Author: Barbusse H.  

Tags: fiction   román  

Year: 1925

Text
                    Les enchaînements
II


Il a été tiré de cet ouvrage : cinquante exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 1 à 50, cent exemplaires sur papier vergé pur fil Lafuma numérotés de 51 à 150, et deux cents exemplaires sur papier alfa constituant l'édition originale. DU MÊME AUTEUR Chez le même éditeur : pleureuses, poèmes. les suppliants, roman (épuisé). NOUS AUTRES , nouvelles. le feu, roman. clarté, roman. paroles d’un combattant, articles et discours. Chez d’autres éditeurs : l’enfer, roman. LA LUEUR DANS L’ABIME. LE COUTEAU ENTRE LES DENTS. QUELQUES COINS DU CŒUR. E. G REVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY
HENRI BARBUSSE PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE RACINE, 26 Tons droits de traducition, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous les
Droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Copyright 1925, by Ernest Flammarion.
TABLE DES MATIÈRES TOME SECOND Pages. XI. - L'ILE VERTE 7 Odon 7 Angélino 35 Clément et Annette 37 XII. — EXHUMATIONS 45 XIII. — LE RÈGNE DE L’HOMME 57 XIV. — ÉPAVES 71 Le coupable 78 XV. — LA NEF 79 XVI. — LE FOND DES VOIX 87 Massard 87 XVII. —TU FINIRAS PAR TOMBER AU BUT 93 XVIII. — LE CERCLE DU MONDE 97 XIX. — LE CERCLE DU MONDE (suite) 127 XX. — VIEILLE COMÉDIE 153 XXI. - LE TORRENT 169 XXII. - ON EST PLUS GRAND QUAND ON NE RÊVE PAS. . 179 XXIII. — ABOUTISSEMENT 191 Le jour et la nuit 193 XXIV. — CE QUI FUT SERA 197 XXV. — LE PREMIER HOMME 271 XXVI. - LA MUSIQUE 277
Les enchaînements XI L'ILE VERTE ODON Seul en haut de l'immense espace tanguant, au milieu de l’univers creux, je suis cramponné à cette boîte de bois elle-même cramponnée à la grande tige fléchissante qui va et vient, plonge et replonge en me frottant durement contre le vent, et qui frémit jusqu’à la racine du monde. En bas, dans le lointain d’en bas, de tous côtés, des vagues, des vagues. Juste en bas, sous le vertige qui me continue le ventre et les jambes, quelque chose de découpé et de mou¬ vant sur quoi je suis planté avec ma hauteur de montagne ; le bout de plancher où le mât énorme va se piquer, aiguisé, en pointe — comme un clocher renversé. Vigie du bateau roulant, je me figure suspendu, un jour venteux d’octobre, sur l’armature de poutres aux cordes musculeuses, de cette sainte chapelle nou¬ velle où mon effort était attelé, dont la hauteur me jetait dans les chairs toute la cité de Paris, mais qu’on ne peut pas aimer parce qu’elle est trop neuve. Voici monter dans les lignes fines, l'araignée qui doit me remplacer. Je redescends. A la poupe, où
8 LES ENCHAÎNEMENTS pèse le nid énorme des cordes noircies, je me penche sur le bordage, je vois s’arracher, de l'eau taillée en double talus, la carène bondissante dont le soulève¬ ment et rabaissement me tirent en arrière. Les re¬ gards sont noyés par le vert de la mer, collines liquides au vent, la mer qui éparpille en croissants noirs les noirceurs obliques du vaisseau et fait que les couleurs dansent autour d’elles-mêmes. Sur le pont, s'édifie la cérémonie traditionnelle, puisque le navire a déjà mis une demi-journée d’étendue entre lui et le port du départ — une demi- journée, déjà, en dehors de Clairine ! Alors le capi¬ taine Noster réunit tous ceux qui montent la Sainte- Baume et dit les paroles sacramentelles que les chefs de beaucoup d'embarcations chrétiennes prononcent en ces circonstances : « Nous sommes environnés de tempêtes, de hautes vagues, de pirates et de dangers, Puisque nous som¬ mes à la merci de Dieu et des flots, chacun doit être l'égal de chacun... Il nous faut prier, et, selon les lois de la marine, élire des juges d'égalité. » L’égalité... Il y a des résonances qui me font frissonner sans fin. Ces paroles-là sont grandes parce qu’elles s’exhalent d'un groupe vivant dès qu’il est hors de la portée des lois qui murent les villes et emprisonnent les prisons, et parce qu’elles libèrent dans l’espace le cri des êtres. Mais par cela même, elles sont étranges, et elles sont vaines. Elles ne sont qu'une invocation passante et fuyante à une divinité qui n'est pas reconnue ici-bas. Elles ne sont qu’un redressement de rêve, qu'une vengeance de la voix, ou qu’un ordre qui ne vit que le temps dé tomber d'un rivage à l’autre. Elles ne seraient véridiques que si le bateau allait refaire le monde, ou s'il devait être désormais livré à lui-même sur l'océan des choses, et rouler hors de la terre, comme la lune. Mais il va s’apporter au premier port venu.
l’île verte 9 *** Le bateau plein de sel, de goudron et de vent, mon- tait au nord du monde. Il longea dans sa remontée, le Portugal, l'Espagne, il doubla les côtes de Bre¬ tagne. II monta encore, vit passer la lisière de l’An¬ gleterre, cingla plus loin, plus haut. La terre qui se précipitait à notre rencontre avec lenteur, et qui grandissait sans bouger, c’était l’Ile Verte, le granit occidental des Celtes. A l’aube, un vent violent secouait les vêtements sur le corps, l’air était épais et retenait des masses de nuit. La côte grossie était noire comme un orage amassé et tout autour d’elle luisait un brillant cercle d’étain. ' Le vent le poussait dans un sens, chassait ses pieds, en appuyant sa robe monacale contre sa maigreur, la proue d’un des rochers éclaboussés de sel dur. Moi je me tenais mal debout à travers les ailes d’embrun des lames, et la brume chancelante. Il y avait certainement d’autres hommes de brouillard autour de nous, et tous entendirent le moine gallique quand il me dit : — Cette terre qui te saisit ici, c’est la seule île qui existe encore. Il me montrait les directions avec ses bras maigres. — Partout ailleurs, la vieille loi de violence et de Spoliation a tout pris, tout utilisé, tout tordu à ses fins. Partout ailleurs, le bonheur des uns est fait du malheur des autres, et cela est vrai de peuple à peuple et aussi du dessus et du dessous de chaque peuple : le pauvre est la même chose que le vaincu. Le ciel était un mirage de granit ; la pluie remon¬ tait de la mer ; on voyait des pierres plates disposées par quelque solitaire pour venir s y asseoir. Celui qui
10 LES ENCHAÎNEMENTS parlait possédait un calme qui n'appartient qu'aux revenants de la douleur, qu’aux consolés. Je voyais une cicatrice s’enfoncer avec douceur dans sa joue. Nous qui devions repartir, il nous enjoignit d’em¬ porter la certitude qu’il n’y a jamais eu sur la terre que le geste de prise en possession de l'ancêtre qui fut le plus fort, ce geste qui s’est étendu, s’est -per¬ fectionné, s’est Organisé, a passé par-dessus la mort, par-dessus tout, et a tracé un cercle vicieux d’enfer auquel rien ne peut plus échapper. — D’ici on voit la force dès forces, l’ordre établi. On voit cela d’ici seulement dans le monde, parce que l’Ile d’Êmeraude est restée pure. Sais-tu l'extraordi¬ naire virginité du sol que nous foulons? Souviens-toi qu’Erin est plus loin que les chemins, que Rome n'y est jamais venue, que rien de romain ne nous a jamais touchés. Il bat l’air avec ses bras vidés comme une large ossature d’oiseau, avance sa face grise de granit— la rondeur du menton est coupée par coups carrés et on voit sur la joue la cassure rugueuse et creuse de la roche — clôt à demi ses yeux où luit l’eau de la mer,, et flaire. — C’est étrange. On ne sent pas ici le droit romain, l’odeur du système impérial, du modèle impérial. Tu vois bien que l’Irlande est la seule île qui soit. Ici là liberté circule encore avec toute sa belle formé d’espace. Ceux qui restent des premiers nés de la Britannie n’obéissent qu’à eux-mêmes, à Senchus Môr qui ressemble non aux autres lois, mais aux hommes. Ici le contrat des lèvres est le seul valable, et les décisions des arbitres ne sont jamais Sanction¬ nées par la force. Mais là, là-bas, la capture de l’homme par l’homme, d’étreinte de quelques-uns sut tous, a pris à jamais la forme de la loi romaine. Rome, c’est le nom propre de l’autorité établie, c’est la hantise des bergers d’humanité; toute folié de grandeur est romaine, et le sera dans le futur.
l’île verte 11 — Mais, mon frère, les Barbares ont détruit l’em¬ pire romain ! Il y avait plusieurs présences massées autour de lui, comme un chœur, dans le paysage de fer. Ils étaient côte à côte, debout et aigus, en figures de ruines sur les rocs du rivage. Une accalmie s’était faite dans la fureur du gris lorsque résonnèrent les mots qui montraient que les Barbares ont détruit l’empire romain, les mots qui me frappèrent syllabe par syl¬ labe dans l’odeur mouillée, charnue, de l’océan. — Pour le ressusciter, mon frère. « Ils ont redonné l’enfance magnifique à l’idée romaine, ceux qui prirent Rome, éblouis par elle : Alaric et Genséric, et l’Hérute Odovakar qui, en l’an de Rome 1228, déposa l’Augustule — statuette qui terminait une énorme rangée de statues. Et après, Clodowig et Charles, et Othon et Barberousse — tous, ils ont édifié pompeusement, avec des morceaux la- tins et germaniques, la singerie de César Auguste et d’Arcadius (car Byzance fut une Rome pire que Rome et c’est de là qu’empourpré par le couchant, le Thrace Justinien a rédigé la définitive loi romaine). Tous, ils ont courbé leur application d’écoliers sur la table de l’écriture romaine pour l’épeler, avec une telle avidité goulue que le sagace Burgbnde a absorbé aussi les clauses législatives outrageantes pour lui. Lorsque le Franc, le Vandale ou le Goth piétinaient les débris des palais et les ossements des voies ro¬ maines, en même temps, ils agissaient romainement, et d’ailleurs grappillaient dans la nomenclature des titres impériaux. Le pouvoir de l’occident n’a fait que changer de mains — comme l’empire des Perses, qu’Alexandre sauva tout puissamment lorsqu’il parut le détruire. Refaire, refaire ! Tout ce qui fut fait sera refait, selon la grossière fatalité des ressemblances. Au-dessus des aspirations des races, et du rêve grand ouvert des potentats qui souffle sur les races, il y a l’exemple, ce deuxième soleil.
12 LES ENCHAÎNEMENTS — Mоn frère, mon frère, Rome ne fut-elle pas au commencement, la mère de la liberté et la répu¬ blique elle-même ?... Un autre des moines insolites, celui qui était petit et pâle, et tenait, tel un bâton blanc, un manuscrit, dit : — Elle ne le fut jamais. Cette phrase que tu trouves toute faite dans ta bouche, étranger, c’est l’affirma- tion que propagent et que propageront les porteurs de flambeaux noirs les ignorants de la foule et les ignorants compliqués des livres. Les Romains ne fu¬ rent que les logiciens de 1’obéissance aux maîtres, et les créateurs d’une langue parfaite et solide qui rem¬ plaça pour eux toute grande idée. A quel moment de sa prospérité Rome a-t-elle cessé d’asservir l’étranger par la plèbe, et d’écraser la plèbe ? A quel moment la destinée de ses pauvres a-t-elle été autre chose qu’une revendication agraire tuée dans ses porte-paroles, et que l’enrégimentement ? Quelle conquête palpable de la Liberté autre que le Temple que Tiberius Grac- chus fit élever à cette déesse sur le mont Aventin, car c’est par la consécration et la cérémonie que les fai¬ seurs d’institutions — et les artistes de grammaire et de tribune, les dieux de l’inscription — traitent le réel. « Tu dis tout bas : « Les sentiments plébéiens de Marius ou de Pompée »... Manœuvres politiques pour ajuster des ambitions aux circonstances : cela est d’une évidence criante, d’une évidence obscène. Pour qui sait se mettre dignement à l’écart des bruits de la démagogie, le droit romain, qui a commencé par introduire la brutalité du fétichisme dans la douceur de la famille, n’est que l’ensemble le mieux fait des mesures propres à sauvegarder et à concilier ensemble les privilèges de l’inégalité, tout en se réclamant ver¬ balement de grands principes. On unifie et on divise à la fois la multitude qui devient à la merci de ce qui se passe dans les palais. La république s’est changée
l’île verte 13 en empire lorsqu'Octave a changé de nom. Cela eût- il été possible si elle avait été d'essence républi¬ caine ? Puisque les mêmes formulaires publics sub¬ sistèrent, qu'est-ce qui empêchera, même dans mille ans d'ici, un soldat vainqueur de se proclamer empe¬ reur de la plus orgueilleuse des républiques... Le jeu des apparences invite à dire que Rome a institué la liberté ; mais le sens grave et propre du réel obligera un jour à constater qu'elle l'a irrémédiablement compromise, parce qu'elle l'a formulée — et attachée. Oh, oh ! lecteur claustré des textes majestueux, tu n’entendras parler ainsi nulle part ailleurs qu’ici. Ici nous étudions la vérité, et nous n'en avons pas peur. Ailleurs, tu entendras, accolés à la dévoration romaine, les mots d'austérité, de moralité, et de vertu ; tu entendras célébrer à propos de cette médio¬ crité latine gonflée par la légende autour de l'étroite beauté de ses formules et de ses bustes : l’infaillibilité recueillie du légiste, et la sérénité de la jurispru- dence, et la dignité sacrée du Sénat. Alors, dis-toi bien que le pouvoir a capturé aussi les grands mots. » !.. r. On se trouvait dans une salle où des feuilles, des rouleaux et des volutes d’écritures grossissaient une table, et débordaient des coffres. Et ceux qui s'étaient tournés avec violence contre le Droit nouveau par lequel le Pouvoir se délia de la religion antique, étaient baignés de gravité. Et tout d’un coup, la désolation de leur âme appa¬ rut, et leur plainte chanta, parce que le Pouvoir a mis la religion nouvelle à son service, et par là en¬ chaîné l’espérance terrestre. « Il ne pouvait pas la créer, cette prière qui est un jaillissement du cœur et de l’esprit, parce qu’il ne peut pas créer la vie, mais quand il a vu sa force neuve, il l’a empoignée et il en a fait une religion
14 LES ENCHAÎNEMENTS comme les autres. La foi que le malheur a façonnée avec amour dans les malheureux est devenue quelque chose de machiné et d’armé qu’on tourne contre eux. On ne dira jamais combien la religion a été volée à ses pauvres créateurs. » - Ils étaient rangés, avec leurs longues robes, comme des anges. Leurs Regards habitués aux lettres erraient plus loin que les figures de leurs hôtes ; le bruit des voix les bousculait, car ils étaient accoutumés au grincement muet de la parole tracée ; leurs doigts, alors vides de travail; prenaient finement l’espace, pensaient à la broderie des phrases au bord de la pensée. — Ecoute. Ici autant que partout, vivait la bestia¬ lité des premiers âges. C'était le pays des guerriers farouches toujours debout face à l’ennemi et qui même morts et enterrés, restaient vertiçaux ; et les femmes elles-mêmes, enrôlées, tuaient; avec la fau- cille. Conaoll, fils d’Amorgan à la Chevelure de Feu, ne passait jamais un jour et une nuit, sans tuer deux hommes du Connaught, et il ne s’endormit jamais sans une tête coupée sur son genou. Des hommes sont venus directement de l’Asie, et non par Rome, évan- géliser l’île, et Font, en effet, évangélisée. Parce que nous sommes un coin vierge du monde, le Christian nisme est resté ici le christianisme — Patrick, ce père, Colomban, cette colombe. Il n’a pas violenté, il n’a pas persécuté ; il fut aimé pour lui-même; et s’est maintenu tel qu’il naquit dans l’âme divine de clairvoyance et de bonté qui glissa, debout, en Ga- lilée. Écoute, il n’y a pas eu, dans l’Ile Verte, de des- tructions. On a remplacé avec patience les et on a, selon le vœu même de Colomban, respecté l’ordre des bardes. La semaille s’est faite naturelle- ment par les tribus de saints et les couvents d’arti- sans. « Tandis qu'ailleurs, partout ailleurs Les Juifs furent ignobles tant qu’ils furent forts. Les chré-
l/ÎLE VERTE 15 tiens furent ignobles dès qu’ils ont été forts. Ils se sont rués sur les hommes, sur les oeuvres, sur les livres. Ils ont détruit les statues, les monuments, détruit la pensée vivante, détruit la pensée écrite, en¬ foncé l’ignorance à coups de marteaux. C’est à cause dés chrétiens que de toutes les lettres grecques (Marc Antoine donna à Cléopâtre deux cent mille manus¬ crits grecs différents) il reste cinquante ou soixante ouvrages revenus à nous par la Perse, et que toute la poésie des poètes latins ne fait qu’un petit tas d'écrits sous la main. Les monastères ont été les ateliers d’anéantissement des livres anciens... Nous avons été esclaves, maintenant ayons des esclaves ! Nous avons souffert, maintenant faisons souffrir ! Nous avons été ignorés, bâtissons 1 ignorance divine. Le petit moine se secoua furieusement : —Aucun des quarante prélats du concile de Chal- cédoine ne savait écrire son nom. Grégoire le Grand gourmand ait un de nos évêques, comme d’une chose grave, honteuse et incroyable, d’avoir étudié la gram- maire. - -'I' ■*' —-Lycurgue et Jupiter avaient le même berceau, ou du moins il fallait le croire, dit une ombre dont le front portait le reflet blanc des textes. — Ce commandement cloué là en Messénie, on l’a recloué partout : le dieu au service de la loi, devenant l’autorité de l’autorité et l’ensoleillement des rois. On perçoit jusqu’ici par les navires à bout de course, le bruit des querelles du pape et de l'empereur, mais on en est trop loin pour ne pas les comprendre. Si le pape et l’empereur bataillent l’un centre l’autre, ce n’est pas comme disent les docteurs, qu’ils soient chacun dépositaires d’un principe dif¬ férent, le spirituel et le temporel. C’est au contraire parce que leurs ambitions se ressemblent, que leurs appétits sont exactement les mêmes, et qu’ils sont accrochés l’un à l’autre : deux brutes royales. Le
16 LES ENCHAÎNEMENTS pouvoir doit à la religion une âme, un signe de ral¬ liement visible sur une bannière, mais la religion doit plus encore au pouvoir, soit qu’il la persécute, soit qu’il se l’approprie. Sans lui elle ne serait qu’une douceur étonnée, timide, semée dans les maisons et même dans les maisons des coeurs, attachant se¬ crètement chaque tendresse aux nuages. Il lui a fourni la structure, et 1^ domination, et le riche cri de guerre. Mais, de la double Rome des Césars et des Papes, l’éternelle triomphatrice, c’est la Rome des Césars. C’est la politique officielle qui remplit le rôle de la fatalité sur le théâtre sphérique. Ils nous font rire ceux qui prennent les prétextes pour les causes en as¬ signant au grand schisme d’Orient des raisons doctri¬ nales : la vraie raison est que Constantinople, par les goûts et la face de son patriarche, fut la rivale de Rome, et Antioche celle de Constantinople. « On a enfoncé — fétiche étonnant la croix dans la sphère. On a amalgamé un Saint-Empire Romain ! La plus grande supercherie des siècles, c’est d’avoir enfermé le débattement de l’homme dans les griffes de ce mot « orthodoxie », c’est la pharma¬ copée des Pères de l’Église qui dans les officines d’Alexandrie ont calqué l’hiérophante, le dadouque et l’épitron, et la tradition des druides, et changé ici- bas le nom des dieux. Disons-le, frères, puisque la vérité n’a jamais cessé de tomber du ciel sur la terre, la plus grande des supercheries, c’est d’avoir planté le Nouveau Testament dans l’Ancien, le christianisme dans le mosaïsme rituel, et par là dans l’antique for¬ mule religieuse venue d’Égypte. « Cela aurait pu être la doctrine à deux têtes, qui fut celle des Perses. Oui^ nous savons ici, où tout a été recueilli, qu’il s’en est fallu de peu qu’il n’en fût ainsi, car l’homme, avec sa raison carrée, a sur- tout la forme manichéenne. Mais quelle que soit la combinaison divinisée par un aréopage, le chris-
17 l’île verte tianisme qui devait tout détruire, s’est d’abord détruit lui-même dans cette époque trouble où il s'ést co¬ difié, et aujourd’hui le catholicisme est antichrétien, et il signifie la cruauté, l’ambition, la corruption et la simonie — le cadavre de Christ, l’Ante-Christ, que les vendeurs du temple et les verseurs de sang pré¬ sentent aux hommes. « Ainsi, la parole, le verbe, qui réalise la vérité, sert aussi à la dissimulera La religion contenait son principe contraire, son germe de mort : la formule, et elle est morte. C’est la force chrétienne qui a triomphé, ce n'est pas la vérité chrétienne. Le vrai christianisme, mon frère, n’a jamais fait que peu d’adeptes, et n’a pas réussi sous les cieux. » Telle était la décision mûrie dans leur île par ces solitaires dont la droiture datait de Jésus-Christ. Je n’aurais jamais cru que la recherche du vrai pût Atteindre une si violente hardiesse. La malédiction de ces chrétiens, comme des bat¬ tements d’ailes, s’élevait de toute part autour de nous contre les moines qui ont l’ordre d'écrire les annales de l’humanité, les épitaphes des choses, et de refaire un passé conforme aux vues des maîtres. A l’exemple de la rampante poésie, à l'exemple du profane Ctésias de Cnide, fabriqueur de listes royales, les scribes monacaux firent entrer en cachette dans le récit de Flavius Josèphe les lignes relatives à Notre- Seigneur ; inventèrent la fondation de la papauté par Saint Pierre, l'hommage de Constantin à l'évêque de Rome et la cession temporelle de Ravenne, et vieil¬ lirent effrontément les décrétales sur les droits pon¬ tificaux — tels les prêtres égyptiens qui démoné¬ tisaient les statues, refaisaient les noms avec leurs mains, dans les cartouches, et corrigeaient par l’outil les dates, sur les stèles de Khonsou. — Deux vérités, celle qui est et celle qu’on doit
LES ENCHAÎNEMENTS admettre : Cette dernière est une illusion ? Peut-on appeler illusion ce qui possède l’appareil charnel de la force ! Et plus les Dénonciateurs pâles disaient cela, plus ils brillaient dans la sainteté de la lumière. Mais ils disaient aussi : — Il n’est pas possible de rester seul de son espèce ici-bas. Puisque partout dans le inonde la conduite des événements est vouée à la complication féroce et à l’habileté infernale, nous serons punis. Ils ont montré, au loin, la place de la côte anglaise. La population en fut martelée tour à tour par le Romain, par l’Angle, par le Saxon, par le Frison et par le Danois, masse d’armes de la mer. Dans le code de ces hommes-là, te mot breton signifie esclave. L’enfer romain ne mourra plus. Ceux-là à eux seuls le feraient revivre sur 1e monde. — C’est de cette côte que nous viendra la mort. Il n’en est encore sorti que le fils du serf, l’ancien mendiant qui a mis la tiare sur sa tête, et bien que les docteurs de Bologne aient déclaré que c’était hé¬ rétique de dénier à l’empereur la possession de l’orbe terrestre, Frédéric de Hohenstaufen, pliant son échine impériale, a tenu l’étrier du pape anglais. Des battements d’ailes en doux tumulte ornemen¬ tal au bord des flots. Des découpures délicieuses d’ailes, des crosses blanches au-dessus des têtes et comme des créneaux d’aubépine. Sur les séraphins du travail et du vrai, tremblaient le vent et la lumière, z V te givre tiède de l’eau, la neige bleue du jour. Après avoir dit ce qu’ils ont dit, ils se prennent à répéter, plus haut qu’eux-mêmes : — On n’a jamais rien changé à rien ! Une telle parole me fait peur. Elle est proférée par tes hommes du calme, mais c’est celle dont s’enivrent les maudits de chez nous. Elle donne te monde en proie aux hommes. Elle s’entendra, s’étendra. Elle est dite d une île, mais les paroles marcheront sur la 18
- l’île verte 19 - - - - . mer. Et cette dénonciation fera un jour sortir la colère de la surface vivante. Ailleurs, ailleurs ! Le bateau s’appuie violemment comme une charrue, sur la mer dont il blanchit le bleu. Et moi, accroché par la main au cordage, je me répétais : « Plus d’espoir ! » si doucement que j’ai fini par le chanter avec espoir. La Sainte-Baume est revenue vers ses sources et a passé, mais de loin, devant le rivage rouge et les deux pics courbes. Ils sont petits au fond du golfe rutilant comme le haut d’un volcan allumé, sur la verdure bleue des flots. *** ’ t. •• " . ■ A- ' Arrêt brusque ; arrêt de l’attelage de la perspective qui fait dérailler les lignes régulières ; fin du torrent du vent sur la face. /.ijÇ - ‘ • • Les deux pics courbes sont là, mais ils ne bougent pas, et il y a un poteau télégraphique au milieu. D’un feuillage proche str ide une détente de merles métal- tiques ; je vois filer, en noir bleu qui tourbillonne, trois, quatre petits moteurs plumeux, et au bord de tout, il reste moi, le sommet de moi éclairé au natu¬ rel, mes jambes allongées sur les sachets d'herbo¬ risterie de la pierre rousse, mes souliers de cuir fauve la pointe en l’air. Mon regard façonne des reliefs de ce moi, affalé dans un grossissement de Gulliver sur les annales des hommes. ... Encore, encore ! Le rêve dont je sors était plus beau que les autres. Ainsi, il a existé, ce coin de rivage peuplé d’hommes si droits ! J’ai la nostalgie de l' île bri-
20 LES ENCHAÎNEMENTS tanienne au brillant cercle fondu autour de la cons¬ truction de brume... Je voudrais encore avoir l'inépuisable versement de l'océan d’où remonte la pluie, et l'écume qui cou¬ ronne et éblouit de blanc les blocs noirs comme les cimes des montagnes éternelles, et le profil dur, entouré d’une ligne bleuâtre et sacrée, de cette sta¬ tue pensante qui sentait le droit romain sur le monde ! . , Ou alors, je voudrais fuir, très loin d’ici, là-bas 1 Fuir, moi aussi, jusqu'à l'impossible, jusqu'à l'ab¬ surde, comme ce fugitif entraîné, cet Odon par lequel j'ai regardé et écouté pendant quelques secondes de la journée infinie ! Je ferme les yeux, ma volonté se serre, et je me pousse a la dérive, raidi comme une barque accom- gnée de mes deux bras, en essayant de noyer ma tête dans tout ce qui existe. L'extraordinaire crédulité de celui qui s’endort... Le bateau, le remous, le sel aigu, l'odeur épaisse de l'algue, du goudron. Un mât qui tend un faisceau pointu, tout quadrillé de cordages et d’échelons. Au milieu de cette pyramide dessinée creuse, le mât porte un nid noir et un beau nuage arrondi de voile. Le vent fraîchit sur l’antique mer du sud. Les pics courbes ont disparu, et même, on a atterri une fois depuis. La Sainte Baume cingle vers le le¬ vant à grands coups de hache dans la distance. J’ai revu Clairine. Mais je ne l’ai reconnue qu'après être parti sans elle. Si je l’avais vue d’un peu loin, j'aurais reconnu la grâce d’où s’exhale son nom, l'attitude qui est, au milieu des créatures, le don et la forme de sa forme. Mais je l'ai vue, tout d’un coup, de trop près. Sa figure était abîmée par la tristesse et l’angoisse, et mon regard n’en a pas subi les liens. Elle, en passant, n’a pas regardé de mon côté. Ce n’est que maintenant que je vois que c’était
elle, et de nouveau par delà l'infranchissable, nous nous mendions. J’ai vagué tout un jour parmi la grande île orien¬ tale qui entrerait dans la Syrie si elle se dés ancrait des fonds. On y tombe dans des églises semblables à celles de l’occident mais non fermées d’en haut, n’ayant pas de toit terrestre ; et ils sont plus vrais que les nôtres, ces gouffres purs où la religion est grande ouverte, où les objets de l’autel ont un reflet de verdure, et où le chœur étincelle, la nuit, d’un silence d’étoiles. A Famagouste et à Nicosie j’ai vu aussi, sculptés, des anges granitiques frères de ceux vers qui je pleure à travers l’impossible. Ensuite, j’êtais déjà loin sur les routes informes de l’eau. ' * Entre l’épaisse peinture bleue du ciel et les émaux méditerranéens, le vieux rivage sur lequel s’effacè¬ rent tint d’hommes ! Il porte des tablettes de con¬ teurs vives ; des palmiers d'aigue marine sur des carrés de pierre troués ; des clochers bulbeux sur leur roseau, et te croissant d’Astarté et d’Artemis. Le croissant : tout ce qui reste des temples blancs que le temps usa jusqu’à leurs pieds ronds. (Dans l’oubli universel, que reste-t-il des lumineux croissants ovales qu’ont placés sur les figures-déesses des fem¬ mes, les lampes aussi nombreuses que les graines d’étoiles !...) Détachée du vaisseau de Pise, une longue barque chargée de colorations tranchantes, posée sur la ver¬ rière losangée de la mer : une barque de croisés. Par-dessus l’enluminure annelée rouge et bleu, or et argent, des boucliers, émergent les coquilles de fer rondes et pointues des heaumes, et parfois tes boutes épineuses des masses d’armes ; et plus haut, l’île verte
22 LES ENCHAÎNEMENTS les panneaux des bannières rouges, noires et blanches appliquées sur le drap bleu foncé du ciel. En bas des boucliers, on voit sortir les rames aux palettes écarlates qui s’effeuillent en rouge dans les gonflements transparents et verdissants de la baie. Une joie ardente allume cette barque armée d’images violentes. Ceux qui la montent sont de la substance des rois, et après l'emprisonnement infer¬ nal du voyage, ils: s’ouvrent. Ils exposent leurs écus blasonnés, à vif le long de l’esquif, comme Notre-Seigneur montre la plaque de son cœur sur sa tunique : c’est là le dedans de ces hommes qui ne sont chacun, tout d’une pièce, qu’une boîte militaire, qui ne savent pas écrire et savent à peine parler. C'est une tranche simple de leur tête qu'on voit, et de leur large poitrine où se marque en couleurs pures la tradition de la rare no¬ blesse qui fut le partage des terres, et de la haute che¬ valerie de Çhampagne et de Lorraine, née des cheva¬ liers de Rome. Il y a quatre cantons coupés et partis dans chaque tête englobée de fer : l’excellente tuerie, le saint pillage, les brillants honneurs, et le gracieux amour. Les chevaliers — la fine fleur dé l’occident — arrivent pour être rois de Jérusalem, pour être ducs, comtes et multiples seigneurs, pour être adorés, ornés et louangés, dans les pays qui produisent les pierres précieuses et les somptueuses étoffes comme des vergers, et ont des perles comme des larmes : Ophir, le royaume de Saba, du Prêtre Jean, de Sarda- napale, et des poètes agenouillés ; car tout leur est dû dans la fête militaire de la vie. Il y a une foule immense qui leur obéit. En approchant des espaces où gronde cette foule, j’ai rencontré un homme décharné et ténébreux. On voit, en haut, son grand nez et on discerne la boule qui monte et qui descend le long de son cou de ci¬ gogne... Le noble qui n’est plus le riche ! Le cheva-
23 l’île verte lier sans avoir, le chevalier qui ne tient rien, que son honneur et sa foi de chrétien et de noble. Ah, ah ! un chevalier de roman de chevalerie, — voué envers et contre tous à défendre l’opprimé, la veuve et l’orphelin. Que fait-il ici avec sa chimère d’azur sur son écu dédoré et sa triste figure ! Sur ce vrai che¬ valier, sur ce spectre, tombent toutes sortes de mésa¬ ventures. Autour de lui se hisse une barrière de lourdes mains qui le montrent du doigt, et qui, dif¬ formes, ont l'air de rire. J’ai vu l'armée, qui fut provoquée de si loin. Sur la plaine écrasée par le soir, ils passent, ceux qui subsistent du départ rayonnant — un sur trois ; ils creusent de leur pesanteur la terre sans fin. Au bord de ce district crépusculaire que racle âpre- ment la herse triste de l’armée, je me suis penché et de tout près, j'ai dévisagé des hommes. Je n'ai vu en eux que l'ardeur du désespoir. J'ai éprouvé, j’ai su, leurs yeux butés, en proie à la sombre passion qu'ils veulent encore tenir et dévorer tout seuls. Certes, ils furent éblouis par les promesses de paradis terrestre qui, retentissant sous les voûtes de pierres ou de bleu, ont éclaté dans les pauvres. Mais je le vois bien, dès qu’il n'y a plus entre nos corps que l'épaisseur d'un corps : l'impatience qui les irrite, les servants d'armes, les valets, les petits, c'est surtout d’être des repoussés. Là-bas ils n'ont jamais été que des commencements déchirés de destins. Les uns parmi ceux-ci que mes yeux, vite, embrassent, ont fui le remords, mais tous ont fui la malédiction. Sur chacun, l'ange battant, c'est la foreur de souf¬ frir. Plutôt que l'existence antérieure, il leur faut tenter tout, tout, jusqu’à l'impossible. « Rien ne sera pire ! » et ils roulent vers le bout du vieux monde. Chacun est faible, perdu. Ce n'est que leur nombre, le domaine tout entier de leur chair, qui fait leur force et donne des noms de victoires à leur orage — der- II. 2
24 LES ENCHAÎNEMENTS rière le paladin teuton ou anglais dentelé noir sur les gros nuages du ciel, telle une lourde crémail¬ lère fixée sur un cheval, — avec une tête de ferron¬ nerie et une aile qui fauche. Mais déjà, cà et là, les misérables survivants de la distance qui en noya tant, s’éveillent à demi, déçus de rencontrer, ici, les mêmes arbres que là-bas. Qu’est-ce qu’on a changé? Avec leurs pas qu’ils frappent et leurs mâchoires qu’ils serrent' avec le labeur d’espérance et de désir, ils essayent de forger encore la bonté de Dieu. Près de la tente magnifique sur quoi les torches jettent un réveil désordonné, le sourire des ven¬ deurs dans leurs robes opulentes : les maîtres des navires, aux yeux rusés et à la barbe luisante comme le jais, dont les chapeaux ont des cordelières d’or, — le sourire pisan et le sourire vénitien. Le pape ho- nore ces personnages comme Isaïe de sa bouche divi-' nisée, honorait les marchands-princes de Tyr. A l’ombre des traficants et des nobles, un moine qui est là pour écrire, recueille la rumeur qui roule sur elle-même, et trace : Dieu le veut! Les suprêmes exilés de Bretagne ont ri à larges coups d’ailes sur le palier de la tempête en disant : « Ils font rite, ceux qui prennent les prétextes pour les causes, et assignent des raisons doctrinales...» Mais les jours et les siècles passeront,-, et de l’écriture ne se décomposera pas. Ailleurs, ailleurs ! cramponné comme j’étais au seuil des pays autres, je n’ai plus voulu revenir. J’ai voulu aller dans l’autre sens jusqu’à ce qu’ïl n’y eût plus d’espace, jusqu’à me cogner à la fin de tout,| ou pétrir du nouveau, ou bien que la grandeur m’ait lavé. Pendant des années, j’ai été ballotté dans l’Asie.
l’île verte 25 J’ai roulé, du désert au désert, de la neige tenace au flot brûlant. A travers ce que j’ai vu, j’ai revu sur¬ tout les rochers de l’Ile d’Emeraude et entendu leur voix. Un soir, je suis arrivé avec la caravane épuisée, penchée vers ses pieds et tombante, au confluent des deux fleuves. Je baissais la tête, portant avec peine les heures et l’espace de la journée ; j’avais dans les yeux, comme toujours, le geste des redresseurs de mensonges, debout sur les rochers et blancs comme les aigles écumeux de la mer. J’avais aussi dans les yeux, ainsi qu’une belle tache, l’image du pays loin¬ tain d’Elcho avec ses rochers rougis au feu et son vert ineffaçable secoué sur mille et mille hampes, et au milieu, ton visage et ton sourire, Clairine. Arrivé au campement et relevant le front, j’ai vu mon pays devant moi, posé comme un revenant. Ah ! j’ai palpité longuement en reconnaissant l’immensité assise, rouge et verte sur l’eau. C’est une statue co¬ lossale faite avec les à-coups d’une montagne rouge revêtue d’arbres. Assise au confluent du Minkiang et du Tongho, chacun des pieds dans un des deux cou¬ lants, la tête au niveau d’un angle du plateau qui élève le toit central du monde. Notre regard, lors¬ qu’il monte le long de cette région en forme de corps, voit le tissu drapé des forêts, les champs de ses cuisses et les mines de son ventre, bien que depuis des siècles s’use dans les éléments aiguisés l’effigie conti¬ nentale. La face dépeinte, écorchée, renvoie le soleil couchant comme son plus grand miroir debout. J’ai reconnu une douceur terrestre. Les aspects qui tombent du ciel sur le monde ne peuvent se compter — mais partout les mêmes désirs font remonter le ciel, et les mêmes besoins de repos, en rangent la doute lumière sur les choses, dans les asiles. La ressemblance de ce pays avec le mien m’aide à voir combien se ressemblent aussi les pays qui sont bien différents les uns des autres.
26 LES ENCHAÎNEMENTS ... Sérya, la fille des marchands et la petite-fille du vieil Initié, habitait dans la cabane de palmes au fond de la forêt. Une fois que je pensais à Clairine, j’ai marché jusque-là. Elle me fit signe de son seuil. J’entrai et je la dévêtis. Son nom, sa figure, ses voiles, étaient surprenants, et même en sa présence, je les ressentais en rêve. Mais combien son corps était semblable aux corps de femmes qui furent jadis parents de mon corps ! Ce qui est à la surface cha¬ toie, mais notre cœur est une borne noire. Pourtant, quand je revins, malgré le blasphème de la chair, je murmurais : « Clairine » et ce nom me parut plein comme si je le voyais sur elle et même comme si je l’entendais de sa bouche. Le très vieil homme transparent qui savait tout, me dit mot à mot les grandes choses que je savais : — L’Empire était si large et si lourd qu’il se fen- dit lui-même en plusieurs parties... La terre de là régularité pratique et sobre était devenue empiré. Le pesant travail au lieu d’être légèrement jeté sur tous a été bouleversé par la chance et forme un entasse¬ ment au sommet duquel est quelqu’un : un empire, parce qu’un homme étendit la main. Il y eut un silence car Sérya passait, et, tout entier, je la considérai. Quand elle fut passée, je recouvrai mes esprits, me remémorai d’un coup ce qui venait de résonner, et je répondis : — Tu veux dire l’empire romain. — Je veux dire l’empire des Han et des Sung. « Un potentat ajouta une phrase contenant son nom, à l’institution, — non à la loi, mon fils, non à la loi ! — Il détruisait les livres qui font de la lu¬ mière avec du noir, il régla, comme des attelages, l’enseignement officiel. — Qui ? Auguste, Trajan, Antonin, avec sa cage dorée d’Alexandrie où rampaient les poètes,oùga- zouillaient les penseurs, Constantin, qui fit de l’école
l’île verte 27 une citadelle, Justinien, qui emmura l’esprit d’Athènes ? — Ce fut, dit-il, Chi-Hoang-ti, l’empereur jaune, qui brûla les livres, pour séparer l’humanité d’elle- même, et se la réserver. « ... Un jour vint où coulèrent les Barbares du Nord. L’attirance du sud, à cause de la caresse mû¬ rissante du soleil, a toujours fait obliquer, par la pente de l’âme, les peuples du monde. Le père des hommes, l’Ëloigné suprême, descendait des degrés blancs du Nord, épaulé par l’avalanche, lorsqu’il a trouvé en lui son esprit et son cœur, et qu’il fut le verbe de lui-même. — Oui, dis-je, je sais. — Les Barbares étaient utilisés en location dans les armées impériales. Ils voyaient ; ils voulurent ce qu’ils virent. — La barbarie puérile et turbulente sur Rome... — Sur la Chine. -— Mensonge de la victoire ! dis-je, entendant les voix spacieuses d’Erin : les conquérants de la Ville par excellence se réglèrent sur les conquis. — Oui, ceux qui s’emparèrent de la Fleur du Milieu et de la Ville par excellence furent submergés par leur victoire; On a vu les Mongols s’affubler de la splen¬ deur qui était à la portée de leurs mains. Et Kublaï déborde d'originalité chinoise. Ils ont renforcé la chose impériale d’un sang jeune, vivace et animal — et ont adoré chaque lettre de sa vieille loi. — Le grand dogme de la légalité occidentale, mère de l’idolâtrie civique, m’écriai-je plein de l'invin¬ cible écho, est un monument d'hypocrisie avec sa façade de liberté. — J’ai vu la loi dans la toute petite chapelle en forme de cloche construite par Açoka, et qui est si haut sur le mont qu’on n’y parvient qu’à travers dès mois d’hiver, répondit le vieux Sage. — Que la volonté du peuple soit l’unique loi ! a
28 LES ENCHAÎNEMENTS écrit là-bas sur le marbre,le légiste à tête de marbre. C’est cela même qui est écrit dans le yassak de Gengiskhan. Il y est dit que la multitude des kou- roultaï a le droit de déposer les Souverains. Et elle se laissait intituler assemblée populaire, celle dont le grondement est venu jusqu’à moi, et où chaque guerrier à face ronde a dit à Kuyuk, enfant que sur¬ plombait sa mère : « Jusqu’à ce qu’il n’existe plus de ta race qu’un morceau de chair et qu’un peu d’herbe frottée à ta graisse, nous ne donnerons à personne autre la dignité de Khan. » Et le même vol sacré du pouvoir par l’interposition de l’hérédité a marqué la féerique aventure des pasteurs venus de Mahomet, qui ont jardiné les côtes de la Méditerranée et orné tout le sud avec leur conquête allongée. — Pourtant la voix de l’Homme de Lumière a tout couvert ! Elle a mis cinq siècles pour cheminer de la Palestine à l’Êcosse. — Elle a mis dix siècles pour aller des Sept Indes à Zipango par-dessus le faîte du monde. — Jésus-Christ. — Siddartha ! Il y en eut plusieurs, qui étaient le même. Son vrai nom c’est : Celui qui poussa le cri de douceur, de sagesse et d’égalité. — Ces siècles qui se sont usés depuis, furent des siècles de falsification. Ces deux paroles ont été faus¬ sées autant l’une que l’autre. Elles se ressemblaient. Elles étaient la même. On ne lés aurait pas faussées en disant : « Il n’y en a qu’une. » — Non, on ne se serait pas trompé, Yaso... — Autant l’une que l’autre, elles qui s’élevaient si grandement contre le formalisme et les complots des sanctuaires, elles ont dû, pour subsister, ramasser en chemin toutes les superstitions. Le vrai fo-Kiao, le Grand Véhicule, règne, mais il s’est desséché, c’est une carcasse de mots et de gestes, c’est une religion comme toutes les autres. Ceux qui la propagent ne la comprennent pas plus que les livres saints des rive-
l’île verte 29 * t ' - rains du lac Singora que nul ne sait plus lire. Et qui peut déchiffrer le sens absolu de cette incantation qu'a incorporée le dogme : Om mani padme hum, les quatre mots qui se répètent le plus souvent sous la courbure céleste, les six syllabes humaines qui peuvent le plus se comparer aux grains de sable et aux gouttes de pluie ! Le pouvoir s’est emparé du lien des cœurs quand il a vu combien y tenait fortement la faiblesse de chacun, et il en a fait un joug qui est la leçon de Siddartha aux yeux de tous sauf à ceux de Siddartha. Sérya passa à nouveau, mais ce spectacle merveil¬ leux ne retarda pas pendant une larme de temps, mon cri : — S'il n’y avait qu’une seule créature pour ne pas reconnaître le christianisme» ce serait Jésus- Christ ! — Et de tous les mortels, Lao-Tsé, le vieillard- enfant, accepterait le moins le taoïsme qui se dit moulé sur lui. La vérité n’a prévalu contre l’erreur qu’à force de lui ressembler. L’organisation métho¬ dique et régulière... — Clovis, il y a vingt générations... — Kanisfa, il y en a trente... — Elle coula, élargissante, de la maçonnerie du Mont-Cassin, et recoula de Cluny, et entra partout comme de l’eau. — Elle tient au Thibet comme la forme tient aux rocs ; cramponnée en monastères, elle pétrit le mas¬ sif central avec ses montagnes cubiques et son rituel ; et ces millions d’habitants, on les prendrait pour des objets tant leurs bras et leurs jambes font toujours les mêmes signaux, tant leurs traits sur leurs figures plates ressemblent à un verset. Ils entraient dans les pays par les pointes de leurs barques, à travers les seuils des embouchures, et, pour eux, la rive droite était celle qu’on a à sa
droite lorsqu’on refoule le courant, tellement ils étaient habitués à surmonter les fleuves dans le sens vierge du flux de la mer. — Les Normands... — Ceux qui ont choisi comme le plus beau séjour posé sur la mer... — La Sicile... — Le long archipel annelé dont les deux grossés têtes terminales sont pleines d'yeux, au matin de la Chine. Zipango. Il était plié en forme d’instrument de travail, et sa pliure forcée — les coudes, les genoux — me fai- sait mal dans les jointures. A partir de moi, je vois se crisper des bras hâlés, brûlés, et cela suinte comme du fruit coupé. Et je sens des gouttes de ma sève se former sur mon front et en haut de mes tempes ; elles tombent une à une et je vois, là où elles tom- bent, un point du sol s’assombrir. La paille de riz s’effile autour de mon chapeau pointu comme un toit. De tous côtés, ce sol que je fouille, misérable guer¬ rier dévoyé. qui dompte la tâche, est revêtu de là forme de mes pieds nus, les empreintes avec leurs verrues saillantes au pourtour, de mes mille pieds acharnés. Toute la journée, le soleil m'a écorché. J’essaye d'enfouir des trésors de bonne terre dans des cages de rocaille, pour que le champ ne glisse pas dans la mer. Voilà trop longtemps que je peine. Mon geste toujours pareil se met, de plus en plus décidément à me brutaliser les épaules ; le soir approche, l'heure de la sourde détestation contre la lourdeur rentrante de l’outil. Ce n’est pas vrai que je suis tout seul, le travail est là. Le travail, coude à coude, corps à corps; toujours plus dur et qui rend coup pour coup. Par- fois je m’arrête. Puis j’ai peur — et je recommence à frapper pour changer un point de la face du monde, 30 - LES ENCHAÎNEMENTS
l’île verte 31 les mains crochues et désespérées, le corps raidi comme un arbre à la racine boulue d’orteils. Lui ! Noir, au loin, il passe : le Maître ! J’ai peur. C’est la première fois qu’il marche ici. Cette terre lui appartient. Pourquoi ? Pour rien. Le sol, ce sont des carcasses de sol fixées l’une sur l’autre. Je suis arrivé, dans l’affouillement où je pour¬ chassais la vraie terre comme un mineur, à une couche toute rouge. Dans cette poudre rouge l’outil a sonné. Quoi de rangé là ? Des crânes, disposés avec soin, toutes les faces du côté du couchant : oui, ils regar¬ daient tous le même point de la réalité des choses. Ces crânes portaient des ornements de pierre polie, et de petits objets en pierre polie étaient parsemés autour. Sous la couche rouge, il y avait une couche toute noire. Dans la cendre noire, j’ai trouvé aussi des crânes d’hommes, mais ils ne ressemblaient pas à ceux du rouge : au lieu d’être ronds, ils étaient très allongés. Ces crânes allongés n’étaient pas placés avec soin, ils étaient jetés au hasard dans les débris car¬ bonisés — un désordre de punition. Il y en avait de cassés, de troués, d’entr'ouverts comme des gueules. Autour étaient des pointes et des tranchants de pierre, non polie, celle-là : des cailloux grossièrement taillés, par éclats. J’ai vu encore autre chose : dans les vertèbres, à travers les omoplates, les guenilles pétrées de sque¬ lettes qui tenaient à quelques-uns des crânes allongés du rebut inférieur (comme un débris de mur tient encore à un autre débris), étaient plantées des pointes de flèches de pierre polie. J’ai senti se réveiller ce que racontaient confu¬ sément ces choses souterraines: Ce qui s’était passé lorsque ces hideuses têtes sans corps, au nez fracassé et aux yeux envolés, vivaient, alors que le besoin, la férocité, la terreur, tenaient encore dessus avec la belle chair. Les crânes ronds sont les conquérants.
32 LES ENCHAÎNEMENTS Ils ont envahi le pays des longs crânes. Ils en ont tué les plus forts à cause de leurs flèches parfaites, et i's les ont subjugués. Sur le commencement de la vie, ils ont fabriqué un autre commencement. Le branche de pin se profile, horizontale, déme¬ surée comme le rebord du toit du monde, et garnie d’aigrettes d'aiguilles. Derrière elle, l'écran de lu¬ mière bleue est si pâle que la torsade rude de la branche s'y grave en noir — étonnant travail de finesse — avec ses nids étoilés. A l'horizon, le ciel est un peu rose, d'un rose de pétales de rose déteints parmi la blanche surface humide : la poudre rose, le duvet suspendu dans l'eau, a séché et s'est déposé sur le frisson céleste du papier de soie. D'un autre côté, c'est pareil : chaque pin est, au milieu, un enchevêtrement d'oursins noirs, et les bords hérissés de ce paquet s'impriment en noir d'encre de Chine sur le ruban de l'espace bleu en haut, rose en bas. Au fond, le volcan pointu rabat une rougeur den¬ telée. La mer : deux ou trois traînées de pâleur azu¬ rée où quelques jonques écrivent la distance, où quel¬ ques toisons couvrent des écueils. Tout près, un morceau, gonflé en dos, de la mer, a des mailles fluides de poisson ; la vague, très déchiquetée, est exactement le rebord d'un vaste monstre, coulant et invisible, mais bleu et blanc. Le champ où je m'appuie, où ma vie meurt, n'est pas à moi : il appartient au typhon, ou bien au volcan, au raz de marée, ou bien à l'homme qui s’appelle le maître. Je suis étranger à ma vie ; je suis un animal triste, sur le pavé des crânes. La mosaïque d’armée. La clameur, les tortues peintes des armures, la fureur des couleurs épicées. Au-dessus de la découpure rouge, verte, bleue de l’armée, au-dessus des boucliers épineux imbriqués en coquilles multicolores, des écailles des jambières tirant les chaussures de corde, et des nageoires de
l’île verte 33 bronze des gantelets — au-dessus, une armée nua¬ geuse et dessinée : les bannières. Des banderoles, des étendards qui dansent, qui boulent, par-dessus le toit cassé en mille morceaux, de l’armée. Papier de soie, papiers effilés, blancs, avec des marques noires au milieu ou sur les bords. On dirait des papiers qui brûlent, des langues serpentines de flamme et de papier, et parfois la noire inscription charbonneuse luit de rouge, attisée en rosace par le vent. Les seigneurs enfermés membre à membre dans les boîtes cuirassées en lamelles, avec leurs chevaux dont la charge de garnitures est terrible. Et lui, le seigneur des seigneurs, qui tourne le dos, amas de soieries et d’émail, si gonflé de choses riches que son immobilité semble dansante, et rayonne d’ouragan. Au milieu de tout le faste, sa robe énorme, l’architecture de ses cuirasses et de ses manteaux, fait toute une cérémonie. Il crie, tourne la tête, et on voit son vaste cou somptueux de batracien, ses traits hiératiques bro- dés sous son casque, la bouche si petite qu’elle est ronde, la moustache et la barbe en fourche, aux lignes si finement rares qu’on les compterait, les yeux si bridés qu’on n’en recontre guère de pareils que sur les minceurs encloses des livres, et qui pourtant sont les boules mêmes de la fureur. Il est issu de Lminu-Tenno issu des dieux, le fondateur de la plus ancienne des villes, et lui-même, si ins- tallé au milieu de tout comme un gigantesque et divin insecte plein d’œufs, si ancêtre, si fécond devenir, il tient toutes les choses par des brides qui vont à lui de chaque point des campagnes et des villes. Il concentre les rayons, les pétales de chry¬ santhème de soleil, et son blason est son portrait. La caste du Yamato qui terrassa l’Aïno, et l’obs¬ curcit et le salit, et qui manipula aussi le Kinaso et les autres insulaires, éparpillés puis réunis comme finissent par l’être les épaves. Les foules en lam¬
34 LES . ENCHAINEMENTS beaux mangent la boue et la poussière, et leurs faces écrasées semblent un rebondissement de coups. A l’Est, à l'Ouest, assaillis par toutes les cruautés de l'année, en proie aux mêmes saisons et en proie aux mêmes maîtres, — la fatigue orientale et la fatigue occidentale — les corps, muets et plantés, n'ayant à eux que leur poids qui les plante, se ressemblent comme un pin ressemble à un pin, et le silence au silence. «... Ce qui s'est passé d'un côté de la terre, dit le contemplateur, s'est passé de l'autre côté. Car la complication des événements n'est que la magie d'une simplicité terrible. Et ce n'est pas en te jetant dans l'autre direction des étendues que tu découvriras ou le changement, ou l'espérance ! » Sérya m'a dit : « Tu es menacé. Odon, fuis sur l'heure ! » Je ne l'aime pas, puisque c'est Clairine que j'aime, mais j'aime ses caresses, et j’obéirai encore quelques jours au choix de mon corps. Mais les marchands m'ont fait crever les yeux parce que j'ai vu la place des nids de diamants et le corps nu de Sérya ! Mes cris, mes pleurs, au moment où les deux coups aux yeux m'ont foudroyé et m'ont éteint, cela s’est envolé. Je suis sorti peu à peu, à pas doux, de l'an¬ goisse. Je me suis résigné à n'ètre plus que touché par les choses. Des gens me tiennent et me poussent. Quand ils ne sont pas là, je les attends. Et je pense à une femme : ma mère, car ce n’est que pour elle que je n’ai pas beaucoup changé. Clairine, je ne la vois plus ; je ne sais plus.
ANGELINO — Angelino ! C’est Clairine qui m’appelle dans l’ombre du soir. Elle m’a dit d’une voix rauque, sacrifiée, enlaidie de mort : — Je ne veux plus revoir Odon. J’ai erré long¬ temps pour le rejoindre, et, plusieurs fois, je l’ai presque retrouvé. Mais maintenant je ne veux pas, parce qu’il ne faut pas qu’il me voie : j’avais fait vœu de ne pas me regarder de longtemps au miroir. Quand je me suis revue, j’ai vu une autre femme. Je l’ai regardée, vite. C’est vrai qu’elle n’est plus Clairine et que cela fait peur. On ne peut plus lire sur sa figure, ni sa beauté, ni sa jeunesse, ni même son nom. Quelques années seulement depuis qu’Odon est parti, et elle a vingt ans. Mais une année devient beaucoup plus qu’une année, et pèse comme par en¬ chantement, où l’on attend sans s’arrêter (quelle tâche !), où l’on s’assombrit chaque soir, où l’on voit chaque nuit, mourir son espoir, où l’on travaille, de plus en plus pliée et creusée sur les ouvrages qui s’enchaînent, et qu’on produit de la broderie comme une mère. Il vaut mieux qu’Odon et Clairine continuent à se consumer loin l’un de l’autre avec l’image adorable qu’ils renferment chacun.
— Adieu, Angelino. Lorsqu’elle m’eut dit cela, Torise, j’ai su qu’elle mourrait avant que je l’aie revue. Pourtant elle était très vivante. Mais elle trouverait bien moyen de mourir : Elle était devenue amoureuse de la mort. Elle était trop malheureuse ; tout le monde était trop contre elle. Je l’ai regardée pour la dernière fois s’éloigner avec son ventre bombé que haïssaient non seulement ses proches, mais même les indifférents, même ses pauvres pareils, à l’affût autour d’elle et qu’elle ne pouvait plus porter à cause de tous. Elle est vivante, demain elle sera morte. La suprême douceur, c’est la vie, seulement la vie. Il vaut mieux qu’Odon et Clairine se replacent à côté l’un de l’autre, quels qu’ils soient devenus, pourvu qu’ils vivent. Aimer, c’est simplement avoir un être auquel entre tous, on défend de mourir.
CLÉMENT ET ANNETTE Méliodon et moi, ensemble, puisque nous ressem¬ blons à deux amis, nous sommes sortis de ma cellule dans le soir. Sous le cloître, nous rencontrons une forme pâle, et nous nous inclinons devant elle, et nous parlons pour qu’elle nous reconnaisse, car elle est aveugle. Dom Damase, des frères prêcheurs qu’instaura voici cinquante ans, le grand Espagnol Dominique, était du jour de l’institution de la règle. L’abbé lui donne l’hospitalité dans le monastère d’Elcho, qui est de l’ordre de Saint-Benoît. Il est vieux et tout blanc. Il est aveugle depuis de si longues années qu’on ne sait plus le regarder. Les mains cachées sous ses larges manches creuses croisées, il nous renvoie l’écho paisible de notre sa- lut, sans arrêter le mouvement de ses pieds nus qui se noircissent de poussière et de terre. Ses pau¬ pières sont baissées sur ses yeux éteints, et son visage aussi est baissé. Il déplace une pâleur de marbre et d’argile, et il est tellement préparé à la mort qu’il semble ressuscité. Dans ce blanc reflet, le regard de Méliodon vacille sur moi. C’est à cause des choses qui viennent d’être dites entre nous ! Durant ce court instant je me remémore cette
38 LES ENCHAÎNEMENTS phrase qu’il a mise en avant de lui : « Je pourrais jurer sur mon salut que je n’y ai rien compris. » Un pressentiment m’éblouit. Je vois : il le jurera! Il me reniera. Il me renie déjà, le chanteur, l’es¬ clave aux gestes brillants et aux paroles de miel, le faiseur de vers et de phrases, flatteur invétéré des choses consacrées et des autorités régnantes. Je lis sur le livre d’une figure ouverte la haine du poète contre le chercheur. Sortis petitement par une porte basse, flous sommes dominés — un coup aux yeux — parûtes assises de pierre neuve ; les contreforts tout blancs. Près de la porte, est encastrée la première pierre de l’édifice, que construisit Ramon Cornudet, baron d’Elcho. Cette première pierre est la borne qui mar- qua au temps jadis les limites de la baronnie. C’est une stèle déterrée du rivage, dit-on, et portant l’effigie très antique de la tête de chien d’Elcho; Méliodon palpe les saillies d’un arc-bôutant,là pierre crûment taillée, encore dans son matin de pierre, et dit : — C’est l’art nouveau !... Mon père le maudissait, dans les moments où il y avait encore où on le flétrissait avec raison du nom de gothique; Rien n’y a fait. On s’est évertué à casser au milieu, comme on casse des branches, les beaux ronds des cintres ; à déperfectionner le cercle. Rien n’y a fait, si bien que moi-même, je me mets présentement à louer cette mode. ... C’est l’art nouveau. La parole a un écho insolite, elle se répercute... Qui vient de la prononcer tout près de moi ? Cette haute tache violacée dans le jardin somptueux comme un tapis. d’Orient, c’est un personnage à che-
l’île verte 39 veux blancs et à barbe noire frisée, en longue robe violette. Il est couvert de baudriers brodés et de bandes passementées ; une agrafe lui brillé sur l’é¬ paule et il tient à la main une palme verte. Il s’adresse à un personnage vêtu de vert sombre. Il désigne la ville adossée en tas à la colline, les portiques, les plates-formes, les maisons et les monu¬ ments carrés et rectangulaires, amoncellement loin¬ tain de pierres de taille et de dalles nettes. Mais sur la basilique neuve, il y a une coupole ronde ! Cette rondeur est seule de son espèce parmi la masse crénelée à angles droits et à tranches droites, liés dés blancs et les dés sombres de toutes les autres bâtisses, Le bras violet indique l’anomalie hémisphérique. — C’est l’art nouveau. Ils l’ont machiné peu à peu, en cachette, à l’intérieur des chapelles, en rem- plaçant insensiblement le plafond par la voûte. Et Maintenant, voilà. Lé personnage en vert a dit, découragé, lassé, que l’esprit moderne est une persécution. Sa silhouette se détache sur une longue ligne cé- ruléenne de Méditerranée, où croisent des galères Corpulentes comme des cygnes noirs avec une stricte aile blanche. Tandis que je m’incline respectueusement devant 1‘homme à robe verte dans le jardin palatial, mon œil de biais le voit lever son index, et agiter, de l’autre main, son bâton d’amiral. Et il vitupère, sous l’empire d’un événement récent : — Les rêves nébuleux des novissimes sont des Rangers. Je suis déterminé à faire taire dans le si¬ lence éternel ceux qui prétendent qu’un moment viendra où l’on pourra naviguer au loin en plein jour. Car, sans le secours des étoiles, comment cela serait-il possible ? Us veulent rendre les peuples fous. — Et cela, à l’époque définitive qui a posé de l’Qrient à l’Occident, la Paix de l’Église.
40 LES ENCHAINEMENTS — Et placé à jamais la tête de l'Empire à Constan¬ tinople. — Oui. Ils chuchotent tous les deux dans la rue, ayant chacun la main épointée par un roseau qui vibre sur leurs lèvres chuchotantes. Ils parlent de ce qu’ils savent : ce qui leur est sorti de la main, le long du jour, leur sort de la bouche. Accoutumés à ramasser sans arrêt de récriture, - l * l'œil tout louchant encore de la gesticulation des pe¬ tites lettres plates, leurs corps désaccroupis, à la coquille cassée, sont intimidés par l’espace. — La XIIe époque, c’est le mur des époques, dit l’un. — Les nobles, reprend l’autre, se transmettent par héritages ou bien par mariages, dans les grandes familles, des règnes et des gouvernements. Mais il faut qu’ils fassent serment d'allégeance au roi. — Ils ne sont maîtres pu gouverneurs, de père en fils, ou par alliance, qu’à la condition d’être agréés par lui, de faire acte de soumission. — Et ne point oublier de dire qu’ils lui doivent l’aide d'argent et le service militaire. Et ils constatent tous deux, émerveillés : — Ainsi s’arrange dans tous ses détails la loi du plus fort, toutes les puissances s’ajustent, de haut en bas, par la raisonnable institution de l’inégalité, qui fait que le travailleur est si malheureux. — C'est cela. Le monde aura beau durer encore, il n’aura plus que les yeux et les lois de notre sublime XIIe époque suprême. L'éclatement soudain d’un long nuage de pous¬ sière ensoleillée ornée d’éclairs et de noires sinuo¬ sités de cavaliers, de litières, de tiares, et de parasols feuillus, les jette contre un mur rose et supprime
l’île verte 41 leurs paroles au sortir de leurs bouches, au scribe Amenomopit et au scribe Penbisit, tous deux écri¬ vains des livres du grand Khakoouri Sanouosrit Ou- sirtasen (Santé ! Vie ! Force !), soleil thébain de la XII dynastie des rois terrestres. Les grands espaces, lorsqu’on retourne en eux, changent de forme comme un cantique. Dans le calme du soir, je vais vers la seule chose qui me reste : elle. La scène qui s’éploie devant Mé- liodon et moi, devant nos pas descendants et les pierres roulantes du sentier, c’est le fond de la vallée. On y parvient en contournant de volumineux blocs rouillés et des huttes tassées où rien ne bouge, dont aucun bruit ne sort — le silence ardent des portes au fond du silence du soir. Ici, le cimetière ; il est bien plus tranquille que les champs. Je vais vers la seule chose qui me reste, je vais vers Annette. Jamais je n’ai eu autant besoin d’elle, de son grand cœur. Je sens, à chaque pas qui m’ap¬ proche d’elle, des larmes de reconnaissance brûler mes yeux. Et pourtant, je tremble. Ce soir est comme les autres, et comme les autres soirs, Annette vient pour me rencontrer sur le bord de la Ligne. Des arbres, des buissons qui semblent humains parce qu’ils font des taches sombres et repliées, peuplent le soir. Du vent emplit et vide le ciel pâle. Toutes les feuilles du peuplier bougent une à une, et les branchages, qui se tiennent presque debout le long de sa colonne, sont rebroussés par place et pointillent des marques claires sur la fié¬ vreuse masse noircissante de l’arbre. La Ligne coupe la colline rocheuse, suit le torrent. C’est elle — le signe infranchissable — qui sépare Elcho, de Rulamort. Elle trace la malédiction entre
42 LES ENCHAÎNEMENTS - les deux pays. Elle se prolonge jusqu’à la mer, au lieu où, dit-on, abordèrent, dans les temps reculés les conquérants qui entassèrent la première enceinte d’Elcho. De ce côté-ci, Elcho, de ce côté-là, Rulamort. Il m’apparaît que la nature impassible méconnaît ce tracé de lignes : L’ignorance impériale que font planer les arbres sur les changements de proprié¬ taires. La rive gauche du torrent est sœur trop recon¬ naissable de la rive droite. Mais ces choses se res¬ semblent de la manière dont le couteau ressemble au couteau. Il y a, dessous, les entrelacements de la magie humaine. Là-bas et ici, c’est aussi différent que la nuit et le jour. La peur et le péril sont sus¬ pendus et croisés sur le double district, que seul le vent traverse d’un bout à l’autre. La haine de ceux d’Elcho et de ceux de Rulamort est tellement entrée partout qu’elle fait, à elle seule, de part et d’autre, hurler les chiens de garde. Je montre à Méliodon une zone qu’il ne connais¬ sait pas, celle que déchira, charbonna et emplit de débris et de buissons brûlés, comme des chevelures, la dernière mêlée des hommes d’armes, et là aussi, c’est pareil des deux côtés. Je dis : — Les hommes sont insensés. Méliodon tressaille et pose sa main sur mon bras tout en scrutant avec méfiance autour de 1ui. — Les vigies d’Elcho veillent partout. Les oreilles d’Elcho sont partout. Il hausse le ton dans le soir — il veut cette fois qu’on l’entende : — Ne nous élevons pas contre ce qui est éternel. Cette ligne existera toujours. — Les hommes peuvent défaire ce qu’ils ont fait. — Taisez-vous 1 dit Méliodon. Il porte une âme molle et vile qui m’irrite. — Vous avez dit, Méliodon, dans le Lai de Folle Jeunesse : « Insensés mortels qui guerroyez ! »
l’île verte 43 Il se débat comme un grand et gros enfant. — Oui, je l’ai dit. Mais je n’ai fait que le dire ! J’ai parlé comme font les poètes : J’ai parlé dans le vent, j’ai parlé dans le vide. Mes paroles n’arrête¬ ront pas la guerre, grâce à Dieu ! Même en la mau¬ dissant, elles la consacrent. Le rôle du poète, je l’ai dit aussi, c’est celui de l’aloëtte : glorifier. Rendre un hommage choisi à la sagesse des lois célestes et terrestres, aux fleurettes qui émaillent les prés ver¬ doyants, aux bocages printaniers, et à la prudence des princes,, et à la gloire des nobles coups d’épée. La Force n’est-elle pas- une des vertus cardinales ? Votre esprit de vanité et de rébellion, vous l’apportez partout ! Il cache tumultueusement en lui un monde de reproches, et s’attendrit sur sa vaste bonté. Et Annette ? Elle est là, pourtant, elle est là, im- mobile, sous les voûtes du crépuscule, avec la pâleur incomparable de son large visage, ses mains effilées, sa longue robe bleutée qui se pose tout autour d’elle, en çolonnettes brisées, sur l’herbe à fleurs. Elle est intervenue, douce, calme, glacée : — Tu veux te heurter à tout. Prends garde ! Je marche à elle pour la chercher, pour la trouver, et je vois la crénelure de mon bonnet noir se mar¬ quer dans l’eau de ses grands yeux. — Tu me fais peur ! dit-elle. Alors, j’ai vu que nous étions à jamais séparés ! J’ai vu que ma grande aventure intérieure, elle ne la comprendrait pas, elle non plus, et dirait : rébellion ! Elle m’a secouru, elle a enfanté mon espérance et fait ma force, mais elle est restée en bas, avec son sourire créateur, dépassée par le rêve que je lui dois. Quand elle a dit : « C’est beau ! » elle parlait pour ne rien dire, comme le poète. Et maintenant, il est trop tard pour la rappeler ; la désunion est consommée, puis¬ qu’elle a peur de moi et que celui qui fait peur est, ou dévient, un étranger. Ah, si elle est venue à ma ren¬
44 LES ENCHAÎNEMENTS contre aujourd’hui, c’est par habitude, par simple, et faible, et lugubre habitude. Nous ne dîmes rien de plus ce soir-là. Elle me quitta tout de suite. Elle était inquiète, insaisissable dans sa douceur vide ; sa pâle beauté était rigide, était morte sur elle. Et pourtant, malgré tout, ce fut pire encore quand elle fut partie. ■i ... v V Je remonte d’un pas précipité droit à ma demeure, à travers les rocs, courbé par la détresse, fuyard, réprouvé. Je ne la reverrai plus. Je ne la reconnaîtrais plus, même si elle se dressait à nouveau devant moi. C’est ma faute. Je fus aveugle à des signes que d'autres auraient vus. Je me contentais du calme mirage éter¬ nel de ceux qui s’accompagnent : « Elle est ce qu’elle fut. » Et puis, je lui ai trop bien caché mon rêve — qui pourtant est de parler ! Le silence entre deux êtres, instant par instant, tisse la mort. C’est fini. Nos paroles communes ne sont plus dans ma bouche, mais seulement dans mon cœur.
XII EXHUMATIONS — Il ne faut jamais aller jusqu’au bout des idées ! Sur le chemin raboteux où je double mon oncle, je le regarde, et subitement — coup de foudre — je le prends en horreur. Je me mets à haïr furieusement sa figure ouvragée qu’ornemente une délicate argenterie de barbe et de Cheveux, et les idées linéaires que trace son doigt intellectuel en marge de la vie : sa finesse, sa gros¬ sière finesse. ... Il se gare précipitamment : un bruit de moteur dégringole sur nous. Les traits pincés par le dégoût de la mort, pointant l’œil à droite et à gauche — coup de raquette de chaque joue — il serre les revers de son paletot noir sur son sang qu’il porte en bou¬ teille, tandis que déboule le noyau de vitesse moto¬ cycliste qui partage l’espace avec l’étirement de son profil, là bouche ouverte en laminoir, et le bloc che¬ velu de sa tête distendu en arrière par la barre d’air avalée. Et mon oncle ne saura jamais combien, un mo¬ ment, j’ai souhaité qu’il fût accroché et bousculé par la frénésie mécanique, ce morne démagogue bour¬ geois, apologiste furibond de la médiocrité.
46 LES ENCHAÎNEMENTS La lueur de haine animale, qui lui ressemble, s’éteint dans mon œil. Je marche, il trottine. Aujourd’hui, un événement considérable méta¬ morphose sa destinée : ces fouilles d’Alican dont il élaborait le projet depuis tant de lustres, vont se réaliser, à telles enseignes que nous nous dirigeons ensemble vers l’emplacement de l’ancien monastère où l’équipe de travailleurs est mobilisée 1 Il a des souliers neufs de sport achetés pour la circonstance, et par moments il piaffe, et il célèbre hautement le succès acquis, et proclame les talents qu’il a fallu pour forcer les résistances préfectorales et ministérielles. Il veut bien répondre à nies questions. — Parfaitement. Dans nombre de gisements fos¬ siles, on a découvert des traces non équivoques de la guerre victorieuse que les braçhicéphales néoli¬ thiques (traduisez, jeune homme, par : les hommes aux crânes ronds de la période des armes de pierre polie) ont menée contre les dolichocéphales paléo¬ lithiques (ce qui veut dire, Clément, au cas où vous ne le saisiriez pas : les crânes allongés, aux armes de pierre taillée). — Egbert, un baron d’Elcho ? Rayez cela de vos papiers ! Où avez-vous pêché ce prénom, mon savant neveu? Ce n’est pas un nom régional, c’est un nom germanique et même pire que germanique : saxon. C’est, entre autres, celui du grand roi de Wessex qui, dans l’Heptarchie, posa, si je puis dire, la pre¬ mière pierre de la puissance anglaise, voilà un bon millier d’années. Pour ce qui regarde l’alleu d’El- cho, enclave du royaume d’Arles, nous ne possédons pas la liste nominale complète des barons souverains qui s’y succédèrent et qui faisaient partie de la puis¬ sante maison des Cornudet. Et ils se prénommaient principalement Raymond. Vous surprendrai-je outre
EXHUMATIONS 47 mesure, Clément, en ajoutant que les barons d’Ali¬ can (— encore qu’Elcho soit le nom ancien d’Ali- can —) n’ont pas l'ombre d’un lien avec cette famille, éteinte depuis longtemps ? Au reste, les barons d’Alican sont éteints aussi, quoique ils existent encore : De riches marchands locaux du nom patronymique de Massard ont acheté le titre baronnial d'Alican au XIII siècle. Ils ont pratiqué à peu près la même opération, à la fois temporelle et spirituelle (si j'ose dire), et surtout chirurgicale, que les Goyon Matignon, qui ont effectué à beaux deniers comptants la greffe de leur espece familiale sur le tronc tronqué des princes de Monaco, et qui, en réalité, ne touchent aux Grimaldi que sur le pa¬ pier de l’almanach de Gotha. Mais, pour dire vrai, mon neveu, le terrain est glissant : M. le baron Mas- sard d’Alican, député et conseiller général, membre de la Commission d'archéologie, est le Mécène des fouilles, et il est bien entendu que jamais nos tra¬ vaux ne doivent contrecarrer la tradition cultivée à son foyer touchant la noblesse de ses affaires de famille et la valeur ornementale de ses ancêtres. Vous je savez, M. d’Alican est une personnalité de la plus respectable importance, ralliée au régime démocra¬ tique de liberté instauré en 1871 — ou du moins il l’a affirmé toutes les fois que l’occasion lui en fut fournie, notamment à ses électeurs, et on aurait mauvaise grâce à supposer le contraire. On est arrivé au lieu des fouilles. Sur la gouache bleu pâle du ciel se détachent des silhouettes au fu¬ sain d’ouvriers noirâtres, appuyés sur des bêches bossues, et les profils des jalons qui piquettent le secteur explorer, et des messieurs en chapeau haut de forme qui semblent, lâchés dans la campagne, les invités mâles d’une noce. A l’arrivée de mon oncle, regroupement des silhouettes noires, cérémonie de sourires, chapeaux soulevés sur leur anse. C ’est aujourd’hui seulement, c’est par hasard, que II. 3
48 LES ENCHAÎNEMENTS je me suis avisé de penser que ces fameuses fouilles d’Alican se rattachent à ma vie fantastique, que c’est dans la substance même de ce passé que s’intro- duisent la pioche et la bêche... Depuis un mois que je suis ici à sombrer dans les jours d’autrefois, et à converser à la surface des jours de la semaine avec l’oncle Raphard —, je n’ai jamais assimilé la déviation de ma vie intérieure et cette vénérable comédie des sondages archéologiques sans cesse ajournés, que j’ai appris dès mon enfance comme l'Histoire Sainte ! Nous ne savons pas faire les rapprochements les plus monstrueusement simples. C’est que je ne me mêle plus guère aux choses d’aujourd’hui. Mon travail, mes écrits? Il est venu de grandes choses qui me les ont cachés, et je ne peux plus y porter la main. Je poursuis une œuvre sans nom, sans but. Ce n’est pas une œuvre, puisqu’elle n’a pas de corps, et que je ne peux pas y apporter de travail ; je vis pour elle, j’y suis condamné, et elle se dissipe. Je m’use pour rien. Et je ne profite pas de ce que je revois. Ne devrais-je pas, durant les intervalles de veille, impatient, me transplanter dans le surnatu¬ rel, tâcher de vivre pour eux et avec eux, ces êtres revenus dans la chair du présent par quelques-uns de leurs instants profonds, ces contemporains épar¬ pillés dans le néant et dont l’éclair rebrille en moi parce qu’ils font tous partie de mon ascendance ! Mais je les laisse, je les oublie. Je ne poursuis pas mes visions sur la terre. Je ne peux pas. Fatigue, échec : Lorsque je renais à la vie normale, matériellement, détail par détail, je suis à bout de ressort, et je tombe dans mon cloisonnement actuel. Je ne suis pas à la hauteur de mon rêve. L’aventure est trop élargie pour moi ; elle parcourt plus de vie que je n’ai la force d’en embrasser. On n?est pas constitué pour être trop grand. Ce serait
EXHUMATIONS 49 trop grand et ce serait trop beau de rattacher les choses les unes aux autres, de faire un enchaîne¬ ment. Qui l’a fait, même parmi les dieux, ces prières animées, ces belles trouvailles qui ont vécu et marché, et ouvert leurs poitrines devant tous ! Moi, je suis dans l'enfer humain, l’enfer de la bana¬ lité, de la médiocrité, que peuple un spectre de pu¬ blic, et qui est incertitude et confusion des langues. Et pourtant, malgré mon détachement de la gran¬ deur, doucement mais sûrement, je m'annihile. L’existence-fantôme a beau être, en réalité, d'une brièveté phénoménale (la première fois, j'ai éprouvé tout un monde d'impressions, le temps de monter l’escalier, et d’autres fois, j'ai vécu de longues por¬ tions de destinée, qui n’ont duré que quelques minutes de somnolence ou de quoi faire la volute d’un geste, dans la solidité présente), malgré cela, l'intensité absolue de cette vie antérieure m’assiège, m'accule et me ronge. Cette lutte pour la défaite, si je n’en ai pas peur, c'est (comme tous, toujours), parce que je ne veux pas, et que je ne sais pas la comprendre. — De toute évidence, le glissement de terrain s’est produit d’ici là. L'affleurement des pierres est visible aux deux bouts, et c'est à tort que l'endroit est cadastré comme faisant partie de Rulamour. L’oncle m'échappe. Ces messieurs vont, viennent, pointent leur doigt dans l’espace, font des enjambées qu’ils comptent, le menton baissé avec recueille¬ ment. Leur érudition si garnie sur l'histoire locale sort abondamment de leurs bouches à propos du moindre détail. Je vois que nous sommes, eux et moi, acharnés contre les mêmes secrets, mais je vois surtout qu'il n’y a rien de commun entre nous. Je suis dans la vie, eux, ils sont sur la mort. J'ai suscité le passé vivant, comme un prophète de ce qui n’est
50 LES ENCHAÎNEMENTS plus. Aucun secours pour moi dans leur résumé chiffré et technique, dans leur résidu d’autrefois. Algèbre, vide, rien. Les livres m’ont déjà donné une grandiose leçon sur la petitesse des synthèses artifi¬ cielles et la ruine des signes. Et pourtant, malgré tout, je guette, je guette même des mots... Je rejoins l’agitation de l’oncle Raphard. Il a perdu son cache-nez, posé il ne sait plus où, et il a mis à la place une toile à sac sur ses épaules. Il tient un livré ouvert dans sa main droite, un livre fermé sous son bras gauche. Il m’agrippe comme il peut, de travers. Il me prend à témoin à voix basse, préoccupée, l’œil sollicité par les accidents de terrain. — L’aile droite, hé ? C’est la partie que l’abbé Vigneux décrit dans son histoire des couvents de Provence — publiée en 1777 — et où il dit que de son temps on montrait les ruines et notamment la cellule du sorcier. La cellule du sorcier ! Cette précision-là est allée, comme un objet, jusqu’à mon cœur. Précipitam¬ ment, j’ai demandé : — Le sorcier... Qu’est-ce qu’il est devenu ? Mon oncle ayant filé comme un trait, je le pour¬ suis pour lui poser la question, vaguement conscient du ridicule de ce jeu de scène. — Il a été brûlé, répond, vingt mètres plus loin, M. Raphard penché sur le travail d’un terrassier et sans quitter l’outil des yeux. Il effrayait les villa¬ geois par ses sortilèges et ses méchancetés. Il faisait cuire des pommes sous son aisselle, il amenait des orages avec des balais, et il puisait le feu de l’enfer directement : voilà ce qu’il faisait. Il a été brûlé, exhumé de son tombeau longtemps après sa mort, prétendent les uns, tandis que les autres assurent qu’il fut brûlé juste avant de mourir. Attention, mon ami, tapez doucement. Ça m’a l’air d’être une moulure.
En vérité, le vent emporte ces paroles. C’est comme une farce solennelle. Cette révélation posi¬ tive, brutale, — et si légère — ne touche pas la présence de ce vivant qui entraîne encore ma pesan¬ teur dans la sienne, et rien n’est changé. Et puis... l’homme qui, là, affirme à coups redoublés, sait-il ce qu’il dit même dans le plan hasardeux dont il dispose ? C'est comme s’il n’avait pas parlé. Au milieu de ces gens qui s’agitent dans l’air éphémère d’un soir, dont l’activité court et danse par-dessus l’immobilisé, je suis seul, seul. Je ne les comprends pas, et ils ne me comprennent pas. Non, il n’y a rien de commun entre moi qui m'avance dans un souffle interminable, et ces nécrophores qui pêchent des débris dans un cimetière et tamisent la poussière. Je suis seul. Je ne peux m’appuyer que sur moi-même. Il s’est passé un événement infini. Us se sont écartés — trois ouvriers terreux — et elle est appa¬ rue au milieu d’eux, debout, blanche. La pierre ! Des bras la soutenaient pour la mettre en lumière. J’entendais bourdonner à mes oreilles : « C’est curieux, cette tête, de chien », lorsque je suis arrivé à elle. Personne ne faisait attention à moi, personne n’a vu mes yeux terrorisés. C’était la pierre, c’était elle ! Le dessin Creusé n’était pas tout à fait ce que je croyais : plus ramassé que ne l'avaient conservé les cellules où s’incruste l’impérissable sensation. Je l’ai mieux reconnue. Je me suis avancé tremblant sur mes jambes, et je me suis mis à genoux comme pour voir de plus près, et j’ai posé mes mains sur la grande pierre. EXHUMATIONS
52 LES ENCHAÎNEMENTS Cette image dont je sens le sillon sous la peau de mon doigt, c’est moi qui l'ai enfoncée là, il y a un nombre de millénaires qu’on ne peut même pas sup¬ puter ; c’est moi qui l’ai embrassée, tout ruisselant de vagues comme une vague, il y a vingt-cinq siècles; et je la tenais dans mes mains lorsque s’est produite, à droite, cette cassure que l’air a rongée depuis Si je disais la vérité des choses, quel cri : « Au fou ! » dans le petit monde étranger d’aujourd’hui ! Je reste là, tout mon étreignant mutisme dans mes mains, devant le signal indélébile, la pointe hachée de mon¬ tagne. Puis les heures passent, mon brutal émoi s’affadit, l’ennui tombe. Ça n’avance guère, et les opérations deviennent fastidieuses. On retrouve à peu près le linéament d’enceinte du monastère qui était en ruines lorsqu’un éboulement de la montagne l’obs¬ trua. On découvre des poches considérables de pierres terreuses et fondues, qu’on range, qu’on étiquette, qu on répertorie. La pierre de la tête de chien, qu’un mince monticule de terre friable comme une taupinière recouvrait, avait dû être antérieure¬ ment extraite, remontée de l’enchaînante profon¬ deur. Vers le soir, la trouvaille d’un anneau de fer vint ranimer un instant l’intérêt. Il était grand comme un collier et entièrement rongé et rouillé ainsi que son attache de scellement. Ce morceau de fer ma¬ lade, bouffi d’un cancer d’humidité, objet concret surnageant de l’ensemble des constructions pulvéri¬ sées par le temps, attira à peine mon attention et rie la retint pas. C’était ici que Clément Nourrit a marché quand il a quitté Annette. Je ris. Est-ce de l’orgueil, ou bien est-ce de l’hu- miliation ou du désespoir ! JUUiaVlVU WU » C’était ici... Rien ne peut combler l’abîme qu’il
EXHUMATIONS 53 y a entre autrefois et aujourd'hui. L'autel à tête de chien lui-même, ne le peut pas — puisqu'il est là, et qu’il ne fait rien. Ce résidu émouvant, presque effrayant, délaissé maintenant au milieu du piétinage (sur son sommet on a posé l’anneau de fer autour duquel les cachots se sont dissous), a diminué. La pierre, elle fut, elle n’est plus. Le moment présent, c'est une . déforma¬ tion suprême et inimitable de la vie. C'est le corps de la vérité. En cessant de vivre, il devient men- songe ; et alors, pas un mot qui mente plus que le mot de résurrection. Chaque minute est un som¬ met autour de quoi tombe une extraordinaire destruc¬ tion. C'est toujours sur ce point d'intersection absolu : le présent, que se posent les seules affir- mations solides des philosophes et des cœurs... Af¬ firmations solides des philosophes ! — car il y a un acquis de la métaphysique. On a jugé. Des deux grandes tendances originales de la recherche hu¬ maine, la subjective et l'objective (le monde intérieur et le monde extérieur sont successivement l'un dans l’autre), c’est la subjective qui est l’endroit et l’ob¬ jective l'envers. Ils ont raison, les individualistes. Ils ont raison comme le cri de la chair a toujours raison, et comme, à l’autre bout des harmonies, le chien qui, déjà assassiné, me léchait les pieds. Il faut l'éclair de la vie. Il a marché ici. De tous : *' S" - . les êtres que je relève des tombeaux, celui qui s'est mû à la place où je marche, dont l'ombre me tient comme un linceul réchauffé, est le plus grand. C’est celui dont je me sens le plus le dépositaire debout, moi pourtant si infime. Il a marché ici. Je vois arriver Marthe Uriel. Elle s’arrête dans le soleil couchant tandis que je me dirige vers elle. Elle a un grand manteau, ruissellement brun, rou- geâtre, qu’elle fait traîner, les épaules découvertes, et dont les plis se posent et se cassent sur la terre fleurie d'asphodèles.
54 LES ENCHAÎNEMENTS Je tiens encore comme à un lambeau de chair, aux derniers instants à vif de ma longue vision. J’allais, désespéré. Ma souffrance était abîmée par le remords de n’avoir pas parlé, d’avoir laissé An- nette devenir étrangère dans le silence, d’avoir ainsi préparé son détachement : ne pas parler, c’est effacer les jours ; le mutisme entre deux têtes, instant par instant, tisse la mort. Il suffit parfois d’une seconde de silence pour qu’un silence éternel vienne les sé¬ parer étroitement. Et tout me conseillait de lui par¬ ler, la terre elle-même, et les arbres me le disaient. Marthe est là comme fut Annette. Le soleil pou¬ droyant place Annette sur elle, en exquise auréole sur sa figure, en jolie frange sur sa robe. Le visage est le même ; jamais elles ne furent plus une. Ce soir, Marthe cherche à me pénétrer et m’inter¬ roge. Elle a pressenti ce mystère auquel elle a droit. A l’écart des gens, la voix basse de ses lèvres bat ma figure : je sens son souffle charnel, parfumé, sur mes paupières. — On dirait que tu vis dans un rêve étoilé. Elle vient juste pour cueillir mon aveu. Tout me porte à parler, dans la mêlée tiède d’elle et de moi, ce soir, et les arbres eux-mêmes me le disent. J’ai hésité, tremblé, et malgré moi, malgré tout, je me suis refusé à la vérité, je n’ai pas voulu la lumière commune. — Mais non, mais non ! Je n’ai pas de rêve. Pourquoi, lorsque j’ai revu, posé sur la borne, le léger amoncellement circulaire d’oxyde rocailleux, entrailles boursouflées de l’anneau de fer, qui s’usa jadis sur des cous vivants et doux comme de l’eau, — un brusque revirement s’est fait en moi à propos de la petitesse même de cet objet ?... Voici du réel, du concret, retiré du monde multiplié d’autrefois. Cela existe et résiste — tandis que moi, je ne suis que des images. Je ne suis nulle part, moi. Ce sont
EXHUMATIONS 55 les déterreurs appuyés, les poursuiveurs de pierres, les palpeurs d'arêtes et de rainures sépulcrales, qui sont dans le vrai. La trace des pas. Je regarde par terre, là où tant d’autres ont marché. Penser n'est rien, il faut la trace dés pas. La journée de travail est close. Les gens se sont dispersés et m'ont abandonné. Désert de ce côté-ci : le tertre où brilla puis s'éclipsa ce rayonnement de femme ; désert de ce côté-là : l'entassement du mo¬ nastère d'ombre qui, quoique détruit, me domine. Lassé, usé, du regret de n'avoir pas parlé, je vais vers le couvent. Us ne savent plus les chemins de traverse. Je tes sais. C'est par ici qu’entre deux val¬ lonnements, on aborde la façade. J’ai rejoint 1e monument, la montée lisse, infinie, dé pierre, coupée par mon front. La jambe énorme d’un contrefort. De ce côté, au ras du sol, la fenêtre de ma cellule. Là-bas, entre tes deux montagnes, glisse un rayon oblique qui baigne de clair 1e réduit à travers l'on¬ doiement étincelant du verre. Dépassant de la tête le cadre courbe de la verrière, je vois du dehors ma fruste demeure étroite, ce grand désert où je serai désormais deux fois seul. Mais je m’arrête ; je recule, la main sur 1e saillant de pierre : j’ai perçu un bruit qui vient de l'inté¬ rieur. Le réduit, du côté de la porte, s’est défoncé. Dans le trou carré de la porte, une forme blanche s’est avancée. Le dominicain aveugle! Il entre dans ma cellule, il la traverse. Je vois distinctement ses pieds que doublent des sandales, et que teint et in¬ cruste la poussière du sol — sa longue forme enca¬ puchonnée, courbée comme la voussure éclairée d'un cloître. Comme il sait se diriger ! Il tend ses mains en avant, ses mains qui étaient toujours enfouies comme des ossements dans ses manches jointes —
56 LES ENCHAÎNEMENTS et qu'on ne voyait pas plus qu'on ne voyait ses pru¬ nelles. Sa face est levée, on aperçoit sur elle non pas ses regards comme, sur les autres faces, mais seule¬ ment ses yeux, les plaies, refoulées et scellées de cire rouge de ses paupières. Il va droit aux feuilles où j'ai tout écrit, et il les saisit... Il les approche de sa face comme pour les lire. Il les lit ! Puis le spectre blême a manié l’écri- toire, et il a écrit en gros traits par-dessus une des feuilles, mon nom : Clément Nourrit. Brisure. Ruiné de tout ! L’intelligence subite de l’intrigue qui m’a entouré me pénètre jusqu’aux os. L’Église qui est la force des temps, je vois, trop tard, affleurer son expédient : cet homme venu par des voies souterraines au cœur de ma destinée, avec sa lèpre de blancheur... La voix bavarde et volage de Méliodon qui m’a rejoint, essoufflé, sa voix qui sautille d’une chose à l’autre, et qui décrit les lances du margrave de Pill- nitz dans les aubes de Hongrie — tandis que sur la paume de ma main se scelle l'arête de pierre où je suis attaché — cette voix placide de tout le monde, cette voix qui n’entend jamais rien, me glace comme une insurmontable condamnation. Je demeure là, si offert, si vaincu, que je me ba¬ lance faiblement sur mes pieds dans l'air du soir, sans savoir ni avancer, ni reculer. Je songe à toutes choses à la fois, et je me souviens que mon père, qui pourtant m’avait donné l’avidité des secrets de l’uni¬ vers, s’inquiétait, lorsque j’étais enfant, de mon ar¬ deur à chercher en tout spectacle un trésor caché ; et, une fois, je l’entendis murmurer : « Que va-t-il devenir ? » avec une voix si tendre que je sus bien que c'était de moi qu'il parlait.
XIII LE RÈGNE DE L’HOMME Où suis-je ?... Qui suis-je ?... Dans la pénombre, les enfante se moquent de moi. Je ne suis pas rentré dans la cellule maudite. J’ai accompagné le vent qui était derrière moi et devant moi. Il me chassa du côté de la mer. J’atteignis et je longeai un rivage. Mes pieds s’en¬ foncaient dans l’entassement croulant des galets. Il faut parler ! Moi qui ai trouvé, comme un motif de joie, dans la nature, l’indication surnaturelle : parler ; moi qui suis à travers le royaume de l’esprit le porteur de paroles, j’ai laissé mourir l’amour pour n’avoir pas parlé. C’est par la voix qu’on bâtit l’amour. Il faut parler . Il m’aborda au moment où je passais entré lui et l’immensité marine. Et tout bas, il a dit : « Il faut parler ! » C’est cela qu’il m’a dit, cet inconnu dont j’ai d’abord eu peur ! — C’est par la voix qu’on bâtit la conscience. Il faut parler. L’ordre de mon esprit et de mon cœur sortait de la bouche d’un passant à propos de la conscience !
LES ENCHAÎNEMENTS Et je fus étonné d’avoir attendu qu’on me l’eût dit pour m’apercevoir que le devoir est le même dans tous les sens de l’homme. Celui que j’avais rencontré pensait à la dévotion et à la vie publique. Il avait réveillé la grande espé¬ rance qui est la vie suprême et qui semble toujours morte. Il voulait refaire une société meilleure en retrouvant parmi les formules cabalistiques de l’Au- torité, la loi de justice et d’égalité discernée par le Divin Savant. Ce que j’ai fait dans les forces aveugles de la nature, il le faisait dans les forces aveuglées de la vie. Scruter avec un regard neuf, puis parler pour mettre en ordre. Mais aux apôtres, on jette les mots pétrifiés. Il faut parler contre les paroles toutes faites, et démolir les mensonges. Comme j’allais répondre, il s’écria : — Il faut qu’à un moment, la parole cesse d’être un bruit pour devenir une chose. Il faut en personne recommencer Jésus-Christ après l’avoir découvert sous son déguisement d’aujourd’hui. Il faut être bon, pur et pauvre en réalité : pauvre d’argent, et pauvre de subtilités dogmatiques et rituelles. Il faut que tout vienne d’en bas, de la large vie répandue qui saigne autant que la mer, et non au hasard, d’en haut. Tout va changer. Je dis que sans doute, les hommes comprendraient cela un jour. Il répondit qu’il ne faut pas attendre. Dire : « j’espère », c’est refuser. Dire : « plus tard », c’est se taire. — Honte au paradis qu’on relègue dans un autre monde. Es-tu sûr de revivre ? Crois-tu que les vers vomiront ta pourriture ? L'avenir est un abîme qui ne calme pas le juste. « Nous avons peur de cet avenir où on se sauve, nous les suiveurs de Valdo. » — Vous êtes Vaudois ! Je me suis reculé de l’homme au nom exécré, le révolté le provocateur, et je lui ai reproché comme 58
LE RÉGNÉ DE L’HOMME 59 , ■ • / une trahison de ne m’avoir pas, avant toute chose, dit son nom. Maintenant, je suis assis près de l’homme, et nous nous tenons la main, lui et moi qui sommes seuls parmi tous à n’être pas idolâtres. Le soir est tombé et nous sommes dans le ciel. A ce moment, tandis que les distances lumineuses de la Grande Ourse et d’Orion plantent l’univers sur la terre, je comprends : comme il y a une loi des surfaces et des solides, et comme toute chose inconsciente tombe avec sagesse — il y a sous les deux une loi de chacun et de tous. Et des deux lois, de la physique et de la multitude, sont pareilles et font deux sciences. Ni la science de la nature, ni celle des foules ne sont des rêves hasar¬ deux créés par une tête : c’est le reflet de l’ensemble dans la tête. C’est selon ce reflet qu’il faut refaire alentour une réalité plus vraie. Découragé par tout ce qui est contre nous, j’ai poussé un soupir et j’ai fermé les yeux. Nous sommes les séparés. Mais je tiens dans le noir la main de l’homme, et, par elle, la vie illi¬ mitée, et l’enchaînement éternel, et tout ce qui sera un jour. Qui montrera les choses comme elles sont, qui réveillera la nuit 1 J’étais encore près de lui quand il se heurta aux murs et aux pavés, et qu’il fut assailli aux abords de la ville. Je savais bien que, cette fois, c’était le vrai commencement sur la terre, mais je savais bien que tous deux nous tombions aux abîmes. Un cercle de haïssants et de vociférants se rétrécissait sur nous. Devant eux, un moine dominicain tout blanc, un écolier qui arrivait portant un livre et en récitant des passages l’œil mi-clos, un vieux soldat, qui était plusieurs mutilations attachées ensembles, un trou-
60 LES ENCHAÎNEMENTS badour auquel le seigneur et le riche prêtent leurs fêtes, et farcissent le ventre, une femme éblouie par la joaillerie militaire, crachèrent à la figure du chré¬ tien et lui jetèrent des pierres. Ils disaient : — Il veut nous faire croire des choses qui seraient trop belles. — Il hait ce qu’on adore. Et puis, il veut le par¬ tage des femmes, il veut que ceux qui n’Ont rien entrent chez les possédants, le couteau entre les dents. — Il a blasphémé. C’est un Vaudois. Au feu ! — Il ne blasphème jamais : C’est un Pur. Au feu, le Cathare ! Et par-dessus tout rugissait : « Il n'a pas le respect des maîtres ! Il n’obéit pas ! Le voilà, l'anti¬ homme ! » Ceux qui disaient cela, c’étaient les pauvres arti¬ sans des ateliers-boutiques que les passants des rues surveillent ; c’étaient, butés, noirs, les fantômes lourds des cabanes. Us sont sortis pour crier de la sorte, de leurs logis glacés que la pluie traverse aussi aisément que le froid, et qui ne sont réchauffés que par leur corps. Il était déjà abattu et immobile, il avait exhalé le dernier soupir de foi en le redressement du monde, quand Télo s’approcha de lui et lui lança un coup de pied. Télo le fétu de multitude, l’homme au dos rompu et courbe, aux mains changées en pierres par le travail, dont le baron a tué les enfants, dont l’abbé a coupé les oreilles. Il hurla avec rage : — Il veut tout changer ! — Il est mort ! dit le moine dominicain. Nous ne pouvons plus rien, hélas, pour son salut. Dieu seul peut encore en tirer, de la souffrance. La foule s’écoula. La nuit tomba. Les hommes bons, il y en a trop peu. Ils prouvent que la bonté n’existe pas. Ils montent et tuent l'es¬ pérance.
LE RÉGNÉ DE L’HOMME 61 Je suis resté là, seul avec le moine qui, les mains croisées, la tête baissée, semblait ne pouvoir se sé- parer du cadavre sur lequel il n’avait plus de prise. Mais il me sentit, et levant la paupière, m’aperçut. Sans doute, il me connaissait, car il s’immobi¬ lisa pour m’examiner et son bras s’allongea vers moi. — Celui-là est à nous ! cria-t-il. Mais il n’y avait personne pour l’entendre. Per¬ sonne ? Si, quelqu’un s’approchait dans la pé¬ nombre pluvieuse. Je reconnus le Fou. Il m’avait semblé tout à l’heure qu’il était dans la mêlée allante et venante et cramponnée. Je vis le vieillard s’arrêter derrière le moine figé en son geste contre moi, brandir une pierre et l’abattre de toute sa force sur ce crâne nu. L’inqui¬ siteur tomba droit comme une statue. Le Fou hochait la tête sans arrêt. Il chancela lui aussi et lui aussi tomba. Le vieillard était taché de sang des pieds à la tête. Sa barbe était un buisson mouillé — il apparut étrangement noirci et rajeuni dans l’ombre, — et l’on entendait sa blessure qui pleurait. Son œil plein d’un nuage, me vit, et sa bouche me parla : — Le nom que j’ai dans les jours où nous sommes c’est : le Fou. Je suis le Sage. Gare à la sagesse 1 On verra un jour ce que c’est que cette chose nouvelle. Je suis la parcelle de conscience et par conséquent l’éternel Juif Errant. Il y aura toujours des crieurs qu’on n’éteindra pas : Ceux qui savent se débar¬ rasser du temps présent — et aimer quelque chose de lointain fait seulement avec de la grandeur. Les leviers épars d’Israël... L’âcre exil des Juifs les a désenchaînés, il les a mis partout en travers des vices et des crimes des peuples massés en blocs et a préparé le refus universel dans leurs gorges (pas dans leurs têtes, parce qu’ils ne voient pas bien ce
62 LES ENCHAÎNEMENTS qu’ils font). C’est moi qui secoue la chose retom¬ bante de l’idolâtrie, qui distribue la fraîche colère de probité — et le grain de folie qui fait lever la révolte. Et je tourne le monde contre l’alignement des mâcheurs de grands mots. « Je hais ceux que tu hais. » Le vieillard forcené reprit péniblement son souffle. Il était à genoux et appuyé des deux bras par terre. Il me considéra avec ses yeux drapés de sang, et montra ce qui était au-dessous de son âme : — Mais je te hais aussi, toi. Le seul règne d’Israël importe. Elle attachera à la longue tous les pays du monde par des chaînes faites du plus puissant dé tous les métaux, l’or — là flotte qui au geste de Salomon partit d’Eziongaber. Il y a encore trop d’ennemis. Un jour viendra où je ne serai plus avec toi contre les autres, mais, sur les corps des autres, contre toi. Écoute-moi bien, qu’on mette, cria-t-il en chancelant, qu’on mette des cailloux dans ma tombe près de ma main... Pour que je puisse les lancer là-bas contre le Fils du Charpentier ! Il avait fini de vivre lorsque vinrent dans la pluie un passant, deux passants, trois. Parmi les corps, celui du moine inquisiteur remua. Une pauvre femme l’aperçut : C’était une mère dont il avait fait condamner le fils au mur. Elle se pencha, le reconnut, le prit dans ses bras et le porta, vaincue par l’humilité et la nuit populaire, vaincue par la défaite humaine ; et cette mère se traîna lour¬ dement avec ce corps — comme une mère — vers la ville. Des torches, des hommes d’armes, un franciscain à rude écorce brune, à longue barbe. On transporta le moine dans une grange ouverte sur une place. On le mit sur de la paille, et bientôt toute une cohue s’entassa aux abords de cette grange où un homme livide, aux yeux fermés, roues bleuâtres, était au milieu de flambeaux.
le règne de l’homme 63 ’ Il cria et trembla. On voyait qu’il avait peur de mourir, on le voyait devenir frileux. — Je suis maudit ! La voix était étrangement altérée qui sortait de sa face déjà cadavérique. Ses mains blanchissantes essayaient d’écarter des choses en forme de linceuls. Il avait peur de l’enfer — si peur qu’il donnait le froid de la peur. Le pauvre franciscain, petit paysan de l’église, est déconcerté, il a des larmes aux yeux. Il dit au mourant avec sa simplicité plébéienne : — Vous êtes heureux, mon frère, vous allez voir les saints en personne. Et il a l’idée, pour lui complaire et le détacher de la vie terrestre, de lui raconter les belles histoires des saints : ceux d’ici : Sainte Marthe qui attacha la tarasque effroyable avec un ruban de dame, Saint Gilles et sa biche, amicale et même discrète, et Saint Honorât qui força les portes du couvent à traverser la mer, et aussi François d’Assise, son patron, qui avait des yeux vifs de petit oiseau, qui parlait en faisant force gestes, en riant et en pleurant, et qui disait : « Mes sœurs les colombes », car il avait compris les animaux (et même, par surcroît, le vent et la pluie). Mais ce furent les Bénédictins qui comp¬ tèrent le plus de saints : dix mille... non, seize mille. Il commence un récit de douceur enchantée : « Un homme vit un bel oiseau... » Pitié, mon frère ! s’écrie l’autre. Sa bouche se tord comme dans la perfection d’un tableau d’église. Il pousse un cri sombre entre les montants de bois qui soutiennent la grange. Sa tête va et vient à droite et à gauche pour se poser sur la paille rougie (une auréole de corail miroitant). . — J’ai fait souffrir et j’ai tué. Qu’y a-t-il de com¬ mun entre les choses que vous dites et les miennes. En même temps qu’ils vivaient, mon frère, ces êtres qui n’étaient que le cristal de bonté, en même temps,
64 LES ENCHAÎNEMENTS l’église a fait rétablir parmi les hommes l’usage aboli de la torture. Le tourmenteur veut être aussi l’ange. — Mon frère, dit le bon moine à la bouche char¬ nue et encore grasse et frottée de nourriture, juste¬ ment Thomas, le docteur angélique, a dit : « Heu¬ reux les saints parce qu’ils assisteront aux supplices des méchants. » Pour un religieux, il est plus Plai¬ sant mais moins méritoire de rester dans sa cellule, que de lutter pour le triomphe de la foi. Car, ainsi que l’a dit saint Antoine, souche des moines, celui qui reste tout seul échappe à trois ennemis, la vue, le toucher, et l’ouïe. Au demeurant, Notre-Seigneur n’a pas recommandé d’épargner les méchants. Il a dit, nous rapportent les Saintes Écritures : « Tout arbre qui ne produit pas de bons fruits doit être coupé et jeté au feu. » Il a dit : « Lancez le serviteur inutile dans les ténèbres du dehors ; là, il y aura des pleurs et des grincements de dents. » Il a dit : « Amè¬ nes les ennemis qui n’ont pas voulu que je régnasse sur eux et tuez-les devant moi. » — Les deux faces de l’Église... Le sourire de cha¬ rité, clarté, source... Domingo, Domingo, chanoine d’Osma, chien du Seigneur, tu m’as tourné de force vers l’autre face. J’ai fait brûler cinq cents héré¬ tiques. Une fois, en Champagne, cent quatre-vingt- cinq d’un matin à un soir. J’en ai torturé et emmuré des milliers. J’ai inventé le gibet à chaîne qui sauve de là flamme pendant des instants, le supplicié, pour l’y replonger mieux et augmenter sa mort. La foule s’amassait devant ses yeux fixes et mi- clos et sa bouche criante. Il se peuplait de toutes ces formes remuantes, et plus il était écouté, plus il retentissait. On dut l’entendre jusque sous la terre crier : « Voici ma confession. » Il confessa que torturer, ce fut sa passion, son amour. — Quand Hildebrandt s’assit sur le,trône de Saint
LE RÈGNE DE L’ HOMME 65 Pierre et édicta la chasteté des prêtres séculiers, pour en faire des esclaves corps et âme de la foi, il les voua à d’autres débauches... — Mon frère, interrompit le pauvre moine, il est dit dans le Livre des Livres : « Celui-là est bon pour être mon serviteur qui dit de sa mère : je ne la con¬ nais pas. De son père : quel est cet homme ? et qui ne veut rien savoir ni de son frère, ni de son fils. » — ... Il les voua à d’autres débauches ! L’ardeur de faire souffrir remplaça celle de caresser. Le jail¬ lissement de la douleur d’une chair étalée ébranle la chasteté par des voies démoniaques. Il y a en vérité un mariage entre celui qui est debout et attentionné et celui — homme ou femme — qui est attaché au lit de bois graissé et creusé à la place du dos et de la tête, et que bonde la maladie fraîche de torture. Votre regard entre réellement dans le mal préparé d’autrui ; il y a des baisers d’yeux ; le cri des autres est un acte qui vous force l’âme... Nudité intérieure... plus que nue... Ce Perrinet de mon cœur, quand ses idées ont changé, quand j’ai dû lutter contre lui, lutter contre moi avec sa personne, avec ses os vierges, quelles conversations proches, ferventes et solen¬ nelles, jusqu’à ce qu’enfin à force, il fût mort. — Mon frère... Le franciscain commençait à grimacer devant ce mauvais repentir. Il faisait des pas pesants, s’arrê¬ tant, regardait piteusement l’assistance en tournant sa grosse cordelière entre ses gros doigts. — Comment ne serait-il pas damné celui qui a trop aimé le ruissellement de douleur !... Mon frère, vous n’avez pas contrevenu aux com¬ mandements de l’Église ni du Saint-Office. C’est pour leur bien qu’on guérit contre leur gré les hérétiques : Compelle intrare. Vous n’avez pas, en réalité, versé de sang et par là, violé la défense prononcée par 1e Concile de Latran. — La vierge de fer qui s’ouvre à deux battants,
LES ENCHAÎNEMENTS garnie de pointes à l’intérieur de sa carapace de vierge, cria le mourant, avec un déchirement dé rire, et qui vit profondément, par courts moments, avec l’homme nu qu’on lui donne, répond aux prin¬ cipes de bonté de notre Sainte Mère l’Église : punir le plus charitablement possible et sans effusion de sang. Il n’y a pas effusion dé sang puisque la vierge- cercueil est décemment close et fait au corps un second corps qui ne saigne qu’en dedans. L’effusion de sang !... Dans les chambres de torture, s’écria plus haut le dominicain pesant sur son coude (et ses yeux se mirent à flamboyer), dans les chambres de torture il y a une odeur de cuisine et de bouche¬ rie, des cris assourdissants et des fumées. Comme il avait peur et frissonnait, mais comme il aimait parler de cela ! Il s’appuyait sur ses souvenirs. — Nous éitons tous les deux, au milieu des hommes nus diversement attachés et des chaînes de fer usées. Autour de cet étalage de vivants; des instruments in¬ compréhensibles, épouvantables, s’empressaient, ma¬ niés par un homme qui ne savait où donner de la tête. « Un accusé d’hérésie est pendu au milieu, tout mince et blanc, étiré par des cordes et des poids qui retombent. Dans un coin, les coups sourds et plats du maillet sur la viande. Il y a une sorte de lourde étoile tronquée qui tourne sur un appareil de bois. C’est une étoile vivante, suintante, aux moignons de membres, qui tourne, posée par l’os du dos sur la vis de bois. C’est la chair, c’est l’os de l'échine, qui crie, à mesure que le poids du corps y enfonce le bois. A l’autre, on tenaille la langue à chaud. Il n’est même pas lié au lit. Il obéit comme un cadavre, mais il est bien vivant et rien n’est perdu. Ses bras sont allongés, tout bossués et bleuis. Le bourreau manœuvrant les deux longs bras de fer des tenaillés, appuie le genou comme un coin sur son ventre pour mieux lui triturer la 1angue. De sa bouche distendue, 66
LE RÈGNE DE L’ HOMME 67 du fourneau de sa bouche sortent des flots vibrants, grondants de fumée — et la fumée s’exhale aussi des yeux. « Deux hommes en robe s'occupent de chacun. « Celui qui était avec moi était si vieux qu’il som¬ nolait par moments dans sa stalle, — il se réveillait pour prendre doucement une main abattue et appro¬ chant l'oreille de ce qui fut un visage : « Dis que par tes propos tu as semé le mauvais esprit et comploté contre l’Église. Dis-le, et dis le nom de ceux à qui tu as parlé. » Ou bien il se réveillait aussi si son œil mi-clos voyait poindre sur la peau écrasée une seule goutte de sang. Alors, il se dressait debout dans sa chaise et invectivait le bourreau, les yeux cour¬ roucés (ses yeux usés, dont on voyait le fond). « Mal¬ heureux, qu'as-tu fait ! Le sang coule. La Sainte Église, qui est la bonté même, ne doit jamais faire couler le sang ! » Et il faisait très soigneusement envelopper sur la souche difforme du bras broyé, la place où le sang avait paru. Holà, vous tous ! N'y aurait-il eu cette scène qu'une seule fois quelque part, qu'elle damnerait l’Église ! — Mon frère, vous étiez deux dans vos luttes contre l'entêtement hérétique. Et chacun des deux juges des hérésies qui œuvrent ensemble a reçu du pape le pouvoir d'absoudre l'autre : ils peuvent donc agir comme bon leur semble, et ne pèchent jamais. L'autre regarda au ciel et dit : — Dans la blancheur et l'or qui est au plus haut de la chrétienté, par-dessus la pourpre de la ca¬ thédrale impériale, je vois sa main, sa longue main flotter, pâle, presque lumineuse, souffrante, et qui, sur un vitrail n'eût été que blancheur et dorure. La voix qui tombait de par-delà la bénédiction de cette main-colombe, qui tombait du dôme du ciel, a pro¬ féré : « Il faut faire une grande chose. Quel triomphe pour l’Église si même contre les Slaves idolâtres du nord, les Grecs schismatiques de Constantinople, et
68 LES ENCHAÎNEMENTS surtout contre les gens du comté de Toulouse, on pou¬ vait prêcher la croisade comme contre les Sarrazins et les Turcs ! Mon fils, la seule dévotion ne soulève- rait pas les armées ; il faut se servir des passions des hommes. Aucun de ceux dont nous avons besoin pour rétablir notre pleine autorité et raffermir la foi, ne connaît les bases dogmatiques de l’hérésie albi- geoise. Mais ce qui est compris d’eux, c’est la gloire et le pillage, et la joie de tuer. Montrons-leur la gloire et le pillage en même temps que le salut de leurs âmes, et les fiefs et les sacs d’or et les cap¬ tives — comme Alexis Comnène, par l’éclat du butin mort et vif, attira les croisés. Sachons faire admirer le riche Midi aux basons du Nord et aux rois de France — et une belle armée viendra écraser le Midi et faire jaillir pour la troisième fois la Fontaine de sang du Capitole de Toulouse, comme le firent les Francs de Clovis et les Austrasiens de Charlemagne..» « Elle a dit aussi, la voix qui planait au-dessus de la main diaphane, la voix qui tombait de l'azur : — C’est aussi qu’il faut une proie à la colère de misère et au désespoir du peuple. Le respect de toutes lés autorités s’ébranle. Le Midi a péché contre le principe d’autorité temporelle. La chasse au travail¬ leur devient âpre. Maintenant, l'outil qui bâtit lés églises, c’est le bâton. On voit partout de ces énormes blancheurs qui traînent en longueur. De menaçants concerts s’élaborent. Répétons ce que d'autres ont dit : « Commune, mot nouveau, mot détestable », — car Dieu ne veut pas qu'il y ait communauté des petits contre les grands, ni communauté des petits et des grands. » « Dieu... » Le moine se redressa debout avec la force de ceux qui se précipitent par terre, et de¬ manda tout haut ce que le nom de Dieu venait faire dans toutes ces bouches ! Un peu après, il était retombé. — Pitié, jeune fille, délira-t-il d’une voix lamentable.
LE RÈGNE DE L’ HOMME 69 Ne m'étouffez pas avec vos mains ! J’ai été sans pitié pour votre douceur. Pardon... Lâchez-moi. Et on cherchait des yeux dans le vide la créature qu’il croyait voir, la plus tendre et la plus faible de ses victimes et pourtant la seule qui se vengeait de lui. Il avait joint les mains, avait communié et avait été absous. Tout d’un coup, la voix changée, il avait dit comme on récite quelque chose d’appris : « Veillez ! Veillez ! Ils viendront le soir de leur Pâque juive détruire par le feu la chapelle. Veillez, ou plu¬ tôt prenez les devants ! » Ensuite, il se calma, et il mourut entouré des murmurantes prières des petites gens qui n’avaient pas compris ce qu’il avait dit en dehors de son dernier appel, car nous sommes à la pauvre époque où le bienfaisant et le malfaisant sont également entourés de sourds.
XIV ÉPAVES En allant dans le jour naissant au champ du tra¬ vail, il voit une file de prisonniers cathares attachés deux à deux le long de la rivière et dont un capitaine Musse ne sait que faire... D voit aussi, dans la plaine, le fossoyeur creuser un trou. — C’est pour le supplicié, tout à l’heure, dit le fossoyeur. — Où est le corps ? — Il est encore vivant et bien portant dans cette tour. C’est un Parfait dénoncé par son voisin. Je vais lui arracher la langue, puis l'écarteler avec quatre chevaux... Attendez, que je vous dise encore, l’homme qui me regardez : moi, je ne suis pas mé¬ chant, au fond, mais je suis bien forcé d’être ca¬ tholique. Le soir, lorsqu’il repasse, la fosse est comblée et renflée. Le soir, lorsqu’il repasse, toute la file des prison¬ niers doubles, égorgés, coule doucement dans la ri¬ vière. II. 4
Elle sourit dans l’espace, et comme elle est seule, toute seule à sourire, elle a l’air d’une noyée. Le pauvre sourire de Torise, fardeau de sa figure, monte vers la Sainte Baume. Elle est condamnée à mort par la haine et la réprobation des malheureux qui l’entourent. On l’insulte et on la chassé parce qu’elle va être mère. Il n’y aura même pas, comme pour les autres morts, quelques survivants fous pour la pleurer. Tout l’a délaissée. Aucune chapelle ne l’aide plus. Elle s’est agenouillée et a essayé de lier conversation avec l’impossible. Comment se fait-il que la religion des pauvres se lasse, elle aussi, des trop pauvres ? Les bords de la frêle image qu’elle élève sur la montagne se fondent, et il se crée aux yeux une femme nuageuse accomplissant, mêmement courbée, la même ascension. Elle monte au sanctuaire rocheux de Baaltis, qui est là... Combien sont montées vers une des déesses qui, dans la suite des jours, doublent et partagent comme dés sœurs les grandes douleurs des femmes, et ne changent que de noms ! Sainte Marie-Madeleine qui vécut sept ans dans la Sainte Baume, avait eu de la chance : elle avait aimé et péché à un moment où Dieu se promenait sur la terre, et elle l’avait connu personnellement, lui et toute sa cour, à tel point que Jésus venu la visiter à la Sainte Baume, fît jaillir la fontaine rien que pour lui rendre, comme des trésors retrouvés, ses mains blanches d'autrefois. Marie-Madeleine était née au château de Magdala — comme Sainte Roseline au château des Arcs, et c’étaient des personnes impor¬ tantes. Au moment suprême, la Vierge Marie lui a ouvert ses bras. Ah, ce n’est pas la vieille Saintonge qui ferait cela ! Il y avait bien Sarah l’Égyptiaque qui vint avec Marie-Madeleine, Marie Salomé, Marie 72 LES ENCHAÎNEMENTS
Les événements se sont déroulés, tous les cris ont été semés à leur place. Les derniers sursauts des plaines, ce sont les der¬ niers sursauts du rire triomphant du Maître. Elle écume jusqu’en bas, jusque sur les petites cervelles répandues hors de leurs coffres ronds, la raison supérieure qui rit là-haut, et fait ce qu’elle veut après avoir dit ce qu’elle veut. Quand on écoute, on entend les syllabes du tonnerre, le grand prétexta majestueux fait avec les nuées : « J’ai pris les armes pour glorifier mon Dieu Assur. » — Le coeur et la volonté, enroulés comme un thyrse, échappent au tyran. Sur le monde intérieur le maître n’a pas de prise. O Epictète, ô raisonneur qui t’ingénies à tisser une contre-réalité avec des phrases, viens voir s’il y a nulle part, même au fond des chairs de l'âme, quel¬ que chose qui est dérobé au Maître. Le capitaine souverain montre les maisons. — J’ai décidé que les unes seraient brûlées, les autres étouffées. Sur le toit de celle-ci qui a brûlé, on a vu la jeune vierge pure danser toute nue avant de ÉPAVES 73 Jacobé et les saints sur le bateau : Sarah, patronné des nomades .et des perdus, mais elle fait partie aussi de l’entourage des personnages auréolés. Et nous, nous sommes ceux qui ne rencontrent plus que les dieux de peinture, ou le christ des grands chemins, qui a la puissance extraordinaire de ne bouger jamais. Torise a abordé la religieuse sur le parvis, mais celle-ci était glacée et le silence lui sortait de la bouche, et Torise a eu peur de cette femme cicatrisée. Et elle a honte d’être si peu de chose, sur le sommet à pic d’où elle va s’envoler loin d’ici. r
74 les enchaînements se coucher contre le brasier. Holà ; crevez ce mur, entrez dans la maison que j’ai fait murer sur l’homme et la femme — deux amoureux avec leur petit enfant — Us s’aimaient... Regardez-les ! Ils sont morts en s’enfonçant l’un l’autre les ongles dans la chair. C’est clair, ce groupe qu’ils font : l’amour s’est changé en haine. Et il en va ainsi quand on a trop peur et qu’on a trop faim. Hein, le sein empoigné jusqu’aux côtes ! Et la trace des dents, là. La morte louche de joie en goûtant la morsure. L’en- fant est démembré. Ils ont rongé ses bras, ou bien ils se sont frappés avec. Diras-tu toujours que nous n’avons pas de prise sur la vie intérieure, ta pauvre vie intérieure que tu ne peux enfermer nulle part ? Et mieux encore, regarde bien celui-ci qui est mort, entassé au pied du mur. Il s’est étreint les mains avec une désespérance si amère et si fou¬ gueuse, qu’une de ses mains s’est brisée. Regarde, pour voir que le Maître de la Force est capable de jeter l’une contre l’autre ces deux sœurs-là : la main gauche et la main droite. Mais dans un coin, le chien, lui, parmi les corps des enfants, est mort de fàim. Ce père qu’on arrache des pierres du foyer et du rond de la famille où le repos l’a fait retomber et qui tout d’un coup, de fort devient faible, ces soldats ir¬ résistibles comme des tigres, combien j’en ai vu de pareils... Ai-je donc roulé le monde dans la peau et le harnais du soldat — découvreur bestial de la vie? Par la mort, qu’ai-je fait ! Les souvenirs entrent chez moi, se mettent là, et, tout doucement, en re¬ muant un peu, me déchirent le cœur. J’ai beau ouvrir mes mains devant mes yeux, je vois clair à travers mes mains sales de soldat. Ce fut dans une aube âpre comme la mer parmi
ÉPAVES 75 les fourrés de la Bretagne ou de l’Arverne, du temps des Saints, du roi Arthur ou du grand Ricimer ; ce fut un soir de pluie à la lisière d’un bois de bou¬ leaux, en Pologne ; ce fut dans les campagnes aux terrasses pleines d’ifs et d’oliviers à travers lesquels on aperçoit la pierre blondie par le soleil, du ch⬠teau de Ramon Béranger... (Ah, ce n’était pas de ma faute puisque j’étais soldat !) En Allemagne, on sen¬ tait quand on passait, les maisons, fermées, unies et immobiles, qui tremblaient. Les environs de Dort- mund doux et calmes, mais pleins de l’invisible mys¬ tère de la Sainte .Vehme depuis que les archevêques de Cologne sont maîtres de la Westphalie ; les champs du nord que martellent avec leur fer les che¬ valiers furieusement chrétiens d’Hermann von Salza ou les troupes d’Henri Rapson, landgrave de Thu- ringe et anti-César. Ce fut (on ne peut rien effacer !) dans une petite cabane d’argile près d’un palmier, la nuit — le ciel est violet foncé, le palmier noir — l’année où vainqueur des Turkomans du Mouton- Noir, Ussum Hassan fonda dans la Perse, la Chaldée et l’Azerbeidjan, la dynastie des Turkomans du Mou- ton Blanc ; à l’époque où Akmet, descendant des Tartares du Saraï, et Khan de la Horde d’Or de Kapt- chak, fut pris comme en une tenaille entre les Russes et les Nogaïs; à celle où l’altération des facultés d’Henri VI fit sourdre l’espérance royale dans le cœur farouche du duc d’York — sur les campagnes anglaises brillantes et peintes de frais. Ce fut dans un village, fermé comme un coffre blanc, de la grande principauté neigeuse de Novgorod, et les grands chiens blancs faisaient autour du traîneau qui commandait, une meute de mariées. Ou bien, nous qui surgissions en colère pour prendre l’homme, nous étions les Castillans que le roi de Grenade aida à dépouiller Xérès, Arcos et Sidonia. Les paysages, les cabanes, l’ornement des mœurs, n’étaient pas faits chaque fois de la même façon.
76 les enchaînementsIcône, étoffe brodée, poterie chamarrée de couleurs, bouquets durs, différences inventées à plaisir où s’ac¬ crochait l’amour des pays, où s’étalait une féerie de préférences et de coutumes... Mais ce qui est pareil, c’est au milieu des choses changeantes du temps et de l'espace, la souffrance du pauvre qui ne peut même pas se débattre. C’est le même événement de lieu en lieu et d’âge en âge, habillé diversement par les siècles et les pays : Cet homme marqué et pris ; plus que sensible et plus que vivant puisqu'il est un appui, cette figure que la terreur défait et qui va pleurer, et qui n’est jamais la même et qui est toujours la même. r Le capitaine, dont le cou avait la puissance et la couleur de celui du bœuf, n’a pas cessé un instant de rire bruyamment tandis qu’il s’occupait à empoi- gner, à traîner par terre et à précipiter du haut de la muraille à pic la sentinelle qu’il avait trouvée en¬ dormie sur le chemin de ronde. Quand on a tiré au sort pour savoir qui serait sa¬ crifié, du père, de la mère ou des enfants, — car il fallait à l’instant un cadavre au chef — et que chacun a essayé de tromper précipitamment pour détourner la mort sur les autres, les pauvres soldats riaient. Mais les mêmes pauvres soldats, chargés d’exécuter l’enfant, ont joué avec lui jusqu’au bout pour qu'il ne comprît pas. Et d’autres bas soldats n’ont pas osé ajouter leur fardeau à celui du vieux cheval parce qu’ils étaient trop nombreux auteur de lui, et ils ont repris leur faix, quoique épuisés, pour délivrer la bête de cette angoisse.
Le champ de bataille semé de pierres et de poison, tué, brûlé à perte de vue — la nature refaite par les hommes — est un champ de chevaux. Les chevaux de guerre sont rangés comme les tables de pierres, les pierres aux épaules grises dans les landes, du temps de Noménoé et même de Conan Mériadek. Et il y a aussi un âne, couleur de cendre. Les chevaux soldats 1 Les animaux ressemblent aux êtres humains. Us en présentent l’essentiel et la simplicité. Ds figurent des paroles justes. Et parfois, ils nous signifient plus et mieux que nous ne nous signifions nous-mêmes, car l’homme est riche, mais l'animal est pauvre. La vieille religion, grand-mère des autres, a natu¬ rellement choisi les lignes pures qui parmi l’animal représentent l’homme. Elle en a fait des symboles contre lesquels le culte grossier s’est buté face à face, mais qui méritent un respect allant jusqu’à l’adoration. Les chevaux de guerre alignés disent : l’innocence, l’ignorance des causes, l'obéissance, et le grand mé¬ lange fou de la force et de la faiblesse. ÉPAVES 77
— Mercutio, Mercutio ! N’hésite pas ! Frappe. Toi seul le peux, tu le sais... La nouvelle est sûre : il va faire égorger dans la nuit les douze mille soldats padouans de son armée, pour se venger de sa ville de Padoue qui s’est laissé prendre... Frappe Ecce- lino, frappe le Romano — même si tu sacrifies ta vie en en débarrassant le monde ! — Je n’ai pas peur de mourir. Mais je ne veux pas tuer. — Si tu le tues, les douze mille innocents qui son t condamnés, vivront. — Il ne faut pas faire ce qu’on réprouve chez autrui. Eh quoi, par haine de la violence, je verserai le sang ! — Hâte-toi ! Frappe le mal à la tête et au cœur ! Ils sont douze mille. — Je ne tuerai pas, puisqu’on ne doit point tuer. Eccelino de Romano, tyran gibelin de Padoue, donna des ordres dans la nuit, devant Mantoue, et les douze mille Padouans de son armée furent immo- lés. Qui le Seigneur Dieu foudroiera-t-il le premier, celui qui a tué, ou celui qui n’a pas tué ? LE COUPABLE
La vieille nef était usée par l’eau qui avait roulé contre elle comme la nuit contre le soir. Nous étions douze, partis pour le voyage passionné. Nous fuyions le malheur des temps. Quand nous nous demandions : « Où allons-nous ? » nous ré¬ pondions : « Vers la liberté ». - Nous allons vers l’Irlande. — Compagnons, hâtez-vous de diriger ailleurs les murs orageux de votre asile, le haut nuage dur de votre figure de proue ! L’Irlande est habitée par la misère et la barbarie depuis qu’Henri Plantagenet fit bâtir son palais au milieu. Le pape anglais lui a dit : « Je te livre cette Ile d’Emeraude comme je t’envoie cette bague d’émeraude. » Erin fut vendue par le pape à l’Angleterre, par l’Ëglise au Roi. Il y a encore des Bretons libres dans le pays de Galles ; mais si nous parvenions jusque-là, ce serait sans doute pour apprendre qu'on a fait une cage aussi grande qu’eux. — Compagnons, faisons voile vers l’Angleterre ; XV LA NEF
80 les enchaînementselle est maintenant pays de liberté, ne le savez-vous pas ? La volonté des hommes y a éclaté et a mis le roi sous la loi. — Ce ne fut que la colère et la volonté des barons et des évêques, que traça sur le parchemin Simon de Montfort, bourreau des Albigeois. Ils ont attaché leur roi anglais, qu’importe au peuple anglais ! Qu’im¬ portent les nouveaux noms que les grimoires don¬ nent au troupeau des bâtes à deux pieds. Nulle part les pauvres ne sont plus maudits, les errants plus pourchassés, que dans la terre de la Grande Charte, qui s’est emparée, après Rome, du mot de Liberté. Ce mot est sur les colliers des travailleurs, mais ils sont fixés jusqu’à la mort au même sol et au même métier. La liberté anglaise ! Détournons-nous de ce mirage de brouillard. — Là-bas, là-bas, compagnons, au bord du cercle du monde, comme un bijou pendant qui tient à un collier, repose Thulé. Quand Harald aux Cheveux d’Or relia les fiords du nord à ceux du midi à travers les hordes vierges des buendi, et rattacha tous les Danois à ses mains par ce réseau de lignes, les hommes libres ont reflué sur la mer et s’en sont allés jusqu’à la grande île sauvage et pure où parfois accos¬ tent les ours de neige sur les flottilles de glace. — Oui, mais les hommes libres sont repartis de la rive d’Islande reprise par l’autorité, pour aller ailleurs, ailleurs, comme nous ! — Il y a d'appelantes villes libres. Ils sont glorieux, les municipes d’Italie, de Provence, de Flandre. — Vous ne toucherez pas cette gloire avec votre proue, compagnons. Elle s’en ira devant nous. Les
— Je vous mènerai, compagnons, aux guildes fra¬ ternelles des travailleurs. -—Leur fraternité n’est qu’une violence. On met entre eux des liens pour les tenir. Ainsi, l’ensemble est pris au piège, chacun doué à sa place. Si la maîtrise est encore ouverte aux compagnons dans ces unions d’artisans que les rois de France ont inter¬ dites parce qu’elles étaient à la mode germanique (mais dont ils se sont ensuite servis), cela ne sera bientôt plus, et te fossé s’enfonce, comme une déso¬ lation de la nature, entre ceux qui commandent et ceux qui travaillent. — Dans mon pays, compagnons, chez tes Dith- marshen et les Frisons, il n’y a jamais eu de serfs. Entrons-y, maintenant que la mer vient de déchirer le rivage batave, et d’unir ses eaux à celles du lac Flévo. Les laboureurs de marais, les balayeurs d’eau, LA NEF 81 communes, ce sont des seigneuries à plusieurs têtes ! Au baron et à l'évêque s'ajoute lourdement le bour¬ geois, le travailleur qui a su prendre pour lui les mains d’autrui. Il n’y a pas de place pour les hommes dans cette liberté-là, et la plèbe ne te tient jamais qu’un instant : te temps de la conquérir pour les autres. Contre tes pauvres vœux des artisans et des paysans, te Maison de Ville contient plus de refus féroce que te château, que l'église et te couvent. Ja¬ mais les hommes ombreux des champs qui étripés par la convoitise, décharnés et creux comme des peupliers au vent, se sont poussés contre leur destin, n’ont reçu 1a moindre assistance des communes. Les marchands, ces affranchis, ce sont eux surtout qui pèsent sur tes esclaves.
82 LES ENCHAÎNEMENTS les draineurs de golfes, changent la mer en terre. C'est une œuvre que. ne peut pas accomplir l’effort déchu qui obéit aux autres. Ce sont seulement les hommes libres qui ont assez d’amour pour semer les grains de terre et créer la largeur des champs. — Oui, et c’est pour cela qu’ils sont partis de chez eux dans tous les sens, portant leur liberté et leur république sur leurs dos, quand les comtes de Flandre et les Philippe d’Alsace ont forcé les secrets des marécages et profité du surnaturel travail popu¬ laire, comme aux premières aurores, les premiers Pharaons, sur la première Égypte. « Alors, les poseurs de terre ferme, ils sont allés doter le monde de petites Flandres qu’on leur volait ensuite. Comment les atteindre ces grands semeurs errants ? » Le soir tombe — ou bien c’est l’orage, coup d’aile des nuits. Les figures se noircissent, et se crispent de faim, de soif et de songe. — Compagnons, il y, a des endroits qu’on sait, protégés par la nature, inaccessible aux armées, des nids sauvages... Les Basques, les Montagnards des monts Illyriens et ceux de la Montagne Noire et ceux de l’Albanie, et aussi ceux du Caucase, lés indomp¬ tables Lesghines... — Ils ne voudront pas de toi, ni de moi. Ils ne sont encore libres que parce qu’ils restent prison¬ niers dans leurs citadelles de nature. Leur belle liberté est haineuse et repoussante, Us nous rejetteront sans nous connaître. Ils nous diront de terribles paroles majestueuses : « Nous ne voulons pas savoir qui vous êtes. » Ils nous repousseraient pareillement si nous étions des anges de Dieu.
LA NEF 83 — Espérons contre l’espoir ! — Non. Et elles se baissent, les têtes balancées entre le crépuscule de la mer et celui du ciel, près de la grande découpure solide de l’avant. Mais un de ces fronts de pénombre se relève avec blancheur : — Venise !... Compagnons, partout où je me trouve, je suis obligé de penser à l’éclat de la répu¬ blique de Venise, si resplendissante, qu’il a fallu pour l'imiter au nord du monde, la Hanse aux cinquante villes et parmi ces villes, cette Wilby dorée où les porcs mangent dans des auges d'argent !) — République ne veut pas dire république ! Venise est la république de la cupidité, la plus sanguinaire de toutes les tyrannies. Ses grands magistrats dorés et enluminés de noblesse ne s'arrêtent plus d’étouffer les hommes. De Ravenne au Quarnero, c'est l’aristo¬ cratie des riches, le luxueux repaire des marchands, l’enfer le mieux fait contre les pauvres. Fuyons les sinistres reflets pourprés de la lagune 1 Et moi, je dois me cacher du poignard des écouteurs de Venise — qui sont partout comme les regardeurs des guildes fla¬ mandes — parce que, artisan vénitien expatrié, je suis à cause de cela condamné à mort par la loi enfermée dans la cassette de fer de la République. — Venise est en guerre avec Gènes; Pise avec Amalfi. Florence en veut à Sienne, et Milan va se jeter sur Pavie, sur Crémone et sur Brescia, qui s’en¬ richissent contre elle. Chacun est en guerre avec chacun ; chacun, dès qu’il le peut, fait entrer le jeu
— On dit que la Sicile est heureuse ! On dit qu’on y adore le dieu qu’on veut, qu’on y voit vivre côte à côte, sans qu’ils se déchirent, des Maures, des juifs, et des chrétiens, grâce au César italien, au Frédéric ensoleillé dont un riche éléphant balance la banderole sur le toit de son dos. — Cela fut, mais n’est plus, depuis qu’Inno¬ cent IV a excommunié Frédéric II et soulevé le monde contre lui au nom de la Liberté ! Le pape ne cesse plus de présenter à la ronde à tous les princes de la chrétienté la couronne impériale dans sa main tendue, et le rayonnement du bel empereur de Lucera s’éteint, et la paix heureuse de la Sicile s’envole. On ne peut plus vouloir la Sicile! 1 Nous traînons le mal d’avoir en nous une image dont on ne trouve dans le présent terrestre que les traces ou les débris. La liberté n’est pas si elle n’est pas partout, et il ne peut pas plus y avoir de libertés éparses que plusieurs parties de la mer. Nous sommes le naufrage qui flotte. Désespéré, le vaisseau-fantôme cherche, cherche un refuge où rouler. — Les Templiers et les Hospitaliers î Leur mission est d’accueillir les chrétiens. 84 LES ENCHAÎNEMENTS de ses affaires dans les stables et larges rivalités reli¬ gieuses et politiques. Les factions adverses manient l’une contre l’autre le négoce et la démagogie qui prennent par des lignes courbes, la guerre qui prend par une ligne droite, et sur la belle et chaude Italie descend régulièrement et pesamment l’Allemagne. La victoire ou la défaite, et entre elles, pas de paix ; et le vieux monde ressemblé à l’Italie.
IA NEF 85 — Il faut surtout qu’ils brillent ! Et puis, ils se consacrent à se haïr fructueusement, et la mer de Syrie est encore rouge de la bataille que les che¬ valiers de Saint-Jean de Jérusalem ont gagnée sur leurs frères. - — Les Jurés, les Pacifiques, les Chaperons Blancs ! — Ou alors ceux qui essaient de voler la liberté — ou l'argent, élixir de liberté — les embrigadés, les pirates, les écumeurs de terre et de mer ! « Les réprouvés, les cagous qui sont les baillis du roi de Thune, les courtauds de boulanche, et les Égyptiens de Bohême, cette famille de Sarah, qui passe, par lambeaux, aux Saintes-Maries-de-la-Mer ! « Les races de traqués qu'on traite comme des lépreux, de père en fils, à cause seulement de leur race qu'on sait, les hommes-malédictions, les hommes-ordures, les capots, les cagneux, les gaffets, à qui il est défendu d'entrer dans une église, ou même dans une fête, ou même dans une foule. Allons vers eux ! » — Oui, les maudits. Mais ceux-là, compagnons, ils sont partout, ils ne sont nulle part qu’on puisse dire, et il n’y a pas besoin de les connaître pour être avec eux ! Ainsi de tous côtés la réalité tombait sur la nef, parcelle d’île. Aller vers la liberté? Alors, nulle part, nulle part ! — La liberté, la vois-tu ? — Je vois le Nord, le Sud, l’Est et l’Ouest... Je vois le Printemps, l’Été, l'Automne et l’Hiver. Le bateau, repoussé par les hommes, tournoyait, assoiffé de liberté, sur la mer, dans la cage du monde. Nous roulions toujours à l’intérieur de la fuite, et nous faisions le néant d'un cercle.
★ Notre but est spectral, mais, enchaînés à l'espoir, nous fuirons le malheur tant que rien ne sera changé à rien, tant qu’il y aura des jours au bout des jours. Ailleurs, ailleurs ! Nous hanterons la large mer orien¬ tale, de Moçambique à Calicut, où les navigateurs arabes et malais ont établi une loi de mer plus belle et plus respectée que celle de nos vieux espaces. Plus loin ! Nous irons sur la mer Ténébreuse parmi les pécheurs arctiques qui depuis l'an mil harponnent le requin dans des profondeurs abyssales jusqu’où’ il faudrait bien longtemps au noyé pour descendre. Flocons de la grandeur, poussière terrestre sur l’eau, décidons-nous à aller jusqu’au fond de la distance ! C’est l’horreur et la terreur du passé qui pousse à reculons les pauvres sur l’inconnu. Nous avons cinglé dans l'autre direction que celle qu’on a coutume de suivre, et au bord de l’inflexible trajet, la terre nouvelle a éclos un jour à nos yeux, avec la. lenteur merveilleuse d’un jardin qui germe du sol. Nous avons trouvé là une pyramide à degrés, nous avons trouvé dans la terre des crânes allongés piqués de pointes en pierre polie, et nous avons vu des Sau¬ vages à tête étroite à qui nous avons su demander : « Qu’est-ce qu'il y a eu ici ? » Ils ont su nous ré¬ pondre : « La guerre, du sang. Et là-bas, qu’est-ce qu’il y a eu ? » Nous avons répondu : « La guerre ; du sang. » Dans la seconde moitié du monde nous avons découvert la guerre comme le soir. 86
XVI LE FOND DES VOIX MASSARD La nuit. Pas de vent, ni aucun bruit qui figure et montre la profondeur. J’étends les deux mains, j’effleure des doigts les pins piqués de cassures de branches, si proches qu’ils ont des souffles. De tous côtés, ils viennent à la ren- contre de mon front penché d’homme qui monte. Je me suis débarrassé ce soir de la grappe tiède, tendre et baisante de ma famille : « Laissez-moi ! » et tous ont murmuré : « Laissons le maître. » Elle est demeurée accoudée sur la tablette où sonnent les balances et les coffrets et qui aplatit, de sa tranche plate, ses grosses rondeurs appuyées, la douce et débordante Péronne blanche comme la crème. Et mon fils et ma belle-fille sont restés aussi à la place où je les ai laissés, plantés côte à côte et l’œil rond. (A la vérité, j’y pense parfois quand je suis seul, ces deux jeunes époux sont frère et sœur, car tous deux sont issus de moi. Mais personne ne le sait : Mahaut, l’éponse de Guillaumin, et qui eut des complaisances à mon endroit, est morte et définée à temps pour que l’union de nos enfants pût s’accomplir, qui fit
88 LES ENCHAÎNEMENTS monter d’un grand coup mes affaires argentières. Quant à Dieu, qui était en tiers dans le secret, non seulement il a pardonné ce mariage, mais il l’a béni, en raison de l’abondance des donations et des douces violences de la prière.) Tout m’a réussi en ce monde. Les pièces d’or que je réunis ensemble, il leur faut dans ma maison des prisons de plus en plus spacieuses. Tout le monde dit : « Maître Massard devrait se nommer maître Lombard. » Je fais régner çà et là sur les rivages les lois guerrières du trafic ; j’ai des capitaines remuants qui me versent, à moi seul, le produit des expédi¬ tions ; et j’ai mon juif. C'est un meuble qui m’ap¬ partient. Je l’ai acheté pour faire, par ses mains abjectes, les besognes et usures qui augmentent mi¬ raculeusement le principal, font sortir l’argent de rien, et que la Sainte Église (et hier encore, notre saint roi) interdit aux chrétiens de pratiquer par eux-mêmes. Donc, j’ai pu me venger de ma pauvreté d’antan, et prendre le lot des autres, puisqu'il n’y a pas assez de paradis terrestre pour que chacun en ait sa part, et qu’il faut ici-bas à chaque heureux la substance de beaucoup dé malheureux. Je chemine dans l’ombre des. campagnes et des forêts, soigneusement, avec mes pieds avertis mais aveugles. Enfin, après la longue clairière aussi pier¬ reuse que si une ville s’y était effondrée (endroit tuant pour les arbres e£ où les squelettes de bois debout ou étendus hérissent vers toutes les étoiles leurs côtes blanches), j’ai senti la tranche des. deux roches habillées de mousse qui forment un portique pointu, puis, la main tendue, le trou. Je m’avance, et maintenant, je ne touche plus le grand espace
LE FOND DES VOIX 89 par en dessous : je suis au fond des souterrains, et même si le soleil brillait là-haut, je serais moulé dans ce même poids de noir. Je vais à l’endroit délicat et magique de la nuit : au caveau, connu aujourd’hui de moi seul sans doute, où filtre l’écho des voix de la grand’salle du château d’Elcho. Car je sais qu’un événement étonnant va se per¬ pétrer tout à l’heure dans cette salle : j’ose à peine dans moi-même prononcer le nom du visiteur. Eh, c’est le baron de Rulamort, le vieil Ermelin lui- même ! Elcho et Rulamort, les deux haines par excellence, ont décidé de se réunir en personne cette nuit, pour se parler. C’est la première fois que cela se passe depuis les siècles de lutte dont les deux maisons ti¬ rent leur éclat et leur renom. Alors, moi qui ai besoin de savoir, je vais chercher dans la terre le bruit de cette incroyable rencontre, comme d’autres y plongent pour en retirer quelque cadavre impu¬ trescible de trésor, comme d’autres sont venus ici jadis célébrer dans les ténèbres le culte effrayant des génies de la terre. Je m’arrête. C’est ici, dans cette fosse étroite dont ma main me montre confusément les six pans de pierre. C’est ici qu’un artifice de construction con¬ duit la voix parmi la multitude énorme de la pro¬ fondeur. A peine suis-je entré dans ce sarcophage, que l’im¬ mense pierre m’a parlé. — Salut ! Oui, ce mot est sorti du mur infini qui m’enserre, et j’ai peur de ce bruit déchiré et glacé, chose qui n’a pas de forme et qui pourtant passa comme une chauve-souris. On dirait que les pierres remuent et tremblent pour me jeter ce salut ! Pourtant, ce n’est qu’une goutte d’âme qui court dans l’immobilité, et elle ne bouge pas, la paroi où je suis adossé, avide et
90 LES ENCHAÎNEMENTS creux, le manteau serré autour des épaules, la face tâtonnante vers l’oracle d’en haut. Et voici que dans le dur confessionnal où je suis enterré debout, je suis assailli par des voix sans figure. Elles sont dans les pierres comme des pierres. Deux voix, trois voix. Elles se recouvrent, se bous¬ culent. Comme j’entends mal ! Il y a aussi, autour de moi, un tumulte confus, un cliquetis, des pas: toute une masse de bruit disjoint de la vie et qui n’est nulle part. Je ferme les yeux pour voir ce que j'en¬ tends... De la plainte, du gémissement, de la fureur, voilà ce que touche mon oreille de voleur. Anathème ! L’ordre des choses est menacé. Le respect, mort... C’est le long cri bas qui roule du château, transmis par les racines des arbres et par les trépassés. Le parleur, le vieux potentat, se débat contre la fin d’un culte ; il m’a semblé voir, comme un feu follet, sa colère sur sa figure. Des éclats de voix plus forts surgissent. La foi s’en va... C’est bien cela que me répéta, avec son bruit étouffé et égorgé, la bâte dé la terre : La foi s'en va. La tête du peuple devient plus dure. La conjuration bourgeoise et laïque. Mais il y a plus. Pardieu, il y a plus 1 Alerta 1 me crie l’immensité sans lèvres, l’ouragan qui glisse et bat vers moi à travers le monde bouché. Il y a un déshonneur qui s’étend, une pesté de déshonneur et de honte. La population des champs et des villes trahit ses maîtres éternels, se détourné de leurs destins et de leurs noms. Et il dit tout, d’un coup de voix, le farouche sei¬ gneur haut parleur qui se penche au loin vers moi : La voracité du roi de France, l'arrachement des no¬ blesses enracinées. C’est ce péril qui les a réunis, les deux pays incar- nés. C’est cette menace qui heurte dans le noir, sous toutes les formes, ma tête enfermée d’écouteur, et à
LE FOND DES VOIX 91 travers des trous du bruit et les mots perdus, je démêle qu’il ne s’agit plus d’un vague hommage d’al¬ légeance comme celui qui lie les bénéficiaires du pays au comte de Provence et à l’empereur d’Allemagne. Maintenant que les gros seigneurs ont dévoré les moindres, autour d’eux, selon la loi de la grandeur, — le plus gros : le sceptrofère de Paris et de Reims, arrondit jusqu’à eux sa richesse de terre et de routes, et veut les dévorer. Ce puissant étranger, elles en ont horreur et elles en dut peur, les voix battantes qui s’enterrent jus- qu’à moi, et leur irritation est soulevée par la bas¬ sesse des peuples : Parce qu’ils aiment mieux vivre en paix, les peuples se prêtent à cette déformation hérétique de la patrie (la seule patrie jalouse, c’est la terre paternelle, le clocher et le château). Ds sacri¬ fient l’honneur à un système sans âme, une étendue aussi disparate du nord au sud et du levant au po¬ nant, que le monde lui-même, et qui n'a d’autre raison d’être qu’un mot : le nom d’un roi... Les phrases que j’entends mal, je les refais de force entre mes dents. D’infâmes apôtres du dogme de fraternité fran¬ çaise -— mots blasphématoires ! — vendus au roi de là-bas, au maître des étrangers, osent répandre ces erreurs auxquelles les manants et les pauvres trou¬ vent leur compte. Alors les plèbes ne bornent plus leurs ambitions, comme jadis, aux affaires seigneu¬ riales, elles pensent à leur profit à elles 1 Et c’est ainsi que se désagrège la grande idée de l’ordre, et que s’ébranle le juste arrangement hiérarchique des domaines et des foules, la sage organisation de l’iné¬ galité des hommes. Déjà il faut nous emplir du sec langage français. On nous arrache notre parler comme un tissu de couleur qu’on tire. Il nous échappe de la tête. Attention ! nos couronnes souve¬ raines à tous seront cassées comme notre droit de guerre.
92 LES ENCHAÎNEMENTS Ainsi le cri des puissants spoliés, la malédiction contre une nouvelle loi trop large qui s’applique sur le monde, apparaît, dans le fond du caveau aux six murs, devant mes yeux crevés. Mais ils ne veulent pas du règne de la fleur de lys ! Leur cœur redoutable se révolte. Périssent nos popu¬ lations et nos terres, plutôt que notre fortune ! (Et moi, quel est mon intérêt, à moi ?) Ils ont cessé de crier. Ils parlent tout bas — comme le battement de mon sang. Qu’est-ce qu’ils préparent ? Je ne sais pas. Elles n’ont plus de con¬ tour, les paroles qui me rongent comme des vers. Je ne peux plus aller jusqu’à la source sanglante des paroles. Si ! : La guerre. Puis je n’entends plus parler, — mais rire. J’ai perçu les roues de leur rire. Dans ce trou où le mys¬ tère somptueux se distille goutté à goutte, je les vois rire durant un instant, puisque le son et la lumière se pétrissent — ce sont eux qui rient ou bien le bruit traînant de fer et d’armes, et que je vois aussi. Les deux ennemis font alliance entre eux par-dessus les guerres elles-mêmes. Les lois et les divisions des grandes forces ne sont pas ce qu’on croit : elles sont plus grandes.
XVII TU FINIRAS PAR TOMBER AU BUT J’ai fini par revenir. Après des Ages, ce fut la fin du cri : « ailleurs ! » Je suis revenu un jour, moi, ou moi, ou moi. Je suis revenu au foyer avec mes yeux fermés, conduit et prolongé par l’odeur vide : l’odeur bleue de là mer ; l’odeur verte des pins et des pierres che¬ velues. Le soir tombait lorsque je suis arrivé : la clarté du soleil avait cessé de s’appuyer sur mon cou, et la fraîcheur se jetait sur moi. Le soir qui cache les choses fit une douce réception à mes yeux clos ; mon retour me ressembla. Il ne fut pas, comme pour tous les voyageurs, le dernier et grand mirage. Je n’ai eu que son cœur. Aux lieux où j’ai vécu il y a eu un dépeuplement Si grand que j’ai senti* le trou. Le peuple renaît de lui-même, et pourtant il a fini par être repoussé, dispersé, de guerre en guerre. De tous les côtés, les empires du désespoir se sont refermés sur lui. Mais quelques asiles existent encore, et surtout la chapelle de ma vie : le carré de murs où j’ai retrouvé ta voix fit tes mains, Clairine que je ne vois pas,
94 LES ENCHAÎNEMENTSet qui es là, puisque je ne te vois pas, comme le monde entier. Clairine qui est partout, parle. Elle me dit le dé¬ part, la mort et l'écroulement. Nous vivons la mort. Tout ce qui a disparu... Les châteaux ont disparu. Les carrières de pierres d’où on les a tirés, voilà à quoi ils ressemblent. Les jardins et les champs se sont défaits de dessus la terre, comme des tapisseries. Angelino a disparu et aussi Torise, et Clément Nour¬ rit, et les autres ; tous ceux auxquels Dieu à donné deux bras fous, deux bras contraires à eux, et une tête ennemie, qui les épuisaient ; tous ceux avec qui on remuait, ils n'ont plus bougé, tout d'un coup, à partir d'un jour. Tout est parti. Du moins, il reste la chanson qu’on a faite avec le départ, et qui fut la douceur du vide. En la chantant tous deux, naguère, nous nous sommes tendu nos deux vastes bras dans la nuit. Rien n’est plus grand que la voix, tout est faisable dès qu'une bouche est éclose. ... Avant que tous fussent partis ou morts, l'in¬ croyable clémence populaire a eu le temps de changer le vilain nom de Rulamort en celui de Rulamour. Un poème a adoré le bateau-fantôme, île précipitée, île d’espoir, qui renferme toujours lés douze assoiffés de liberté. Dans le poème de Doon le Réchin, on ra¬ conte que le méchant baron Doon devint pauvre, qu’il dut s'enfuir le long des routes, et même — suprême flagellation du sort — travailler de ses mains, à Auril- lac, lui et Berthe sa dame. User leurs yeux et leurs mains à travailler ! C’est une chose affreuse, et Doon et Berthe pleuraient, et les pauvres gens, en entendant réciter cela, pleuraient. Et naturellement, Dieu ne pouvait pas les laisser travailler. Les poèmes qui viennent d’en bas comine les blés — car les vrais poètes ne sont que les écouteurs du nombre — ont donné, par esprit de révolte et de perfection, la vertu aux bourreaux et la victoire aux
TU FINIRAS PAR TOMBER AU BUT 95 vaincus. Ils ont glorifié les Celtes d’Arthur, qui furent repoussés du monde, et le Cid qui fut igno¬ minieux, et le comte Roland qui pour n’avoir pas le déplaisir de demander secours, a laissé périr toute l’arrière-garde, le paladin Roland, assassin des siens par cupidité de louanges, père du grand mensonge de la vertu militaire. Il y a un monde de couleurs et de voix qui vit en même temps que meurt le monde de la vie. La beauté, c’est le nom tendre et animal de la vérité. Mais la beauté est trop belle, malheur à qui la touche : il y est sacrifié ! et ces grandes trouvailles qu’y fit le peuple, sont désespérées. Angelino... Il a vendu son âme au diable pour te¬ nir la clarté par un bout, et que la rosace de l’église eût l’air d’avoir été faite par un musicien. — Écoute, dit Clairine, il s’est damné pour acheter la lumière. — Tous les malheureux aussi, dis-je, mais c’est sans le savoir. — ... A travers lui qui s’est dissipé, on voit les pauvres gens dans leur maison ; c’est aussi sombre qu’en un tombeau. Mais un peu de clarté auréole avec effort ceux qui respirent, près de l’endroit où le pauvre mur et le pauvre toit sont troués par le ciel. Le puni du travail que les jours frottent de charbon et d’écume grise, n’est grand que de ce qu’il voudrait. Alors, c’est un roi de misère et un dieu de faiblesse. Puis Clairine dit : — Angelino est mort ; nous seuls subsistons. — Lorsque nous serons morts, dis-je, lui seul re¬ vivra, dans des années, dans des siècles, avec ses lu¬ mières. Non ! cria Clairine avec une émotion immense, il ne survivra pas, il sera mort. Les autres penseront à lui, voilà tout. Il n’y a que les vivants qui soient ! Mais il n’y à que sur les chansons et les images que II. 5
96 LES ENCHAÎNEMENTS ■A* les vivants paissent s’appuyer en passant. Moi l’aveu¬ gle, je vois le cri humain. Je profite de mes yeux fermés pour écouter et entendre les choses colorées que me parle Clairine, un peu du trésor de souf¬ france et de vérité, et je sens enfin s’exaucer en moi la prière à l’impossible. Nous nous disons ensemble : « Je te revois ! » J’ai tendu ma main en avant et l'ai posée sur sa figure, et ma main s’est aperçue que lorsque Clairine me disait : « Je te revois », elle avait fermé les yeux. Nous fûmes les seuls, moi l’aveugle, et elle l'effa¬ cée, qui furent un peu heureux.
Il fait un froid noir dans la petite gare de nuit. Les rares voyageurs y sont balayés par l’humidité et le vent. On y grelotte incrusté sur le banc. On attend d’être chassé loin d’ici par le train. Au mur, dans la vitrerie trépidante quadrillée d’éclairs, la porte ouvre un trou sur le quai. Au milieu de ce châssis noir qu’obstrue le vent, un globe électrique, autour duquel on voit les coups de règle de la pluie. Tout blanc sur du noir, le globe tire et encloue le regard ; la pluie vitrifie l’atmosphère de l’arc voltaïque et, par terre, fait bouillir une flaque. Là-bas, au fond de la pluie, dans l’encrage du dessin noir (le piétinement mouillé a aussi barbouillé d’encre grasse le macadam de la prison d’attente), là-bas, on entrevoit de la géométrie de fer aux fusées d’étincelles, aux tampons d’ouate. Des bielles d’ar¬ gent gras, des aiguilles aux biceps boulus, des rails brillants de verre, des machines aux soubassements de catafalques charriant des monuments de plumes d’autruche. Un paysage de coffre-fort et de serrure qu’ajustent des tremblements de terre méthodiques. Et dedans, adossés au mur suintant de gouttelettes charbonneuses par lesquelles la nuit déteint sur les XVIII LE CERCLE DU MONDE
98 LES ENCHAÎNEMENTS mains, entassés l’un contre l’autre sur le banc, tristes, des files de gens appauvris par l’éclairage, attendent, attendent, débordent d’attente, la figure tirée, défaite, bâillante et pleine d’eau. Parfois, deux ombres ressuscitent pour se demander à voix basse l’heure qu’il est. Le rond blanc de la lune électrique qui est inscrit dans la découpure quadrilatère noire, devient en or, en cuivre. Il sort de la mer immense. C’est vague, c’est beau, c’est doux. La brise est de l’odeur qui touche. — Père, parle-nous encore... Elles sont captivées par ce qui vient d’être dit, par l’aventure sonore toute flottante encore, les petites têtes d’or groupées dans l’ombre de la case, et si enfantines qu’elles sont plus basses que le re- bord de la table. — C’est bien loin, mes enfants... Du temps où les nôtres étaient encore avec les hommes. Le noir du mur (on y voit, trempé de pénombre indigo, mon grand chapeau de paille pendu), est coupé par une trappe éblouissante : la porte ouverte et son trou sur la flamme de la plage. Le sable étincelle au soleil comme la mer où l’astre est fondu, et la chaleur est une fumée d’or qui plisse et fait on¬ duler ce qu’on regarde. Notre nid de fraîcheur aux cloisons de lianes où l’ombre met aux objets l’écorce de la nuit, carré de clair de lune dans l’été, est as- sailli (les joints et les gonds incandescents) par l’incendie de l’espace. Dehors, près du palmier qui scintille comme un jet d’eau dans la vérité féerique, je viens de voir passer sur le sable, sur l’or aveu¬ glant, dessinée à plat, l’ombre mauve du chien, ses oreilles pointues et ses pattes emmêlées.
LE CERCLE BU MONDE 99 « * Du temps où nous étions avec les hommes... Voilà deux cents ans que les nôtres sont séparés des hommes, deux cents ans que ceux qui montaient la Sainte-Baume ont été poussés par la tempête jus¬ qu’au- bout de là mer, jusqu’ici. Au sortir de leur bateau, comme ils étaient les mieux armés, ils ont subjugué les habitants du rivage, formé un troupeau de travailleurs selon la loi commune, et établi une cité, en imitation pieuse de celles de là-bas et d’au¬ trefois. Malgré que la vie ait suivi son cours, que la terre ait vieilli en compagnie des hommes, que les géné¬ rations aient cheminé régulièrement les unes sur les autres, pétries chacune du nom du patriarche qui la commanda : Jean, Renaud, Michel, Jean, Bastien, Renaud ; nous sommes restés, en vérité, à l’époque où nos arrière-grands-pères ont mis le pied sur le rivage. Nous sommes trop détachés du vieux monde ; nous avons perdu le secret de la grandeur. La digue continentale, barrière de l’univers, où nous avons atterri, nous ne l'avons même pas parcourue : toutes les expéditions, au bout de quelques jours de marche, ont eu peur, et sont revenues ; et pourtant, nous savons qu’au nord, l’espace dur va sans bornes sous les pieds, et qu’autrefois la vie universelle passa par là. Quand nos pères, gigantesques d'être mêlés au bloc de l’humanité, ont abordé ici, ils n’étaient pas les premiers étrangers. Les Islandais de.Bjomis et de Leif Erikson s’égrenèrent en l’an mil, dans les terres blanches, qu’ils appelaient la Terre Verte pour y attirer des habitants. Ils sont restés longtemps atta¬ chés par des voyages au sol danois ; longtemps, ils ont payé le denier de Saint-Pierre, et ils sont telle¬ ment descendus vers le Sud que nous les connûmes. Ils nous dirent que les hommes les avaient oubliés, et nous aussi, nous fûmes peu à peu disjoints d’eux par les grandes choses. Les routes ont disparu, la
100 LES ENCHAÎNEMENTS forme des plaines est morte. La mer jadis verdoyante s’est chargée de pierres et de montagnes ; on se raconte le passé en s’endormant et en le racontant aux enfants : Leif, fils d’Erik le Roux, le Groenland et le Vinland ; mais ces noms ne sont plus que des processions de paroles, des ombres d’oiseaux, bonnes pour les rêves. Et du côté de l’Est, de la pleine mer ? Si nous avions un navire, nous n’oserions pas le lancer, nous dessus, dans la direction démesurée des royaumes perdus. Et ce bateau, ;nous ne pouvons pas le cons¬ truire. Nous sommes trop faibles, et murés dans la distance. — Est-ce qu’ils se souviennent de nous ? Père, qu’est-ce qu’ils disent de nous ? Et pendant que le grand silence répond à la ques¬ tion qui monte des petits, on pense, comme, eux : Qu’est-ce que fait la foule du monde ; est-ce qu’elle dort ? Elle est assez grande, elle, pour couvriras mer. Cependant, aucun des hommes de la terre n’est revenu ici depuis deux siècles. Tout est étrange, et, par-dessus tout, cette parole par laquelle on essaie à tâtons de fixer la réalité à un signe dans le royaume du bruit : Nous sommes en l’an de grâce 1461. Nous ne sommes à aucune époque puisque nous sommes tout seuls et que nous ne voyons pas ! S’il ne restait que nous de vivants? Si le vieux monde avait disparu... S’il portait une face annulée sur laquelle erre la continuation invisible des noms et des dates. S’il allait dans Je firmament comme Fomalhaut, ou Altaïr glacé, ou Aldébaran sans yeux, ou Sirius, bûcher de cristal !... - Tout ce qui est d’autrefois, tout ce qui est là-bas, est merveilleux ! Tout souvenir est angélique. Nous vivons sous l’influence de l’inconnu du monde ter¬ restre comme sous une influence astrale. Nous
LE CERCLÉ DU MONDE 101 naissons avec le regret et l'espoir au ventre. Nous sommes les hommes et les femmes de l'espoir. Là- bas ! Au-dessus de tout, toujours, un désir, un besoin vit dans notre vie : là-bas ! Lorsque nous marchons le long de la mer à laquelle le soleil se marie, notre regard, malgré nous, s'agrandit, s'oriente vers le séjour perdu, embrasse le vide, cherche des taches sur la distance ; et à travers notre préoccupation du moment, et notre vœu personnel et les paroles char¬ nelles de notre gorge, nous nous disons toujours : « Us reviendront. » En vérité, nous sommes plongés dans le sommeil et dans une sorte de songe; en vérité, nous appartenons entièrement — au delà de nos forces — à l'étendue bombée de la Terre et à la multitude des vivants. Plus encore que moi, le fils aîné qui marche à côté de moi sur le rivage, sait se recueillir, contem¬ pler au loin le passé défendu par l'abîme, l'écouter, et être religieux. Plus que moi il est le dépositaire. Cet autrefois si lointain, que nos pères ont fui et qui pourtant, depuis, est l'attirance même, il s’y jette en prières. Il reste semblable aux artisans qui bâtirent les églises. Leur foi désespérée est empreinte comme un sceau sur sa figure. Il a souvent l’im¬ mobilité pétrifiée des chimères, vertigineusement accoudées, qui font corps avec l'immensité creuse en haut des nues. Il voit autour de lui quand ses regards s'envolent, des nuages étagés en forme de cathédrales. Souvent, inspiré par le mystère des races, doublé d'un revenant, il a commencé à en¬ tasser avec ses mains, de faibles et pauvres églises de pierre qui sont retombées, puisque nous n'avons plus les moyens de conduire hautement les pierres, pas plus que nous n'avons le pouvoir de construire des vaisseaux assez magnifiques pour redécouvrir le paradis oriental. La puissance est une passante. Les indigènes à
tête étroite ont su autrefois élever des pyramides telles que celle-ci dont on voit encore les spacieux paliers à travers sa lente avalanche, et modeler des montagnes entières. Mais maintenant ils se survivent dans la fatigue et dans l’oubli, et les montagnes se resculptent toutes. Eux ! Ils sont revenus ! Un jour, nous avons vu un point nouveau sur l’horizon de la mer. Alors, nous avons tout quitté et nous nous sommes groupés sur la rive, les mains oisives immensément. A mesure que le point gran¬ dissait, ce fut une telle fête, que, tous ensemble, serrés, amoncelés sur la plage, nous ne nous recon¬ naissions plus les uns les autres. Pourtant nous nous parlions en regardant la chose venir comme un mé¬ téore, comme un monde glissé du ciel. Le soir, le vaisseau mouvant s’élevait sur la baie, vaste comme un de ces châteaux qu’on construit en paroles. On se montrait du doigt, en tremblant, l’arche sainte, la carène énorme, avec son mât com¬ parable à une colonne où oscillait un gigantesque fléau bossué et musclé de toile. Le bateau qui con¬ duisit nos aïeux avait été grand lui aussi, il avait été surhumain et formidable ; mais il n existait plus qu’en rêve et, depuis, on n’avait fabriqué que des radeaux rétifs ou de menues embarcations peureuses, attirées par la terre, repoussées par le large. Une double clameur retentit, où la joie cria comme eût crié l’angoisse. Du sombre navire se dé¬ tacha ainsi qu’une goutte, une barque sombre ; elle grandit par-dessus la jonchée des triangles verts et roses de la mer, et des hommes se répandirent en même temps que les rayons du soleil couchant sur la plage où la grandeur de l’événement nous fixait 102
LE CERCLÉ DU MONDE 103 immobiles. — Les magiciens d’Europe, pleins du secret du inonde I Ils brillent, chargés de tant de couleurs, si curieu¬ sement vêtus... Il nous faut, clignant des yeux, re* faire leur forme d’hommes. Eh quoi, les hommes ont-ils changé à ce point ! Mais ils nous interpellent et on comprend ce qu’ils disent ! Ils parlent comme nous, quoique beaucoup plus vite. Un jeune homme dit qu’il est de Florence et que le bateau vient de Dieppe. Une boucle de ceinture qui darde des lueurs, Une poignée de dague en bouquet de gemmes ; sous un bras noir le cramoisi violent d'un manteau ; des ornements en relief sur un pourpoint — en vérité, de l'étoffe sculptée ! Ils rient très fort. Ils sont une fête d’hommes. On voit que leur arrivée accomplit une victoire dans l’étendue. Des bandes, des écharpes et de grandes pointes de poussière de lumière viennent du ciel jusqu’à eux en droite ligne ; la mer est pourpre et soyeuse, et au milieu d’elle, fuse un grand fleuve d'illumination. Il y a un moment extraordinaire. Ils vont tout nous dire. — Frères, frères, que s’est-il passé sur la terre ? On se jette, les mains tendues à la manière des suppliants, vers ces êtres qui savent, — attendant tout de leurs lèvres. On se mettrait à genoux en bas de leur voix. Sur le rivage simple comme la Bible, toute passion disparaît devant celle de savoir. Us comprennent tout, et s'émerveillent : — Eh quoi, vous ne savez pas ! Vous avez dormi pendant deux cents ans ? Nous voici, nous voici 1 Ils nous tendent aussi les mains ; et cela est si grand qu’ils ont, en face de nous dans le soleil, des larmes plein les yeux — et le soleil couchant fait resplendir ces larmes comme des topazes et des rubis. — Tout est changé 1 Le monde est transformé ! Les étrangers éclatants, qui font paraître autour
— Que s'est-il, passé sur la terre 7 — Des guerres... Mais maintenant, les temps nou¬ veaux ! — Quelles guerres?... Qui? — Tous. Partout des batailles. Le monde est à bout, vaincu par la guerre. Mais nous sommes à Ta fin des âges de fer. Ils voudraient nous parler d’autre chose que du passé, d’autre chose, qui les attire. Mais nous, nous sommes avides de ce qui, pour nous, n’a pas encore été. — Qui ? Comment se sont-ils appelés ? Ces hommes, rassemblés en tumulte sur Tardent rivage, un moment, ils se sont tous tu à la fois. On voit qu’ils ont trop à dire, qu’ils ne savent pas com¬ mencer. Un homme de guerre (il n’a pas de haubert, mais des plaques de fer sur le corps) commence : Il serre les poings, lève la tête, et dit : — Scanderbeg. La voix rauque d’un autre soldat s’écrie : — Lui ! Le chef Alexandre, celui qui dans les têtes des infidèles a effacé le spectre de Richard Cœur de Lion, et qui ressemble le plus à Sikandar le Bicornu qu’on appelle aussi Alexandre le Grand, un ancien roi, vous savez ? Scanderbeg, prince d’Al¬ banie, le Diable blanc de Valachie. B a débarrassé Croïa du Grand Turc 'et de ses cent mille Turcs. Il a été vainqueur partout, partout, avec ses troupes vénitiennes. Le chef, le dieu des armées : parmi les fumées, et projeté par le choc des acclamations, voilà l’image 104 LES ENCHAÎNEMENTS d’eux notre vieux paysage stérile et sacrifié, et nous détachent de nous-mêmes, — apportent dans leurs paroles un tel contentement que leur voix chante.
LE CERCLÉ DU MONDE 105 qui s’élève sur la mer. Un homme sans ornements, à l’écart, dans les rayons fabuleux, a dit : « Sa- baoth ! » Les vagues semblent pousser sur nous le bord de la mêlée métallique des gens d'armés du vieux monde, hérissés de mille scintillements aigus. Ils crient. — Un jour, il a passé au galop devant moi, celui qu’ils appellent aussi le Diable, le woïvode de Tran¬ sylvanie, Jean Huniade. Il a sauvé Belgrade des foules de Mahomet II. — Mathias Corvin est plus invincible que son père ! L’homme au corbeau noir tenant un anneau d’or, s'est mis, d'un grand coup, à la place des Ja- gellon. Il a pris la Hongrie, comme Podiebrad, la Bohême ; et il prendra la Bohême à Podiebrad. Il y a longtemps — je n’avais pas vingt ans et j’en ai cinquante — une main de femme a saisi ma main avant le combat. Celui qui a parié lève sa main. Il dit : « Regardez : là, un escabeau, hein ? Une petite ville de France, une maison où logeait le roi, et où, moi, j’étais de garde. Il y avait — ah, je me rappelle bien — des carrés rouges sur le mur, des carrés noirs par terre, mais faits en pointe par des croisillements, comme ça. Elle est passée. Toute en fer, le long du mur, d’une porte à l’autre. Toute en fer, hormis sa figure, et sa main qui justement a saisi la mienne pour m’entraîner. J’entends tout A fait comme il fut le tapage de ses pas et de ses armes et je la vois par- dessus les carreaux rouges et noirs, et même l’ombre que faisaient son front, son nez, et son doigt, comme si elle était là; je la vois si bien que c’est un miracle dans mes yeux. » — Là-haut, là-bas, où les chevaliers Teutoniques sont venus, après les chevaliers de Livonie, Frères dû Christ et Porte-Glaives, planter la Croix dans le sang au bord de la mer, là-bas, en Pologne et en Lithuanie, la guerre n’a jamais cessé de rougeoyer.
106 LES ENCHAÎNEMENTS Quels jours de nuées, quelles nuits de fer rouge, quand Casimir IV a marché avec les révoltés contre 1'Ordre Teutonique, trop méchant et trop riche ! L’archevêque de Riga combattait l'Ordre dont ce¬ pendant il faisait partie. Jadis l'évêque de Riga avait bien appelé contre la milice du Christ, le Grand-Duc idolâtre de Lithuanie. — Hé, l'archevêque d’Upsal a bien appelé les Danois en Suède. — Matteo Visconti a appelé Henri VII en Italie pour rétablir ses affaires. Le neveu de l’empereur d’Orient a appelé Bajazet ; les Fregosi et les Adorni, les deux moitiés de Gênes, ont appelé, les uns le roi de France, les autres le roi de Naples. — Compagnons, le plus grand soldat des guerres, c'est Sforza. Il m'a parlé et une fois, il m’a touché et m'a rudoyé. Il s'est servi des troupes que la répu¬ blique de Milan lui avait confiées contre Venise, pour assiéger et affamer Milan jusqu'à ce que les portes se fussent ouvertes de souffrance et qu'on l'eût pro¬ clamé duc. Il avait besoin d'être duc. — Le plus grand, ce fut Picciaino. — Non, Angelo de la Pergola. — Non, Guido Torello. — François de Carmagnole, qui fut gardeur de pourceaux, puis simple soldat de Milan, puis qui est monté par-dessus les soldats, les a battus tous les quatre, ceux que vous dites. Mais, à la fin, Venise l'a fait décapiter. — J'ai vu le Scaliger à Vérone : sa statue, car tous, maintenant, ils dorment. J'ai vu dans un coin de cour devant lequel tombe une grille, sur un cheval de fer un homme de fer effrayant, une statue vivante comme un cadavre ! Dans chaque cité est une maison dévoratrice — deux ou trois maisons, dont l'une écrase les autres. Mais quand elle s’écroule, toutes les villes se jettent en cercle sur ses dépouilles. Oui, il était là, le cavalier à face noire, la momie métal-
lique, pareil à un puits. Vérone a encore peur de cette lignée quoique il y a longtemps qu’ils se sont tués les uns sur les autres. Can délia Scala fut tué par son frère. Antonio della Scala tua son frère Bar- tholomeo, mais vaincu, il s’enfuit pour ne plus re¬ venir, dans les montagnes de Forli... Comme les survivants des Colonna ne furent plus que des bêtes sauvages dans les forêts, après qu’ils eurent été chas¬ sât, et leurs palais labourés, par Boniface VIII. Mais des Colonna, il en resta un qui tua le pape. — A Rimini... — A Ravenne... — A Rome... — A Naples... Les hommes de fer élèvent et emmêlent leurs voix comme dans une querelle. Ils se sont laissé envahir et déborder par le réel : le branle-bas des batailles. Us imitent tant qu’ils peuvent la guerre du monde ! Devant notre long, notre antique silence, on dirait ces gens qui s’inventent dans des costumes et prêtent leurs gestes et leurs cris à l'Histoire Sainte et à la Passion. Les choses d’Allemagne, ils voudraient nous les montrer, les choses de France, les choses d’Espagne. Ils voudraient nous montrer le Danube, la Sicile, la Barbarie, Cypre, l’Égypte, et la Syrie, avec les doubles colères de leurs foules de couleurs, et les deux extrémités déchaînées de la grande mer : l’eau immense couverte par les déluges des flottes. Tout est lutte : Les royaumes contre les royaumes comme les villes d’Italie les unes contre les autres (l’Italie fut autrefois un seul royaume, maintenant, elle est à elle seule tout un monde) et les factions contre les factions comme au sein de chaque ville. France contre Angleterre ou Navarre, Armagnacs contre Bourguignons, York contre Lancastre, Blois contre Montfort, Beaumont contre Gramont navar- rais. Il n'y a pas deux régions, deux familles, deux LE CERCLE DU MONDE 107
108 LES ENCHAÎNEMENTS personnages qui ne se heurtent pour se rompre et monter, plus haut, sur des corps. Les haines sont inséparables. Us attaqueraient leurs ombres. Tout l’espoir d’ici-bas est entré dans le jeu de la guerre. Le jeu de la guerre, ah !... Et ils s’arrêtent de parler parce qu’ils ne peuvent chacun toucher qu’un lambeau de la réalité. Le passé est trop plein ! Us sont étouffés par l’orgie des noms qui leur montent à la bouche. Faire admirer toute la guerre, la ressusciter en nous, ils n’en sont pas capables. On ne peut pas ajouter ainsi des siècles à des écouteurs. La splendide horreur est inavouable. — Il y a eu des guerres, puis des guerres. Le Florentin, en se levant, s’est enveloppé de lumière rouge et de cuivre, et il a dit que le vieux monde roulait aux abîmes. Il parlait haut et fort. Il voulait se débarrasser du vieux monde. Il dit qu’il était injuste et mal fait, il dit qu’il était fou. C’était un monde resserré et étouffé par l’intrigue des armes, de l’orthodoxie et de la tyrannie, c’était le monde incompréhensible de quelques-uns contre tous. « Le peuple conquérant sur le peuplé vaincu ; oui, mais la caste conquérante sur la caste vaincue, à l’intérieur d’un même peuple, et à l’intérieur de la caste, quelques-uns sur les autres. « Un sur quelques-uns. « Par la force des logiques le pouvoir tourbillon¬ nant et montant devient solitaire et central. Le plus fort tend à devenir le seul, sans autre droit que Je tourbillon. Tous les coups, quels qu’ils fussent, d’où qu’ils vinssent, ont enfoncé le pivot couronné. Les espaces qui portent les multitudes comme dès bateaux, vivent non selon l’harmonie des multitudes, mais selon les desseins des familles géantes. Les
LE CERCLE DU MONDE 109 naissances, les morts, les mariages, les rapproche¬ ments et les colères des êtres surnaturels sont les ori¬ gines des immenses événements publics. Ça com¬ mence en haut par une ou deux personnes et ça finit par des millions. « A travers cette grande guerre des Français et des Anglais, il nous fait voir seulement deux hommes qui se disputaient, deux hommes parmi les fourmis d’hommes : Qui, du neveu ou du petit-fils, aurait l’héritage des domaines ? Les deux vastes sires qui poursuivaient leurs affaires de propriétaires dans la chair humaine, étaient de même souche, ils par¬ taient le même langage, étaient pliés aux mêmes moeurs, ils produisaient les mêmes lois. Il n’y avait d’étrangers en présence que les princes et leurs sujets. C’est pour cette contestation de titres dorés de propriété et de cérémonies de suzeraineté, que s’est déployée une guerre que nul ne parvenait plus à tuer ; qu'un hiver d’un siècle et demi s’est abattu sur la nature, la famine, sur la pauvreté, qu’en France et en Angleterre les mères mangeaient leurs enfants, qu’on vendit de la chair humaine au marché, que beaucoup installaient leurs cabanes dans les car¬ refours, pour prendre aux passants leurs corps, et que la pourriture entra plus à fond, sous la mort, dans les campagnes : la peste, la mort noire. Et pire que la peste et plus au fond, la haine. Ce n’est pas la haine qui a fait la guerre ; c’est la guerre qui a fait la haine. « Les pauvres se sont soulevés parfois comme des anges ou comme des chiens, sans se le dire assez loin, sans remplir leur grandeur, sans le talisman de savoir. Ils ont frappé avec l’ignorance dont ils étaient pétris, c’est-à-dire trop court. Ils ont été se tuer sur les préparatifs des seigneurs et même, dans leurs plus larges ondes, jusque sur le Seigneur des Seigneurs. Ils ont été aussi parfaitement anéantis par Richard II que par Charles V le roi Sage, ou que par
110 LES ENCHAÎNEMENTS le roi Fou auquel la France a été liée pendant qua¬ rante ans. Et cette exaspération des grandes forces basses, nul ne la saura, parce qu’elle a été, chaque fois, altérée et dénaturée — vraiment tuée — par ceux qui écrivent. Les chroniqueurs, flatteurs, es¬ claves : Froissard, scribe avili. Alors l’homme des cabanes, l’homme éternel, l’homme rouge, il ne peut pas plus échapper au massacre qu’à la vie. « Et on ne peut pas ne pas voir de partout le monstre de richesse. Celui qui règne parce qu’il règne, et qu’il commande aux écrivains et aux pa¬ roles, celui qui rend la justice en la faisant à son image, a profité de tout, des guerres étrangères ou civiles, des révoltes, des revendications de bourgeois et d’artisans dans leurs îles murées, des Etats Géné¬ raux et des Grandes Chartes qui lui ont donné de l’argent en échange de promesses. De la splendeur de l'Église autant que de ses turpitudes. Il a usé les antiques foudres du pape et ses deux vieux glaives : le successeur de Saint Pierre et de Gré¬ goire VU ne s’attaque plus qu’aux menus souverains. Les autres lui casseraient sa tiare sur sa tête comme un œuf d’or ; il est devenu d’une sagesse enfantine : il fait des bulles. « Maintenant, le vieux champ de bataille du monde est divisé en plans avec des cercles et des lignes — routes et administration — irradiées du point de la capitale : la toile d’araignée d’un homme. « Et voici qu’ils forment leur armée royale non plus avec des soldats mais avec des citoyens, une armée d’innocents. Le malheureux devient le bour¬ reau. Le paysan devient le faiseur de déserts ! Ils disent : nous. Ils font corps avec le peuple : ils ont dévoré le peuple ! « Le premier qui se dressa et tourna au-dessus des autres comme un arbre pour tracer du bras les li¬ mites de sa proie terrestre, celui qui fut réellement un cercle de violence, il a continué à disposer des
LE CERCLE DU MONDE 111 tommes sans autre raison que le rêve étrange qu’ils font. S’il y a quelque chose de prodigieux aux yeux de qui regarde tout le remuement humain, c’est l’obéis¬ sance. Pour déplier l’humanité dans un seul mot, il faudrait prendre celui-là : l’obéissance! L'obéis- sance malgré les besoins criants du corps et de la tête, malgré les, souffrances aiguës, les menaces et les hontes, et la montagne d’absurdité ! « L’ombre noire d’un aigle sur un bouclier, c'est bien plutôt l’ombre immense d’un nuage ailé et griffu, d’un nuage pensant, sur les campagnes réelles. L’aigle césarien et carolingien, avec sa forme figée, déchirée et éclaboussée sur un mur, l’aigle sombre aux ailes de flèches, des manieurs cou¬ ronnés de la Pologne, de la Suède, du Brandebourg, de l’Espagne et de la Sardaigne, il entre dans la mollesse de la nature et de la foule, pour sceller un pays. » — Quand il a passé à Nuremberg, Frédéric III !... dit un soldat. Par-dessus le squelette d’argent de sa cuirasse qu’on voyait, et où sa tête était emboîtée par le cou, le Habsbourg était gonflé d’un nuage blanc flottant et battant, plein d’oiseaux noirs à deux têtes. — Et les lions maigres comme les nerfs d’un roi, avec leurs griffes de charrue, noirs sur l’azur creux ou rouges sur l’or ou d’or sur le rouge, et le léopard étiré d’Angleterre, et la bête ailée qui fut trans¬ plantée sur Venise. Un monstre fut le plus fort, puis l’autre, puis l’autre. La fortune a fait le tour des armoiries. « Mais la force vieillit, la victoire use, la gloire brûle. » Au loin des convois passent en parlant aux vi¬ trages. La petite gare... Tout près, c’est un tel bruit mugissant qu’il m’entraîne debout ; un torrent de bruit d’où sautent de la poussière et de la vapeur d’eau, dans la porte crue. L’un après l’autre, très
vite, en balustrade, passent et s’interceptent les cadres des portières sur des trous lumineux — la rue nocturne qui court. Je suis perdu sur le quai vide après la fuite trouante du gros œil rouge, souffleté par une haleine froide pleine de grains de charbons et de linges mouillés. Je regagne la salle d’attente. Dans la vitre noire de la porte qui s’arrête de trembler, je me vois en blanc et noir, toute couleur détachée : l’os de mon front, de ma face, aux cavités obscures comme dans l’autre monde, comme à travers des officines, des purgatoires et des limbes. La voix basse d’Osiris me souffle dans l’âme : « Je te donnerai des renou¬ vellements indéfinis. » Le soir est tombé sur le rivage. On a allumé des torches, on réunit sur le sable un rouge incendie captif et secoué. Maintenant, les paroles crépuscu¬ laires des revenants montrent et cachent la richesse du monde. Le commerce, les transports, les allées et venues monumentales qui écrasent la terre et la mer et les mettent l’une dans l’autre : croisés, pèlerins, esclaves (infidèles, hérétiques ou schismatiques), denrées précieuses, épices : le poivre et la mala- guette, talismans domestiques par quoi dans toute l’étendue habitée on dissimule l’odeur des viandes vieillies. La gloire, le profit, c’est la même chose. Une noblesse vulgaire, sortie du trafic, entre dans la noblesse. Des hommes du commun nommés Médicis, ont vendu de la marchandise, et les voilà aussi riches que l’Italie. Doria a plus de galères que Gênes. Tout s’achète. Ils racontent tout ce qu’on a acheté universellement : des titres, et même des titres royaux — les nimbes des couronnes — comme a fait Charles IV pour son fils ; des autorités souveraines, comme Galéas Visconti : — le droit de vie et de mort et de récolte d’argent, — des pays, des pro¬ vinces, des villes, des libertés. La richesse par la force, la force par la richesse. Le roi vend à ses serfs 112 LES ENCHAÎNEMENTS
LE CERCLE DU MONDE 113 la liberté et aux Juifs qu’a bannis son père le droit de rentrer, et il a repris une à une les franchises que ses prédécesseurs avaient vendues aux communes. Il cède à la tentation de faire de la fausse monnaie souveraine, de multiplier comme il peut ses miettes d’or et d’argent à têtes de roi, et dépouille les ban¬ quiers. Quand il est besogneux, il écume le pauvre peuple, qui est riche à force d’étendue, et quand il est luxuriant, comme ce soleil d’homme, maître des Flandres et de la marchandise des draps frisons, il le gorge de ripailles pour qu’il soit plein, lourd, inerte et docile à sa main comme un outil... Mais voici les signes de colère ! Les hordes neuves d’Ertogrul sont venues avec toute leur fureur de commencement, fonder à nou¬ veau la force de Mahomet par-dessus les Arabes tombés à la fin de leur destinée et par-dessus les Seldjoucides épuisés de règne violent. Les Turcs ottomans ont posé le seuil de leur Sublime Porte où s’enchâsse une des pierres noires, au pied de l’OIympe de Bithynie. Us ont forcé l’Orient chrétien à reculer et à changer de forme, parce qu’ils étaient le peuple le plus âprement et le plus récemment dressé à la guerre, parce que Timour Leng est mort, et parce que les défenseurs de la Croix ne pouvaient plus s’unir. Us avaient trop peu de foi ou trop peu de pensée pour sortir, chacun, des intérêts personnels enracinés. Il faut que le monde change de fond en comble pour que quelque chose puisse désormais y être fait selon une haute idée. On n’a pas pu effa¬ cer, dans ce grand péril crépusculaire, le schisme d’Orient : la Cassure politique était trop à vif qu’avait marquée entre les croyante le jeu des pontifes et des rois. Et voici huit longues années que Constantin Dracosès a été tué sur la brèche de Constantinople
114 LES ENCHAÎNEMENTS par Mahomet II, comme jadis Saracos i Ninive par .Cyaxare. Maintenant, après l’impudeur de cette défaite au su et au vu du monde entier, tout le Levant est à ceux-là. Nous ne connaîtrons plus que prisonniers ou esclaves la Palestine où est le tombeau de Dieu, et la Mésopotamie où fut le berceau des races. La moitié de la grande mer intérieure, celle des Phéni- ciens — Iamgadal, — celle des Grecs et des Romains, ne sera-t-elle plus qu’un désert liquide ? Les Turcs ont retiré de la Méditerranée comme si c’étaient des populations, le Pont Euxin, la mer de l’Archipel, les mers de Crète, de Syrie et d’Égypte. Alors, Gênes et Venise, qui .avaient tant grandi l’une contre l’autre !... Gênes jalousement et furieu¬ sement commerçante, qui possédait en Tauride, son double : Kaffa, et qui avait jalonné de châteaux-forts les routes des marchés jusqu’à l’Arménie et l’Iran... Venise aux cent îles, née à l’époque d’Attila, et à qui échut autrefois le quart de Constantinople quand Henri Dandolo refusa l’empire latin et ne voulut être que doge, et que despote de la Romanie; Venise fille de la mer levantine, dont le nom ressemble à celui de Vénus, et d’où s’emmêlent tant de sillages d’or, et qui était du fond de l’estuaire démesuré de l’Adriatique, le contre-coup resplendissant d’Alexan¬ drie éthiopienne et indienne, — sa grandeur com¬ mence à n’être plus. Nous sommes à la fin des âges. Il y a peu d’années, toutes les terres de l’azur du sud ont tremblé sur leurs assises. Les rocs se sont ouverts comme la mer, et des milliers et des milliers de créatures ont été précipitées an fond des choses. N’était-ce pas une vengeance contre un monde où le bonheur des uns est fait du malheur des autres, et où ne s’en- tassent plus que les restes de la haine des rois contre les peuples et des peuples contre les rois !
LE CERCLE DU MONDE 115 * ' Espoir ! Tout va changer, tout est changé ! Le passé est passé. Les temps nouveaux ! Le monde est muré d’un côté. Mais il s’ouvre de l’autre côté. Il est grand ouvert, et par cette brèche du vieil enfer dans l’Occident, tout va changer. Les vastes villes entassées sur le bord de la mer ont bougé, et se sont tournées comme des perles de l’autre côté des espaces éclairés (seule Venise ne peut pas se tordre vers l’océan occidental). L’aventure s’est amassée à l’autre seuil du vieux monde et déborde les rivages du couchant. Maintenant, on dit : le Portugal ; on dit : Les Basques, Dieppe ; les forces neuves ! Leurs voix frémissaient. La ferveur que nous avions trouvée sur leurs faces en face du soleil lors- qu’ils avaient débarqué, ils nous la redonnaient et ils nous transportaient ailleurs. L’Anglais qui n’avait pas d'ornements, et, tout droit, semblait un pilier au milieu des autres, dépeignit, avec sa voix, avec ses mains, avec ses yeux, le rayon vierge qui fit briller Rébecca près du puits dont s’approcha Elie- zer, et dit que l’aurore a moins de promesses, que l’aurore a moins d’aurore que le soleil couchant. — Jason et ses compagnons sont partis pour se saisir de la Toison merveilleuse dont l’or dorait le ciel... C’est dans le sens de la marche du soleil, c'est à la chasse des rayons du soleil que les navires sont partis sur l’eau vermeille des ports, dans l’incendie glissant des portiques et des tours, et des dômes aux longitudes d’or. C’était la belle voix du Florentin qui désignait distinctement ces choses. Ils sont allés par-delà les deux stèles de Mel- kharth qui furent si longtemps les bornes du monde.
116 LES ENCHAÎNEMENTS Dante Alighieri avait écrit : « Hercule a planté ses deux amers sur les rives du détroit afin que nul ne se hasarde à les dépasser. » Dante Alighieri. Je répétai ce nom d’homme. Il se fît un silence. Celui qui était en face de moi voulut parler, puis secoua la tête ; ce nom qu'il avait ha- sardé était indicible. — Pauvres gens, fit-il, qui ne savez pas ce qu’on a fait ! Mais le jeune homme de Florence étendit la main : — Heureux, qui le saurez ! — Si les hommes, reprit une voix, vouent jamais un temple à la puissance de recommencement qui est en eux, c’est sur le promontoire de Sagres qu’ils le bâtiront. Ce fut de ce point de départ, du palais du prince Henri, que la curiosité, comme une déesse plus violente encore que toutes les tempêtes, poussa les mesureurs d’inconnu. « Ils franchirent le cap Non, qui, ainsi que les colonnes d’Hercule, niait qu’on pût jamais passer devant lui. Et le cap Bojador, le seuil infernal de l’inexploré, aux récifs qui se précipitent jusqu’à la pureté de l’horizon, eh bien, ses vagues jusque-là infranchissables, voilà vingt-cinq ans qu’on lés a chevauchées. Chacun plante son pilier plus loin que les autres : Le Cap Blanc, le Cap Vert, le Cap des Palmes, la Baie de l’Or. Les prêtres cessèrent de prouver, par l’Écriture, à Henri de Portugal, qu’il ne découvrirait rien, et tout le monde cessa de se moquer de lui, et le pape dit que les voyageurs étaient un cinquième élément, dès que les bateaux noirs qui entraient dans le soleil et dans un nouveau théâtre d’étoiles, arrivèrent à l’or. Du jour où Baldaya rap¬ porta la poudre jaune, lès expéditions idéales de¬ vinrent une force de la nature. « On savait que l’inconnu avait été jadis accessible aux saints. On savait qu'autrefois sept évêques bannis avaient découvert sept îles heureuses, ou bien qu’ils
LE CERCLE DU MONDE 117 avaient fondé sept villes dans une île heureuse et que Saint Brandaines erra sept ans d’île en lie à travers la mer visqueuse jusqu'à ce qu’il fût piloté par les anges. On savait aussi les obstacles : qu’un cercle de flammes ceinture le monde, et que la mer Téné¬ breuse baigne des régions si éloignées que la lumière du soleil se lassé avant de les atteindre. « Ces lies, ces terres, ces mers nouvelles, ceux qui construisirent les sphères terrestres, et les pilotes catalans et les italiens, les provençaux, les major- quais et les mahonais qui construisirent des cartes plates (de façon à poser en petit sous les yeux et sous la main, les figurations continentales), — ils les mar¬ quèrent sur leurs globes et sur leurs portulans et les mentionnèrent dans leurs routiers. Ils les trou¬ vèrent d’avance. Ils inventèrent l'autre moitié du globe ; les découvertes, les penseurs les ont faites dans les rondeurs des têtes I Tout commence par la pensée, et puisque la découverte est écrite, elle sera. Ils ont appelé le monde. Les bateaux ne peuvent pas, un jour proche, ne pas rejoindre par les rivages, Sofala, Zanzibar et Mélinde — l’empire Zeng — après avoir fait le périple de l’Afrique ; et partis comme nous l’étions vers le grand Ouest, il nous fallait bien aborder ici, dans quelque île ou pres¬ qu'île de l’Orient asiatique, puisque la terre est ronde ! Nous ferons voile vers l'Europe pour annon¬ cer la grande nouvelle de notre arrivée, et nous reviendrons pour chercher au sud le détroit par lequel passa Marco Polo, lorsqu’il amena la prin¬ cesse mongole à son fiancé barbare. On ne peut pas, un jour proche, ne pas réunir les hommes aux hommes, ne pas détruire l'absence. » Ces appelante, ils sont si créateurs que nous voyons leur audace rapetisser tout devant eux, et qu’ils disent : le monde est peu de chose ! Ils nous racontent maintenant que l’homme n’est plus ce qu’il était lorsque les nôtres sont partis. I1
a discerné des secrets terrés dans la nature. On n’in¬ vente pas la vérité, qui attend toujours ; on la re¬ trouve, comme les Indes Occidentales. Les docteurs, en leur extraordinaire simplicité, ont montré des évidences, et le plus grand de tous a concentré le Grand Œuvre, et soulevé le voile sur la mécanique infaillible des causes et des effets. La nature visible est un désordre dont la science invisible est l’ordre. Par là, la condamnation des erreurs et des men¬ songes est écrite. On sait rapprocher les distances par des verres, et mettre sur les navires dans un coffret un doigt métallique qui indique la direction du nord. On fait une chose noire qui, si on en approche une flamme, jaillit en un éclair avec une force surna¬ turelle qui peut tout démolir. Et ainsi on casse, par l’invention, les murailles et les armures. On a trouvé l’art de multiplier les livres. Chaque page est sculptée comme un sceau — une assemblée de lettres de bois séparées et serrées corps contre corps — et l’empreinte noircit la feuille d’un seul coup, et cent fois, et mille fois. En entendant l’un dé nous dire que cela était bien curieux, le Florentin eut un beau rire somptueux et dit que lorsqu’on apprend soudain les grandes choses, on ne peut pas se mettre à leur hauteur et qu’on est d’abord comme des enfants devant elles... Et il ajouta : — Désormais, la pensée, on peut la semer comme des grains de blé. — En vérité l’homme s’est découvert lui-même. Il a dit, enfin : Ecce Homo. C’est l’Anglais qui a parlé ainsi. Il fait tache par sa simplicité sombre, il est tout droit à côté des parleurs éclatants. Je contemple le groupe qu’ils forment, larges, aisés, grands ouverts. L’un, renversé en arrière sous un sourire flottant, tient son genou entre ses deux 118
LE CERCLE DU MONDE 119 mains croisées ; il a une toque verte et un pourpoint soyeux comme un oiseau. L’autre trône sur un siège grossier avec son grand manteau gonflé sur ses épaules comme la voile pourpre du Bucentaure. Il a un large cou blanc. Une main effilée, teinte par l’incarnat d’un pli de son manteau qu’embrase la lumière des torches, joue avec un bijou gros comme un œuf contenant un ressort qui pousse tout douce¬ ment une aiguille dans de la régularité ronde, et qui, ainsi, suit les heures. Us ont une voix virile et caressée. On voit qu’à côté d’eux dans leur pays, se tiennent des femmes divinement femmes. -— Inventer le monde extérieur? dit le Florentin. Nous avons été plus loin dans le temps et l’éten¬ due. Nous avons redécouvert nos propres sources : l’antiquité, et à travers l’antiquité, la plus grande nature. L’Antiquité, c’est la sœur aînée de l’Ëglise, et il est juste qu’après les livres saints, ce fussent les traités et les poèmes des Grecs et des Latins, bibles de la raison et de la vie, qui soient sortis, avec le bienfait du nombre, des officines de Mayence et de Subiaco. Nos poètes ont cultivé les muses antiques. La beauté, une religion triviale était parvenue à en avilir la splendide naissance charnelle et l’éclat de nudité... Et l’approfondissement des figures apparat dans celles des saints et des martyrs, les personnages de la Bible servirent précieusement aux peintres, et aux sculpteurs qui, à grands coups, séparent la forme de la couleur, et la Sainte Famille se prêta aux arcs- en-ciel humains. Les palais, les statues où s’enroulent les poèmes, les vers d’amour enfantés par deux vi¬ sages, les jardins avec les fontaines, les belles lignes que la perspective fait danser devant le promeneur, et l’amour qui est plus grand que ceux qui s’aiment, —- tout cela brille et se donne aux regards à Florence qui est restée républicaine. Les riches Médicis qui dirigent Florence n’ont point de titres écrasants : Jean de Médicis ne fut nommé par la voix publique II.
120 LES ENCHAÎNEMENTS que le Père des Pauvres. Florence, ville grecque. Etrangers, revenez avec nous, soyez heureux, soyez Florentins ! A Florence, vous verrez comme d’un belvédère, au loin, au fond d’un portique, ou de chaque côté d’une éternelle statue, le tourbillon des seigneurs sur les peuples, et ce va-et-vient de capi¬ taines et d’armées qui, ébranlant les fondations et entraînant les choses, fait de toutes les villes d’Italie une meute de villes. Épictète était libre quoiqu'il fût esclave et non moins, Ésope, que Planude nous rapporta. Asservissements, ravages, qu’importe, chacun est son propre roi, — comme l’écrivait hier dans la langue d’Horace, ce Souverain Pontife dont la mort a dû faire tant pleurer les yeux d'Apollon et des Muses ! L'homme du nord qui était debout leva le bras, comme s’il voulait porter la parole plus haut. Qui, il attirait les yeux par sa simplicité et sa droite majesté. — Plus encore. Car la génération présente se saisit de la liberté de penser. A gagner tant de place dans l’univers, on en gagne aussi dans les rêves. On atteint le libre examen, le droit d’être sincères. 11 faut sans cesse contrôler sa foi comme si c’était une passion ravageante, refaire sa vérité et savoir tou¬ jours n’obéir qu’à Dieu. « Maintenant un choix de fidèles s’essayent à re¬ monter au temps naturel des évangiles, Comme les premiers chrétiens avaient voulu revenir à la pureté des premiers Hébreux à travers la Loi du Temple, comme les Vaudois avaient tenté trop tôt de relever le christianisme contre l’Église de fer. « Le talisman, ce n’est rien d’autre que la Bible. Ils ont dit simplement « Sondez les Écritures », ceux qui ont voulu retrouver les formes proches et tièdes du visage de Dieu et sa bouche précieuse : Lollard, et Jean de Wicleffe — le plus grand des nouveaux prophètes — et Jean Huss (j’ai vécu près de celui-là ; la vérité mise à jour par Wicleffe lui
LE CERCLE DIJ MONDE 121 paraissait tellement claire qu'elle le faisait rêver ou le réveillait la nuit) et aussi Jérôme de Prague. Ils ont voulu le tête-à-tête de chacun avec la Bible. On doit tout y retrouver si on le mérite. Avec le livre grand ouvert devant soi comme un autel, chacun est son pape. Ceux-là ont commencé à traduire les textes sacrés en langue populaire, ils ont rendu par brassées leur livre aux hommes. « Certes, ils ont crié comme les autres prophètes contre les scandales de F Église, l'orgueil, ia con¬ cupiscence, le népotisme et l’indignité des pontifes, la simonie de Rome et d’Avignon, ces Babylones où roule l’or des bénéfices, des grâces expectatives, des indulgences ; le sanglant ridicule des excommuni- cations mises au service du trafic et des intérêts temporels. Certes.. » ... En entendant ces paroles sur la plage, forêt de feu aux voûtes de fumée, nous nous sommes mis à trembler. Ce sont là des paroles qu’il ne sied pas de proférer ni de recueillir publiquement. Pourtant ces hommes parlent à gorge déployée. Oui, il y a quelque chose de changé ! — Pétrarque d’Arezzo annonçait déjà que l’Église glissait sur la pente de la ruine et que la Papauté tombait. Après un siècle tous voient ce qu’il voyait. « Ce n’est pas seulement le scandale aigu qui a blessé les retrouveurs de chemins, Us ont souffert davantage du dessèchement du formalisme. » Il se recueillit et étendit par son charme autour de lui un silence surprenant, pour dire : — Amis, nous sommes plus vieux que vous de deux cents ans, et notre expérience nous a appris mieux qu’à vous que le son des mots finit par en remplacer le sens ; que le langage qui sert d’abord à exprimer la pensée sert ensuite à la trahir. Le lan¬ gage a une sorte de sorcellerie parce qu’on s’imagine qu’on donne la vie à une vérité avec des syllabes ; mais on lui attache ainsi sa figure, non sa vie. Il faut
122 LES ENCHAÎNEMENTS veiller sur elle. La lettre est un ver qui ronge l’es¬ prit : lorsque les navigateurs eurent entre les mains les écrits et plans des Anciens tels que les Tables de Ptolémée, la Méditerranée qu’on avait explorée, tâtée et dessinée, reprit sa forme erronée d’avant. On plaça l’autorité consacrée au-dessus du ferme témoignage des Saints Thomas de l’univers. « L’erreur est pire que la méchanceté, parce qu’elle n’a pas l’air méchante, et c’est ainsi que les religions meurent sans avoir l’air de mourir. La vérité factice, la vérité des formules, celle des sanc¬ tuaires, a en réalité détruit celle qui coulait des lèvres du grand Maître et ne laisse plus aux croyants que sa poussière. « Le grand Pan est mort. » Ce cri fut l'âme d’un moment universel. Le grand cri de la modernité, c’est : « La parole est morte ! » Comme la parole est morte ils en font ce qu’ils vert- lent. On peut décapiter la confidence divine comme on a décapité le cadavre du pape Formose remonté des puits funéraires pontificaux. Ils en font ce qu’ils veulent. Ils en justifient les actes du plus fort, et ils font danser la raison à travers les vocables. Pendant que les Janissaires s'avançaient jusqu’au Danube, les Franciscains entrechoquaient les textes et les termes, et discutaient sur la lumière extatique que les moines du Mont Athos apercevaient à leur nombril. « Il faut briser le verbalisme comme saint Martin brisait les temples païens. Autrefois, sous les empe¬ reurs Zénon l’Isaurien et Théophile, il y eut les Iconoclastes, massacreurs des images taillées. Leur idée rectificatrice et brutale a besogné chez les Vau- dois et les Albigeois, et maintenant elle renaît dans toute sa fureur et sa clairvoyance, mais c’est contre les idoles faites par les mots. Le devoir c’est toujours : « Agir ! » On nous circonvient avec des préceptes, mais la vraie moralité, c’est de changer le mal en bien. Pour agir, il faut se débarrasser des fantômes que posent partout les phrases.
LE CERCLE DU MONDE 123 . «L’Église catholique romaine a frappé les pro- phètes neufs comme elle a frappé les Vaudois, les bégards de la Fraternité des Pauvres, les lépreux et les Juifs, comme elle frapperait les premiers chré- tiens si on les ramenait devant elle. Les Inquisiteurs et les Conciles ont brûlé Lollard, ils ont brûlé Jean Huss (je l’ai vu disparaître dans la fumée avec son haut bonnet soufré), ils ont brûlé Jérôme de Prague, ils ont brûlé le cadavre déterré de Jean de Wicleffe, lui, le Saint Jean-Baptiste de l’ordre nouveau ! Mais de tous temps les vengeances de l’ordre consacré font croître ceux qu’elles frappent, sèment la vérité à la volée, et Antiochus Epiphane appelle malgré lui les Matathias et Judas Macchabée. Le recommen¬ cement est sorti de la boîte de leur crâne. Une nou¬ velle église chrétienne se forme avec un pur rameau originel dans chaque cœur. « Et puis, cette liberté vivante qui ouvre grandes les portes de la foi, elle rayonne partout, elle montre aux malheureux l’humble salut terrestre. Les pauvres ont entendu parler de liberté et d’égalité retrouvées. Ces mots qui sont tombés ont fertilisé les pauvres. Les foules voient ce qu’il faudra qu’elles fassent. La liberté, c’est dans la famille humaine, ce qui peut se comparer à la grandeur, et l’égalité c’est la jus¬ tice changée en pain quotidien. Le plan idéal de la société des hommes (toute révolution est spirituelle de naissance) monte à la place du plan réalisé. Eh quoi, l’homme était un animal domestique 1 Eh quoi, l’autorité magicienne façonnait les peuples au lieu d’être façonnée par eux ! « Il y a dans les campagnes ceux qui font le pain. Ils sont couleur de la boue. Et ils ont une écorce de terre. Ils s’assemblent et élèvent la voix et montrent que leurs souhaits sont conformes à l’Evangile et qu’il n’est pas bon que seuls les jeux de hasard des grands régissent toute chose. Leur vieille plainte,
124 LES ENCHAÎNEMENTS ils l’ont criée, ils l’ont chantée : « Il faut nous guérir des seigneurs et des prêtres. » Malheur aux aveugles ! On voit luire dans lés nuages sombres l’éclair des faux, et les faucilles astrales dans la nuit. Il va bouger une bête grande comme les campagnes. Voici à côté des têtes des seigneurs et des prêtres, une tête ronde qui a plus raison qu’elles : celle de la matze de bois couronnée saintement de clous en guise d’épines par ceux qui ont été pris de la haine de souffrir. « Certaines foules sont plus belles que les autres. L’Espagne s’est reprise à tràvers les arabesques des royaumes mécréants et la lutte y est poussée contre les Hidalgos, fils des Goths, les premiers vainqueurs, par des fraternités, des Saintes Fraternités de villes et de travailleurs — et c’est ainsi qu’ils ont compris là-bas, en fraternité, en appui de l’un sur l’autre, l’élargissement mélodieux de là patrie. Les pro- vinces et les villes étaient étrangères? Non, elles ne l’étaient pas. Alors, il n’y a qu’un même peuple ? Ils se tendent leurs mains comme des guéris. Nous sommes à la fin dès âges... Or il adviendra à la fin des âges que la montagne de la Maison de l’Éternel se dressera à la tête des montagnes. — Ah ! si on revenait à ce qui fut ! dit mon fils Jean, qui écoutait en tremblant de ferveur, pâli comme un lys. — Que les instants du jour soient riches ! dit l’Italien. — L’avenir, il faut l’arracher du présent, dit le docteur anglais qui regardait, devant lui, le vide du futur. Comme un grand souvenir m’apparaît le dérou¬ lement d’un dialogue éternel entre les types éternels de l’âme. Je vois, comme si je les revoyais, les trois hommes essentiels : celui qui adore le passé : la force de cet enseveli, c’est l’inertie, l’inertie monu¬
LE CERCLE DU MONDE 125 mentale, qui égale une seule créature prostrée, aux ruines de Thèbes, et fait de la longue Égypte le man¬ teau sans bornes d'un sphinx. Celui qui s'émeut du présent et sait le manier : La philosophie et la culture donnent une envolée impériale au carpe diem du petit poète ; et la force de cet instrumentiste, c’est la joie de vivre, la perpétuelle renaissance du présent, la certitude de la clarté du jour. Celui qui prépare l’avenir, et, parmi les confusions de l’appa¬ rence et du sophisme, agite la moralité comme une arme blanche ; et la force de ce réformateur, c’est la nudité du glaive, et la colère de l’espoir — la chance messianique ! Ils ne sont pas ensemble ; ils diffèrent autant entre eux que tous trois diffèrent de ces soldats turbulents qui n’ont que la guerre dans les mains, dans les yeux et dans la bouche. Ils ne sont pas d’accord : Le jeune homme en qui revit la tradition vertigi¬ neuse regarde avec méfiance l’homme brillant aux mille facettes comme s’il allait faire du mal à la Beauté avec son goût trop fastueux. Le désert qui est sous le mirage, et l’idée acharnée, font peur à l’Ita¬ lien. L’Anglais considère le mystique, et le Grec de Florence, comme deux profiteurs égoïstes du Bien. Et c’est vers l’homme de l’avenir que je me suis tourné, malgré le respect que mérite l'autre et l'a¬ mour qu’impose l’autre, car il n’y a que les saisis- seurs d’avenir qui peuvent joindre l'idéal et la réa¬ lité. Quand on a effleuré cet homme, on voit bien que malgré les brillants semblants, la sincérité est un sursaut héroïque, que la fraternité humaine n’est pas de charme et de fantaisie ; mais de discipline, de raisonnement guerrier, et de dure construction. Pourtant aucun n’a tort de ces deux revenants du monde habité, qui nous apportent ce que nous n’a¬ vions pas été capables de trouver nous-mêmes. Et puisqu’ils ont raison l’un et l’autre, qui sait s’ils n'auront pas besoin l’un de l’autre pour que le monde
126 LES ENCHAÎNEMENTS nouveau soit plein, et s’il ne viendra pas un jour où toutes les choses se croiseront ! Déjà ils parlent à la fois, pour annoncer que l’univers est enfin au bout de ses malheurs, pour an¬ noncer la liberté, l’égalité, la fraternité, le change¬ ment si profond qu’on ne peut pas y échapper. Tous les signes sont là, regardez, regardez, vous qui êtes le sommet des siècles, qui êtes aujourd’hui ! Il n’y a pas un point de l'espace où la promesse ne soit pas, mûre et heureuse. Après les époques gaspillées, tout reprend dans le grand, sens naturel, et quand on a tenté cette voie, on ne sait plus s’arrêter.
XIX LE CERCLE DU MONDE (Suite.) — Ils sont revenus un jour... — Oui, il y a longtemps; puis ils sont partis à jamais. Les années, les années, les années. Je suis bien vieux, je suis arrivé tout près de ma tombe neuve, et j’étais un petit enfant quand ils ont fait vivre le soleil couchant de la plage, et annoncé à notre père, immense au milieu de nous, le recommencement du monde. Après, ça a été pour nous la nuit, comme avant. Non, pas comme avant : depuis qu’ils s’en sont allés hors de nous sur l’espace, nous vivons dans leurs paroles. Pour nous, les immobiles, l’ère du changement date du soir où les navigateurs d’Eu¬ rope vinrent nous le prédire, nous le montrer. Nous continuons la joie lumineuse et le fleurissement cos¬ tumé de ce soir. Le grand recommencement qu’ils ont attisé dans nos cœurs, puis qu’ils sont allés achever partout ailleurs, nous n’avons plus besoin d’eux pour le voir éclore au loin. Notre destin peut être morne, abandonné et noyé dans les largeurs de la mer, nous connaissons maintenant les déroule-
ments harmonieux du monde de l’autre côté du gouffre de l’eau, et nous nous émerveillons. Nous disons : Comme c’était simple à voir ! La loi était mal faite. Les grands menaient droit devant eux toute la chose humaine par le moyen des paroles mortes. Contre tous, la faiblesse de quelques-uns était la force, à cause d’idolâtries grossières. Chacun s’est repris. Toutes les mains n’appartiennent plus comme aux temps passés à la main où le hasard et le vol ont placé un signe. Plus de peuples opprimés par des hommes prédestinés bu par d’autres peuples. Et nous savons bien aujourd’hui que l’égalité est l’équilibre immanent de la société et le contraire du malheur public. La multiplication du beau, l’éléva¬ tion du travail maternel, la probité intime de l’effu¬ sion religieuse; plus de bûchers, plus de violences : le temple personnel, l’appui de l’humanité à l’hu¬ manité, remplaçant la loi sauvage de guerre, l’avan¬ cée que l’idée de plus large patrie accomplit dans le Vrai et le Bien. Comme la science est belle avec ses apparitions justes ! Nous voyons le monde nouveau, non seulement jusqu’aux horizons invisibles, mais jusqu’aux siècles qui ne sont pas encore, — dans leurs cités plus vastes, plus hautes et plus blanches, et nous y suivons des yeux 6t nous nous montrons du doigt cette hu¬ manité qui, de toutes parts, a retrouvé sa marche. Car, ils nous l’ont prouvé, et la splendeur de leur passage le signifiait : c’est cela qui est important : se retrouver. C’est cela qu’il fallait et qui était simple comme le monde : se retrouver à fond — pour se mettre en face des choses, les voir enfin comme elles sont, et alors, s’étonner et recom¬ mencer ; aller selon les grands sens naturels dans la voie où l’on ne sait plus s'arrêter. Et nous ?... Il aurait fallu qu’ils revinssent pour nous refaire à leur image ! Mais l’idéal que, retenus dans l’enfance, nous ne savons que proférer, la bonne 128 LES ENCHAÎNEMENTS
LE CERCLE DU MONDE 129 nouvelle que notre étroite faiblesse ne mérite que de rêver, le paradis terrestre qui n’est que notre poésie, imprègnent tout ici. On répète avec vénération l’in¬ connu des grands noms célèbres dont on n’a recueilli que le nom. On a essayé de façonner en choses les révélations que nous laissèrent les hommes heureux : le doigt infaillible qui de partout désigne l’Étoile Polaire, l’art de centupler l’image écrite de la pensée... Quelques-uns ont consacré leur existence à refaire, en se basant sur les miettes des phrases, la poudre noire qui éclate comme la foudre — arme de l’intelligence. — Ils n’y sont pas arrivés, mais furent Joyeux de chercher. On berce les petits enfants avec les promesses magnifiques ; et ces paroles sacrées qui mûrirent sur le rivage vermeil il y a soixante-quinze ans, et réchauffèrent la mer, ce sont elles qui ont animé l’amour qui m’unit à Nahica. La venue des hommes était encore palpitante dans Pair quand nous nous sommes approchés, elle de moi, et moi d’elle. Ce soir, elle est là, près de moi, comme toujours. Elle est presque aussi vieille que je suis vieux. Mais toute la douceur, même celle de l’au-delà, est à elle. Ses cheveux sont encore noirs ; sa figure étroite au profil aigu — elle dont les ancêtres étaient nés du sol — est blessée par le temps. Sa face qui a été toutes les faces de l’amour — quand, sa main serrée dans la mienne, à la fois rebelle et docile, elle sem¬ blait prise au piège — est maintenant la face impal¬ pable de la tendresse. Elle montre cette amitié de l'épouse vieillie, qui est surhumaine, qui est même plus que maternelle et que rien ne peut embrasser. A ce moment de notre vie où toute notre vie a été utilisée et où notre rôle n’est plus de survivre, nous sommes tous les deux, comme nos premiers parents, au bord du châtiment immérité. Mais nous pensons au vaste monde des autres, nous pensons à tous les êtres qui ont en eux un cœur et dont nous sommes
130 LES ENCHAÎNEMENTS exilés dans la durée et l’étendue, — ô miracle, cette grande affection vit d’être abandonnée ! — et nos deux visages, pareillement, sourient et brillent de tristesse. . C’était un soir comme celui-ci, qu’ils sont venus. Oui, exactement, puisqu'il vit. Un soir, un autre soir avec le même soleil débordant de la mer. Le soleil couchant dispose sur les plaines et les mon¬ tagnes, des platines et des montagnes qui ne changent pas. Là fontaine carrée, nue pour ressem¬ bler aux autres et qui baigne dans sa sève, et l’arbre qu’elle a nourri — tous deux étaient présents. La case aussi et je me souviens (il y a des souvenirs qui ont un entêtement divin), que sur le mur pen¬ dait le grand chapeau de paille du père, du père qui depuis si longtemps est un squelette rongé au fond du val. Nous avons vu là-bas, au flanc de la montagne, une troupe d’hommes qui avançait... Et nous avons compris que le soir d’autrefois se réveillait ! Alors, nous nous sommes appelés l’un l’autre, pour crier plus profond. Ce sont eux, les étrangers du vaste monde. Us sont revenus, et comme la première fois, ce n’est pas possible et pourtant cela est ! Ils sont revenus, mais par les routes de la terre : devant nous, sur toute sa ligne immense, l’océan est sans tache. Ils plongent dans un défilé. On ne les voit plus. On les revoit plus près. Très vite ils sont ici — devant la fontaine carrée et l’arbre d’où pleut la fraîcheur et devant les couples de nos mains tendues. Et même quand leurs formes grossies m’entrent de côté dans les yeux, je regarde Nahica, tellement elle contemple avec avidité, debout dans sa robe blanche, et ses deux mains s’étreignant, la clarté de ces arrivants !
LE CERCLE DU MONDE 131 Nous débordons de leur propre rêve, nous sommes prêts à les étonner par notre ressemblance, à leur répondre, à leur répondre... Ils nous environnent en grondant, courent autour de nous. Ils sont vêtus de noir, de noir poussiéreux, noir jaune, verdi ou roussi, et se drapent dans des manteaux troués. Ils ont des figures grises, flai¬ rantes, où roulent des yeux de guerre : méfiants et irrités. Leurs grands chapeaux ont l’air blessés sur leurs têtes, avec des plumes sales comme des nuages. Ils sont tous penchés pareillement dans un vent lu¬ gubre. Des soldats, des soldats ! L’un a saisi Nahica par l’épaule. Elle a crié, et aussitôt les mains des hommes se sont jetées sur les gardes des épées, avec un ensemble de mécanique militaire. Les lames sont sorties à demi. J’ai vu la gorge nue d’une épée. Leur langage est incompréhensible, alors ils semblent hurler. Pourtant d’un crieur sombre sor¬ tent des mots qu’on comprend : — Prisonniers ! Prisonniers du roi... Le roi, le roi! Tumulte, écroulements poussiéreux, ruines. J’ai été enfermé et attaché dans ma maison. En un coin de la demeure où on vivait, je suis lié au tronc d’arbre qui soutient patiemment toute la charpente. Les choses familières — cette grande poutre, ce mur — au milieu du désordre fou, on voit combien autrefois, lorsqu’on se confondait avec elles, elles étaient douces. Les brigands ne m’ont pas parlé. Entre eux, ils ne parlent que de trésors, et de leur roi, resté au loin. J’aperçois par un trou du mur leurs masses épar¬ pillées, sombres, qui sont fauves dans les rougeurs
132 LES ENCHAÎNEMENTS du couchant et courent çà et là sur la plage. Ils font une cérémonie. Un personnage s’est hissé sur un rocher que bat le flot. Il lève les bras au ciel, tend son corps dans Fair, et clame. Il m'arrive de lui des syllabes isolées comme des pierres crachées. 11 a l’aspect soulevé et arqué d’un pendu au vent. Il est plus orné et colorié que les autres. L’étoffe de ses manches et de ses chausses découpe des tranches de couleur crue et vive comme les tranches d’une pastèque. A son épaule pend un manteau déchiré, sale, luisant, aux reflets d’acier. On voit sur sa collerette dure ses traits qui se plissent ; et sa bouche vociférante, mouillée, brille et projette des éclairs. Quelqu’un, une figure noire aux cheveux collés par mèches comme des plumes, a écrit quelque chose sur une feuille blanche et a brandi cette feuille. ... Maintenant, ils sont tous calmes, immobiles, épars parmi la plage, debout avec de longues ombres de velours noir sur le sable, ou pliés, et assis, avec des ombres courtes. C’est à ce moment-là qu’il est entré dans la case, l’homme maigre, noir et plumeux. Il a un nez aigu et des cheveux épars et lourds, dé terre glaise — un corbeau sans plumes sur la face, la peau grise et l’os gris — drapé de noir déchiqueté : plutôt un coq noir, oui, un coq noir. Il me salue. Il sourit. Je tremble de questions, mendiant, devant cette haute figure plombée aux côtés fuyants, où se déli¬ mitent un blanc rectangle carrelé et coupé dans sa largeur : la denture — et les deux yeux ronds blancs enduits d’un petit rond noir. Sa lèvre est luisante, souriante, pleine de miel. Il dit : — Je suis votre ami, moi.
LE CERCLE DU MONDE 133, Il y eut d’abord ce soir-là dans la pauvre case, un dialogue surnaturel et tel qu’il semble impossible que deux hommes aient pu l’échanger à un point du temps et de l’espace. — Où sommes-nous ? ai-je demandé. — Vous êtes dans le nouveau monde du roi d’Es¬ pagne. — Ne sommes-nous pas dans une île d’Asie ? — Vous êtes dans une île aussi grande que l’Asie. « Tout à l’heure, le très noble gentilhomme qui commande a, selon la coutume et au nom du roi notre maître, pris possession de toute la contrée, rivages, ports, îles, avec royaumes, villes, dépen¬ dances et populations, ayant existé, existant ou de¬ vant exister un jour, de ce côté-ci et de l’autre de l’Équateur, au delà et au-dedans des Tropiques du Cancer et du Capricorne, et cela jusqu’au jour du Jugement Dernier. Moi, le pouvoir civil, j’ai dressé l’acte légal. Maintenant, c’est écrit. Je suis le notaire du roi. » Un nouveau monde... Nous ne savions pas. Misé¬ rables enfants que nous sommes ! Quelles grandes images oscillent en ce petit moment ! Le comman¬ dement des mots est tel que tandis que l’homme nouveau parle, il me semble que nous changeons de place dans l’immensité pour nous poser au point qu’il faut. Comme il sourit toujours, j’ai pris courage. Je joins les mains : — Que s’est-il passé sur la terre ? — Le roi d’Espagne, dit-il. Il sourit, il sourit. Dehors, les choses sont toutes frappées d’or et de lumière. Les rayons du soleil viennent sans fin, naviguent, droits et unis. Là-bas
134 LES ENCHAÎNEMENTS un nuage pendant a pris feu. On pense aux grands voyages qui embrassent le soleil ; les découvreurs, Jason. Je cède à ce rêve, je dis : — La toison d’or ! — Les colliers d’or que distribue le roi d’Espagne, héritier de Bourgogne, Grand Maître de l’Ordre de la Toison d’Or. La quintessence de l’or dans quelques colliers qu’il tient. L’or. Ce mot fait comme un tison dans sa bouche sombre et tandis qu’elle le remue, ses yeux tournent comme un jeu : deux boules un peu dorées avec leur clou au milieu. Il me dit que le grandissement du roi d’Espagne, tout d’un coup, au-dessus de tous les autres rois, c’est là le changement du monde oriental. — Le Saint Empire, les Allemagnes, comme les Flandres et les Siciles, c’est lui. L’aigle i deux têtes né en Syrie au commencement des temps, c’est lui. (L’autre aigle double, de l’autre côté, l’aigle du Nord et du Froid, c’est le César sauvage, grand prince des Russies.) Mais le roi Charles ressemble, en plus grand, à Charlemagne. Tout tombe, par la force des choses, dans ces deux mains-là. « Je suis vieux, dit l’homme... (Et il flotte en effet, quelque chose d’écorché et d’éraillé dans chaque œil au-dessus de la grimace souriante.) Je suis vieux. Je suis né, moi Bobadilla Gamate, l’année où un amiral de Castille découvrit les terres océaniques, et j’en ai vécu, de la gloire royale ! Comme dans les romans de chevalerie, les envoyés du roi sont allés avec des détachements de quelques centaines de soldats au milieu de fabuleuses foulés désarmées : au nord dans la Nouvelle Espagne et le Grand Plateau ; au sud, dans la Castille d’or, au royaume du Soleil et des Quatre Mondes et jusqu’au fleuve de l’argent — les fleuves ont de longs corps de paillettes. On a trouvé et on a fait, des ruines de villes aussi grandes que celles de l’égyptiaque Memphis. On a éteint les em¬
LE CERCLE DU MONDE 135 pires et les dynasties. Le continent, on en a extirpé l’or, et on l’a exorcisé de son idolâtrie. « Et vous savez, nous avons déjà largement dépeu¬ plé les fies et les rivages nouveaux. On a réuni des troupeaux d’hommes qu’on fait garder et, de temps en temps, dévorer, par des chiens, pour entretenir dans toute sa sérénité le sentiment de l’obéissance. Dans certains endroits, des populations entières de Ces odieux vaincus, afin de se dérober au devoir du travail, par haine contre le roi d’Espagne, leur maître, mangeaient des pierres et de la terre jusqu’à en mourir, et tuaient leurs enfants. « Le roi du Portugal qui est presque un saint et même presque un moine, il a battu les Égyptiens, et fait rayonner pour son compte Ormuz, l’es- carboucle sertie sur la bague du monde, et l’arabique Goa,et un de ses serviteurs a encerclé l’Afrique. (L’Empire Zeng qui était si florissant, plus rien, plus rien à sa place !) Mais c’est le roi d’Espagne qui, de son trône, conduisit comme un char le navire qui encercla le globe. Sa carène était pleine de coquil¬ lages et d’algues, ses mâts et ses voiles étaient re¬ cloués et rapiécés lorsqu’il revint, et treize hommes seulement y survivaient, mais il portait une car¬ gaison fantastique de clous de girofle qui valent leur pesant de perles — et ces treize hommes avaient entouré le globe terrestre avec leurs corps, sculpté la forme du monde. « Au-dessus de l’hémisphère nouveau, bouge la grande ligne divisoire des espaces, tracée par le Pape, qui coupe les parts de chacun des deux rois catho¬ liques, du Pôle Arctique à l’Antarctique sur la mer du Sud. « L’océan est alourdi par l’or qu’on transporte. Il y a maintenant sur l’ancien monde un fardeau d’or dix fois plus grand qu’avant. La royauté de droit divin a d’un seul coup doublé son étendue et
136 LES ENCHAÎNEMENTS décuplé son poids. Car la gloire et la richesse sont merveilleusement liées, et en réalité le pouvoir est en or, et les banquiers d’Allemagne qui ont prêté de l’argent au Roi ont eu, en échange, des parcelles de sa royauté dans son Nouveau Monde. Maintenant la guerre est passée dans le sang des Espagnols. La chance, le jeu de la guerre, ah ! On aime tant la guerre, on la désire si fougueusement, parce que c’est un jeu. Là-bas, on dit de nous : qu’ils sont grands, qu’ils sont beaux! Et ceux de l'avenir le diront encore plus haut : qu’ils étaient beaux ! Il faisait : oui, de là tête et débordait toujours du même sourire. Il dit : — Je suis jeune, moi ! Et brusquement, comme un jouet, il pirouetta sur lui-même et s’écria : — La guerre, c’est l’art d’être lâches. Il posa sur mon épaule sa main grise, écaillée et aiguë de vieille femme, de poule. — Ceux qui sont venus ici jadis, ai-je dit presque bas, nous ont annoncé la sainte fraternité des hommes. — La Sainte-Fraternité. Oui, oui. C’est le juste nom de l’Inquisition du roi d’Espagne. Je reprends avec un tremblement : — Mais l'Église est revenue à ses sources pures... — Oui, oui. Elle est mieux que purifiée, elle rayonne. On devrait voir cela comme des étoiles en se tournant du côté de l’Europe. Cette illumination, ce sont des corps qui brûlent. Notre Grand Inquisi¬ teur, chef des quarante-cinq Inquisiteurs de la Su¬ prême, a émerveillé le pape qui a dit : « C’est trop ! » et quand il s’est présenté à Dieu, huit mille suppli¬
LE CERCLE DU MONDE 137 ciés l’escortaient pour réclamer son salut. Il faut voir les réjouissances des bonnes foules autour de ces grands feux de joie, et du dais des cardinaux, princes et dames, et toutes ces piques comme des cierges. On a déterré des millions de morts, comme le charbon, pour les brûler. Ce long feu sur les flots ? Il est vivant, vous dis-je ! Us sont dépassés, les sages massacres les plus vantés, les onze cent mille Juifs exterminés par Titus, Délices du genre humain, les cent mille Pauliciens, exécrables Manichéens, que fit égorger Théodore, mère de Michel III l’Ivrogne. L’année où je suis né, moi Gamate, et qui est celle où Grenade retomba entre les bras de la chrétienté, est aussi celle où on vida l’Espagne, tout d’un coup, des Maures et des Juifs. Il était étrange, ce destructeur du rêve. Il aimait ce qu’il disait. Il frémissait, le regard tordu en l’air, presque extasié, tandis qu’il murmurait que la be¬ sogne de l’Église fut vraiment approfondie, logique et efficiente, que toute œuvre à côté apparaît mal faite, et sue la timidité et la médiocrité. — Ceux qui sont venus ont dit : « Nous sommes le recommencement. » — Ce n’est pas avec une phrase qu’on recom¬ mence les choses. Ses épaules s’étaient haussées et firent deux pointes. — Ils ont dit : « La liberté de conscience... » — Un spectre ! cria-t-il. Mes deux mains, à nouveau, flottèrent vers celui qui savait. Il roula une grimace sur les roues de ses yeux, dans un sens, dans l’autre, et clama : — Je suis un docteur, moi. Ah, ah, on affirme : remonter aux sources pures. Mais on ne sait pas, on
138 LES ENCHAÎNEMENTS ne peut pas. Et après, si on se regarde bien, on voit qu’on s’est menti ! « Des recommenceurs, mon ami, il y en aurait eu si on les avait laissé vivre. Les Vaudois — qui sont anéantis partout à l’heure qu’il est — les Pauvres de Lyon, voulaient refaire toute la religion chré¬ tienne, du haut en bas. Oui, la voix de ceux-là ou de Quelques noyés des foules, aurait été capable de ré¬ veiller la lettre de l'Écriture comme la trompette de l'archange réveillera les dépouilles. Mais les grandes âmes sont solitaires et qui est-ce qui suit les pauvres cœurs ? « Des recommenceurs, les réformés, ceux qui ont mis quelques voiles mornes sur le catholicisme ? Les demi-catholiques, les nouveaux juifs opiniâtres, rai¬ sonneurs et glacés, qui disaient « nous sommes sem¬ blables aux chrétiens primitifs », mentaient. Ils ont fait une religion, juste assez différente de l’autre pour pouvoir raisonnablement la haïr et se battra avec elle... « Liberté ? Ils mentaient à la face des hommes... Liberté à chacun de sonder les Textes, à condition que l’interprétation concordât avec celle de l'auto¬ rité nouvelle 1 Luther, le libre examen incarné, a déclaré d’abord que la raison est la prostituée du Diable. Pires que les Caraïtes et tous les anti-Talmu- distes possédés par la terreur du commentaire, ils apportent un Ancien Testament où se brise toute réflexion. Par dizaines de mille ont été pendus les An¬ glais n’ayant pas accepté intégralement la doctrine de liberté du nouveau pape anglais. (Il en pendra bien cent mille avant de trépasser.) Le sang de Tho¬ mas Morus, dont la raison fut audacieuse, est encore frais sur le billot de Londres. A Genève, la Rome de Calvin, la Rome de la liberté de conscience, les flammes pointues entrent dans les corps des hétéro¬ doxes. « Et finalement (du côté du pape et du côté de
LE CERCLE DU MONDE 139 Luther ou de ses parais et notamment du Chef suprême de l'église anglaise), défense aux fidèles d'ouvrir les livres sacrés, dont le libre usage avait été cependant la cause de toute cette affaire. La Bible confisquée, voilà pour la liberté. « Et pourtant la religion réformée a prospéré par places. C’est parce qu'elle est devenue une religion comme les autres. C’est par sa bassesse, son consen¬ tement, sa ressemblance, sa vulgarité, qu'elle a réussi. Les princes et les rois s’en sont servi comme d'un instrument. Les pompeuses colères contre la corruption du clergé romain ont servi de prétextes dans les disputes. Ainsi, on voilait les jalousies et les convoitises par l'idée sainte et céleste, on apportait à la première cause personnelle venue un revêtement d'éloquence et de vertu. On prenait le droit de faire main-basse sur les biens de l'Église romaine. Ils ont senti soudain le doute les envahir touchant l’infail¬ libilité pontificale, l’intercession des saints, le céli- bat des prêtres et la confession auriculaire, — Gustave Vasa qui convoitait treize mille domaines catholiques, Henry VIII (l'ennemi juré de Luther), qui se voyait déjà roi des âmes dans son île et comblé des dépouilles des églises et monastères, et le Grand Mettre de l’Ordre Teutonique qui n’apercevait pas d'autre moyen de devenir duc de Prusse. Us avaient raison ; la preuve : Eux ! » — On ne doit de respect, s' écria soudain cet homme surprenant dont je ne percevais pas tous les détours, on ne doit de respect qu’au pauvre peuple crédule qui va et vient comme une vague, toujours prêt à trouver des apôtres dans les passants visibles et à leur prêter le gouffre de son cœur. On n’en de¬ vrait qu’aux sincérités sourdes et déréglées — si on pouvait les connaître. Mais les plus dignes sont les plus cachées. « Il nous font rire, les docteurs qui ont pris le bonnet de théologie et qui ont gagné leurs maîtrises
140 LES ENCHAÎNEMENTS une à une dans les universités, patiemment, comme des ânes, ils nous font rire avec leurs raisons doctri¬ nales qu’ils étalent largement, en rosace, devant leurs bouches. Ah, ah, les Cantons helvétiques et la Pologne ! « Affaire de conviction, de race ? Mais non ! De propriétaires d’hommes — et de coups. Les fron¬ tières entre papistes et protestants, elles ont été faites au moyen du fer et du feu. Là où elles ont été tracées par un sentiment, ce sentiment a été la haine. C’est par haine contre la métropole, ce n’est pour aucune autre cause que l’Irlande est restée catholique et que le midi de la France, qui fut tant piétiné par les brutes de Simon de Montfort, a embrassé le néoju¬ daïsme de Genève. La foi a été faite par les coups. « Les Juifs ont été sanguinaires tant qu’ils furent forts, les chrétiens les ont dépassés, de par Dieu! Les protestants, là où ils ont été les plus forts, ont été plus infâmes que nous. « Tant mieux ! Il faut des ennemis. Sinon ce serait t la paix perpétuelle, la fin de l’ordre des choses si péniblement constitué. Par les saints, l’hérésie est utile, elle force la vraie foi à rester année et à devenir méchante ! Il y a de graves cycles de guerres, que préparent là-haut les orages religieux. Un mien grand ami remue ciel et terre pour faire autoriser son ordre des Clercs de la Compagnie de Jésus, et des Jésuitesses ont été fondées par Warda et Tuttia à cette fin d’instrumenter des missions et des écoles, et par là d’infiltrer dans les têtes, comme de l’eau, une foi agissante. « Mon ami, que les réformes aillent jusqu’en bas si elles veulent réformer. » Z Je m’accroche à un lambeau de rêve. — Messire, la grande idée de patrie... — Que les réformes aillent jusqu’en bas si elles veulent réformer ! La patrie, il fallait cela pour que
LE CERCLE DU MONDE 141 v' : '' J • ; . - . ;. rien ne changeât 1 Les nations, ce sont les cassures du monde et la guerre éternisée — c’est le contre¬ poison de la fraternité humaine. L’amour avec bec et ongles, qui tourne dans sa cage ! Chacune est un monde qui donne des noms propres au droit, à la vertu, à la vérité, ce qui serait folie si ce n’était pas guerre. S’il y a quelque part des hommes humains, on n’a qu’à crier « Patrie ! » et tout le monde les mord. Un instant, le jongleur des arguments est frappé d’un coup de silence. Ses deux yeux disparaissent à la fois derrière leurs trappes, comme s'il les respi¬ rait, ses mains se croisent sur sa poitrine. Ensuite ses bras se déplient, les couvercles de ses yeux se lèvent. Le rapprochement national, par-dessus les ch⬠teaux, les villes, les provinces, il est trop petit au regard de la raison qui exagère d’un seul coup jus¬ qu’à la totalité; il est trop grand au regard de la vie ; les justes groupements vivants sont dépaysés en dehors de l'étroit cercle de territoire auquel chacun est réellement mêlé. « La plus remarquable supercherie des siècles, c’est de donner au rapetissement national l’appa¬ rence d’un agrandissement, et d’emprisonner en l’organisant le besoin de communauté. La patrie, c’est l’arrondissement d’une fortune particulière, mais c’est aussi la richesse illusoire qu’on sert aux pauvres pour les faire participer en rêve, en farce, aux affaires des grands. Tous ces beaux cris, c’est le son de l'argent des autres. Il y a eu beaucoup de supercheries au cours des siècles. » Il réfléchit : — Mais c’est toujours la même. — Messire, les paysans ne devaient-ils pas se jeter de toutes leurs forces contre la mauvaise réalité ? — Ils étaient bêtes. Us ont entendu parler de liberté, et même d'égalité et ils ont cru que la liberté
142 LES ENCHAÎNEMENTS et l’égalité étaient arrivées. Ils sont sortis de leurs cabanes. Les rustauds de Waldshut ont déployé il y a cinq ans le drapeau noir, rouge et or, pour fonder la Fraternité évangélique des rustauds. Ils voulaient la communauté des eaux et des poissons. Us voulaient obliger les grands à ne réclamer que leur dû et à ne pas violer les pactes. Us mendiaient des morceaux de changements. Alors leur victoire était cassée d’avance ; qui ne change pas tout, ne change rien, Ils ne savaient pas vouloir loin. Ils ne sont pas sortis de la complication diabolique. Us étaient bêtes. Vous resterez esclaves tant que vous n’oserez pas (obliga¬ tion terrible) n’obéir qu’à vous-mêmes. Quand on a vu qu’ils voulaient faire la justice sur l’inégalité, on a repris confiance et on s’est vengé d’eux. On dit qu’on n’en a massacré que cent cinquante mille. Mais il fallait voir comment 1 J’ai traîné dans les champs de bataille et j’ai vu... J’ai vu bien des choses. Eh bien, mes cheveux se dressent sur ma tâte quand je pense à ce qu’on a inventé dans les chambres de torture pour faire crier le plus fort et le plus longtemps possible ceux qui avaient trop cru au mot de liberté. « Attendez, taisez-vous. Laissez-moi parler! « Ah, ah ! la même assemblée qui accorda ce qu’on a eu l’effronterie d’appeler la liberté de conscience, déclara ennemis publics les Anabaptistes. Ces gens allaient dans la voie de Luther, mais plus à fond que lui et disaient qu’il fallait, pour baptiser les chré¬ tiens, attendre qu’ils eussent l’âge de raison. Or Munster en Westphalie devint, grâce au rebaptisant Jean Bockelson, aubergiste de Leyde, une commune où florissait une surprenante loi nouvelle : tout était la propriété de tous : l’or, les joyaux, les riches étoffes, appartenaient au trésor commun, et le tra¬ vail, distribué selon les capacités de chacun, était obligatoire pour tous. Quand on a vu ce brouillement
LE CERCLE DU MONDE 143 démoli partout la tradition d’obéissance, tout le monde, par une union sacrée, a été contre eux. Tout le monde a marché sur cette ville évangélique. Elle fut reprise par son évêque et les princes protestants de la Basse-Allemagne, et châtiée comme elle le méri¬ tait pour le rêve qu’elle avait donné aux pauvres. Il fallait voir les instruments de guerre s’escrimer contre les hommes, les femmes et les enfants. On leur extorqua la vie longuement, goutte à goutte, et il faut voir en ce moment le corps de Jean de Leyde recro¬ quevillé comme une araignée brûlée, dans une cage de fer pendue à la cathédrale. « Ceux-là avaient l’audace de leurs idées — mais ils étaient trop peu. On ne refait pas le monde contre le monde, avec une oasis. Ils étaient bêtes 1 C’est simple, pourtant : Toute grande idée nouvelle sera ou conquérante, ou vaincue. » Je pense à celui dont la figure est restée, ineffacée, dans nos mémoires, à cet Anglais qui vint ici nous parler de la grande révolution religieuse. Je mur¬ mure : — Comme ils ont dû souffrir, les apôtres! L’homme qui a fait germer l’idée nouvelle, et qui, lui, voyait... — Cet homme-là, vous ne savez pas ce qu’il a dit quand il a su le carnage des corps des paysans ? Je le sais, moi, je le sais mot à mot. Il a exulté et jubilé et il a crié : « Comme les âniers qui doivent rester tout le temps sur le dos de leurs bêtes, sans quoi elles ne marchent pas, de même le souverain doit pousser, battre, étrangler, pendre, brûler, décapiter, mettre sur la roue, le peuple, Herr Omnes, pour que celui-ci le craigne et soit tenu en bride... Écrasez, étranglez, poignardez, en secret, en public et comme vous le pourrez, vous rappelant que rien ne peut être plus venimeux qu’un homme rebelle. Tel prince expéditif gagne plus vite le ciel par le massacre que par la prière... » Et plus tard il a dit : « Moi, Martin Luther, II. 7
144 LES ENCHAÎNEMENTSj’ai tué pour ma part les paysans car j’ai ordonné de les frapper à mort, leur sang coule sur mon cou, mais je me décharge de cette responsabilité sur notre seigneur Dieu. » « Ils nous ressemblent, je vous dis ! Ceux qui ra¬ claient les murs des églises de tout œuvre d’art, qui fulminaient contre la hiérarchie, qui menaient grand bruit autour de tel problème ou de telle pratique ils ne valaient pas mieux que tes autres, et ont fait une religion comme les autres. Ils sont tes suppôts des hommes exceptionnels dont les crimes ne s’appellent pas des crimes, et ils se déchargent sur le Seigneur Dieu. Ils nous ressemblant. Dans les moments de danger, ça s’est vu sur les faces, cette ressemblance des privilégiés : une même famille d’épouvantes et de vengeances. » Il lance ses mains en haut au bout de ses bras — brusque geste qui appelle mes regards en me fermant la bouche. — Mais, Jean de Leyde, —on n’a permis qu’à des outrages contre lui d’apparaître jusqu’au papier. L’histoire du grand nombre est bien plus grave qu’on ne se l’imagine, mais elle ne voit pas te jour. Comme le chantait cet autre que nous avons fait torturer par des enfants pour prolonger notre satisfaction de justi¬ ciers, le peuple ne peut pas guérir des nobles et des prêtres, car tes rois sont les rois de la vérité. — Mais tes livres ne sortent-ils pas d’eux-mêmes, ne sont-ils pas devenus irrésistibles ? Cela nous a été dit le soir de la lumière. Il me regarde d’une étrange façon. Ah, il ôte son masque... Il le remet !... — On a fait tout ce qu’on a pu pour tuer dans l’œuf l’art d’imprimer tes livres — on en a amoncelé, des bûchers de livres ! — Le roi de France entre tous, a tempêté et menacé pour réduire à rien le nombre de fabriqueurs de livres. Mais cet art est devenu une force de partout pomme te feu... Alors, puisqu’on
LE CERCLE DU MONDE 145 peut pas le faire rentrer dans l’ombre, s’en servir ! Le mal est consommé, la fatalité de divulgation est éta¬ blie. Du moins, l’autorité suprême l’accapare. Toute cette machination d’encre, de papier et de presses, tout cet abus, devient un moyen d’éparpiller la vérité royale. Gare à la chair de qui consacrerait le dedans des livres* à la liberté 1 Oui, certes, François Ier attire à lui les artistes quand ce ne sont que des flatteurs de l’ordre consacré, d’inoffensifs tapissiers de palais. La vilenie des bourgeois le nommera peut-être le pro¬ tecteur des arts et des lettres. En réalité, c’est un grand roi qui ramène le troupeau de ses peuples au temps de la lutte aveugle et sourde de Saint Paul contre les Ephésiens. Il ricane, l’homme effrayant dont l’esprit aigu pé¬ nètre dans les causes comme un couteau froid. — Oui, oui, le rêve est situé plus loin qu’on ne croit. Il n’est pas à la portée des gens dont toute la nouveauté tient dans une affirmation : je suis le re¬ commencement. Paroles creuses, règne des souffles : anémocratie. Les phrases touchent les vieilles lois et ne peuvent que les caresser : cette légère brise passe sur les inextricables cités osseuses ! Qu’espère-t-on ? Qu’espèrent-ils, ceux qui, tandis que les événements déferlent sur leurs roues, ajustent dans le vide des controverses ? « A quoi cela a-t-il servi de tant supplier ou de tant proclamer. Combien ils ont dépensé en pure perte de bonté, de génie et même de vérité, ceux qui n’ont pas su atteindre, travers les catéchismes, les choses elles-mêmes. » Et on aurait dit qu’il était guidé, rétif, par un grand esprit intérieur lorsqu’il s’écria en roulant des yeux farouches : — Les bonnes intentions ne sont que des grains dé poussière. La vraie moralité, c’est de changer le mal en bien.
146 LES ENCHAÎNEMENTS /' J’ai vécu trop longtemps dans l’exil ébloui, puisque je suis arrivé à ne plus rien voir de ce qui fût si clai¬ rement promis. Je me dis pourtant : L’homme a beau trahir ses plans de paradis, et toujours reculer pas à pas devant la force, et s’ensevelir dans l’ordre des choses établies, il reste, au delà, la fraternité et la liberté des belles œuvres. Et je revois au fond de moi l’homme humain entre les hommes, le Florentin magnifique qui brilla ici, un soir, désigné par le soleil. Je le vois et je garde l’image pour moi, je mettais, je ne veux pas là répandre. L’interlocuteur extraor¬ dinaire lit en moi : — Les peintres, les artistes... Je le contemple tout entier, ce mélange d’hommes qui comprend — et qui ne veut pas — ou bien ce magicien des contraires, ayant tué en lui le juge, avocat sans contre-poids, cœur sans forme; dont la tête s’emplit soudain d’une thèse ou de l’autre pour récompenser ou châtier l’auditeur. — Eux non plus, ils n?ont pas osé, dit-il. « L’art est devenu un instrument du pouvoir, une Ornementation des cours, et, pour cela, une formule, un cérémonial unifié — alors, petit, petit. L’œuvre d’art fait maintenant partie du destin central des pays, des lignes royales et nationales. Il ne lui est plus permis de jaillir spontanément de l’effervescence in¬ dividuelle ou locale, de l’énorme sincérité populaire, des entités profondes. Les Modes, les Nomenclatures, les Académies, le Calendrier du Beau. « Le retour à la nature par la grande antiquité (le mot d’ordre !) n’était que le retour aux maîtres, la recherche d’une férule majestueuse. L’art est devenu chose d’état, enseignement aristocratique dans les capitales, comme le droit romain ; alors, il ne subsiste que par Limitation. Il faut calquer. « L’hellénisme n’est plus qu'une brillante maladie, lui qui fut fort et même grand quand il était jeune
LE CERCLE DU MONDE 147 — quand il était. L’hellénisme moderne enjolive la beauté, charme et énerve l’originalité des races ; il habille indécemment le présent avec le passé, et la claire et creuse mythologie qui s’y attache cisèle les rêves à la taille des figures de calcul. Il s’est changé en le mot « mesure » qui coupe tout. Il lavera la poé¬ sie, il lavera les reliefs de pierre — les débordantes statues, — empoignés encore par quelques fous puis¬ sants, comme il a lavé le théâtre de la multitude et les foudres coulantes des vieux vitraux. » Il s’arrêta pour reprendre haleine et les yeux fixés sur ce qu’il avait dit, il geignit quelque plainte sur le fondu et la sucrerie des vitraux modernes, en regard des âpres couleurs cassées jusqu’au fond de leurs os de verre par ces solides sculpteurs des cieux qu’étaient les verriers du XII siècle. Et il continua : — Comme il a lavé tous les violents éclats de cou- leurs, d’une élégance formidable, qui voulaient sortir de l’ombre d’en bas, comme il a refoulé et démodé la langue mi-chantante des troubadours. On profane de tous côtés la divine invraisemblance de la beauté. On veut prévoir le génie. On se désarme devant la possibilité informe. Nous allons à une époque de règle glacée, vers un système de chefs-d’œuvre mo¬ notones. Que de richesses ne seront pas ! Il avait êtes larmes dans les yeux ! Il pleurait de regret, il portait le demi de l’infaisable ! Il m’appa- rut en ce moment autre que ce qu’il m’avait semblé jusque-là. Je lui demandai : — Qui donc êtes-vous? Tout d’un coup il se souleva sur ses ergots de coq noir et psalmodia dans une lumière que je vis : — ... Il a faille portrait triste de sa femme en¬ tourée de ses enfants et l’a mis dans une chambre où je l’ai vu. Ah, ah, la durée et la masse de l’univers ne sont pas plus grandes que cette tête n’est incon¬ solable!
— Qui êtes vous ? Pour seule réponse, le pantin dans lequel était pressé tout un théâtre, agita à droite, à gauche, ses longues mains fléchissantes en palmes : — Les hommes ne sont plus de force à se défaire de la pesanteur d'obéissance. Il cria, pire que le plus dénué des mendiants, pire que celui qui ferait le meilleur marché de sa honte et de sa chair : — Votre consentement, c'est votre chute origi¬ nelle. Vous êtes des damnés d'obéissance. J'ai vu, attaché par des cordes sur un échafaudage, le Toscan au nez cassé, en haut du mur de la chapelle qu’il creusait de larges images. J'ai eu la gloire de voir ce mur encore à moitié blanc. Par grandes plaques liquides, son poignet ruisselant faisait à partir du mur tomber les damnés dans l’univers. Il leur pétris¬ sait un corps tournoyant, avec la peau du mur, et ils roulaient volumineuse ment, leurs architectures poin¬ tant dans tous les sens, poussés par le Piège central du Christ et cette main de fer tachée de couleur. Vous êtes des damnés d’obéissance. Rien ne sera fait tant que les hommes ne verront pas le ridicule de leur malheur ! « Mais, en attendant, on a le temps de rire !... Il n'est pas encore en vue, le moment où l’histoire pu¬ blique cessera d’être une histoire privée. Avant, il y aura un déluge. La grandeur grandissante des rois, la féodalité œcuménique des nationalités qui ont chacune une seule tête. Si le roi tombait, resterait son empreinte solidifiée en nation. Les vastes égoïsmes dirigeants ont bâti la société sur des pentes. Allez donc refouler les fleuves jusqu’aux montagnes — aujourd’hui que la parole est morte, et que tous les prétextes flottent dans l’air, et que la foule con¬ duite par son nez, flaire le fétiche ! » 148 LES ENCHAÎNEMENTS
LE CERCLE DU MONDE 149 Qu’est-ce qu’il y a eu ? Je ne sais pas... — Dis-moi où sont tes trésors qui appartiennent à mon roi, et où se trouve par terre ou dans l’eau, la poudre d’or. Il pensait tellement à For que son œil était doré. — Dis-moi où sont les trésors, Clément. Il sait mon nom, qui le lui a dit ? Il y a eu des cris, du feu, une horreur insurmon¬ table. Le rouge partout. L’incendie !... Nahica ! Elle est morte. Ses yeux sont enlinceulés, sa bouche est ouverte. Elle a crié mon nom quand il l’a tuée. C’est pour cela qu’il savait ce nom. Il avait fait vœu à Saint Jacques de Compostelle de tuer de sa main douze Indiens chaque jour en l’honneur des douze apôtres. Ce soir-là, lorsqu’il me parlait, il n’en avait tué que onze ! Il gesticule devant le décor des flammes. Son ombre brûle de joie. Il salue les flammes avec son chapeau en criant : Vive le roi ! — et on voit sa tonsure. Son manteau frangé tombe tandis qu’il danse — et on voit ses bras coupants. Il ne reste plus rien qu’un bloc noir debout. Le menhir du rivage, entre la mer et les ruines. Mais voilà que s’en séparent, de chaque côté, deux triangles d’ailes. Ces ailes font un bruit puissant d’arbre secoué par le vent. Et je vois le vaste oiseau au moment où ses serres viennent de se cramponner au sol pour la dernière fois et où il bascule et tombe, déjà suspendu au vent, avant de s’envoler. Dans ma tête, un appareil dérouleur précipite les dates à vue d’œil. Les ruines se revêtent en douceur, de neuf et d’oubli. Les arbres qui étaient de l’herbe
150 LES ENCHAÎNEMENTS dans la cendre, poussent et se reconstruisent. Dans ce pays qu’on appelle l’Acadie, les établissements de colons. Il faut un motif de trouble pour mettre le pays sous le joug de Sa Majesté Britannique. L’assas¬ sinat du missionnaire est fomenté par le nouveau brigand du monde : le roi d’Angleterre. La pirogue qui remonte vers le temple de bois contient déjà un cercueil vide. .. Parmi le décor enfumé, l’éclat d’un rond blanc attaque l’œil en scintillant. La locomotive avance et recule, creusant de grands souffles compacts, des entonnoirs de vent dans l’air —, couchée d’aplomb sur le cadre épais qu’actionnent ses genoux brillants à l’épiderme d’huile, le trébuche ment vertigineux des roues. Le moteur qui concentre dans un prodige de res¬ serrement la force fauve. Ce qui précipite le convoi, bourgade de fer, c’est le souffle d’un thorax qui n’est pas plus grand que celui d’un homme. L’être noir... Le long insecte parmi les herbes du premier com¬ mencement, ses deux yeux opaques de turquoise et les deux énormes, lourds et sciants outils articulés qu’il tend. La forme essentielle du saisissement et de la nutrition, c’est aussi le mécanisme royal, la chose qui a deux yeux et un ventre, au sommet des hommes. Y a-t-il eu jamais un progrès d’idées, un embellissement d’âme ? Non, rien, rien. Rien que le perfectionnement des instruments. La porte de la gare s’est ouverte dans un éclair d’orage factice. Du noir coule sur les figures et les bagages des voyageurs tristes. Sur le banc de la gare, j’ai crié de toute ma chair, mais j’étais déjà réveillé assez pour que j’aie pu dompter mon cri sourd et imiter une toux, et les gens ne se sont pas retournés sur moi.
— Douter de tout — pour tout recommencer ! Le relief sonore de cette phrase s’imprime sur le tympan. Je cherche qui la profère parmi le brouhaha de la rue. Elle va s’évanouir dans un bour¬ geois fortement dessiné en noir, face corpulente et jaune que des lunettes à branches cloisonnent de leur dur mécanisme aux verres moirés comme des roues tourbillonnantes, et dont la voix vide largement la bouche. Le philosophe s’est arrêté, son doigt debout dans Pair et son épaisse paupière clignant pour effacer ce que les spectacles déversés par le jour ont d'inutile ment compliqué. C’est dans l’Alberstraat, devant une maison de bois. Le temps a calciné et enduit de rouille et de goudron les poutres de cette maison. Son compagnon l’écoute, moitié attentif, moitié — de l’autre côté — haché par les tableaux de la rue. Et il répond d’une façon surprenante : — Oui, monsieur, — et on devrait mettre en prison tous les écrivassiers qui ne sont pas capables de copier ce qu’ont fait les autres. Ce personnage qui hoche la tête, et qui impose aux menus passants, est opulent. Il porte une canne haute et sur ses buffleteries, une collerette en tout sem¬ blable à celle du comte-duc d’Olivarez. — Ne jamais voir la partie sans le tout ! reprend le bourgeois noir.
152 LES ENCHAÎNEMENTS — Oui, monsieur. Et l’autre, après avoir répondu cela, prête l’oreille là-haut : Il écoute sonner quatre heures à la Tour. Alors il fait un signe de sa main gantée de gris, et dit : — Cette horloge est en mauvais point, monsieur. Voilà quatre fois de suite qu’elle sonne une heure
VIEILLE COMÉDIE Lundi, mardi... Les noms fantômes, les noms inutiles des jours. On est fixe à travers cette légère procession mécanique (bien qu’on s'en aille aussi soi-même). Encore trois, quatre semaines, un peu plus peut-être, à rester ici. Marthe est près de moi, toujours ou presque toujours. Mais je ne sms jamais entièrement avec elle. J’ai deux destinées, alors, je passe entre les deux. Souvent, les regards dans les tiens, il m’arrive de demeurer un instant avant de lui soutire. Je lui parie, elle répond. Le jour, je vais çà et là sans but. Le soir, je ne sais pas quoi faire. Au sortir des longueurs tumultueuses, souter¬ raines, de la nuit, dans l’in-pace du lit, je m'éveille ; je m’assois sur le désordre chaud et mou, avec du minerai de fer dans la tête, puis je bascule par terre, fantôme ouaté d’engourdissement. L’odeur fraîche et nette du cabinet de toilette, l’haleine du réchaud échevelé, l’eau dentifrice raclante, l’aplomb des murs vernis blancs, cela, tel un appareil, me dégros¬ sit par pans. L'autre jour, j'ai été surpris de voir dans l’ovale de la glace vive cramponnée à ce mur,
154 LES ENCHAÎNEMENTS combien mes traits se sont altérés. Si je voulais ré¬ fléchir, je ne me reconnaîtrais plus que par le fond de mes yeux. Il me semble que je ne peux plus maintenant me sauver de la pente où tout s’éboule autour de moi. Comment me déterrer des rêves ! Je pense à Angelino qui se damna pour faire sortir sa lumière de ses doigts et enfiévrer les vitraux. Quel rapport, puisque il m’est défendu de travailler !... Mais tout cela, c’est moi seul. Elle, elle ne sait pas que je suis pris. Parfois, je la surprends pensive, mélancolique, peut-être ; pourtant, elle n’a pas de raison de s’at¬ trister, puisqu’elle ne me connaît pas. Plus que jamais je tiens à elle. Elle est belle. Chaque fois, je vois cette brusque stupéfaction peinte par son passage, sur les figures nouvelles. Et c’est parce qu’elle est belle que je l’aime — mille fois plus que pour toute autre raison : Je flaire en moi l’égoïsme et l’orgueil... Sa voix est grave, mélodieuse et calme, de la musique posée. Quand nous marchons en¬ semble, son corps s’appuie hautement sur le mien ; elle entre dans ma marche avec sa chair. Moi le poète qui ne fais plus de vers, l’ami qui ne connais plus ses amis, moi le recréé avec tous les débris, et qui chaque fois se réveille plus bas dans les épaves du jour présent, pour combien de temps en ai-je encore ? Je résiste à ce qui veut me prendre. Je me rac¬ croche à moi, au grand creux de ma personne. Je veux durer. Je repousse la menace. Quelle menace ? Cela se passe dans ma tête : le vertige d’un achève¬ ment. Oui, ce sont les lignes mouvantes, conver¬ gentes, empoignantes, du finale. La symphonie qui me tient glisse vers la résurrection passagère du dé¬ nouement, la grande fête, condamnée à mort, de la fin. Une panique, solennelle et crépusculaire, des dé¬ placements de foules, des dos courbés, dans les cendres du soir.
VIEILLE COMÉDIE 155 Je ne veux pas être entraîné par ce vent de ca¬ lamité ! ... Dans la campagne tiède, un vieux bonhomme, assis sur la pierre, chante d’une voix cassée en se tournant vers moi comme s’il m'appelait. Puis il se tait, baissant la tête sur la chanson tombée. Cette complainte en patois est prenante. — Qu'est-ce qu'elle dit, votre chanson ? — C’est une vieille chanson de chez nous. Vous ne comprenez pas ? ça veut dire : Les chemins finis¬ sent toujours mal. C'était la chanson de Clairine, celle qui a soulevé la vie antérieure ! Je n'avais pas reconnu la réalité. Mais sans le savoir, de si loin, il m’appelait, ce ressuscité. *** Pour ouvrir la fenêtre, palissade de nuit, je traverse la chambre qui se rabat épaissement devant moi. C’est l’extrême matin. Déjà, la chambre déménage son noir par masses équarries. Contre les parois fixées se présentent les gros meubles ayant encore leur gangue, les croix voilées des vitres ; et les stries blêmes des Persiennes sont, en bas, des traits de la mer, en haut, des hachures du ciel. Sur le mur j’ai dérangé une petite glace ancienne pleine de glissures usées ; cadre de roses déteintes et désargentées dont il ne subsiste que l'os plâtreux. Tandis que je passais dans la demi-ombre, j’ai vu passer là une image qui s’est envolée. Je suis resté devant la glace comme devant un trou ; car je suis avide maintenant d'avoir mon reflet contre moi, de compter sur ma figure adverse les signes de lassitude et de déchéance. La masse grise de l'aube et son bord frais dans la boîte de la chambre. Ce grand spectacle se nettoie au loin. C'est celui que je vois chaque matin : le ciel qui se soulève sur les deux pics courbes, la mer dont
156 LES ENCHAÎNEMENTS l’horizon noirâtre se délaie, l’encombrement des toits. Stupeur ! Tout est tranquillement bouleversé devant mes yeux ! Les pics courbes, oui. Mais, dans tout ce côté-là, pas de maisons... ? Mon paysage avec une grande tache de vide dessus. Alors, c’est que ce côté de la ville n’est pas encore bâti... Il y a un homme dans ma chambre ! Un homme vague, sombre, à peine visible, — un reflet dans une glace — qui va et vient avec naturel. Son profil, sa frange de jeunesse, dans la fumée. Il s’assoit. Pour s’asseoir, il a écarté les basques de son habit. Il est là, assis, devant une table, un bureau. Il rêve, ses doigts effilés posés sur son front, le poignet gonflé d’une broderie. Cet homme que je vois, posé là, en dehors de-moi, c’est moi, c’est moi. Il fait les mêmes mouvements que moi, comme mon ombre. Le matin se lève. Après les griseries de la nuit, je m’installe. Lu¬ mière. On aime à se regarder dans une glace. L’égoïsme s’approvisionne clairement de lui-même ; et on est l’orgueil d’une figure. Dans le miroir aux roses argentées — de gros échus neufs ou à la pâte pourprée, — je suis, par Dieu, tricolore, moi, Séraphin Trachel ! (ce nom qui en dit long !) Les revers de pastel bleu, le gilet velouté à la sanguine sous les traces: bleuissantes et crayeuses du jabot de dentelle. Les fils de soie blanche de la perruque, leur brillant arrondi et ligné. Il y flotte même un brin de duvet de la houppe à poudre, tel¬ lement léger qu’il est bousculé et agité par l’épaisseur de l’air. Et cette raie de poudre que le perruquier n’a pas pu éviter aujourd’hui (pas plus que la der¬ nière fois) de tracer au ras des cheveux. Je me regarde, je m'écoute. Les lèvres, la pulpe
VIEILLE COMÉDIE 157luisante de la peinture à l’huile dans le pastel en¬ fariné du visage. Le murmure des lèvres qui à la fois avale et restitue les mots, donne un bruit bal¬ butiant, sifflant ; la fonction humide de pronon¬ ciation : — Cette fois, c’est le commencement ! Nous sommes venus de loin, de par delà les océans bouillonnants. Mes parents et Dorothée ont quitté l’Acadie, quand l’exécrable Lawrence, monstre à face humaine, dépouilla les colons français au profit du roi d’Angleterre, les transporta par troupeaux, et fit périr ceux qui résistaient. Mais après le Grand Dérangement, la liberté ! Dans la mère patrie, de larges souffles d’espérance et de philosophie. Le club républicain, au nez et à la barbe des gens du roi. J’ai refusé la fortune indigne de mon père, le négrier d’Haïti. J’ai tourné le dos, en plein Palais-Royal, à mon oncle, du Parlement d’Aix, qui a écrit une Apologie de la Torture, dont Louis XVI accepta la dédicace, et qu’approuva spécialement Pie VI . La proclamation au peuple, c’est moi qui l’ai enfantée dans mes veilles, et lue et criée aux partisans sous les feuillages publics. Elle est sur mon sein avec la dernière en date des lettres de Joconde. Cet air de musique... La romance dont j’ai ciselé la mélodie et dont Gérard, mon ami, mon frère, a tracé le poème, monte, légère et limpide. Mais j’appartiens jalouse¬ ment aux nobles travaux. La république française, la république romaine. On n’avait jamais rien changé à l’esclavage des peuples. Homme, tu croyais tou¬ jours te renouveler et tu retombais à toi-même. Mais cette fois c’est le commencement ! A la fin d’un jour, à l’ombre des ramures où les petits oiseaux lançaient leur hymne au Créateur, nous avons, nous aussi, exhalé les mots sacrés : Li¬ berté, Egalité, Fraternité ! C’est nous qui les avons assemblés pour la première fois, ces trois mots qui, depuis, furent livrés à tous
158 LES ENCHAÎNEMENTS ’ ( ' les vastes vents. Nous nous sommes grisés de leur son, et nous les avons jugés tellement hauts et tel¬ lement beaux, qu’ils nous ont emportés dans une joie héroïque et que, jeunes gens et jeunes femmes, nous avons dansé au milieu du jardin publie, à cause du concert de ces trois mots. Et au loin, à travers les arbres pleins de cocardes et de rubans tri¬ colores, la joie du peuple grondait, comme une messe, dans les profondeurs du grand Paris. Avec quelle généreuse fureur — ce même soir — nous avons, Gérard et moi, invectivé notre condis¬ ciple et ci-devant ami Rodolphe de La Mark, le petit baron viennois, qui tenait pour le droit divin, et reprochait à notre Révolution (d'ailleurs trop guer¬ rière à son goût, elle qui se permettait, nonobstant ses principes d'humanité, d’avoir une armée), de vouloir accommoder les populations les plus diverses à la sauce française des Droits de l’Homme. Et il prétendait qu’il faudrait changer la nature humaine de. fond en comble pour lui faire accepter une loi de raison ! Comment un être humain, construit sur le modèle apparent des autres, peut-il émettre des théories aussi désuètes que ce nobliau autrichien, qui disait aussi que la folie française n’aurait pas de lende- main, parce que l’Angleterre était là, qui se ferait le tenace et tout-puissant soldat de l’antique ordre des choses. Le torrent... La nuit, nous sommes, elle et moi, sur le bord du torrent. Un arbre est tordu sur l'horreur lunaire. Joconde au bord du torrent, avec le collier bleu à la croix d’or que le séducteur infâme lui a donné. Et nous mêlons nos cris amers: mes im¬ précations, ses plaintes, aux rugissements de l’écume. Je marche seul le long du torrent — qui enveloppe un corps adorable — et dont les bondissements vont plus vite que moL Je cours, glacé. fouetté par le
VIEILLE COMÉDIE 159 nuage noir de mon manteau que brandissent mes bras. ...Sur le fourmillant panorama en grisaille, encadré par la fenêtre, soudain, un ensoleillement horizontal vient doubler la réalité des choses et fait briller la ville détaillée. Le jour a jailli ! Le personnage qui tenait charnellement à moi s’est brouillé. Je ne peux même plus le saisir dans de miroir. li se creuse, et par places, le regard passe à travers comme le doigt. Le matin désert s’installe dans ma chambre d’A- lican, ma chambre où le rêve et la réalité, où autrefois et maintenant, les deux rêves de réalité, luttent à partir de moi... — Cette fois, c’est le commencement. Très vite, avec violence, mon charmant visage de Séraphin Trachel apparaît pour disparaître. Dans mon coup d’œil, il s’est disloqué et grillagé. Le poil blanc en paillettes, la joue pendante, décollée de la mâchoire, le tour de l’œil tuméfié ; fêlure de rides, crudité, moisissure. La figure hideuse de vieillesse a dit que, cette fois, c’est le commencement. ... Je m’annonce ainsi parfois des évidences quand je suis face à face avec moi-même, moi le baron conseiller d’État Séraphin Trachel, le grand person- nage, dans mon somptueux pavillon de Neuilly. Je marche d’un pied lent sur les étoiles d’ébène incrustées dans le parquet du cabinet en rotonde ouvert sur un large péristyle ébloui. La toile en¬ soleillée du vélum avec sa doublure d’ombre, relevée à la façon d’une toile de tente — festons et grandes lances de bois doré, décor d’opéra — se profile sur les frondaisons du parc. Des reflets verdissants de feuillages s’avancent en pointes, sur le luisant du parquet. J’entrevois l’écaille et le cuivre corpulents d’une
160 LES ENCHAÎNEMENTS horloge du grand siècle, qui a une taille, et un fron¬ ton chargé comme le front d'une dame à Fontanges. Un pied de guéridon étire, par tronçons annelés de cuivre, une manière de lunette astronomique qui plonge droit dans le parquet moiré de cire. Je vais me poser devant la glace qui m'attend. La belle tête, la noble attitude ! C'est bien là ma figure célèbre. Je me contemple et me souris confidentiellement : Le baron conseiller d'État Séraphin Trachel, chef du nouveau parti li¬ béral constitutionnel, l’illustre serviteur de la France, dont on dira plus tard : il s'est signalé autant par le caractère que par le génie politique. J'effectue quelques pas très calmes au-devant de moi-même, drapé dans ma robe de chambre de four¬ rure moscovite, sans sortir mes yeux du cadre argenté. Les années m’ont frappé sans m'abattre, et des cheveux marmoréens font sur mon front des volutes qu'il semble quion a déjà remarquées sur quelque buste. Ma figure est chargée de rides, mais quelle dignité, quelle majesté, dans ma vieillesse ! Modèle trônant des grands peintres et de cet art magnifique de la chromolithographie, né d’hier, je brille. On voit s'allier sur ma physionomie la noblesse légalisée du Père Conscrit, l’ironie insaisissable du philosophe, la moralité sculpturale du protestant, l’habileté sucrée du jésuite, et, en plus, je ne sais quelle auréole populaire. — Excellence... — Excellence... Nous nous regardons gravement. Il vient souvent me voir, et traite d’égal à égal avec moi. Son Excel¬ lence le Prince Rodolphe de La Mark, ambassadeur de S. M. l'Empereur d’Autriche. Ma situation dans l’État peut se comparer à la sienne, et je suis pareil à lui pour la grande allure et le geste — et je n’ai pas ses ridicules.
VIEILLE COMÉDIE 161 Tandis que mes yeux errent sur sa personne af¬ faissée et débitée en parts dans le large fauteuil qui l’ensevelit, sur sa figure froissée comme celle de Voltaire (ironie qui me fait sourire dans mon for intérieur), sur les quelques mèches raides et blanches qui agrémentent son front comme le dessus d’un cacatoès vétuste, la cassure de son genou où le velours rouge de sa culotte semble cloué par un tapissier, ses maigres mollets tendus de bas blancs (pas de lignes courbes, rien que des lignes droites), nous nous re- mémorons les souvenirs communs. A mon vieil et illustre ami, je fais noblement mon mea culpa : Autrefois, avant la Révolution, dans quelle vésanie ma jeunesse s’est dissipée ! Les orages du cœur, la nuit affreuse du torrent... Oui, mais tout cela se pardonne. C’est par mes idées absolues, trah- chantes, rouges, que j’étais insensé ! L’ambassadeur hoche la tête et hache finement des mots : — Vous disiez : « Des ailes, des ailes ! » — Et vous me répondiez : « Pas trop de zèle ! » N’ai-je pas eu, plusieurs années durant, le projet sacrilège de renoncer à la fortune que mon père avait acquise dans le commerce colonial, civilisateur entre tous ! Ce fut (par un contre-coup du destin) l’abolition de l’esclavage dans File de Saint-Domingue, qui, en atteignant directement mes revenus par la ruine des plantations familiales, me remit dans le droit che¬ min. Je courus là-bas par dessus les mers, et je pris part à la rébellion indignée des colons français, qui, dans leur juste ressentiment, se donnaient à l’An¬ gleterre et à l’Espagne (car lorsque la mère-patrie agit en marâtre vis-à-vis de ses enfants et ne leur apporte pour prix de leurs sacrifices, que la spolia¬ tion, elle n’a plus le droit ni à l’amour, ni à la fidé¬ lité...) A mon retour, je trouvai une France qui avait regagné, elle aussi, la bonne voie.
Ma fortune politique date du jour où Napoléon se fit proclamer empereur de la République Française. Naturellement, entre autres mesures sages, il rétablit l’esclavage des noirs, celui qui eut pour mission ici- bas de rajuster étroitement le code romain au mondé moderne — et les Romains ont eu le talent de la logique... — Mais pas le génie grâce au ciel ! croît devoir constater le prince de La Mark. Et après l'Empereur, l'Empire Britannique, in¬ vincible tenant, Dieu merci, de la tradition, et la Sainte Alliance des trois monarques catholique, pro¬ testant et orthodoxe, ont définitivement consolidé la contre-révolution en abaissant la France (mais c’est un mal pour un bien, et l’Ordre social est encore plus sacré que la patrie). Chaque fois que nous parions de ces choses, je dis en fin de compte : — Excellence, la Révolution Française fut un mé¬ téore qui brilla vivement devant que de s’éteindre... Un volcan verbal sur le monde — et à vrai dire, une période littéraire. Tant de grandes paroles, de pro¬ messes poétiques, de tragiques serments !... Pendant que je parle, mon éminent interlocuteur — (son histoire est plus simple que la mienne : il a été fait prince) — m’écoute, la bouche ouverte, l’oeil cuit d’attention. Quand j’ai fini, sa bouche se ferme, puis ses minces lèvres noirâtres de tabatière profèrent : — Grands dieux, quel gaspillage ! Noble et super¬ ficiel esprit français ! Quoique le prestigieux diplomate irait pas manqué de pousser en ce moment, un insondable soupir, mon patriotisme, qui est, comme on sait, un des traits dominants de ma haute personnalité, souffre de ce jugement, qui m’apparaît ‘ feux sous sa forme au¬ trichienne, et je riposte, avec beaucoup d'esprit : — L’idéalisme existe dans chaque pays... et pas dans les autres... 162 LES ENCHAÎNEMENTS
VIEILLE COMÉDIE 163 ‘ J'ajoute ce qui doit être dit : — Il en est sorti quelque chose... Nous ! — Vous, fait le prince : les Bourgeois, les Parvenus légalisés. Eh oui, l'énorme Révolution a accouché de vous. — Légalisés... et aussi législateurs. La nouvelle caste des maîtres. Le prince prend un air hyperboliquement surpris : on voit se hausser en pointes, sur ses yeux ronds, les deux éteignoirs flasques de ses paupières : Cette autorité repose sur d’étranges bases ar¬ tificielles, Excellence. — C’est, Excellence, le plus grand point de res¬ semblance du nouveau régime avec l’ancien. Il porte la main à sa figure de papier, et il émet cet éternuement tronqué qui est le signe abréviatif du ricanement. —Vous êtes fils d’un marchand, Séraphin, dit-il d’un ton d’affectueux reproche. — La nouvelle caste des maîtres ! ai-je repris fer¬ mement. Il baisse le nez, non sans irritation. Je comprends son amertume. Le personnage jette son dernier rayon vital sur une espèce moribonde, et telle, que les Cuviers de l’histoire devront bientôt vaquer à sa re¬ constitution. Moi, baron d’hier, moi, l’homme nou¬ veau, qui, par certains côtés, parviens à imiter en mieux le vénérable fantoche — je suis le futur; — La société, dis-je, a pris sa'forme rationnelle. En 1789, nous avons réalisé le grand dessein qui s’é- laborait depuis des siècles : le nouveau privilégié sur le privilégié immémorial. Certes, c’est le peuple qui a donné corps au changement et manufacturé la révolution. Elle a été faite par lui, comme beaucoup de choses ; mais non pour lui — pour nous: Elle est sortie de lui.. . — Elle en est sortie au point de n’y plus pouvoir rentrer.
164 LES ENCHAÎNEMENTS •4 — Elle a joué sur le mot : Tiers-État. — Ce fut spirituel. J’ai souvent pensé, Excellence, que Dieu était surtout un auteur comique. — Elle a été en définitive une révolution de palais, malgré les utopies démagogiques apparues autour de son berceau. Elle a consacré la mainmise des bé- néficiaires du travail et du trafic (qui viennent du peuple, mais un à un), sur l’ordre à jamais établi et sur le droit romain. Autrefois, dans la nuit de l’his¬ toire, la caste des dompteurs de foule était fermée ; maintenant, elle est ouverte à une élite active qui lui infuse un sang neuf. — Comme les Barbares à l’empire romain, dit M. de La Mark. — Et cela, continuai-je, c’est l’aboutissement su¬ prême de la civilisation. Mais il faut qu’en bas, la foule ne change pas. — Le seul moyen, c’est celui que vous avez em¬ ployé : lui persuader qu’elle a changé, dit avec pro¬ fondeur le plénipotentiaire de l’Empire. La science sociale n’est qu’un art, celui de faire accepter l’inac¬ ceptable. Les constructeurs de l’ordre nouveau, ce sont les avocats ! Ah, vous êtes passés maîtres dans l’emploi de l’éloquence historique ! Quand vous avez dit : la Constitution Anglaise, ou bien, la Séparation des Pouvoirs, ou bien le Bien-Être des masses la¬ borieuses, ou même, car vous êtes hardis : la Volonté du Peuple ! — quand vous avez dit cela, vous avez tout fait 1 Et quelle révolution, ajoute-t-il, reprenant ce que j’avais dit, vous avez menée dans le vocabu¬ laire ! Il n’y a plus la Taille abhorrée, mais il y a les Contributions Foncières, et, à la .place des Aides dis¬ créditées, les Contributions Indirectes ; il n’y a plus le néfaste Droit de Contrôle, mais il y a le Timbré ; plus le Marc d’Or, mais la Patente, plus les Corvées, qu’on haïssait, mais les Prestations, dont on s’ac¬ commode. Tel est l’idéal d’aujourd’hui (et sans idéal, n’est-ce pas, l’homme ne serait que son être ma¬
VIEILLE COMÉDIE 165 tériel, c’est-à-dire un mol et instable tonneau des Danaïdes). Et, tout à fait comme la Gabelle est de- venue, à la satisfaction de tous, « l'impôt sur le sel », l’ancien régime est devenu le régime constitutionnel... ou, quand on voudra, républicain. Je vois un sourire pincer quelques cordes sur la figure du grand seigneur, qui laisse encore tomber ces mots : — ... ou républicain ; bref, un régime comme les autres. La Révolution Française, par le contrasté entre ce qu’elle' a proclamé : la liberté, et ce qu’elle a fait : votre libéralisme, est la plus grande duperie qui fut jamais jouée sur la scène historique. Je saisis le coup direct que ces paroles contiennent à mon endroit, moi, résultat palpable du boulever¬ sement des temps. — Après te Christianisme! rectifié — je. A ce coup, le conseiller de François I sursaute et me jette un regard souverainement courroucé, que je soutiens... Alors, tous les deux, les yeux dans les yeux, nous nous sommes mis à sourire, puis à rire, incapables de distinguer entre elles les deux comédies prodigieuses faites sur le sujet du règne des pauvres. Il n’y a pas eu de christianisme ; il n’y a pas eu de démocratie grecque ni romaine ; il n’y a pas eu de république française. Voilà la vérité. L’antique gentilhomme se lève. Péniblement, hé- roïquement — raidissant et recollant à la hâte ses tendons par un offert princier de volonté, et grinçant des dents d’être désajusté par l’usure, il se retire. Sous la haute porte, dans le recul de laquelle s’es¬ tompent les silhouettes de ses gens, il se retourne, la tête à peine branlante, il érige son doigt maigre et gonflé de boules comme un pion d’échecs : — Ne pas manquer de cultiver un principe re¬ ligieux. -— Où en trouver de mieux dessiné que dans
166 LES ENCHAÎNEMENTS / l’idée même de la patrie. Nous avons refait une religion. — Et au demeurant, entretenir dans les basses couches populaires, le goût de la guerre et de la loterie. « Enrichissez-vous ! », tel est le cri qu’il faut procurer aux hommes, pour qu’ils lâchent des yeux l’azur, et qu’ils se jettent courageusement les uns contre les autres. On s’incline. — Excellence... — Excellence... Quand le prince de La Mark est parti, je pense plus 'que jamais que je suis le fruit de la Victoire constante d’une élite sur la docilité monumentale des hommes et qu’on ne peut pas trouver mieux dans le sens du devenir humain. Lorsque je me re- garde, j’ai l’idée de la perfection. J’écoute la jeune Amélie dont les deux aimables mains tirent des accents touchants du clavecin, dans la pièce voisine. J’ai toujours cultivé la musique. Je fredonne une des gracieuses rom ces que j’ai com¬ posées jadis (les paroles en avaient été imaginées par Gérard alors un frère pour moi, Gérard dont j’ai dû, depuis, violentant mon cœur comme Brutus, signer l’ordre d’exécution, parce qu’il était, lui, resté rouge !). J’ouvre la porte du salon de musique. La tendre Amélie, ornée d’une écharpe comme fris, et ses bras satinés sortant, à chaque épaule, d’une corolle, étudie un air nouveau. Qu’est-ce qu’elle joue ?... Qu’est-ce que c’est que cela ! Ces accords infinis, formidables — tonnerre d’ac¬ cords — et tout d’un Coup, cette montée grondante, cette montée sans bornes! Je crie : — Qu’est-ce que C’est
h. 8 VIEILLE COMÉDIE 167 Dorothée debout toute pâle, et dont les cheveux sont aussi blancs que la blanche dentelle qui les couvre, me répond : — Un musicien allemand qui vient de mourir. Je reste dans un coin, frappé par ces grands coups de cloche. On s’enterre dans ce qu’on sait, on juge : « Nul ne pourra faire autre chose. » Mais il y en a qui inventent de nouveaux Jugements Derniers les uns sur les autres. L’inconnu contenait cela, cette puissance du bruit ! Un homme comme moi... tout ce qu’il a osé briser pour agrandir la musique ! Naturellement, je refuse. Je crie : Non ! Je me débats contre l’événement qui me choque. Ce n’est pas vrai ! J’ai raison ! Mais j’ai senti mon parfait sourire voler en éclats sur ma figure de portrait, et debout le long de la porte dans ma robe de fourrure, je tremble comme une ruine.
LE TORRENT Alican, Marthe, moi. Les jours s’allongent un peu. Les jours diffèrent tous mathématiquement, qui se ressemblent tant par la promesse vide du matin et par le fardeau du soir. Nous sommes dans une période de pluie et de tempête, et on a oublié le soleil. Le ciel est noir ; les nuages noirs sortent à flots d’eux-mêmes ; qu’est-ce qui brûle ! Sur les bandes rocheuses presque grises, la mer décolorée — d’une couleur d’amertume — hausse et verse par lignes transversales qu’oblique le vent, ses grondements de pierre. Je marchais devant moi et j’étais allé loin dans la montagne. Je respirais le grand décor mouvementé. Parfois, je baissais la tête et je me demandais à moi-même hanté par ma dernière vision : « Est-ce que j’ai tué Joconde ? Ou bien est-ce qu’elle s’est jetée elle-même dans le torrent, ou bien tout cela n’est-il qu’un rêve î » Devant un plat bâtiment isolé, aux murs rouges, que l’averse diluvienne faisait saigner, un vieux cheval attendait solitaire, en butte aux coups de la pluie. Avec un petit frisson de mort, j’ai regardé, sans oser le faire longtemps, l’animal fourbu qui avait donné
170 LES ENCHAÎNEMENTS tout ce qu'il pouvait donner de travail, et qui at¬ tendait là où on avait poussé ses derniers pas : à la porte de l’abattoir. Dans cette pauvre viande pal¬ pitante commence l’angle de l’injustice. Plus loin dans l’étendue battue et férocement dé¬ serte, un nègre passe et tousse. On le voit secoué par ces coups de poing intérieurs. L’obscure bête de somme à deux pieds, tout est contre elle ; le ciel la tue. Une rafale frénétique m’a surpris dans une gorge ; j’ai dû m’arrêter et ma figure a cherché violemment où j’étais. Manipulé partout par l’eau glissante mal¬ gré l’empaquetage du manteau, secoué par le manche de mon parapluie — mes pieds plongeaient dans là boue, et le vent faisait tourbillonner le sol. J’étais à bout de forces, et près de. tomber par terre. Entrer n’importe où, dans la première maison venue. J’ai vu une maison, sur la pente ravinée et ruisselante comme moi. J’ai monté vers elle par un chemin torrentiel ; mes souliers refoulaient l’eau qui roulait. J’ai poussé une barrière Humide et terreuse, gouttante et drapée d’eau, et j’ai frappé à une porte basse. Devant ma figure une branche de pin allongeait d’incessants doigts de cristal. Un homme âgé, à figure triste, maigre et verté¬ brée, a ouvert la porte tandis que je refermais im¬ pétueusement mon parapluie squelettique. Il m’a dit : — Entrez, mon ami. J’ai compris que ce vieil homme, qui ne me de¬ mandait pas ce que je voulais, me prenait pour un mendiant ! Ma mise débraillée et plaquée dé planches de boue, mes gros souliers de glaise, ma casquette noyée, et jusqu’à ce parapluie caricatural... L’instant d’avant, j’avais ôté mes lunettes qui battues par l’eau, s’embuaient et m’aveuglaient, et, les yeux écorchés de mes, verres, je devais avoir l’air ahuri et pitoyable.
LE TORRENT 171 Il me fît asseoir dans la cuisine, arrangea le feu qui flambait et s’assit en face de moi, comme dans les romans. Au moment où j’allais lui parier, il parla. Il me dit qu’on a du mal à vivre, que lui, il avait tra¬ vaillé cinquante ans pour se retirer et subsister tout juste dans une maison et un jardin. Il avait de petits yeux dans du fil de fer de rides, de la fourrure grise sur la joue, un paletot épais sur son dos cassé. — J’espère, dit-il, que vous n’êtes pas un révolté. Quelle idée m’a pris, je ne sais. J’ai répondu d’une voix qui malgré moi, vraiment, était rauque : — Si ! Je suis un révolté ! Il m’a para extraordinaire de dire cela. Il me sem¬ blait qu’à ce moment précis, je sortais de l’emprison¬ nement de toujours, que j’étais enfin à l’air libre. — Tout est mal fait. Il faut tout changer ! Une profonde émotion m’étreignait tandis que je me servais en tâtonnant, en chancelant, des phrases que j’avais réchauffées, et vécues dans un autre monde. Lui, m’écoute. Il a englouti mes paroles, calme, amolli, refroidissant; Son nez hernieux, l’onguent de sa barbe. — Mal fait... Autrefois. Plus maintenant. Vous êtes aigri... Le XX siècle, mon ami. Moi, mon ami, je suis un avancé, un libéral. Nous avons fait trois révolutions... Je le reconnais. Coup de théâtre (pas dans un théâtre, dans le coin d’une cuisine au badigeon morne, cinglée aux vitres par la pluie et où le feu couve une paisible tiédeur) coup de théâtre parce que je le reconnais, celui-là qui en me disant que tout est changé prouve que rien n’est changé ; et pourtant, alors que je le reconnais, je suis au bout du rêve et de la danse des choses abolies. J’émerge dans le sec dessin actuel. C’est ici, et aujourd'hui. C’est un
172 LES ENCHAÎNEMENTS homme vivant en face d’un homme vivant, et qui le touche. C’est moi et l’homme monotone ; moi et le mur de Méliodon et de Massard. Ce vieillard plissé qui pétrit sa figure et grimace dans sa main et qui parfois mâche en silence le dedans de sa joue, il remonte de la durée, insaisissable à la mort. Il me heurte à la façon dont m’a heurté la borne à tête de chien que j’ai retrouvée un soir, au bord de toute la brume, et que j’ai remaniée avec ces su¬ prêmes mains-là. Il parle patiemment, buté, sans m’entendre, les yeux fermés. — Tout a changé... Rien n’est plus comme avant. Vous êtes aigri... La République existe : voyons, je n’ai pas inventé ce mot ! Voyons, il n’y a plus de sacrifices humains, plus de tyrans, plus d’esclaves, ni de tortures, voyons 1 « Le XX siècle, la république, la France !...» Au moment où je vais répondre, il se bouche les oreilles, et il répète plus fort les mots cabalistiques. Et la seconde fois qu’il les dit, il y a déjà dans sa mâchoire une colère molle et pâteuse. Voilà ce que je trouve en prenant pied là où le hasard m’a jeté. Un homme invulnérable, pierreux, squelette d’artères ; une affirmation pesante, paisible, enracinée au monde. Je cogne les millions d’hommes ; pas leur grandeur, leur vague ; pas tout le monde, n’importe qui ! Marthe m’attendait dans l’auberge. J’ai raconté l’aventure. — Il m’a pris pour un chemineau ! Elle rit, et cela m’éclaire un peu et me fait du bien. Je souris. Elle est assise en face de moi. Le soir est tombé. La pluie a cessé, le vent diminue et parfois s’arrête comme une force qui réfléchit. Nous sommes attablés à une extrémité de la salle. Entre nous, un journal traîne, peint en blanc vif par la fulguration rectiligne du plafonnier.
LE TORRENT 173 * ••• Je répète ce qu’a dit le vieillard, la souche parlante. Et maintenant que je sors des limbes, que j’ai com- mencé à mêler le passé à la vie, il faut que je me partage avec Marthe. Et je lui dis, je lui donne, avec un tremblement d’aveu : — Oui, je suis un révolté... C’est honnête d’être révolté. Je la regarde pour la voir penser comme moi. Mais elle secoue la tête. Elle dit : non. Elle dit non !... Elle, moi... Je ne comprends pas. Détresse. Mon regard s’abat sur le journal posé là. Un carré d’imprimerie brodé d’un titre : Les Populations Révoltées de l’Inde. D’après le Times, la grande horloge de la sagesse régnante : « Le gouvernement de Sa Majesté voit en conflit l'anarchie, et, d'autre part, les principes qui servent de base aux Étais civilisés... Les avions de Sa Majesté ont jeté quatre mille livres d'explosifs sur les populations du Ben¬ gale. » et, suivant mon regard, mon doigt se pose sur le papier, sur la portion de texte autour de laquelle tout le journal est nuageux. Les Anglais veulent faire passer pour sacré leur plan de rapine et de voracité. L’évidence m’enivre, m’étouffe... J’ai besoin, au bout de mon destin où je trébuche, de trouver la vie, quelqu’un de vivant, quelqu’un. Alors, c’est cette femme qui est toujours devant moi. L’heure est venue. Je hausse la voix : — Tous ces mensonges où on prend les hommes. Force, ruse; ruse, force. Elle m’examine, les paupières palpitantes. — Tu veux te heurter à tout. Prends garde ! D’un brusque mouvement, je me penche vers elle, accoudé sur la table, si près que je vois en tache minuscule ma tête et mes épaules remuer dans le brillant de ses grands yeux. — Tu me fais peur, dit sa voix.
174 LES ENCHAÎNEMENTS L’écho de cette parole m’a jeté au loin ! J’ai revécu l’instant du passé illimité où elle m’avait déjà dit cela. Quoi elle me l’avait dit, et, je l’avais oublié ! Maintenant seulement j’entends, je vois, je com¬ prends. Je me disais, épelant, à mesure, l’évidence : Annette, Marthe, elles sont pareilles, mais je n’avais pas. su voir cette ressemblance jusqu’à la fin. Comme Annette, elle a peur de moi. Alors, elle ne m’aime plus. Pendant le temps qu’elle m’a dit : « Tu me fais peur », elle me détestait. Elle se retire en elle ; elle s’est retirée : force de la nature. ... Dehors, une morne accalmie ; un ciel nocturne plein de nuages qui roulent leurs neiges, une lune entourée de chiffons. Plus de pluie, des voiles d’hu- midité sur nos figures : seulement le souffle de la pluie. Le vent hésite, puis s’élance. Il ressemble à quelqu’un, c’est pourquoi il est haïssable. En bas des pentes que nous côtoyons, au fond de cette gouttière d’abîme, le bruit noir du ressac. Quand on regarde fixement, on voit monter, paient les roches noires et aussi noires que les roches, des vagues aux blancs décombres. La mer qui est silence, silence creux, silence entassé jusqu’au noyau de la terre, n’a qu’un ruban de vacarme tout autour. On domine ce bruit éternel, pas à pas, comme si on longeait le bord d’un torrent. D’un torrent ?... Nous avons fait quelques pas sans parler, sous l’a¬ valanche des nuages, au pied des roches romantiques. Puis j’ai élevé la voix, une voix calmée, cruellement calme. — Parle-moi de toi. J’ai vu .grelotter sa belle figure carrée aux blan¬ cheurs un peu astrales. Ses cheveux blonds étaient noirs. Elle a crié, éplorée, éperdue, la voix gonflée : — Clément, Clément, laisse-moi partir! Lourd, je répète , le mot.: — Partir ?... Elle s’arrête, s’adosse au rocher — sa bouche
LE TORRENT 175 entr’ouverte... ses petites dents enfantines, — les bras vers moitiés mains crispées et agonisantes. — Laisse-moi partir ! Plus tard, je parlerai, je te dirai... Pas maintenant, je suis trop lasse. Clément, pitié, aie pitié dé moi. Tu n’as donc pas vu, ces derniers temps, comme je souffrais ! Non, je n’ai pas vu. Je n’ai jamais rien vu. Elle ne m’aime plus. Elle se tait, pleurante, accrochée à la pierre, presque tombée. Quand je l’ai écoutée parler, bien que j’eusse les yeux ouverts sur elle, je n’ai pas vu la figure qu’elle avait parce qu’on ne peut pas faire deux choses à la fois. Elle, elle ne me voit pas non plus ; elle n’est, durement, que sa souf¬ france. A moi qui me réveille, qui prends pied dans Je réel, elle apporte toute la douleur vive du monde ; elle apporte ma punition que seule entre tous les êtres vivants, elle contenait... Elle apporte —elle, à moi, — la torture des changements humains devant les choses qui ne changent pas, le long de la grande mer bruyante et sourde, de l’océan sans larmes, au pied du pic courbe qui n ’a Jamais été autre qu'il est, depuis que la montagne a fondu... (Il me semble pourtant que le vent qui me chante aux oreilles, secoue les rochers aux bouquets noirs, comme des décors de carton). Elle sourit encore un peu, mais elle nous fait mourir. Le vent s’est levé. La foule du vent passe sans arrêt. Au loin, à mes pieds, dans l’enfer mouillé, redouble la lessive formidable de la mer. « Tu te demandes, Torise, pourquoi je t’ai donné rendez-vous dans cette nuit d’orage. C’est parce que j’espérais qu'elle te ferait peur et que tu comprendrais la grandeur de mon rêve. » Elle m’est apparue, cette phrase muette depuis des éternités. Pourtant, ce ne sont pas ces deux-là qui longent le gouffre, fugitifs, chassés ; elle, cachant dans ses mains sa figure — qui est si belle et si douce qu’elle consolerait ceux qui souffrent sans raison ! —
176. LES ENCHAÎNEMENTS et cachant aussi son cou. Elle avait honte de sa faute, Joconde, et elle dissimulait avec ses deux mains le collier bleu à croix d’or qui venait des mains de l’autre. L’autre ! Ah, ah, l’autre ! J’ai dit à Marthe : — Tu en aimes un autre. Dis-le. Elle ne répond pas. Elle pleure. Elle ne m’aime plus parce qu’elle a peur de moi ? Non, non; C’est parce qu’elle ne m’aime plus que je lui fais peur — comme Annette, comme Joconde qui ne voulait pas avouer tout d’abord. — Dis-le ! Je lui ai pris l’épaule, j’ai crispé ma main de toute ma force sur elle. Elle a eu ün cri sourd. Et, tout à coup, à la sensation de haine sanglante qui me serre le cou, j’ai su que j’avais tué Joconde. Joconde était ici, ici exactement. Entre le torrent et le ciel ruineux, nous nous sommes jeté, moi des invectives, elle, des gémissements. Nous nous sommes dit n’importe quoi, moi et cette créature à bout, à fond — nous deux qui avions été elle et moi, mais qui étions défigurés — nous nous sommes dit tout ce que nous pouvions trouver à nous dire pour nous faire du mal. Mais je l’ai domptée par la force de ma colère. Voici le moment où j’ai voulu la tuer. Une phrasé noire me pousse dans le labyrinthe du noir : «Ce n’est que l’hiver suivant que je suis devenue sa maî¬ tresse. » C’est cette phrase-là qui s’est immensifiée, qui a tout emporté. Elle a roulé dans le trou lourdement comme une statue échevelée. Sur la berge à pic, mon corps est resté, déchiré, tout seul. Mon oeil voyait tou¬ jours plonger le grand fardeau, et il voyait aussi une branche énorme et torse de chêne-liège s’appli¬ quer ainsi qu’un dragon sur les nuages. Je me suis sauvé enveloppé dans mon manteau. Le torrent rou¬ lait plus vite que je ne courais au bord, et il s’est
LE TORRENT 177 trouvé qu’après que j’avais fui longtemps, à un tour- nant, an milieu d’un barrage de rochers, elle s’est dressée, morte, en avant de moi ! J’ai entrevu le temps d’un éclair le corps blafard et déjà décharné, trébuchant, ruisselant, les bras pendants, et qui finissaient en écume, et avant qu’elle fût retombée dans les roues de l’eau, elle m’a laissé voir à son cou le collier bleu à croix d’or. J’ai fait cela, un jour, moi? L’ai-je fait? Oui! Non ! Je m’arrête pour le demander — le demander au silence, à l’impossible, pour le demander à mes deux mains que je porte à ma figure. L’homme est donc capable de tout ? Si on fouille un homme, on trouve tout. On a tout fait. Et cependant, nul n’est le maître de personne, nul n’est le justicier de rien. J’ai pitié d’elle, de ses yeux, de ses doigts, de sa bouche, et même de ce .petit collier dont elle était ornée. Elle avait raison toute... Avoir pitié d’un être, c’est voir distinctement qu’il a raison. Mais, je secoue la vieille histoire pour m’en débar¬ rasser. Cela, c’est du passé ! Ce qui fut réel n’est maintenant qu’un rêve. Marthe est là. Elle marche là, penchée, et pleure tout haut ! Je l’appelle. Elle ne m’entend pas. Je m’arrête. Elle continue à marcher en sanglotant. Puisque je me suis arrêté, c’est fini de nous deux. Tandis que mon immobilité s’arrache d’elle, que pas à pas tout se défait, je pense qu’elle a raison. Je n’ai pas vécu pour elle. Il ne faut pas crier. Je me suis haussé plus haut encore : j’ai entendu à la fois les deux voix qui se disputent, j’ai été les deux voix qui s’affrontent. Un instant, j’ai pénétré dans le tombeau de l’autre. Une folie de volonté m’a fait voir avec ses yeux d’étrangère, à elle ! Ce que j’ai vu devant moi, c’est moi, fuyant, décourageant. Je ressens par miracle tout ce qu’elle a caché en effet, comme elle l’a dit, d’amertume, d’angoisse et de
178 LES ENCHAÎNEMENTS cette charité qui enlaidit pieusement l’amour. Mais comment n’ai-je pas prévu, à causé de l'exemple d’Annette... C’est qu’il n'y a pas d'exemple. Jamais un amour n'a rien prouvé hors lui-même. Alors que dans la grande vie commune, rien de nouveau, n’a com¬ mencé jamais, l’amour chaque fois se recommence tout entier, et on ne peut rien en apprendre, rien en imiter. C’est cela que m’impose le génie hasardeux d’avoir vécu tant d’existences, d'avoir eu cent mas¬ ques d’homme sur la figure, d’avoir ainsi entrevu Eve sur mon chemin. Le sait-il lui-même, son secret, l'être enfoncé, de toute sa nuit, devant nous ? Le saura-t-on, même s'il nous le dit? On ne sait pas. Un autre morceau du monde, cassé comme une montagne, sort du néant... Sur l’isthme de lave de l’Almannagja — le Défilé de Tous les Hommes — coupé, par des crevasses, de l’immense plaine neigeuse où font cercle des troupes armées attentives, tout seuls au milieu de tous dans le blanc, au cœur d’un univers de silence, deux êtres sont face à face : c’est l’accusé et le juge. Ceux qui ont retenu le mouvement de leur colère sont tristement heureux comme ceux qui ont travaillé. Il me semble que je pénètre partout, en cherchant, comme la mer.
ON EST PLUS GRAND QUAND ON NE RÊVE PAS Je ne la reverrai plus. Elle est partie de ce pays. J’ai peur qu’on me parle de ce départ, qu’on me parle d’autre chose (de quelqu’un). La chambre est aussi vide que la plaine de toits qui la continue jusqu’à partout. Je n’ aurai plus de visions. Je n’aurai plus de grands souvenirs. Je l’éprouve au profond de moi. Je suis libéré, coupé, de cette fièvre, sollicitation charnelle confuse, qui accompa¬ gnait le dédoublement. Je suis seul comme avant, et comme tous les autres hommes. Je reste là, dans l’aube salissante, à la fin de la nuit, à la fin des nuits, sous le coup de cette annon- ciation — dépouillé, écœuré, et essayant de me re¬ mettre debout comme un débauché infini. Un jour, j’ai souhaité d’être lâché par mes rêves pour mieux remplir mon étroite besogne d’homme. C’était dans cette même chambre où ce matin, je suis exaucé ! J’ai froid, je grelotte, je suis puni. Je donnerai tout pour me replonger dans l’inexis¬ tant. Il n’y a d’heureux que les fous, ou les consolés, avec leur douleur apprivoisée. Je ne peux plus rêver ; cassé, j’essaye de remuer
180 LES ENCHAÎNEMENTS Les poings au front, je repense aux envahissements du passé mondial, du passé sphérique dans la lumière. Je constate, délayé d’un sourire béat, que, sans doute par quelque disposition organique, ces réveils de la mort se sont succédés dans un ordre chronologique à peu près continu. Tout est déconcertant, même la régularité universelle. Je ne ferai plus de rêve ; et je vais à la fin de tout. Je me sens en proie aux préparatifs suprêmes, au soulèvement du finale, comme lorsque dans le salon de musique, Beethoven m'a saisi et glacé la figure, et sur moi qui ne savais pas, a mis un masque de splendeur. Les rochers et la mer, les deux pics courbes. J’erre pour chercher Marthe. Je ne suis plus bon qu'à cela. Je m'engage dans les chemins que nous avons suivis ensemble. Celui-ci, puis cette descente. Ici, elle a ri — au temps où elle riait... Elle y rit encore. Elle est dans la nature, dans le ciel bleu. Son absence embellit tout ; c'est une présence triste. En réalité, toutes les choses que nous avons vues et que je vois, se retirent de moi. Brusquement, la moitié de ma vie me manque. Je l’accuse; je m’accuse. On ne peut pas com¬ prendre, et pourtant on ne peut pas nier, que l’amour laisse toujours après lui, du remords. Tant mieux ! On est fort lorsqu’on est dépouillé, et que le cri qu’on a ne se pose plus nulle part, et qu’on porte un deuil aussi vivant que le fait un condamné à mort. Pour voir la vie, il faut regarder la grande mort et se mesurer froidement avec elle. Comme l'âme populaire qui n’a oeuvré que dans la joie de l’affliction, comme celui qui n’a grandi que vaincu, et dont j’entrevois la forme sans nom, le crieur grand ouvert, le battant de cloche du ciel —
ON EST PLUS GRAND QUAND ON NE RÊVE PAS 181 j’ai une clairvoyance déchirée jusqu’à la perfection, et la destinée m’apparaît trop simple et terriblement belle. On est plus grand quand on ne rêve pas. Lire l’agi¬ tation du monde, à même, comme le vent sur la mer, c’est plus grand que de voler, au hasard, des lambeaux d’intimité. Je songe aujourd’hui, ainsi que le premier jour où je suis revenu ici, que ce paysage d’abîme n’a jamais été modifié aux regards depuis qu’il fut coulé dans son cuivre rouge. Tel il se pré¬ sente à mes yeux, tel tous les passants qui le hantè¬ rent l’ont recueilli. Ce rapport, lointain et engouffré, avec les vivants qui pensent, doit suffire, et fixer les latitudes d’une tête humaine. Pourtant, aujourd’hui, j’ai dépassé les lieux déserts et je suis allé vers ceux qui fourmillent. C’est le plein de la saison, la fête de ceux qui passent. Il regorge de clientèle, le vaste établissement qui s’élève par éclatantes feuilles de papier blanc sur la mer, en terrasses, en balustrades et en quais. Dans le bleu vert de l’eau, le reflet éparpille des copeaux blancs. Il n’y a plus de rivages naturels au pays de la joie. Après la semaine d’orages (une semaine, une me¬ sure d’enfant !) le soleil emplit le ciel. Il purifie la lingerie architecturale. Il aiguise la blancheur raclée. Il lubréfie l’agave fibreux, explosion trapue, et les estomacs cramponnés du cactus, et pose des grappes d’or bestiales sur les verdures sombres. Le portier nègre à redingote bleue, je vois le pan de son dos à la coupe de guérite, col cordé d’une ganse d’or, grasse nuque-boudin qui tourne — et tout autour de lui, les régates papillonnent sur les bleus accents circonflexes de la mer, et les dessus des tables servies s’endiamantent.
182 LES ENCHAÎNEMENTS Tandis que sur l'estrade, une musique endiablée sort des doigts de l'agité central en habit noir, des messieurs sont attablés. Celui-ci est vêtu avec une élégance impeccable, calquée sur le papier, théo¬ rique, et le dentiste a /recouvert ses gencives de cré¬ neaux d’or. Celui-là, découpé aux ciseaux dans un reflet de temple presbytérien, avance la mâchoire d’un sauvage habillé à la dernière mode : Le plus intelligent, le plus noble, lé plus habile des hommes ? Non, pas du tout : le plus riche, le seul riche solide. Il renferme un mélange de bouts d’idées, et il y a un nuage évangélique qu'il tient par une ficelle avec son poing, casse-tête en or : le Barbare, le Barbare ! La grosse dame molle secrète des perles. Un homme matelassé — son gilet spongieux et transpirant, fade radiateur de son corps — enfonce son index boulu dans l'escargot de son nez. Un coup de brise qui tamponne une femme à figure ligneuse et au chapeau sec, moule sur ses jambes l'épais lainage sportif de sa jupe en une grosse paire de pantalons d’homme. Les peuples ne diffèrent entre eux, çà et là, que par quelques ridicules privilégiés. Sur un banc, d’exotiques beautés parlent devant moi incompréhensible ment, puis ces déesses rient par-dessus tous les langages. Des jeunes femmes digitigrades se croisent ; elles ont des colliers de/perles par lesquels les hommes les tiennent. Contre la balustrade crayeuse, une est de¬ bout au soleil et au vent, plate et souple, par dra- peaux blancs. C’est le jet d’un dessin de modes tout blanc, gonflé de lumière, sur l’aquarium de l’azur. Le corps, à la nuque nonchalante et à la poitrine ver¬ ticale, est diaphane sauf le long pivot central qu’on entrevoit assombri. Chapeau de paille d'où déteint et descend jusqu’aux joues en transparence, la blondeur des cheveux. Au pied de la . balustrade trop blanche, poussée au dernier degré de blancheur que peut supporter
J'ai marché dans le violent soleil, dans le resplen¬ dissement qui, gouttant de partout, empêche de voir la nature face à face. Après des quarts d’heure de grilles et de murs, le château montre, à travers les rideaux d'arbres, des ON EST PLUS GRAND QUAND ON NE RÊVE PAS 183 l’œil, rampe, aplatie comme un gril, sur le gravier ensoleillé, une balustrade noire, négresse, attachée là par les lois d’optique. Ces oiseaux de paradis se maintiennent, par le mé¬ canisme métallique de la fortune, dans une projec¬ tion féerique qui fait étinceler en cercle autour d’eux tous les détails de l’existence. Dans les grandes agglo¬ mérations mondiales, la marchandise de luxe s’élance hors des magasins, aimantée vers ces pas¬ santes. Et elles tournent jusqu’à l’usure, dans le double néant de s’amuser et d’amuser, actrices d’une destinée dont seule la fin est grave. Je reste au milieu des propos cassés en mille mor¬ ceaux et des gens assis autour des tables desservies, désordonnées et tachées. Je somnole, en sueur, la figure badigeonnée d’eau aigre. Je suis des yeux un moustique trébuchant lourdement dans l’air avec le sac de sang qu’il traîne. Il est à un kilomètre. C’est un hydravion : la sphère cosmique de tremblement d’orgue piquée de sa cause centrale : l’appareil chiffré noir (pareil à une addition) qui roule, avec sa roue tourbillonnante, sur la diagonale du vide. Je regarde les colorations en clignant des yeux, tout brouillé par le haut, avec, par coups, du mal de tête incolore. Je ne peux pas m’ajuster à la vie am¬ biante : je suis trop petit, ou trop grand. Celle-ci, la détresse d’aveugle que j’ai devant sa robe... Je suis assailli de soleil. Je voudrais, je vou¬ drais... L’homme est un dieu seulement pour le désir et pour la destruction.
184 LES ENCHAÎNEMENTSblancheurs si élargies qu’on dirait que c’est la bande de calicot du ciel entre les branches. C’est l’ancien château des barons d’Elcho. La mo¬ derne construction s’élève sur les soubassements de la vieille enceinte. Ici, au pied de ces forêts déva¬ lantes, de ces vastes triangles drapés qui joignent les sommets de la chaîne, à la mer et dans cette fa- laise tailladée de porphyre, était l’aire d’où l’oiseau de proie seigneurial surveillait ses terres et ses âmes (je n’en ai vu qu’un !) Très vite le jour baisse. L’éclat exagéré du soleil s’éclipse en quelques instants. Déjà l’illumination vermeille qui volcanisait les cimes, s’est repliée, a disparu. Je contourne le domaine. Le château con¬ fronte souverainement tous les styles. Là-dessus et là-dedans, l’art est décuplé de force par le luxe... La ferme et les communs, tout un village domes¬ tiqué, Ratissé; verni, remis sans cesse à neuf. Les cuisines-usines affairées et mugissantes, dégouli- nantes d'odeurs chaudes ; les rideaux de tôle ondulée des cages pétrolées où les cubes grondants et secoués de coups de poing de gaz, entrent à reculons en éta¬ lant une double broderie sur le velours à côtes du sol. Le château est peuplé en ce moment d’un essaim somptueux. Comme la mélancolie du crépuscule s’étendait et bleuissait, l’ensemble s’est allumé, par un coup de baguette. Toute une bijouterie moderne d’incendie crible la façade, enguirlande les arcades. Nous sommes à l’âge de feu où les heures du soir et de la nuit deviennent, plus que celles du jour, lumière chaude et fête. , Moi, je suis retourné dans la foule assombrissante des arbres. Je me vois dans une clairière si obstruée de pierres qu’il semble qu’une ville s’y est effondrée. Un grillage de squelettes de pins grossit la terre, les uns debout, les autres couchés, cerceaux cassés de
ON EST PLUS GRAND QUAND ON NE RÊVE PAS 185 branches, côtes d’argent sec, par places le bois encore doré de vie, des débris d’écorce comme des débris d’étoffe. J’ai déjà subi ce chaos, au bout d’une montée nocturne... J'étendais les bras comme je le fais, pour éviter de me heurter aux moignons éclatés qui héris¬ sent le tronc des conifères. J’ai tourné parmi ces blocs gris sur lesquels la nuit se décolorait en demi- jour : celui-ci, celui-là. C’est le lieu qui tue les arbres. J’étais recroquevillé dans mon manteau et ma prudence épaisse de bourgeois aventurier en quête dès secrets du château. Cette nuit inhumée dans les nuits, elle est ressortie il n’y a pas longtemps, et le souvenir du souvenir est encore bien fait dans mon esprit. Tandis que j'avance machinalement, m’engageant tête baissée dans des creux et des méandres, je pense à cette nuit de jadis où j'ai rampé, couvert de mon manteau, bossu comme un éteignoir, jusqu’au puits qui parlait. Ces paroles sans figures qui se sont infil¬ trées jusqu’à moi par la terre, je né les ai pas ou¬ bliées, pas plus que leur âpre accent d’irritation. J’ai entendu cette nuit-là les deux absents démesurés gron¬ der que la fidélité antique à l’autorité s’en allait, que le peuple trahissait ses maîtres. Et les souverains, les hors la loi qui se confrontaient ailleurs sur la super¬ ficie du monde, ils ont maudit l’étouffement des sei¬ gneuries et de leur droit de gloire dans la paix française, et ils ont dit contre cette vaste France qui étendait sur eux son filet : Il faut la guerre ! L’autorité s’en va ! C’est le bourdonnement de mon souvenir, ou plu¬ tôt la gangue de mon sang, battant sous ma peau — qui pousse ces mots à mon oreille. Non, ce n’est pas une rumeur de mes os... Des résonances de voix... Je suis entouré de voix ! Je suis
186 LES ENCHAÎNEMENTSassailli de tous côtés par des voix; En vérité, je me trouve, invisible, aveugle, au milieu d’une foule ! J’étends le bras. Tout de suite, brutale, une paroi prend ma main et la lâche ; la sueur froide de la pierre. Je suis enfermé. Sans m’en apercevoir, je me suis enfoncé sous la terre. Le souterrain ! La machination du souterrain sub- siste — sous les transformations: de l’habitacle sei¬ gneurial qui, à la. surface, est monté et descendu plu- sieurs fois, comme des vagues ! Un tel courant d’émotion me bouscule que j'ai titubé d’une paroi à l’autre. Et c’est le même grondement des voix mâles que j’ai perçu alors que j'étais l’axe d’une époque tombée en poussière. C'est surtout, oui, c’est la même exas¬ pération qui vibre jusqu’à moi dans les mots cassés. On parle de la même chose ! On a dit là-bas : Les destructeurs de l'ordre. On a dit, avec plus de fureur encore : la paix per¬ pétuelle ! Etouffer les concurrences nationales. Etouffer toutes les affaires dans la paix du monde. A peine ai-je le temps d’échafauder une hypothèse positive ; quelque réunion d’hommes d’affaires dont la discussion se généralise et s’enfièvre... Qu’importe! Assez ! J’ausculte la terre. Mais j'entends mal. Ils sont plusieurs qui parlent à la fois. La lutte essoufflante, exténuante, d’isoler et de suivre. Cer¬ taines syllabes brusquent trop l’oreille, ne se dessi¬ nent pas, ou bien les voix baissent et on n’en re¬ cueille plus que le sifflement des S. Les voix se dis¬ solvent par places entières. Et je me suis haussé sur la pointe des pieds, tellement; pour mieux capturer le bruit dans mon crâne — et il me semble bien que quelqu’un a demandé ce que deviendraient les palais si tout d’un coup, les cariatides relevaient la tête.
ON EST PLUS GRAND QUAND ON NE RÊVE PAS 187 Criminels de l’internationale et de l’humanité... Faire un outre ministère. Une autre opinion pu- blique. La guerre. La guerre ! Il dit enfin, par-dessus tes autres, tout d’une traite, celui-là, qui est le plus aigu : L'immédiat. On les prend tous par l'immédiat, qui est toujours là. L'immédiat à coups redoublés pour démolir ce qui se prépare de trop grand, pour que la contagion humaine ne s'étende pas partout. En faisant jouer la commande des nécessités immédiates, les fouies jeunes qu'on craint, on les mènera, par dé¬ tachements, sans même les payer, où on voudra ! Un autre a dit : « Le monopole du fait accompli ! » Il a ri. J'ai entendu le ressort de son rire. Es ont vidé à grand tumulte la salle extraordi¬ naire. Moi, je me suis renfoncé dans le souterrain, puis j’ai repris le chemin noir, mes deux bras invisibles étendus devant moi; Je suis lourd tout d’un coup,de ce que j’ai entendu depuis que j’écoute les hommes. J’en sais assez pour tout savoir. Je vois en un bloc la continuité des choses. « L’ensemble, l’as-tu vu, l’as-tu vu, cette fois ! » Au loin, j’ai perçu le sens de la vie et le tour- nement du monde. Jamais rien n'a été changé, rien. Je débouche sur un carrefour de ténèbres empier¬ rées. Je dois me rejeter en arrière : te cri pulmonaire d’une sirène ; et à toute vitesse et augmentant chaque seconde de sonorité et de diamètre, une automobile emplit une des routes, est là, passe, éblouissante, re¬ tentissante. Elle contenait un homme glabre — la pâte blême de sa chair — emmitouflé dans de la four¬ rure. Les phares aigus qui s’étaient jetés sur moi, comme des pistons de lumière, je les vois plus loin fauchant, tout autour, sur leur passage, une large sphère de nuit et faisant phosphorer des revers de forêts entières. Plus loin encore, le long de la cor-
188 LES ENCHAÎNEMENTS • niche maritime court la comète qui jette dans l’eau une lueur. Une autre voiture lumineuse s’appuie de loin sur moi, avec ses deux énormes entonnoirs de blan¬ cheur, le hoquet, strident du clakson, elle me re¬ pousse, me lamine sur le talus, et rageusement me plante dans le noir après elle. Une autre dégorge, une autre. Leur file fuse du château, faisant foncer dans la nuit les hôtes resplendissants qu’il renfermait, les riches voix que j’ai entendues repousser la paix du monde, comme les autres, dans les distances dépas¬ sées des âges, repoussaient la paix française. La route beugle. Encaissée entre les talus, droite et évasée, la route est une trompette monstrueuse. Les grandes voitures géométriques la raclent avec leur Cri de projectiles aux rouages explosifs, et leur scintille¬ ment d’armes. Le point noir, portant deux points blancs qui se substituent violemment à mes deux yeux au milieu d’un large halo précipité, c’est, quand il passe sur ses grosses roues musculeuses, et s’ouvre sous ma face, derrière la sombre larve conductrice aux reflets de cuir, un nid électrique et nickelé, de glaces, de coussins et de lumière. C’est la carapace d’un per- sonnage : celui-ci qui a un double menton, les poches des paupières enflées, dirait-on, par deux piqûres d’abeille, et sur la lèvre, en noir, un accent cir¬ conflexe idiot (je le connais; sa mentalité : noce, sport et orthopédie royaliste). Celui-là, maladif et plâtreux, — le banquier Clément Massard — avec une femme, exquise bête de luxe, rayonnante d’es¬ clavage, qui sourit sur son épaule. Et j’ai pensé, à voir cette proie vaincue par la richesse plus dure qu’elle, à Clairine quand le baron Egbert s’abattit sur elle. La série des automobiles serpente dans la mon¬ tagne — qu’elle vertèbre démesurément — chacune s’enfonce avec son tonnage d’éclairement, puis dé-
ON EST PLUS GRAND QUAND ON NE RÊVE PAS 189 borde et plane en lumière sur les défilés. On dirait que les routes qu’elles suivent s’étirent et se redres¬ sent. Les autos et la montagne échangent des mou¬ vements. Pendant longtemps, ils se sont succédé, mous comme des espèces de viscères, cuirassés dans leurs voitures effrayantes et métallurgiques au souffle de cartouche, d’où sortent, par la pointe, deux clochers blafards, le long des kilomètres, et sur le chemin de ronde de la Méditerranée des Phéniciens, des Grecs et des Romains. Plus vite ils se jettent sur l’espace, les roulements de tonnerre des millions, plus lentement au milieu, l’entraille du mécanisme se prélasse, immobile du travail des autres, souriant de la peine des autres, foulant l’obéissance aplatie. La vitesse, elle est abstraite et militaire. Elle balaye. C’est le style royal d'aujourd'hui. Elle couvre le pays qu'elle ne voit pas d'un dessin noir et vide, elle le change en une carte d’État-Major.
XXIII * ABOUTISSEMENT Le train.de retour. Emporté dans le grondement et les coups de marteau du bloc noir tronçonné, je sens la grandeur de revenir pour finir. La machine, là-bas, attachée toujours au commen¬ cement de la vitesse, attire en nappes les villes ves¬ pérales pour les lancer à plat derrière elle. Le triangle du fracas précipité où je suis, couvre brusquement les tabliers des ponts, et les sillons métalliques des gares. Le monde se raccourcit, se simplifie, les choses s’ap¬ prochent puis s’en vont, comme des gens. La portière, carré de vide où souffle la chute, me prête les bords de l'espace habité. Elle me donne et m’ôte des cerisiers en fleurs que la vitesse, à longs traits, fait neiger. Elle me présente les villes dans l’assombrissement du soir. Je suis poussé vers la longue vie des rues. Je pense aux grandes choses. Je me demande, tandis quel je m’envole au ras du sol : « Qu’est-ce qu’on vient faire ici-bas ? » Autour des villes vivantes, il y a de larges voies vagues et des plaines triturées que je domine. On dirait les abords populeux de Jérusalem et de Rome,
192 LES ENCHAÎNEMENTS que j’ai vues à la même heure du jour, à la chute du travail, quand le repos, glissant de partout, s'installe. Le crépuscule de la ville éclaire la fin de toute l'his¬ toire, puisque c’est ce soir. En démarrant de la gare, du haut de ma portière de fer, j’ai vu, sur une place ronde, en bas d’un mur de caserne — monument de laideur, — des recrues qui font l’exercice, à travers quelque file clairsemée d’arbres maigres. Ce simple spectacle qu’avale béatement le travail¬ leur, au milieu de la ville perfectionnée — illumi¬ née, creusée, soulignée, ferrée, — que le boutiquier, le vieux, l’enfant, et l’immobile de la voiture, et toute la collection des passants, trouvent beau, qui met dans la bouche des créatrices la parole qui est la cause corporelle des sacrifices humains : « Il le faut ! » — ce simple spectacle montre tout. Tout commence là, comme tout finit là. Honte à ceux qui obéissent aux lois, honte à ceux qui vivent aujourd’hui ! J'ai cette certitude extraordinaire : avoir touché ce qui est au fond de l'abîme. Je sais que j'ai tout vu — et peut-être reverrai-je tout, d'un seul coup. Comme le moine italien qui a pointé dans la fosse commune d'autrefois, ou comme le gigantesque Florentin qui, extasié par une morte vivante dans son cœur, a copié le mondé avec l'amplitude de la dam¬ nation, je peux dire : Summam collegi ; j'ai réuni l’ensemble des choses. Je suis trop grand — d'une grandeur qui ne peut pas durer.
LE JOUR ET LA NUIT — Le vrai, me dit-il, levant sa tête des pages écrites qui la pâlissaient, n’est intelligible que dé- doublé — car il n’est réel que double. Celui qui le premier posa le doigt sur le nœud mystérieux des choses, ce fut Zoroastre ; puis ce fut Manès. « Il n’y a pas de lumière sans ombre, ni d’ombre sans lumière : la racine enterrée du chêne n’a pas de relief. Il n’y a pas de bonheur présent s'il n’y a pas de souffrance dans hier, dans aujourd’hui ou dans demain. Et quelle douleur n’a pas une joie clouée en elle ? Le mal et le bien tournent un éternel et violent corps à corps. Le désir est en même temps richesse et pauvreté, et la notion de cette relativité du désir fait un éclairement qui découvre jusqu’a&x confins dans son inexorable minutie — ô amants, ô poètes, ô savants ! — le domaine de la sensibilité. Toute poussée intérieure a le contraste pour res¬ sort, et toute construction mentale se bâtit avec la molécule : oui-et-non. « Nous sommes pétris du même coup par le pré¬ sent — le temps — et par le passé — l’espace. Le passé, c’est la mort, et toutes les espèces de morts vivantes : le regret, ou la satiété, ou le formalisme, on l’oubli, sont de l’essence du passé et prennent la
194 LES ENCHAÎNEMENTS ■ figure spatiale. Le présent est le nom de la vie, mais l’avenir est la vie du, présent. « Il n’y aurait pas de monde intérieur s'il n’y avait pas de monde Extérieur, et il n’y aurait pas de monde extérieur Sans l’esprit qui l’incarne — comme il n’y a de morts qu’ensevelis dans les vivants. Aucun re- gardeur n’a jamais pu, et ne pourra jamais fixer à part la réalité de ce qu’il voit, et se mutiler de l’es- pace. On ira sans doute jusqu’aux astres, mais on ne sortira pas de soi-même. Grand Descartes, qui a erré à son deuxième pas ! « Pas de société sans individu, absolu d’isolement, mais l’individu ne tiendrait pas debout sans le rape¬ tissement mathématique que lui taille l’organisa¬ tion. Vie individuelle, vie sociale, tour à tour épi¬ sodiques vis-à-vis l’une de l’autre. Pas d'action sans pensée à l’autre bout ; et le révolutionnaire, c’est le voyant complet qui ose ajouter : pas de pensée sans action. « La solidité du langage — transformateur placé entre là réalité et l’idéologie — est une question de vie ou dé mort pour l’idée, et pour la réalité. Le cri créateur n’est compris que par un cri d’intelligence, écho créateur ; et l’usurpation des mots a rempli de fantasmagories, dé dévastations et de ruines l’his¬ toire matérielle, morale et intellectuelle de l’espèce humaine. » Il dit enfin, son front déjà attiré par degrés dans la lecture : — Mais la dualité n’est que la technique du tra¬ vail d’explication. La vérité qui nous apparaît con¬ trastée depuis les profondeurs de la densité jusqu’à l’extrême limite, déjà déréglée, de l’hypothèse et de l’espoir diffus, est le spectre d’une réalité qui est une. Il faut diviser pour pénétrer, mais il faut unir pour comprendre. De toutes parts se délimite une étape nouvelle de l’Esprit, qui fait rentrer les combi- naisons exclusivement verbales dans l’orbe des so-
ABOUTISSEMENT 195 phismes ; qui chasse de la métaphysique tes fan- tômes, comme il les a chassés de la science, comme ii va les chasser de la morale, et de la sociologie, science appliquée des chiffres vivants, industrie de la logique. Regardez-nous sortir du cycle de la Com¬ plication infernale, et aller vers le réalisme absolu.
XXIV CE QUI FUT SERA Les yeux fermés, je les entends réciter des vers. Dans les Syllabes bien enchevêtrées et boulonnées, apparaissent les machines, les ascenseurs, les dan¬ cings, la cotonnade exotique : du panorama contem¬ porain projeté par miettes. ... Tout à l’heure, j’ai été pris de faiblesse dans l’atelier d’Ariès. Je me suis étendu sur un divan. Je somnole, j’écoute, la tête grossie, je m’emplis du bruit. Maintenant, ils discutent. Systèmes. Modes. L’art et sa profondeur superficielle... Mes amis, mes compagnons, les miens ! — je les juge. Divers au premier choc, ils sont pareils : bour¬ donnants et creux. Ils sont ignorants et ne perçoi¬ vent que le dessus des choses et des idées. Les litté¬ rateurs et les artistes, techniciens de la forme, appli- queurs de la mode aux images — se croient des pen¬ seurs (la pensée, c’est le violon d’Ingres des intellec¬ tuels). Je les vois, à travers mes paupières closes, qui, profitant de ce qu’ils sont des manieurs de mots, jonglent avec les grandes entités. — La force est une vertu, dît une voix forte.
198 LES ENCHAÎNEMENTS Le réveil national, l’idéal aux fibres sportives, l’armée, la guerre, d’aucuns martellent ces mots avec un tumulte dérangeur. Sirody et Siébert, qui criaillent ici, quelle exaltation leur travaillait le ventre jus¬ qu’aux yeux, quand nous avons fait ensemble les grandes manœuvres dans l’Est, face à l’ennemi, sur les bords du Clénarcisse, tous trois au Poste de Com¬ mandement d’un Corps d'Année ! Ils sont nationalistes parce qu’ils n’ont jamais pensé à ne pas glisser sur cette pente. Ils sont mili¬ taristes — ou révolutionnaires — parce qu’ils ai¬ ment ce qui éclate fort, et brille (le tribun aux scin¬ tillements napoléoniens !) D’autres se sont découvert un humanitarisme, ou un humanisme d’à peu près, qui ne peut, même théoriquement, se tenir debout ; ou bien, le panache du paradoxe balaye tout; ou alors, acrobates, ils font chatoyer leur détachement éclairé, des choses d’ici-bas. Ils sont fonctionnaires de l’opinion moyenne ,qui commande, amuseurs mais serviteurs des vieilles habitudes publiques et du pouvoir, échos et reflets. La belle voix que je suis allé entendre au loin les fla¬ gelle par-dessus tous les hommes de l’écriture et de l’ornement qu’il y a eu : « Si l’on veut dépeindre l’humanité par un mot, prendre celui d’obéis¬ sance ! » Combien ceux des esclaves à chair maudite qui ont des lueurs profondes de conscience et de ré¬ bellion, doivent les mépriser ! ...Il a crié, comme un prophète aigri, contre les règles trop longtemps supportées, contre la com¬ plainte romantique, le naturalisme touche-à-tout qui n’a de scientifique que la formule de son vernis, le classicisme rogné et abstrait — comptabilité litté¬ raire du Grand Siècle — qui prétend faire du fran-
CE QUI FUT SERA 199 çais une langue morte conservée entre les pages des livres; et le ronron, retombé en enfance, de l’alexan- drin et l'impressionnisme, photographie des émo- tions, art pelliculaire, ondoyant et volage qui bouche de son feu d'artifice imitatif, l’énorme nature origi- nale, osseuse et compacte. J’ai entr'ouvert l'œil pour voir son front bossué et son nez plat de rosace se cognant au jour du morne vitrage citadin, tandis qu'il s'écrie qu'une époque doit se respecter assez pour fabriquer directement ses modes d'expression. — Nous acceptons la tradition, mais autour de son axe immuable, nous la dressons, raclée, saillante et fruste, comme la gardienne du naos de Nitocris que fouilla en pleine brèche verte, il y a trois mille ans, ia droiture athlétique d’un vrai ancêtre. L’art est une lutte ouverte, sans merci, contre les œuvres d’art et d'abord contre les chefs-d'œuvre (le génie est no¬ vateur, mais le chef-d'œuvre conservateur). Notre directisme... Desceller les vieux remplissages... Une simplicité qui pile tout... Qu’une colère de primitifs nous jette en corps à corps sur la substance de la clarté ! — Le commencement ! dit Siébert. — La tragédie, toute la tragédie ! dit Ariès. Je me suis soulevé sur mon coude pour les écouter mieux. Attention ! Il ne faut pas se tromper sur eux. Ils ne savent pas ce qu'ils disent dès qu'ils lèvent et tournent leurs têtes d’artisans dans les perspectives morales èt sociales, mais ce qu'ils font, avec leurs mains, c’est ce qu’on doit faire. Ils ont beau suivre l’idéologie qui traîne, et le défaitisme d’ironie, ce sont, dans le seul rond de leur métier descriptif, des révoltés, puisqu’ils cassent un rituel usé, et, pour retrouver le vent des syllabes et reconstituer une fois de plus dans le monde la fragile exactitude, tirent des lignes droites du réel au réel.
200 LES ENCHAÎNEMENTS ... « Contre les idoles faites avec les mots »... Recommencer net. Période de rupture, première pé¬ riode révolutionnaire. Je sais maintenant que ces spécialistes trop myopes de la forme avec lesquels j’ai grandi, seront pris à leur tour par le verbalisme qui les guette plus que d'autres : le jeu du procédé, la facilité maladive de piquer l’attention par le recoupement des images et le neuf de la cassure, et de se parodier. Eux qu’agite la terreur démagogique d’être démodés, se démoderont vite, — mais ils auront préparé des époques artis¬ tiques vierges en déclassant le matériel consacré qui les entourait, et en libérait le style. Du nouveau 1 C’est le nom monotone de la vie. La vie, la plus grande vie, étale aujourd’hui en haut des jours — cherche son expression. Le commencement. L’enfant en qui l’on voit s’em¬ boîter et se numéroter les pièces élémentaires du roseau pensant. Les lignes principales du sauvage, pour un livre propre, noir et blanc. L’animal, ver¬ tueux et schématique, pure pierre de touche ; l’in¬ secte, résumé noir et fort, comme un accumulateur. Le dedans du corps : la gravité de l’image des hommes et des femmes à peau transparente ; la substance sportive du cœur, industrielle du foie — et les phé¬ nomènes de la vie dans la chair du végétal et du minéral. Le microbe collectif, la santé et la maladie, œuvres de multitudes. L’atome, graine astronomique des formes, l’atome pyramidal du carbone, première pierre devinée de l’édifice organique. Les polygones des pays avec les taches des foules et les paquets des villes... Le commencement déblayé, du regard, le commencement ! Comment s’emplira le théâtre de l’avenir? On ne peut pas prévoir, on ne peut que créer. Vers la tra- gérie prochaine, je tâtonne pourtant, borné connue les pauvres mères, pu le pauvre peuple maternel, auquel, ceux-là, malgré eux, ressemblent partielle-
CE QUI FUT SERA 201 ment. J’essaye de serrer sur mon cœur le brin d’austère pauvreté de cette cohue brillante qui a trouvé en un point la profondeur du recommence¬ ment. — Le cinéma, l’espéranto — la liquéfaction inter- nationaliste ! grogne haineusement Ariès. Même le cinéma qui, malgré ses bassesses, ne peut que moudre du détail Juste et est capable de mettre en scène tout ce qui nous dépasse en grandeur et en petitesse, dans les formes et les durées ; et même cette langue internationale manufacturée qui addi¬ tionne des mots sans histoire, sacrifiés mécanique¬ ment au sens, des mots à l’élasticité de chiffres, doublure de toutes les grandeurs possibles, vous y viendrez, les artistes, à mesure qu’il sera plus la¬ borieux de tirer quelque chose de l’orchestre tradi¬ tionnel et de ressusciter les langues vivantes. Il y a des moments-éclairs où l’on voit remuer les préparatifs du monde. Repartir, pas d’hier, mais du premier jour. Reprendre par quelque bout les ébauches ouvertes et pleines, montées, sans lende¬ main, du bas fond populaire, de la glèbe des champs, et de cette boue des villes, miroitante et enflammée. Refaire bouger les masses du grand poème, revivre les lieds extraits du cœur pourchassé de la foule, et les Mystères sans mesures, cauchemars étagés de la prière !... Entre deux sombres sphères d’arbres, le mur uni où s’appuya la souple et rigide tragédie originelle. Au. milieu du mur, la porte du palais, cœur des choses, qui attire tout le monde. Devant le mur, les acteurs à masques porte-voix et à cothurnes exhaus- sés, construits en blanc et noir par le soleil, envi¬ ronnés de Jours hautes ombres précipitées sur le mur. Là-haut, entre deux assises de gradins, dans le clair d’une brèche, enveloppé et développé par le vent et son manteau, im homme presque impercep¬ tible d’éloignement, bat des ailes. Et plus haut en-
202 LES ENCHAÎNEMENTS core, par-dessus le rebord de la crête giratoire qu’on voit en levant très fort la tête jusqu’au dernier cran — le cou crispé comme une main — l’alignement de grains de sable sur les nuées, l’ultime rang brodé des spectateurs. On est ramené au grand début, et on tourne autour. Mais par delà la tentation du théâtre déjà fait, les tragédies, calculées par l’idéal dans le réel, déploieront l’espace démesuré, la vie microsco¬ pique des foules de l’est à l’ouest. Visibles d’un coup d’œil, les quelques divisions territoriales du monde, cohérentes de grammaire et d’administration, et, d’une énormité à l’autre. les coups de théâtre des ressemblances et des différences. Il aura mille mains, le poète scénique, commue Senju-Kannon, le sauveur multiplié des hommes. Il sera le triomphal heureux qu’une grande voix m’a promis tout au fond du creux de mes songes. ft* Mais quel est le sujet du drame des hommes ! La scène représente l’éternel décor méditerranéen... Il lui faut percer le mirage de l’apparence, au regard qui aborde après tous les autres regards sur le rivage pullulant et saisissant de détails, pour chercher le contenu du drame. Il discerne la mer croulante au large, la mer rentrante et sortante — la mer verti¬ cale — et autour de la profondeur comble au loin (où le regard entre avant de se noyer), des pays se dressent en rond sous le soleil : la mer entoure la terre, et la terre entoure la mer. La beauté couchée de la mer ; la peau glissante de la mer au soleil. Des barques étoilées de rames; et l’une dans la baie calme est une croix qui palpite, emmenant tout au¬ tour d’elle sur le miroir son auréole tressée de fines souplesses augmentantes. Près du bord, un pêcheur dort illuminé dans la respiration de sa barque. Au coin, un phare, ce monument qui a une tête. Plus près encore, au seuil de la rayure incessante des ou-
CE QUI FUT SERA 203 dulations, se détache de chaque vague explosante une vague de bruit, qui monte obliquement et fait un ciel sonore. Là-bas le train qui gonfle de blanc un défilé, lance brusquement à plat le coup de filet de son fracas ; les bornes Reculantes de la grandeur... t il Quel est le sujet du drame des hommes ? C'est la guerre. L'échelle subsiste, qu'on n'a pas pu désarticuler du milieu des choses, et ce qui fut sera. Le monde contemporain prouve la guerre, du haut en bas, l'avenir est noué grossièrement au passé, et emporté par ce que j'ai vu, prophète du passé, j'y vois la guerre. Des souvenirs, des souvenirs : la guerre fu¬ ture ! Les événements obéiront aux grands par la volonté des petits, avec de fiches formes perfectionnées, bizarres d’abord dans les vieux cadres du monde... Ils en parlent avidement et reviennent à leurs Grandes. Manœuvres du Clénarcisse. Toutes ces es¬ cadres aériennes ; les nouveaux uniformes dont la couleur est tombée, et les casques assombris ; les fusées d'artifice pour éclairer la plaine comme une salle ; les tranchées de la guerre balkanique ; les tirailleurs, nuées de mouches nègres ; les canons énormes moulés dans la terre comme des tunnels. Quels coups de canon sans bornes il y aura !... Je suis étendu au milieu du bourdonnement. Ce qui reste des cercles du jour est écrasé en bas du ciel. Je suis près d'eux et loin d’eux comme tou¬ jours. Je pense au mystère mondial de la Passion, au grand jeu des Pauvres, à la chose shakespearienne faite par l'histoire universelle. Tout ce qui fut fait sera refait. Je ferme à demi les yeux sur cette genèse. La guerre et l'homme à travers. Le drame d’un homme contre la guerre.
204 LES ENCHAÎNEMENTS j i Un homme, moi, le point central, moi le résultat des durées. Je suis le recommencement. La lune s’était éteinte. La nuit s’étendait à mes pieds, et tout l’abîme noir sursautait d’éclairs sourds. Après des heures étouffantes et lancinantes de ma¬ chine à écrire, au Poste de Commandement sous la poire électrique coupée crue, j’avais lâché un ins- tant ma besogne de scribe : par la petite perte du baraquement, je m’étais engouffré dans l’espace, et j’étais là, penché sur l’étendue nocturne, et rafraîchi par le vent infini. Des hauteurs de la butte de glaise qu’on appelait le Perron et où se dissimulait le Poste de Commandement du Corps d’Armée, je do¬ minais sans la voir cette longue vallée du Clénarcisse parcourue d'un grondement spacieux et semée de météores. Çà et là, à la lueur instantanée des obus ou dès batteries aux flammes coupées, quelques points épars du couloir immense au bord duquel j’étais juché, apparaissaient, puis ; retombaient dans l’om¬ bre : des fragments de l’horizon en un chaos toni¬ truant et blafard ; et, parallèles à l’horizon, des tronçons polis de la rivière foudroyée au fond du gouffre ; les vagues ossements d’une maison proche ou d’agglomérations lointaines, blanchis par les brusques clartés disparaissantes ; et parfois les fila¬ ments phosphorescents d’un carrefour de routes, noyés ensuite dans les profondeurs avec une rumeur d’échos. Par moments, une rafale ininterrompue roulait à l’horizon, et maintenait quelques secondes, comme au cinématographe, un écran de pâles glaciers. A gauche— à l’ouest, puisque j’étais au nord — des fusées appelaient les regards, et sifflaient. Les tiges, feuillues de feu, s’étiraient avec précipitation,
CE QUI FUT SERA 205 r se mêlaient, s’incurvaient, et jetaient à la volée leurs lustres d’étincelles rouges et vertes, ou laissaient aller le point bleu aveuglant de leur planète de magné¬ sium environnée de mousselines belles comme le jour. Ce feu d’artifice silhouettait, en un portant de décor d’un noir intense, la rondeur du coteau de Mareilles occupé par le 33e Corps en liaison avec le nôtre. A l’autre bout du panorama, à l’est, vers le village de Girandes, un embrasement continu rou¬ geoyait au loin, confusément enraciné par des bases noires et qu'estompaient des fumées pommelées de rouge vif, sous les grands manteaux d’ombre in¬ curvée qui se poursuivaient au ciel. Les détonations — les unes légères dans la dis¬ tance, les autres sonnant plus brutales et métalliques, — le vague écho martelé des feux follets et l’aboi des pans de clarté dont s’emplissait et se vidait le ciel, ainsi que les larges coups de pilon de l’horizon, étaient parfois couverts par le tumulte proche des automobiles, l’écrasant roulement des camions dé¬ chaînés autour du Perron et de ma personne. Le Poste de Commandement était le centre et le moteur tourbillonnant d’une agitation perpétuelle. Un avion noyé dans les hauteurs approcha puis s’éloigna, avec son écheveau de fracas ; poursuivi par dès convois d’éclatements : on devinait la zone où il se précipitait, à cette boxe de lumière... J éprouvais, de tout mon cœur et de toute mon imagination de poète la féerique grandeur de cette nuit de guerre, cherchant par quelles images ori¬ ginales je pourrais rendre cette vaste illumination so¬ nore des plaines et des vallées, en des poèmes qui surprendraient et émerveilleraient le public supers¬ titieux de l’arrière. *** Je connaissais à fond le secteur, depuis trois mois; que je l’étudiais en ma qualité d’humble
206 LES ENCHAÎNEMENTS secrétaire à l’État-Major du Gorps d’Armée . Bien que je m’y fusse jamais aventuré — ma présence con¬ tinue étant indispensable au Poste de Commande¬ ment— j’en avais toute la géographie dans les yeux, et parmi les ténèbres fantastiques, je reconstruisais la charpente de la carte. Tout le fond du paysage invisible que les lueurs du bombardement saisissaient puis lâchaient, n’en dévoilant que l'immensité, était occupé par l’en¬ nemi. La rivière était à eux, ce qui communiquait un aspect mystérieux et terrible aux blêmes appari¬ tions de son fantôme plat. Il me semblait que je discernais les deux grands silences bombardés des hommes : le silence allemand et le silence; français. Je voyais distinctement la Séparation. Mais à ce moment où je projetais avec des tâton¬ nements de visionnaire l’exactitude des signes topo¬ graphiques dans l’étendue nocturne dérangée par le canon, plaquée de lueurs horizontales et de halos retentissants, sous les gestes blafards que traçaient au ciel de l’est à l’ouest, jusqu’au zénith, les coups de faux de la grosse artillerie — la ligne qui séparait cette vallée de ténèbres en deux moitiés tragiques n’était plus la vraie ligne ; la face du secteur frappé par les nues était en train de changer : Nous avions attaqué à minuit, au clair de lune. Le sort en était jeté :«Alea jacta est ! » murmurai-je... Et, du socle de mon observatoire, je pensais un peu orgueilleusement â César. Nous avions progressé... Jrallais avoir des nouvelles. Je rentrai au Poste de Commandement. Dans l’épaisse ténèbre que ne lavaient pas à fond les soudaines pâleurs ou les soudaines rousseurs, de la voûte céleste, les abords des constructions basses, — centre de guerre de l’énorme secteur gisant dans tous les sens — étaient assiégés par une assemblée bruis¬ sante.
CE QUI FUT SERA 207 Des lueurs de cigarettes, comme des apparitions, tout d’un coup, sur la noirceur, photographiaient des figures à là sanguine, et les jets intempestifs des phares électriques de poche modelaient des groupes crayeux aux casques mouillés d’un reflet. Je pénétrai dans le P. C. Une maigre salle de planches, basse, où un vif éclairage était placardé, et que chauffait fortement le feu roulant d’un poêle. Des stratifications de fumée de. tabac et, le long de la paroi, des capotes blêmes pendues par grappes sous les casques d’ardoise, et agrémentées de bracelets d’or, de libellules d’or, et des pétales de géranium de la Légion d'Honneur. Autour des tables chargées de papier — la salle n’était meublée que de papiers — les officiers du Premier Bureau, au complet, attendaient les dé- pêches, levaient la tête ensemble lorsque la porte s’ouvrait, et veillaient héroïquement. Le capitaine Fontanges brillait, jeune, impatient et résolu, dans le coin où l'électricité dorait sa che¬ velure blonde, sa moustache française et ses galons, près d’un petit vieux en uniforme, au nez et à la bar¬ biche pointas : un avoué en rupture d’étude provin¬ ciale, lieutenant-rapporteur au Conseil de guerre, dé¬ taché par suite d’affaires urgentes d’insubordina¬ tion, du gros de l’État-Major qui était pour nous l’arrière, et où de multiples liens galants enchaî¬ naient ce vieux Don Juan, libéré sur le tard des murs conjugaux. A l’autre coin du local de sapin constellé de lampes, s’insérait la silhouette plate du lieutenant Lecto, un sec adolescent à lunettes, à épaules carrées et archaïques, à face glabre et grave (le brillant de ses lunettes lui donnait parfois l’air de sourire, mais ce n’était qu’une illusion), qui as¬ surait conjointement avec le Deuxième Bureau, la surveillance du moral. A côté de lui des monceaux de lettres qui constituaient le prélèvement sur la correspondance des troupes ordonné par le G. Q. G.
208 LES ENCHAÎNEMENTS . Au fond de la salle, un étroit réduit apparaissait à travers une porte remuante dont lès vitres jetaient des moirures barrées. Dans cette cabane-bureau était l'homme qui tenait dans ses mains l’action immense s’élargissant à des kilomètres à la ronde, le général commandant le Corps d’Armée. On voyait dans la diaprure des vitres sa tête énergique lorsque un geste la dérouillait et la plaçait en lumière. Devant lui, sur une tablette, étincelaient les nickelures d’une sacoche et de l’appareil téléphonique. Il causait avec des personnages qu’on discernait à certaines secondes tout au moins par portions et placages dans l’excava¬ tion vitrée. Parfois la porte d’entrée de notre salle, à l’autre bout, dans le coin d’ombre, se creusait, livrant pas¬ sage à des êtres encore empaquetés de nuit, statufiés par le froid du dehors, qui s’arrêtaient éblouis sur le seuil, un papier à la main, puis s’avancaient, guidés par le planton, sur les longues lattes fléchis¬ santes du parquet, faisaient remuer tout l'ameuble¬ ment et les locataires multicolores qui chargeaient la salle. Les officiers, comme un seul homme, les inter¬ rogeaient en paroles bousculées, et ils répondaient en passant lorsqu’ils savaient répondre. C’étaient des télégraphistes qui apportaient des « pelures », des téléphonistes avec leurs messages, des hommes de liaison avec des notes et des plis, des officiers de tout rang et de tout service, venus de l’Armée, des Divisions, de l'Artillerie. Le sergent planton se levait et introduisait lès nouveaux venus dans le sanctuaire du général. Celui-ci saisissait son monocle qui pendait à côté de ses croix, prenait connaissance du papier. On le voyait dévisager l’en¬ voyé, on entendait bourdonner et vibrer quelque in¬ terrogation, quelque observation. Le Chef d’État- Major griffonnait sur une feuille de son bloc-notes. Puis l’envoyé traversait dans l’autre sens le plancher à ressort de la morne salle, et disparaissait. Quelque-
CE QUI FUT SERA 209 fois le planton se précipitait à la porte d'entrée, par¬ lementait quelques secondes, et un coureur partait dans la nuit. Le téléphone retentit, et du dialogue monologué du général, il résultait que la fameuse mitrailleuse fantôme qui était dans « l'Échiquier » avait été repé¬ rée avant l'attaque par une patrouille de tirailleurs sénégalais : « Bravo, mes compliments, colonel ! Je suis bien content. Vous voyez qu'ils sont bons à quelque chose ! » Après cet insignifiant incident, il y eut, cette grande nuit, une période de temps pendant laquelle le téléphone ne retentit pas, et où personne ne vint du dehors apporter les dépêches ou recevoir des ordres. Là-bas, dans l'invisible et l'inconnu, les grandes choses s'accomplissaient et l'on ne percevait dans la cabane de bois que le tremblement continu des planches et des objets, en réponse aux détonations qui soufflaient au loin. L’État-Major avait créé l'attaque : sa tâche était suspendue maintenant que l'action était engagée, que l'idée prenait corps dans la distance. ... Elle était là, sous nos yeux, sous nos mains, la tragédie qu'il s'agissait de déchaîner à la face du monde. Je me levai, m'approchai d'une lampe et d’un table solitaire, et je la vis. Le plan en relief au cinq millième. Cette minuscule construction — carré d'un mètre de côté environ, criblé de creux, de bosses, de signes, de couleurs, sous le quadrillage des cotes — c’était le microcosme du secteur. Cela transposait la réalité en la réduisant vingt-cinq millions de fois en sur¬ face, et cent vingt-cinq milliards de fois en volume, et permettait d'embrasser totalement du regard sous le 'soleil d'une ampoule électrique, le champ d'action du Corps d'Armée. C’était là le résidu com¬ biné et accumulé des rapports, des photographies, des croquis, des cartes, des notes des observateurs
210 LES ENCHAINEMENTS d'artillerie, d'aéroplanes ou de ballons, de pa¬ trouilles, des aveux dé prisonniers. Tout cela cristal¬ lisé au centre dû commandement comme dans une tête. Ainsi, noyés comme nous l’étions dans l'in- fini noir, nos yeux s’ouvraient et voyaient tout. La réduction vertigineusement petite qui nous montrait au plein jour de la lampe un carré de nature : le brouillement vert des bois, les rectangles des domaines, les parallélépipèdes des maisons et les cônes des églises, les routes comme des ficelles et les chemins comme des fîls, nous initiait à la fois à tout le mécanisme et à toute l’envergure de la guerre. Elle nous faisait voir, en avant de la cité de bois des services et des cantonnements d'arrière, le Per¬ ron où nous étions, le centre vital orné du fanion du C. A. d'où l'idée était née et avait jailli la foudre. A partir de là se développait dans son impression¬ nante petitesse le territoire de guerre, lé pays rayé: sept lignes de tranchées françaises jusqu'au cours parallèle du Clénarcisse — notre première ligne con¬ tournait, à gauche, le village de Vauxavènes, au mi¬ lieu, celui de Saint-Trop qui tous deux étaient à nous, et coupait en deux le village vide de Girandes — et on voyait comme trois tirets, les trois ponts qu’on conservait en les épiant, puis, de l’autre côté de la vallée, sept lignes de tranchées allemandes, dont nous connaissions la géométrie, sans cesse re¬ touchée, aussi bien que celle de nos travaux, depuis la tranchée d’Odin jusqu'à celle de Bismarck. Le dénouement se traçait aux yeux : transporter là cette ligne d’épingles-drapeaux tricolores qui était ici. Problème de géométrie à résoudre avec les chiffres humains, après la réduction des Calculs préliminaires. (Renforts, réserves, approvisionnements, munitions, mesures d’ordre, emploi du temps et détermination des objectifs, préparation d’artillerie.) Le travail de l’infanterie était aux trois-quarts accompli : elle n’avait plus qu’à marcher.
CE QUI FUT SERA 211 '• • T< - p Soudain, le chef apparut sur son seuil et vint au milieu de nous. Ceux qui dormaient se réveillèrent. — Progression normale, messieurs ! Ilcontinua : — Les premiers objectifs ont été atteints. La se- conde attaque commence dans une heure et demie. Il se dirigea, vers le plan en relief suivi par le pié¬ tinement de tous (et même, clopin-clopant, le vieux barbon d’officier rapporteur au Conseil dé Guerre, la face mal dégrossie et mal déteinte du sommeil, lar¬ moyante et fissurée). Il appela le chef du service to¬ pographique. Son index frôla le carton-pâte. — La ligne ici, sergent, indiqua-t-il. Sur cet ordre du Chef, le cartographe déplaça la ligné d’épingles-tricolores et la poussa contre la ri- vière. Nous suivions attentifs et sages comme des enfants, avec une sorte de solennel amusement; cette opération qui changeait le pays. Nous étions les avia¬ teurs qui, prodigieusement, débouchaient — tout l’espace éclairé — à six cents mètres au-dessus de la carcasse organisée de la guerre. Dé générai, bonhomme, cordial, continua : — Nous avons avancé comme sur un damier. Quand la lune s’est couchée, le général Trembley a creusé deux tranchées dans les marais jusqu’à la limite. Indiquez-les ici, de deux coups de fusain. On s’est d’abord massé ici, comme c’était écrit. Le colo¬ nel Gaudy est arrivé, non sans peine, avec ses colo¬ niaux à nettoyer cela. Du côté des marais, les choses n’ont pas été toutes seules. Nous nous sommes piqué les doigts à des réseaux intacts, et dans ce coin nous avons été pas mal canardés (la main du général dan¬ sait expressivement sur cette région). L’ennemi a no- blement réagi, je tiens à lui rendre cette justice. Il y avait au triangle gamma, dans l’Échiquier, une mine non repérée. Nous le savions, du reste. Cette mine s’est déterrée quand elle a voulu, ce qui a causé du flottement dans les unités qui se sont trou-
212 LES ENCHAÎNEMENTS vées là : c’est naturel et bien excusable. Les ponts ont été disloqués par nous pour couper la contre- attaque... Et, avec l’ongle, le général arracha les trois ponts. — L’ennemi a dû sacrifier un rideau de défense... Un lieutenant en tenue de campagne qui venait d’entrer, salua et remit un pli : — Mon général, une réclamation. Le mot sonna mal. — Qu’est-ce que c’est ! dit le Chef d’État-Major, sourcils froncés, d’une voix cinglante. Il ouvrit le pli; Les 75 ont tiré trop court et gêné la progression de la cote 4. — Les maladroits ! dit le général. C'est toujours la même histoire. Ce sacré Bedorez ne prend jamais assez de précautions. Jamais ! Il rédigea un ordre et le remit à l'officier qui fit demi-tour. Il a tiré sa montre et semble jouer avec elle. — Écoutez, messieurs ! dit-il tout à coup. Le grand canon 1 Quelques secondes de recueillement, et un gronde¬ ment monstrueux s’arrache de l’immensité qui nous coudoie, et déferle comme si toute l'étendue était des ruines de fer. Le déplacement de l'air empoigne la baraque et la secoue jusqu’aux racines, et nous sommes bousculés les uns contre les autres, comme les prisonniers d’un camion monotone qui brusque¬ ment stoppe. Le grand canon ! On pousse une excla¬ mation, on est Gers de cette force qui vient de vous passer à travers les os. Et il me semble que parmi l'étendue des âges, je retrouve jusque dans mes moelles le battement cé¬ leste d’une cloche traversant le chaos de la pourri¬ ture et des pierres. La porte de la salle s’est ouverte toute seule, et un tumulte nourri d’artillerie s’y déverse avec le souffle de la nuit et du vent. C’est le barrage alle-
CE QUI FUT SERA 213 mand. Il doit être formidable pour que d’ici on l’entende de la sorte. La porte se ferme. Le général a line voix d’un Calme imperturbable dans la mai- soir de planches ballottée au milieu des ténèbres sis- miques et où brille le plan comme un monde astral. — Il est trois heures et demie. L’action recom¬ mence à l’aube, à cinq heures. Nous déboucherons par trois estuaires — marquez un pont de bois en 273.06 — et reformerons de l’autre côté de la rivière nos quatre kilomètres de front. Il indique les opérations qui vont se dérouler : — A sept heures, nous serons ici. Il fait le geste de pousser les lignes comme on pousse du doigt les pions puis des rangées de pions. Sa main grande ouverte couvre un kilomètre surle carré éblouissant. Puis le triomphateur dont la grandeur éclate à nos yeux à travers ce décor humble et banal, se dirige vers la porte. Avant de disparaître, il se retourne et salue, — sa couronne d’or scintil¬ lante. Étendu sur le brancard, pour dormir un peu, mal¬ gré la bougeante fièvre d’enthousiasme, — je vois la salle désordonnée, le cercle des chefs dorés qui ont les yeux ouverts. On dirait quelque veille émouvante dans une salle de jeu ravagée par l’acharnement de ses hôtes autour de la table lignée et chiffrée, où roule la chance comme une chose. Puis mes yeux se ferment et mes idées se brouil¬ lent. Je pense aux miens qui tremblent chaque jour pour mon existence, à la réussite de cette offensive qui va se parachever pendant que je dormirai, et aux décorations et à l’avancement qui récompenseront la part' que nous y avons tous prise, moi comme les autres. Il ne m’arrive que la douceur et le bercement du fracas universel par lequel la victoire se forge un nouveau monde — comme lorsque j’étais roi... Mais une voix me hante. Elle dit, elle répète dix
214 LES ENCHAÎNEMENTS — Roi ! Autrefois, plus maintenant. C’est la voix d’un vieillard assis près d’un âtre. — Il n’y a plus de rois ni d’esclaves, voyons, mon ami. * — Trachel ! L’appel du Chef d’État-Major m’a réveillé en sur¬ saut : Deux plis à porter, l’un à l’observatoire B, l’autre au commandant d’un bataillon de chasseurs. C’est tout le secteur à parcourir. Les lampes s’éteignent en ce moment, juste. C’est le petit jour. Une lueur livide coule des châssis étroits que la vapeur d’eau brouille et mouille. De l’obscurité est encore amoncelée comme dé la terre dans les coins où s’immobilisent quelques formes épaisses adossées sur des chaises invisibles, ou bien accoudées sur les tables fantômes aux papiers morts. L’aube salit confusément les objets, les carrures qui s’étirent, des figures à demi enlisées dans le noir. Une main noire ouvre le léger cadre de sapin d’un des soupiraux. L’air froid dé couleur grise refoule l’atmosphère confite et l’odeur massive de tabac. Je discerne le manège métallique et froid d’un spectre penché qui fouille et vide, dans le ventre de la ba¬ raque, le poêle éteint. Je sors. Je vais voir toutes les choses dont on a tant parlé. Dehors, j’ai une désillusion puérile : moi qui vais tout voir, je ne vois rien ! La brume met sur le monde une couverture. Seuls au premier plan appa¬ raissent des personnages épais à carapaces obscur¬ cies d’humidité, spongieuses et pleines de rosée, plantés sur le panorama fumeux. Là-bas, sous le vo¬ lume du brouillard, un bruit de faubourg qui s’éveille — du murmure et du grondement, du tape-
CE QUI FUT SERA 215 ment de charrette roulante. On est enfermé, rape- tissé, on voudrait déchirer au loin ces ténèbres pâles. Je pars droit vers l'avant. J’arrive à la lisière d'un talus de route, que je longe. Une sentinelle est postée devant le trou d'un tunnel qui passe sous la route comme un égoût. L'homme, en son lourd et large harnachement de campagne, qui fait comme un collier de cheval sur son cou, s'approche de ceux qui vont à l'avant ou qui en, viennent, pour demander le mot de passe. C'est un vétéran. Ses cuirs et sa face sont racornis. Sa capote est soignée par lui, — mais salie par les pluies, les vents, les espaces et la durée. Un capitaine d‘État-Major passe là, se dirigeant vers l'arrière, et interpelle le bonhomme en répri¬ mant un bâillement : — Eh bien, mon ami, cela va-t-il comme tu veux ? Le pauvre soldat solitaire, le mendiant du mot de passe, fasciné par l'homme doré qui brille devant lui, répond seulement : Mon capitaine... L’officier — sur sa figure se défait lentement la grimace du bâillement, et elle tourne au sourire, — porte la main sur la plaque ovale qui pend par une chaîne au poignet du soldat, Le bras obéit, se lève, et le soldat le regarde faire. — Tiens, nous sommes de la même classe ! s’écrie l’officier. Il montre sous sa manchette sa propre plaque d'identité — un bijou qu'ajuste une gourmette d’or. — Exactement du même âge, mon ami. Nous sommes pareils ; deux réservistes de France ! — Ah, fait le soldat. Et c'est qu'ils se ressemblent, malgré leur habil¬ lement ! Sur ce coin de terre sale et dans l'air gris qui rôde dessus — boue terrestre et céleste — je suis frappé de leur ressemblance. Mêmes traits, même II. 10 ,
216 LES ENCHAÎNEMENTS type, même stature. Mais le soldat a la figure plissée, toute grisonnante, marquée par la fatigua et je ne sais quelle flétrissure. Ses épaules sont voûtées — on dirait qu’il est le père de l’officier. Il le regarde, l’œil rond, comme s’il n’avait ja¬ mais vu un gradé, et moi, arrivé à l’autre bout du tunnel, je me retourne pour le regarder, lui, dans le petit carré éclairé qui est le guichet du pays de la guerre, comme si je n’avais jamais vu un soldat. Après, une campagne triste descend comme une grève. L'horizon, du côté de la guerre, est encore bouché d’ouate.. La canonnade donne là-bas en masse ; les foudres lointaines ne sont ici que d’amples ébranlements et défoncements d'air — étrange voix pneumatique et creuse du canon qui parle dans la chair. Autour de moi, des débris de boîtes, de conserves crevées, aux restes d’entrailles, des palissades trouées ou penchées par tronçons et formant d’obliques éventails, des pierres de taille qui ont tellement roulé qu’elles sont usées commodes galets. Dans le flux et le reflux des relèves, l’écume de l’armée a échoué là, comme celle dont une ville bariole et incruste son cycle fade de terrains vagues. Ces champs de débris qui s’étendent aussi loin que la vue, c’est le seuil pourri de la guerre piétinante On voit que les trous d’obus ont été comblés, mais¬ on marche sur des cailloux de fer. C’est étrange : moi qui connais si bien les lieux, je ne m’y reconnais plus. Le dessin du plan général que j’ai dans la tête est gêné par tous ces détails apparaissants, par la présence grossie, interminable — trompeuse— de la réalité. A travers ces champs rugueux qui ont perdu leur
CE QUI FUT SERA 217 carnation, où la terre profonde a cessé de battre, personne de vivant. Je suis seul. Toute la vie s’est déplacée en avant. **fc Il ne faut plus marcher à découvert. L’orifice d’un terrier. C’est par là qu’on entre dans la tran¬ chée, qui doit être le Boyau VII. Une échelle enter¬ rée, très inclinée, me verse dans la pénombre, et je me trouve tout d’un coup au fond d’un couloir, serré entre deux hautes parois verticales de terre fraîche et raclée, et que bouche là-haut le ciel blanc. Le boyau est profond. La terre neuve y a des aplombs géométriques de maçonnerie basanée. La frise festonnée de mottes d’herbes, tranchée à vif sur le noir de l’humus, court, en haut du mur friable, bien au-dessus de ma tête. Là-dedans, la lumière du jour déjà si chétive quand on la puisait au large du ciel, se voile, les quelques bruits du monde s’étouffent et moi qui étais enfermé dans la brume, je suis enfermé dans la terre entr’ou- verte. Le corridor est foré en demi-cercles successifs ajustés en sens contraire (Ah ! ah 1 je retrouve la ligne ondulée du Plan Directeur), de sorte que la marche y est presque un va-et-vient. La terre énorme se masse à la fois à côté de moi et devant moi, et chaque détour m’emprisonne. Le boyau est si étroit que lorsque je heurte quelque assise de cailloux qui renfle une des parois de la nature, ou quelque brus¬ que souche à la rouille grumeleuse d’où pendent des filaments, je suis rejeté contre l’autre paroi ; et j’ai bientôt les épaules plaquées de terre. Sur la chaussée dure comme du pavé, deux sillons continus sont creusés : c’est la trace des pieds droits ét des pieds gauches des hommes qui ont passé là ; souliers se prennent dans ces rails. Mes mains
218 LES ENCHAÎNEMENTS trouvent le long des deux murs jaunes une éraflure sans fin, et je comprends que c’est le frottement de la toile — de la peau — des musettes qui l'a faite : le boyau est moins large qu’un soldat et il faut que chaque pas de l’homme l’arrache. Tout est désert dans ce bas-fond où ont roulé des régiments. Je ne vois plus que la bande du plafond d’espace qui me suit, que ces murs de couloir que je traîne, que ces tournants qui s’emparent de mon corps, et5 que ce piétinement désert dé multitude qui peuple fa fosse.4 Rien que l’odeur épaisse de terre dont je suis saturé dans la pénombre ocreuse, rien que le bruit de mes pieds qui suivent de loin, émiettés dans l’immensité, l’avancée des hommes. Je marche longtemps. Je croyais que j’allais voir ou entrevoir la bataille. Rien. Soudain, à droite et à gauche, une large ouverture m’éclairé. C’est notre dernière ligne que je m’ima- ginais avoir dépassée depuis longtemps dans ces cir- cuits perpétuels qui brouillent le temps et l’espace. Elle gît de chaque côté du boyau, très évasé, ruineuse et abandonnée. On n’en voit que les commence- ments, interceptés par des tournants. Quelques abris béants, tels des huttes de bûcherons, s’enfouissent dans 1e remblai triste que piquettent des touffes de paille. Sur la terre moisie des versants l’herbe est blanchie. Il y traîne de vieux équipements minéra¬ lisés, des débris et des chiffons, des amoncellements de bois mort ou d’armes cassées et une bassine qu’a rongée et percée la longueur des jours. Il n’y a pas âme qui vive dans cette pâle vallée d’écrasement, de souillure et de désordre dont le soufflé s’est ouvert un instant à moi, des deux côtés. Déconcerté par la monotonie du boyau qui mutile l’espace et tue le bruit, changé peu à peu en une chose lasse de router parmi l’éternel vide qui tourne, je débouche enfin dans la tranchée d’Alsace. C’est
CE QUI FUT SERA 219 là qu’es l’observatoire B, et je m’engage dans la parallèle. Tout y est cassé, crevé, teint d’une espèce de soir. Elle s'incruste le long d’un ancien chemin vicinal : Je me souviens que je le savais par les cartes, en voyant saillir à la hauteur de ma tête l'agglomérat de moellon scié et fracassé par le creusement de la tranchée. Mais je ne reconnais rien de ce que je connais ! et puis je suis étonné d’apprendre, par l’in¬ tensité déchiquetée de son empierrage, que ce petit chemin de rien était jadis plus puissant que je ne l’imaginais en le suivant du doigt. Le fossé est creux : on ne voit rien au delà des décombres obscurs qui le bornent, que le fleuve sans fin du ciel. On manche difficultueusement sur des rondins et des planches qui empêchent le fond de se liquéfier, ou sur le terreau mou des éboulements ré- cent qui tuméfient cette voie de démolitions. La main tâtonne et prend appui sur des pierres ou des moignons de bois. Tout cela est mouillé par de la pluie noire. Cette tranchée s’étend presque en ligne droite. Des casques y remuent, des pas la martellent, des voix y vibrent. Mais ce n’est là qu’une maigre agitation qui contraste plus encore que le désert, avec les grands événements. Deux soldats s’avancent de mon côté, montant et descendant d’épave en épave, L’arme à la bretelle et les bras écartés, les yeux fixés sur la placer où s’abattent leurs pieds. L’observatoire a été aménagé dans un mamelon qui boursoufle la plaine à cet endroit. Interrogé au moment où nous nous affrontions, un des soldats me désigne du pouce un encombrement troué au centre, et dit : « C’est là. » Une sape raide, étranglée, que soutiennent des vertèbres de bois noyées dans la terre grasse, et c’est une cabine basse qu’éclaire une meurtrière étroite fendue en largeur — comme si le couvercle du pla- fond était soulevé d’un seul côté. Une table, un
220 LES ENCHAÎNEMENTS banc, un homme assis, un homme debout — tous deux à contre-jour du hublot rectiligne, sont obs¬ curs et cernés d’un trait lumineux. Un des hommes, un lieutenant d’artillerie, prend mon pli, le lit, me dit que la communication a été rétablie et que le nécessaire vient d’être fait. Il écrit cela sur un papier qu’il me donne, puis il me dit : — Venez jeter un coup d’œil sur la bataille. ★ Je me suis approché de la déchirure de lumière, et, tout à coup, du fond de ce phare enterré, j’ai tout revu ! J’ai revu le vertige des immenses campagnes rapetissées, comme du haut des plates-formes d’un château... J’ai retrouvé la distance que j’avais perdue au mi- lieu des choses. Devant moi, par-dessus les herbes grossies et troubles qui silhouettent près de l’œil le rebord de la profonde meurtrière, s’allonge l’image réelle du Plan Directeur. Mais le Plan Directeur ne remue pas, et ici, dans le large abîme horizontal, il y a du mouvement qui passe... Je me penche pour mieux voir, pour être partout. Ce sont les tranchées soulignées par les affleure¬ ments fauves et blanchâtres, tigrés, des déblais, et que leur longueur écrase — ce tracé explicite et chi¬ rurgical de cité d’enfer qui fouille les campagnes... Ce sont les trois villages à travers les plantations de bâtonnets couleur chair ou charbonneux : successi¬ vement de l’ouest à l’est, les tas de toits rouges et bleus, les murs de carton demi-roussi de Vauxavènes, de Saint-Trop (on voit dés trous d’épingles dans son église, et le thorax de lattes d’une tour) puis de Gi- randes, dont l’amas est plus pâle et plus empâté que les autres. La zone assombrie du rivage, la ligne
CE QUI FUT SERA 221 Clôturés en alvéoles par le cordonnet blanc des murs bas. Appliqué sur la déclivité pelée et frottée de vert, île parallélogramme enfoncé des tranchées alle¬ mandes aux traverses régulières de boyaux, essaye de se cacher et se montre, ligne par ligne, sur cette page colorée à la fuite vertigineuse. Au fond, la cote 36, dernière onde de l’éloignement, longue île nuageuse à l’horizon. En bas — à trois cents mètres environ, car l’en¬ tablement un peu relevé de la meurtrière herbue empêche de. voir de plus près — une batterie fuse, lueur sourde en plein jour, comme celle d’un bri¬ quet éraillant la plaine. D’autres éclats instantanés rougeoient. Le lieutenant me passe des jumelles, en accole à ses yeux, et je promène sur la grande fuite des choses, au caprice dansant de mes mains, un cercle clair de microscope. Une chaîne serpente dans un boyau perpendicu¬ laire aux lignes ; de l’infanterie casquée. Dans un boyau voisin, un déplacement en sens contraire — une relève descendante — semble faire contre-poids. Dans les parallèles, on perçoit devant l’écran mince des talus, en pastel brun souligné d’encre — des chapelets perlés qui traînent en mouvement uniforme et attaché. Sur le flanc des hauteurs, cet alignement qu’on prend pour des buissons morts, — le premier regard n’a pas le temps de les faire mouvoir — ce sont des sections : les aiguilles qui terminent les fusils brillent au soleil par éclairs et par gerbes ; et jusque dans la vésicule de ce poste d’écoute au bout de ce conduit creux ; une escouade, pelote d’aiguilles. Un pullulement monte et descend et fait dès dessins dans un carré de fourmilière qui se nettoie aux yeux lorsqu’on l’inscrit dans le cercle de précision. Là, il y a des choses déliées, réduites, qu’on tire, des lilliputiens acharnés autour de joujoux. On les voit se dépêcher de toute la
222 LES ENCHAÎNEMENTS vitesse de leurs jambes minuscules. Ils se dispersent, puis se reforment, s’additionnent. — Ils y vont joyeusement, hein, nos petits artilleurs! Parfois leur pétulance se ralentit, on ne sait pour¬ quoi ; on ne comprend pas ce qu’ils font, et cela est énervant. On voudrait leur donner une chiquenaude avec sa volonté. A mesure que le regard perfectionné se porte vers l’horizon, il ne saisit plus dans la grandeur nue, dans la pâleur du silence, que des lignes descendantes de fourmis, puis quelques points d’encre, des traî¬ nées organiques par moments interceptées au regard, et dont on perd le mouvement et la signification. Une sorte de poussière grisée s’égrène par plaques sur les parties supérieures du plan que la distance nivelle et neutralise. D’ici, on ne voit pas bouger ces superficies. Pourtant, quand on les regarde à nouveau, au bout d’un instant, on voit qu’elles ont glissé comme l’ombre d’un nuage sur la terre. Je contemple avec curiosité cette vibration éparse qui se révèle dans les veines ouvertes et les en¬ trailles du secteur. Je ne suis pas habitué à voir du remuement sur les ensembles des choses, je n’ai ja- mais vu que des cartes désertes, des cimetières d’encre. Accoudé contre moi, l’observateur m’explique la forme de l'opération. Quand il avance la tête il me cache la moitié du monde. — Nous avons pris quatre tranchées : une, deux, trois, quatre — jusque-là. Mais eur la droite, au Tourniquet, l’avance s’est trouvée enrayée plusieurs heures — par la richesse des moyens de défense... « On a dépêché des renforts, et c’est le redresse¬ ment de l'offensive qui s’accomplit... Le mouvement s’accentue, vous voyez !— et Je jeune homme parle d’une voix plus vibrante, plus fiévreuse, — vous les
CE QUI FUT SERA 223 voyez arriver des deux côtés sur les pentes, vous les voyez, vous les voyez ? Ils ne cessent pas de sortir de terre ! » L’ampleur des événements se dessine aux jeux là- bas sur la carte en relief. On démêle à peu près la double tempête qui lâche son chaos bas entre les horizons, et qui a des poussées dissimulées de mala¬ die : on ne voit pas les hommes qui sourdent des crevasses et s’étendent doucement, mais on voit les nuées piquées d’étincelles qui dominent leurs ali¬ gnements. Ces éboulements de nuages se déploient régulièrement, en étendards, sur les formations. On ne voit pas les hommes, mais on voit les orages qui les enveloppant, les montagnes tombant du ciel sur eux, on voit le vent chargé qui les pousse et les repousse. — Ils doivent avoir un barrage terrible, là, du côté du cimetière boche — ces plates-bandes. Tout ce grondement qu’on entend, et la grêle fine de la fusil¬ lade... Écoutez bien ! Entendez-vous ? C’est le corps d’armée tout entier qui est là. Natu¬ rellement, tous les points de sang sont trop ténus et trop nombreux pour qu’on puisse penser à chacun dieux ; même lorsqu’on les voit, ils pèsent trop peu an regard, ils sont fantômes par la petitesse. On est captivé au-dessus d’eux par le problème de leurs Brasses, par les chiffres perceptibles, par les ava¬ lanches qu’ils attirent sur eux. Il y a un prodigieux intérêt à dominer les phases de cette géométrie ter¬ restre qui se combine, s’ajuste tant bien que mal sous les fumées attroupées et scintillantes du ciel, à travers l’immensité où se noie le fracas et que l'in¬ cendie déchaîné au loin ne réchauffe pas. — Il y en a eu des barrages ! s’écrie l’observateur avec une bizarre exaltation qui fait luire ses yeux et frémir sa voix... (On dirait qu’il récite comme un acteur et je vois son profil distingué au long nez mince, en ombre chinoise sur la clarté grumeleuse)...
224 LES ENCHAÎNEMENTS Nous en avons vu depuis minuit se poser partout ! Si vous aviez vu ! La nuit, la fumée se change en flammes comme dans la Bible. Mais, affolés, les Boches se sont surtout acharnés à barrer la plaine de Vancouvert, à droite de Girandes, vers l'extré- mité du secteur. Ils se sont trompés ! Il n'y avait là que quelques unités ! Ainsi l'action se reconstitue dans la sérénité pres¬ que immobile et presque muette de la grandeur. Comme la fatalité sous les événements, on discerne le plan souverain : les convergences, l'unité, la pensée du général. Ces campagnes mornes, si pai¬ sibles au premier coup d'œil, sont travaillées d'une vaste et violente harmonie. C'est cela la bataille, c'est cela la victoire. Je reprends possession de ce monde et je suis de nouveau posé au sommet de la guerre comme un géant. Il me faut repartir pour accomplir ma mission. Je rentre dans la tranchée puis dans le boyau, et c'est la fin du monde extérieur. Le secret de l'en¬ semble arraché un instant de la fissure, illimitée de l’observatoire, — se rompt par morceaux, et se dis- sipe. Je marche à la remorque des armées qui pas¬ sèrent ici, éraflant le double mur, forçat de la longueur. J'arrive enfin à des hommes ! Us sont arrêtés le long du boyau élargi. Je les espérais. Je me dis : les voilà. Mais non, ce ne sont pas eux. Ce ne sont pas des combattants. C'est une des équipes de territoriaux qui refont les tranchées. Ils travaillent, profondément mêlés au sol. Ici le terrain est calcaire sous là couche
CE QUI FUT SERA 225 noire de l’humus et ces hommes sont à la fois pl⬠treux et charbonneux. Ces laboureurs de la guerre portent le poids de l’architecture et de l’ordre où j’ai passé : ce sont les auteurs de ces murs volumineux et fragiles qui glissent si facilement en ruines. Ils poussent avec leurs mains, avec leurs forces qui doivent renaître sans cesse, de Chaque côté de leur voie, les collines retombantes. Tous ceux qui ont bâti n’ont-ils pas élevé des col¬ lines retombantes, depuis les «bâtisseurs de la chaîne de tombeaux aigus du Delta ! Après ceux qui soulèvent le sable, le fossé est moins profond, plus inégal, barré de clartés redoutables. Par-dessus les assises murales que font les silex du terrain crétacé, les talus sont échancrés. Par mo¬ ments, la tête affleure presque au bord du monde ! Un bruit massif de piétinement vient vers moi. Deux brancardiers enchaînés, en bloc chancelant, surgissent. Leurs quatre bras et leurs quatre jambes se durcissent à porter un mort dans une civière. Je m’applique sur la paroi pour leur laisser la place. Je les vois passer cramponnés aux bois du brancard em¬ mailloté d’une toile de tente que du sang humecte en dessous et colle comme une peau, et qui me frotte. Les porteurs ne me regardent pas. Ils avancent pe¬ samment, blêmes comme des aveugles à la face flot¬ tante, noyée et mouillée ; l’organisme machiné d’un souffle rauque, tirés et tirant de toutes leurs forces; on suit des yeux leur dos que disloque le poids for¬ midable de leurs poignets crispés. Au tournant, ils sont obligés de soulever à la hauteur de leurs têtes, jusqu’à la stratification où le boyau est plus large, leur grand chargement pâle qu’ils font tanguer et quittes bouscule. Un tournant les montre, un tour¬
226 LES ENCHAÎNEMENTS nant les efface, mais on les entend gronder. Je vois, j’éprouve dans mes jointures l’effort pres¬ que surhumain qu’il faut pour porter un corps hu¬ main, fardeau terrible que multiplie si vite la dis¬ tance, à travers ces catacombes béantes. Je devine combien il faut peu de minutes à des porteurs pour atteindre le bout de l’effort naturel. Et je songe, tout à coup que, plus loin, dans les tournants si étroits et si profonds du boyau refait, les brancardiers seront pris au piège et que le pauvre monstre qui s’accroche à eux et lutte contre leur volonté, ne passera que s’ils le mettent debout comme eux. Mais deux hommes, même désespérés, ne sont pas assez forts pour en porter un ainsi, et les crevasses sont trop strictement murées pour qu’on puisse y porter un brancard à plus de deux... Quant à monter plus haut, dans l’air — si on respire cela, on est foudroyé. Alors, le bruit encore perceptible de leur marche, de leurs exclamations sourdes qui cahotent et s’en ^ont, fait en moi une résonance d’enfer ! La force d'un mort, un seul mort, un seul homme, une unité... Tout à l’heure, j’ai vu que cela n'est qu’un point. Les hommes, chaque homme... < ; Il est dix heures. Il y a deux heures et demie que je suis entré dans la terre bestiale, que je marché au fond de la rue sans formes et sans figures. Je m’hypnotise à voir les tournants se préparer tou¬ jours à me happer, à voir, au-dessus de moi, se joindre et s’écarter sans cesse les lignes courbes que silhouettent les bords du trou éternel. L’étau est Si étroit, que les parois finissent, semble-t-il, par se toucher, et ne me livrer passage qu’à mesure. La lourdeur des murs ne me lâche plus, s’appuie sur mes épaules, me, serre le cou, m’écrase. Le calme épais m’asphyxie comme de l’eau. La vision se
CE QUI FUT SERA 227 brouille, se renverse : on va à l’envers dans le long trou du ciel. • Je ne sais pas, je ne sais rien. Je parlais sans savoir lorsque je parlais des tranchées. Est-ce que je me doutais que leur inertie même est déséquilibrée et affolante ! C'est le réseau de routes tentaculaires, de routes ramassant leurs trois côtés, et qui vident, qui vident. Ce système de souterrain sciés déforme et fait éclater le Plan infime et desséché, le Plan stupide ! Soudain le boyau se ferme aux yeux. Un écriteau pointe blanc et grandit : Première ligne. Ah !... Je savais que j'y arriverais ; mais la réalité atten¬ due, quand elle apparaît, est toujours une révélation. Elle a une importance et un excès que ne peut pas d’avance imiter la pensée. Toute chose est toujours, une fois, aussi belle qu'elle-même. Je fais quelques pas dans la tranchée d'où la pre¬ mière attaque est sortie cette nuit au clair de lune. Elle s'enfonce de chaque côté du boyau en deux golfes sombres, et ces lieux sont d'une pauvreté inexorable — retournés, exterminés, écrasés par des pluies de choses, et plus encore, par un grand vent. Sur la pente du rempart d’avant, la régularité qua¬ drillée des sacs de terre soutient un parapet fantasti¬ quement crénelé. Les étais de sapin qui charpentaient les abris pointent, tordus, enchevêtrés et pâles comme des ossements, aspirés des profondeurs par le cataclysme ; du bois pourri, viande d'arbres. Je me baisse sur la haute vague de terre à la crête pleine de déchirures qui poussait hier sur la plaine notre frontière. Parmi les broussailles mouillées comme des algues, je prends un objet, l’examine : j'ai la manie de collectionner des souvenirs de guerre. Je suis attiré par les grosses perles d’alumi¬
228 LES ENCHAÎNEMENTS nium des fusées qui jonchent encrées de boue, la car¬ casse noire de la tranchée. Je descends courbé, dans le trou d'un abri qui est là. C'est un réduit cubique étayé par des poutres. Sur le sol poudré de paille, de cette crypte, parmi des papiers, des guenilles et des bottes à sardines, dé- chiquetées et huileuses, quatre pierres mi — noircies renferment des cendres de papier. Je sais qu’ils brûlent leurs lettres quand ils vont livrer leurs corps à l’assaut, pour le cas où, prisonniers ou blessés ou tués, on les dépouillerait. Il n’y a pas longtemps qu’ils étaient groupés ici. Une odeur de tabac est encore suspendue autour de moi. Ce foyer est peut- être encore tiède ; j’ai mis la main sur une pierre pour sentir si elle respire encore. Un chiffon est tout blanc dans un coin. C’est la garniture d’une chemise de femme. Je regarde dans ma main cette blanche confidence mutilée, rais je replace dans l’angle de l’abri la relique qu’un homme n’a pas voulu emporter là-haut, ni brûler devant les autres. Ma main charbonneuse l’a salie et j’en souffre un peu, au loin. Je sors de l’abri, je rôde à nouveau dans ces gorges croulantes où la terre dresse des formes fracassées de machine, de bûcher. Pas d’hommes nulle part. C’est une étrange im¬ pression vivante que donne cette absence de foule dans ces lieux d’où une foule, d’un seul élan s’est arrachée. Mais quelque chose étonne : pas de cadavres. Je croyais voir des morts. Mais voici, imprimé dans la terre, le moulage très distinct d’un corps qui a été enlevé. C’est visible : le sommeil boueux d’un mort a stagné là, et sur-la terre brune son dos a laissé une ombre noire, écaillée. On a ôté les blessés et les morts, mais maintenant, je vois du sang partout. Rien ne l’ôtera jamais plus. Il imbibe et tache la
CE QUI FUT SERA 229 vase. Ces pierres, mises à nu par un éboulis, saignent. Ces décombres mous sont des plaies. La terre suinte et se décompose, et je respire maintenant l’odeur morte qui habite ici et qui survit à la mort. Je Vais, je viens, cherchant je ne sais quoi dans cette suite béante de citernes, de douves, de puisards dévastés aux creux grisâtres, où croupissent des flaques humaines comme de la nuit dans du soir. Un tronçon de pylône de fer creux, émerge, penché sur le haut du talus. Il était implanté là primitivement, et on l’avait utilisé pour retenir les terres du parapet. Il est entièrement percé de balles : il pose sur le ciel un haillon transparent de dentelle métallique. En un éclair, il rend visible la tempête, et on entend ce qui a passé et repassé ici d’ouragan au niveau de la terre pour trouer de la sorte ce lambeau de fer. Par une coupure trapue du mur renversé, comme entre deux rochers gras, on aperçoit quelques lignes horizontales et estompées de champs. J’ai évité pré¬ cipitamment cette louche coulée d’espace. Je cligne des yeux et je dis : ils sont sortis d’ici... D’ici même, hors de ces difformes et ignobles bou¬ cliers de fange, hors de cette rampe-ci, dont l’épais¬ seur les sauvait, et qui était le corps de leur corps dans la demi-obscurité. Ils se sont élevés à nu — tous — sur la barricade terreuse que les décharges heurtaient comme une enclume, et se sont jetés sous les roues de l’espace. On voit les endroits où ils ont marché pour s’évader du pauvre asile de l’ombre, pour sortir de la vie. Sur les restes fléchissants ou éboulés de la banquette de tir, nettement se marquent les traces des clous des souliers ferrés, un fourmillement immense. Là, en haut 1... Je découvre l’empreinte violente d’une main ouverte ! Une main qui s’est posée sur la terre au bord du dernier rivage, puis qui l’a lâchée au moment suprême où ces talus fulguraient et sau¬ taient comme des laves dans le paysage lunaire. I1
230 LES ENCHAÎNEMENTS semble qu’on retrouve ici parmi des ruines exhu¬ mées, le long des murs fondus dans le désert comme des dunes, l’empreinte de corps d’une autre époque et, je le vois bien, d’une autre race. Cela change toute la terre en chair. J’ai peur de marcher, et de penser tout haut. On voit se dresser dans l’azur inscrutable et pâlis¬ sant de la lune, le sacrifice des Christs du premier rang, avec leurs corps sans défense, avec leurs robes pâles dont flottaient les pans : le geste, qui, malgré les mots et malgré le sursaut de colère inventé à la hâte au dernier moment, et malgré le fusil pointé en avant avec, au bout du canon, sa brusque baïon¬ nette de flamme, est surtout le geste de suicide. « L’infanterie est sortie à telle heure et a progressé normalement. » On a marqué cela en piquant ail¬ leurs, avec une turbulence de joueurs, la ligne d’épingles-drapeaux; Il y a une autre grandeur, une autre tragédie dont les signes béants apparaissent et pétrissent les choses, et que je perçois sans bien la comprendre comme un étranger que je suis. Les hommes, les hommes vi¬ vants que je ne connais plus, avec mes cartes, mes lignes et mes chiffres... Maintenant, je les vois, mais je les vois trop et ils me font mal. Il faut encore partir. Je refais le chemin qu’ils ont fait. Mais je suis défendu par le boyau qu’on a creusé derrière eux, car, avant l’action, on était ici trop près de l’ennemi pour entreprendre même la nuit; du terrassement, et l’entretenir (ces constructions se décomposent comme des cadavres). Mais les talus s’abaissent, le fossé n’a plus de creux ! J’ai beau marcher grotesquement plié (il me semble que je suis ma caricature), le grand espace
CE QUI FUT SERA 231 me bat la figure et la poitrine à droite et à gauche, et partout le seuil de la plaine m’assaille. Pourtant, un grand silence, et, en face, sur l’autre versant de la rivière, le long des assises étagées qui interceptent l’horizon, remuent de paisibles attrou¬ pements. Il n’y a pas de danger ! Rassuré, je me redresse théâtralement et je ris tout haut dans la désolation. Je me hâte pourtant. Mon corps émerge en entier de la maigre crevasse qui n’est qu’un spectre de tranchée, et se dénude dans l’étendue. Ma peur ne se dérouille pas avant quelques instants. Il n’y a plus de soleil ; c’est la lueur ardoisée et pauvre d’un jour d’hiver. La plaine n’est pas une plaine, c’est une pente ; traînées d’herbes penchées au pli du vent, des piquets débandés avec leurs paquets de cheveux emmêlés. A peine, à ma droite, ai-je le temps d’apercevoir sous des charpentes entortillées un long tumulus bas de blancheurs pierreuses et poudreuses : les restes de Girandes. Le vent en soulève des pans. Les champs descendants sont criblés de puits où l’eau miroite. Partout des trous, rien que des trous. On en distingue très bien une double rangée, for¬ mant à peu près les tronçons de deux canaux étroits où la brise ride de l’eau. Ce sont les premières tranchées creusées par les assaillants, celles que le général avait posées sur le plan en deux coups de fusain et dont il avait dit qu’un général les avait faites. C’est là qu’après avoir traversé le barrage volcanique, la barrière des corps s’est traînée et s’est cachée quand la lune s’est éteinte. Pendant trois heures les chairs se sont débat¬ tues en silence, dans l’eau glacée, ont creusé l’eau. Ils n’avaient que leurs petites pelles-bêches pour lut¬ ter contre le niveau de l’eau ; ils n’avaient que leurs armes contre le froid infini.
232 LES ENCHAÎNEMENTS ★ ★ ★ Brusquement devant moi est un mort. Je ne l’avais pas vu approcher, me barrant la route. Je me cabre face à face avec cette chose. Il est enkysté dans la paroi brune d’un trou d’obus. Il est accroupi ; sur sa figure est posé un mouchoir empesé et pétrifié. C’est un entassement de drap bleuâtre, étrangement resserré et rapetissé, où pointent deux genoux dis¬ loqués, où sont posées deux cartouchières, d’où sort, on ne sait comment, une main crispée, de cire jaune et violette ; ses brodequins sont enterrés de travers, les mollets tirebouchonnés, dans le terreau. Posé près du soldat mort, son fusil intact dort. Et maintenant, je vois d’autres morts partout. J’en vois tellement qu’il semble qu’avant je ne savais pas regarder. Ils ne sont pas faciles à voir. Ils sont d’une petitesse surnaturelle. Il faut être au-des¬ sus d’eux pour discerner le mince relief qu’ils enra¬ cinent dans les herbes. A trois pas, on dit : Il y a quelque chose... Chaque trou d’obus contient le sien comme une borne en papier colorié. Ils ont toutes les attitudes. Ils bousculent les mottes d’herbes délabrées entre lesquelles miroite l’eau. Ils sont allongés sur le dos ou sur le ventre, les poignets ca¬ denassés et les souliers tordus. Ils brassent le ciel qu’ils ennuagent de leurs miasmes, ou la terre qu’ils empâtent comme des sources. Ils sont poudrés de terre, encrassés de boue, la chair savonneuse tatouée de tumeurs bleues, boursouflée, ou décharnée. Ils. lè¬ vent des figures raclées ou blanches et copieusement fardées ; des boules d’ivoire, embuées de taches opa¬ ques, louchent. L’obus semble avoir noyé les uns et flambé les autres. D’effrayantes nuques grises ont été disjointes, le tenon cassé, pilées et enfoncées dans la terre par la fureur céleste, et des têtes semblent en¬ core empoignées par le chaos de leurs cheveux. Il y
CE QUI FUT SERA 233 a d’anciens morts, allégés, déjà effacés du monde par portions. Dans la plupart des trous d’obus, côte à côte avec le corps qui est noyé, jaillissent des épaves aux formes géométriques, des roues ou des triangles de fer barbelé. Ces trous-là existaient avant l’assaut. Je me souviens de l’ordre que nous avons donné la veille de l’attaque : des corvées sont allées placer des che¬ vaux de frise, des oursins et des araignées, dans les entonnoirs, soi-disant en vue de la contre-attaque — en réalité, pour que la vague d’assaut ne s’y arrêtât pas. Le pittoresque des appellations zoologiques de ces engins nous avait amusés, et, au demeurant, la mesure nous avait paru natuelle et sage — et pour¬ tant la pensée se déchire à ces pièges qui ont achevé les agonies aux mains mendiantes, happées par la pente. ... Les supplices, la torture..., Jes sacrifices humains... Autrefois, plus maintenant, mon ami. Qu’est-ce que ceci ? Six blocs en file. Ils sont tout noirs avec des cassures brillantes. Ils sont brûlés par une flamme qui a passé — mais on voit pourtant que ce sont des nègres. Des nègres carbonisés ! Devant eux, les fondations rondes et déchiquetées de quelque bâtiment, une couronne de pierres cariées. Le four à chaux ! Je me souviens d’avoir entendu dire ce matin que c’était là que se trouvait la mi¬ trailleuse fantôme. Alors... Oui, ce sont les nègres qui ont repéré la mitrailleuse cette nuit avant l’at¬ taque. On les a envoyés flairer la machine dans les ténèbres. Elle a tiré quand ils ont passé dessous, et on l’a vue. Ils l’ont repérée avec leurs ventres. Je ne sais comment ils ont brûlé ; après peut-être, car ils ont été d’abord piochés par la mitrailleuse : cela se voit. Ils sont tous les six fendus, écrasés et cassés au milieu, la ceinture hachée : on voit du sang aggloméré qui a graissé le charbon de
234 LES ENCHAÎNEMENTS leur chair et les blocs sombres de leurs capotes. Les félicitations téléphonées à leur colonel ... « Bravo ! » Je vous félicite !... Vous voyez qu’ils sont bons à quelque chose. » — Je les entends encore devant ce bûcher d’ordure où l’on compte six faces masquées par la rouille épaisse, six faces aux oreilles roulées, aux deux cavernes noires où git de la cendre d’yeux. Je me suis d’abord arrêté à chacun des morts comme si celui-là voulait me parler. Maintenant je ne les vois plus. Je parviens aux bords fléchissants de la rivière. Tout est liquéfié à travers l’herbe pourrie. Il sort de l’eau quelques, piquets au reflet droit et glacé, et une odeur de sang et de marécage, de marécage de sang. La tranchée de première ligne m’avait déjà jeté ce souffle qui s’exhale du sang lorsqu’il s’incorpore à la nature. Sur l’autre rive du Clénarcisse, qu’on franchit sur des madriers ballants, des hommes... Toute une très longue file de prisonniers assis, attachés deux par deux, par les bras et par les jambes. L’un d’eux, la figure poupine, très jeune et rose ! Il a sur le front une blessure bandée par un mouchoir à carreaux jaunes. Des sentinelles bâillent à côté — et un capi¬ taine se désespère, comme un personnage d’opéra- bouffe, parce qu’il ne sait pas quoi faire de ses pri¬ sonniers, sans compter « qu’il faut que ça mange ! » Je commence à gravir les pentes. On voit l’air s’assombrir encore et s’abaisser. Un nuage gran- diose couvre les hauteurs où je monte par un mau¬ vais boyau contrefait, avec des poches et des étran¬ glements, dont on a crevé la terre à tâtons dans les ténèbres, et qui semble fou. Un vent glacé se lève sur ces terres traîtresses et vicieuses ; sans doute il va pleuvoir, et l’eau ramassée dans les creux a des lueurs et des coups d’acier. Des obus sonnent et
.GE QUI FUT SERA 235 jettent des reflets. Là-haut où je vais c’est un rassem¬ blement d’orages et de cloches. Quelques touffes domestiques adhérant à des mottes montrent la chair d’un jardin. On voit, par des trous, des enclos peints en blanc par l’émiettement d’une maison. Les alvéoles de l’Échiquier ! Ce ne peut être que cela dans cet autre monde où je me traîne, avec ma gangue de puanteur. En un coup d’œil, et en un cri d’horreur, j’ai découvert, à travers un écroulement du talus, et parce que je tournais juste la tête en ce moment, une sorte d’abîme peuplé, un vague abreuvoir en¬ caissé, hachuré de boue houilleuse, avec des épou¬ vantails autour : des êtres tordus ou debout, suspen¬ dus sur les bords. Le coup de vent qui a hurlé là, a souffleté ces faces jusqu’à l’os et leur a ôté les figures comme des masques : j’ai vu la blancheur bleue des os vierges ! Pourtant, des uniformes en haillons cla¬ quent sur leurs armatures comme des papiers dé¬ collés et déchirés. Ils se sont effrités dans leurs vête¬ ments durcis, lignifiés, ce ne sont plus là que des cercueils dressés. Celui qui est au bout et est penché comme s’il était planté, n’a qu’une bande rouge autour de la pierre de sa tête — un cercle incandes¬ cent dans la pénombre orageuse. Un autre semble se baisser et tendre sa main grillagée vers une fer¬ raille squelettique de fusil, il est resté là face à face avec l’enfer flamboyant, fixé par la chimie comme une photographie. L’agglomération des naufragés épouvantables remue et se balance tout ensemble sur son épave. L’un bat des mains légèrement. J’ai vu cela en passant devant l’échancrure du talus, pendant la durée de deux pas. Un poste d’écoute allemand qu’un bombardement a détruit... Puis j’ai avancé, je me suis caché en avant... Je me souviens de la beauté des bombardements vus des hauteurs du Perron, sur le décor en amphithéâtre, comme au music-hall : ces grands feux d’artifice
236 LES ENCHAÎNEMENTS qu’on admirait tant et qui allaient au hasard assas¬ siner la nuit. Devant moi le terrain montant est tellement en pente qu’il me surplombe comme un panneau. Un réseau de fils de fer plein d’êtres qui se débattent immobiles, et, derrière, un renflement que hérissent des piquets fendus et effilochés, et un pare-balles en fer, tordu comme un drapeau. Je me retourne, je m’oriente, je suppute la dis¬ tance : c’est un tronçon de la tranchée d’Odin, la première ligne allemande — celle qui était marquée par les épingles-fanions que les chefs poussent avec la voix. C’est ce lieu accroupi qu’ils ont abordé à pied, de face, à l’aube, eux, il y a quelques heures. Il n’y a pas de passage dans les fils de fer ! Sur la montée qui aboutit au vague château fort de terre, des fils barbelés sont rangés intacts en ordre comme les plantations d’un pépiniériste et cette fantastique vigne d’enfer sur le coteau, est pleine de choses lourdes à moitié debout. Il n’est pas vrai que la préparation avait détruit toutes les défenses, comme les officiers l’avaient juré aux soldats avec des serments solennels et des effu¬ sions de prêtres, la main sur leur cœur, pour ne pas « porter atteinte au moral ». L’infime incident local a été homologué et réglé à jamais par quelques mots du grand chef : « Nous nous sommes piqués les doigts à des fils barbelés, et dans cet endroit, nous avons été pas mal canar¬ dés. » Il y a des paroles rapetissées et rampantes qui disent vrai et qui pourtant sont des men¬ songes. Ceux qui avaient vécu jusque-là ont vu les fils de fer comme je les vois. Ils ont vu le signe de leur exécution fatale. En ce moment même les balles
CE QUI FUT SERA 237 s’éparpillent et claquent encore ! Si je sortais mon bras, ce vent-là me l’arracherait. Plusieurs heures après que l’ennemi était avisé de l’attaque, ils sont allés à la mort en montant une pente; C’est cela qui est fabuleux, la pente ! A pied, de face, ils sont arrivés en plein jour, et si vite qu’ils allaient, ils sont apparus très lentement. Ils ne pou¬ vaient pas espérer, imaginer, de salut. Il est impos¬ sible qu’ils aient fait cela. Ils l’ont fait pourtant. Ils ont respiré l’air qui foudroie, la pluie de pierres, d’acier, et de cendres. Ils se sont avancés sur la terre brassée et qui germait épouvantablement sous les pieds. Ils ont marché sur la mer. Avec les lignes minces de leurs fusils, le geste nain de leurs baïonnettes courtes comme le bras, avec leurs habits aussi fragiles que leurs peaux, leurs casques frêles comme leurs crânes, sur la pauvre richesse de leurs poumons et de leurs cerveaux, ils ont affronté les rafales qui troueraient des murs. Ils sont montés, portant leur sang que le moindre heurt ferait couler tout entier sur la terre, portant dans leurs mains nues tout le mystère de leur vie, belle et chétive comme une fleur. Ils ont heurté leur chair de pensée et de bonheur à la machine métallique du ciel, à la flamme des torpilles qui déracinaient la terre de la terre ; de faible souffle de leurs cœurs à celui des obus qui entre dans la vie comme une aile et l’emporté! Ils ont vu dans le jour la flamme courte et rouge qui sort de la mitrailleuse et les fusils qui les regardaient en plein, tandis qu’ils allaient, les travailleurs manuels de la guerre, pour tuer les fusils avec des baïonnettes, pour bâillonner la mi¬ trailleuse avec leurs mains, et engluer les coups de canon avec leur masse. Il y a tellement de ravage que ce ravage ressus¬ cite et clame aux oreilles, dans ce coin de campagne si morne, si banal, si gris. Ces gens qui se sont lan¬ cés pour se fracasser la tête contre la force, c’est
238 LES ENCHAÎNEMENTS un châtiment qui dépasse l’esprit humain. Cette pu¬ nition, les religions l’attribuent au péché originel, et cette explication sauvage dans son absurdité, est la seule qui ait eu au moins les proportions immenses de la réalité. Les paupières battantes, sur l’immobi¬ lité de ces choses bleu clair disposées en ordre, je crois voir des trous de ciel à travers un plancher sus¬ pendu sur un vide d’azur. Ma voix dit toute seule : Le péché originel de l’obéissance. Au bout du boyau, en haut — l’un d’eux — une masse. Il y a une capote adossée debout qui fait un geste. Je n’ai pas osé lever les yeux en passant de¬ vant cette destinée. J’ai vu ses pieds. J’ai traversé par le boyau, la tranchée dont la na¬ tionalité a été retournée avec le parapet. Cette pre¬ mière ligne allemande ressemble à notre ex-première ligne ; c’est la même caverne écorchée au tumultueux mutisme, le même estuaire dévasté par les puis¬ sances scientifiques, c’est la même. Si on voulait exposer l’image de la ressemblance, il faudrait prendre les deux côtés d’une ligne frontière, qui ne diffèrent au monde que sur les cartes. ★ ★ ★ J’arrive à un lieu qui est étrange à travers les meules en terre lassée, mourante, des talus : des îlots érodés par des marées de pluie et dissous en immen¬ sité, croûtes de paille, boue rocailleuse. Je ne suis plus qu’une vague conscience qui centralise de la fatigue. Le ciel n’est que la fumée triste de la terre, et moi, je ne suis plus qu’une imploration debout et qui marche parce que les pieds. tombent l’un devant l’autre et qu’on marche comme on respire. Cette plaine montagneuse avec des éboulements courbes, cette terre lâche, tamisée par l’acier, teinte à perte de vue, de fiel, et de sang qui n’est plus du sang, on ne sait pas ce qui a pu s’y passer ; on ne
CE QUI FUT SERA 239 sait pas. Le silence lui-même y est mort. Du vent si¬ nistre y passe, mais on ne sait pas d’où il vient. Il y glisse un reflet de soufre, de vert de gris. Et je sens, je vois, ce reflet livide m’empreindre et faire de mon épouvante, sur ma face, un épouvantail. Moi qui suis là, fuyant, tout petit dans ces désola¬ tions, j’essaye de rassembler mes idées, de situer cette immobilité décomposée. Mais c’est inutile de chercher où je suis. On invente parfois l’amplitude des choses par les subterfuges du raisonnement, on la mesure, transposée en un raccourci chimérique par les plans, mais des horizons réels ne sont pas faits pour les hommes. Lamentable effort rogné — ou tordu par la perspective — du regardeur refusé par l’espace. A peine l’œil pénètre en cachette dans quelques spectacles : on n’a que des plaques de réalité qui s’anéantissent l’une l’autre, on n’a rien. ★ ★ ★ Ce sont les morts qui sont la substance de l’uni¬ vers. Ceux dont les poings carbonisés, en paquets, en fagots, sortent des trous latéraux de la tranchée, en même temps qu’une odeur de viande grillée — ceux-là ont été enfumés par les nettoyeurs. Ceux qui sont étendus en travers sont creusés au milieu parce qu’où leur a marché longuement sur le ventre. Tous si écartelés, si ouverts, qu’il semble impossible que leurs âmes n’aient pas été aussi mutilées. Des baïon¬ nettes sanglantes de rouille, des têtes rouillées de sang. Les faces sont informes et noirâtres ; et cette rondeur-ci, caillouteuse de caillots, me suggère l’idée baroque et terrible que c’est le dessous d’une figure ! Des morts ossifiés — des momies aux yeux séchés, aux mains en raquettes que le regard traverse, dont la tête est une poulie qui tient par des cordes, dont les coudes ont crevé les manches, dont les jambes sont maigres comme des jambes de bois — ont été ii. 11
240 LES ENCHAÎNEMENTS déterrés par le feu avec les croix qui leur ressemblent, et vomis sur les corps plus récents dont le sang car¬ miné s’effile comme de la soie. Là, tout est enseveli sous les vieux débris, lapidé par les ossements de la génération des morts de l’année dernière. C’est le monde renversé. Je regarde chaque chose, baissant la tête, lassé, attardé, dispersé. Ils ont une effroyable volonté glacée de multiplication, et ils finissent, les uns dans les autres, par m’empêcher de passer. C’est un mur. Ils ont des gestes et sont immobiles. Ils s’acharnent tou¬ jours. Ils geignent, mais éternellement, comme des statues. De quel pays sont-ils ? L’immonde orage a écrasé sur la terre la couleur des uniformes. De leur bouche sort un cri trop informe et trop humain pour se rattacher à aucune langue. Et je vois que l’un d’eux soutient toute la masse — plié et disloqué par la force avec laquelle ceux d’en haut veulent tomber. Je vois sa face aux grands trous, sa face serrée et avortée où l’on n’a jamais laissé entrer le savoir, au regard mort-né qui tombe devant soi, sa face que le fardeau accapare et qui est condamnée à ne pas penser à elle-même : la cariatide ! Dans le lointain des temps, j’ai vu sur un rivage la forme d’un esclave vivant porter sur son dos la pesanteur des choses et des règnes. Aujourd’hui le même esclave est mieux écrasé. « Il n’y a plus d’esclaves à notre époque. C’est de la vieille histoire. » Je répète machinalement, si machinalement .que c’est le vent qui semble leur faire traverser ma tête — ces paroles dites un soir par l’Aveugle, par le Sourd, par le Fou. ★ ★ ★ Cette face est trouée au milieu, près du nez, d’un trou gonflé. Ce pare-balles aussi est troué, pour
CE QUI FUT SERA 241 qu’on puisse voir. Je suis monté sur les poutres, et j’ai mis mes yeux sur cette lucarne semblable à une lunette de guillotine, et pour cela, j’ai dû me poser contre le mort installé là et m’agripper à lui. Des ricochets de balles modulaient leurs plaintes. L’un d’eux lit sonner la planche de fer comme un gong — et j’ai entendu un clou pénétrant dans les tissus flasques de la terre avec un bruit de rassa¬ siement. J’ai vu un gouffre de quelques secondes. Là-bas, une grappe d’hommes qui se battaient dans un cou¬ loir de nuages avec des gestes de discoboles. Je ne voyais pas leurs adversaires ; je voyais leur rage contre rien. A cinquante mètres, les grenadiers se détachaient sur un contre-jour titanesque, une sorte de lumière frisante, comme des ombres sur une falaise. Malgré la distance, la sueur étincelait sur leurs faces et leurs cous. Ils brillaient comme s’ils étaient au milieu des flots, des rangs rugissants des lames. Je me suis rejeté en arrière. J’ai lâché l’homme. Je sentais son haleine morte déboucher de tout son corps, son épaule m’a bavé sur la manche, et je me suis enfui ailleurs. J’emporte dans mes yeux, et presque dans mes mains crispées le spectacle de la bataille, de la be¬ sogne suprême de haine... Mais non, ce n’était pas la bataille, c’en était un petit épisode, fragmentaire et insignifiant. Une ou deux sections tout au plus. On ne voit jamais la pleine bataille. Elle est trop grande pour qu’un homme la voie autrement que par les signes qu’on lit. C’est là-bas qu’elle se déchaîne, c’est ailleurs, toujours ailleurs. ★ ★ ★ Ayant levé la tête vers le ciel, je m’aperçois que
242 LES ENCHAÎNEMENTS le soir tombe. Ce n’est plus l’orage assombri avec ses langes. C’est le jour qui finit. Si la lumière finit, c’est la fin de tout. Je sens bien que je ne pourrai plus maintenant marcher longtemps. Je suis à bout, et j’ai peur de moi. Je voudrais rencontrer quelqu’un. Je vois un homme venir à moi entre les parois. C’est un soldat en armes, ballotté. Arrivé sur moi, il fait un faux pas. Il rit aux éclats. Il passe en titubant. Je me suis caché de ce rire animal qui sent le vin. L’obéissance, on l’a tantôt par le fouet, tantôt par le vin et l’alcool et on a besoin qu’elle rie pour la pousser de travers en plein dans la Comédie. J’ai trouvé l’officier que je cherchais. Je me suis reposé et je suis reparti. ■■ — Pour retourner, il faut prendre à gauche, les bords de la rivière, le pont de bois, et la plaine de Vancouvert. C’est calme. C’est par là qu’on évacue les blessés. Bientôt une petite pluie tombe, légère, énorme. C’est triste, ces étendues où le jour s’éteint et qui peu à peu, se mouillent. Je suis enfoncé dans la pluie, moi qui ai été emmuré dans la terre et dans la fumée. Je rattrape des êtres qui vont très lentement : des blessés. Le premier que j’atteins parmi ces évacués, ces éliminés des boyaux, me dit : « Nous sommes les hommes-ordures ! » Les soldats que j’ai vus jusqu’ici — ou presque tous — étaient morts. Ceux-là sont encore un peu vivants, — et leur remuement me harcelle et me persécute. Leurs yeux sont encore écarquillés du sou¬ venir d’horreur du bombardement de l’église où ils
GE QUI EUT SERA 243 étaient entassés. Quelques-uns en parlent tout seuls : « C’était horrible. Ça se crevait de partout. Les pi¬ liers remuaient comme des jambes. On a laissé les blessés sous les grosses pierres qui tombaient et on les a entendus, en une minute, se taire l’un après l’autre. » Le blessé, frappé d’un, éclair de résignation popu¬ laire, dit : — On pouvait pas faire mieux; c’est la faute à personne. Il y a eu pourtant une fausse manœuvre. On les a fait aller vers l’avant au lieu de les diriger vers l’arrière ! Cette faute, me dit-on, a garni les talus de moribonds. Je rattrape les survivants les uns après les autres puisqu’ils vont tout doucement et avec précaution. Ils sont de plus en plus massés. Il y a les blessés normaux (la majorité des sages, qu’on trouve partout), qui vont régulièrement de¬ vant eux, le bras en écharpe ou la tête emmaillotée, le casque et une étiquette attachés à une bouton¬ nière. Ils ne pensent à rien, pour marcher mieux. Deux se disputent, en se soutenant. Leurs deux jambes qui se touchent sont attachées ensemble, ils marchent sur trois jambes. Leur discussion avec les petits chocs de haine qu’elle provoque, leur fait faire des zigzags, mais ils avancent parce qu’ils sont appuyés l’un sur l’autre et qu’ils sont liés par une corde. Deux autres se sont arrêtés. Au lieu de marcher, ils s’amusent à se regarder. Ils ont trouvé qu’ils se res¬ semblent ayant tous les deux le nez tranché par le couperet d’un éclat. Ils se regardent, ils se regardent — et ils rient. L’aveugle s’est arrêté aussi pour soupirer : « Ah ! si j’avais vécu ! » Un me guettait. Il met la main sur moi. Il me tend quelque chose : qu’est-ce que c’est ? Une pho¬
244 LES ENCHAÎNEMENTS tographie et un crayon : « Arrange ça. C’est pour envoyer à ma femme pour qu’elle n’ait pas trop de surprise. » Il montre un portrait et sa figure rabotée, à l’épiderme de poumon. Je me suis appliqué à barbouiller cette figure d’homme, tandis que j’en¬ tends deux interlocuteurs vanter une ingénieuse ruse de guerre qui a permis « d’en tuer tant qu’on a voulu ». Un manchot me tend ses moignons d’un blanc de toile encore neuf. Ce commencement de geste... Il me tend les bras, on voit ses bras infinis. La route s’emplit d’ombres et de rumeurs. Me voilà dans une foule parmi les grands enfuiements du crépuscule. On voit des hommes qui sont près de leur fin, qui tracent le bout de leur destinée — et ils s’arrêtent çà et là ! J’en ai vu, des derniers pas sur la terre. Chacun d’eux, quand je m’approche, me paraît gigantesque. Ce ne serait pas assez de toute mon âme pour en recueillir un. Ils pointillent le soir et personne ne pourra jamais les compter. L’un s’installe entre deux poutres et dit avec une espèce de sourire : « Je suis bien. » Son sourire s’agrandit, et on voit qu’il s’envole. Cet autre, que l’ombre azure, a ouvert sa bouche noire pour un appel qui ne retentit plus que dans la pure vérité. J’ai entendu un autre de ces immobilisés qui, bais- sant la tête, par crans, disait : — Plus tard, elle ne saura jamais que je suis là, au bord, entre le puits et le chemin. Qui lui dira ? J’ai dit : « Moi ! » J’ai essayé plutôt de le dire. Ma gorge a résonné et un cri est sorti de travers comme celui qu’on pousse au fond d’un rêve. Je tends la main pour mendier son nom, mais il ne répond pas. Il ne vit plus. Le fouiller ? Je n’ai pas osé. Debout, appuyé entre les pierres, il était sur¬ naturel. Des histoires étroites — damnées d’étroitesse —
CE QUI FUT SERA 245 l’une après l’autre, sur la route. Ce grand vautour se déployant en hauteur, est tombé sur moi (comme s’il avait reconnu quelqu’un de ceux ou de celles que la mort lui enlèverait), et je l’ai traîné ; il m’a arrêté, raidi et s’enfonçant dans le sol ainsi qu’une lourde croix. Celui-là malmène de sa main gauche son poignet droit sanguinolent et insensible, sans voir que son bras épinglé à la capote est fracassé à l’épaule et ne tient que par la manche. Un autre a parlé d’une mine : « Là où les tranchées sont des égouts avec des parapets qui descendent à vue d’œil. Ça a éclaté. On s’est éparpillé au galop. Il en est resté des tombereaux tassés au fond, deux cents types rouges d’un seul rouge, comme un volcan. Et par hasard, hein, par hasard, tous les officiers étaient très en arrière du bétail quand c’est parti en l’air. » L’autre répond en disant : « C’est le 75 qui nous a tués, pas seulement moi, mais tant d’autres ! » Le soir me cachait bien des choses lorsque je suis arrivé au bord du Clénarcisse. Le rivage était strié de longs traits pâles placés régulièrement à côté l’un de l’autre. Je regarde mieux, ce sont des cadavres attachés deux à deux. La tête de l’un est bandée par un mouchoir à carreaux jaunes. Je le reconnais, je les reconnais : les pri¬ sonniers allemands. Ils sont tout aplatis et coulants. — il y en a à perte de vue — et ils ont fait un ruis¬ seau noir qui a afflué dans la rivière. Au bout, quelque chose bouge. Une silhouette ges¬ ticulante me dit d’une voix éraillée : — On m’a mis là pour les garder. Mais y a pas la peine. L’ivrogne armé ajoute : — C’est nous, la compagnie, qui les a zigouillés tous. Le capitaine en avait trop envie. Il nous a donné à boire du rhum à pleins quarts, puis il nous a dit : « Mes petits gars, voici : ils sont de trop ces gens-là. » Mon vieux, c’en a été un boulot ! C’est qu’on a dû les
246 LES ENCHAÎNEMENTS jeter par terre et se cramponner sur eux comme sur des femmes. Il en a fallu de l’amour ! Il ricanait et soufflait. On voyait goutter des larmes de chaque côté de son nez ardent. Je baissai la tête, et je partis, ivre de son ivresse. Un homme creusait une fosse. Il était couleur du soir comme elle, et à moitié plongé dedans. — Qu’est-ce que c’est ? — Tu vois. — Quoi ? — Ben, c’est une fosse. — Pour un mort ? — Il n’est pas encore mort. On va le faire mourir au petit jour et l’apporter vite ici. Je n’ai que le temps. C’est un territorial. Pendant deux nuits il était allé chercher dans la plaine un corps de copain. La troisième nuit, mis de faction, il n’a pas pu s’em¬ pêcher de s’endormir. Le colonel est passé, et comme il fallait justement un exemple, il a signalé au gé¬ néral qui a dit : « Qu’on le fusille. » C’est un vieux de quarante-cinq ans qui a trois enfants. Pour sûr il ne l’a pas fait exprès. Il s’est trompé, et puis, y a pas eu de mal. C’est un bon homme, je le sais : c’était mon ami, avant. Il s’est tu, apeuré, comme s’il rôdait une espèce de contagion du châtiment. Les soldats sont de pauvres frères qui sont trop pauvres pour fraterniser. — Ce n’est pas possible... L’homme répondit : — C’est pour l’exemple, tu comprends. Ordre du Général commandant le Corps d’Armée. Comme une antienne de boîte à musique, une phrase chanta mécaniquement : « On a dû prendre des mesures énergiques. » Voilà ce que cela signifie, ces phrases légères dont l’abstraction pudique et le vague effacent ce qu’elles disent, et qui tournent la vérité terrible. Ah ! si on ne parlait pas toujours, tou¬ jours, pour mentir — et surtout si on ne reculait
CE QUI FUT SERA 247 jamais devant le sens des phrases qu’on entend ! J’ânonne : — C’est exceptionnel. On cria à côté de moi : — Exceptionnel ? tu me fais rire la figure ! Un homme qui était assis et ; qui écoutait — au repos, en pleine paix ! — avait jailli debout en même temps que deux ombres pareilles à lui, symétrique¬ ment ; l’une le doublait, l’autre le triplait. A grands gestes, il grondait : « Malheur ! » Il res¬ semblait à un prophète de malheur entre ses deux acolytes, ce portefaix, avec la peau de bique qui lui bourrait la poitrine et le dos, tout gonflé de mar¬ mites, de bidons et de bosses de pain. Sa face était embroussaillée de poil, son nez crochu. Un de ses yeux était mort, couvert d’une taie et entouré d’une peau cicatrisée pareille à du papier de soie. Il portait sans cesse la main à cet œil, lui donnait des coups de poing, le frottait et le roulait avec sa manche ou avec le bout de son doigt. — Y en a comme ça des choses exceptionnelles qui ont recommencé plusieurs fois par jour pendant des années. — Oui, dit son camarade, qu’un rhume tenait par le haut : une vague pluie humectait sa figure assombrie de rougeurs, il avait le nez gorgé, la voix de bois. L’homme de corvée cita des exemples, plusieurs en même temps, mêlés, redressant pesamment son multiple faix de mangeaille dans de la ferraille. Il montra la fosse avec son bâton de marcheur, et l’agrandit à l’infini. — Y a eu celui-ci, puis celui-là. « Et Tonnelier, mon ami qui était beau comme j’étais moi, du temps où je me ressemblais, sais- tu ce qu’ils en ont fait avec douze balles ? Et un nommé Alfred dont je ne me rappelle plus du nom. Et Angelino ? Il n’avait jamais eu de chance. Rien
248 LES ENCHAÎNEMENTS ne lui avait réussi depuis qu’il était né. Pourtant, quand il est allé en permission, je ne sais pas com¬ ment, comme dans les contes de fées, une jolie fille lui a fait de l’œil. Et lui qui avait toujours été mal¬ heureux était si heureux que, quand il est revenu, il chantait tout le temps. Le soir même, il était de patrouille, et il ne pouvait s’empêcher de chanter, et dans la plaine, l’adjudant a eu peur de ce ron- ronneur, et l’a fait taire avec un couteau de tranchée, comme un cochon. Et Blanquat qui avait seulement dit en voyant le haut d’une corvée couler dans la tranchée : « V’là les Boches ! », je l’ai vu, moi, par terre, ignoble, écrasé par la volée de balles comme par un train — pour l’exemple. Au milieu de tout l’régiment, avec l’aumônier, au premier rang, qui dit amen, et les baïonnettes comme des cierges. Ordre du colonel (qui s’appelait... Comment qu’i s’appelait... J’ai oublié son nom, tiens) et du conseil de guerre du régiment. — Il n’y a pas de conseil de guerre du régiment. — Quoi tu dis ? Possible. C’était pas du régiment, alors. Je ne sais pas les enseignes. Ce que je sais, c’est que voilà un homme qu’on a eu, c’est que Bel¬ lamy, la nuit qui a été avant ce jour, est venu me trouver : il était du peloton. Il m’a demandé : « Est- ce que je lui tirerai-je ? Si je lui tire, ce sera fini plus vite pour lui. Mais si je ne tire pas, eh bien, je lui aurai pas tiré ! » On a réfléchi. Je lui ai dit : « Bien sûr faut que tu lui tires. » On a pleuré tous les deux, on a remué la tête : « Ah, si on en revient, hein ! » Il a crié : « T’en fais pas. On en reviendra pas, mon pauvre vieux. » De dire ça, ça le consolait. Mais ce n’est que plusieurs mois après qu’il a eu sa balle — une balle qui n’était peut-être pas plus méchante que les siennes. « La chambre où on leur pose les questions. J’ai vu ça par une trappe de porte, une fois en passant. Ils se démènent autour de lui. Tous qui l’empoignent
CE QUI FUT SERA 249 et un qui écrit, et un vieux qui fait le gentil : « Dis que tu as excité contre les chefs. Dis à qui tu as parlé. Dis-le, tu sauveras ta peau, on te fera grâce. » (C’est pas vrai ce qu’on dit là entre les quatre murs de la cuisine du Conseil de guerre ; celui-là, il sera jeté, lui aussi, sur la terre d’un champ, un de ces matins, comme une boîte d’ordures.) Ah ! quand je pense à ça — attention, y a un trou, ne t’casse pas le porte-pipe — je sens là, tout du long, mon manger qui prend l’ascenseur. «Sais-tu ce que c’est, toi, que décimer un régi¬ ment ? On fait ranger les compagnies par ordre de taille, longuement, pour qu’il n’y ait pas d’injus¬ tice. Puis les1 officiers comptent : un, deux, jusqu’au numéro 10 qu’on fait sortir. On conduit les nu¬ méros 10, un à un, pas ensemble — quelque part — et on les tue. Alors maintenant, vois-tu, laisse-les, les journalistes, les députés, et les ministres, nous raconter le droit des peuples, et faire la civilisation, la justice, et, la république — avec leurs gueules ! « ... Michael ! Je ne dis plus que c’est du caprice et de l’amusement. Celui-là a été fusillé pour quelque chose. Mais ce quelque chose, c’était qu’il ne voulait pas tuer. Les hommes du peloton, ce jour-là, ils ont fusillé leur cœur, leur tête. Seul contre tous, à dire : « L’homme, c’est l’homme, tout va chan¬ ger », ça ne sert à rien : Rien à faire, rien, rien. » Le doigt du ravitailleur pointa sur quelque chose dans le vide : — Ah ! y en a un qui est rapporteur au Conseil de guerre du Corps d’Armée. Ç’ui-là— comment que tu l’appelles ? — un petit vieux, je l’ai entendu, moi, demander la peau d’un homme. Eh bien, rien que pour la façon dont il la voulait — si j’avais du cœur ou si je devenais seulement un honnête homme, ç’ui-là, n’importe où je le recontrerais, j’y foutrais mon couteau dans la poitrine — si je pouvais être un honnête homme.
250 LES ENCHAÎNEMENTS Tandis qu’il prononçait ce jugement, je voyais dansoter devant mes yeux la physionomie du vieux galantine que l’uniforme ridiculisait et dont la grande affaire était de courir après les femmes. Le prophète de malheur reprit : — Ça et ça et encore ça, vois-tu, on ne le saura pas. On ne saura jamais rien. « Tout est recouvert déjà I Même entre moi et toi tout à l’heure, y aura un bol d’air, et dans la vie civile, je t’rechercherai pas ta compagnie. « Les gradés ne parleront pas. Même ceux qui sont bons, ils sont trop polis entre eux. Ils diront même : ce n’est pas vrai. Parce que les bons comme les autres, ils mènent les hommes par le mensonge, et ils sont attachés ensemble et ça n’irait plus, s’il y avait justice de faite, et c’est comme ça. Ils ne diront rien. Il y aura tant de canailles pour faire des articles et des livres. Et si quelque chose ressort, des salauds comme toi diront : « C’est exceptionnel. » T’en fais pas ! Ils sauveront la guerre. Les soldats, eux, ils oublient. C’est ça qui est le plus pire : oublier. Hé oui, le cri est frais quand on y est — et j’t’ forcerai à réfléchir, moi I On dit : Il faudrait une rude purge pour me faire oublier ça. Mais pourtant on oublie. Le forçat libéré, il ne se reconnaîtra plus de joie quand il ira dans les rues, oui, les mains dans ses poches, mon vieux ! C’est triste d’oublier, c’est la ruine des ruines. » Cette grande parole ouvre des abîmes dans l’avenir. Mais il ajoute : « On n’en reviendra pas. Si on res¬ suscite de cette affaire-là, ce sera pour une autre. Alors, ce qui a été fait, personne ne le saura jamais. Je te dis tout ça à toi, mais personne — personne — ne saura jamais. » Il allume son briquet à essence et se baisse comme pour chercher, dans l’encombrement où on est. Des ordures, des restes moulés de gamelle, des excréments de gamelle. Du linge éparpillé, une
CE QUI FUT SERA 251 chaussette cuireuse et noircie où le pied a déteint. Debout, une croix : squelette d’arbre planté sur un squelette. Au loin, les nuages déchus de l’obus, les lueurs coupantes. L’odeur des morts grandissante, lourde, qui vous soufflette. L’homme s’est accroupi avec un bruit de quincail¬ lerie, on entend grincer les poulies de ses genoux, sa tête de fumeur s’entoure de fumée comme une marmite. Et les deux autres pliés à côté de lui — l’enrhumé dont le crâne ronfle. Soudain il éclaire (sa main enflammée tremble) deux ronds lustrés, deux yeux par terre, sertis dans du masque noir, globulaires, striés, mappemondes. La flamme est si proche que les cheveux de terre du mort ont grésillé. La main morte, la main vide, tient un journal sur lequel on lit le gros titre d’un article : Sur le front. L'héroïsme joyeux de nos petits soldats. Et justement le mort est en train de rire, la joie im¬ primée au fer rouge sur l’instrument de chair. Le cuisinier aboie : — Hein ! Le v’là, le certificat de la rigolade. Il lève sa tête ; sa bouche ouverte roule une boule de fumée comme de l’ouate ; il s’adresse à un de ses compagnons : — Pas ? L’autre, sombre, dit : — J’sais pas. J’attends qu’on me dise. — Tout ça, c’est parce qu’on a obéi. Pourquoi qu’ils marchent, tous ces fantassins-là, ces marcheurs qui n’arrivent jamais — qu’à la fin de leur vie. Ces hectares de morts qui font dans les champs autant de racines qu’une forêt, — heureusement qu'au moment horrible ils n’ont pas compris combien c’était de leur faute ! « Ils ont raison, les chefs, raison à leur manière, de séparer les troupeaux d’hommes, et de donner des uniformes aux arbres et des opinions aux champs de blé. Ils ont bien raison, puisque c’est eux qui, en
252 LES ENCHAÎNEMENTS fin de compte, récoltent l’or sur leurs képis ou dans leurs poches. Il n’y. aurait, pour avoir plus raison qu’eux, que les hommes qui se lèveraient un jour ensemble, et leur casseraient la tête... Ce n’est pas eux, c’est nous les malfaiteurs. S’il n’y avait pas toi et moi, ils ne pourraient rien faire. C’est toi qui leur dis : Ce que vous osez remuer dans vos têtes, eh bien moi, je vais le faire avec mes mains, moi peloton d’exécution, moi vague d’assaut, j’assassine¬ rai mes frères tant que vous voudrez, et tu viens; tou¬ jours pour leur obéir. Tous sont tout. La guerre est nécessaire, pourquoi ? Parce que tout le monde le laisse dire. A la chienne il faut prendre ses petits de force. Mais la mère, elle donne les siens avec le sou¬ rire: Je ne suis qu’un pauvre bougre qui ne sait rien que par hasard. Ne vois-tu pas que c'est partout, et toujours la même chose : dis-le. » Il crache un bout de cigarette transparent de mouillure, que mâchaient ses lèvres, et me regarde. J’avoue : — Oui. N’avaient-elles pas retenti depuis des éternités, ces paroles, heurtées aux têtes dures et obscurcies des hommes, leur montrant les mêmes évidences, le même crime d’évidence. Cet homme désordonné qui a trop de choses à crier, qui est trop frappé par le mécanisme simple de l’esclavage, si visible à travers le mensonge, ressuscitait comme l’humanité elle- même: Ce petit crieur affolé par les grands préceptes d’Évangile et de réunion publique qu’il a en lui, l’in¬ finie révolution en cage — c’est toujours le même, c’est le même ! Il s’apprête à partir, se secoue ; il grince encore comme une charpente et il dit tandis qu’il s’étire, grandissant, d’autres paroles éternelles d’espoir : — Tout de même, tout de même, écoute-moi bien. C’est de ce sang-là que nous disons que sortiront plus tard — avant la fin du monde — des choses
CE QUI FUT SERA 253 plus vraies que les nôtres. Quoi, après tout, peut- être que je m’en tirerai ! Nous ne crèverons pas tous, hé ? Je parlerai, moi. Je m’aimerais si je vivais ! Il s’éloigne pour aller porter le ravitaillement à quelque poste. Du côté des ambulances en planches, basses, grandes et longues comme des cercueils d’armée, on le voit, sur le fond vert, se silhouetter tout noir, suivi de ses deux aides. Mais il marche à grands pas, il les dépasse. On ne voit que lui. On voit converger sur lui le grand vent pointu. Le feu de bengale verdâtre du cou¬ chant est si lumineux en ce moment qu’on distingue la ligne de son bâton, son coude plié, son bras en boule parce qu’il se frotte l’œil. Tout à coup, au-dessus de l’endroit où il est, des¬ cend un arceau de gros nuages ferrugineux, pleins d’illuminations. Un fracas tonitruant, multiplié, s’abat sur tout, nous remplit la tête d’une surdité chance¬ lante ; la terre remue sourdement : La rafale. Il s’est arrêté, debout sur la plaine, presque im¬ perceptible sous le rideau noir déchiré et l’arcade d’étoiles furieuses tombant de l’infini. Je regarde cette chose verticale qui oscille : c’est un homme, un tombeau de vérité. Il courait, désemparé, s’arrêtait, puis prenait son élan dans une autre direction. Il semblait poursuivi par la voûte de fracas et de poussière, et l’aplomb des éclairs. Je crus voir qu’il mettait ses poings sur ses yeux puis qu’il étendait ses bras en avant, l’un avec son bâton d’aveugle. Il cherchait un trou où plonger 1 Une chose énorme, au reflet de fer rouge blanchissant, fondit sur l’homme qui galopait la capote au vent, et le fît disparaître avec le radeau de terre où il se débattait. Le retentissement de cette explosion arriva ensuite à mon oreille et, après que l’homme eût été anéanti, j’entendis, aigu, son cri vivant ! Cet appel extraordinaire de l’au-delà, ce cri surhumain d’un être qui disait tout d’un coup ce
254 LES ENCHAÎNEMENTS qu’il avait contenu, m’a fait retentir un instant d'une autre âme, m’a changé des pieds à la tête. • Une foule énorme, brumeuse et battante, ou plutôt le bout, le bord extrême entrevu de cette foule éten¬ due et disparaissante. La masse est immobile. Je m’approche des points qui forment l’extrémité de la grande relève. L’homme à qui je m’adresse et qui est un de ceux qui bornent la plaine vivante, me dit : — Voilà six heures qu’on piétine sur place. Puis il profère une phrase semblable à celle qui a servi à l’homme dont le témoignage et la cons¬ cience ont été dispersés aux quatre vents du ciel : — C’est la même chose tous les jours, depuis des mois et des années. Ils ont des figures défaites où durcit le givre de la sueur. Ils halettent. Ils finissent par râler à force de rester debout. Le temps ne compte pas. Rien ne compte, sinon transporter d’ici là une rangée d’épingles-fanions. Pour réussir, il faut du gaspillage. Ils le disent, les grands chefs ; qui donc parmi eux ou au-dessus d’eux, l’a dit : « C’est le gaspillage qui déjoue le hasard et qui fait le pont », et garantit la tran¬ quillité du commandement. S’ils n’avaient pas eu le gaspillage à leur disposition, aucun d’eux qui n’eût été tout de suite honteusement arrêté. C’est la pro¬ digalité de temps, d’argent et d’existences', la sura¬ bondance folle de ces réalités aux mains puériles des maîtres, qui comble les lacunes, efface les erreurs, régularise les fausses-manœuvres. La guerre se sou¬ tient non pas parce qu’elle est bien faite — elle est mal faite —, mais parce qu’elle se déroule à crédit, appuyée toute sur l’avenir, dans le vide, parce qu’on ne compte pas, et qu’il y a trop d’hommes.
CE QUI FUT SERA 255 Je n’ai fait que lés entrevoir, ces troupes qui montent là-haut, heurté au coin de leur marée, à leur mur habillé. Ils sont jeunes, terribles, ce sont de vagues géants augmentés par la boue. Leurs of¬ ficiers aussi sont boueux, ils leur ressemblent et sont mêlés à eux. Ils ne ressemblent guère aux of¬ ficiers d’État-Major qui ne descendent jamais de leur trône jusqu’ici. Mais tous ces hommes qui obéissent, honte sur eux ! Pendant le rassemblement qui les emporte, quel¬ ques-uns m’avisent. Ils me méprisent à cause de mes stigmates brodés de bureaucrate. L’un d’eux en passant devant moi soulève son casque par le bord ; à la façon d’un chapeau melon, et dît : « Pardon, monsieur ! » Un autre me vocifère tout bas dans la figure : — On marche parce qu’on ne peut pas faire au¬ trement, mets-toi bien ça dans la tête, ballot! Et enfoncé dans la cohue fangeuse et rectangulaire de l’attelage d’hommes où se heurtent les bâts et les jougs, il se retourne et me crie encore quelque chose. Je vois s’ouvrir sa bouche comme un point de nuit dans le crépuscule. Mais la bourrasque qui souffle chasse ses paroles au loin, et lui est emporté par le rang — la herse de la discipline, — par l’ignoble obéissance. Ils me méprisent, moi figurant de l’État-Major, mais on voit bien qu’ils ont tout de même peur de moi, parce que État-Major signifie commandement, et qu’ils sont des esclaves. On sait ce qu’ils pensent. On les confesse, mais sans qu’ils le sachent — par l’espionnage. Plus qu’ils ne le croient, ils sont pris par ceux qui les conduisent. On met, par un service méthodique, la main sur les gestes de rêve qu’ils hasardent jusqu’à leurs pays, leurs foyers et le choix de créatures faites pour les écouter, on vole et on lit leurs lettres, leurs riches et pauvres lettres.
256 LES ENCHAÎNEMENTS Comme j’ai vu dans le terrain plat l’extrême bor¬ dure flottante de la relève montante, j’effleure le remous de la relève descendante. Ce sont là ceux qui ont participé en quelque chose à l’attaque. Ils sont vieillis à cause de cette semaine qu’ils ont passée au bord à vif du secteur, sales de la teinte de la guerre. Les pauvres qui restent propres sont des saints. Il y a un attroupement, une discussion autour d’une voiture et d’un vieux cheval. Des hommes entourent la voiture, de lourds paquets dans les mains. Ils croyaient pouvoir mettre leurs cartouches, les deux cents cartouches qui leur scient les reins, dans la voiture régimentaire, ce qui est toléré dans cet endroit-ci. Mais le voiturier — la sueur a fait des sillons larmoyants et à demi nègres dans ses traits ravinés — lève les bras et leur montre son cheval. — Regardez-le. Je l'conduis par la figure. Il n’peut pas ; il est trop fatigué. C’es’un ch’val. Vous êtes des cents et des cents. Ils regardent le cheval qui oscille sur ses jambes blanc-gris, couleur de squelette et baisse sa tête dont le cuir est usé. Alors, ils se taisent, ils le regardent mieux, ils lui disent : « Mon vieux », comme si soudain ils avaient reconnu cet être qui se traîne. Ils remettent chacun leur charge dans leur musette et regagnent leur place avec une pauvre joie. Comme dans la lande bretonne où la plante est couleur de granit, comme l’alignement des menhirs se rangeait aux yeux des gens de Noménoé et de Conan Mériadek, des chevaux debout sont en rangs à perte de vue. Il pleut sur eux. On entend l’eau pointillée s’abattre sur leurs flancs. Ils ne font rien. — Il y a quatre jours qu’ils sont là. A quoi pense- t-on ? dit leur morne gardien revêtu par l’averse. Là, sans bouger, chacun planté sur ses quatre jambes, et attaché à un piquet par la barre raide
CE QUI FUT SERA 257 d’une corde, ils sont abîmés et meurtris, les durs spectres, leur tête pierreuse, le tapis raclé, et troué, de leur peau, l’écorce sanguinolente aux angles. A les voir, immensément immobiles, on voit la réalité se décomposer jusqu’au fond. Leur innocence est plus criante encore que celle des hommes. Qu’est- ce que ça leur fait, à eux, l’épithète qu’on met à l’Alsace-Lorraine, et le panache de la victoire, et les traités — gloire au recto, commerce au verso — pour lesquels leur chair saigne, s’use et saute à la meule ! Qu’est-ce que ça leur fait, le nom de ceux qui sont à l’autre bout ? Sur la figure si nocturne du gardien qui partage leur silence, j’ai lu ce que je pensais. Une autre ressemblance : N’importe qui se dres¬ serait et commanderait, qu’ils obéiraient tous en¬ semble. Ils sont prêts au premier cri, au premier aboi ! ... « Héroïsme militaire ! » écrit-on dans les jour¬ naux et les livres. Ces spectres sérieux prouvent que cet héroïsme n’existe pas, que c’est une vertu qu’on s’amuse à découper au hasard dans un petit coin de la souffrance. Plus que des hommes, ils ressemblent à l’homme. Mais s’ils devenaient libres, ils seraient perdus ; si les hommes étaient libres, ils se retrouveraient enfin. Le pont d’arbres. Un chiffre se dessine et s’ap¬ plique à l’envers de mon front : 273 06. Je profère cela tout haut, et j’ai un choc de surprise, presque de honte, à m’entendre : cette locution est en marge de la réalité et pourtant, c’est le nom du lieu tel que l’a désigné le grand chef qui a créé ce pont avec une note sur un papier, après avoir anéanti les autres en trois coups d’ongle. Je marche sur une chaussée plus dure. Le sol est feutré, mais la lune du projecteur accourt, et pro¬
258 LES ENCHAÎNEMENTS mène un éclairement polaire qui vient me balayer de son grésil étincelant. Le sol est semé de cristaux de lumière et de plâtras étoilés. Mais j’ai pu voir que je marchais sur des corps écrasés : les chasseurs à pied. « Les Boches ont bombardé la plaine de Vancouvert, mais ils se sont trompés. Il n’y avait là que quelques unités. » Jusqu’au bout, je serai poursuivi par le blasphème des mots ! Je me souviens que j’ai remarqué le drapeau de ce bataillon à la parade où les généraux jetaient en musique leurs paroles de fourbes : « Vous serez tous libérés dans trois mois », en caracolant devant les carrés de troupes — quadrille illuminé par le soleil. Un Allemand et un Français se sont débattus pour n’être pas noyés l’un par l’autre dans la terre. Ils se tiennent dans un inséparable silence, ces deux aigles brûlés. Entre eux, est une ressemblance qui ne finira plus jamais. Ils se ressemblent à crier. Quand inventera-t-on le moyen de faire apparaître sur l’écran du ciel cette ressemblance! J’ai une marche funèbre que j’écoute, attentif, captivé, plus belle que tout ce que je pouvais imaginer avant elle, et qui me met un masque de splendeur ; mais cet hymne restera enseveli et mentira tant que les cou¬ leurs des uniformes déteindront sur la peau des hommes ! Le pays est plat autour de moi : des champs, des champs de betteraves qu’on a abandonnées dans la terre et qui sont mortes et creusées de pourriture comme des glandes. L’infection compacte de ce champ tuberculeux me remplit la tête. La piste, la ruine limoneuse qui me serre par ses ornières, a l’air d’être l’entrée d’un village. Voilà que ma destinée et toutes celles dont elle est faite aboutissent à quelque chose qui n’est plus : une rue morte, un village mort. Bruit d’attelage, fouet, jurons — et coupant l’éten¬
CE QUI FUT SERA 259 due en longueur où je vague sur une dépouille de route, file et s’enfonce le croupion d’une charrette de sabbat ou d’une prolonge d’artillerie. Un être s’y débat, enchaîné. C’est un mort, un monstre à la pâleur phosphorescente. Je le vois qui fuit, adossé à la vitesse, en gigotant aux cahots. Les abords du village sous la pluie de cendres. Dans les plus sublimes poèmes de désespoir, dans les décors les plus majestueux que les grands poètes ont abattus sur le papier, il n’y a rien de pire que cette étendue terne où mes pieds heurtent des récifs. Une petite colline de débris laissés par les campements et les caravanes, — comme partout, comme toujours — os, épluchures, ustensiles transpercés par l’usage ou cassés et blessants ; tessons aiguisés, rondelles Touil¬ lées. Autour de la nappe animale et minérale, jouent des gamins. Non, plus d’enfants ; c’étaient des spectres... Une mare sur la place, et au milieu, une fontaine carrée. Cette fontaine qui s’est noyée elle-même, s’accompagne d’un commencement d’arbre. La co¬ lonne rompue d’un arbre qui n’a plus de toit. N’était-ce pas celui où dans la niche, flottait une déesse, réponse bleue aux prières ?... C’est le village, c’est lui. Je sais où je suis. Je suis chez moi. Il fait froid. Je n’ai jamais quitté mon chemin. Tous les chemins aboutissent là. Et on doit bien les voir jusqu’au fond, vides, fourmillants de silence, dans l’écorchement de la région ; les chemins du trafic et de la réquisition qui ont cassé les couples et écartelé les familles. Le réseau par quoi est partie la vie et venue la mort. Les chemins qui rattachent tous les hommes à quelques hommes, et qui finissent toujours mal. Ce corps avec, jetés autour de lui, ses gestes sin¬ guliers qui sortent du cadre des gestes, a été déterré par quelque fourche crochue de foudre, et mêlé au
260 LES ENCHAÎNEMENTS bois mort. Qu’est-ce que cela lui fait ! Ce ne sont plus les êtres qui sont fragiles, ce sont leurs tombeaux. Les murs, disloqués, sont rapetissés, en files de corps blêmes. Des ruines sont blanches et neuves ; sur d’autres, l’incendie a imprimé son grand soir. Des arbres ? L’un vient de se poser là, immense, effiloché, puis tremble et s’enfuit courbé. Pourtant, presque plus de canonnade, plus de mouvement, plus rien. Je regrette le mort qui est passé au galop et m’a laissé. Tous les reliefs, tous les revêtements sont noirs. C’est l’heure du jour — non c’est l’heure du destin — où tous ont le même uniforme noir. Les maisons, en rang, sont tombées dans les caves et les jardins. Les maisons sont des sépulcres de maisons entourés de grilles, ce sont des plans de maisons qu’on déchiffre ; vous voyez que vous fran¬ chissez le seuil, mais rien ne vous le dit. Elle a encore ses soubassements, la cruauté d’un cadre, ses bords déchirants, cette chambre jetée hors d’elle-même, cette chambre du froid. Je m’y avance, le pied lent, les bras en avant, gauche, embrassant le vide de toutes les chambres vides à la fois, et Je deuil sans lacune. Le deuil est si grand qu’il m’est personnel. Des cadavres peuplent les ruines. Des tas font des simulacres de groupes. Je m’assois sur une pierre. Fatigué de souffrir, on crée de la douceur. A force, l’ombre apporte une espèce de lumière et le silence apporte des voix. Ceux qui sont ici ne sont pas ceux qui y durèrent, puisque ce sont des soldats (tous les soldats sont étrangers dans les maisons, même dans leurs familles), mais comme ils se ressemblent tous, les grands inconnus humains ! C’est ici qu’il y a la cuisine (le débris d’évier comme un débris d’autel, et le plafond a neigé dessus), la prison des légumes amoncelés : les poi¬ reaux, tibias à barbe de ficelle, les tomates, outres
CE QUI FUT SERA 261 d’humidité teinte, le chou-fleur cérébral, et le long concombre qui porte tout cela sur son dos de rugo¬ sité fraîche, comme un crocodile, et la marmite à la mince lèvre vernissée, mouillée. Ici, à l'écart, on revoit aussi la robe de vermeil de la cuisinière, et le ronron intelligent du feu enfermé. L’horloge presque saignante avec son angelus parlé. Dans la chambre, le jeune ménage ; les meubles neufs comme le soleil levant. Il y a une lettre qui bat et frémit par terre. Une lettre de soldat : ce papier sans doute a été souillé et violé par les jésuites en uniformes, par les froides mains qui rampent autour de la conscience des foules. Les corps qui sont autour du mien, ils sont plus laids les uns que les autres. Devant les couleurs en putréfaction, j’évoque la nuit intime que le soir pé¬ trissait dans la chambre. Dans la couleur grise comme dans la bise, j’évoque le rose, la couleur tiède, un corps nu de femme à travers les voiles. Je sens une odeur de violettes. Il y a quelque part, en bas de l’assombrissement bâti là, des touffes qui pensent. Et sur des pierres cassées, un volubilis ha¬ bille complètement une ortie. Je suis resté à rêver longtemps... Je suis tenu par une main ; il n’était pas mort quand je suis venu, et il est mort en me tenant. J’écarte ses doigts. Toute la masse retombe en arrière. Lorsqu’un être meurt devant vous, il semble tout d’un coup que par miracle on le connaissait et on l’aimait depuis longtemps. Celui-là, il a la bouche ouverte. On voit bien qu’il crie. Je le soulève 1 Son poids me montre la force de sa tendresse qui trônait au milieu de ses enfants. Celui-là, dans l’encoignure de la chambre noyée par les espaces, de la chambre dont la tiédeur fut violemment extirpée, il est nu. On voit son ventre, ses organes. On voit plus loin que son ventre : on voit
262 LES ENCHAÎNEMENTS trembloter et luire la pieuvre de ses entrailles. Il n’est pas sûr que les ongles de sa main n’étreignent pas la matière même de son cœur. Il ressemble à tous. J’entends sa voix. Que dit- elle ? Ce que disent les voix. Elle dit : « Toi »... On est, tous, des bêtes de petitesse, et morts et vivants, on est tué par l’ombre. Mais on est fait pour vivre le plus possible, — et c’est aux ruines peu¬ plées par des assassinés, que j’aboutis dans le soir d’aujourd’hui et des âges, sans quitter mon chemin. Dans la direction de la rue, s’avance une appa¬ rition droite et noire. C’est une femme en deuil, une veuve, une mère aux longs nuages noirs. La face est terrible, affreusement blanche et aussi grima¬ çante que la mort elle-même. Mais cette blancheur, c’est son mouchoir qu’elle applique sur sa figure pour séparer sa douleur du monde autant qu’elle le peut. On ne voit plus que cette tache blafarde dans les ténèbres de cette créature. Je marche vers elle. Les accumulations qui rem¬ plissent et dévastent les lieux me font zigzaguer. A mon approche, elle se déforme, se fend, son âme devient du vent. Ce n’est plus une femme, c’est un buisson avec un haillon sombre et un haillon blanc qui se sont accrochés dessus et remuent : Rien ne remue plus ici, que les choses. C’est une illusion. Elle n’est pas là, cette femme en deuil, elle est partout. Mon regard se porte avec elle partout. Elle n’est pas une illusion ! — avec sa chair de pénitente et de suppliciée, ses genoux endoloris de mère qui cognent les dalles du sol comme pour appeler sour¬ dement, et entr’ouvrir le monde des morts. Tant de soldats, et tant de mères qui ont souffert pour les mettre au monde — pour rien ; tant de femmes inu¬ tilement éventrées, et même qui ne sauront jamais la hideur de leurs morts. Et personne ne pourra seu¬ lement comprendre le nombre des morts. Partout, le chemin creusé par les départs. Partout,
CE QUI FUT SERA 263 le père emmené sur qui s’appuyait la maisonnée. Lui parti, elle chancelle et tombe. « Il le faut ! » — « Oui ! » — « Il faut aussi qu’on sourie c’est beau !» — « Oui ! ». Partout, comme autrefois, les idoles. Le totem de l’aigle ou celui du coq. Nos civi¬ lisations ce sont des mensonges et des mots. Les Allemands et les Français, tous les noms d’hommes, ce sont des mots — et des mensonges. J’ai beau fuir, la puanteur me rattrape et me caresse. Nous sommes à la fin des âges. Le monde est à bout, usé par la guerre, malgré l’entêtement à vivre du large peuple vague. Tous les noms propres deviennent des noms de batailles, les écriteaux d’une destruction, d’une défaite de pauvres. On rencontre à chaque pas la preuve criante du crime des victoires. Depuis les déluges, la masse humaine est de plus en plus vaincue. Telle est la forme de suicide que prend la fin du monde, — aux yeux d’un fuyard en qui se réveillent les charniers, qui, la tête baissée, regarde ses mains sombres qui lui font l’effet d’être rougies. Le vieux homme qui tremblotait près du feu dans sa chambre misérable et telle qu’il y en a des mil¬ lions, et qui disait : « Il n’y a plus de sacrifices hu¬ mains », le petit bourgeois insignifiant et à vue basse qui en parlant ainsi se changeait en bête malfai¬ sante... Mon père, le vénérable professeur qui disait : Les sublimes exigences de la race », et faisait du mot : « Nous », le plus haïssable des mots. Ma mère l’infirmière qui ornementa avec de la vertu l’idée de la guerre... Je les maudis tous ; je maudis mon père et ma mère ! Voici s’approcher le Perron, le sanctuaire que l’ennemi ne bombarde jamais (tacite réciprocité). Je n’ai plus qu’à traverser les faubourgs de ba¬ raques crues, pleins de bourdonnements et de sil¬ houettes, qui font dans l’immense carrière une foire II. 12
264 LES ENCHAÎNEMENTS que chaque nuit allonge par quelque pan : Les am¬ bulances — les croix rouges dessinées avec les baïon¬ nettes sur la peau des baraques, — les bureaux, les magasins, l'intendance, les Étapes, les ateliers, les sections techniques, tous les services annexes, la cité factice, de bois et de papier, où se centralise, s'enregistre et se multiplie l'industrie de destruction — la ville de cancer. Des nègres postés en armes. En me voyant ils font le geste d’embrocher, et leur mâchoire moud avec un rire : « soldats français ! » Ils sont là, à la lisière des opérations, pour empêcher la fuite du matériel humain — c'est-à-dire pour tuer les soldats français qu’ils voient. Je traverse cette file de monstres enchaî¬ nés et déchaînés avec le cliquetis de leurs griffes d’acier et leur rire ténébreux. L'un d'eux, au bout, tousse. On comprend, mieux que lui, ce que dit cette plainte-là. Cette autre face, tellement ouverte par un bâillement que c’est un anneau de bronze, je le con¬ nais de toujours ; cela ne me donne pas le change, l’oripeau de couleur qui passe avec les époques sur la statue en airain de l’esclave. Je suis rentré dans la cabane du commandement. A travers le tohu-bohu de la victoire, on a amené au maître un prisonnier : un espion ennemi — officier déguisé en soldat français et qui s’était glissé ici. Comme il est officier, par courtoisie, on l’a laissé libre sur parole. Il a repris sa structure d’officier : tous les tronçons de sa personne durement emboîtés, il présente le fixe et raide hommage charnel de la position réglemen¬ taire — aristocratique et chic (ces messieurs du premier Bureau le constatent à voix basse) à travers sa mise de pauvre. — Je serai beau joueur, dit le général, je vous fais grâce 1 Le grand chef allait et venait fébrilement pendant qu’il parlait. A un moment son dos a disparu parmi
CE QUI FUT SERA 265 des dos et je l'ai confondu avec les autres, puis il est revenu sur ses pas. Pourquoi est-il le despote et le répartisseur de la vie et de la mort, ce vieux monsieur à la figure médiocre qui ressemble triste¬ ment à tant de ses contemporains ? — Je vous remercie, mon général, dit sobrement l'officier allemand en un pur français, et d’une voix où perçait le sens le plus parfait de la hiérarchie. — Vous n'avez pas à me remercier, ober-lieu- tenant. Je ne fais que me conformer aux traditions chevaleresques de la France. Émotion, coquetterie. Ils ont échangé un coup d’œil, ils n'ont pu s’empêcher d’échanger un trait d’union, ces deux hommes de même espèce, qui ap¬ partiennent — comme c'est visible — à la même catégorie d’acteurs sur le théâtre universel. Le capitaine Fontanges élégant et fougueux, s’écrie : — Il a été téméraire, ce Boche, et moi j’aime la témérité par-dessus tout. Après tout, on a besoin de nobles ennemis ! Il piaffe — le cheval gallo-franc 1 J’ai déjà vu que les plus nettes originalités des peuples, ce sont leurs ridicules — et que par-dessus les identités humaines, on ne peut mieux montrer les caracté¬ ristiques nationales que par la caricature. — C'est plus émouvant encore, me souffle dans un coin un camarade, que lorsque tout à l'heure le général a remis lui-même la croix d’officier de la Légion d’Honneur au colonel Malen qui avait abso¬ lument voulu que son régiment fût désigné pour progresser dans la région du triangle gamma où on savait qu’une mine était préparée — la mine a tué quarante-sept hommes exactement : ça valait bien une rosette 1 — ou bien quand il a donné l’accolade au général Bédorez, commandant l’Artillerie, pour montrer qu’il n'attachait pas plus d’importance qu'il ne convient à toutes ces histoires de tirs trop courts
266 LES ENCHAÎNEMENTS du 75, ces critiques ayant énervé manifestement ce bon Bédorez. Un général ne peut pas être tenu comme responsable de ce qui se fait de travers sous ses ordres. Il n’est responsable que des bons résultats d’ensemble, n’est-ce pas ? Dans le coin rayonnant, le général dictait le com¬ muniqué : — ... Nos pertes sont légères, un point. Silence. Ils sont heureux et légers eux-mêmes de ces pertes légères. — 2.500 hommes, dit à mi-voix, le chef d’État- Major, la plume en suspens. — C’est trop, sans doute... Mais ce n'est pas beaucoup. Il se trouve quelqu’un pour reprendre la phrase que se répète le plus souvent le haut commandement pendant une guerre : « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. » — 2.500 ? dit le général. N’écrivez pas. Écrivez : 1.500, ce sera ainsi : 1.500. C’est bien assez. Ces étranges paroles eussent semblé une plaisante¬ rie si elles avaient été proférées ailleurs que dans un sanctuaire. Nous savons très bien qu’il n’y aura pas de fuite et que ce chiffre sera, en effet, le chiffre historique, définitif, que nul ne pourra plus jamais modifier. Je m’irrite contre ces gens. Dans le passé, les moines disposaient des événements sous la dictée de leurs supérieurs. Le militarisme imite la machina¬ tion religieuse ; mais, plus encore, les militaires ressemblent par leurs faces et dans leurs têtes, aux hommes à soutane. Je les observe tous avec une précision, une froi¬ deur hostile... Cet officier anglais et son masque de propreté, ce lieutenant étincelant de trophées épinglés — un par victime — son taximètre sur la poitrine. Et celui-là, là-bas, dans le groupe, cet officier que je ne connais pas, très chamarré
CE QUI FUT SERA 267 aussi, très décoré, brillant, charmant, qui se dé¬ mène, rit et parle très fort. Je n’entends que la fin de son colloque avec le chef d’État-Major qui a l’air penaud devant lui. Levant les bras en l’air, en un geste vif, aisé et mondain, d’impuissance, le nou¬ veau venu s’écrie : — Mais non, pas d’ordre écrit, je ne peux pas vous en donner, voyons ! Il rit. — Je conseille simplement le bras séculier pour le maintien du moral. Je dis ce que j’ai vu, rien de plus, rien de moins. Il y avait une nuance de menace très nette dans la jolie voix sonore. Le Chef d’État-Major baissa la tête. On sentait qu’il se passait quelque chose qui répugnait à sa droiture simpliste. Mais ce n’était pas lui — ni le général même — qui aurait pu tenir tête à ce missionnaire confidentiel à cinq galons, au légat secret du ministère. J’ai dû secouer les épaules, serrer les poings, et observer haineusement tous ces princes enivrés de leur subit pouvoir absolu. A ce moment même, j’ai senti se clouer sur moi le regard du lieutenant Lecto. J’ai quitté ma place, mal à l’aise d’être épelé par cet être glacé, à l’immobilité de saurien. Je me dirige vers le Plan Directeur. Je veux le voir après ce que j’ai vu. J’effleure l’officier rapporteur qui gagne rapidement la porte. Il a obtenu une per¬ mission qu’il va consacrer aux amours. Ses pas sont d’une légèreté ailée et il sourit déjà. Le Plan Directeur... Il y en a deux côte à côte, tout pareils ! L’un bordé d’une bande tricolore ; l’autre d’un liseré noir et rouge : un plan trouvé dans un poste d’État-Major allemand, un trophée. La ressemblance de ces deux cartes en relief est frappante. Voici les deux tables de jeu qui ont servi à faire le grand coup, celle du gagnant et celle du
268 LES ENCHAÎNEMENTS perdant, les deux appareils dont les combinaisons se sont transposées là-bas, là-bas, dans l'immensité saignante. Et alors, l’irritation qui bouillonne en moi contre ces hommes-ci, je la condamne, je la fais taire. La réalité est plus grande que cela ! Ce sont les ennemis des soldats, mais ils sont dans leur rôle. Ils ont raison, les agents d’exécution qu’ils sont, du haut en bas de l’échelle. Ils ont raison d’avantager de toutes manières les gradés qui organisent, enca¬ drent et animent le troupeau de guerre. Ils ont raison d’entretenir d’illusions l’ouvrier manuel des batailles, d’éliminer en cachette et sans recours le mécontente¬ ment et l’esprit d’examen, de dissimuler aux sacrifiés l’étendue des sacrifices, de considérer les soldats comme des soldats de plomb, ou même comme des pions, ou même comme des points géométriques, de triturer la réalité ou de mentir — d’exercer leur mé¬ tier militaire dans toute son ampleur — toute sa bru¬ talité et toute sa perfidie. Le général a été mis ici pour réussir une attaque qui coûte un milliard, et il a réussi. Ils ont raison, de ne plus savoir ce qu’ils disent, de ne plus savoir ce qu’ils font, puisqu’ils obéissent, et que tout obéit. Un homme est venu, que quelques-uns ont nommé et dont on parle : M. Clément Massard. Le général est allé au-devant de lui et l’a accueilli avec un em- pressement et même une déférence qui n’ont échappé à personne. On lui a montré le communiqué. Il a fait ajouter dans une phrase le mot a « patriotique ». Il a visité en auto quelques tronçons de route. Il a été voir tes morts, piloté par 1e général qui s’est excusé de la mauvaise odeur : « Que voulez-vous, ce n’est pas de
CE QUI FUT SERA 269 leur faute à ces pauvres gens ! » Il manifeste une prétention qui déplaît aux jeunes officiers et les fait sourire, car il est ridicule avec son extinction de voix, sa face à la peau glabre bondée de globules blancs et les deux cercles d’or — bijoux dégoûtants — qui lui plantent les dents dans la bouche... Il semble en vérité, dit-on, qu’il est dans son domaine. On croirait qu’il vient contempler son œuvre ! Il parle peu. Il a dit cependant avec sa voix râpée par la laryngite chronique : « Guerre du Droit, Pa¬ trie, Démocratie » et : « Le bonheur des uns est fait du, malheur des autres. » Il s’est attendri aussi à voir un soldat lamper de l’alcool dans son quart : « Bois, mon ami, bois un peu d’illusion ! » lui a-t-il dit affectueusement. Savent-ils à qui ils ont affaire ? Les plus avertis, les mieux initiés, peuvent s’en douter, situer l’homme à l’immense fortune mondiale, celui qui a réussi par¬ dessus les autres, qui marche sur toutes les têtes, qui domine le reste, même les gloires militaires, pour qui un commandant de Corps d’Armée ou un ministre de la Guerre est un petit fonctionnaire qu’on place, et qui est, dans le cadre fantastique de la civilisation, en personne, Attila. Par-dessus tous, il a raison, l’être qui a forcé les autres à voir sur lui un reflet divin et à lui obéir pour des raisons purement magiques ; lui qui a domes¬ tiqué là nature et les hommes, et toute l’in¬ dustrie arithmétique, déesse des abattoirs, et la science, et la religion, et la morale, et généralisé, au milieu des louanges, l’assassinat ; qui alors que chaque homme de la foule porte tout son avoir avec lui et n’a qu’une mort au bout de lui, — dépense des millions d’hommes, et vit des millions de morts. Il a raison, puisqu’on lui obéit, que dans les taudis, les cabanes et les chaires, tous les automates répè¬ tent : « Il n’y a plus d’esclaves, plus de tyrans ». Il n’y aurait, pour avoir plus raison que lui, que les
270 LES ENCHAÎNEMENTS hommes qui se lèveraient un jour ensemble dans un grand réveil de sagesse et de colère, et lui casseraient la tête. J’ouvre les yeux dans l’atelier tandis qu’un de mes compagnons littéraires, subversif et conserva¬ teur, fait des jeux de mots avec des idées dans le cha¬ rabia d’ironie, et se moque du monde poétiquement et philosophiquement. Tout près de mon œil, sur l’étoffe, je discerne un moustique tué, flocon si pe¬ tit que même le mot : cadavre, est trop consistant pour cela : et pourtant ce point m’attache; et aussi, à travers le vitrage, un petit oiseau, virgule du ciel, ...Et je ne sais pourquoi se refait obstinément d’un bout à l’autre de ma tête la ligne tonitruante du mensonge humain dans les nuées : « J’ai pris les armes pour glorifier mon Dieu Assur ! » Loin des voix, je souffre. Tous mes souvenirs se traduisent par : J’ai souffert. Comme j’ai souffert ! Si je devais subir cela encore, j’aimerais mieux mou¬ rir. Quelle souffrance ? Où ? Physique, morale ? Je ne sais pas. Mais je souffre de la vie ; le mal des autres s’est détaché des autres pour tomber sur moi.
XXV LE PREMIER HOMME Serré dans l’étau des gens, le cou tendu, je con¬ templais. Par-dessus l’assistance illuminée, bossue et os¬ seuse, et la fumée — la place publique comprimée par un plafond — je contemplais la tribune où se balançait et bégayait l’être informe. Il était mal vêtu, sordide. Il ne savait pas parler. On regardait sa bouche. Après les discours républicains qui avaient soulevé la jeune assistance dans un bel élan orageux, on avait demandé là-haut (la Trinité du Bureau) : « Quel¬ qu’un a-t-il des objections à présenter ? » Alors ce- lui-là avait paru dans le centre lumineux et s’était juché sur la tribune. Il grondait, au bord de l’estrade de bois « Non, Non ! » le mot chose, le coup de réalisme contre la réalité : « Non ! » Il ne savait dire que cela : Non ! Il tâchait de briser avec de la fureur et de la souf¬ france, de ses poings autant que de ses mâchoires, tout ce qui avait été dit avant lui. Il faisait peur, et il faisait rire, sur son pilori où il peinait et geignait creux comme ceux qui travail¬
272 LES ENCHAÎNEMENTS lent et sentent l’outil rentrer en eux : un blessé, un estropié, un homme étouffé. Il essayait dans sa gorge les mots qui le stupéfiaient le plus, lui faisaient le plus mal. — Rien ! Tout ce que vous dites, rien du tout. Tout ça, des mensonges pour endormir le peuple. Votre religion d’enfer, votre république de profi¬ teurs, votre patriotisme qui tape sur les hommes, et vos journaux par millions de ballots de linge sale. Dans le même sac, gauche et droite, royalistes, répu¬ blicains, Français et Allemands — c’est toujours mi¬ sère et boucherie. Votre progrès, rien, rien ! Sa négation furieuse et rauque sonnait mal dans ce public chauffé et tendu par la parole des tribuns ; et autour de lui la foule était lourde comme une ville. Moi, j’ai tremblé de toute ma vie. Au-dessus de h houle des têtes, sous la rangée des pontifes et les bustes du Président et des Assesseurs (bondieuserie triangulaire de boutique dans la dorure électrique), j’ai reconnu l’Hilote, le Père. J’ai vu l’esclave se détacher sur le chaos public : comme un monu¬ ment. La cariatide qui a porté sur son cou toute l’histoire dorée des autres, elle s’est montrée à moi, semblable à ce qu’elle m’apparut un soir sur le rivage, puis d’autres fois depuis, déblayée par ins¬ tants à mes yeux de la salissure des grands événe¬ ments. Ce morceau de foule qui n’accepte plus ce qu’on dit, qui rejette les enlacements des phrases à coups d’épaules, d’une façon grossière et grandiose comme lui, qui grogne un bruit de chaînes, montre son cœur comme un drapeau, et crie tout entier, il se dresse contre une universalité de mensonges. Il est dans un monde nouveau, c’est le premier homme, qui épelle et qui appelle. « Non ! » la première syllabe de l’action !
LE PREMIER HOMME 273 J’ai entendu d’autres voix. Tout à l’heure, avant l’homme, et aussi depuis toujours, j’ai entendu les deux autres voix, amplifiées par le procédé de l’élo¬ quence : celle qui nous engloutit dans le passé, les mains jointes, et celle des arrangeurs du présent, des intarissables arrangeurs de l ’immédiat, des oppor¬ tunistes qui courent sur place, qui dansent. Et voici une autre voix par-dessus celle du passé et celle du présent. Elle crie « Non ! Tout cela, c’est : rien ! » Rien, les bonnes intentions, les bonnes pro¬ messes, les bonnes paroles. Avec ces bontés-là, il n’y a jamais de commencement. La large vie doit se refaire par les hommes mêmes, et non plus par les mots. L’ébauche humaine montre avec ses mains déchi¬ rantes, que nous sommes au siècle stupide des mots. Nous sommes englués par les grands vocables qui se sont accumulés et s’étendent. Liberté, Patrie, Justice, Civilisation, et tout le filet sonore. Nous sommes les proies du signe, de la monnaie du signe, de la valeur fiduciaire du langage. Nous sommes au mi¬ lieu de malfaiteurs, de menteurs et d’aliénés qui confondent les paroles et les choses. Notre république n’est république que sur ses prospectus. Notre libé¬ ralisme, notre altruisme, notre beauté, n’existent que dans les inscriptions tracées sur les murs, ou bien dans les gosiers des orateurs ; et sous le jeu éblouisseur des formules abstraites, les riches chan¬ gent les pauvres en bêtes et en pourriture avec une férocité divine. Ce n’est plus une voix qui vagit là, sur la char¬ pente de bois, c’est le bord de l’Histoire charnelle qui s’est haussée, et qui saigne, comme saignèrent le grand homme bleu du Golgotha, et les corps de couleur de la guerre. Le peuple qui n’avait plus de l’homme que l’odeur, et que la faim forçait à ne penser qu’avec sa chair ; le nombre, anonyme comme
274 LES ENCHAINEMENTS la terre et comme l’eau, le grand mort — a pris conscience. Il a pris corps (le corps est la joie de ce qu’on pense). Sa tête, sa poitrine, son poing, sa pierre. Qu’ils disent ce qu’ils voudront, les gens de là- haut ! Que les mots redeviennent mots, et les chaînes s’envoleront. Des extrémistes, et qu’ils avancent. Marcher sur tout ce qui a été dit. Je regarde l’aréopage figé en série sur des chaises, Avocats, législateurs, moralistes, lauriers 1 — Jé¬ suites du droit romain et de la complication infer¬ nale, sectaires du médiocre et de l’à peu près, (« ni réaction, ni révolution », ce cri qui plaît tant aux âmes vulgaires : la réaction vraiment trop laide, la révolution vraiment trop belle), vous qui enfilez des équations sur les mots de violence ou d’idéal et gas¬ pillez le temps des malheureux en essayant de faire tenir dans ce qui n’est qu’un système métrique, tous les rêves sans fond, professeurs qui attendez le mes¬ sie et avez attaché un grelot ridicule au grand terme scientifique et révolutionnaire de justice, poètes au crâne de cygne, utopistes assis, ironistes brillants qui dites sans dire, papillons du coche — vous tous par qui notre sanglante démocratie d’opéra-comique se déroule, la créature du bas-fond universel vous do¬ mine par la noblesse, et par l’esprit. Ce bégayeur de gestes dont la géniale et parfaite rectitude unit ensemble contre lui, dans le secteur de ses deux bras ouverts — de la droite à la gauche — tous les conservateurs de l’exploitation, tous, sa raison c’est le poids des choses. Il est la révolte du plus fort. Il règnera parce qu’il règne. Il sortira, lui — sa tête d’abord — du cycle des révolutions et des réformes retombées, parce qu’il manipulera non plus les conséquences, mais les causes. « Non ! » hurlé par le marteau sur l’enclume. La logique rouge ; la vérité rouge. Au moment où l’homme se perd dans l’assistance
LE PREMIER HOMME 275 blindée de lumière, parmi le silence explosif qui fait long feu dans un rire méchant — je me suis tourné à jamais vers lui. Sa voix m'a brassé comme l'a fait ailleurs le grondement des cloches et celui du canon. Son cri, berger des hommes !
XXVI LA MUSIQUE Je l’ai vue une fois. Elle tournait au bout d'une rue. Elle a disparu. Cette résurrection de la morte... Elle a disparu — naturellement. Depuis le soir qu’elle est partie en sanglotant, de¬ vant moi, elle ne m’a plus cherché... Aucun geste vers moi. Elle a pu, tout d’un coup, ne rien faire. Comme elle est acharnée ! Les femmes mettent de la passion dans l’indifférence. On m’a dit qu’elle avait été malade. Moi aussi, je suis malade. Je suis au bout de mes forces. Quand je veux réfléchir, je me heurte, je suis au bout de ma pensée. C’était la dernière fois que j’ai pu sortir de ma chambre, cette fois où j’ai vu, par hasard, disparais¬ sant, ce corps admirable qui fut à moi avec tout ce qu’il renferme d’âme. Sa forme visible n’a pas changé, et on voit bien que rien n’a changé ici-bas. Simplement, sur ce qui fut, la mort transparente et parfaite. Elle qui m’a aimé, elle est passée là-bas, devant moi qui l’aime, avec sa pudeur assassi¬ nante... Je regarde brûler les lettres que je me suis décidé
278 LES ENCHAÎNEMENTS à arracher de leur tiroir et à jeter dans la cheminée. C’est triste de détruire des êtres vivants qui se débat¬ tent autant qu’ils peuvent, essayent de montrer des paroles, et, infimes, veulent durer, comme le premier homme. ★ ★ Le médecin est venu. Il s’est passé entre lui et moi quelque chose de cérémonieux, de solennel. Quand il s’en est allé, quand la porte s’est refer¬ mée... Ce point final. ★ ★ ★ Maintenant je suis seul avec la fièvre. Le sopha, le lit où je suis attaché, me brûle. Là, des papiers empilés, celui du dessus, poussié¬ reux. Je leur donne un commencement de sourire : mes premiers essais littéraires, vieux de trois ans. Je tends la main, je fais trembler ces pages et je les frôle du regard, trop las de part en part pour y pénétrer. Mais voici qu’un mot m’a sauté aux yeux ! J’ai crié lourdement comme dans les grands mo¬ ments de ma grande vie... J’ai lu, en titre d’un récit : Clément Nourrit. Je me souviens encore, au loin, de la soirée ar¬ dente où j’ai écrit cela, où j’ai revécu une heure d’enfer, où je m’imaginais inventer les sensations et les images qui allaient de ma tête à mes doigts ! Je m’accroche au résidu d’écriture, je déchiffre le reflet noir de la plainte — les plaques éparses du cri. Plus rien que les murs et que moi. Tout le reste a été cassé, brûlé, réduit en poussière et jeté au vent. Mon secret n'est plus, tout petit, qu'au fond de moi. Mes bras sont trop lourds et font, avec peine, un en-
LA MUSIQUE 279 trechoquement de fer. Mon cou est chargé et rongé. Ah, ah! la foi et la raison, les sentences lapidaires du "blanc tribunal sans oreilles qui était sculpté dans ta salle du couvent ! Poussé, bousculé au dehors, j’ai sur ma figure en¬ traînée, des souffles de rues, des vociférations comme des crachats, et, plus près, de tranquilles chants fu¬ nèbres, une procession des morts où je suis enterré. Et au fond de tout, je suis tombé et ai été redressé. L’immense nuée tourne et bat autour de moi... J’ai été redressé, au milieu de la place creuse du Marché (les déchirures des pignons et des toits en cercle sur an ciel orageux). Et d’autres êtres de chair sont atta¬ chés debout près de moi, au fond de l’entonnoir de cette place, et plantent un alignement, devant un buisson fumeux et grondant, roulé sur le sol à nos pieds... Mon menton heurte ma poitrine. La nappe noire jaillissante souffle, et me jette aux yeux l’éclat de sa griffe! La flamme qui lèche en mordant et dont la dévoration humide s’enfonce. Je tends le cou et le front vers le haut des nuées. Il y a un vent tumultueux, comme une démolition du ciel. Il y a tant de vent que ma tête a été tournée de force par les matériaux de l’air,et j’ai vu à côté de moi un arbre noir tordu et encore attaché par le milieu du corps. Plus loin brûle un flambeau échevelé qui a les dimensions humaines, et on entend la vie qui passe toute dans un cri de lion. Mes efforts changent mes liens en bêtes. Mais les ténèbres s’entassent sur le jour. L’étendue est devenue lourde, livide, blême. Les toits noirs se confondent avec l’espace qu’ils découpaient ; il n’y a plus de ciel. Et tout s’écroule en pluie. L’eau a ruisselé, par torrents rigides, et elle démolit le feu. L’eau qui troue et rabat la fumée en tissus, montre la place devenue un lac éclaboussé et criant, si en¬ vahie et si battue qu’il y roule des vagues. Le désar¬
280 LES ENCHAÎNEMENTS roi des spectres pointus en files se démène au bord, vidé des chants funèbres, et le peuple patauge, qui hurle sa déception incroyable devant la mort du feu... Les gens que le supplice attise, et qui veulent saigner de reflets rouges, restent là, autour des sta¬ tues roses et noires aux peaux coulantes, dans les¬ quelles le rayonnement monta, où il dessécha le sang comme une branche, et que s'arrachent les éléments. Alors, ils s'ingénient. Ils rapportent du bois, soignent une flamme ; chacun — riche ou pauvre, homme ou femme — son fagot, sa torche. Ils se déploient en courant pour redonner l'animation à ce bûcher qui surnage, pour que la passion des victimes, qui détei¬ gnait dans leurs yeux, continue. Elle est là! Au bord du peuple immergé et fustigé par la pluie plus furieuse encore que lui, sur le ma¬ récage de cette place, elle est elle... Elle est revenue vers moi, elle qui était partie avec l'autre, avec les autres, et je tremble à la voir pour la dernière fois, comme j'ai tremblé la pre¬ mière fois que je l'ai vue. Mais ses yeux sont marty¬ risés, vides ; on croirait qu'elle a perdu la vue. La douleur a marbré sa belle figure comme le froid et diminué son cou et ses épaules. Je l'appelle : « Annette » — tout bas, et pourtant je crie avec ma voix de souffle, égorgée, ma voix qui n'est qu'une poussée. Elle est revenue, brisée par la vie, pour tomber le plus près de moi qu'elle pouvait. Elle s'abaisse comme la nuit, les bras étendus devant moi dans la désolation du monde. Celle que la souffrance inconnue a rapportée, elle est tombée à genoux par terre, sur la grève d'eau et de tisons. Je crie — je veux crier ; elle est aussi sourde que je suis muet, prosternée devant mes pieds boueux. Plus rien sur le papier. C’est lui qui, il y a trois ans, un soir, se soulevant
LA MUSIQUE 281 hors de tous les morts, a pris ma présence et a écrit cela. Je regarde, sur les feuillets, entre mes mains, le miracle de rapprochement — une sorte de conta¬ gion — s’effacer, s’en aller de moi. Je me regarde encore une fois à travers l’effrayant grillage d’écri¬ ture, et même j’écoute, au loin, l’exclamation d’an¬ goisse décisive sauter en moi et lâcher ma gorge. Je ressens encore le feu et l’eau, et la sueur glacée qui m’a couvert dans cette effusion d’agonie... Mais comment, après, suis-je mort ? Moi, je sais que je ne peux plus vivre. Il me l’a dit, l’étranger cérémonieux et scrutateur, il me l’a bien dit. Et mes souffrances me forcent à entendre ce qu’il a dit. Ma tête m’emplit d’une torture élar¬ gissante qui me mure dans les choses d’alentour. Je comprends maintenant — il m’a fallu m’y re¬ prendre à deux fois — combien fut terrible le moment où il m’a parlé... Cet homme que je n’avais jamais vu et qui se dressant devant moi, m’a dit plus que personne ne m’avait jamais dit... J’ai posé les feuillets près de moi avec du vertige parce que j’ai pensé : Je ne les reverrai plus. Je vais disparaître, moi. La laideur mortelle de la vieillesse sera tombée toute sur moi en quelques jours. Est-ce que je me ressemble encore ? Elle m’at¬ teint et s’applique sur ma dernière figure, la chose qui embrasse tout. Telle qu’elle l’embrassait lui, l’être antérieur si grand, quand ses yeux vacillaient, et qu’il a vu son ange brisé, reliquaire de son cœur, devant lui. ★ ★ ★ Elle a poussé la porte et elle est entrée. Elle est entrée ici, dans ma chambre, pour la pre¬ mière fois. Marthe !
282 LES ENCHAÎNEMENTS Je me soulève avec mon coude, étendu que je suis. Je la regarde. La souffrance elle-même, suspendue, attend. Elle s’avance, vêtue de sombre, avec la sainte p⬠leur carrée de son visage, la créature qui est beau¬ coup plus moi que moi-même. Elle est changée, les traits altérés ; ses deux yeux accablent son visage — comme l’autre dans l’hor¬ reur des siècles. A travers la chambre, elle vient à moi qui suis faible et cloué. Je l’appelle. Elle sourit. Mais est-ce qu’on donne un sourire ! Elle a été malheureuse, et on aperçoit sa blessure vide sur sa figure. Revient- elle parce qu’elle a trop mal ou parce que j’ai trop mal ? Je ne sais pas. Elle n’est plus elle. Il était impossible qu’elle revînt. Elle revient. Ce ne sont plus les mesures de la vie. Mais, comme au commencement, je veux qu’elle croie en moi, et qu’elle voie ma grandeur. Je la vois bien, moi, ma grandeur. Peut-être, folle de souffrir, comprendra- t-elle ma folie de penser. Ma folie : pousser, fouiller jusqu’au fond des disputes, et comme celui dont la voix s’est éteinte depuis tant de soleils, être le suiveur de pensée. Le fou, c’est le fou au milieu des sages ; mais c’est aussi le sage au milieu des fous. Elle s’est assise, elle s’est perdue dans l’ombre, dans la boue du soir. Cette femme qui est là, à partir de ce coin, aussi grande que si elle était encore absente, son cœur, ce fut moi. Je connais son corps comme le mien. Elle fut devant moi blanche et raide comme un temple. Souvent, sa volupté enfermée, elle me l’a amenée toute pendant des instants, et s’est montrée à moi retournée de joie. Nous avons fait entre nous l’amour comme un enfant. Elle tend vers moi sa belle pâleur. J’ai dit : « Toi ! » Elle s’est détournée. Ce qu’elle veut, c’est savoir le secret que je lui ai caché.
LA MUSIQUE 283 Je lui dis tout ce que je suis capable de lui dire pour me montrer à elle. ★ ★ ★ Le soir vient horizontalement dans ma chambre et verse à la fenêtre une eau glauque. Ah, mon amie, ma bien-aimée, la nef qui cherchait la liberté... L’avant étagé comme une maison aiguë, l’enracine¬ ment large et penché de sa poulaine, et sa figure de proue, compacte, aveugle et avide, et son chœur de mécontents magnifiques ! Aujourd'hui, que reste-t-il de tout cela. Quelque chose, en moi, d’immense, qui cherche encore. Mais ma passion est perfectionnée. L’eau chaude de la fièvre ruisselle sur mon corps : un jour — je me dresse, malgré les gens, sur mon matelas, — pour voir — plus avant — des formes justes — un jour, l’analytique fut conçue pièce par pièce, afin de donner par la géométrie une carcasse presque animale à l’algèbre qui ne sait pas regarder devant elle, et aussi pour adjoindre à la géométrie, comme une chimère, l’infini rationnel de l’algèbre... (Et c’est l’inflexible procédé d’exploitation du vrai, qu’il apportait, le passant opiniâtre et noir des rues hol¬ landaises, celui qui écrivit la première phrase de la seule Bible : N'accepter pour vrai que ce qui appa¬ raît nécessairement être tel.) Moi, le dernier venu, que des mains essayent de tenir au bout des jours, moi qui ai tant besoin de trouver — ma fauve conviction, — ce qui me porte, ce n’est plus l’antique vaisseau-fantôme, mais un wagon béant bouché par l’ouragan ; mais une aile parmi les harpes de l’espace. L’aile intégrale qui s’encastre toute dans les fluides : l’hélice, squelette où s’incorpore le mouvement charnu, l’hélice qui copie, dans l’épaisseur concrète, la théorie des tour¬ billons, et fait la musique des sphères.
284 LES ENCHAÎNEMENTS Ceux d’autrefois, par l’impétuosité et l’irritation de misère, ont découvert le monde nouveau qui existait étendu dans le monde. Nous, nous découvri¬ rons les pays du monde tels qu’ils sont et tels qu’ils attendent —, à force de réfléchir : d’apprendre ce que nous savons. Le grand décor se forme à nos pieds dans la brume. Iamgadal (mes yeux finissent comme ils ont com¬ mencé !) La mappemonde en relief sur la mer est faite d’un tracé géométrique simplifié : le contenu du linéa¬ ment européen avec ses trente-trois mille kilomètres de côtes, ses membres déliés et son corps globulaire biseauté, en bas, vers la mer intérieure, en haut, vers les cratères communiquants des mers du nord. La vieille image bossuée — on a le désir illumi- neur de la ramasser d’un coup, comme un Plan Di¬ recteur, — la vieille image que l’éclat du soleil tire droit à lui, est revêtue de l’agglomération minérale que l’âge quaternaire a mis des milliers de fois mille ans à apporter sur les fonds tertiaires, et de la couche pourrissante et fertile qui chauffe la vie. Au sein de l’organisme continental s’enfoncent les sombres gisements de houille radiculaire dont on a calculé l’âge à quatre cent quatre-vingt-dix mil¬ lions d’années. Laissez-moi surplomber. Il faut voir l’ensemble. C’est la magnificence, c’est la vertu du point hu¬ main, de ne pas arrêter ses yeux. Il faut voir s’élever et s’abaisser comme les projectiles étirés des fils té¬ légraphiques, le long desquels on glisse, le lignage des parallèles équatoriales. La perspective déboîte les compartiments de la vue, et les étendues plus lentes du premier plan se bouchent successivement l’une l’autre, à mesure que les horizons m’entrent dans le corps. L’Europe holocène, telle qu’elle s’est maintenue
LA MUSIQUE 285 sans changement perceptible, dans le champ visuel du temps, depuis les yeux. C’est presque maintenant, c’est sur cette pellicule-ci qu’erra le déluge glaciaire où en personne j’ai frissonné — alors qu'avait évolué le primate supérieur, l’hominien dont les vestiges grimaçants sont plus rares que le diamant, la bête « qui sait ». Et la scène du monde est si peu peuplée encore aujourd’hui, que si tous les vivants étaient à égale distance l’un de l’autre, à peine s'aperce¬ vraient-ils. Fini le conventionnel, le factice. N’est-ce pas, nous sommes trop tristes pour voir ce qui n’est pas. Mais quel est le sujet du drame des hommes ! ★ ★ ★ A travers le fouillis de notations que je lis, à travers les cerceaux et les étiquettes et les teintes criardes, étalées au pinceau — l’aniline patriotique, rose, mauve, vert, — qui distinguent entre elles suivant des contours tremblés, les devantures géographiques, à travers tout, crevant les signes et seuls réels, seuls profonds, comme la troisième dimension, le blanc ET LE NOIR DES DEUX CASTES. Blanc et noir, éclat et ombre contraires des deux moitiés humaines — l’exploiteur et l’exploité — la guerre des guerres ! Voilà ce qu’il y a dans les chairs du plan bariolé. Dante le gothique — est-ce que je n’ai pas été aussi celui-là ? sous un éclair d’élévation, il me le semble — Dante qui a franchi le seuil de l’enfer le jour du vendredi saint de l’an 1300, a vu le monde plonger dans l’espace, puis revenir et apparaître si près de lui qu’il a distingué les rues de Florence. Les Ghi- belins blancs, contre les Guelfes noirs ? Plus violente, plus grande — trop grande pour qu’il ait pu la voir, même lui, les deux yeux de son siècle, — à
286 LES ENCHAÎNEMENTS travers les prétextes, et les noms, et les conjonctures — la lutte inégale du bétail et du maître ! Il n’y a plus que cela à vif devant ma face ; ce n’est pas à cause de l’ombre, c’est à cause de l’ossature. Le travail noir répandu sur le dessin universel, comme les taches du champ de bataille. La pous¬ sière de peuple, qui use les formes de la nature, qui use les gîtes ramifiés des matières premières, les riches morceaux de la planète. Les souterrains qui plongent dans des foules ; le pétrole — là où est le grand dis¬ trict noir et gras on mettrait le feu à la mer ! — Les immeubles prismatiques, le relief des chantiers criblés de corps d’armée, les bâtisses partout iden¬ tiques, échantillons sales d’infini ; les machines, absolus de ressemblance. La crasse qui salit les prisons de la production comme l’ombre coulante des corps salit les machines de guerre. L’effort étranger à lui-même ; le travail, colère gaspillée, la joie sans joie ; hommes aux têtes coupées, animaux plus tristes. Sur tous les rivages de la mer repoussée, noir de fumée, plombagine des rails, encre et craie : des ports, des rades, des docks. Un encadrement mo¬ notone de citadelles sur la mer mure les grands pays. Les enseignes versicolores au vent des flottes pareilles, dans les océans fumants du midi ou au pied des bornes de glace, dans les épaississantes mers froides où les bateaux blanchis sont des cathédrales. Les fleuves chargés noirs comme des rues, et les rues engrenages ; la bosse du tonnage qui court sur les choses. Partout l’enfer de similitude se jette sur lui-même , le mécanisme et le mécanisme marié à la chair. Et l’illumination de richesse, elle est pla¬ cardée aux quatre coins du monde, à travers les na¬ tions théoriques : les palais où, la nuit, phosphore la société bourgeoise, les casinos en série où les for-
LA MUSIQUE 287 tunes se redistribuent à la mécanique, et les temples surmontés du signe plus. Je veux savoir plus loin ; par toutes les échappées : télescope, microscope. Dans les gratte-ciel transparents, vers la batterie centrale des machines à écrire, un gribouillis de droites convergentes et mouvantes, à la façon de courroies de transmission, et où dansent des chiffres. On voit le dedans du corps des bureaux, et à travers les lettres des firmes sur les glaces et le cinémato¬ graphe souverain des cotes et des changes sur un écran, et les fusées de la publicité — les voici, les joueurs de chiffres, les hommes de bois qui pré¬ sentent comme des blasons les tranches rondes de leurs têtes. Leur écriture, leur signe, leur grosse spirale pué¬ rile, centralise. La roue dentée, noir sur blanc, s’embraye dans les mobilisations souples et la bou¬ cherie du travail, à partir du stylographe de ces bons¬ hommes qui ont des crânes obtus et ne contiennent pas plus de génie que les généraux sur quoi le laurier d’or est greffé. Le tripotage petit nègre — hausse et baisse — en¬ gendre des mentalités d’appareils, agrandies par des opérations d’espèce photographique. Celui qui est au croisement des circonstances et allégé d’idées et de scrupules, ressort. Ils concentrent, concentrent, concentrent. La loi d’attraction universelle grossit la grosseur ; la mon¬ naie s’enfle comme des ventres. Les trusts rassem¬ blent les produits, les trusts verticaux rassemblent les trusts. Les rois sont de moins en moins nombreux et de plus en plus rois du monde, depuis qu’il y a des rois au monde. II 13
288 LES ENCHAÎNEMENTS Ah, ah, cela se voit de force que l’or est devenu quelqu’un : l’instrument-dieu. Cela se voit que la Caricature difforme et élastique, et évasée comme une colline, a avalé les progrès de la science, a avalé l’Institution, et s’incorpore aussi les journaux qui fabriquent l’air qu’on respire et qui forcent — par la réclame — le consommateur à consommer la mitraille, les écoles où l’on endigue l’énergie motrice par petits paquets tendres, les tri¬ bunaux sur lesquels est ciselé : Justice, et les parle¬ ments qui contiennent le mot : République, et les temples qui contiennent le mot : Dieu. La convoitise sans bornes a dévasté cette Europe du soir. Regarde. Le monde est à bout, vaincu par la guerre. Les parts de continents en proie aux plus forts, aux plus perfides, en proie aux individus, en proie aux désirs. Il a tout ravagé le désir de quelques- uns, avec son va-et-vient de multitudes attachées. Le soir, sous l’espace désert, domaine des paroles et des abstractions, le monde se dénude des couleurs, et les petitesses l’abandonnent. On perd le sentiment, si souvent criminel, des nuances. Dans le grand soir en haut duquel il me semble que je passe, que nous passons, ma bien-aimée, on voit toute la configura¬ tion de la terre gisante — la terre ouvrière — se tendre vers l’arc du ciel livide. J’ai senti cette pré¬ sence dont le monde est la patrie — le monde est la patrie de quelqu’un. Les différences entre les hommes seraient compliquées et superficielles ? Non : ce sophisme fait rire et pleurer. Non. Elles sont en simplicité et en profondeur. Elles sont en clair et en sombre, en chair et en sang. Ce n’est pas la race et la race, ni même la langue et là langue (tout cela, broderies de la vie massive, et tous les nouveau-nés de l’homme, sous toutes les latitudes, se ressem¬ blent avec perfection). C’est partout, la manipulation charnelle et sauvage des corps et des fronts vaincus.
LA MUSIQUE 289 La classe victoire contre la classe défaite. C'est l’ex¬ ploitation du plus fort par le plus faible, et tout ce qu’il faut de mythologie, de tambour, de trom¬ pettes, de baptêmes et d’illuminations, pour mas¬ quer cette énormité. Dans le crépuscule qui vide les décors du détail parasitaire, de tout près, elle porte la guerre blanche et noire aussi clairement que si on la regardait au loin dans les cieux avec les écailles lumineuses de ses cinq continents, la planète qui va aux abîmes. Au regard des astres, qu’importent les infimes vi¬ cissitudes historiques qui se succèdent ici-bas... Même au regard des astres, notre première pé¬ riode d’humanité, déréglée et carnassière, est assez grande pour compter ! On n’a jamais rien changé à rien, durant le temps précisé où trois cent milliards d’hommes se sont piétinés en superficies successives. Le présent du monde est aussi pareil à son passé que son Occident à son Orient sous le disparate des ap¬ pellations et la fantaisie des lumières. Un peu de savoir prélève entre les civilisations des festons de contrastes que plus de savoir efface. Je suis jeté, tout secoué d’arguments, au malheur unique de la civilisation. Ce malheur fut tel qu’on ne pourra jamais le connaître, et que la définition de l’histoire des hommes — des hommes qui parlent tout bas — c'est : l’Innombrable Secret. Voilà ce qu’a fait l’homme blanc, qui a réuni les terres par-dessus les mers, l’exilé du paradis aryen, sculpteur sanglant du perfectionnement, créateur de Dieu et de l’idéal, auteur divin de la ruine. Voilà ce que nous voyons tous les deux... Mais non, tu n’es pas là, tu n'es pas là !
290 LES ENCHAÎNEMENTS Je suis seul à me déchirer à ce champ de bataille du progrès matériel. Je veux savoir plus. Ma chair a besoin d’être tenaillée par l'entrechoque ment des idées. C’est mon dénuement qui me jette sur l’in¬ connu de demain, comme les autres, là-bas. Vous tous, le nombre, c’est de votre faute ! Ce qu’ils ont fait, nommez-le : ce que vous avez fait, puisqu’ils l’ont fait avec vos mains. Il faut que le peuple sache que ce qu’il a créé socialement jus¬ qu’ici, c'est le mal. Mais le remords ne suffit pas. « Rien ne sera pire ! » l’anathème qui nous fait prendre pied dans la fange f Mais la colère ne suffit pas. Pour être honnête, il faut savoir. L’ordre, l’équilibre, la jus¬ tice, lois physiques des masses, la raison qui n est. même quand on l’appelle moralité, que la face in¬ terne des fatalités lourdes, la méthode. Bacon, Des¬ cartes, la science théorique. Karl Marx, la science appliquée, les théoriciens de la pratique. La science corps et âme, le réalisme intégral, et le mysticisme entré dans la logique ! Le moment n’est-il pas arrivé où toutes les forces de salut se croiseront, ainsi qu'il fut prédit. Oui, c’est devenu enfin possible sur la terre, pour la plus grande des batailles humaines, Le vrai démolisseur ce n’est pas celui qui marche de travers avec ses bombes comme une femme en¬ ceinte, c’est le logicien. La loi du privilège com¬ mence par la fin. Il faut commencer par le commen¬ cement. J’ai prêté l’oreille aux grands accords gron¬ dants, à la musique furieusement douce, et voici que vibre, sonore, cette chose, ce spectacle : Debout les damnés de la terre ! Le cri de printemps qui souffle de la gorge des ombres debout, traîne sur le sol une splendeur de marche funèbre — la mêlée de création est noire. Partout du sein du soir naissent les ombres des hommes. Le sang est noir dans le crépuscule, et le
LA MUSIQUE 291 drapeau écorché qu’on n’effacera plus qu’après le sang des êtres, est, sous la pénombre, un drapeau de deuil, lui qui est un drapeau de joie ! Un soir... Un soir, des gens se rencontreront dans la rue... comme autrefois. La place de la Concorde. Je ne peux pas tout voir dans l’espace gigantesque. Je vois le bord de la foule. Une ville, les statues d’une place, et aux con¬ fins de cette foule, voici une bande de jeunes gens et de jeunes filles qui dansent. Les jeunes sont tous des messies. Ceux-là sont éclairés à contre-jour. Le soleil leur fait des caresses qu’on voit ensuite s’éloigner largement en écharpe... Mais il n’y a pas tant de changement que cela, après cette Révolution. Même aspect de la ville autour de cette place qui a gardé son vieux nom. Les conditions de l’activité terrestre sont modifiées, non ses formes. Ce qui est nouveau, ce sont les grands liens qu’on ne voit pas. Il y a des lignes droites de chacun à tous. Ce qu’on voit différer sur la foule nouvelle, c’est seulement ce qui a différé toujours, de mieux en mieux, sur la foule : la mode, cette fête dont se revêt le grand nombre comme d’une saison... N’est-ce pas qu’elle donne un nom propre à chaque dimanche du temps? Mais il y a sur les larges édifices communs et les ensembles de pierre un luxe unique, un luxe géant, qu’on n’avait jamais vu. Et ce luxe fait bloc, fait ciel à travers la foule comme le bruit des cloches. L’homme que je rencontre, au coin d’une rue semblable à un rivage, c’est l’ouvrier de la révolu¬ tion. Il l’a construite avec ses mains. Il est devant moi ce vainqueur, tout à fait pareil aux apôtres vaincus de tous les temps, grand, simple.
292 LES ENCHAÎNEMENTS Ce n’est pas un thaumaturge, c’est un homme, un homme, un homme. Il dit d’abord — D’un seul coup, on a vu ce qu’on ne voyait pas... — C’est dans ces jours surhumains de nouveauté qu’aurait dû naître le mot république. Ce mot se serait prolongé de lui-même ; on aurait vu, sans se tromper comme on l’a fait, que la république, c’est la chose de tous. — Avoir attendu si longtemps pour le voir et le faire ! Nous avons été pris d'un frisson, et nous avons dit tout bas « J’ai honte ! » — On a vu qu’il n’y avait pas d'étrangers. — On ne le voyait pas, on l’a vu... A l’instant où sur le front de guerre, les premiers rangs des soldats se sont donnés à l’idée, et ont jeté leurs armes dans l’enfer, où ceux qui s’étaient avancés dans la plaine en tendant leur cœur, leur chair, qu'ils avaient à eux, en ont rencontré d’autres, désarmés aussi jus¬ qu’au sang, et qui venaient en masse d'un autre sens du monde, — toute la machination millénaire a été cassée parce que c’était une chose artificielle, et on n’a plus trouvé à la place de la guerre que quelques hommes dorés qui gonflaient leurs joues pour souf¬ fler le massacre. Dès qu’on eût remonté le courant de l’obéissance militaire, on a ressenti la nausée de toutes nos démocraties véreuses et stupides, et de leurs singes couronnés. Mais le moment où le change¬ ment universel fut quelque part et pas partout, ce fut le moment le plus dramatique de l’histoire. — Le peuple a enfin qualifié crimes les plus vastes crimes, ceux par qui l’humanité meurt de bassesse, et qui sont ne pas Comprendre, oublier, et se lais¬ ser tromper. Il a compris tout ce que c’était que comprendre. Alors ce fut une question majestueuse de force ; il n’a plus fait l’aumône de la discussion ;
LA MUSIQUE 293 la tête contre la pierre. La victoire du prolétariat : miracle du bon sens. « Le plan écrit, puis l’ouvrier du plan. Voilà. » Il dit ensuite, du ton calmé de ceux qui, de très haut, constatent et rendent la justice : — Avant ceux d’en face qui mitraillaient, il a fallu abattre ceux d’à côté qui ont poignardé. — Oui, il a fallu : je sais. L’homme n’a guère changé au milieu de tous les changements. Guère changé... Baissant la tête dans la rue, je pense que si je pouvais m’approcher tout près des veux d’une de ces jeunes femmes éployées, je trouverais ià l’étrange miroir où je me reconnaîtrais tout entier une fois de plus ! Une femme, moi. Je retombe à moi. « Qu’est-ce que nous venons faire ici-bas ? » Etre heureux ? Ah... Les créatures lèvent les bras au ciel. Voilà cinq heures du soir qui sonnent. Déjà le soir existe (pourtant on ne le voit pas bien). Un mendiant chante dans la cour. Sa traînante mélopée gémit : « On revient toujours à ses premières amours. » Ba¬ nalité terrifiante... J’ai pitié de moi. Le regret vient me tenter. Un suprême effort pour m’enfoncer silencieusement dans tout ce qu’il peut y avoir de matin et de paix, et plus rien d’autre. M’en¬ fuir... Non, pas m’enfuir, m’enfouir ; et j’ai essayé de cacher ma figure dans mes mains pour pleurer. C’est ta figure qui pleure chaudement contre la mienne dans les haillons du lit. Ah ! ta tendresse veut me faire croire que c’est toi qui pleures, et pas moi... Une figure ? éclipse. Rien. Je me dresse, tout seul, comme toujours. Des coups étouffants emplissent ma tête, frappent ma gorge, et à travers l’asphyxie, je vois des gens.
294 LES ENCHAÎNEMENTS Ma chambre est peuplée : les figures familières, en rond — et jusqu’à celui-là, venu exprès du pays des Pics Courbes. Jamais ma chambre n’a contenu tant de monde. Sur ce bord de foule, mes immenses pau¬ pières s’abaissent comme la nuit. ... Ces présences qui s’approchent de moi — de mieux en mieux elles-mêmes — sont une douceur telle que c’est de la tiédeur que je vois. Tous les chiens que j’ai eus et qui sont morts l’un après l’autre sous mes yeux, les voici. Ils sont là, tout autour, ap¬ prochés, leur tête battante d’yeux tendue vers celui qu’ils viennent chercher. Un peu plus haut qu’eux, le haut de la multitude, avec ses faces si donnantes, si prenantes, le doux remords des faces connues, qui reflue au-devant de moi. Clairine, Odon, Clément, et lui, et elle, et elle... Leurs visages et leurs destinées restent clairs tandis que le jour s’abat. Tous, tous ! Mes mains qui n’ont plus d’espérance à toucher, qui ont besoin de s'appuyer, qui cher¬ chent et qui tirent, ont un sursaut. Je trouve à tâtons des présences. On est seul et on s’appuie sur tous. Je sais... Je sais, moi qui ai tout fait, et moi, le damné de précision, le furieux de persuader, je sais l’abîme qu’il y a entre chacun et tous. Que l’absolu, c’est chacun ; que c’est en dedans de nous que se fabrique notre réalité. (Tout à l’heure elle est entrée, et j’ai eu la joie de toutes mes douleurs.) Et pourtant, il faut sortir de la mêlée de soi-même, du règne des deux têtes contraires, de l’amour uni par une cassure, — et aller dans les chancellements de la foule. Parce que ce cœur trop central est im¬ muable et informe, et qu’il joue orageusement avec les moments présents, et tue les jours avec les jours. Le cœur n’a pas d’avenir. Peut-on être heureux ? Oui, et puis : non. Il n’y a pas de réponse. La loi du cœur, c’est que tout, toujours, se perd, tandis que la loi de tous, c’est que rien, jamais, ne se perd.
LA MUSIQUE 295« C’est à nous seuls, crie à Faust le premier Génie surnaturel qu'il évoque, de plonger dans le tumulte de l’activité, dans ces vagues éternelles de la vie que la naissance et la mort élèvent et précipitent, repous¬ sent et ramènent, nous sommes faits pour travailler à cette œuvre de Dieu et du temps... Mais toi, qui ne peux concevoir que toi-même... » Toi, « Cherche leur joie ! » Aujourd’hui, ce soir, adonne-toi aux autres par-dessus ton inquiétude, avec elle. Fais de la destinée de tous les autres ton rêve égoïste. Mets les autres dans ta tête, et aime cela. Dans cette tâche, la découverte est mille fois plus avide que l’embrassement, l’effort s’ajoute à l’effort, se thésaurise, et l’ignorance, heure par heure, se désavilit. « Seul ce qui vit existe. » Il faut dire, pour être plus tranquille : « Seul ce qui vivra existe. » Il n’est d’avenir que pour tous. Ces jeunes gens qui chantent et qui dansent pour s’unir plus précisément, tandis qu’un beau soir mûrit les couleurs et fait les fleurs plus fleurs, ils ont conscience d’être quelque chose d’attendu dans la joie de vivre. Et bien qu’il y ait une armature posi¬ tive, le dessin qu’ils font ensemble est plutôt de la musique que du calcul. Abandon partiel de l’égoïsme — pas abandon com¬ plet, et c’est là la sagesse et la splendeur pratique ! — abandon partiel, mélange, musique. Par là s’élèveront les prodiges. Le sur-égoïsme, si fanatique, des amoureux et des artistes, sera sur¬ monté, peut-être. Rompre avec le labeur solitaire et le couple jaloux où vient s’ensevelir, l’infini d’ai¬ mer, qui sait, peut-être l’osera-t-on un jour — pour l’œuvre caressée, et peut-être pour le lien criant de la caresse. Mais on ne crée pas des sentiments. Si, on crée des sentiments. Tout ordre nouveau a imposé de nouveaux battements à l’âme, et la foi a obéi à l’institution. Alors, il faut que ce soit l’intelligence qui règne,
296 LES ENCHAÎNEMENTS Alors, il faut sortir du mensonge social. Je vois celui que je n’ai pas été, mais jusqu’où, par moments je me suis déchiré, moi dont les rêves, évadés du néant, y sont rentrés, mais qui ai parfois entendu crier en haut et au fond des choses. Vous qui êtes ici à m’écouter parce que mon drame est tombé ici, voici celui que je n’ai pas été : l’honnête homme, la conscience logique, le soldat pur, entrant fortement, hostilement, parmi les hommes crépuscu¬ laires, pantins d’une farce grandiose ; capable de faire lâcher le consentement bestial qu’on apporte aux grands mots minuscules ; l’homme rongé par la honte d’être contemporain d’une apothéose d’igno¬ minie et de grotesque, l’agissant, le violent, n’ayant d’autre prière à la bouche, ni d’autre pierre à la main que l’évidence et la joie qui lui furent volées. Il m’assaille, le souffle qui s’appuyait sur moi quand, un peu avant moi, le feu écrasait le cœur ardent des hérétiques, et que leurs corps illuminaient la joie de la foule, aux inventeurs de science, aux in¬ venteurs de destinée, aux commenceurs... Et les sup¬ plices qui ne sont pas encore, je les subis d’avance, comme Jérémie. Est-il possible qu’on crucifie encore la chair fraîche de ceux qui ont montré la simplicité des enchaînements 1 Pitié, peuple, pitié pour toi. Sois ton cœur, sois ton génie. Lève-toi. Secoue l’ignoble respect encore cramponné sur toi avec ta souffrance. Deviens le démolisseur monumental, et ne lâche plus le monde. Prends-les par leurs habits sacrés, les pon¬ tifes de la Patrie, de la Démocratie et de la Religion» et crache-leur à la figure. Subjuguez le troupeau que vous êtes, le troupeau de bêtes. Les hommes sont-ils méchants ? Je ne sais pas : la méchanceté, spectre mélodramatique, comme la bonté — mais ils sont bêtes. Par sagesse, par pitié. révoltez-vous ! Août 1924.
NOTE Il me semblerait bien prétentieux de fournir la liste des ouvrages documentaires dont je me suis servi pour Ce livre. Je remplirai cependant un devoir de grati¬ tude en citant tout au moins, en dehors des traités historiques spéciaux, l'Histoire de la Civilisation de Rambaud, la monumentale Chronologie Universelle de Dreyss, et les six admirables volumes de /'Homme et la Terre, d'Elisée Reclus, grand maître de l'histoire universelle. H. B. E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY — 1-25
HENRI BARBUSSE Les enchaînements ROMAN PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, Rue Racine, 26
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