiques. Il s'agit de la transformation de l'intervalle [-1,1] dans lui-même, qui au point x associe le point 1-1J.X2. Cette transformation dépend, bien entendu, du choix du paramètre , qui sera fixé entre 0 et 2. Une fois choisi , on peut itérer la transformation. C'est-à-dire que l'on choisit un point initial "0, dont le transformé est Xl = 1-, dont le transformé est X 2 = 1-JA.xi, dont le transformé est X 3 = 1-1J.X, et ainsi de suite, suivant la formule de récurrence: xn+l = 1 - IJ.X Voyons ce que cela donne. A. Valeurs de  comprises entre 0 et 0,75 Prenons  = 0,5 pour fixer les idées. Le lecteur est invité à refaire les calculs avec une valeur de  de son choix entre 0 et 0,75. Voici une première série de valeurs, obtenue en partant de Xo=O: 159 
Le calcul, l'imprévu Xo = 0 Xl = 1 X z = 0,5 X 3 = 0,875 X 4 = 0,6171875 X 5 = 0,809539795 X 6 = 0,67232266 X 7 = 0,77399112 Xs = 0,700468872 X 9 = 0,754671679 X IO = 0,715235328 X ll = 0,744219212 x 12 = 0,723068881 X 13 = 0,738585696 X 14 = 0,727245584 X 15 = 0,735556929 et ainsi de suite, on trouve X zo = 0,731312469 X Z5 = 0,732205977 X 30 = 0,732018182 Les itérés convergent vers un point limite x = 0,732050807 On peut partir d'un autre point initial. Prenons par exemple Yo - 0,5 et voyons ce que cela donne: Yo = - 0,5 YI = 0,875 Yz = 0,6171875 Y3 = 0,809539795 Y4 = 0,67232266 Y5 = 0,77399112 Y 10 = 0,723068881 Y 15 = 0,733930922 Y20 = 0,731655187 Y25 = 0,732133965 Y30 = 0,732033324 Les itérés convergent vers un point limite : y = 0,732050807 160 
Annexe 2 C'est le même que le précédent. On s'aperçoit ainsi que l'on a affaire à un système dissipatif, au sens du chapitre III : quel que soit le point de départ "0, l'évolution naturelle du système l'amène inéluctablement au repos sur le point 0,732050807. Le point 0,732050807 est donc un équilibre stable du système, pour la valeur  = 0,5 du paramètre. On peut montrer que, pour toutes les valeurs du paramètre JA. comprises entre 0 et 0,75, le système possède un équilibre stable unique, dont la position exacte dépend continûment de . On peut même donner une formule explicite reliant x à . Il suffit d'écrire que x est un point fixe de la transformation: x = 1 - JA.X 2 ce qui nous donne une équation du second degré: Jri2 + x - 1 = 0 dont x est la seule racine comprise entre -1 et 1 : x =  (-1 + yi 4JA. + 1 ) 2JA. Pour  = 0,5, cette formule donne bien: x = -1 + V3 = 0,732050808 B. Valeurs de  comprises entre 0,75 et 1,25 Prenons  = 1 pour fixer les idées. Le lecteur est de nouveau invité à choisir une autre valeur de  dns cet intervalle et à faire ses propres calculs. Voici une première série de valeurs, obtenue en partant de "0=0: Xo=o Xl = 1 X 2 = 0 X 3 = 1 161 
Le calcul, l'imprévu On s'aperçoit vite que les valeurs prises sont alternativement 0 et 1. En termes de systèmes dynamiques, on a affaire à une trajectoire périodique de période 2. Mais peut-être ne l'a-t-on découverte que par hasard, parce que le point initial Xo = 0 se trouvait être juste dessus. Pour voir cela. initialisons à une autre valeur, 0,5 par exemple: Yo = 0,5 YI = 0,75 Y2 = 0,4375 Y3 = 0,80859375 Y4 = 0,346176147 Y5 = 0,880162075 Y6 = 0,225314721 Y7 = 0,949233276 Ys = 0,098956187 Y9 = 0,990207673 YI0 = 0,019488764 Yll = 0,999620188 Y12 = 0,0007594796 Y13 = 0,999999423 Y14 = 0,0000011536 Y 15 = 1 Y16 = 0 et on est donc retombé très rapidement sur la trajectoire 2-périodi- que. Il est curieux de remarquer que la formule x = .l (- 1 + V 4 J.t + 1 ) reste toujours valable et donne un point fixe 2 de la transformation, ici, x = 1- (-1 + YS) = 0,618033988 2 Notre calculateur nous confirme effectivement que ce point est un équilibre: en rentrant Xo = 0,618033988, on sort indéfiniment cette même valeur. Mais c'est un équilibre instable! Pour voir cela, écartons-nous de lui d'aussi peu que possible: changeons la dernière décimale, et partons de 162 
Annexe 2 Yo = 0,618033989. Observons comment l'écart se creuse et la chute se précipite : Yo = 0,618033989 YI = 0,618033988 Y2 = 0,618033989 Y3 = 0,618033988 Y4 = 0,618033989 Ys = 0,618033988 Y6 = 0,618033989 Y7 = 0,618033987 YB = 0,61803399 Y9 = 0,618033987 YlO = 0,61803399 Yll = 0,618033986 Y12 = 0,618033991 Yl3 = 0,618033985 Y14 = 0,618033993 YI5 = 0,618033983 YI6 = 0,618033995 YI7 = 0,61803398 Y18 = 0,618033999 Y19 = 0,619033975 Y20 = 0,618034005 Y21 = 0,618033968 Y22 = 0,619034014 Y21 = 0,618033957 Remarquons que les termes impairs sont plus petits que x et diminuent, et que les termes pairs sont plus grands que x et augmentent. Les uns tendent vers 0, les autres vers 1 : Y <)q = 0,065162952 YlOO = 0,995753789 Les alternances entre 0,618033989 et 0,618033988 que présentent les six premiers termes de la suite sont dues au fait que le calculateur n'affiche qu'une partie des décimales qu'il connaît. Ainsi le 0,618033988 affiché pour YI n'est que la partie émergée d'un iceberg, et c'est la partie immergée qui prend de l'importance et finit par déstabiliser le système. 163 
Le calcul, l'imprévu On voit combien ces questions de stabilité peuvent avoir d'importance dans les calculs numériques. C. Valeurs de  comprises entre 1,25 et 1,368 Prenons  = 1,3 par exemple. Nous laissons au lecteur le plaisir de découvrir une trajectoire de période 4, vers laquelle tendent toutes les autres trajectoires. Elle passe (dans l'ordre) par les points: - 0,01494637 0,999709587 - 0,29924503 0,88358813 Le point x = 0,573069199 est un équilibre instable. Il existe aussi une trajectoire 2-périodique, passant par les points: 1- (1 + y' 4  - 3 ) = 0,955092191 2 1- (1 - y' 4 J.t - 3 ) = - 0,18586142 2J.t Elle est instable, comme on le vérifiera aisément. C'est le moment de récapituler: nous avons franchi deux catastro- phes. Nous sommes bien dans la situation générale décrite au cha- pitre III, à savoir un système dynamique dépendant d'un paramètre J.t. Tant que le paramètre  reste dans l'intervalle [0, 0,75], le comporte- ment qualitatif du système ne change pas: il présente un équilibre stable, variant continûment avec , vers lequel convergent toutes les trajectoires. Tant que le paramètre J.t reste dans l'intervalle [0,75, 1,25], le comportement qualitatif du système ne change pas : il présente une trajectoire stable de période 2, vers laquelle toutes les autres trajectoires convergent. Mais le franchissement de la valeur J.t = 0,75 change le comportement qualitatif du système, en ce sens que l'équilibre stable est détruit (ou plutôt, il subsiste sous forme d'équilibre instable, donc sans intérêt pour la dynamique) au profit d'une trajectoire 2-périodique. 164 
Annexe 2 Ainsi,  = 0,75 est une valeur catastrophique, au sens général du chapitre III (et non au sens restreint de la théorie des catastrophes élémentaires, puisque le système cesse d'être dissipatif). De même,  = 1,25 est une valeur catastrophique, puisque la trajectoire 2-périodique perd sa stabilité au profit d'une trajectoire 4-périodique. D. Valeurs de  comprises entre 1,368 et 1,401 On observe des doublements de période successifs. Plus précisément, il existe une suite infinie de valeurs catastrophiques n tendant vers 1,401 en croissant: 1,368 =  <3 <... <n <n+l <... < 1,401 et telles que, si  est comprise entre n et n+ l' le système possède une trajectoire stable de période 2 n + 1 vers laquelle convergent toutes les autres. Ainsi, le franchissement de ces valeurs catastrophiques dans le sens des  croissants correspond à un doublement de la période. On a, avec une excellente approximation: 1,401 - n = Constante x (4,6692...)-n ou, si l'on préfère : 1,401 - n = 4,6692... 1,401 - n+l Le nombre 4,6692... est la constante de Feigenbaum, qui est maintenant connue avec une excellente précision, et qui est apparue dans bien d'autres circonstances. Elle semble avoir une signification physique profonde, relative à des phénomènes de bifurcation en cascade. 165 
Le calcul, l'imprévu E. Valeurs de tJ. comprises entre 1,401 et 2 Cette région est très mal connue. C'est une région inexplorée où l'on cherche un fil conducteur. Deux choses sont certaines : a) Pour la plupart des valeurs de  prises dans cette région, le système a un comportement chaotique. Toutes les trajectoires périodiques que l'on peut trouver sont instables, et le système erre au hasard d'un bout de l'intervalle [-1,1] à l'autre. Le lecteur est invité à choisir une valeur de  à sa guise, ainsi qu'un point initial, et à former les itérés successifs. Il y a de grandes chances qu'il n'observe qu'une succession désordonnée de valeurs sans autre loi apparente que celle du hasard. b) Il existe toutefois, dans ce désert où règne le désordre, de petites oasis d'ordre et de stabilité. Le lecteur est invité à explorer par lui-même la région 1,75 <  < 1,7685 (prendre par exemple Il = 1,76). Nous lui laissons la surprise de ce qu'il y trouvera. Cette imbrication de l'ordre et du chaos, cette transition progressive de l'un à l'autre par le phénomène du doublement des périodes, ces parcelles d'ordre récupérées dans le désordre établi, tout cela ne peut que nous rappeler les figures 16 et 17 du chapitre II et les analyses de Poincaré. Tant il semble vrai que l'ordre et le chaos sont inséparables et toujours présents ensemble, que ce soit en mécanique céleste ou dans des jeux de nombres. 
Indications bibliographiques Le premier chapitre doit beaucoup à Alexandre Koyré. Ma connaissance de Kepler et de Newton a été en grande partie acquise à la lecture des œuvres magistrales que sont la Révolution astrono- mique (Paris, 1961) et les Etudes newtoniennes (Paris, 1968). Le chapitre 2 touche à des questions d'actualité, qui sont au centre des préoccupations de nombreux spécialistes en mathématiques et en physique. L'ordre, le chaos, la turbulence, l'entropie sont les mots clés en ce domaine et ont inspiré de nombreuses tentatives de vulgarisation. Celles de Poincaré (la Science et l'Hypothèse, Science et Méthode, la Valeur de la Science) restent toujours d'actualité. Il faut citer aussi l'ouvrage d'Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, la Nouvelle Alliance (Gallimard, 1979). Sur la théorie des catastrophes, l'ouvrage de base est celui de Thom, Stabilité structurelle et Morphogenèse, complété par celui de Poston et Stewart, Catastrophe Theory. Aucun des deux n'est véritablement accessible au non-spécialiste, mais nombre d'articles de vulgarisation ont paru à l'époque, en particulier celui de Zeeman dans Scientific American et celui de l'auteur dans la Recherche. dont certains échos se retrouvent dans le chapitre 3. Tout récemment enfin est paru un nouveau livre de Thom (Paraboles et Catastrophes, Flammarion, 1984), entretiens sur les mathématiques, la science et la philosophie. Est-il besoin de dire que le chapitre 4 ne reflète que les opinions personnelles de J'auteur? C'est le beau livre de Robert Delevoy (Rosh, chez Skira) qui m'a fait découvrir la tentation de saint Antoine. Enfin, ce livre procède d'une curiosité intellectuelle qui a été stimulée, à des époques et dans des circonstances différentes, par Jean-Pierre Aubin, Jean-Marc Lévy-Leblond et René Thom. Qu'ils en soient ici amicalement remerciés. 
Table Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. La musique des sphères .......................... 2. Le cristal brisé ...................................... 3. Le retour de la géométrie ....................... 4. Fin et commencement ............................ Annexe 1. Prélude et fugue sur un thème de P . , Oln care .............................................. Annexe 2. La bifurcation de Feigenbaum ... Indications bibliographiques .................... 9 13 41 95 131 149 159 167