Author: Barbusse H.  

Tags: fiction   román  

Year: 1925

Text
                    Les enchaînements
I


Il a été tiré de cet ouvrage : cinquante exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 1 à 50, cent exemplaires sur papier vergé pur fil Lafuma numérotés de 51 à 150, et deux cents exemplaires sur papier alfa constituant l’édition originale. DU MÊME AUTEUR Chez le même éditeur : pleureuses, poèmes. les suppliants, roman (épuisé). nous autres , nouvelles. le feu, roman. clarté, roman. paroles d’un combattant, articles et discours. Chez d’autres éditeurs : l’enfer, roman. LA LUEUR DANS L' ABIME. LE COUTEAU ENTRE LES DENTS. QUELQUES COINS DU CŒUR. E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY
HENRI BARBUSSE Les enchaînements ROMAN I PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE RACINE, 26 Tous droits do traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous les pays.
Droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. Copyright 1925, by Ernest Flammarion.
TABLE DES MATIÈRES TOME PREMIER Pages PRÉFACE VII I. — UN SOIR 13 Le séparé 22 Matin, soir, matin 36 Le cri 41 J’ai cent bras 46 Tons 55 II. — CE SONT DES SOUVENIRS 69 III. — IL Y A DEUX VÉRITÉS 83 IV. — LEURS REGARDS DANS MES YEUX ........................ 111 V. — JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 123 Elle 173 VI. — SUR LE RIVAGE DU TEMPS 175 VII. — LE SORCIER 189 VIII. — LE MYSTÈRE D'ADAM 211 L’Écriture 233 IX. — LA CAUSE 245 X. — CORRESPONDANCES
PRÉFACE Peut-être les romanciers reprocheront-ils à ce livre d’être un « livre d’histoire », peut-être les historiens estimeront-ils sans indulgence qu’il n’est qu’un roman, et peut-être les uns et les autres auront-ils raison. Ce sont là des débats où je n’ai plus rien à voir. Je veux dire seulement ici que si j’ai cherché par un artifice de construction à donner au cadre du « roman » des proportions exceptionnelles dont la lit¬ térature ne m’a pas fourni de modèle, c’est que j’ai voulu y faire tenir plus d’aventure éparse que n’en peut comporter le procédé usuel et usé, et c’est aussi parce que j’ai voulu que ce cadre fût à la taille de certaines grandes évidences qui se dégagent des faits Collectifs. Il était téméraire de ma part de me heurter de front au prodigieux ensemble du drame humain qui se déploya dans le temps, de déranger le silence de L’histoire, complexe, obscure et hérissée de chiffres, et de noms fermés. D’abord j’ai été perdu dans l’amas des précisions documentaires. C’est bien cela qu’il fallait — d’abord : être perdu, tout au moins, être seul, n’apporter aucune idée préconçue ni quant au fond ni même quant à la forme de l’ou¬ vrage. J’ai tâché de m’adonner au déchiffrement de la
PRÉFACE VIII vie avec une ferveur dépouillée, et une attention ten¬ dre, où le moindre parti pris eût fait tache, et de ne subir que l'étonnement et l'émotion du réel. Mais tout de même, je me hasardais, par besoin d’univer¬ salité, sur un plan nouveau, et lorsque j’ai essayé de condenser l’évocation multiple, il m’a semblé toucher en tâtonnant des formes d’art diverses : le roman, le poème, le drame, et même la grande perspective ciné¬ matographique et l’éternelle tentation toujours sus¬ pendue, de la fresque. Est-ce à dire que je présente ce livre comme une prétentieuse synthèse de ces grands modes d’expres¬ sion? Loin de moi cette intention. Je constate sim¬ plement qu'il vit d’emprunts ; et aussi bien que le critique le mieux agressif, je sais qu’il est beaucoup plus facile d’imaginer de hauts desseins littéraires que de les réaliser. Au demeurant, toutes les définitions du monde importent peu. Je me permets d’espérer par devers moi que quelques lecteurs bienveillants vou¬ dront bien trouver dans ce livre un rappel de ceux que j’ai écrits, et que, dans ces décors successifs, peu¬ plés de fantômes qui ne veulent pas être des morts, quelques-uns aussi verront les jalons profonds et les vastes lignes simplificatrices qui y sont — et que j’ai cru y montrer. ★ ★ ★ J’ai parlé des évidences qui sortent du panorama mouvant des choses. La première de ces évidences, rue l’on voit se former dans le collectif aussi bien que dans l’individuel, et dans le temps comme dans l’es¬ pace, ce sont les similitudes essentielles qui relient entre elles les principales situations humaines. C’est la terrible homogénéité de l’histoire. Entre les crises et les institutions qui marquent les phases de l’évolu¬ tion des ensembles, les différences sont presque tou¬ jours superficielles ou purement apparentes, les res¬ semblances toujours profondes.
PRÉFACE IX Si l'on creuse la réalité des masses vivantes et pen¬ santes, on trouve de la souffrance, du malheur — cl toujours la même espèce de malheur : celui qui aggrave les fatalités naturelles de la vie, par l'écrase¬ ment social. A travers les disparates pittoresques qui sautent aux yeux, on se heurte à l’invariable méca¬ nisme fondamental qui les fabrique : Quelques-uns contre tous. Une autre évidence, c’est le rôle souverain du lan¬ gage dans la formation et dans la consécration de cette perpétuelle défaite publique, c’est l’emprise de la For¬ mule. Il y a là un cas fantastique, presque divin, de folie collective, qui a atteint son paroxysme dans l’époque contemporaine. Elle a permis de remplacer les réalités par les mots, dans les voies de la religion, de l’art, du sentiment ; elle a apporté aux hommes la honte des paradis abstraits ; et en matière sociale elle a fait glisser tout progrès dans le rêve, et avorter toutes les révolutions du passé, même celles qui ont réussi. La troisième évidence, c’est la nécessité où l’on se trouve aujourd’hui d’être des extrémistes, dans un sens ou dans l’autre. De toutes les leçons du temps, ce sera la moins facilement admise, parce qu’elle réclame le sacrifice des « à peu près » où se complaît la grande majorité des esprits contemporains. « Ni réaction ni révolu¬ tion », dit-on en écho aux rhéteurs. Or, il n’existe effectivement en présence que ces deux réalités : la réaction et la révolution. Il faut que la société qui sortira du lourd crépuscule d’aujourd’hui, soit celle des rois, ou soit celle des hommes. Le débat théorique ou la réglementation pratique sont inextricables (regardez le chaos qui vous en¬ toure), si on ne va pas aux fondations mêmes. Au reste, les tendances intermédiaires entre les termes extrêmes, la collection des compromis et des moyens termes, éclectiques parce que médiocres et superfi¬
X PRÉFACE ciels, les écœurants nuancements qu’on s’amuse à aligner entre le drapeau blanc et le drapeau rouge, tout cela s’élimine actuellement par le fait, en retom¬ bant de droite ou de gauche. Nous sommes pris comme des rouages, par le dé¬ roulement des événements, dans la phase aiguë, définitive, du traînant antagonisme de l’autocratie et de la république. L'autocratie, c’est le régime social et politique artificiel qui a régné jusqu’ici sous des noms divers, au moyen de la violence et de l’impos¬ ture grossies successivement l’une par l’autre et du morcellement de la multitude. C’est le régime de l’intérêt particulier de quelques grands personnages — haussé aujourd’hui par l’appareil financier à son dernier perfectionnement de cynisme et de dévoration. L’autre recoupe dans le monde, avec la rigueur d'un phénomène physique, une nouvelle division charnelle, et dessine la convergence vers un centre unique d’une même sorte d'hommes : les pauvres, les exploités, les opprimés, de la terre entière, travers les mosaïques puériles des nations, la géométrie sauvage des cartes. (Je ne parle pas, bien entendu, de ce républicanisme de parade dont la cohue de conservation sociale s’affuble présentement dans nos pays comme d’un oripeau de théâtre.) Et tant que le vaste habitant du monde n’aura pas tout, il n’aura rien. Ne vous détournez pas en disant : « Voilà de la politique ». La question est plus haute que vous ne le croyez. Affaire de politique, c’est-à-dire de réalisme, soit ; mais surtout affaire de logique impérieuse, de moralité, qui doit secouer la génération présente et la faire sortir des mensonges millénaires en même temps que des perspectives d’abîme qui se précisent autour d’elle ; et c’est pourquoi j’adresse par ce livre un appel désespéré à la conscience des hommes. Nous n’apportons pas des formules cabalistiques, mais des commandements de simple bon sens. Et ce
PRÉFACE XI n’est pas nous qui avons inventé le bon sens. Mais c’est nous qui l’appliquons. Je crois que tous ceux qui auront accepté sans arrière-pensée de se pencher en même temps qu’un écrivain sur la pauvre immensité qui a trop pâti, sur tant de progrès matériel enche¬ vêtré, du fait des institutions, dans tant de barbarie, sur tant de gaspillage humain, le jugeront aussi, non pour se mettre d’accord avec leur guide, mais pour se mettre d’accord avec eux-mêmes. I1 faut devenir assez fort pour regarder l’impor¬ tance de la crise où, bon gré mal gré, les contingences nous ont poussés. Il n’y en a jamais eu de plus totale. C’est une seconde forme de la vie collective qui est en jeu ; c’est une seconde histoire qui se prépare avec les belles et claires représailles de l’intelligence enfin réveillée sur la superficie vivante ; et tout est remis en question ou, plutôt, réellement mis en question pour la première fois. Et notre rigueur, que des adversaires mal avertis — ou trop bien avertis — traitent de sectarisme, (et com¬ bien j’ai été abreuvé d’objurgations et de mises en garde !) est celle de travailleurs qui obéissent jusqu’au bout aux principes que d’autres professent sans vou¬ loir ou sans pouvoir en mesurer toutes les exigences. Trop courtes, la raison est sotte et l'honnêteté est malhonnête. Nous avons rattaché la réalité à la pensée. Nous avons fait un nœud entre le rêve et l’action, et réglé là un trop vieux mythe. Et nous montrons que c’est l’antique loi régnante qui est désormais l’utopie. Que les intellectuels, élite d’ignorants et de timorés (à de si rares exceptions près), n’attendent pas d’être étonnés de voir la rapidité avec laquelle le troupeau universel qui survit aujourd’hui, le peuple unique comme l’ancien Dieu, et dont les peuples ne sont que des fragments mutilés, va désormais réaliser son éten¬ due et sa pesanteur, et être la jeunesse du vieux monde ; qu’ils ne soient pas les derniers à discerner combien est rationnel et moral, combien est gran-
PRÉFACE XII diose et bienfaisant, ce redressement total qu’ébauche en ce moment une minorité, qui n’en est pas moins la Force, ni pas moins l’Esprit. Si je n’ai pas pu parfois m’empêcher, au cours des pages qui vont suivre, de manifester de la colère et de la haine contre les causes trop visibles des grandes calamités communes, j’en demande pardon à ceux que j’appelle et que je n’aurais dû qu’incliner sur leurs pareils. Mais ai-je aussi à m’excuser de ne pas consi¬ dérer la littérature comme un jeu de tout repos, et de la faire déborder dans des domaines que lui ferme la pudibonderie spirituelle de mes contemporains ? Ai-je à m’excuser et à excuser le passant que j’ai essayé de projeter sur les siècles passés, si tous les grands pro¬ blèmes se tiennent ? Henri Barbusse.
Les enchaînements I UN SOIR Réveillé en tumulte, je me suis redressé comme quelqu’un qui tombait... Quoi ? Où suis-je ?... Chez moi, accoudé sur ma table. L’hallucination est encore dans ma chambre, collée à mes yeux. A l’instant, je rangeais mes papiers, mes poèmes, assis là. Ma tête s’est courbée, mes bras ont trébuché sur la table, et j'ai été transporté très loin. J’étais un homme qui fuyait l’avalanche du Nord, le tourbillon d’un homme qui fuyait, avec les siens : la femme, l’enfant, le chien. Au bout de ma fuite, un sombre rivage dont les lignes transversales gron¬ daient Et, dans cette obscurité ruisselante, j’avais été assailli par quelque chose de pareil à moi, et je me débattais de toute ma force ! Je conquérais mon corps, par saccades terribles, sur un autre qui s’y cramponnait debout. Mordre les morsures, tuer les racines vivantes des armes entr’accrochées. A un ins¬ tant où mon cou a plié en arrière, j’ai vu par-dessus moi comme du roc sur le ciel noir, la crête effroyable du piège humain, son vaste bras debout et cherchant,
14 LES ENCHAÎNEMENTS el aussi, tout là-haut dans les nues, deux sommets courbes au milieu des étoiles... Moi, lui. L’accouple¬ ment de haine dont une moitié va fondre et s’abattre. Le souffle me manque et fait un gouffre, la flamme de la fatigue incendie mes yeux dans la nuit. Il chan¬ celle, l’amas de mon cœur. Laquelle des deux mon¬ tagnes va monter sur l’autre 1 Comme j’entends le cri de ce chien hurlant à l’écart, et aussi le silence rauque des femmes, qui attendent... Je me suis réveillé dans ma petite chambre — ras¬ semblement de morceaux de marionnette sur la table, ma tête au centre. Mais ma chair bat encore de ce qu’elle a contenu. Mes yeux ouverts, ils ne peuvent plus se vider de la forme céleste de ces pics recourbés, ni des blancheurs croulantes de la mer, ni du corps retombant, acharné, écrasant, qu’il fallait jeter dans l’immobilité. J’ai encore le sel de la mer sur ma bouche! Est-ce que je deviens fou ? Le goût de la mer sur ma bouche. La mer, la mer! C’est Uni. Je me secoue. Un rêve. J’ai froid, telle¬ ment ce grand rêve est fini. Je marche dans ma chambre. Je suis en habit noir. Je prends machinalement mon chapeau, mon pardes¬ sus, pour aller a la soirée d’Ariès. ★ ★ ★ Dans cette nuit d’hiver, l’atelier d’Ariès est une chapelle cubique de lumière. Le spectre solaire y danse tout autour de l’œil. Damiers, raies et trian¬ gles, un affichage de nuances chimiques rares ou de grosse enluminure populaire : le décor est divisé vio¬ lemment en portions de couleurs. Le va-et-vient de l’assistance enfermée dans l’atelier-salon, cache et montre, au milieu, le haut vase de cristal effilé en jet d’eau, à la pellicule trop pure pour être visible;
UN SOIR 15 et dans ce bloc fondu de transparence fuyante se vrillent des bijoux de reflets : le lustre rouge, comme un géranium. L’élastique dalle de velours noir qui emplit le fond de la pièce (sur les coussins de satin noir le luisant découpe du satin blanc à l’emporte-pièce), se creuse de deux formes exquises — lourdes et minces. Devant les deux femmes un trépied tend, de tout son corps vidé, une vasque de verre bleuté d’où phosphore un clair de lune. Elles apparaissent toutes deux en plans cristallins et azurés, comme si on les regardait à travers les facettes d’un saphir. Ce sont deux divines caricatures de blondes. Derrière elles, dans la grande glace, abîme encadré qui ôte le fond aux regards, et cristallise les dis¬ tances, je discerne la perspective du tapis au dallage en zig-zag, piétiné par de scintillantes gouttes d’encre, le reflet des hommes en habit noir, silhouettes de papier blanc — col et plastron — badigeonnées d’à- plat noirs. Et parmi les visages mats, raclés de lu¬ mière, ou les nuques étoffées de blond ou de noir, je découvre ma petite figure à lorgnons, coiffée d’ailes jaunes. Plus loin, dans les prolongements glauques du verre, le corps et les jambes, bleu rouge, rouge bleu, d’un officier, et en haut de l’élégante armature qui le soutient, un profil plat, chic et gommé. La glace, créatrice d’espace dans l’espace, réfléchit aussi des tableaux : sur le trottoir indigo de la mer, des rocs écorchés de leur apparence ordinaire, déboîtés et re¬ coupés jusqu’aux entrailles géométriques de leurs formes, et surmontés d’un panneau de ciel et d’un paquet de nuage ; dans d’autres montants, des per¬ sonnages annelés de polygones multiformes et versi- colores, en armure, — et cet appareil scientifique impose, à travers les vieilles anatomies usagées du corps et du vêtement, un puissant relief cru qui les digère ; ailleurs, des figures au gros œil essentiel, et
16 LES ENCHAÎNEMENTS des nus sertis de frontières bleues, tremblantes, géo¬ graphiques. Là-bas, au bout du sopha, dans l’angle des murs, est assise une dame en noir, qui ne dit rien. ★ ★ Et moi, je vais, je viens, je me faufile comme les autres, parmi les autres. Je leur ressemble, je suis jeune comme eux, et comme eux, je suis un poète et un chercheur, haletant vers les choses nouvelles, fer¬ vent et impitoyable. Je m’aperçois, me poussant à l’avant-garde de ma génération, qui est elle-même par-dessus toutes les générations, au bout des siècles. f On parle, on danse. On parle, comme toujours, de poésie et de peinture. Tout recommencer, tout re¬ prendre. Le monde est un chaos. C’est l’esprit nou¬ veau qui souffle. ★ ★ ★ Je me suis dépensé et enrichi en paroles. Mais je ne me mêle pas tout entier, ce soir, à ce brouhaha où se formulent et se forgent nos cris de guerre. Je suis désorienté et attiré... Qu’y a-t-il, quelle lumière ? Ce n’est pas Mme Fontanilles sur qui serpentent, irradiés, de fins entrelacs de jaune clair et de bleu flu¬ vial. La rieuse Sylvie, avec son grelot d’or dans son cou magnifique aux doux muscles d’ambre ? Elle joue avec une écharpe blanche dont le souffle d’azur qui l’encense exagère la blancheur. Elle joue aussi avec tout ce qu’on dit, et quand on lui parle, il semble qu’elle s’envole. Non, pas Sylvie. C’est la jeune fille en noir qui est à côté d’elles. Elle s’appelle Marthe Uriel. Je l’ai déjà rencontrée ;
UN SOIR 17 c’est la troisième fois que je me rapproche d’elle sans que je le veuille. Ses cheveux sont blonds et châtains : des traces de dorure épaissies par places sur le bronze ligné. Sa figure est exquisement large du bas — un ovale presque rectangulaire. Sur toute la figure s’applique une feuille de lumière. La pulpe de la tempe, du camélia blanc ; la joue, du camélia rose ; et, enchâssé précis et immense là-dedans, noir, noir, l’œil. Une telle féerie de fragilité respire sur elle que chaque mouvement qu’elle fait l’embellit, et qu’on la touche trop quand on la regarde. Le rouge et le bleu tranchés de l’officier me tirent l’œil. Il s’est posé devant elle pour l’inviter à danser, et il la contemple. (En pensant à quoi, dans sa mentalité de boulet de canon ?) Elle lève vers lui sa face, le carré délicat de ses joues, toute pâle avec le noir d’un sourire. « Oui. » Elle s’est dressée dans son sourire, et pose sur le corps de l’homme ses bras dociles qui déjà ne sont presque plus les siens. Elle s’est placée, rituellement, contre lui, elle a fait semblant de se livrer à lui. L’acceptation timide qui ne dit pas où elle s’arrêtera, l’angle ouvert du mot : oui... Son profil se sculpte sur le bleu d’affiche du dolman. Ils sont saisis par les pentes de l’élan, et s’enfon¬ cent devant mes yeux. Je regarde leur couple — eux seulement, dans les parenthèses du décor. Ses cils et ses sourcils, le cadre de son œil, est noir, et même plus que noir, comme dans un portrait. Sa robe, noire aussi : le grand oriflamme de soie qui miroite n’est pas fait du papier trop mince du taffetas, cassé et gonflé, ou de la mollesse bouffie de la mousseline, qui calquent le corps avec des fautes. C’est un tissu lourd, aux mailles de jais, qui se presse sur elle et qui n’en détache que les gestes importants. La femme se développe, creusée par les ténèbres luisantes qui la couvrent et s’enracinent à elle, mon¬ trée par les lignes principales de ses épaules, les
18 LES ENCHAÎNEMENTS courbes ajustées de ses hanches et de ses jambes — désignée parmi l'éclairement public, en ses grandes formes intérieures. Le mouvement avec ses flots, la caresse et la manie, et la fait jaillir, brillante. Sa robe, ce sont les éclairs blancs et noirs de sa nudité. Et lui ne peut pas cacher tout l’effort mâle qui le cuirasse, l’effort qu’il faut pour porter régulièrement cette légèreté, et s’encastrer dans le rythme détaillé. Parfois la coïncidence des mouvements faiblit, et le regard la fend. L’envolée lente soulève et abat autour d’eux la pesante soie d’onyx en pans obliques de pyramide. Leur double corps me frappe le visage, avec les ailes qui leur poussent quand la mesure tourbillonne. Je regarde le mar tellement souple des deux pieds de ve¬ lours multipliés ; leur essor appuyé monte du sol dans les ombres musculeuses et s’inscrit en haut, à travers le pivot balancé du corps, sur la pâle figure extasiée. Au même endroit du circuit, dans la nuée du mouvement et la fumée des autres, je reçois en plein, après une éclipse, l’image tournante de cette figure dont les joues accentuées s’adaptent à l’adora¬ tion, et qui est trop calme et trop pâle dans son recueillement charnel. Je subis cette beauté d’aveugle comme un coup, et tout le décor n’est qu’un camée dans un orage. Je me suis glissé sur un tabouret, près de l’endroit où elle était assise, et lorsque l’arrêt brusque de la musique déconcerte et suspend l’emportement des couples, qui se disjoignent, descendent de la danse, et se mettent à marcher prosaïquement, elle revient vers moi. Elle revient toute entière dans les lueurs de la coque bleue. Elle reprend place parmi les rocailles bombées de satin noir. L’ampoule, noyée dans l’aqua¬ rium ovale, pose des rubans bleu pâle sur chaque pli soyeux de sa robe noire, et encercle son menton
UN SOIR 19 d’un croissant clair comme celui qui découpe du ciel du jour sur le ciel nocturne. Elle s’assoit. Elle me regarde parce que je suis là. Tout son poids se débat encore. Elle est grande ou¬ verte de sa course. Ses traits dessinent encore son grave émoi. Sa gorge vibre, sa figure qu’un peu de matité veloute, brille par places. Une eau mince rayonne finement à ses tempes et aux commissures de ses lèvres, et je vois aussi le bord de ses dents, dans la couleur de son sang. Ses pieds sont dans une immobilité encore musicale ; je compte, sous l’épi¬ derme transparent du bas, interceptés par le velours du soulier, les commencements des petits orteils rangés. Elle lève son bras demi-nu, qui passe devant ma face, et dans la pénombre de la manche courte, je vois le bras aux renflements de vase et le nid mouillé de son aisselle. L’odeur de son corps approfondit les parfums fabri¬ qués, et l’entoure comme un corps astral. Par un large mouvement circulaire où la soie inté¬ rieure a bruissé, elle s’est soulevée puis rassise ; elle a rejeté en arrière son buste, croisé es deux mains sur son genou noir et poli, et la frange de ses ongles, pierres charnelles, étincelle comme ses bagues. La robe, sur les côtés des jambes, s’évide en deux deltas de plis, et parallèles sont les deux grandes nervures blêmes collées aux flancs, des bras.. Statue mouvante à chaque instant refaite, en déboîtements somptueux, mais statue vivante, creuse comme une amphore. Sa figure, orientée maintenant vers les lumières blanches, a blanchi. Ses yeux bruns sont devenus fauves et brillent de tout ce qui brille. Parce que je suis là, tout près, son visage ôte son indifférence, et cet ensemble magnifique me sourit. Mais on ne donne pas ce qu’on donne aux regards ! Hélas, est-ce qu’on peut tenir un sourire ?...
20 LES ENCHAÎNEMENTS Nous avons causé, et cela m’a semblé extraordi¬ naire. Un mot, deux mots, hasardés avec peine, mal¬ gré le sourire mondain. Elle a parlé de l’art et elle a dit qu’elle aime ceux qui cherchent. Elle pense que nous sommes dans des jours de transition, à un moyen âge, à une période de prophètes et d’iconoclastes qui piétinent sur des tronçons : les poèmes ne sont que des annonciations, les tableaux bariolés ne sont que des drapeaux. Il est temps que se forment des oeuvres. — La vérité attend quelqu’un. ... Oui, oui... Une étrange question sort de moi : — Qui ?... Elle répond en face : — Mais... Vous ! Elle sourit. Je souris, encadré par son sourire, je ricane, je grimace un peu de gloire. Moi... Évidem¬ ment, mais... Et tout d’un coup, je veux qu’elle ait dit vrai, et qu’elle le sache. Je veux lui parler de moi, lui mon¬ trer, en effet, de quel labeur, de quelle foi, sont faites mes veilles... Je lui expose à grands traits, précipitamment, le projet que j’ai d’un ensemble, grandiose, et, à mon avis, nouveau, de poèmes sur l’amour, la mort, — sur l’homme ! A travers ma voix, je remarque qu’elle a pris l’humble attitude de celles qui écoutent... Elle a dit, avec l’autorité de sa beauté : « C’est beau! ». Et même, elle a voulu ajouter : « Vous ferez cela, il le faut ! » Tandis qu’au fond de mon abîme, mon esprit arrange et bredouille déjà quelque madrigal, plein de mots désuets, tandis que je m’éblouis de voir se ranger petitement dans ses yeux les guirlandes per¬ lées du lustre blanc, elle a parlé de la Provence, et elle a dit : « J’irai à Alican. » Comme il y avait en ce moment une masse de musique et un emplisse- ment de danse entre les murs, elle a dit plus fort, elle a crié par-dessus la musique : Alican
UN SOIR 21 Elle commence à m’expliquer le pays : les rochers rouges, la mer bleue, les deux pics courbes... Mais je ris de joie. C’est mon pays ! Alican, c’est moi! J’y ai vécu, j’y revivrai. Ce nom de village qui est tant à moi, elle croit qu’elle me l’apprend ! Et, cela, soudain, a écarté loin de nous deux les autres, et d’abord, en tête de la cohue, l’officier à qui elle s’est prêtée tout à l’heure, et dont sa belle figure semblait goûter le bleu. Elle rit pour moi. En tendant la main, je pourrais la toucher. Elle se dédouble dans l’invisible pendant ce frêle instant où nous, sommes ensemble. Au fond de moi, je prends son corps dans mes bras — son corps caché ici par de l’ombre ajustée, séparé de moi par l’éclairement général, son corps que j’ignore en frissonnant. Le sourire qui fait semblant de livrer, la pensée-fantôme qui fait semblant de prendre... Il y a une histoire d’un autre monde sur les bords de la¬ quelle deux êtres de chair attendent, en disant n’im¬ porte quoi. Avec ce corps splendide, elle ira là où j’irai... L’avenir.
LE SÉPARÉ La fête, lassée, s’éparpille et s’éteint. Et subitement, me voici tout seul dans la rue, avec la pluie et le froid noir sur la figure. Désert devant moi, autour de moi, au-dessus de moi. Le long des grandes avenues — leur perspective se défait et se refait sans cesse et les lignes horizontales, partout, montent et descendent —, je marche accompagné par le bruit du ruisseau que je ne vois pas plus qu’il ne me voit. Aux zones tristes des réverbères, l’arête mouillée des trottoirs luit comme du fer, et j’aper¬ çois sur la nuit le grillage de l'averse. De loin en loin,des couples se détachent des ténèbres latérales, puis retournent s’y incruster. Je croise des passants — les hommes, bipèdes ; les femmes, bipèdes enveloppés. Les gens, à mesure que leur rapproche¬ ment se pousse sur moi, que leur masque se pré¬ cise. diffèrent de plus en plus de moi ; puis, après que je les ai dépassés, ils me ressemblent de plus en plus. Ils s’éloignent du même pas dont ils étaient venus ; je pense encore à eux qu’ils sont déjà passés comme le temps. Ma route — ma ligne qui meurt à mesure — coupe la place circulaire. Là-bas, à travers la pluie fine et volumineuse, un débit de vins luit encore d’une barre, la devanture retombante. On voit, devant le seuil blanc, briller la boue du sol. Par-dessus cette
UN SOIR 23 pauvre échappée, l’énorme maison tasse ses couches calcaires, et les autres maisons, à l’est et à l’ouest, s’épaulent et s’adossent en amphithéâtre sur elle, taillées dans de la nuit. A l’envers des murs, à l’in¬ térieur des caveaux, il y a des incendies et des méta¬ morphoses enterrées. Après la place, les portes d’une autre avenue recom¬ mencent ; uniformes, hermétiques, scellées dans la pierre avec des nœuds de fer. Il est étrange de se sentir prisonnier parce qu’on est libre, et d’être enfermé dans l’espace sans limites. Tout à coup, cette porte-ci plonge, toute noire, ouverte ! Ce contact m’empoigne. Mais un grondement et une cohue en dégorgent : Quelque sortie de meeting ! J’ai peur du peuple. Passé précipitamment de l’autre côté de l’avenue, je vois une nappe noire fluor entre les pla¬ tanes blafards aux grands nids de branchages gri- bouillés — et ma solitude se multiplie. Du décor éclatant et brûlant de tout à l’heure, il me reste une figure et une voix. Cette voix me com¬ mande d’être un triomphateur et je me sens glacé quand je l’écoute parce que, dans l’étendue des pavés, des maisons, de la géométrie des villes, et des hommes qui s’en vont en poussière, je vois bien que je ne suis rien. Triompher, ce serait tout embrasser, me partager avec tout et avec tous, m’agrandir des autres, et réchauffer le monde — moi ! La simplicité de sa bouche a tout déplié. Je sais maintenant me regarder face à face. Qui suis-je ? Je suis Clément Trachel, poète de vingt ans, qui n’a rien écrit de sublime, qui n’est que désir. J'appartiens à une espèce séculaire : jp suis le jeune homme normal qui prétend conquérir la gloire, l’amour, le monde! Je suis un point qui s’efface pas à pas dans le plan i. 2
24 LES ENCHAÎNEMENTS de Paris. La splendeur compliquée de la ville qu’ils ont faite — et qui, dans cette trouée, rougeoie en fumée et tournoie — est une barrière d’enfer entre eux et moi. La réalité m’est aussi inattingible que le génie de Dante. Oui, il est grand d’être le dernier venu, d’avoir vingt ans en 1912, mais on n’est pas vainqueur parce qu’on surnage sur les jours. Je suis loin des hommes et la foule me fait peur. Je suis le séparé. Je ne peux rien contre le deuil de la nuit. Mes paroles ne s’inscrivent pas dans le vent, et mes pieds ne laissent pas de trace sur le pavé des rues. Le monde est banal parce que je ne sais pas m’exprimer : parce que devant le silence, je ne sais pas quoi dire d’aussi grand. Je vis d’espérer, comme d’autres, dé¬ nués de tout, mangent leur faim. Fuir le noir, le froid, la mort, et conquérir ma place, de toute ma force! Une lueur a explosé en moi, au loin ; un écho a retenti dans ma tête, si fort que je me suis arrêté sur le trottoir. Où donc ai-je entendu chanter ce cri grandiose ?... Si j’étais l’homme des lèvres humaines ! Si la femme qui brillait ce soir avait parlé dans l’avenir ! Si moi, dont la jeunesse n’est que de la jeunesse, moi qui vais, gaspillé, laissant le monde rester tel qu’il est, si moi, j’accomplissais le prodige de création, je rencontrais la rose jaillie des pierres, le miracle! Si... J’exhale, tremblant de joie, ce cri de détresse dans la nuit. Je suis devant ma maison, façade basse, délabrée. Le haut portique oscille comme un décor de foire aux souches trop faibles, et de l'autre côté du seuil — la petite cour — de l’ombre s’abat sur moi. « Faire une œuvre ! » Tandis que je répète au fond de l’obscure citerne pavée ces paroles monumentales, tout le noir découragement est revenu comme de la justice.
UN SOIR 25 J’entre dans la loge pour y décrocher ma clef. Le grand Toni est là, éclairé par une veilleuse. Il n’est pas couché malgré l’heure. Il dort, plié, sur un es¬ cabeau, le long du mur, comme une borne. Il est très ignorant, peu intelligent et presque tou¬ jours ivre. Il reste enfermé là pendant si longtemps que le réduit sent le cadavre. Je vois la peau grise de sa face, sa sueur charbonneuse, le rond de son col débraillé, doublé de suie ; les deux trous bouchés de ses yeux. L’un s’entr’ouvre d’un trait blanchâtre et osseux — œil vide, soupirail vide de ceux qui se nour¬ rissent d’illusions. Cet homme est le creux d’un beau songe. Il souffle en cadence, avec une voix. On dis¬ cerne une sorte de refrain qui grésille sur sa lèvre. Il sourit avec bonté. Il sourit et en rêve, il chante. Il a une cervelle trop menue ; ce n’est pas la faute de sa bonté, c’est un Christ fou... Ce tout petit poète — comme un grillon — me montre combien mon rêve de poète est au-dessus de moi. Je ne peux pas comprendre, je ne sais pas aimer. Je me penche sur cette forme. L'infini, l’ange de l’infini, est-ce notre différence ou notre ressemblance ? J’ai tendu ma pauvre main vers quelque chose de difficile et de lointain, vers lui, vers moi... *** Debout sans lumière dans le vestibule suintant à l’odeur de cave, je cherche mon chemin. Mes mains tâtonnent sur le dépeçage tombant du mur pluvieux, les croûtes de papier. J’empoigne dans la nuit noire la rampe poissonneuse. Un courant d’air accourt comme quelque chose qui vient de très loin. Je bute à la première marche. Je suspens mon pas, tout d’un coup assailli. La mer, la mer! Devant moi, l’azur éblouissant, la grande mer hémisphérique !
26 LES ENCHAÎNEMENTS Partout s’enfuit la mer, plate, clapotante, concen¬ trique jusqu’aux horizons, et tout étoilée de soleil. Du bleu épais, du vert intense, du vert bleu, du vert soleil, versés de jarres de couleur, s’enlacent, s’en¬ foncent, dans sa profondeur énorme, jusqu’à la teinte dévorée de la distance. Le dessus de la mer enduite de ciel, reflète et étire en dallage blanc aux jointements bleus, des car¬ gaisons de nuages. Autour des récifs, des blancheurs précipitées debout comme des voilures, et les armes nues du soleil! Des coups de vent puisent de la grêle dans l’eau, refoulent le liquide plan lisse, et y éten¬ dent à la volée, en crissant, de brusques radeaux d’eau foncée. Là-bas, la brume d’une crête boisée, si hautement et si lointainement déchiquetée d’arbres que son spec¬ tacle est une poussée qui me fait refluer. Mes yeux séparent dans les volcans de lumière, deux pics re¬ courbés proches l’un de l’autre. Sur les matériaux amoncelés du cap, en plein sable doux que mes pieds pilent en faisant grincer les billes des galets, un pal¬ mier, panoplie aveuglante de poignards au soleil ! Vibrant du bruit des flots jusqu’aux dents et jus¬ qu’à la voûte de mon crâne, fouillé par les lances du vertige, en proie aux distances qui me jettent toujours au milieu d’elles, j’ai plus de lumière, de parfums, de chaleur mouillée, d'immensité, que je n’en puis contenir. A mes pieds sur le sable, s’allonge en fris¬ sonnant mon ombre noire : mes jambes plates et mon corps balançant. Le vent déploie dans un sens mes longs cheveux noirs : je vois par terre, sur le rond de ma tête, ce nuage enraciné. Tout se fait ténèbres. Je monte. Devant moi est imprimé un carré troué dans les nivelures de ténèbres, une fenêtre nocturne,
UN SOIR 27 sale et, par places épaissie et en carton : la fenêtre dégingandée à la vitre cassée qui bée, souffle, et bruit comme un véhicule, au premier étage de mon escalier. Ma face a bien reconnu l’haleine moisie du vieux carreau défoncé. ... D’où est-ce que je sors ? D’un autre monde ou d’un cauchemar ?... Je deviens fou, n’est-ce pas ? Je rentre en moi-même, d’aplomb : Clément Tra- chel dans son escalier. Non pas! Je me sens glisser hors de Clément Trachel. Une autre lumière pénètre mon obscurité marchante... Le passant gigantesque projeté, les enjambées en arche, sur l’écran d’un autre ciel — et qui est arrivé un soir, au bord de la mer, avec la poussière des siècles sur sa charpente comme de la neige... Je suis le fuyard des glaciers. Le froid qui vient de loin et de haut, qui m’enfer¬ mait et me frottait dans les parois de ma longue chute aux yeux crevés, et m’écrasait les mains — tombe comme une chose devant la mer bleue des rochers rouges. Mon oeil, lorsqu’il s’entr’ouvre dans l’épouvante, tient les bords de son trou, le monticule vivace de la joue, rocher nuageux et énorme d’être fixé de si près, et mon regard est barré, en bas, par une forme grinçante. Je perçois dans rna tête la caverne acharnée de ma mâchoire. Ma main en tâtonnant sur ma face, qui est ma vie taillée dans tous les sens du monde, la bête de ma volonté — la façonne, me la montre pleine de sang ou d’eau, de mouillure de cheveux, et de douleur aiguë. Mon souffle s’aiguise, coup sur coup, dans ma gorge, et mon arrêt brusque, qui chan¬ celle en s’appuyant en avant, puis en arrière, m’a enfoncé enfin dans le dessus de la terre comme un tronc d’arbre.
28 LES ENCHAINEMENTS Je me suis arrêté au bout des immensités mortes, je me suis arrêté, borne de l’avalanche, avec tout le Nord sur les épaules. Ils se sont arrêtés aussi, tassés autour de moitiés cœurs informes que je traîne : la femme, l’enfant, le chien. Là-bas, dans les plaines ancestrales, combien y a-t-il de temps que le grand changement s’est accom¬ pli ? Un jour, la nuit tout entière s’est abattue sur le soleil et a tué les saisons ; les remuements de la terre ont cassé nos asiles, le froid a empierré les rivières entre les tisons des arbres et suspendu les cascades comme des trophées, et parfois le vent a été si fort qu’il arrachait l’herbe, et faisait voler en avant, par nappes, les cailloux sur le sol. Au milieu des té¬ nèbres, nous avons vu la vieille chaîne de montagnes pâles qui trop haute, s’avançait vers nous comme une caverne béante, des crêtes livides fondaient, se penchaient, et des pics descendaient. Le fracas du tonnerre allait jusqu’à l’horizon et revenait, tenu par les monts — le bruit comme un bras ! — Et depuis ce moment, nous avons fui l’élargissant glacier. Du soleil ne coulaient que du froid et de l’efface¬ ment. Il n’y avait plus qu’un demi-jour dans le gouffre triste d’espace où nous tombions en avant vers le sud. Les rafales étaient noires et on se heur¬ tait à elles comme à des talus, l’envolée des neiges et les étendues de neige étaient noires, et on ne voyait pas les nuées qui aboyaient. Mais parfois quand les brouillards opaques se déblayaient, nous nous aperce¬ vions à la hâte, les uns les autres — moi, la femme et l’enfant — sans bords, mornes cendres debout, les bras serrés sur nous-mêmes. Nous nous apercevions, rayés par la pluie molle et fracassante, la grêle, les éclairs morts du froid, secoués par le vent invisible, et le tonnerre, cassure du vide ; noyés dans l’air, comme les bêtes luisantes de l’eau aux têtes bleuies, portant en avant les blessures fouillées de nos yeux,
UN SOIR 29 de nos bouches et de nos narines, et remontant, à chaque pas, des abîmes. Le chien, lambeau de nous, nous suivait. Les choses sont infatigables ; rien ne se trompe de ce qui est contre nous, et rien ne dort, hormis nous. Sur les fleuves cadavériques et les lacs changés en ossements d’eau, le froid dévorait vite les épaisseurs morcelées dont nous étions couverts, l’écorce fendue des peaux, et nous faisait nus et éteignait en dedans de nos cages le foyer de la poitrine et la lumière de la tète. Puis nous étions frappés au crâne et roulés, par le bruit qui s’immensifiait et, en avant des choses précipitées, se précipitait. Je doutais de tout, même de moi, en ce monde chancelant dont j’étais toujours le milieu, car depuis que j’existe, je suis le milieu des choses. Nous sommes arrivés, moi en avant, jusqu’à l’ex¬ trême seuil de l’espace glaciaire, avec tout le haut du monde sur les épaules, en ce jour qui est le jour des jours, puisque c’est aujourd’hui. Et nous tous — les deux grands corps, et l’enfant et l’animal — nous nous sommes plantés là, mar¬ quant de notre souffle qui s’arrache en fumée et de notre saignement intérieur, la limite de la désolation, la tête levée, formant le cercle du désespoir. Derrière cette accumulation de rochers, qui ferment notre univers par deux pics courbes, un à chaque bout —, tout d’un coup, plus de vent. C’est in¬ croyable d’être dénudés et écorchés du vent, d’être vidés de ce cri éternel qui nous bondait jusqu’à la bouche, et aussi d’être séparés de l’inséparable far¬ deau de la fatigue, et de ne plus savoir ce qu’il faut faire pour ne pas mourir. Pendant si longtemps, nous nous sommes disputés au froid, colère de la mort. Nous avons fendu comme une boue le ciel bas et les semailles effroyables de la neige et de la pluie armée de glace. Maintenant la guerre de fuite est accomplie. Le grand Hiver n’est
30 LES ENCHAINEMENTS plus, je suis seul, et je me sens grandir à sa place. J’ai inventé de lever les bras tout droit dans l’es¬ pace, de me tendre tout entier vers le sommet impos¬ sible de la largeur et de la hauteur répandues, pour figurer le commencement que je suis. J’ai, pour la première fois, soulevé ma forme. J’ai la forme du ciel et de la terre. Un ruisseau dont l’eau a repris sa forme douce, marchante et si inflammable aux reflets. Sur les feuil¬ lages luisants, c’est le soleil qui neige. Une pente de sable puis un rivage rouge où en arrivant, les vagues s’aiguisent de blanc. Les choses sont tellement pai¬ sibles qu’elles le disent. Par delà la mer, on voit qu’il n’y a rien. Mais je suis seul contre tout et contre tous. Je suis foulé par la masse des choses, je suis le séparé, je ne suis rien, et j’ai peur. Si peur, que j’ai étouffé dans mon cou un hurlement qui m’a soulevé comme le pivot opiniâtre des mauvais rêves. A travers l’étendue engouffrée jusqu’au bord de la rondeur —, quelque part, les formes, les forces, d’un échafaudage d’escalier où confusément on s’élève, où tourne quelqu’un de lourd qui veut s’envoler. Les rafales étaient noires ; désert ; je suis le séparé... Ces mots sont fantastiques. Ce sont ceux qui font résonner sourdement le passant noir dans la pluie triste, sur le sillon de la longue avenue noire, que la fête illuminée a creusé derrière elle. ★★ ★ Je les cherchais du fond de mes yeux, ces traces de pas, semblables aux miens, sur le sable chauffé et clair. A mon approche, là-bas, à la lisière, une clarté attirante a tremblé, s’est tenue droite, puis a plongé dans l’épaisseur, ouvrant et fermant les feuil¬ lages, se changeant en toute la forêt. A la place où
UN SOIR 31 j’ai couru, l’empreinte d’un corps de femme était demeurée couchée. Ma force enfermée a frappé par derrière mes yeux déserts et a fait sauter mes poings vides, et puis j’ai marché, ébloui par la grandeur de ce qui n’avait pas été. Cette mêlée qui ne cesse pas entre mon corps et un corps inconnu, ce rêve de joie qui est en moi et n’est nulle part 1 Je suis seul contre toutes les femmes. J’ai regardé à mes pieds, ma femme, l’être qui depuis longtemps double mon être, et imite, en plus petit, mon destin. A l’endroit où elle s’est pliée et laissée tomber dans le soleil, elle demeure encore lasse, égarée et terrorisée d’effort — aux paupières, à la lèvre, aux mains — immobilisée par le passé. Puis je regarde l’enfant, la jeune fille, la masse que forme son poids entr’ouvert et épanoui par terre. La tête si baissée que sa figure est enlevée aux regards, les mains en avant, elle joue avec le sable, et tout autour d’elle, sur la surface blanche où le soleil applique son gel transparent, son ombre est noir vif comme un trou, avec des morceaux rapides de noir jetés à plat et repris. Elle brille par ses épaules polies, et le soleil roule un bloc de lumière à travers ses cheveux qu’elle a captivés avec un lien, et à travers la poussière qui coule de sa main. Je ne vois pas sa figure, mais je l’entends par son rire. Elle a redressé le corps et la tête, et elle fut une sorte d’éclair. L’immense droiture qui sort de ses yeux a lancé un coup splendide, le soleil a mouillé sa bouche, ses joues rougies ont brûlé le jour, et ses seins ont lui comme ses épaules, comme des écailles devant elle, ses larges seins redressés, avec leurs bour¬ geons sombres. Etonné, j’apprends les dimensions qu’elle a prises. Je pensais jusqu’ici : l’enfant. Mais pendant le temps de la fuite, elle est devenue une vaste étrangère, bombée et guerrière, avec ce trésor de lion qui est
32 LES ENCHAÎNEMENTS sur sa tête. Et même, je me souviens maintenant que durant le crépuscule sans fin, c’est à cause de ses cheveux ardents que j’ai continué à croire obscu¬ rément au soleil. Assise, elle est aussi large que moi ! Sur le sable qu'elle écrase, elle caresse avec des grains de sable qui s’échevellent d’entre ses doigts, le petit sommet que fait le galet fin de son genou. Son pied, dont les doigts s’amusent à remuer, est resté enfant. Sa cuisse blonde et gonflée — que mes deux mains ne seraient pas assez grandes pour embrasser — ses deux cuisses chaudes se rejoignent dans l’ombre fauve de sa ceinture de dépouilles : le porche cru et le buisson des femmes. Elle rit sans penser à ce qu’elle est ; mais elle rit de tout son poids, et son rire soulève ma chair. Ah, ah, j’ai trouvé qu’elle ressemble à celle dont elle est sortie — et qui est là. Par elle, je me rappelle l'autre, qui est là, et, du même coup, tout ce qui l’entourait ici-bas — car il n’y avait pas une place où la lumière ne fût pas la sienne. Alors, je vois sa figure dans le monde, et je ne la reconnais plus ; je vois le vieillissement bestial qui la creuse et salit ses cheveux, maintenant qu’elle est seule. Nous étions attirés l’un vers l’autre par une force de colère qui est tombée. Et celle-ci — la déchue — tandis qu’elle se ruine sous mes yeux, elle ne me regarde pas. A genoux, tassée en ronds amollis, la bouche, elle aussi, affais¬ sée, elle fixe au loin quelque chose. J’ai suivi son regard qui ouvre faiblement l’espace et j’ai eu un cri de douleur fraîche : elle regarde le chasseur svelte briller entre les arbres. Moi aussi — moi! — j’ai brillé pendant trop de matins. Je ne peux plus briller. Je suis vaincu, puni par la vieillesse ; mon corps meurtri et ma face bous¬ culée. Je ne suis plus que mon spectre ressemblant, ma laideur, et la grimace de mon sourire. (Mon ap-
un soi a 33 parition est malfaisante ; je sais qu’on s’enfuit devant moi. J’ai erré le soir, la nuit. Malgré moi, mes mains, mes bras cherchaient la vierge et touchaient son absence. J’ai retrouvé sa fuite, et j’ai suivi sa trace, tâtonnant sur les bords de sa vaste existence inconnue, dans la nuit tiède, sous les étoiles qui sont froides aux regards. Dans l'excavation basse, j’ai pénétré, comme le froid. Au fond de la cachette elle était étendue, endormie, entre les bras d’un homme dont la jeunesse était pareille à la sienne — et au milieu d’elle, son beau ventre allongé qui palpitait, était une bête égorgée. Tous deux dormaient. Le souffle de mon irruption ne les a pas atteints, et ma flamme qui tournait en rond, avec son écorchement d’yeux, sur mon poing, n’a fait que les illuminer, les revêtir magnifiquement d’eux-mêmes. Ma tête qui s’est d’abord penchée très bas, curieuse, se heurta au rocher. Moi, le maître! Mon poing s’est pétrifié, alourdi... Mais je ne peux plus être vainqueur d’eux, puisque je suis vaincu. Mon grondement, si petit à côté de moi, ne les a pas éveillés, il n’a fait qu’éveiller, sur le dessus des deux faces, un sourire commun. Mais voilà que j’ai crié 1 Dans le plein noir, dans le recul du trou rocheux, il y a quelqu’un de caché! Quelque chose qui écoute en respirant, et qu’on ne voit pas. De ne pas voir qui me voit, j’ai crié comme on fait pour rejeter le cauchemar qui s’englue aux yeux et à la gorge. Cette masse, cette nuit de roc avec la¬ quelle je fais corps, en un geignement de rupture, il s’en sépare une épaisseur, un homme, moi... Je tiens dans la main une rampe et je bute à des marches cubiques — et tout cela, autour, c'est la vision d'un homme qui monte un escalier. Il y a quelque chose à l’affût — ici, mais je ne
34 LES ENCHAÎNEMENTS sais pas où — et qui me regarde. Et à travers la précipitation de la flamme que je serre, voici flotter dans les carcasses intérieures de la terre, deux ci¬ ternes d’yeux ; et autour des yeux et à la place de la tête (cette chose qui contient l’envers de mon inonde à moi), un monstre noir qui ne finit pas ! Mais de la chose adverse posée là, au delà du cré¬ pitement fumeux aux flammes rauques, il est sorti une plainte — La plainte, le résidu de parole qui ne montre que l’ignorance de qui souffre et l’igno¬ rance de qui écoute souffrir. Je l’ai reconnue au son de sa plainte étrangère. C’était elle, la femme, le pauvre ennemi dont le cœur est retourné. Elle avait suivi l’appât du corps du jeune homme ; elle s’était, comme moi, heurtée au couple, elle avait reculé dans la matière de l’ombre, et n’ayant plus rien à faire, elle était restée ensevelie. Nous nous sommes détachés du trou, ensemble, animaux silencieux — si différents, si pareils, et appuyés l’un à l’autre, avec nos deux morsures nou¬ velles. Et aussi séparés qu’attachés, nous nous sommes entraînés au hasard, pour imiter l’amour et retrouver peut-être dans le noir, — et les yeux enterrés, — la vérité perdue. Sous le ciel monstrueux de nuages, les pics courbes serraient les ruines montagneuses avec deux croissants d’astre noir enfouis jusqu’à la moitié, plus lugubres que la nuit. Comment se fait-il que mon mal soit partout... Ne pas mourir ! Mais nous mourons ; déjà, quelque chose est mort. Une grande partie de la vie est dé¬ truite. Une petite partie de la vie se débat et survit ; la vie n’est que le dessus de la vie ; alors, tout ce qu’on dit, tout ce qu’on fait, ce n’est presque rien. A l’aube nous nous sommes vus, tenus l’un par l’autre au pied de la haute pierre blanche qui habite l’arche rouge. Nous nous retrouvons : mous, notre lividité, notre tombée. On se fait presque peur dans
UN SOIR 35 ce déchirement blême, et on se rapproche par terre. Là-bas, au fond de la pente douce, bat la mer dont l’immobilité luisante semble toujours monter, ligne par ligne. Un buisson plein de fleurs. J’ai porté la main sur ces fleurs, je les ai arrachées et je les ai jetées à scs pieds — j’ai fait un sacrifice de cette foule de créatures. Tâtonnant comme deux moitiés que nous sommes, nous pensons, sans que rien n’y puisse rien, à la vie qui passe et à la jeunesse qui, à travers, s’envole. Nous pensons, de toute notre vie, à la perfection de la mort — la seule chose qu’on voit distinctement et longtemps ici-bas, — et plus nous nous touchons des yeux, plus nous pensons à la mort, puisque la mort embrassera tout. Nous avons fermé les paupières, pour cueillir le moment présent, pour ne pas croire à cette punition suprême que chacun de nous contient pour l’autre. Et maintenant, les yeux ouverts, nous nous con¬ templons et nous luttons contre l’oubli face à face. J’ai vu, j’ai vu, jonchant la terre, les fleurs coupées et encore toutes fraîches. L’appel plaintif des êtres, qui est démesuré comme s’ils étaient très loin l’un de l’autre, leur murmure, leur roucoulement, s’exhalent, comme le parfum sort à tire-d’aile du corps de la fleur vivante mais tuée.
MATIN, S0IR, MATIN Malin, matin, matériaux frais dans un gouffre d’argent, le bord pathétique du dernier jour venu. Je suis penché sur le vent de l’aube émouvante, vers le nouveau jour qui inonde jusqu’au cœur ma carcasse d’homme. Je suis penché, balancé d’attente, sur la tranche de pierre du quai maritime, devant l’épaisse rangée des barriques, entre les bras et les poings des cordages basanés, en face de la mer bleue qui danse. Je suis penché, après une pluie nocturne, sur un vaporeux croisement de chemins feuillus pleins de franges transparentes. Au bord d’un seuil, je suis penché, enroulé dans les pèlerines superposées de mon manteau, enroulé dans la brise, dans le bruit que les roues des cabrio¬ lets tirent des pavés où des boutiques rouges et vertes commencent à se plaquer sur un décor loin¬ tain d’opéra féodal, et où s’envolent des syllabes an¬ glaises. Tout cela, c’est moi — qui monte, penché, vers ma chambre de nuit puis d’aurore. Demain, ce sera le matin, les rues, le café, les nouvelles, les amis... Ou quelque chose de prodigieusement pareil voilé au fond d’un abîme. Je suis seulement au monde, ceci : le jeune poète et la jeunesse du matin. Le matin, les couleurs plongent dans les formes
UN SOIR 37 et tout se refait. Le noir qu’on traînait s’efface. La douleur c’est : ce qui fut. La mort est morte. Dans la clairière sacrée, la fontaine de pierre et son bassin à fleur de terre. Mon pied nu pénètre dans la plaque liquide au froid coupant. L’eau foulée se met à vivre tout autour et par cercles bombés, étend un visage incessant et léger. Voici se refléter à travers les grands ronds disjoints du bouclier que fournit l’onde, mes jambes montantes et ma tunique, en molles déchirures brouillées, en flammes froides striées de noir dans le noir, et par-delà ces assises on¬ doyantes et renouvelées, mon regard boit mon re¬ gard. Des rayons verdoient dans les salles hypostyles du sous-bois. Ils tombent, par bandes raides, des fau¬ cilles de soleil étincelant mêlées là-haut aux paquets pendants des faucilles noires des lauriers roses, et sur le mur épais des feuillages bâtis en bas, ils allument trois roses roses, comme des lampes. A la hauteur de ma figure comme une figure, la lourdeur légère d’une rose. Elle ne remue pas ; elle vit. Elle n’a pas, quoique ovale et penchée, le voile d’un sourire ; elle est sérieuse comme un corps. Elle est beaucoup plus nue qu’on ne le croit. Il n’y a rien ici-bas d’aussi charnel, d’aussi parfait et d’aussi dé¬ cevant. Le long parfum qui sort des lèvres de ses belles plaies, son parfum personnel, qui est à la fois intérieur et extérieur, comme un cri, fait qu’elle est seule autant que je suis seul devant elle ; nous ne sommes séparés l’un de l’autre que par la vie. Le soir, alors que tout était rose, j’ai aperçu, grave et terrible, la douce silhouette de femme, avec ses pe¬ tits pieds, au bord du haut promontoire. Elle est rose, de la couleur calmée qui est entre la flamme et la lumière, la couleur tiède. La nuit est venue sans qu’on l’ait vue venir : on se réveille du jour. La lune s’est répandue, et la forme solitaire là-haut est restée rose dans la lampe de sa
38 LES ENCHAÎNEMENTS robe. Au travers de ses voiles roses, qu’imprègne le soleil azuré des nuits, se dessine en sombre la statue de son corps nu, les globes de ses seins, dont l’un cache son cœur asymétrique, et dont le double con¬ tour extérieur amincit la colonne de la taille, ses hanches renflées, son ventre qui commence au milieu d’elle, ses jambes fines et fuselées. Ce n’est pas Astarté. C’est une simple femme, c’est l’étrangère surhumaine dont on ne voit bien ni la figure ni le cœur. Sa nudité est semblable à toutes les autres, et pourtant elle est différente de toutes, et elle n’est qu’elle seule, selon le prodige des corps. C’est une femme qui attend, une moitié de couple, avide, nuptiale et tombante, posée comme un aigle déchiré sur le rebord continental, comme la Victoire Aptère qui, de toute la hauteur de sa chute, de tout le poids du ciel, foule la marche supérieure des tem¬ ples. Elle est le lambeau démêlé et immobile d’une danse, elle est le chant de ce qui serait dit près d’elle. Femme préparée, asile de l’homme errant, gar¬ dienne de la robe, sanctuaire où une pauvreté se fait richesse, figure légère, et passante, et changeante, comme les jours et comme les noms... Sa figure est cachée derrière tous les rideaux du soir. C’est la face claire aux yeux de cristal bleu, aux joues enflammées qu’entourent des dorures ; c’est la sphère nette aux yeux noirs, aux sourcils noirs, aux cheveux noirs, luisants, mouillés de noirceur, sur l’ivoire ; ou bien le visage carré aux yeux fauves saisissants ; ou le sou¬ rire fermé d’Isis, la grande pleureuse. Je reviendrai toujours vers elle. Ma destinée n’est plus que le labeur qu’il faut pour aller de moi jus¬ qu’à elle, pour combler, moi seul, le vide naturel qui nous sépare tous d’elle. Je reviendrai vers elle, même si elle me semble être une autre ; et je la reconnaî¬ trai même lorsque jaillira entre-nous la divine in¬ truse : la Volupté! Sont-ce des murs et des lampes, ou bien les murs
UN S0FR 39 étoilés de la nuit ?... N’est-elle pas assise ? Elle a re¬ jeté en arrière son buste, croisé ses deux mains sur son genou noir et poli, et la frange de ses ongles étin¬ celle. Sa robe sur les côtés des jambes, s’évide en deux deltas de plis aux muscles luisants de marbre noir, et. parallèles sont les deux grandes nervures pâles collées aux flancs, des bras. Sa figure maintenant orientée vers le flambeau que je porte sans doute au- devant d’elle — car j’ai fait les pas créateurs, — a blanchi, ses yeux brillent de tout ce qui brille. Sa figure, c’est son nom qui rayonne. Je suis là, proche de son corps, proche à la toucher, et je l’ignore en frissonnant. Les jours ressuscitent après les nuits ; mais la nuit vient après les jours. J’ai passé, poète et voyant, chasseur de joie, parmi les foules, rompues mais sans bornes, des passants. J’ai fini par trouver que la joie des hommes est plus mortelle que les hommes ; et qu’ils sont tous pareils, les couples, ces mystères trop simples, qui pleurent après avoir ri. Les créatures lèvent les bras au ciel, cherchent à toucher le bleu avec leurs mains. Elles s’enchaînent par des serments, disent : « jamais », ou bien : « tou¬ jours », et écrivent leurs noms sur le sable. Mais les hommes et les femmes se défendent trop bien l’un contre l’autre. L’étreinte serre une séparation. Les yeux qui brillent n’éclairent jamais rien, et la saveur des lèvres, en vérité, n’a pas de saveur. L’amour ne peut rien faire ici-bas que mourir — ou que tuer. Il y a une malédiction continue dans la force de vivre. N’est-ce pas, chaque être est un point dans l’univers ? et pourtant, n’est-ce pas, chaque être est le centre de l’univers ? La vie mêlée à la pensée traîne une contradiction divine. Au milieu des quatre élé¬ ments infaillibles, l’être aux deux pieds, — et à la tête sans bords, est un élément de folie.
40 LES ENCHAÎNEMENTS Entraînés par l’ouragan des simulacres et de la poussière, les amants, prêtres de ce qui va mourir, les créatures attachées deux à deux par rien, veulent arrêter le temps, de peur de ne plus aimer ce qu’elles aiment, et afin de se raidir contre l’éternelle variation qui sévit au fond d’elles-mêmes. Finissantes, elles jouent avec l’infini : « Soleil, arrête-toi 1 » Et dans l’éclair de rêve qui nous joint au rêve, il semble qu’on l’arrête en effet, car les hommes croient ce qu’ils désirent. Ils ont raison, ils ont raison 1 II y a deux créa¬ tions : il y a celle de la chair, et il y a aussi celle du cri. Les magiciens qui m’ont façonné, les prêtres bistrés aux jupons blancs groupés derrière les pylônes carrés, dans l’antre des Monts Libyens, qui s’enfonce, comme la destinée elle-même, vers les régions de l’ouest, annoncent (et près du long bras peint en rouge sur le mur, l’une de ces têtes rases, celle qui est la plus proche de moi et dont la tempe bat en zig¬ zag près de mon œil, me hante par la cassure lui¬ sante de son regard), annoncent que le premier Dieu Soleil, lorsqu’il était seul, à l’aube de tout, créa les éléments de l’univers par le verbe. « Il appela ses fils. » Il appela! Dogme suprême, qui couronne tout ce qui aura été dit par les croyants et les incroyants, depuis le commencement jusqu’à la fin. Il appela le socle des choses. C’est par le cri que la lumière pèse, et qu’on est ce qu’on est.
LE CRI La roche claire du trou rouge, j’ai cherché pas¬ sionnément une pierre qui fût plus dure qu elle. Sur la paroi blanche qui s’offre en proie, qui a l’air de toujours s’avancer au-devant de moi, j’avais besoin de marquer la forme de cette face féminine, de cette double face, défaite puis refaite, autour de laquelle j’aurai tourné, des premiers jours aux der¬ niers jours. Mais le chien, se levant de son coin, est venu à moi ; et je n’ai vu que lui. Il ne m’a jamais quitté depuis qu’il vit. Il est demeuré joint à moi au fond des abîmes, quand on s’est désenseveli de l’hiver. Pourquoi ? Pour rien. Je ne donnais rien, et je ne demandais rien. Mais il est borné par moi, et je suis — l’emplissant jusqu’au bord — son anxiété. Il a levé sa tête vers la mienne comme aux larges instants de danger. Je l’ai regardé, et son corps a frémi pendant que je plongeais en lui. Dressé sur ses pattes jaunes, et le dos tendu, — son cou est un grand ruisseau intérieur, toute sa vie est une ligne courbe, et au bout de cette ligne palpable, les deux yeux noirs découpés m’ont inondé de douceur. C’est à l’intérieur de ces yeux qu’existent la simplicité et l’innocence.
42 LES ENCHAÎNEMENTS ... Dans les étendues de soir, une main de nuit, isolée comme un corps, presque coupée — et pour¬ tant vivante de moi — s’allonge, rampe sur cette longue masse pointue, tendue de fine tiédeur et per¬ cée de deux cercles clignants d’humidité chaude, rayonnement du noir. La forme du trou osseux de l’œil, sous le pelage doux et reconnaissant, remue et se bossue. L’être est attentif tout entier à l’œuvre de la main qui l’effleure ; il l’écoute, il s’y consacre. Ma caresse est doublée de la sienne. Il m’aime trop pour être jamais tranquille ; il m’aime trop pour jamais rien savoir. Ses yeux m’absorbent ; son univers a le goût de moi ; il est prêt à tous mes prodiges. Ses yeux s’approchent des miens, s’approchent, exigeants, intérieurs, emplis par lui et par moi. Tout est vague, effacé et d’une couleur crépusculaire... Ce n’est pas à cause du soir, c’est à cause de la vérité. Il faut écouter avec force la sourde vérité. La vérité : tout ce qui, ici, là, partout, reste plus puissant que nous. Je sais ce que je suis, et alors, je ne sais jamais l’autre créature humaine, celle qui est debout contre moi. Les mêlées des êtres humains sont tou¬ jours des luttes ; quoi qu’on fasse avec son corps, on s’observe, ou se mesure, et le cœur sauvage ne se nourrit que d’inconnu. Là où il y a eu une femme et moi, il y a eu à la fois l’amour et la haine. Lui, il est la chose de l’attachement. 11 est la preuve vivante que la sincérité, que la certitude, que la paix, sont pos¬ sibles, au delà de la fragilité pourrissante des amoureux et des vainqueurs. Il est réduit et bas, il est beaucoup moins qu’un être humain, mais il est beaucoup plus surhumain. J’ai porté, comme un fardeau, le reflet de sa tête dans la pierre. Avec une application débordante, j’ai imité à plat l’apparition, les chocs visibles, de cette forme pointue. Le fouillis creux, subitement, est re¬ connaissable. Il y a eu ici-bas quelque chose de plus ! Pas le squelette pierreux de son corps, mais le sque¬
UN SOIR 43 lette de lui tout entier, posé à la place voulue, comme un secret... De lui ? C’est surtout une partie de moi qui, choisie et arrachée du dedans, est là, et qui, chaque fois qu’on regarde, m’ouvre. La chose nou¬ velle que je ne puis plus me lasser de contempler, c’est un cri, mon cri changé de forme. C’est un débris que la mort ne saura pas comment toucher, et qui attendra toujours, et ne peut plus cesser de s’agrandir dans les passants. La parole de la bouche se répand là mesure dans le vide et vit sa mort, la parole faite avec la main dévore la mort. Cette pierre est désormais entre les vivants qui tombent lentement par terre, vivante comme un tombeau. Elle garde Je dure, je m’étends, j’ai pris ce que je n’avais pas — et une joie illimitée me déforme. L’inscription imposée au roc par l’espoir déses¬ péré d’un crieur qui maniait une arme, grossit et se déplie jusqu’aux astres, en temples. Plusieurs points du toit étincellent. N’est-ce pas là les escarboucles de ce temple qui illumine la plage de Ratnapura faite de poussière de rubis brisés par les flots, au seuil de Taprobane, la cuivrée, la resplen¬ dissante entre toutes les vastes choses ? Non, c’est le temple énorme et casqué de la Grande Déesse ; c’est le rivage de Byblos, la plus ancienne de toutes les villes, puisqu’elle est le double trans¬ porté de celle que bâtit, sur la Montagne Blanche, El lui-même, avant que ne fussent pétris ici-bas les contemplateurs des cieux, — et la seule gloire de Béryte est d’être née presque le même jour. L’on dis¬ cerne à travers les branches des forêts où furent moissonnés les navires, les pentes du Liban, couleur de la buée matinale dans le soir, de l’étain précieux venu de cette mer septentrionale qui est saisie par les griffes du froid et les étoffes blanches. Et l’eau des sources coule rose, et fait dans la mer jusqu’aux
44 LES ENCHAÎNEMENTS territoires maritimes des Philistins, des rubans roses qu’on voit, à cause du sang éternel de Tammouz, Adôn Adonîm, qu depuis qu’Astarté l’aima, meurt chaque année quand l’été tue le printemps, et res¬ suscite quand le printemps revit malgré l’hiver, dans le pays de Canaan. Et bien loin de ce soir-là, et bien loin de ce lieu, soudain, tandis que je passais en bas de tout comme une ombre en qui se mêlent les paroles distantes et les choses disjointes — moi qui rêve, invincible, la victoire de joie, — j’ai vu le monument de la lu¬ mière. Au-dessus de la mer qu’épaissit le soir et sur quoi traînent de grands froissements diurnes, s’implantent les parois abruptes de sécheresse, plaquées de forêts comme de l’herbe, et trouées par les commence¬ ments des défilés célèbres. Sur l’âpre sommet, le temple : Un des deux temples originels que les cy- clopes lyciens ont amoncelés, pour solidifier le grand nom d’Athènes ou d’Éleusis. Les hommes ont dirigé la puissance surhumaine de ce carré pétrifié vers le lever de la constellation sacrée, et pour que sa façade reste appliquée avec perfection sur cette partie de l’innombrable façade du firmament, il faudra le faire tourner au cours des âges comme un bateau. Le jour, il s’ajuste avec le soleil. Il est rouge dans l’écar¬ late du soir, à cause de la pure blancheur du marbre nouveau-né, ce grand trône vide de la Sagesse. La clarté, c’est l’autre forme de la sagesse, celle qui vient habiter les largeurs des temples. Il est vraiment nu, au levant et au couchant. L’importance de ce belvédère, c’est de prendre le jour comme un miroir. Sa splendeur, c’est d’être le bûcher du soleil. Le cri, l’appel... Il faut bien que je confie mon vœu au soleil et à la lune afin de bâtir de la grandeur avec la grandeur que j’ai ; et les temples, leur poids guerrier enfoncé dans la terre, leur façade scellée par
UN SOIR 45 l’harmonie en deçà de la difformité des nuages, ont germé de la chair, car ils empêchent le rêve d’être emporté par chaque passant à la cime de son far¬ deau. « Et les temples grandissent et se déplient en livres. » J’entends la voix du maître qui chante par-dessus les attentions rangées comme des vases dans le sanc¬ tuaire — la mienne appuyée au coin. « Bel dit Kasisatra : Jette tes biens loin de toi, mais ne manque pas, dans le bateau bitumé qui flot¬ tera sur l’anéantissement de l’humanité, d’enfouir, en même temps que les germes, les livres, ceux qui contiennent le commencement, le milieu et la fin. « Le dieu justicier annonçait ainsi que les livres sont des choses qui apportent la clarté dans la clarté du jour. C’est par la trouvaille et le culte réfléchi des livres qu’on poursuit la guerre du cri, qu’on voit ce qu’on ne peut point voir, et qu’on s’élève à discerner comme un seul fleuve les origines et le sens de la quantité humaine dans les plis de la nature. Et sur¬ tout les livres sûrs et de poids juste, qui à travers les fables partout errantes et la facilité au vent, de l'opi¬ nion, dessinent solidement l’aventure merveilleuse du nombre. »
J ’ai cent bras Je me reprends moi-même, je me capture, sur le grand rivage battant. Comme un revenant dont les bords sont accourus des horizons, je m’érige. J’ai chancelé, puis je me sens vivre pleinement dans la chair du soleil. Je me suis fait beau. J’ai des plumes, des colliers, et des taches soigneuses de couleur ; tout cela pris cà et là autour de moi. Ma destinée s’est remplie. La richesse de ma poitrine rayonne. Le fils darde le res¬ pect, un os taillé en masque membre sa face sombre, son poing fait une tête à la massue. J’en ai tué, des créatures, pour me saisir de leur raison de vivre. Mes mains ont dévoré des exislcnces. Je me suis multiplié de choses inertes et peuplé d’hommes morts. Leur souffrance n’est qu'un mot, le nom de ma joie géante. Il n’y a pas assez de joie pour tous. Si je n’avais pas été le tueur, tout ce que j’ai osé aimer, tout ce que je me suis mis à tenir, aurait disparu dans les autres comme dans des trous. Je resplendis enfin aujourd’hui du sang d’Eno, que j’ai déchiré avant de l’étrangler. Oui, son sang était encore brûlant lorsqu’il me drapa. J’ai, admirable¬ ment, sa blessure suprême qui brille sur moi. La seule tête qui était dressée en face de la mienne au- dessus des têtes basses, elle est cassée comme une
UN SOIR 47 écuelle. Sur nia poitrine, le collier élargi, élargi, de ses dents !... Et maintenant, j’ai les bras de tous. Moi qui traîne la fatalité d’être toujours le même, tiré par le besoin de durer et de m’agrandir, de recommencer, je veux faire passer mon nom, mon souffle, dans mes semblables, tatouer quelque chose sur la peau des foules et sur la peau des lignées Me servir de ceux qui ont survécu autour de ma force. Alors, il faut des lignes... L’autorité, ce sont des lignes en rond et au loin. L’emblème, la tête de chien, est là — et de la voir, mon rire d’orgueil s’abat comme une cascade. Autour du trésor central, de l’âme de la tribu, mon bras, mon grand bras, cette branche. Je suis devenu un arbre qui tourne sur sa base. Le commencement d’un geste circulaire, surplombant, pour tracer une ligne, une limite, sur la face du inonde. Le commen¬ cement d’un grand ordre, qui empoigne tout le pays avec un nom, qui jette dans l’espace le rêve que je roule au profond de moi (c’est de la nuit que jail¬ lissent les couleurs) ; un cri terrible. Et voici... Rien. Plus rien. Le premier morceau de parole résonne, informe, suspendu tout entier dans le si¬ lence qui le change en chose. La nuit immense a tout recouvert par-dessus le cauchemar sonore. Rien. i. 3
Je ne suis qu’une loque au bord de la lourdeur flottante de la foule. La face fendue d’attention, je contemple ce qui se passe dans l’endroit déblayé. Accroupi, l’homme aux trois nattes huileuses et à la nuque plissée, frappe la pierre du rocher à grands coups, comme on tue. Le bruit de son marteau jette du fer. De temps en temps, il retourne sa figure jaune aux yeux bridés et aux pommettes saillantes comme deux poings, — à cause du personnage qui le sur¬ veille formidablement. Dans sa robe étincelante, debout avec son sceptre debout aussi, le maître de Heth, seul roi puisqu’il a supprimé son frère, a les souverains alliés autour de lui, autour de ses chaussures aux pointes relevées, dans l’espace rocheux d’où la foule servile vient d’être balayée, et on voit briller les princes d’Ilion, de Pédasos, de la Mysie, de la Lycie, et les envoyés d’Arad, reine des vagues, qui est la même chose que la Richesse, et du pays d’Amaour. Le groupe des hommes essentiels, infiniment plus lourds sur le sol que les autres hommes, les potentats sculpteurs de frontières énormes, qui mo¬ dèlent le monde selon leurs égoïsmes, qui se rient des puissances entre lesquelles ils sont placés — car ils sont de force à défendre les barrières — qui
UN SOIR 49 attendent de pied ferme le Pharaon, et le tsar de Ninive, fille récente de Kalak, elle-même fille d’Assur, regardent l’aire de falaise que façonne durement l’ouvrier. Le grand souverain des Hétéens se sert de l’arti¬ fice. Il manie, immobile, le tailleur de pierre qui n’est que l’outil de l’outil. Il fait écrire, de gauche à droite et de droite à gauche, la constatation qui allongera sa gloire parmi les hommes futurs, et son nom, le signe de sa solitude resplendissante. Il a voulu aussi qu’on introduisît dans la pierre violente qui rend les coups, une image : l’aigle fendu et ouvert, l’aigle à l’envergure couvrante et à deux têtes, qui signifie la force, c’est-à-dire la déchirure et la dévoration, et la création splendide du malheur des autres, à l’est et à l’ouest. La poussière s’envole à coups de bec en criant, du granit attaqué, à mesure que les lignes et les formes y pénètrent. L’Isolé, c’est en lui, c’est sur son cœur de granit que s’éploie l’aigle royal, et il remue comme un monument à chaque coup. Euyuk, le nid des oiseaux minéraux — pierre et métal — qui entreront dans les chairs des foules étalées comme des labours ! Euyuk, le centre rocheux jusqu’où s’étend comme une aile l’ombre crénelée de Gargamish la Naharanéenne, la ville des villes, qui fut la première après Khâti, et qui sera la dernière des superficies peuplées!
★ ★ ★ Mes regards tombaient misérablement devant moi au fond de la fournaise du blanc éclatant, du feu blanc du jour, dans le ravin des blocs réguliers qui attendent, leurs arêtes dirigées dans tous les sens, et où je gis avec les travailleurs. Sur ces cuirasses blanches du soleil, sur ces meules de lumière — s’ap¬ pliquait un bloc noir tout cassé de pointes aiguës : l’ombre déjetée, marquée à vif comme de la poix coulante, qu’en face de moi, à deux pas, un Shasou accroupi, les genoux au menton, barbouillait sans le savoir sur la plaque argentée de blancheur de la pierre taillée où il s’adossait : les épaules anguleuses et plates comme le dessus des portes, le triangle ajouré du bras plié au coude, l’œuf pointu de sa tête, et là et là, les deux crans des genoux — tout cela d’un noir épais dont la pierre poreuse brodait à peine les bords. C’était un nègre du Punt, et la poussière blanche déposée au creux de sa peau poudrait et trouait de croissants bleuâtres le relief de sa poitrine gou¬ dronnée. Sa tête de lave concassée et scintillante était couverte de laine pâle. Car nous étions dans le chan¬ tier continental, au pays de la blancheur terrible, de la pierre neuve, de la pierre sciée, grattée et lissée, jusque dans nos têtes, au pays des nuages de pierre.
UN SOIR 51 Les blocs monumentaux doivent tous passer ici, traînés, poussés, frappés, pour aller former la grande sépulture dont le vertige incliné glisse doucement, à la fois vers l’azur et vers la terre. Elle est si grande qu’elle est redoutable à voir. (Si tu regardes la pente lisse d’une de celles qui sont terminées et lâchées dans l’étendue, t’appuyant des deux mains à la base fuyante, tu te sens soulevé par le milieu, tu vois ton regard glisser en l’air, puis rouler, refluer sur toi et te rentrer dans le ventre.) Il est impossible de les remuer, les pierres virginales et effroyables, et pour¬ tant, entourées de fourmilières, elles se détachent avec exactitude des pylônes arabiques, suivent l’eau et es¬ caladent la chaussée qui s’engouffra puis s’accumula, par-dessus les sables et les marécages, sur le paysage ondoyant des embouchures où chaque palmier verse sa silhouette dans le miroitement. La chaussée s’exhausse, en même temps que la montagne factice, pour insérer à mesure les pierres au niveau du cou¬ ronnement. Si cette région du monde aux ruines toutes neuves, si l’écrasante cité des maisons massives dans cha¬ cune desquelles rien n’habite que l’aveugle pierre, change de forme, c’est parce que cent mille hommes s’y débattent contre le travail depuis un quart de siècle, et qu’ils tirent les blocs énormes comme des embarcations fendant la terre, qu’ils les ensablent et les désensablent, et qu’ils les déracinent de leurs poids et qu’ils façonnent la montagne-statue, avec leurs mains. Ce que fait chacun ne compte pas et l’on ne sait pas ce que l’on fait, et pourtant tout s’ac¬ complit. Dans les intervalles de l’effort surveillé et secoué par des gardes dont la voix est déjà un fouet, on retombe là, on s’appuie là, sur l’ensoleillement ré¬ percuté et plus que blanc, qui gratte la suintante paupière, les pieds dans la mare d’ombre. J’ai mal, à force d’avoir frappé haineusement la tâche qui m’a
52 LES ENCHAÎNEMENTS frappé aussi, et me blesse. L’outil fait avec mon bras un seul instrument durci jusqu’à sa racine plantée dans mon cœur. Les travailleurs, leurs corps... Le travail aux cent douleurs diverses, l’enfantement des mâles. Et nous sommes là... Le labeur nous soutire la sueur, nous couvre d’eau. Les mains pendantes, brûlés et larmoyants du poussier incandescent de la pierre, la langue aussi blanche que les dents, à bout de souffle, cadavres de la force. La maladie de mes yeux voit danser la trace étoilée, humide et fumante, que la main de l’esclave vient en s’écroulant là d’appuyer sur le flanc aplani mais éraillé par l’outil, de la dureté blanche. Le pinashi goudronné, aux écailles laiteuses, ouvre la bouche pour manger de l’ail, sa main graissée va à sa mâchoire, cette grosse moitié de sa tête, et dont la fente est luisante ; une forte odeur de mangeaille crue m’entre dans le nez. Mais l’animal rampant est orgueilleux, et il ose se servir aussi de sa bouche pour vanter le prix de sa race, bien que son ancien roi, épargné pour l’exemple de sa face, suive Sa Sainteté comme un lévrier. Je ne réponds pas au sacrilège du vil enfant de Sit — frère de la biche impure et de l’hippopotame, — car une profonde amertume noie mon cœur, et la fatigue me suggère le deuil. J’ai pensé, pendant cet instant entre les instants d’un jour : pour que le suc¬ cesseur et l’effaceur de Snofrou ait un tombeau qui distribue son nom aux éternités, pour que sa momie, socle de son immortalité, soit assez cachée et assez pesamment défendue, cent mille hommes auront peiné pendant trente ans. Et cela fait plus de mille millions de journées de travail — pour un seul! Et si le fantastique solitaire ne prenait que dos cap¬ tifs, des étrangers impies, ce serait bien — (Horus n’immole-t-il pas en personne pour donner l’exemple un homme étranger, chaque jour, après avoir crevé l’œil du crocodile, quand sa barque céleste entre
UN SOIR 53 dans le domaine des heures matinales ?) Mais il n’y a pas assez de forces et de vies de captifs, et on a prélevé des Égyptiens de race, comme moi. Moi, libre laboureur ! On l’a fait parce que nous sommes pauvres. Si la lumière du jour pouvait s’acheter et s’amasser quelque part, les pauvres n’en auraient pas même une piqûre. Et quand nous serons morts d’usure, nous serons mis dans la terre à deux cou¬ dées de profondeur, non embaumés et même non vêtus, et ainsi, privés du support, nous sommes exclus de la vie future et voués au néant. Le pauvre est la même chose que le vaincu. Les coquilles de verre noir bossué, du buste qui me faisait face, s’allongeaient, montaient et descen¬ daient en miroitant, et se striaient, comme étirées au hasard par le pouce — parce que je regardais à travers des larmes. Mais il y eut silence sur le pays des roches inven¬ tées, silence dans toutes les gorges, dans toutes les pensées, silence dans toutes les douleurs. Car il s’était installé, pour daigner se rendre compte des travaux, sur le sommet du renflement terrestre que soulevait son futur tombeau, Khoufou lui-même, le double maître des deux mondes, depuis Anou à Abou, du papyrus au lotus, le fils légitime d’Onofroui. Il est dieu parce qu’il est roi et roi parce qu’il est dieu. Il est assis de l’autre côté des lois. On ne le voit pas d’ordinaire, ou bien une fois ou deux dans chaque destinée. Le Pharaon est invisible et la supplication humaine est aveugle. Moi, en ce moment-ci, je le vois ! Je lis sa forme là-bas dans l’échappée rétrécie que les arêtes des deux rangées de pierres fendent comme des haches sur l’éloignement du plateau et du ciel. Il flotte dans la création de la distance, au milieu de cercles d’or, lui, le conducteur irrésistible des trente jours du mois, celui qui fabrique la grandeur avec le nombre. Il est
54 LES ENCHAÎNEMENTS tellement entouré de lumière aiguillonnée, et dévoré d'auréoles et de points d'or, qu’il paraît petit et noir au loin, comme un caractère d’écriture — car c’est tout de même une sorte d’homme. La gloire du soleil qui descend, se sépare en longs pétales universels au-dessus de sa tiare, semence de clarté. Le soleil- dieu fait poudroyer autour du roi-soleil, de l’étoile de soleil, une pyramide parfaite de rayons. l à-haut, la barque Soktit accablée par sa charge d’éblouisse¬ ments laisse ruisseler et ondoyer l’épaisse étoffe de lumière, l’énorme incendie transparent qui déborde le lac du Nil comme le Nil déborde ses deux rives. Soleil, apparais-nous, car nous ne le connaissons pas ! Je fus consolé du petit deuil de moi-même par la fête de la présence de Sa Sainteté, et encore long¬ temps après, en maniant par devers moi la gloire de l’instant incroyable où Il fut mon regard.
TOUS — Chacun est un abîme qui s’efface, ô Ligarion. Le poète ne doit pas s’arrêter à chacun ; il lui faut s’étendre à tous les hommes. Ainsi parle Méléas à l’instant où gravissant le sen¬ tier pesant et chaud, je ferme de force mes yeux ruis¬ selants de clarté, à cause de l’assaillement des feuilles luisantes, des verreries vertes (et il y avait aussi, posée sur ces nids d’éclairs, la ligne noire, sifflante et cro¬ chue d’une abeille). Je monte. Je m’étais arrêté, rétif, dans un tour¬ billon infini, mais je suis rejeté ailleurs, à même dans la nature nue, crue et forte, et la sauvagerie de la lumière. Dressés ici et là, les carquois des myrtes, la dure douceur d’une chèvre, les dos en hache des buffles noirs semés dans la campagne et, au delà, l’inondation circulaire, les plages rousses peintes précipitamment en blanc puis en rouille brillante, par les vagues, les minces plages bicolores et reten¬ tissantes — et la voix de Méléas. Il me dit que le poète est un devin, et que ce devin doit quitter chacun pour aller à tous : Cherche l’aventure prodigieuse du nombre. — Les multitudes qui font la guerre, a murmuré la voix sourde et enfermée qui se heurte en moi. — Les multitudes qui font les choses 1 Le grand compagnon ouvre l’espace. Mes pieds
56 LES ENCHAINEMENTS montent, degré par degré, sur le monde. Et ainsi, on atteint, à l'aide de la hauteur, la multitude, les cités de silence, nécropoles vivantes où elle s’ense¬ velit et dont le nom n’est pas visible; sa joie, sa dou¬ leur, qui sont dessinées à perte de vue, et qu’on ne sent pas. Le vent, si fort qu’il met des vagues sur les forêts lointaines, que l’on voit son levier s’insérer entre les blocs, et qu’il secoue l’ensoleillement, se jette surtout sur moi. Je respire à contre-sens jus¬ qu’au ventre, son amertume aiguë. Je respire le paysage rouge, bleu et vert par lequel pénètre sans cesse dans mes yeux le double estuaire de l’immen¬ sité. Iamgadal! Le nom supérieur retentit, apparaît, comme s’il était en personne dans les constructions de la terre et du ciel, comme s’il teignait la mer. Autour de notre marche lourde où tout débouche, mon regard s’étend de plus en plus loin sur la mon¬ tagne. La spirale d’un escalier, comme un instru¬ ment neuf, une sorte d’étrange squelette qui me dé¬ passe, se mêle à l’escalier des nuages, à l’échelle de Jacob. Le désert reflue et se cabre à partir de moi, comme la Mer Rouge. Un homme, en haut, sur un tertre noir, est à genoux et lève les mains dans la pourpre solaire : ses bras sont cloués aux rayons. Des éclats de lumière ébauchent son casque, sa cuirasse écaillée. Sur son épaule pend un pelage tigré. Autour de lui, plantées comme des rangées de clous de cuivre sur une mu¬ raille vivante, au loin, les trompettes hébraïques — et animant la crête des coupoles formidables, des bataillons dans les cieux. La voix du grand compagnon ne se lasse pas de me souffler l’universalité : — Poète, poète, ne joue pas sur la lyre avec le son des mots, mais fais ce qui est : La guerre. Le bonheur cruel. Jamais la vie et la vie, toujours la vie contre la vie. Le guerrier rougeâtre à l’amulette
UN SOIR 57 de l’Épervier sur l’Anou terne qui gardait ses trou peaux de gazelles ; et sur l’errant du Sud aux cheveux noirs brillants comme l’huile, le fugitif des plateaux, et, sur cet étranger, un autre : l’insa¬ tiable exilé du paradis des hommes blancs, de i’Ai- ryanem Vaedjo. Le Sicule à la hache de pierre sur le Sicane qui était presque nu d’armes, et sur le Sicule, le Grec qui remuait la hache d’airain accro¬ chante et coupante comme le débordement de la cuirasse du scarabée : du Sicule, il ne reste que le nom, foulé aux pieds sur l’île de Trinacrie. — Et le Thyrsa, dont les bateaux sont des monstres marins, sur l’Italiote — Sabellin et Ombrien — ou quelque autre nom flétri que porte le faible et le vaincu. « Jamais la vie et la vie ; toujours la vie sur la vie. ... Vous êtes les habitants du rivage que la Mer Inté¬ rieure bat de ses richesses depuis le canton de Joppé jusqu’au torrent d’Égypte ? Nous, nous sommes les Philistins, un lambeau criblé qui surnage, des Peu¬ ples de la Mer. Repoussés de là-bas, nous débarquons ici pour être vos seigneurs et pour que vous soyez ie nombre de nos armées... Les voici devant nous, es¬ saie de les voir à travers ce qui est tombé depuis : nets, blancs et refusant tout geste nouveau, statues empoussiérées de pierre devant les brèches des temples, ou morts savamment cuirassés par des philtres contre la ruine des chairs, ceux-là qui, parmi d’autres, dans le passé démoli, furent les sarnim de la Pentapole, Padi, prince d’Ekron, Mitinti, prince d’Ashdod, et Zillibel, prince de Gaza : eux, ou leurs portraits (un portrait, cet être extraordinaire qui est aussi mort qu’il est vivant). » Et il reprend plus haut, pour effacer les réalités par plus de réalité : — Tous, Ligarion, tous! Tout sort de la foule, de cette foule dont le silence déborde des grandes villes désertes au loin à force de grandeur. Que le poème y
58 LES ENCHAÎNEMENTS rentre, y plonge, comme le bloc tombant qui creuse un élan dans la mer! Devine l’énorme assagissement d’une place publique qui, mouvante et fixe, écoute¬ rait' l’oeuvre. Vois avec tes yeux, vrai poète, avec toute ta chair, la cérémonie d’échos de cette plaine de têtes, la foule ardente et double des mains, tout le travail fertile changé en attention — à l’appel sou¬ verain de la voix d’un heureux ! ★★ ★ La mer s’arrondit : d’en haut on voit son corps — le désert de ses formes et ses ruines insaisissables et indestructibles. Les forteresses, falaises moulées et trop lisses, à pans blancs quadrillés comme des toiles et enlacées de chemins, sur les plaques bleues et les plaques de miroir de la mer, ce sont les comptoirs où se carrent les Chananéens du Liban, les pirates commerciaux, les habiles, les organisateurs, les riches. Ils sont venus de Tilvun, l’île persique d’où s’élança le dieu-poisson pour remorquer l’arche de salut sur les eaux du déluge vers la seule plage ronde de, l’immensité : la couronne d’un des monts gordyaéens. Ils ont tracé leurs lignes industrieuses parmi les premières hordes flottantes des Pélasges et des Da¬ miens et l’éveil de l’Archipel, au bout de Iamgadal, la mer intérieure. La presqu’île de Sidon, les îles d’Arad (que nourrit une source sous-marine d’eau douce), et de Tyr, plantées de mâts, les villes de navires qui auront la dispersion et l’envergure du vent, les masses scintillantes d’où sortent, en large et en clair, de grandes lignes de niveau qu’on prend tantôt pour des jetées, tantôt pour des vagues, les entrepôts noirs étendus comme l’ombre des nuages sur les côtes, les tours de noirceur qui supportent des aubes, les bassins courbes bordés de lacets blancs,
UN SOIR 59 et les rades soyeuses où la cohue pointillée de flottes, la poussière de navigation, se rassemble naturelle¬ ment par grands quartiers distincts comme si les mers étaient obliques. Ce sont les Chananéens du rivage qui ont conduit à travers le monde les grandes routes des matières premières. Il y a la route maritime de l’étain qui franchit les stèles pourtant terminales de Melkarth et remonte au septentrion jusqu’aux brumes calédo¬ niennes ; il y a celle des parfums qui, par le couloir maritime des Roseaux, atteint les Échelles des Aro¬ mates, les pays des Hymiarites et des Sabéens, et même, dit-on, la fabuleuse Ophir ; il y a celle de l’or qui descend le monde le long de la côte du Punt, pendant des mois de navigation jusqu’aux extrêmes terres australes des nègres, aux estuaires des deux fleuves inexplorés entre lesquels l’or est semé. Il y a aussi les grandes routes terrestres, jalonnées par des dépôts de marchandises et d’armes, et où cir¬ culent les caravanes organisées pour le négoce et l’aventure, pour agrandir et édifier la loi de l’échange selon la force et la ruse : la route de l’ambre qui re¬ monte jusqu’aux rivages hyperboréens des Cimbres, aux pays du froid où la Polaire est au faîte du ciel, et la route du jade et de la soie, voies centrales de l’hu¬ manité par où des populations entières changèrent de destinées, des millions d’hommes, poussant des mil¬ lions d’animaux, disparurent pour reparaître ailleurs; et tellement entraîneuses de courants que par leurs brèches s’écoula en même temps que les houles de têtes, Han-haï, l’immense mer intérieure dont il ne reste plus, dans les fonds de la Mongolie, que des plaques errantes. Le nombre a changé la face de la nature. Le nombre a produit les villes. Il a fait, avec les dessins du rivage, une constellation de temples assez éloi¬ gnés l’un de l’autre pour que chaque magnificence s’étende toute. Il a inscrit, de l’Orient à l’Occident,
€0 LES ENCHAÎNEMENTS les civilisations horizontales qui ont eu pour carac¬ tère d’avoir été toujours plus belles l’une que l’autre. Il a fait, avec le travail, la grande guerre de création. Le compagnon dont la chevelure éparse me do¬ mine, me montre le rythme des pierres, Pédalante victoire de régularité. Nous pensons à la foule des vivants. I1 me dit : — Cherche leur joie ! Mes regards sont allés chercher la joie des créa- teurs. Les masses sombres sont à la base de la montagne ; le inonde s’assombrit graduellement comme une tempête. Les lignes convergentes des routes, des grands carrefours, les trafic . et les expéditions, plon¬ gent dans les bas-fonds qui respirent et dont s’ex¬ traient la force, la vie et les hauteurs mêmes des rois. Là-bas, tout en bas, mon regard, — cette moitié de moi — tombe d’un jet, du bord de je ne sais quel étroit palier, parmi les rectitudes du vide, comme une pierre, en retirant de moi un long vertige vivace : je vois un remuement dont on ne saisit rien, que son remuement. Cela est fait de points, aux distances où il n’y a plus de couleurs. C’est la couche piétinée, la fouie agglomérée, la foule animale, basse et terreuse, qui s’acharne contre les éléments avec des outils, ou bien contre elle-même avec des outils devenus fous. Des nuages de voix. Que disent-elles, toutes ces voix Par quelles clameurs se dépassent-elles et se désignent-elles ? C’est toujours le même cri qu’ils chantent, qu’ils geignent ou qu’ils pleurent tous. Ils crient tous : « Moi, moi d'abord ! » Ils disent : chacun contre tous. Ils jettent l’un contre l’autre leur besoin de durer. Ils attestent que la destinée terrible c’est la défaite ou la victoire, et qu’entre les deux, il n’y a point de paix. Et plus bas encore, je vois, comme si j’étais préci¬ pité tout d’un coup près de lui, un être qui succombe
UN SOIR 61 sous un fardeau... Je vois, demi-enfoncée dans la terre, et demi-noyée dans l’air, la cariatide. C’est cela qui soutient tout. Le inonde entier est un palais étagé, c’est un temple, c’est un trône, basé sur sa nuque horizontale, superposé aux assises sy¬ métriques de ses épaules pliées, aux grandes dalles sombres de ses reins et de son dos, à la crémaillère de pierre de son échine. Le torse du vaincu est dis¬ loqué par le fardeau universel. Son poitrail et sa grimace sont couleur de la terre et du minerai, pio- chés et forgés, bossués et troués par l’effort. C’est le monstre de l’effort qui soulève au-dessus des zones inférieures, qui soulève hors du néant, la puissance, la loi et les événements, qui porte le globe vivant, Atlas! La hideur du paroxysme, de la crasse, du vice, et les ornières de la nuit mentale, empirent la face du Titan. Il est dans le noir pauvre, dans le noir boueux. Autour de lui, l’ignorance cosmique, et la fange, en masse, en multitude, en nuages Tout est noir, aussi noir que l’égout qu’on m’a montré au- dessous du temple de Jérusalem et par lequel se déverse le sang des victimes, aussi noir que cette poussière stérile faite de cendres et d’ossements in¬ cendiés, de la pourriture cuite coulée des autels, que j’ai vu s’accumuler en colline ovale devant la statue ruisselante d’huile du Zeus d’Olympie. L’exclamation de l’égoïsme contre l’égoïsme l’en¬ veloppe de toutes parts d’un brouillard gémissant. La guerre invincible pour la victoire ou la défaite, pour le ciel terrestre ou pour les enfers terrestres. Le bonheur des uns est fait du malheur des autres... Car cela est écrit partout, cela est proclamé sur tous les frontons, sur tous les autels, comme si cette pauvre lamentation féroce contenait tout le mystère d’Adam. La tête vue de près. L’enclume du front obscur où s’enfonce l’enseignement de ténèbres. Le cachot ra¬ petissé de la cervelle où les yeux entrent par leur
62 LES ENCHAÎNEMENTS double tige, affleurement du sombre puits humain, regard repoussé et avorté qui tombe devant lui ; la bouche par quoi s’exhale l’exigeante respiration et le geignement régulier de la machine musculaire. Un homme, un simple homme rencontré un jour, au crépuscule, sur un rivage — batelier, tailleur de pierres, ou laboureur, ou soldat. Il faut qu’il se débatte demain comme aujourd’hui et comme hier, pour ne pas être broyé par tout ce qui s’entasse par¬ dessus lui. Et pourtant, puisqu’il porte tout, ses épaules contiennent le tremblement de terre. Et là, dans cette tête qui se confronte ce soir avec la mienne... Là, quoi ? Là éclora la joie du refus. Là naîtra le verbe des multitudes, dont les premières formes informes sont ce cri : Non ! Un souffle froid a tout effacé sur l'îlot dur où nous étions, un souffle d’insondable distance, passé sur mille nécropoles qui jalonnent et mesurent les dimensions de la mort. ★ ★ ★ Je vois les nuées et l’horizon, du large comme d’une île, par grands morceaux de nature qui passent à droite et à gauche, dansants et arrachés, avec des vides. Je chancelle, je tombe quoique je sois déjà pressé par terre, cramponné dans mon effort, mon effort. Le sol lourd et raboté se dérobe, puis remonte sous mon pied, coup d’épaule d’une charpente. Cou¬ vert de sueur, mes cils au soleil étincellent de gouttes de feu. Je vois la tunique que la pluie cinglante et oblique jaillie de la mer, et la sueur de mon corps, collent à mes cuisses, et qui frotte et me fait mal comme une peau disjointe, mes genoux énormes, cornés et noirs, ferrés, et mon pied épais qui se sou¬ lève, secoué, et dont la plante pierreuse retombe et clapote sur le plat d’une flaque d’eau glissante. Mes poignets ruisselants sont de la poterie vernissée rouge
UN SOIR 63 aux veines bleues. Ma main est sur un madrier carré; mes deux mains ; elles s’aplatissent, viandes mouil¬ lées, sur la matière rugueuse, et se jettent en avant et en arrière : la rame ; mon corps accouplé à son corps dont je ne vois pas la fin. Je sens mes bras, cordés, qui tirent, et l’élan de ma force. Je tire, comme deux chaînes. Des nœuds de chaînes sont en dedans de mes bras et tendent la peau, et mes épaules roulent, et ma nuque craque d’un bruit rouillé comme la nuque ronde du mât où s’arc-boute la longueur sans bornes du vent. L’autre sur la galerie, l’homme épais au bonnet phrygien, surveille, gesticule, crie et frappe. J’ai tourné la tête. J’ai vu les autres qui rament comme moi, des têtes tondues, raclées, couleur de leur pierre, les tempes ceintes d’un cordage et des nœuds bleus des veines, — bombées par le squelette du sang. Et d’avoir ainsi bougé, j’ai troublé l’ajuste¬ ment du long appareil de bois, pavé de têtes, qui s’acharne aux flancs du bateau et lui adapte une envergure symétrique, hachurée et sans plumes comme l’épervier égyptien. Le gardien de l’Ordre a bondi sur ses jambes torses. Son geste, la roue tour¬ noyante de son fouet avec son bonnet rouge au mi¬ lieu, sont sur moi. Ma misérable tête frappée. Je résonne comme du métal, jusqu’au cœur. J’ai crié : Heï ! Et dans la folie de la douleur, je me suis arrêté de ramer. Ce grincement de cri, je l’ai aboyé comme un chien ou comme dans un cau¬ chemar, avec l’élan de voix de tout mon corps. J’ai lâché la rame, j’ai lâché tout. Il s’est trouvé que ma voix — cette chose — est entrée dans les autres. La caverne de bois des rameurs gronde ; à force d’être secoué, le bois lui-même crie, et il y en a qui, gau¬ chement, se sont enfin arrêtés, et qui se lèvent, éblouis comme du bétail en face du trou de l’espace. J’ai frappé la tempe, le crâne du bonnet rouge à travers le fouet. On a frappé. J’ai eu tout d’un coup,
64 LES ENCHAINEMENTS autour de mes bras, vingt poings de forgerons. Son bonnet écarlate lui a coulé sur la tête et les épaules. Sa carcasse craquante et empourprée, et pliante sur le bordage, on l’a battue comme du fer rouge et on l’a enfoncée, rompue, les membres soudés au bloc, sous le banc, et on l’a fait entrer de force, comme une cheville, dans cette cavité, où elle est restée en boule avec la hideur violette de sa colère clouée sur sa face, et ses yeux crevés, et des branchages de sang noir, et des croûtes épaisses en saillie le long de son cou, comme l’écorce du pin. Sur le pont supérieur, là-haut, des hommes d’armes — boucliers, glaives, piques, cliquetis — autour d’un des maîtres accoudé sur son carré d’étoffe. J’ai sauté dans la mer, et d’autres, de chaque côté de mes yeux, droits comme des poutres, ont sauté aussi. La respiration coupée, l’eau à pic. Ma vie, ramassée en moi, remonte et débouche. La mer est déchaînée. Le bateau énorme devant quoi je suis tout d’un coup rapetissé prodigieusement, roule et bondit plus loin, avec ses rangées édentées de rames. De la pente d’un talus d’eau que je brasse, j’ai entendu à travers ses flancs qui surplombaient comme des remparts de bronze le point cassable de ma tête, le tumulte sourd des ballots de marchandises phéniciennes arrimées dans l’entrepont. Il n’y a plus eu de bateau. L’eau déferle, tourne, en rubans d’éclat et en ser¬ pents d’ombre. Cuves de bleu sombre, cuves de bleu ciel, cuves de rugissements. Creux et flancs glissants de collines obscures, mais toutes jaunes au faîte. Je monte, je descends. La grande bascule du froid m’exhausse et m’aplatit, me pilonne les oreilles, m’appuie à la nuque de brusques barres froides qui me soulèvent, et me met des jets d’amertume, comme des bêtes impures, dans la bouche. Je bats, de mes coudes et de mes paumes, les aspi-
UN SOIR 65 rations hurlantes, les cataractes, les foudres aveu¬ glantes d’eau, l’eau épaisse comme du poisson, l’odeur de poisson, de marché aux poissons. Je tourne en rond, la face masquée d’eau et liquéfiée. Le dos de l’écueil enraciné est glauque. L’eau le cuirasse. Il semble rouler comme une meule, et lorsque je suis jeté et brandi en haut, je vois sur ce sommet de pic se gonfler et s’étirer, tressés, les muscles gigan¬ tesques de la mer. Autour, des boucliers plaqués tournoient, luisants. Il y a des puits creusés dans l’eau de mer ! Il y a, taillés en pleine matière liquide, des carrefours de torrents qui s’entre-tuent. Un tentacule de gouffre, une spirale plus froide dans le froid, me tire par les talons ; je coule tout debout... Mes yeux ouverts, frottés rudement par la paroi de ma chute, perçoivent dans les fonds de l’eau noyée ; la mort palpable, té¬ nèbres ; la mer a le sang noir. Puis je suis rejeté ailleurs comme un projectile léger par l’énorme mollesse pleine de heurts, qui m’a pris aux épaules. Et le froid veut que je sois droit et raide ; il me lave la peau avec ses ongles, me serre les membres, me cloue les jointures, et cogne l’une contre l’autre les dents de mon squelette. La mer rentrante, des myriades de fois plus lourde que moi, remue, pour m’empêcher de remuer et me crever les yeux. La pesanteur de la mer remonte et se retourne. La fatigue collée à moi ; mon poids in¬ fernal ; je suis mon ennemi étouffant ; et j’entre jus¬ qu’à la bouche dans les entrailles informes à odeur d’entrailles. Alors, j’ai vu ma dernière heure, j’ai vu se former en rêve les terres septentrionales d’où j’ai été arraché naguère... — la côte de l’étain et les Iles Cassitérides ! — tandis qu’à travers la gloire de la mer passe par cahots le char de Melkarth et que la nue échevelée sort de la tête du dieu de la force, et de la crinière des chevauchées glauques qui l’entraî¬ nent, et que moi, érigeant de tout le pouvoir de mon
66 LES ENCHAÎNEMENTS échine, la fragilité de ma face, je me cramponne au ciel. Mais une lame clémente, qui m’a pêché et soulevé à ce moment, m’a montré la côte hérissée et ton¬ nante ! Maintenant, je suis lapidé par l’écume. Le cristal de roche des eaux s’épaissit en bulles puis an marbre; les vagues lancent des mâchoires d’écume et des nappes de neige plate criblée de cailloux d’eau. Elles me portent, puis me remportent, balancé. Et pourtant, j’ai roulé comme je le voulais, mais malgré moi, avec les rames trop décharnées de mes bras, dans le dernier des cycles, le semis des brisants de la baie... Je vois par éclairs éblouis et amers, et comme à coups de marteau, la ligne du rivage au-dessus de cette transparence montagneuse qui joue en criant avec moi : là-haut, un amoncelle¬ ment rouge sous le ciel, avec deux pics courbes à chaque bout. J’ai vu cela qui monte et qui descend, mais les lames sont souveraines et lorsqu'elles ont poussé en avant, elles ramènent en arrière avec leurs ancres. Une stèle... Je la vois... Elle est plantée blanche et lisse sur le rivage osseux et sans grève, au-dessous d'une arche de rochers rouillés, elle est plantée dans un rouge gluant de gencives, qu’on voit quand la vague se retire et s’abaisse dans l’oblique d’une grande cascade déversée. Je n’y arriverai pas. Je suis jeté, vomi, dessus, puis tiré hors. Je vais cette fois la toucher... Je la griffe, je la griffe, et elle glisse coupante et huilée, et elle est loin du nœud malingre de ma main. Une vague s’écroule sur moi comme un mur. La stèle est sur ma poitrine dans un champ de sifflante blancheur. Elle est brusquement entrée dans ma chair et je me referme sur elle. Je l’embrasse et je la regarde de toutes les forces de ma vie. Tandis que le remous m’enlace violemment au cou et au ventre,
UN SOIR 67 me tire et, m’étrangle en arrière et se crée un corps souple pour lutter membre à membre contre le mien, la fût de pierre se fend, un morceau se détache em¬ portant les signes qui y sont creusés. Il reste devant ma face la forme triangulaire et nette d'une tête de chien, qui s’empreint fortement dans mes prunelles lavées et brouillées par les larmes de la mer, du dé¬ sastre et de la joie. Il y en a d’autres que la mer a rejetés comme moi sur leur salut, et qui escaladent le rivage à pic avec toute la puissance de leur poids. Il y a, cramponné, accroupi, l’Éthiopien, et le vent cingle et fait fris¬ sonner des gouttes de rosée sur le bronze mou de sa joue. Je les vois monter, nus, vernis par l’eau, et désécaillés au soleil par le vent ; les bosses en ba¬ lances de leurs épaules, leurs courtes têtes pyrami¬ dales, des scintillements d’eau et des crachats d'écume mêlés aux cheveux ras, l’œil à fleur de tête. Leurs muscles en fuseaux et en disques s’empilent chevillés les uns dans les autres, encastrant sur eux. dans le soleil animal, des rondeurs lustrées, comme le silex des scarabées. Ils halettent et le pilon de leur gorge se soulève et s’abaisse, et leur ventre caverneux est. tiré et creusé par les griffes de leurs flancs striés. Et ils ne s’aident pas l’un l’autre. Pas un ne voit un autre que lui-même. Vers quel destin montons-nous ? Nous ne savons pas, puisque nous fuyons à travers l’avenir. Mais rien ne sera pire que celui dont nous sortons après avoir été ôtés par les marchands de Carthage, à nos foyers maintenant oubliés et ruinés même en nous. Rien ne sera pire. Là-haut, les poings nus dans le soleil cognent les rocs, les dalles et les soubassements et les pierres régulières où sont inscrits le versets des lois de la terre et de la mer, les lois comme des tombeaux. Car la vie est la victoire ou la défaite, et le bonheur des uns est fait du malheur des autres.
68 LES ENCHAÎNEMENTS J’ai pris pied, déséquilibré, sonore et glacé, mal désincarné de la mer. J’ôte violemment cette algue collée à mon front et qui m’éborgne — et je titube comme poussé et renversé encore au sein de la lame sans fond, la main à la tête. Sur le palier de mon escalier, sous le vitrage du toit, j’ai trébuché par la force de ce geste. Et je me suis vu, sortant de ma vision le bras levé, comme un fantôme. Je me suis surpris en ce moment où j’étais encore mon ombre. J’ai perçu deux êtres se fondre en moi, et ma main est restée près de ma tête tran¬ quille et sauvée d'aujourd’hui, avec ses lorgnons et son chapeau mou.
II CE SONT DES SOUVENIRS Ma clef tremble. J’entre chez moi. J’ai saisi machinalement la lampe refroidie qui attendait au coin, dans son humidité pétrolée, j’ai touché avec le feu de mes doigts le bourgeon terreux de la mèche ; et à l’autre bout de la lueur que je tiens, voici les plaques de l’antichambre grêle et de la chambre carrée — autour de mon dressement que je ne vois pas et du serpentement bossué de mon ombre. Voici la table inerte, les tableaux qui font leurs nids monotones dans le mur, les poteries dont le groupement familier frappe un ensemble à l’emporte- pièce sur la rétine, le sopha bleu inanimé qui me sert de lit au fond du creux quadrangulaire, la présence- absence de toute chose. Ce rêve... Qu’y a-t-il, par quoi suis-je assiégé ? J’ai eu pendant des périodes de ma vie des rêves anormaux, tellement ils étaient violents et tangibles, et leur intrusion se marque encore dans le demi- néant de mes souvenirs, dans mes ruines intérieures. A dix-sept ans, j’avais la manie de répéter trop sou¬
70 LES ENCHAÎNEMENTS vent : « Ceci, cela, l’ai-je fait ou dit, ou bien l’ai-je rêvé ? » Mais ces rêves, ils ne se formaient que pen¬ dant mon sommeil, aux heures de la paralysie noc¬ turne et du linceul des draps, et puis jamais ces débordements ne furent aussi forts, aussi battants, que cette hallucination-ci. Je viens de sentir — je sens encore — les change¬ ments de parois universelles, les vents renversés contre moi, les ressorts du vide, lorsque je tombais ailleurs, comme un oiseau de plomb. L’étalée et la précipitation de la distance, je les ai subies dans mon corps, visibles et criantes comme des leviers. J’ai éprouvé, ma tête tournant par saccades, et empli d’une pression de vitesse, la lenteur vertigineuse au loin des déplacements circulaires des nuages ou des bateaux. J’ai avalé l’ampleur de la mer tendue dans l’horizon ; j’ai aspiré la marée des odeurs. Les réso¬ nances — fracas des vagues, brumes de clameurs — étaient tissées avec les fibres de ma tête. Et la ma¬ jesté concrète des présences ! De la nuit jaillissent les couleurs. Le fond de sa pensée a ébauché ce cri et il l’a proféré en grondant, l’être qui se dressait im¬ mensément à ma place. Je me regarde dans la glace pour effacer ce qui n’est pas. Je suis en habit noir, le pardessus ouvert. Sur les papiers de ma table est posé mon stylographe, qu’un scintillement augmente. J’allume, agenouillé, aplati, par gestes mécaniques, le feu que j’avais préparé avant de partir à la soirée d’Ariès. Ce qui me trouble par-dessus tout, c’est que je ne me suis pas aperçu que je montais l’escalier. Le sentiment de l’inconscience qui a intercepté une période de mon existence debout, si bref que cela fut (cet hiatus noir en plein moi), me poigne et fait que mes mains s’immobilisent soudain au bord de leur occupation empourprante. Et pourtant maintenant, en y réfléchissant dans la fumée du papier, j’ai bien le souvenir détaillé d’avoir monté chaque degré. Très
CE SONT DES SOUVENIRS 71 vite, cette impression consistante, ferme, des marches et des étages d’ombre, visibles à mon pied, ressort parallèlement, puis se masse par-dessus le rêve, me sauve. J’échappe un peu à l’éblouissement, au cou¬ rant d’air sans bout. Ma chambre se mure. Je m’efforce d’ouvrir le placard. La porte résiste... Quoi ? Elle est fermée à clef. Je l’avais, en effet fermée à clef ; j’avais oublié cela ; elle, non. Repoussé par l’angle trop embarrassé de la table, je m’installe sur le sopha bleu. Je veux redevenir moi- même parmi les objets gisants dont l'obéissance absolue est triste mais pourtant calmante. Aidé par le tumulte du feu en cage, où je retrouve des lam¬ beaux d’hier, je me tourne vers ma préoccupation dominante, ce qui, sans nul doute, doit être ma préoccupation : Marthe Uriel, mon poème. C’est la même inquiétude : elle m’aimera si j’ai du génie, si je deviens plus que les autres — mes pareils, qui nous épiaient tout à l’heure — tout à l’heure ?... oui, tout à l’heure — à l’affût, dans les feux colorés de l’atelier, chacun avec son cri de guerre : « moi » ! à la bouche. Je me parle tout haut, pour ne pas être dérangé par moi-même. Je prononce à haute voix : Marthe Ûriel ; et puis, plus bas mais plus fort : Marthe ! Ce nom est neuf ici et il y a une sort d’étonnement visible de ma chambre à l’entendre... Cette femme plus précieuse qu’aucune de celles que j’aie jamais rencontrées et dont j’ai tenu le sourire, et dont je sens l’approche et l’avènement... Mais mon attention ne se laisse pas conduire ; elle est ébranlée, puis elle est emportée par toutes ces images qui viennent de rouler dans ma tête ! C’est, sans doute, le surmenage de mes dernières nuits de travail qui a réagi en phénomènes psychiques incohérents. Je tourne les pages où s’ébauche mon poème. La lassitude cérébrale que j’éprouve arrête court mon regard à la surface de ma grosse écriture. Il y a de i. 4
72 LES ENCHAÎNEMENTS la fièvre au fond de moi. Je me dérange pour aller dans la cuisine faire couler et boire un verre d’eau fraîche ; le froid d’acier me remet droit, et me rend plus net. Je relis le titre, l’invocation liminaire... Je rentre dans ce que j’ai fait. Alors, soudain, j’ai honte de moi. Oh oh, cette soirée est grande et grave ! Je n’aime plus mes vers ! Rien ne peut plus m’empêcher de m’appauvrir en les relisant. Feuillets plats, signes secs. Mots qui ne tirent à eux qu’un sens maigre, plan gaspillé, visiblement, maladroitement, plus large que le résidu verbal aligné là. Mon raffinement, mon simplisme, sont deux excès puérils. Artificiel et ignorant... Les lettres, elles devraient être non la noirceur qu’elles sont, mais de la luminosité sur le blanc. Le dieu justicier annonçait par là que les livres sont quelque chose qui apporte la clarté dans la clarté du jour. Dans la mêlée surnaturelle à laquelle je n’échappe plus, il était question du livre fixant les choses hu¬ maines. Ce livre, comment pourrais-je l’entrevoir ! La beauté qu’un travailleur évadé invente hors de la tâche commune, et malgré elle, et contre elle, est la seule innovation absolue qui soit sur terre; il n’y a d’igno¬ rance parfaite ici-bas que celle qui précède un chef-d’œuvre. Où donc est le génie, et comment est-il fait ? Est-ce que je sais ! Mais je sais que ce livre, partant, comme les autres, du seuil quotidien et de la mode d’aujourd’hui, contiendrait la banalité formidable, et il laisserait entrer la foule en lui, et ferait voir le suprême dessin, si fixe et si bouleversé là la fois : la limitation de chacun et de tous. Ma tête s’enfonce dans la carcasse de mes deux mains, Je tombe au milieu de moi. Il faut que le
CE SONT DES SOUVENIRS 73 plus grand des tâtonnements finisse par découvrir une correspondance entre chacun et tous. L’identité du solitaire avec la présence humaine éparpillée, il faut en trouver quelque part, en un point, la paroi évanouissante. Quelle que soit ta recherche, tu re¬ cherches cela. Tu as besoin lorsque tu parles, de respirer la ressemblance et le consentement. Le génie d’être compris... Les foules, les immensités ani¬ mées sur les rivages, le soir, comme des pelletées d’étincelles, la fertilité des villes, les vastes décors fré¬ missants que les armées chantent et traînent avec elles, la poussée charnelle que fait la pente des monts sacrés primordiaux, l’Açnaventa d’où roula l’idée de Zoroastre ; ou bien l’Ararat ou le Démavend d’où la main infinie du regard touche à la fois la mer, le fleuve et la plaine ; ou bien le mont Mérou, vêtu tout autour de la pure beauté des heures : ce Keylon qui donna son nom au ciel et érige au plus haut point terrestre la trace du pied d’Adam... — Ah, je suis mal dépouillé d’une marée haute ; elle me retient en¬ core ! — Les fleuves conscients qui ont duré des années et sont allés dans les deux sens de l’étendue, et aussi, de la vie à la mort et de la mort à la vie ; les lignes de vie, les portes Caspiennes, les clefs du monde, Hérat et Banian, la gorge caucasienne de Darial, pleine de ces inscriptions runiques que l’œil récolte entre l’Altaï sibérien et la Scandinavie — les cohues, les foyers de respirations aux croisements des routes, aux brèches des escarpements, aux gués des cours d’eau, aux embouchures des accompa¬ gnantes vallées, au pourtour des plus infranchissables de toutes les barrières naturelles : les cages de noir¬ ceur, l’enfer tissé des forêts !... Mais... brusquement — Oh oh ! je me dresse : Mais il y a quelque chose à quoi je ne songe pas quand je dis pour expliquer tout : surmenage, cau¬ chemars maladifs. Je suis fou de n’y avoir pas pensé:
74 LES ENCHAÎNEMENTS Avec quoi sont-ils faits, ces cauchemars — leur substance réelle, leurs concrétions de noms propres ? Surtout, en effet, oui, cet élément de noms propres, inaltérables, chimiques, sur quoi la fantaisie la plus débauchée d’un seul ne peut rien ?... Ils viennent de quelque pari. D’où ? Pas de moi. Cela ne se rattache à rien de moi, mêmes ceux, qu’à l’instant, un recommencement difforme de rêve vient de me faire passer dans la bouche. A rien. Tout cela est totalement étranger à mes préoccupations et pis encore, à mes connaissances, moi humble bachelier, ne parlant que français, n’ayant jamais voyagé que do ma Provence à Paris, et si ignorant — comme les autres ! Si quelqu’un vit aux antipodes de l’histoire et de l’archéologie, c’est bien moi. Je n’en sais que ce qu’il en faut au répertoire littéraire. Et même, combien me crispe la marotte de mon oncle Raphard, l’astre intellectuel d’Alican, maniaque des ruines, des fouilles et des numismatiques !... Non, en vérité, je ne savais pas. Ces noms propres, ils ont les angles durs et crus des mots qui ne s’étaient pas encore introduits dans les mécanismes de l'oreille et du gosier... Ils sont hérissés, sur¬ prenants, et sépulcraux. Iamgadal, Heth, Khoufou,... Leur netteté, c'est de l’inattendu, du ridicule glacé et cadavérique qui se cristallise dans ma chair et me fait claquer des dents. Pourtant, ils sont appliqués sur moi. Je me lève, je marche. J’essaye à grand effort de me calmer, pour regarder mieux. Pourtant, voyons, cela ne peut venir que de moi. Il n’y a qu’une seule solution : ces détails, dont quelques-uns se rac¬ cordent à des notions générales que j’avais, je les ai lus quelque part, jadis, dans des livres, ou plutôt (car je me souviendrais peut-être des livres spéciaux), dans des articles, dans quelque encyclopédie ; peut-être les ai-je entendus : cours du collège, conférences, conver¬ sations... Peut-être le bavardage de l’oncle Raphard —
CE SONT DES SOUVENIRS 75 quoiqu’il se vante de ne rien connaître en dehors du Moyen Age. Je me remémore un cas bizarre qui est relaté dans les traités scolaires de psychologie : les sensations une fois enregistrées dans la matière cérébrale, disent ces manuels, y sont toujours en puissance, et en quelque sorte en suspens, et toujours susceptibles de se révéler sous l’influence d’excitations d'une cer¬ taine nature. On cite l’exemple d'une vieille femme complètement illettrée, recueillie dans un hôpital, et qui, dans son délire, s’est mise à réciter impeccable¬ ment de très longs passages de latin, de grec, et d'hé breu rabbinique. On finit par découvrir que cette femme avait été, trente ans en çà, pendant quelque temps, servante chez un pasteur, et qu’elle avait en¬ tendu, en vaquant aux soins du ménage, son patron lire ces textes tout haut. Les impressions matérielles concomitantes des perceptions auditives étaient restées marquées dans la tète de la servante, et le bouleversement morbide, chirurgie phonographique, les mettait au jour. C’est cela. Je tiens le fil, le seul fil — quoique abasourdi d’apprendre que je savais tout cela sans le savoir, et, tout de même, me refusant instincti- vement de l’admettre. ★ ★ Mais les choses dressées et palpables, que signifient les anciennes lectures là-dedans ? J’étais au milieu de ce que j’ai vu. Je l’ai vécu. Tout cela criait la vie. Sa fraîcheur presque sanglante, à cette créature ac¬ croupie sur le sable, le goût de son amour dans ma bouche, sa proximité dont tremblait et s’attiédissait ma main, la chose nue de son rire, la toute puissance de trois brins de cheveux, rougis à blanc par le soleil contre le coquillage tourné de son oreille. Les mares rocheuses que le vent tressait là, et dans quoi fleuris¬
76 LES ENCHAÎNEMENTS saient des jardins d’entrailles. Les vagues qui arri¬ vaient, musclées, polies et bleues, puis montraient les dents, et dont la volute tombante se formait avec bruit à un bout de la grève, et courait vite à l’autre bout... Et le tirage puissant de leur recul, l’eau pleine de griffes striant le sable délayé, et dénudant et fra¬ cassant, à plat, un pavage luisant de galets. La démo¬ lition régulière des monts d’Arabie. Les blocs insérés dans le poids du monde : pour les déplacer, il faut défoncer l’espace. L’ardeur plate du temple, miroir des feux d’en haut. La proue fendue des colonnes, assaille, la nuit, le point du lever de Sinus, et le jour, son accomplissement c’est d’être le phare du soleil ! J’ai vu cette tête d’esclave rivée au fond de tout, cette tête du dessous planétaire. Moi, le point traînant d’une fourmilière, avec le sacrifice imperceptible de tout mon effort, j’ai vu le Pharaon dans sa tente né¬ buleuse de rayonnements, au faîte de la penchaison énorme et lisse dont la hauteur toujours précipitée vide les yeux. J’ai vu la bataille. J’ai vu — puisque je les revois — deux formes qui se battent, la bataille même qui trébuche, avant les temples, avant les noms : un fouillis de lignes articulées par des points. Toutes les dimensions ont basculé. Ces deux formes d’insectes qui rampaient l’une vers l’autre sur leurs supports angulaires, par amour de se détruire, se dressent comme des vagues pour se surmonter. L’un est fait de linéaments verts sur quoi sont tracées des ailes d’herbe ; au bout d’un cou long comme une ba¬ guette, sur la boule de la tête, deux turquoises la¬ térales regardent, et, en avant, martelant et sciant, un appareil d’énormes massues pleines de lames et dou¬ blement coudées. L’autre, plus ramassé, s’emboîte dans des étuis cuirassés dont le dernier — le thorax plat aux pièces ajustées de cadenas — porte, en pointe, la lanterne étrange de la tête. L’un a dominé l’autre, et en a tiré le bruit de dé¬
GE SONT DES SOUVENIRS 77 chirement, et toute la destruction. Sur six piliers pliés et mobiles, enchevêtrement formidable, le vain¬ queur horizontal, aiguisé, luit et file en traits d’éclair, se précipite dans le chaos des fétus de terre, à travers les brins d’herbe immenses. Le besoin de durer attache entre eux, comme une flamme, les morceaux dont on est fait. Autour de ce pivot, l’effort tourne comme le monde. La sombre statue centrale, j’y suis poussé... Le mo¬ nolithe en qui je sens mes épaules s’appuyer, et ma tête baller lumineuse et grande ouverte, et qui se traînait de l’hiver à l’été, je lui ressemble, c’est moi, c’est moi î Tout à l’heure, sur le désert des pavés, j’ai dit, comme il avait dit : Je suis le séparé... Et ce profil larvaire de chien, trou rond de l’oeil ; piquants des oreilles, bissectrice zigzagante de la mâchoire — au bout de mes doigts pleins d’une pierre, je le sens germer de moi comme d’une souche dans une tremblotante effusion. Et la même image, vivante du partage de nia vie, parmi les chancellements froids de l’eau à l’odeur de bête, elle surnage des plaques de coups du déluge, et jusque dans cette chambre, scelle encore ma vue. Cela est si fort que je comprends encore le chien comme je l’ai compris quand j’étais dans le chaos. Il est venu au-devant de moi, ainsi que l’autre moitié du monde... Le majestueux et pur Yudichtira n’a-t-il pas obligé les dieux à admettre son chien avec lui parmi les bienheureux — un peu avant qu’il ne les obligeât à changer, par simple bonté, l’enfer en paradis ?... Le pays de la terre jaune, Hoang-tu ; le Fleuve Jaune, Hoang-ho ; le Souverain Jaune, Hoang-ti. Le soleil et la splendeur sont jaunes comme de la soie. Le dieu qui est sur le sommet vide de tous les temps, c’est le soleil, cadre éblouissant des origines : Amon-Ra, Outou, Ahura Mazda, Mithra, Surya — qui a semé sur les rangées des fronts les perspectives de l’a¬
78 LES ENCHAÎNEMENTS doration et qui a fécondé aussi les graines régulières des dynasties. Au bout de tous les grands voyages, pend au ciel une toison d’or... Et l’éternelle urne de sang qui s’incline dans les brumes — la tache de sang toujours pareille... Je me débats... Ma face se recule de mes dix doigts comme d’un soupirail. Je ne veux pas croire aux esprits, aux évocations magiques, aux revenants à la mode du jour. Je lui ressemble, c’est moi, ce grand commenceur avec ses trois tronçons écorchés du commencement : contre la nature, contre la femme et contre ses sem¬ blables ; seul avec le noyau de son cœur et toujours destiné au pire. Un malgré tous, un, malgré la forme de la foule ! J’ai senti l’homme éployé au re¬ bours des hommes ; et j’ai vu les hommes. On est le centre du monde et on n’est qu’un point, dans le monde. On ne veut pas mourir et on cherche à s'exprimer, à être le dieu sexuel, à entrevoir l’idée au dessin juste ; l’inscription est un fœtus de temple, et on se cramponne aux architectures. Mais les foules sont domptées. Et, par-dessus tout : « Cherche leur joie ! » Elles restent en moi, les paroles inépuisables. Et aussi : « Rien ne sera pire ! » Je vais et viens comme un somnambule. C’est plus grand que je ne le crois, c’est plus grand, plus grand... Un autre univers qui s’ajoute de force au mien. Par quoi suis-je assiégé ? * * * Les pics courbes ! Tout à coup, je les ai reconnus ! Oui, je les connais bien. Là-bas il y a une ba¬ lustrade bouleversée de rochers ramassés à chaque bout par deux pitons recourbés l’un vers l’autre, sur le rivage, à quelques centaines de mètres des der¬ nières maisons d’Alican. Ce sont les mêmes que ceux de cette nuit.
CE SONT DES SOUVENIRS 79 ... I1 est vrai que s’ils furent tels dans mon rêve que je les ai vus encore l’année dernière, cela prou¬ verait que mon rêve est copié sur mes sensations. Je retombe dans une torture morne. Mais à ce moment même, comme si j’avais trouvé je ne sais où et je ne sais comment, un point d’appui, je sors du doute brutalement. Tout ce que j’ai vu, tout, ce sont des souvenirs. Ce sont des souvenirs. J’ai été l’homme poursuivi par la descente totale des neiges et le déséquilibre du froid ; et l’esclave fugitif qui battit la mer et roula jusqu’à la stèle qu’il avait taillée lui-même, de ses mains, dans l’immémorial déplacement des âges ; et celui qui erra à différents étages de la durée, sur les rivages méditerranéens. Métempsychose. Le voyage, de corps on corps, de l’âme indestructible. Beaucoup de savants y ont cru. Cela explique tout, cela seul expliquerait tout, et d’abord, cette pulsation de certitude. Je cherche à ramasser tout ce que je peux savoir là-dessus, en attendant, dans quelques coins de mes livres de collège. Et soudain, une tête de chapitre, comme une com¬ motion : De la mémoire ancestrale. Je lis : « L’auteur des Altérations de la Mémoire, après avoir cité le cas de la servante du pasteur et un autre cas, aussi typique et non moins contrôlé, va plus loin. Il énumère de nombreuses observations faites par lui-même dans des établissements où il a soigné des névropathes pendant plus de vingt ans et il en déduit la persistance d’une mémoire ancestrale endormie. « Les travaux qu’il a poursuivis sont contemporains de ceux qui ont été consacrés à l’hérédité et l’ata¬ visme des tempéraments, des traits et des tares phy¬ siques, et il s’appuie sur les données portées en lumière dans cet ordre par les savants, pour affirmer que non seulement toutes les impressions sans exception demeurent inscrites, en puissance, et à
80 LES ENCHAÎNEMENTS l’état latent, dans le cerveau, mais qu’elles se trans¬ mettent intégralement d’individu à individu dans l’embryon. « Il établit ainsi un système psychique parallèle à celui de la transmission des tempéraments et des particularités organiques des individus. Cette assi¬ milation est d’ailleurs d’autant plus rationnelle que l’hérédité psychologique est, elle-même, de nature exclusivement physiologique. Ce ne sont pas, aux yeux de la science, les sensations, les images, ou les idées, ce n’est pas l’intelligence, l’imagination ou la raison — entités insaisissables — qui se trans¬ mettent, mais l’altération des tissus cérébraux, qui, accompagnant toutes les manifestations mentales, sert de substratum à ces différents ordres de faits — et que, faute de données adéquates, faute d’un système descriptif plus scientifique et explicite, nous tra¬ duisons par une métaphore littéraire en disant que le souvenir se grave ou s’imprime dans le cerveau. « L’auteur ajoute, comme tous ceux qui ont étudié ces questions, que ce n’est jamais que sous un « sti¬ mulus » d’ordre pathologique, anormal, que la mé¬ moire ancestrale se réveille. Dans l’état normal, les alluvions des impressions les plus récentes la re¬ couvrent successivement et hermétiquement, dé¬ limitant un champ de mémoire aux intensités à peu près régulièrement dégradées et aux dimensions res¬ treintes, et elle se trouve, en fait, abolie. Pour en poursuivre l’étude, il faut se hasarder parmi ces phénomènes de déformation profonde, sismique, du monde intérieur, qui, sur les pentes du vertige mental, vont du génie à la folie. Mais nous n’avons guère de vue ni de prise sur les fous, et leurs secrets sont bien gardés. Quant aux hommes de génie, ils se carac¬ térisent. dans la monstruosité, par l’équilibre, l’har¬ monie et la modération. Les nombreuses composantes dont est faite, par une exceptionnelle et complète conjonction, la trouvaille expressive du génie
CE SONT DES SOUVENIRS 81 — qu’elle soit artistique ou scientifique — sont ex¬ trêmement divisées et en conséquence, presque im¬ possibles à isoler. C’est pourtant sur ces cimes so¬ lennelles de la psychologie, que la méthode expéri¬ mentale ira trouver la solution du problème. » J’ai levé la tête du seuil de ce livre, étonné et ébloui comme un convalescent grandiose. Ma con¬ viction s’est faite toute, à travers moi. Ce sont des souvenirs. ★ ★ ★ J’ai plongé dans la lignée d’êtres qui depuis cent mille ans d'humanité, aboutit à moi. Je suis rentré par fragments, réellement, matériellement, parmi l’a- bime des temps, dans quelques-uns de ceux dont je suis sorti. Il n’y a pas de métempsycose, de réincarnation surnaturelle, de miracle. Il n’y a que le principe positif de l’hérédité des organismes. Il n’y a que le miracle de la pensée, du souvenir — ce calque per¬ sistant et à proprement parler suprahumain — cette fantasmagorie, du monde dans l’esprit, et qui donne à 1’étendue une peau intérieure. Oui, il s’agit bien de mon corps d’avant et de mon corps d’aujourd’hui. Vie, vie ! Et c’est par une explosion de vie que je puis dire, les yeux ouverts : « Je suis mort ! » et le répéter plusieurs fois ! Malade, détraqué... Peut-être. Tant pis ; tant mieux ! Je me fais peur avec ce prodige que j’ai au dedans de moi. Je me regarde dans la glace. Quelque chose d'étrange est dans ma couleur et dans ma forme. Je m’apparais tout blanc ; je ne sais si c’est de la pâleur ou l’étourdissement de mes yeux, si exhumés. Un être fut-il jamais saisi par une émotion aussi
82 LES ENCHAÎNEMENTS majestueuse que celle qui me paralyse presque pendant que je cherche, les yeux tâtonnants, dans le dictionnaire historique... J’ai retrouvé avec une subite jouissance blessée : Iamgadal, « nom phénicien de la Méditerranée ». Puis j’ai cherché à voir, dans le résidu du mot imprimé, les deux syllabes amples et sourdes que faisait déferler le mécanisme du rêve : Khoufou. Et je lis que c’était le nom égyptien du Chéops des Grecs, premier pharaon de la VIe dynastie, surtout célèbre pour avoir construit la grande pyramide de Giseh qui devait lui servir de sépulture. J’apprends que Chéops régnait environ quarante siècles avant notre ère, ce qui le faisait contemporain des tro¬ glodytes du continent européen et des habitants des palaffites lacustres retrouvées en Suisse. Je m’arrête. Il y a trop de directions. Il y a trop de mots, de mots goutte à goutte, germe à germe, qui vibrent — chacun pouvant devenir démesuré — dans les résumés microscopiques de l’histoire. Je suis heurté par les quatre coups de l’heure. Cette constatation m’agrippe au réel, refait la struc¬ ture de ma vie normale. Je suis chez moi, en habit de soirée, et les objets usuels sont tous, comme des morts, à leur place exacte. ... Je ne suis pas maître de mes souvenirs !... Quand j’essaye de me remémorer l’un des êtres qui palpitaient tout à l’heure — le sculpteur accroupi, formuleur de l’aigle bicéphale —, je ne peux pas re¬ muer autre chose que ce que j’ai vu. J’ai beau l’appe¬ ler, il ne tourne pas la tête ! Il tape, et me jette sans me regarder, le bruit des coups. Et déjà, la vision, à mesure que j’y insiste, s’atténue et se démantèle sans se diversifier. Je ne peux rien provoquer de la résurrection. C’est le hasard qui me mène, ou plutôt l’inconnu des infiniment petits physiologiques sur lesquels je flotte, et qui est pour moi la même chose
CE SONT DES SOUVENIRS 83 que le hasard. Il me faut attendre l’ordre organique, et je suis dépassé par ma réalité. Et puis mon souvenir n’est jamais pur. Malgré tout, je garde avec moi, quand je revis le passé, plus de choses qu’il ne m’en appartient, j’y apporte des morceaux adhérents de la pellicule contemporaine, des appellations désajustées. Dans le fouillis, recréé un instant, des nudités primitives, j’ai mis la figure symétrique des rouages d’une machine ; j’ai fait avec ma chair moderne criblée d’images et de mots, des mélanges. Je ne peux pas me débarrasser d’au¬ jourd’hui. Et maintenant ?... Vais-je continuer à rêver loin ? Je suis bien forcé de constater que ces effrayantes douceurs de dédoublement se sont succédé jusqu’ici de plus en plus intenses et de plus en plus fréquentes. Elles recommenceront. Un cri de joie. Ivre et les bras tendus, je crie : Marthe ! Je suis seul, mais mon cri a jailli et a tapé sur les murs. Tout est changé maintenant. Rien n’est plus comme tout à l’heure. Cette grandeur que je cherchais si petitement pour éblouir et attirer cette femme, j’en suis rempli. J’ai des proportions surhumaines moi qui ne suis pas l’homme que je parais, mais une dynastie de vivants accrochés les uns aux autres, la multitude linéaire qui s’engendra pour m’engendrer. Je suis celui qui représente en réalité ce que chacun représente en vérité : une échelle infinie et compacte de créatures en qui tout le passé est présent. La séparation qui me rejetait de la vie a disparu. Je suis celui qui n’est pas séparé, nulle part. Depuis que j'existe, je suis le milieu des choses ! Cette grandeur, elle m’étouffe, parce que je sens bien que je ne la vois pas encore tout entière. Je me sais ni ce qu’elle veut, ni ce que j’en ferai. Marthe Uriel se figure que je suis pareil aux autres. Elle va voir ! Trop grand, je me lève, moi qui ai un pie 1 dans
84 LES ENCHAÎNEMENTS la tombe, moi qui signifie : ressusciter, moi l’homme éternel. Je fais quelques pas en chancelant dans ma petite chambre, avec mon vaste corps. Je n’ai forgé qu’un prélude. Où, quand et comment, vais-je revivre quelque autre portion de l’universelle existence antérieure ?
III IL Y A DEUX VÉRITÉS Les habitudes. Je me lève, je fais ma toilette près de la fenêtre, comme l’autre que j’ai été jus¬ qu’ici. L’autre ? Déjà, la nuit de sommeil — une seule nuit ! — a apporté un néant raisonnable. Habillé, je sors. De descendre l'escalier, cela m’encastre dans la spirale de tous les jours. En bas, Toni bâille en me regardant de travers, avec un coup de dents ; et je vois à côté de lui gesticuler un bloc féminin : caraco globuleux à grosse tête cartonneuse, aux courts bras de tortue, qui serrent quelque balai de guignol sur un sein ventru. Dix minutes après, Mme Anne, posée sur le comp¬ toir de la pâle crèmerie, dans la douce buée du café au lait, me sourit de ses dents mouillées et sucrantes. La moelle de ses paumes s’aplatit sur le laqué blanc du comptoir, entre un encrier et des factures ; l’acné étoffe sa joue d’un rose rugueux de papier buvard ; et le rouge caoutchouc brillant de sa bouche vapo¬ rise de petites bulles. Comme, malgré tout, on redevient vite et solide¬ ment l’homme qu’on est surtout, qu’on est au
86 LES ENCHAÎNEMENTS milieu, l’useur indéfini, superficiel et morne, de la vie ! J’ai beau penser : « Il y a eu cette grande chose ; elle sera encore — et je vais partir à la rencontre de mon rêve dans mon pays originel, le pays des Pics Courbes... » Cela appartient à un enchantement exilé, faible dans l’heure qui sonne. A travers les murs que voici, qu’en subsiste-t-il ? Le vague s’évapore, reste l’immédiat — l’universalité du moment pré¬ sent. Le souci direct que je mets au point tandis que je traverse en diagonale le trottoir : « J’ai oublié ceci, cela... », le choix des pavés sur lesquels je décide de poser le pied, cela est plus substantiel qu’une phase de la destinée des hommes, et pèse plus lourd que les deux ou trois grands systèmes du cosmos. On vit dans des petitesses démesurément grossies. Il y a des secondes où je frissonne : ce sont celles où je comprends ; où je vois l’excès de ma pensée, tout ce qu’elle soulève de défendu. Sous l’emprise d’une telle réalité, je cligne des yeux et je me tiens mal debout; mais il y a surtout des moments où je m’aperçois que je ne suis pas capable de comprendre, d’ajouter à la vérité quotidienne des débauches de vérité. Je suis allé au musée pour me secourir. J’ai par¬ couru les sobres blancheurs des dalles de cette espèce d’église, où des fragments cassés de mille passés di¬ vers sont rangés côte à côte, dans un cérémonial d’énigme. J’ai longé d’un pied traînant les lucarnes d’étiquettes, posées sur les siècles ; des rues, des cités, des civilisations d’étiquettes... Je me suis arrêté devant la statue d’un pontife assis, carré de basalte noir, noir et luisant : la chose prin- cière et sacerdotale de Chaldée dressée comme un autel dans le sanctuaire d’Égypte... Je le regarde briller d’une caresse condensée de siècles, ce bloc noir écourté aux quatre arêtes mortes, et je vois dans le même coup d’œil s’éloigner le long
IL Y A DEUX VÉRITÉS 87 de la galerie du musée les dos d'un homme et d’une femme qui viennent de se joindre de biais et qui s’en vont ensemble, liés, sans rien regarder. ★ ★ La longueur et la patience des successions a troué par places la surface de l’Immobile brillant comme de la glace ; à l’arcade sourcilière de la grosse tète boulue, à l’épaule d’angle, à la main soudée. Sur les genoux unis par la cohésion des atomes, repose un carré chiffré, éternellement carré et chiffré. Alors, il a remué. — La plus ancienne des villes : Eridu. Trônant informe dans la roche noire, l’être qui a parlé s’avance en s’amplifiant, et sans qu’il bouge, vers moi. Il entraîne autour de lui les choses où il est scellé, tout son mur transparent. Au fond du puits de science où sur les quatre parois la série des peintures, mince ombre de foule, se tient debout suspendue, voici grossir son turban strié, sa figure écrasée à la lèvre épaisse. Nous sommes tous dans le temple. J’y suis arrivé par une nuit de printemps... Toute seule avec mon corps dans le souterrain où ventaient des ailes immenses, ma lampe traçait de larges cer¬ cles de terreur, de sorte que mon bras faisait avancer et reculer au bout de son poing étoilé toute la file divergente des grandes statues assises sur des cubes tumulaires au fond des cubes de noir suintant l’immobilité. Ensuite, j’ai poursuivi sans la lâcher l’horreur tombante du puits soudain, me crampon¬ nant pas à pas au commencement de la tombée ; puis j’ai traversé la flamme au souffle foudroyant : j’ai bondi exactement dans les compartiments noirs du sol parmi le réseau de barrières qui flamboyaient — je ne sais pas comment j’ai fait pour ne pas me
88 LES ENCHAÎNEMENTS donner au feu. J’ai traversé le fleuve rapide et bestial — je ne sais pas comment j’ai fait pour m’arracher à l’eau. Je me suis sauvé jusqu’à la plate-forme rétré¬ cie où il n’y a plus au monde qu’une porte avec deux anneaux. J’ai saisi les deux anneaux, mais ce sont eux qui m’ont saisi car j'y ai été tout à coup sus¬ pendu au-dessus du grand vide tumultueux qui s’était creusé. J’y pense toujours, à cet instant où j’étais cramponné sur le palais crevé de l’orage, dont le brusque gouffre a soufflé la flamme de ma lampe, dont le fracas formidable se substituait à ma pensée, tandis que le froid cadavéreux exhalé des entrailles de la terre me faisait des os de glace. Le sol est revenu alors que la fatigue me forçait déjà à desserrer les doigts. Et avec mon masque à tête de chacal, j’ai pénétré, par la porte qui perce le piédestal de la statue de la sainte Trinité, dans le temple de la déesse, dont, au fond du colossal sépulcre compliqué, j’avais entrevu la grandeur par en bas... Mais non !... Que dis-je ! Cela, c’est une effrayante aventure anté¬ rieure... Je suis arrivé dans le temple en franchis¬ sant pesamment des degrés et des paliers pauvres d’escalier pour remonter la nuit... Non ! cela aussi c’est une aventure cachée par les oscillations du temps. Nous sommes arrivés en plein jour devant le pylône carré et oblique qui pose la figuration, rapetissée avec soin et encadrée dans la régularité, d’une mon¬ tagne. Nous y sommes entrés tout à l’heure, avec les prêtres, parmi les palmiers et les tireurs d’eau aux épaules planes encochées par un balancier que faisait fléchir à chaque bout une jarre mouve¬ mentée, et aux chocs de la marche de ces esclaves qui se croisaient en tous sens, l’ouverture des jarres cra¬ chait des morceaux d’eau formant dans l’air, le temps d’un éclair, la figure brillante d’anneaux et de palets de verre déchiquetés. Devant le seuil, le sol était assombri et vernissé par l’eau qu’allongeait jusque-
IL Y A DEUX VÉRITÉS 89 là la fontaine, et mon habillement agita de la blan¬ cheur fouillante dans cette flaque lorsque je l’ai en¬ jambée. C’est lui, assis, qui parle, et tandis qu’il parle, qu’il utilise l’exactitude étrange mais saisissante des noms propres, qu’il dit. tout ce que peuvent accrocher et pêcher dans les choses les seize lettres de l’alphabet, je perçois sur le tissu gris de sa robe bossuée aux genoux, la double plaque de poussière ramassée par les génuflexions. Il y a, agitant l’intérieur des têtes qui sont là rangées comme des vases, la mienne appuyée au coin, un souffle de dispute. Nous sommes pris, frémissants dans cette mêlée orageuse : des deux grands pays, le¬ quel est le plus grand, lequel est le premier ? La créa¬ tion triomphante appartient-elle à la Chaldée ? Il faut qu’on le dise et qu’on le sache enfin ! Il dit, le prêtre étranger qui nous ressemble pour¬ tant comme un frère : — Bel dit à Kasisatra : Jette tes biens loin de toi, mais ne manque pas, dans le bateau bitumé qui flot¬ tera sur l’anéantissement de l’humanité, d’enfouir en même temps que les germes, les livres, ceux qui con¬ tiennent le commencement, le milieu et la fin. « Kasisatra jeta ses biens et conserva les germes et les livres. La terre apparut enfin, à la baisse des eaux, par son bout supérieur : les monts de Miliddou. Sur ce monde où pesait le souvenir du cataclysme étagé qui effraya même les dieux qui l’avaient suscité, car, le voyant, ils montèrent jusqu’au faîte du firma¬ ment d’Anou comme des chiens, et (surtout les déesses) hurlèrent sur le rebord, — les anciennes dy¬ nasties divines et astrales furent continuées d’abord par des lignées de monstres, dont le premier fut Titan. « Mais la plus ancienne des villes, c’est vraiment
90 LES ENCHAINEMENTS Eridu. Cette première borne des déroulements fut élevée par les deux civilisations premières nées, Akkad et Shoumir, qui descendues de la plate-forme du monde, du socle asiatique, frayèrent avec leurs pieds et avec leurs mains, le long du mur majes¬ tueusement ébréché du Paropamisus, la grande voie de l’émigration humaine dans les choses, le chemin des nations, la ligne de vie ; et elles s’établirent dans la plaine où l’Idigna et la Poura se touchent par places pendant les crues, Akkad au nord, Shoumir au sud. « Après Eridu et Uru et Unu, ce fut Zirpurla, puis Agadé et Nippur, puis entre les villes, (dans le temps) et à l’endroit le plus serré entre les deux fleuves, (dans l’espace) la ziggourat de Borsipa, à sept étages cubiques tendus chacun de la couleur parfaite d’un dieu, la Tour des Langues, qu’arrêta avant le faîte la confusion des langages, puis que fondit le vent des siècles ; ensuite Ur, Larsam et Tin-Tir-Ki, qui après que bien des générations furent tombées en pous¬ sière, s'appela Bab-Ilu. Le plus haut, non le premier, des grands rois inscrits, car il fut plus encore un descendant qu’un ancêtre, fut Sharganisharri qui eut un pied dans la Potamie et un pied sur l’Elam. « Les Akkadiens et les Sumériens ont fait jaillir de rien les trois inventions majeures après le feu, cette moitié terrestre du soleil : le soc de charrue, qui rem¬ plaça le millet par le blé ; la brique cuite qui rem¬ plaça à la fois la hutte par la maison et la parole par la bibliothèque ; la roue, qui multiplia la distance que renferme l’homme. « Eux, et leurs successeurs les Khaldi qui les absor¬ bèrent (très vite les enlacements ont défiguré les espèces), ils ont mis, de la terre aux cieux, l’alphabet, qui est le support du langage, lequel est le support de la pensée ; ils ont fait entrer par le moyen de la connaissance la voûte des étoiles dans notre destinée, retrouvé ce qui est antérieur, comme on retrouve les turquoises dans le Sinaï, et commencé toute grande
IL Y A DEUX VÉRITÉS 91 chose future : Ils ont, par là, plié de plis irréductibles et d’habitudes, le génie humain, et l’invention n’a crû, depuis, que dans les voies et selon les modes qu’ils ont aménagées. Ils ont posé, au-dessus de tout, ce qui est plus invincible que les aspirations de la vie et des races, que les démolissantes passions : l’ordre établi — oui, la force de l’exemple, cette deuxième lumière. Tout ce qui fut fait sera refait. Les premiers actes ont asservi d’avance tous les hommes à venir. C’est une force écrasante, c’est une arme déchaînée contre le néant de ce qui n’est pas encore. C’est une pesée qui attend dans le vide, un levier parmi les nuées. En parlant ainsi et en ne parlant pas de l’Égypte — haineusement — le Chaldéen violente la certitude sculptée en nous et met dans nos poings fermés au bout de nos bras, une crispation de fureur. Il dit encore : — Ceux que j’ai nommés épelèrent les premiers l’informe religion qui devint toutes les religions. Ils dressèrent, avec une audace incompréhensible, les personnifications do la nature, et de ce conflit de la lumière et de l’ombre (les deux moitiés contraires du regard) qui tournoient partout et se repoussent indis¬ solublement, et dont nous ne tenons que le blanc et le noir. Ils édifièrent la charpente officielle de l’invisible, l’échappatoire public aux harcelantes inquiétudes. Ils dirent : « Le but, et la cause, c’est quelqu’un. » Toute l’affabulation de la croyance pas¬ sionnée, elle provient du passage de ceux-là, et non d’autres, dans le monde. Elle sort de ces nécropoles immenses par leur étendue sous le ciel et plus immenses encore par leur profondeur creusée dans le passé, de ce vaste cimetière en hauteur où les résidus des villes successives ont commencé à se superposer en nappes dans l’ombre neuve, et les poussières des os à remplir avec ordre le trou béant de l’univers — des hypogées d'Erekh.
92 LES ENCHAÎNEMENTS Une autre voix, qui ramasse la rancune des nôtres, gronde : — Non. C'est l'Égypte qui a commencé. Mais le pontife étranger chante plus fort, et son œil devient si fixe que c'est un oeil non d’homme mais d'oiseau, encerclé dans un anneau. — La Chaldée a été la mère des mères ! Au temps où le pasteur Abraham s’établit du pays d’Ur en Chaldée dans celui d’Aran, lorsque les Bak Sing — les Cent Familles — partirent des terres déjà retour¬ nées des myriades de fois par leurs charrues et où leur souvenir est resté adhérent par places, pour créer par la douceur agricole le plus illimité des empires et le plus chargé d’humanité, ils portaient dans la nouvelle Mésopotamie du fleuve Jaune et du fleuve Bleu, le plan spirituel multiforme. Ils por¬ taient les calculs astronomiques qui empiètent à la fois sur l’espace, sur le passé et sur l’avenir, les cou¬ pures de l’année et de la journée, la coupure de l’ho¬ rizon par les rayonnements cardinaux, la ceinture symbolique aux douze figures du Zodiaque, le chiffre d’or des identités célestes, les nombres sacrés, et même les couleurs des planètes. Ils portèrent, au delà de cette clef du monde, nommée la porte de Jade, — où devait s’élever Lan Tcheou, — l’ordre des poids et mesures, le système décimal et duo¬ décimal, l’échelle de musique et les signes d’écriture droits et pointus, semblables à des épines, dont on griffa la brique. « Tout cela fleurit, enrichit les yeux selon l'étrange efflorescence des dragons. Dans le pays où tout est jaune : la terre aux profondeurs de gouffre, (il y a là assez de terre pour recouvrir d’un champ l’univers tout entier, et pourtant cette terre vient du ciel, du vent, qui l’a arrachée et l’arrache encore, à chaque douce minute, au Sayan, à l’Altaï et au Tarbagataï) : et où sont jaunes le revêtement des hommes et les plantes, même les nuages comme de la soie, même le
IL Y A DEUX VÉRITÉS 93 soleil et la distant , celui qui s’éleva seul peu à peu sur l’œuvre des misérables travailleurs fut l’empe¬ reur Jaune. On entendit qu’un des premiers maîtres transplantés s’appelât Shen Nung par reflet sonore de l’antique Shargina. « Ce fut longtemps après que vinrent les époques où tous les noms propres se mirent à survivre. Par- delà le faîte universel des Pamirs, (barrière si haute, si bossuée, si déchirante, que les oiseaux eux-mêmes doivent la contourner), sur l’autre versant, le Paci¬ fique, du vieux monde, élevèrent leur voix ferme et positive, Chun et Yu, architectes de l’utile. « Puis, dans le bassin des Sept Fleuves, qui s’ap¬ pauvrit ensuite de deux fleuves par la volonté des hautes sources de l’Immaüs, s’établirent les premiers monuments de Shindu Hindu, qui furent des pyra¬ mides à étages comme Birs Nimroud, la Tour des Sept Lumières de Sennaar, et s’établit aussi la loi du Rig Veda pleine de vérité chaldéenne. Brève et rare splendeur de la durée, où la mythologie de douceur naturelle oscilla, divinement sincère, avant de rouler de Veda en Veda, dépravée et desséchée par l’esprit aryen de conquête et les machinations politiques des brahmanes, et souillée môme aux regards des pas¬ sants étrangers, par le bariolage d'inégalité ! Vers cette époque, en haut des deux fleuves, parut l’Assy¬ rien épouvantable. « Les porteurs de chants védiques descendaient des bords de la mer d’Hyrcanie. Ils chantaient la mer, mais comme la marche de leur multitude avait été longue sur les chemins terrestres, ils la chantaient sans plus se la rappeler, sans la connaître, et ils la confondaient avec le ciel. « L’Assyrien venait, lui aussi, des racines du Tau- ros arménien, des ombres du mont Kaçyapa dont le nom entra, depuis, dans la mer qu’il surplombait. 11 était de la même souche que le Remplaçant chal- déen, que l'Arabe, que le Pasteur qui usurpa l’Égypte
94 LES ENCHAÎNEMENTS et le Nil féminin pendant deux dynasties ; que le Cananéen, l’Araméen et le Juif, tous adorateurs de la Lune, la dame Isthar, reine de la guerre et de l’amour. « L’Assyrien basané, crochu et frisé, instaura l’in¬ dustrie exclusive de la guerre, n’inventa rien que la guerre — car la guerre, en effet, si elle réussit, rem¬ place tout, sur un point du monde et pendant un instant de l’éternité. Sa vertu fut la vertu mili¬ taire, faite à doses égales, de lâcheté, de perfidie, et de bravoure, et sa fonction, pendant huit cents ans, de récolter les résultats spacieux du travail des autres. « Tous ceux dont l’avenir fera des étrangers en¬ tendront — sans que cela leur serve à rien — les cris poussés çà et là, tout bas mais sans arrêt, par les pierres entaillées, par les signes où s’est figée la ter¬ reur du monde : « Je laissai les chars dans la plaine et j’escaladai les montagnes. Avec les guerriers de mes batailles incomparables, je me posai devant les tribus de la montagne comme un portique de co¬ lonnes. Les débris des torrents, les fragments des hautes et inaccessibles montagnes, j’en façonnai un trône. J’aplanis une des cimes pour y poser ce trône et je bus l’eau des montagnes, l’eau auguste, pure, afin d’étancher ma soif. Ce qu’on n’avait jamais osé faire, je le fis. Je m’abattis comme la tempête sur le district de Saraoush, et je le couvris tout entier de ruines. Je châtiai leurs armées, je les décapitai, je semai leurs cadavres et les empilai dans les gouffres. Leurs chefs, je les empalai et les écorchai vifs devant les restants des populations enchaînées. Leurs villes, je les brûlai, je les démolis, je les détruisis, j’en fis de menus décombres. Car je suis Tougoultipales- harra, le roi puissant, le punisseur des méchants ! Et j’ai pris les armes pour glorifier mon Dieu Assur ! » « Et comme Assurbanabal copia les livres d’argile de Shargina l’Ancien, de même les pullulements ali¬
IL Y A DEUX VÉRITÉS 95 gnés d’Elassar et de Ninive s’approprièrent par l’imi¬ tation exacte la sculpture chaldéenne. Ils l’atta¬ chèrent aux portiques de leurs rois et en mouvemen- tèrent les bases d’albâtre des palais, les carapaces militaires où se bombent et se tailladent la discipline linéaire et parallèle, et les muscles aussi rayés que des ailes. « De même, après bien des siècles, la chronique sacrée des Juifs, qu’Esdras remit en cinq morceaux entre les gigantesques mains rétrospectives de Moïse, prit à la Chaldée ses événements, ses légendes et ses chiffres pour les violenter et les faire tenir dans son code jaloux et son histoire naine. Les douze bandes de pillards faufilées entre les peuples avec la massue de leur dieu national si grossièrement unique, ne s’ap¬ proprièrent jamais que les hauts terrains de la Pales¬ tine, et, une fois passé le prestige éphémère des vic¬ toires de Joab et de la fortuné commerciale de Salo¬ mon, elles se déchirèrent elles-mêmes ne pouvant dé¬ chirer de larges étendues constituées, se rapetissèrent violemment, jusqu’au jour où les dix corps d’Israël rendirent gorge entre les poignes terribles de Sharou- kin, et où Naboukoudouroussour le Chaldéen entra parmi le reste de ces sanglants crieurs de Dieu comme dans un poulailler. « Toutes ces choses sont loin dans le passé et il n’y a plus de règne chaldéen, mais il faut rétablir sur son beau trône la géante et fragile vérité. » Et elle maudit le brigandage universel qui dé¬ pouilla Kar Dyniach de sa superancienneté, la face ronde et lippue qui agite un turban aux stries verti¬ cales et une grimaçante douleur en haut d’une robe. Qu’y a-t-il de plus ancien dans le district de To-Mehi où précisément nous sommes, que le tumulus de Saqqarah ? Or, il est en briques et à gradins comme la Tour de Babel. Mais voilà : la belle Kengi est un jardin mou, frappé du malheur de n’avoir point d’os¬ sature de pierre comme la vallée du Nil, et d’être i. 5
96 LES ENCHAÎNEMENTS stérile aux monuments. Alors, ses témoignages dé¬ mesurés, elle dut les bâtir poignée par poignée, avec la brique de terre, pulvérente et mortelle, et dans le temps, ils retombent sur leur mère, comme de la chair. La plus ancienne des villes... A ces assertions qui viennent d’être proférées de¬ vant moi par la bouche de l’étranger, une réponse gronde dans l’air. Elle va résonner. Où suis-je ? Je ne sais pas. Il me faudrait réfléchir jusqu’aux abîmes. J’entends l’enseignement rituel sourdre dans l’angle du temple versicolore comme un tombeau — seuil sacerdotal de l’au-delà. Sur le mur suscité par la flamme huileuse, devant mon œil méditatif et raidi, un trait dilué de peinture brune sertit le ruban rouge d’un bras terminé par une délicate main royale, longuement empennée de doigts, qui effile et exhale l’offrande granulée. Et autour de ce centre, trem¬ blent, à demi effacés hors du rond étroit de mon regard, d’autres minces tissus lignés de gestes, et des mots sacrés encagés dans des rectangles ; et des ins¬ criptions qui rayent le roc d’ajourements tels, qu’à travers, on voit le monde jusqu’au cœur. L’évidence sainte bouillonne en moi. Et voici enfin que la voix du maître s’élève, faisant parler en fais¬ ceau le silence des disciples : — La plus ancienne des villes, c’est Onou du Nord ! « Elle fut trouvée toute construite, avec de la boue et des piquets, par les hommes qui apportaient du pays de Pouanit, sur leurs bannières, l’image de l’Épervier et auxquels le chacal Anubis ouvrit les chemins. Les suiveurs d’Horus ont été la race con¬ quérante elle-même ; leur passé, c’est l’horizon fixe du passé. Eux, ils avaient dans les mains, des armes
IL Y A DEUX VÉRITÉS 97 et des outils de cuivre, alors que tous les hommes de l’univers en dehors des Anou gîtaient encore dans des trous, dans des arbres, ou sur les radeaux des lacs, et ne se servaient que de cailloux. Ils ont subjugué les Anou dans les deux moitiés en longueur du pays dé Kimit, et mis sur la terre la race des maîtres, comme un couvercle, sur la race des obéisseurs — l’Égyptien rouge sur l’Asiate jaune, sur le Shasou noir du désert et sur l’homme blanc, le sauvage, — et c’est depuis eux que parmi les hommes, le bonheur des uns est fait du malheur des autres. « Et aussi loin que remontent les annales recueil¬ lies, tout Kimit, de fond en comble, était fixé tel quel, et cela fait tomber dans la tête qui calcule un vertige d’antiquité. Car pour encadrer et délimiter comme cela a été fait, les marécages empoisonnés du Fleuve primitif, pour régulariser sa fureur de fécondité et façonner sa végétation, il a fallu le tiers de cent mille ans. L’Égypte a été la mère des mères. « Il faut croire qu’à partir du canton où débouche le Nil, après avoir apporté grain à grain du fond de la Libye, la plaine pointue qui avance chaque année d’un pas dans sa largeur, le Nil si riche et si chargé que la lourdeur de ses flots inonde la mer elle-même et la pétrit à la distance d’un jour de navigation, trois dynasties dix fois millénaires de dieux régnèrent jus¬ qu'aux cataractes désertiques, et vers leur déclin, taillèrent le rocher du plateau sablonneux dans les plans de l’image virginale et griffue d’Harmakhis, le soleil levant — combien d’âges avant Mini, l’an¬ cêtre humain des ancêtres, avant Khoufou, Khafri et Menkaouri, les pères des grandes pyramides au milieu desquelles ils sont noyés dans la dureté de¬ puis tant de milliers d’années ! » C’est ainsi que la réponse dont résonne l’intérieur réglé du sanctuaire, remet, autour, les distances à leurs vraies places. La petite flamme sacrée déborde sur le début des
98 LES ENCHAÎNEMENTS grandes ombres de la mort, sur le crépuscule de l’amenti. Elle éclaire, du côté encore vivant de la mort, le mur blanc et les très anciennes peintures dont la chair légère est désarticulée par des nuages blancs. Un dieu-roi peint nouvellement est si beau et si colorié qu’il croît sans cesse. Cette statue d’Isis en basalte noir, on ne l’a pas vue en entrant et on tressaute lorsqu’on se trouve soudain sous le lieu de sa face. Sa peau obscure est à la fois brillante et non brillante comme celle des corps vivants. Mais elle domine la vie, de cette gran¬ deur de l’immobilité qui prend toute la place. Il en émerge, à peine, une figure et des formes presque closes ; elle s’entoure en relief d’une beauté d’abîme. Les deux grandes nervures collées aux flancs, des bras, — parallèles comme ne le sont que les deux rives du Temps qui coule ; la figure, trop calmée, où notre réflexion finit par se perdre et vouloir crier. La bouche et les yeux horizontaux égalent l’horizon. Le fond de la tète, c’est la nuit. Et la grâce qui s’exhale sans fin de la figure de pierre d’Isis, est l’image la plus précise qui subsiste de l'éternité d’une rose. C’est aussi l’éternité d’un secours. La représenta¬ tion liturgique qui suinte sur les murs de ce vesti¬ bule déjà surnaturel, c’est la vérité principale, en lignes et en couleurs, la rare vérité, ciselée dans l’ap¬ parence grossière, étalée en feuilles de simplicité, revêtue des colorations pieuses et entourée du trésor transparent des écritures. C’est la projection magique et plate de l’image qu’on voit de partout dans le ciel, de l’image par excellence : la cérémonie solaire qui trône sur la vie, et qui, correspondant, par des liens qu’on peut compter, à tout ce qui frémit dans le carré terrestre, est la manifestation du dieu unique qui fait le plan du temps. Car il est unique et éternel, et ses appellations diverses ne sont qu’un système prisma¬
IL Y A DEUX VÉRITÉS 99 tique donnant un reflet spécial à chaque sanctuaire : à Onou, Mannofri, Aboudhou, ou Apit. Au combat du jour contre la nuit se rattache celui de la vie contre la mort, dans l’envers du monde ; l’agonie humaine, la tragédie sans cesse approchante sur le chemin de chaque vivant. Ainsi s’ajustent le vœu intime de chacun et les hautes consécrations qui imposent l’obéissance. L’épaisseur du mystère nécessite le redoutable commentaire des prêtres et l’épouvante aiguë fait pénétrer dans tous le culte du roi sacerdotal interposé entre ce qui est en haut et ce qui est en bas. — Notre temple, dit la voix à laquelle ma foi se confie aveuglément, est la copie du monde ; et tous les temples sont la copie non plus du monde, mais de notre temple. Tous les hauts lieux redessinent et redessineront à jamais l’univers visible selon l’œil égyptien. Partout, le plafond c’est le ciel ; le sol, la terre ; les colonnes, les spectres des mois ou des planètes, et il est peu de sanctuaires où la procession des fidèles, en en faisant le tour, ne s’arrête à chacune des douze stations zodiacales, comme le soleil. Il n’en est pas où les danses rituelles, les cortèges et bouquets de flambeaux n’imitent le luxe de la nature diurne et nocturne dans les aspects par quoi l’âme égyptienne s’en est étonnée ; où, parmi les accessoires du culte ne règne, comme dans notre cérémonial originel, l’image vénérable des organes sexuels de l’homme et de la femme — soit la feuille ou le fruit du figuier et la grenade fendue, soit la croix ansée, schéma phallique. En deçà de l’ef¬ figie linéaire de la nature et de la cage dos orbites astraux, tu liras dans le plan et les cadres de tous les temples les chiffres consacrés qui sont les repères absolus des phénomènes. « Et dans tous les temples du monde, tu reconnaî¬ tras la même initiation fatidique du profane, avec ses
100 LES ENCHAÎNEMENTS degrés et scs épreuves copiées sur celles des cérémo¬ nies initiatoires d’Isis et d’Osiris. L’effrayante pompe sacrée déroule, environnée du même secret agressif et meurtrier — et d’une attirance déchirante — la même intrigue : sur les eaux nocturnes de Saïs, au bord de celles de l’Adonis teint de sang, à Gebel ou Byblos en Phénicie ; dans le temple de Jérusalem, imitation du système cosmique, modelé sur le même plan exactement que le temple tyrien d’Astarté et de Melkhart (le saint étant, à la lumière des sept branches planétaires, la terre ; le saint des saints étant le ciel, inaccessible à tous les hommes, et le voile du tabernacle représentant par sa matière et ses couleurs les quatre éléments du réel) ; au temple d’Agra que doublent les eaux de l’Ilissus, et où Isis est Demeter, comme elle l’est aussi à celui d’Eleusis en Attique, et à Corinthe, et en Argolide et en Pho- cide ; ou bien chez les divinités du Septentrion ou de la Perse, de la Chaldée ou de la Pentapotamie, dans les monastères des Esséniens et des Thérapeutes, des Druides, des Pythagoriciens et des Kabbalistes. « Tous ces mystères qui se saisissent violemment de l’adepte, après les épreuves se rapportant aux quatre éléments et après des actes purificatoires, sont la même tragédie astronomique — telle que l’Égypte la choisit parmi le beau chaos du monde et la figea en signes. Dans chacun d’eux, il s’agit de l’immo¬ lation, des funérailles, puis de la résurrection rayon¬ nante d’un homme. Cet homme, dont le myste de toutes les initiations du monde joue le rôle symbo¬ lique de sacrifié et de sauveur, est un dieu ; c’est le soleil. Les prêtres-mimes incarnent l’immémorial drame des choses et suscitent avec la personne du mithriade, de l’isiade ou du corybante, la défaite- victoire de chaque jour sur chaque nuit, la passion et l’apothéose de l’astre qui touche les hommes. « Les livres, ceux de la loi, de la science et de l’exal¬
IL Y A DEUX VÉRITÉS 101 tation, nous en tenons toutes les sources et la fécon¬ dité, c’est nous qui gardons le trésor d’Hermès dans le raccourci énorme de l’écriture. Législateurs, pon¬ tifes et poètes, quoique vous fassiez jamais, vos têtes obéiront à l’Égypte. C’est par l’Égypte et par la magie de la priorité, que s’est formée l’architecture de l’explication. » — L’univers est rond, répond le pontife noir. — L’univers est carré, dit celui qui — barré de blanc — se dresse en face. Ils se regardent. L’orage des contradictions accu¬ mulées dans ces deux statures va éclater... Non : en même temps, le grand silence creux de leurs bouches sourit ! Ils savent bien qu’entre eux, par delà les signes rétrécis et les palissades en forme de mots, il n’y a pas de dissentiment. Ils savent bien qu’il n’y a qu’une seule religion, au fond de la vie : celle qui a été inventée par les cœurs qui existent, celle qui est la sincérité des hommes, le cri des cris ; mais qu’il faut qu’il y en ait plusieurs, afin de consacrer par le jeu de la dispute, le pouvoir de chaque souverain, et l’ordre établi à travers la mêlée humaine. Si on lais¬ sait les croyances tranquilles, elles se ressembleraient sans se le dire, se fondraient doucement l’une dans l’autre sans le savoir, s’émietteraient dans les mai¬ sons, ne seraient rien dans les rues et les places. De la chose de chacun, l’autorité régnante veut faire la chose de tous. Il faut une organisation. Il faut le détail immuable et crochu, et aussi que le cri de guerre s’alimente du cri ennemi. Il faut le nombre deux — le nombre appuyé. Il faut que la Chaldée et l’Égypte se répondent, droite et gauche monumen¬ tales, hors de l’infini du rêve primitif — capables de s’inventer l’une l’autre ! Il faut l’écho, le reflet, et que la jalousie ait un mur où se forger. Il faut, il faut. Alors, cela sera.
102 LES ENCHAÎNEMENTS Ne savons-nous pas tous que c’est parce qu’on l’a voulu, pour des raisons d’état, et à la suite de conci¬ liabules et de pactes entre des prêtres, des généraux vainqueurs et des penseurs, que l’égyptianisme et l’hellénisme se sont pénétrés par quelques surfaces visibles et quelques pratiques ; qu'Alexandre est entré tout armé dans l’antique mythe solaire d’Aby- dos par la personnalité interposée de Dyonisios. La foi obéit ; de tous les vents qui soufflent, c’est celui qui obéit le plus. Ils se sourient, ils s’entendent. Alors la grandeur unique du prêtre se profile en rafale noire, à mes yeux, par-dessus les foules mouchetées. Moi, l’initié, qui suis parvenu ici en franchissant tant de pièges, me voici sur la pente d’une révélation qui n’en finit plus. C’est ici le carrefour de la vérité. La vérité théorique, le fil des systèmes et des dogmes, est le report essentiel de la réalité ? Non, ce serait trop simple. Le contenu du mot : vérité, est double : ce que l’on croit parce que c’est manifeste, et ce que l’on doit croire parce que c’est écrit. En face de la tentation solitaire de l’évidence, il y a la loi des cryptes et des sanctuaires, fabriquée dans les signes alphabétiques par les organisateurs. La parole est terrible, elle qui est tantôt véri¬ dique, tantôt mensongère. C’est de la vie, et c’est de la mort. Et les paroles ne sont plus les mêmes une fois qu’elles ont brûlé. La forme des phrases tient lieu de signification, quand la signi¬ fication vivante s’est dissipée à travers les traits noirs. D’abord on parle comme on pense, ensuite on pense comme on a parlé. C’est de cette morne folie que pro¬ fitent les maîtres pour maîtriser la raison inverse de chacun —, là est le Piège universel. J’ai vu d’un coup, comme l’ouverture céleste d’un dieu sur la terre, que la vérité artificielle qui, consa¬ crée, n’est plus à la merci de l’esprit humain, est plus importante que l’autre. J’ai vu pourquoi les religions
IL Y A DEUX VÉRITÉS 103 se haïssent autant qu’elles se ressemblent, et aiment le luxe des complications, et s’épient, à l’affût, dans les maçonneries disparates des races ; pourquoi les hauts lieux sont des abîmes et les grandes certitudes, défendues tout autour et puis déformées par des cycles de symboles. Le bas peuple n’a accès qu’au bord grossier de l’adoration. Il faut que son regard lui- même soit pauvre et n’arrive qu’à l’idole aveuglante et trop proche où s’appuie l’extrémité des longues idées infinies. On ne distribue aux hommes rien d’autre que le vertige de l’insaisissable et les pou¬ voirs de l’amulette, pour les maintenir dans l’éblouis¬ sement désespéré et la docilité, autour de la grande affaire des rois. Les hommes sont faciles à prendre. Le besoin et la confiance et la crédulité maternelle renaissent, à mesure que la proie humaine renaît, et rien ne peut empêcher que le cœur de chacun ne penche trop son urne de sang. Accroupi sur une pierre, les tempes serrées entre les mains, j’ai eu un instant de malheur : je suis en vérité, moi tout petit et tout rapetissé, déchiré par les grandeurs croisées des choses qui me sur¬ plombent et qui se révèlent à moi, comme me tou¬ chent, par l’entremise du vent, les jardins parfumés de la ville. J’ai pensé dans ma chair martelée au cœur ; et tout bas, j’ai engendré des phrases qui vivaient : — C’est vous, vous seuls qui créez, pauvres gens. Le pouvoir arme contre vous toutes vos œuvres, il utilise la vie, lui qui ne peut pas la faire. Vous, vous avez fait la légende saignante de l’espoir avec vos douleurs, comme vous avez fait les grandes pyra¬ mides, et les guerres, avec vos mains. Mais vous obéissez. Il l’a proclamé, l'immémorial recueil de Perse qui déteignit sur ceux de l’Inde : « Le bien, c’est d’obéir, non «pas à sa conscience, mais à la parole des prêtres. » Vous obéissez. Si on voulait
104 LES ENCHAÎNEMENTS dépeindre l’humanité avec un seul mot, c’est celui d’obéissance qu’il faudrait choisir. ★** Les hautes fenêtres du musée du Louvre sèment d’obliques carrelages de soleil et un long jour blanc sur les dalles sérieuses. Un doux rythme clapote dans la pâleur calcaire... C’est le couple d’amoureux qui s’éloigne. Ils n’ont fait que quelques pas depuis que j’ai été submergé par les apparitions. Le temps n’est pas ce qu’on croit ; on ne peut pas le comparer à lui-même. Alors, perdu, réduit à ma taille d’aujourd’hui, je vais dans la galerie, de débris en débris. Je regarde tout ce qui subsiste en réalité d’une accumulation presque astronomique, tout ce qui est remonté à la surface de la durée, les tronçons, les moignons, les objets défigurés par la poussière et l’oxyde, les bi¬ joux du vide ! Mais plus je déchiffre, penché, avec un effort de manipulation derrière les yeux, ces quelques épaves minéralisées, ces vieilles exactitudes insolubles avec leur formidable ridicule de rareté, plus je suis rejeté loin de ce qui fut. La vie, elle n’est pas dans ces clous de l’immobilité. Elle est en moi. Le passé n’a plus que moi. Le bruit de mes pas sur les dalles qui réclament trop de réflexion, m’éteint. Je suis fatigué de marcher sur ce papier blanc. Je suis entré là, j’en suis sorti. C’est le temple grand ouvert du néant. Puis, après cette dure désillusion incolore, j’ai été lire des livres d’histoires, des piles de livres. J’espé¬ rais beaucoup en entrant dans la salle de travail. Mais ce feuillettement a tout éloigné, tout transposé, tout diminué. Je suis frappé, comme si c’était une décou¬ verte que je faisais, de la stérilité des lettres. Le texte minuscule en quoi se conservent les faits, et qu’il faut apporter près de l’oeil, a un recroquevillement
105 IL Y A DEUX VÉRITÉS funéraire. Signes, ratures, signes, signes, fourmille¬ ment dans le cerveau — tout cela est brûlé ! L'his¬ toire, c’est un bibelot noir entre les mains. Des pré¬ cisions y sont tracées, mais les dimensions sont à jamais détruites. Le récit des choses mortes est mort aussi. En rentrant chez moi, dans le tumulte des rues qui rejettent ma personne, je pense au temple où j’ai été initié... Je vois se former encore des taches assaillantes, stries d’ocre jaune et disques rougissants, à travers les angles et le miroitement des boutiques, les chaussées désencombrées à mesure sur mon pas¬ sage, tandis que par actes subconscients j’évite les passants et la proue des automobiles. Cette voix du pontife à la mâle sonorité, je me demande, au coin d’une rue, avec un sursaut : Quelle langue parlait-elle ? Je prête l’oreille, mais je ne parviens pas à voir les mots. La forme de l’on¬ dulation verbale se dérobe, on dirait qu’elle n’existe pas. J’essaye, étrange trait d’union entre deux réalités, sorte de vampire de ma pensée, de happer un mot, de le mettre là, devant mes yeux, — sur la devan¬ ture de ce magasin de modes, entre cette majuscule de cuivre et cette plume de couleur, — pour chercher comment il est fait. Peut-être un mot sort-il du bruit imagé, peut-être : Ptolemaios. C’est un nom propre, ce n’est pas la teinte familière de la parole. Ouni, le surveillant des prophètes de la pyramide funéraire : Ouni. Il garde ses sandales dans le palais... Le sens seul de cette phrase filtre jusqu’à moi autour du pré¬ cipité du nom propre : j’aperçois le noircissement diffus d’un solitaire des palais — ses jambes, sa figure disparaissantes comme de la peinture au corps rongé — entre des colonnes, et des ombres couchées de colonnes, sous d’immenses pénombres pétrifiées et carrées. Je suis perdu dans tant de confusion. Cette demi-évocation est en lambeaux, elle semble l’envers
106 LES ENCHAÎNEMENTS hasardeux d’une réalité inattingible. A certains mo¬ ments, cette nuit, pendant le vertige, j’ai cogné la forme de l’escalier. Maintenant, c’est pareil puisque, par intermittences, je touche du pied le dallage tour¬ noyant des cités de rêve.
Je suis allé chez elle à la fin d’un jour, pour tout lui dire. Des visiteurs, des toilettes, étaient debout et pre¬ naient congé au moment où j’ai été introduit. Ils ne se sont engouffrés dehors qu’après beaucoup de paroles, de gestes supplémentaires et d’hésita¬ tions, comme si la porte était trop étroite pour qu’ils pussent passer. Quand le silence carré et étoffé s’est refermé sur leur descente, Marthe Uriel se replace dans des encadrements de bois doré tendus de soie mate, couleur bleu fer et vif vermillon chinois. Je ne l’avais vue qu’à la fièvre des lumières. Je ne l’avais pas vue depuis la nuit où le mystère est sorti, il y a déjà quatre nuits. Je suis venu vers elle gran¬ dement, d’une seule masse, je suis venu pour tout lui dire ! Mais, somnambule qui se réveille mala¬ droitement, j’ai oublié tout devant elle, sauf sa pré¬ sence. Elle fait partie d’un monde de luxe qu’elle anime au milieu. On ne peut pas l’en séparer. Je vois en même temps qu’elle ce qui est autour d’elle : dorures et peintures, objets anciens caressants ; des rayures satinées ; des cadres profonds comme des coffrets, un panache classico-romantique d’arbres gouachés sur des ruines : chapiteaux corinthiens et bergers
108 LES ENCHAÎNEMENTS romains ; de la ciselure de boîtes, de la porcelaine et de l’éventail. Je regarde tout cela, et je vois sa main qui joue avec des perles de bois, et sa bouche par¬ lante qui remue. A un moment, par le hasard du dialogue, il s’en est fallu de bien peu que mon secret ne sortît de moi. En plein, j’y ai pensé, ma personne s’est préparée à parler. Et pourtant je me suis tû. Pourquoi, puisque j’étais sur la pente ? Rapide calcul du pour et du contre, refait autrement devant la décision directe. En vérité, j’ai redouté la grandeur gauche, mons¬ trueuse, de ce que j’allais dire. Je me suis tû, et c’est fini. Mais je me suis contemplé à la hâte, un instant, tandis que mon silence mentait : cet homme qui s’est poussé jusqu’ici pour un coup de théâtre de révélation, et qui balbutie, levant à peine les yeux et les baissant, gêné par son énormité ! Pendant cet instant, j’ai embrassé d’un coup mes deux formes et j’ai eu peur. Cette double existence n’est-elle pas trop grande pour moi... Est-ce que je pourrai respirer et aller, est-ce que je pourrai vivre, avec moi-même ? Mais mon frisson se change en un frisson de joie : pendant que je pensais à ces choses sans rien dire, Marthe Uriel se laissait regarder, et, d’une façon en¬ core invisible, souriait. Ma chambre qui est si humble sous sa mince co¬ quetterie de couleur, la voici, la veille du départ, pleine de rangement, de trous et de paquets ; elle est drôlement creusée ou refermée dans presque tous ses détails. J’y suis debout. Je ne suis plus nulle part. Est-il vrai que je vais vers un inconnu beaucoup plus vaste que celui des autres hommes ? Oui. Je quitte cette chambre comme si je me quittais moi-môme
IL Y A DEUX VÉRITÉS 109 presque tout entier ; cette chambre où j’ai mûri, et où dort ce que je sais de moi-même. La profondeur de la vie ne peut pas se mesurer. Mon regard se prend à fixer, sur le carreau de la fe¬ nêtre, le corps à corps de deux insectes qui se battent totalement, et je suis resté pensif, hébété, au pied de ce spectacle, noyé dans un point de vérité.
IV LEURS REGARDS DANS MES YEUX Au loin, au centre des azurs liquéfiés, un petit voilier ramasse seul tout l’éclairement solaire, sa blancheur déborde, et il est son étoile. — Je venais ici jadis. — J’y suis venue aussi, souvent. Ce n’est pourtant que ce soir que nous sommes ensemble ici pour la première fois, Marthe Uriel et moi, — si petits côte à côte au milieu de ces espaces rocheux où le vent bascule dans toutes les directions, où l’on heurte violemment tous les points cardinaux, et qui s’enfoncent dans la mer. C’est pour revenir dans cet Estérel dont les miens sont sortis, pour me poser sur la pente rouge du toit continental, que j’ai tout quitté comme on se sauve. Coincé à côté des voyageurs parallèles, dans mon alvéole de wagon (une cervelle de voyageur d’express n’est qu’un taximètre fatigué) je me haussais pour¬ tant à me dire : « Je vais vers une résurrection », et même j’enregistrais d’avance une espèce de scénario de cette résurrection ! Plus rien ne subsiste de cet arrangement béat. Je suis saisi tout entier par les forces réelles du décor, éli¬
112 LES ENCHAÎNEMENTS miné par le dressement et la réussite des choses, et je ne peux pas même exprimer le rapetissement qui se fait de moi. Pourtant, c’est le sol originel, ce parvis de rivages accumulés en gradins, qu’un prodigieux silence en¬ toure et dont il semble distendre la capacité dans tous les sens infinis... Tout ce rouge : les pitons em¬ paquetés d’une feuille de vermeil, les croupes et les sentiers de terre ferrugineuse, les nappes de dé¬ combres sortis de la montagne, et demeurés, par éclairs, identiques au brasier dont ils coulèrent à l'aurore du globe, — jusqu’aux seuils sous-marins qui, en bas, rouillés, mâchent l’intérieur du flot. Dans ce pays où le beau temps est planté, le vent change en flamme la lumière sur les lustres des arbres. Le feuillage est fourbi, luisant ; le mica et le feldspath paillettent les végétaux comme le granit : étoiles de pins où de l’acier est mêlé à de la chloro¬ phylle, bourgeons et articulations cimentés de gomme annelée, ou visqueux de sucre fondu au soleil... La nature est émaillée et sent la peinture et le siccatif. Les arômes moulés dans les appareils des tiges et des feuilles, entrent dans ma tête et raclent ma gorge. Maintenant, les flancs sombres des promontoires, aux stries ténébreuses et aux arêtes de bûchers, s’ef¬ fondrent, immobiles, dans l’immense vitrification de la mer. Un intense pigment bleu de Prusse foisonne des profondeurs et se propage, riche teinture épaisse, nuage d’encre bleue, dans les lingots transparents. La masse marine qui commence là à remplir tout le tour du monde et dont la platitude bondissante cache le trou planétaire d’une seule pièce, est ornée autour de la découpure géographique des rivages, par un liseré blanc, silencieux et immobile dans l’im¬ mensité. Sur l’écorce liquide et grésillante qui reflue toujours dans le même sens — de grands essuiements, circuits et bifurcations, marquent les courants. A
LEURS REGARDS DANS MES YEUX 113 l’horizon, sont séparés par des interstices au tire- ligne, des parallèles myriamétriques. Perdu, je suis perdu. J’aurais cru à plus d’emprise. Mon rêve, mon talisman ! Et Marthe Uriel est là. Plusieurs fois déjà, nous avons erré ensemble sans rien nous dire. La voici : appuyée à l’écart, à quelques pas, elle est une ligne ténue. Sa figure est un point, comme la mienne, exactement. N’est-ce pas que chaque être est un point ? Ah ! n’est-ce pas que chaque être, lorsqu’on va jusqu’à lui et qu’on le trouve, montre qu’il était le centre du monde ! Cette créature change l’équilibre des choses. L’image de la nature va s’écouler de moi dès que je tournerai la tête. Mais cette femme, je la vois partout même quand je ne la regarde pas. Qu’elle me sourie, qu’elle m’appelle, et tout ici-bas sera dit ! Le soir va tomber sur nous, sur le grand centre que je suis. Les amoncellements de rochers et de forêts qui s’abattent du zénith, triangulés par les chemins rectilignes, puis le soir... En vérité, qu’est-ce qu’il reste pour moi ? Des réseaux de plissements parallèles glissent éternellement sur la mer. Parce que deux vents se heurtent, ces réseaux s’entrecroisent. Il y a de la sorte, étalée du bord de la baie jusqu’à l’horizon, une mappemonde bombée dont sans arrêt les méridiens passent de droite à gauche et dont s’approchent, sans arrêt, fournies par le large, les latitudes concen¬ triques. A intervalles, dans l’invisible, des craque¬ ments profonds, presque cosmiques, le bruit sourd rendu par les supports de tout.
114 LES ENCHAÎNEMENTS ★ A1 Mais au moment où l’inextricable simplicité du jour fait de moi un perdu, un séparé ; mais au bord de ces paysages superposés, où le moindre bruit est un point qui s’enfuit et se pose à l’infini, je pense : Cela était exactement pareil. Quand ? Toujours. Des générations ont poursuivi leur chance à la surface de cette nature abrupte, mal frayée, abandonnée, toujours fuie. Sur ce lieu que je piétine, elles ne se sont pas arrêtées. Dans toute l’aire du regard, il n’y a, et il n’y a eu, aucune ville, aucune bâtisse pour chanceler et se décomposer. Aux car¬ refours de la forêt et du maquis, aux rivages où aboutissent en largeur les montagnes de la mer et celles de la terre, se sont dispersées à la longue d’in¬ calculables foules, mais les formes sensibles des choses n’ont jamais changé. Parce qu’elles sont trop fortes et trop grandes : c’est de la pierre et de la géologie. En plusieurs siècles qu’est-ce qui a eu le temps de changer sur le profil des rochers ? Quel empâtement ou quel limage aurait pu déformer ces morceaux de montagne qui bouchent les yeux jusqu’au ciel ; quel accident marquerait sur ces crêtes d’où tombe en cercle la fabuleuse vallée cuivrée et violâtre ! Même le vaste vert additionné des forêts n’a pas changé non plus. Les êtres abolis qui ont passé ici en file à la surface du règne minéral ont vu ceci, comme moi je le vois : ce rempart de bronze vert et de terre cuite qui s’in¬ crusta là après la cuisson de la roche dans les cuves terrestres, ces rainures boisées que le soleil fouille et festonne de feux verts et jaunes, ou qui vous inondent d’une grande douche de froid décoloré quand elles sont fendues du côté du nord. Mes yeux ne sont pas autre chose que les leurs. Alors, je me suis senti soulevé... J’ai vu la conti¬ nuité des temps, je l’ai vue parce que je l’ai com¬
LEURS REGARDS DANS MES YEUX 115 prise — sans subterfuge, sans le stratagème de sou¬ venirs personnels, sans l’accident du rêve halluciné — avec ma seule raison. Je me suis rendu compte de ce que c’est que la suite des destinées. Avec la réalité et la vie qui de tous sens me dépassent, j’ai été, d’un bout à l’autre, en contact directement... Et j’ai en¬ trevu que cette calme opération de l’esprit est plus surhumaine que la magie de la résurrection artifi¬ cielle, et qu’on est plus grand quand on ne rêve pas ! On est plus grand quand on ne rêve pas, quand on construit devant soi avec les instruments et les élé¬ ments tranquilles et sans couleur de la pensée, et qu’on se sert de cette simplicité qui est entre les mains de tous. Mais il y a dans les noms propres une grandeur qu’on ne peut pas faire avec les noms usés des choses — les noms propres ont le son religieux... Là... Des formes encloses plus puissantes que le relief et l’enfonçure des rocs, voudraient sortir à mes yeux, éclater là, et font une poussée dans la nuit atomique de la pierre, comme une espèce de volcan encore noir... Et voici l’épanouissement : les sculpteurs de la Perse ont donné à la muraille de l’Iran, à la paroi des monts Zagros qui fait face au monde occidental, le relief d’effigies colossales de Chosroës. Son cou, vaste à lui seul comme un piédestal, dirige la face du grand Sassanide vers l’ouest, vers l’Europe ro¬ maine qu’il ne cessa jamais de regarder par-dessus la Mésopotamie, et sous son pied comme sous une dalle do tombeau, on voit se débattre l’empereur Justinien ! L’ivresse dont m’emplissent, au bout de la jour¬ née, les cataclysmes figés des pentes, les rochers et les pins encaustiqués d’odeurs et qui semblent tom¬ ber toujours dans les profondeurs ou bien toujours s’en arracher, les calanques cloisonnées autour de l’émail bleu où se balancent et dansent par poignées les réverbérations nickelées scintillantes, — cette effusion cherche parmi les fumées, la figure d’un
116 LES ENCHAÎNEMENTS personnage ou l’architecture d’un théâtre, des pers¬ pectives illustres à travers des portiques, et la divini¬ sation géographique. Parce que je vois l’usure des rochers, il me semble qu’il fut dit — ici-même — il fut dit qu’ils ont toujours été usés par le frottement des temps et des espaces, les escarpements et les gorges torrentielles entourant la citadelle de guet d’Uru-Salim — Moriah, Millo, et Sion —, au sommet de la saillie qui disjoint la Méditerranée de la Mer Morte, et qui domine la séparation carrée de l’Égypte et de la vallée d’Esdraelon. ** Quelque chose naît dans mes entrailles : le vertige. Je l’ai déjà enfanté, le même, le même. Nous sommes arrivés au bout de la hauteur dressée sur la mer, à la tranche du plateau déchiqueté qui domine tout, et bientôt nous nous arrêtons, paralysés par l’aspect que présentent de près les bords troués de cette terrasse. La plate-forme suspendue sur le vide est effroyable tellement elle est mêlée à ce vide, telle¬ ment elle le tient et fait bloc avec lui. Ce palier défoncé, où l’on monte et où l’on des¬ cend, entonnoir plein de ruines rocailleuses et d’un bûcher de branches putréfiées, est peuplé de conifères cloués dans leur éternelle mort violente, d’un blanc calcaire, aux arêtes aiguës, bois osseux lessivé, roulé, épaves du va-et-vient aérien ; le fruit, cervelle sèche, collée aux vertèbres de bois, et des traces d’écume incrustées. Ils montrent la chute et l’ombre des vents qui passèrent, et l’éclair qui a calqué les branches, quand ils étaient vivants, ces chandeliers de chair. Je m’avance un peu vers le bord à vif, lentement, les pieds très alourdis, serré par mille liens comme une momie sur l'axe de moi, étourdi, blanchi. Je stoppe, au commencement oblique du vide, je tends mon bras et je m’appuie du poing sur la paroi
LEURS REGARDS DANS MES YEUX 117 fuyante. Mes jambes tremblent de légèreté ; et je sens vivre comme une bête frôlante la peau de ma figure. La distance fouille le dedans de mes fibres muscu¬ laires, mes lombes, et s’innerve jusqu’à mes pieds. Je me penche — ou bien il me semble que je me penche. Dans une brèche, on voit, tout là-bas, tout au fond, près des racines de l’escarpement à pic, la mer. On voit le flot sourdre, si loin, qu’il s’abat, qu’il s’en¬ nuage, puis qu’il polit et absorbe son écume marbrée, d’un remous bleuissant — sans qu’on l’entende, même en prêtant l’oreille. Un jour — quand ? — cette même grandeur s’est jetée sur moi. Je nie penche encore un peu — ou je me raidis pour le faire — cl un segment nu d’étendue me fait irruption dans le corps par les yeux et par la bouche. La masse granitique où je pèse de travers doit être avançante, en entablement, et faire ensuite, en- dessous de moi, un brusque retrait, et cette même forme en creux, subito, se façonne comme un coup do bêche dans la chair de mon thorax. Le gouffre trébuche. L’envergure des rochers... Il faut que je me rejette en arrière pour que mon consentement refuse ! Ici, près d’ici, dans ces brèches pantelantes, em¬ poignant les anfractuosités avec les mains et les poussant avec les pieds ; la jambe et les flancs tordus par l’effort courbe, en une expansion forcenée où se dépense tout d’un coup le ramassement cran par cran d’un arbre plié, j’ai fait rouler un roc sur l’apparition d’en bas, le monstre redressé comme un pic. La pierre, ainsi qu’un corps, a plongé dans l’es¬ pace épaissi, et créé une criante colonne. Il y a un nœud d’épouvante qui rattache dans l’éternité moi à moi. — La nuit qui va venir. Dépêchons-nous.
118 LES ENCHAÎNEMENTS Le crépuscule est rapide. Il est froid. Il dissimule et il fait des rapprochements. Lui qui me môle à toutes les créatures, il me sépare de Marthe. A la place des préoccupations immédiates, il m’emplit de cette mélancolie frissonnante et grise qui est le mélange de tous les sentiments humains. Le long des chemins du retour, on n’avance pas seulement, on sent qu’on pénètre, qu’on s’enfonce. Je deviens plus que moi-même. Je poursuis des choses dans les fouilles de l’assombrissement. On dirait que mes pas font bouger des parties d’immobilité, et que, quand je marche, la terre tremble. Le petit sentier mène à un sentier plus grand qui va dans les deux sens pâles et trace ici une balance d’immensités. Ce sillon de la vie est très vieux parce que nécessaire : le premier homme qui passa d’une vallée à une autre le fit tout seul, et peut-être fut-il créé par la logique plus dense, des bêtes, ou peut-être par celle, bien plus impeccable et globale, des eaux. Sur cette trouée de la route, un chant s’éloigne, un chant se meurt. Qui est-ce qui entend ce chant... Je ne sais pas, et je ne sais pas non plus si c’est de ce côté-ci ou de celui-là qu’il s’efface. C’est un mur¬ mure comme celui des branches, mais où de la régu¬ larité respire. Il se noie, il se tue dans la distance, emporté par ceux qu’on voyait et qu’on ne voit plus. La mort de ce chant... Au secours ! Ils sont partis si loin que lorsqu’on demande dans quelle direction ce fut, les marchands et les pèlerins montrent les astres du ciel. La détresse totale de ce rythme qui forge les nuages, c’est la défaite de l’éloi¬ gnement, c’est le démembrement de la vie commune. Une voix étrange est là, proche comme si elle me parlait ; elle résonne, souterraine, gauche, désajus- tée... Elle est venue tout d’un coup, ou bien c’est moi qui suis tombé de très loin jusqu’à elle. Une voix creuse, râlante, une blessure de voix, ou quelque chose de maudit.
LEURS REGARDS DANS MES YEUX 119 Il n’y a personne autour de moi ; personne de vi¬ vant n’a parlé. On a dit pourtant distinctement : — Les chemins finissent toujours mal. On a prouvé en geignant — et c’était une douleur mouillée de femme — qu’ils sont faits pour disperser ceux qui s’aiment et qui se tiendraient. Personne. Je suis tout seul dans la campagne, très en avant de Marthe que je vois bouger dans le chemin sur la face grise du monde. C’est bien le silence qui a ainsi parlé. Je suis reparti sans attendre Marthe. Malgré moi, moi aussi, j’ai parlé tout haut. Des pa¬ roles m’ont franchi : — Il y avait une fois... Je me suis buté sur un point de la route comme devant un écueil surgi. J’ai fait halte. Naturellement, puisqu’il n’y a plus la route, il y a la chapelle. Non, la route, pas de chapelle... Je suis resté à cet endroit sans savoir ce qu’il y avait. Pendant ce temps, Marthe m’a rejoint; miraculeusement, elle m’a montré du doigt le talus remblayé : — Des vieilles pierres. Il y avait ici, le long, un mur, une maison. Il y avait la maison où l’on apporte brièvement son désespoir : la chapelle. Il y avait la fontaine carrée et l’arbre... Ce nuage bas, ce n’est pas un nuage, c’est un arbre, c’est le noyer seul de son espèce ici, et on entre tout à coup sous sa grande cloche de fraîcheur. Tiens, le tronc est bleu, bleu-ciel, une partie du tronc est habillée ! Voici un manteau coupé dans l’azur et plein d’étoiles d’or (à la fois le jour et la nuit). Cette femme au manteau bleu, qui est nichée dans le fût de l’arbre, tient un enfant dans ses bras, un oiseau de feu vole sans bouger au-dessus de la couronne d’or penchée sur l’enfant. Et quelques instants après, quand je fus passé à travers le nuage évanoui de l’arbre, la phrase com¬ mencée s’échappa tout entière de ma bouche : — Il y avait une fois un vieil aveugle qui est re- 6
120 LES ENCHAÎNEMENTS venu enfin au foyer. C’était Odon et il a retrouvé Clairine, la femme qui l’attendait. J’ai parlé tout haut, tout seul. Je me suis arrêté une fois encore, surpris, et blessé, de n’avoir pu m’empêcher de parler. Inquiet à cause de Marthe, je me suis tourné, en tremblant un peu, de son côté. Mais c’était le soir. Il y avait des pierres qu’on» ne voyait plus, que le pied heurtait, et qui roulaient dans le chemin creux. Marthe était de nouveau en arrière, et elle ne s’aperçut pas de la tragédie. J’étais vraiment écarté du monde : j’étais vraiment donné et pris; si on m’avait regardé en ce moment on aurait vu mes paroles sur ma figure. Je me suis réveillé tout à fait. Mais j’avais ressenti, par le déchirement, par la dissonance, une harmo- nie. J’avais entrevu à la lueur de quelque légende populaire dont la voûte s’édifia comme le ciel, et par h vertu d’une vieille incantation en lambeaux, la formation d’un concert grandiose, celui du malheur. L’affliction humaine pétrit la nature, amollit les pierres. Toutes les plaies... Le chemin qui s’en va, revient-il ? Elle attendait son homme, et comme un miracle, il est enfin revenu... La femme qui attend l’absent démesuré. Combien de temps l’a-t-elle attendu ? Des années, une jeu¬ nesse, toute une saison de femme. Elle était l’attente même au creux des chambres, devant l’idole de la porte. Elle a transmis l’attente comme une croyance désolée. Elle a attendu pendant des siècles. Circonstances simples, si mystérieuses, mais si bonnes, où cette grande nouvelle de la souffrance m’est annoncée !... Le livre des angoisses, la bible des histoires intimes ; car chacun a une bible qui serait : se raconter ; chacun a une légende musicale et qui se perd ; les tendres spectres, ce qui est si familier à ceux qui se touchent et pourtant si religieusement in¬ connu des autres ; tout cela, ce sont de grandes choses que désormais je sais mieux qu’un autre embrasser.
LEURS REGARDS DANS MES YEUX 121 Après avoir tourné trois fois, on voit, du côté de Rulamour, les deux pics courbes qui surplombent la mer, et tandis que je marche vers eux, je sens la loyauté miraculeuse qui tombe sur moi, moi, le poète borné de l’à peu près, moi, le menteur, le fou, ou plutôt, si on veut s’approcher de la vérité avec plus de précise bonté, moi le pauvre ignorant... Mes yeux s’ouvrent tout grands. Je me sens immensément de¬ venir honnête.
Elle est plusieurs. Je la réfléchissais, tandis qu’animée et scintillante en plein, son rire cassait entre nous deux la sépara¬ tion. L’instant suivant, j’ai dû la refaire de profil, sérieuse : un ruban calme et parfait, quelqu’un d’autre. J’aperçus, après, dans le soleil, son saisissant vi¬ sage ; et ce fut une révélation. L’hymne des premiers croyants qui se sont coudoyés était sublime de pu¬ deur créatrice : « Soleil, apparais-nous, car nous ne te connaissons pas ! » Je vois bien que son âme fait des pas vers moi. Mais est-il possible que son âme m’apporte un jour sa personne ?
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT Après que, ruisselants, et léchés par les flammes du soleil, les esclaves eurent abordé sur le rivage, qu’est-ce qu’ils ont fait ? La rue incurvée d’Alican va se terminer devant mes pieds dans une brousse demi-pelée, demi-malade, le sale terrain vague qui filtre des villes. L’ensoleille¬ ment ardent fait, des fenêtres des cuisines, fuser de forts assaisonnements neufs, et dans les coins et les ruelles, tire, des choses mortes, divers ressorts d’odeurs. J’ai quitté, à l’instant, la salle à manger de Jean Malplaquet, mon cousin. La petite place ronde qui tournoyait et flamboyait au delà du cube assombri et bleui où l’on s’attabla et des chenêts du seuil, était bondée d’une chaleur corrosive. Le ciel brûle les cou¬ leurs et déflore la vue. Seule la pluie repeindrait le décor en vert. La nature est ici civilisée et semée d’oasis hideuses. Sur l’ancienne savane hirsute s’encastrent des murs, des balustrades, et dans ces boîtes de calcaire, on a fabriqué du square. On y promène des halos découpés
124 LES ENCHAINEMENTS de pluie. On y a moulé des cactus et scié des agaves. Sur son tumulus de terreau, le palmier ressemble à un réverbère. Autour des jardins chirurgicaux et des jardiniers aquarellistes, les espaces libres reçoivent au hasard les nappes et les buttes d’ordures : du sale égoïsme qu’on voit, épluchures, tessons, et toute une quin¬ caillerie, égorgée et morte, qui font naître des ga¬ mins salissants. Comme je quitte la région heurtée des villas, et que je gagne un à un les grands belvédères de la mer, un écran de nuages ; et subitement, du gris calme tout. La mer assombrie — il y a eu deux crans d’as¬ sombrissement — devient opaque et lisse, d’une cou¬ leur épaisse d’ardoise, chargée, au bord des rochers, de gros empâtements de gouache blanche. Je sens que cette sombreur me bleuit la face. Puis, tout change encore ; un coup de vent s’élève. Le mistral racle la mer et la balaie à larges avancées raides, avec des mousselines blanches qu’il tire de l’eau. Et il ratisse aussi le bleu avec du noir, et finit, à grand tapage, par expulser tous les nuages du ciel. La monotonie éblouissante au relief rongé revient dans le bain étouffant des degrés centigrades. Le brusque soleil a pris la montagne aux cheveux. Près de mon oeil, les arbres éclatent en abat-jour verts tout brodés et rebrodés de soie, si regorgeants de vert intense que le soleil tend de luisantes toiles d’arai¬ gnée mauves entre eux. Sur le lignage parallèle des rails mi-noir, mi-argent qui scie la nature, en bas, au rebord de la carte en relief, le passage d’un train effiloche et éparpille une mince ville floconneuse, toute ballonnée de coupoles, et le long bruit appuyé et glissant, comme un bloc d’ouragan, souligne la montagne. A gauche, de lointains sommets neigeux s’incrus¬ tent dans le vide. Je vois ces cristallisations et ces
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 125 tables de froid alors que je suis doublé, du haut en bas, d’une brûlure. Qu’est-ce que je fais ici ! C’est étrange, cet homme qui se cherche par delà les hommes. Je suis là, au bord de quelque chose, je ne sais même pas de quoi — veilleur d’un autre pays que celui de maintenant, étranger dans aujourd’hui, étranger dans hier. Tout à l’heure j’ai parlé à l’oncle Raphard de ces fameuses fouilles chères à son cœur, qui sont toujours à la veille d’être entreprises, et à Marthe Uriel, de choses d’art. Je ne sais plus ce que je disais, ni tout ce que j’ai dit avant. Présent, passé ? Le regard battant, envahi par le fluide du sommeil, que suis-je ? Quel tronçon du torrent charnel qui, depuis les informes musculatures traînantes, jusqu’à moi, a brassé la vie ? Dans le calme plat appliqué chaud sur moi, un vent de des¬ tinée m’oblige à tourner comme une girouette, d’au¬ jourd’hui à autrefois ; une force inconnue fait danser çà et là le centre universel qui porte mon nom. L’ombre s’allonge en montant et clapote de rêves jusqu’à moi. Ce n’est même pas par milliers, ce n’est même pas par millions qu’on peut compter ceux dont les parcelles se sont pénétrées par les longues filia¬ tions et les larges croisements latéraux multipliés. On ne peut figurer cela qu’en rêve, ou par le conte¬ nant grand ouvert des chiffres. Sur l’amoncellement de tous les nombres qui se tiennent organiquement et dont chacun penche l’urne d’un coeur, je suis peut- être le chiffre un milliard-un ou un milliard-deux. Ah, comme lorsque Jacob luttait contre le pas¬ sant surnaturel, à Pnouel dans le pays de Galaad, tandis que la nuit s’ensoleillait d’étoiles, et que sa chair cédait, sous l’empoignement formidable des griffes de l’ange, je ne vois pas la forme, je ne sais pas le nom de celui avec lequel je me dispute le place
126 LES ENCHAÎNEMENTS ★** Le chemin où je descends coule à une grotte. D’autres aussi, tout autour. Cette grotte en contre¬ bas est presque à jour : un ample orifice circulaire perfore le milieu de la voûte. C’est dans une grotte pareille que les esclaves ont dû se réunir — puisqu’elle est en bas d’un rayonne¬ ment de chemins, et que la pesanteur y est poussée de partout. On se baisse pour entrer, on passe par là, par là. Au coin, il me semble voir l'Éthiopien qui bâille — un trou balancé — et il écoute, avec sa bouche. Le plus esclave des esclaves est au milieu du puits ; mes yeux le déterrent et ne voient que lui. *** Autour de cet enfoui qui semble trébucher aux chocs des fouilles, un éboulement de ténèbres, puis un noyau de jour blême s’écartent de haut en bas. Il est debout. Le relief de sa tête se nettoie : la tranche du profil tailladée au sommet de sa masse ; les cerceaux du front, les pommettes bossues, le nez troué et, dans l’orbite, la bille de l’œil écorché blanc. Cela est souillé de noir, comme la racine qu’on a tirée en pleine lumière et dont la forme crie l’arra¬ chement. Il tend un avant-bras qui se courbe trop, comme un arc, cassé et rajusté. On voit le bourrelet luisant de cette réparation et les choses striées des phalanges, les doigts quadrillés, dans les ordures de l’ombre. On l’a usé par tous les bouts ; on a marché sur ce bras, qui est aplati et rongé comme une vieille rame s’échevelant. L’homme est contenu dans des membranes de cuir, de rouille ou de terre, des croûtes de cendres ; ses yeux tout blancs, cirés avec un rond noir. On voit la pulsation maigre de sa tempe, la boîte à l’intérieur de laquelle la veine se tend et
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 127 appuie comme un doigt. Cet accrocheraient de la vie fait penser au décrochement de la mort, et effraye. Sur son dos, en travers, en faisceau, comme d’autres barreaux de côtes, les ornières des coups. Entouré qu’il est d’une vague alvéole de jour, ronde comme le monde, c'est lui le pivot de tout. C’est l’homme du rivage de la Laconie, l’animal vertical des Doriens vainqueurs. Moi, mon coin est ici. J’y suis, poussé, moulé, avec les échappés de la mer, les échappés de la tâche sans fin, sans bornes et sans fond, la tâche qui labourait la mer et y semait à pleines mains sa vie. Et le corps de celui-là, le pire de tous, cale la couche vivante, le lot d’êtres, comme ces grandes pierres fendues en forme d’esclaves, piliers à en¬ trailles, qui supportent les frontons de Tyrinthe et de Mycènes, comme l’Hélios du port de Rhodes, le grand dépasseur des choses, lorsqu’il est muré im¬ mensément dans les ballots noircis des nuages et du soir. Ils sont venus ici l’un après l’autre, par leur masse et par la pente de la nature, parce que la grotte forme un milieu enfoncé de région, et que, de la montagne, tout y afflue par le lit creux des trois chemins, même les coulées roulantes du vent, même, un à un, les stèles et les récifs des hauteurs. L’aveugle de Crète y est venu tout droit ; chassé par ses pieds, retenu par ses mains. Si on suivait jusqu’au débouché ce ravin qu'on voit commencer, on apercevrait au bout du regard, les deux pics courbes qui étreignent des ruines abaissées de montagnes. La pierre est rouge, la broderie verte et la mer bleue. Rouge rugueux, vert pointillé, et bleu d’argent, le balancement de ces trois couleurs étendues, se marque dans les yeux partout. La mer, tout l’abîme à pic de l’eau qui lave le bas du monde, la surface de la mer qui court sans cesse sur la mer. L’eau recommençante, celle qu’on déblayait par pel¬
128 LES ENCHAÎNEMENTS letées, qu’on mordait, qu’on essayait de dévorer, sur l’enfer des bateaux ! La caverne bée, au milieu de son toit, d’un large orifice rond. Le creux du pourtour, sous le saillant de la roche, est garni d’ombre écroulée. Mais il y a, à cause du trou rond, un haut amoncellement de clair au milieu de l’asile, et ils sont venus s’installer au¬ tour de cette colonne, de cet arbre de ciel, les vingt échappés de la mer et de l’esclavage, les vingt pri¬ sons d’hommes, les vingt trous noirs. Libres ! Le mot est encore si jeune qu’il est dieu, et qu’il nous soulève par la gorge quand on le pro¬ nonce. Nous ne traînons plus rien. L’obéissance est toute coupée autour de nous. On sent encore cette diminution stupéfiante, cette innocence à vif. La chair a encore peur du repos qui était si menaçant et de la paix qui était toujours châtiée. Nous qui fûmes le mouvement même, la machine de mouve¬ ment cramponnée le long des navires, et d’où jail¬ lissait la ruée de besogne régulière que la mer ense¬ velissait à mesure, — nous laissons nos bras dor¬ mir où ils sont posés, et nous baignons nos regards dans leur immobilité maladroite. La liberté, c’est doux comme rien. N’importe quel chemin nous prolonge, le Nord, le Midi, c’est nous. Se lever, aller, partir, ce qu’on veut... Dire oui ! Le rire s’évade, dévorateur, retournant la réalité, comme de grands coups remontés des enclumes sonnantes. Ils crient, ils rient, le rire arme de la joie, bruit de trophées, le rire de la bouche, carnas¬ sier dans l’espace, comme l’aigle qui arrache le ciel bleu, à droite et à gauche, par coups d’épaules — avant de se poser magnifique et les ailes basses, comme un fronton. — Hadria, Mageddo. Calchos. Jéroubaal. C’est tout ce que savent ceux qui sont le plus près de moi, tout ce que quelques-uns d’entre nous sa-
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 129 vent et peuvent trouver d’eux lorsqu’ils se cher¬ chent. Des noms de villes et d’hommes, chocs obs¬ curs, bruits à peine mêlés à des figurations. Ils ten¬ tent de se montrer les uns aux autres avec cela. Le Celte parle du Dagon et il lui est impossible, — il a beau tourner — de sortir du nom de ce bateau, de désenchaîner sa langue. L’Éthiopien bâille, la figure penchée en arrière, son cou crispé de travail comme un piquet. Le rond facial est largement ouvert, fissure dans une outre d’ombre, plissements et bourrelets nègres. On croirait qu’oscille un gros anneau de bronze. Ici, ici, moi, au cœur de l'entassement. Ligarius, Ligarion... Ce nom, mon nom, vit comme la petite foudre qui est au bout du fouet : quelque chose qui passe mais qui s’engouffre surtout en moi, une barre volante qui s’introduit par une oreille jusqu’à l’autre oreille. Je suis atteint en plein quand les morceaux de ce nom se joignent et se heurtent dans une gorge, dans l’air, et celui qui lance ce mot me tient. Voillà bien longtemps que ce nom me fait peur ; et pourtant, cet appel qui fond juste sur moi, ma mâchoire ne peut pas le reformer exacte¬ ment ; elle le triture à vide. Ligar... Je suis moi sans être moi... Un silence furieux, un silence de dieu s’enfonce dans ma bouche, extirpe des syllabes au remuement de ma langue, change en néant la moi¬ tié de ce que je mâche. Je fixe mon attention de toutes mes forces comme ceux qui veulent rester éveillés. On a, à la fois, plu¬ sieurs impressions qui se tiennent comme les côtés d’une même chose. Tandis que je contemple dans le ciel de plein jour découpé au-dessus de ma tête, le rond de la lune tracé en douceurs visibles de lim¬ pidité — oui, en plein jour, lavé avec de la clarté dans la lumière, — une autre image se bombe, s’ennuage, avec de gros bords, et, aperçue de côté, m’appuie mes yeux dans ma tête. Le relief d’une
130 LES ENCHAÎNEMENTS musculature, les muscles qui glissent l’un sur l’autre sous la peau dilatée : c’est le corps d’Elcho qui est assis là : le plus grand, le plus large, le plus fort de tous. Il est lourd comme un oiseau de proie l’est dans l’air, sur la pente pierreuse où la charge de sa chair enchaînée a elle-même est à demi enfoncée. La jambe est tendue, et le pied cram¬ ponné broie la rocaille et empêche la masse de des¬ cendre sur la déclivité rude. Sa poitrine est un mur mouvant dont les grosses saillies se courbent, fluent et se refont, comme une paroi d’océan. Sous le bos- sellement de fourrure, par d’énormes nœuds dont les couronnements mobiles transparaissent, sont rat¬ tachées l’une à l’autre les poutres souples de ses bras. Entrée par l’ajustage coudé des mâchoires dans la dure maçonnerie d’os qui la charpente, pend la terrible machine à broyer et à parler. Les hommes sont là, et ne savent plus quoi dire. Un soufflement flotte, une avide odeur parfois heurte la nudité des narines : les mains et les faces, ces choses toujours encrassées. Cette meule d’hommes est une espèce de bête, le corps tassé en rond de qua¬ rante bras. — Siddartha ! dit une voix. A la place de cette voix qui a parlé sans raison et dit ce qu’on ne comprend pas, les taches d’huile noire aux bords nets, d’une chevelure et de deux larges yeux. Du jaune. Cette face jaune, de l’autre monde, avec cette pensée distante, je la connais. L’homme m’a attiré parfois à la lueur des brasiers dans les campements nocturnes des rivages, et c’est pour¬ quoi je le reconnais sans presque le voir. Il s’as¬ soit sur ses jambes croisées comme personne ne sait le faire, et il lève un doigt en l’air en regardant bien loin devant lui, comme il a vu faire. Ses che¬ veux lisses, raides, en dents de peigne noir autour de sa tête, n’avaient pas été rasés comme les nôtres, mais aplatis en coquille.
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 131 Il vient de l’humidité des Sept Fleuves. Il a été deux fois conquis dans ses ancêtres : la première fois au commencement des temps, la seconde fois au vrai commencement. Mais l’important, c’est qu’il a, de ses yeux, vu un roi, et que ce roi lui a permis de le toucher. Il parle de ce roi de Kapilavastu, qu’il a vu et qu’il a touché. Ce roi était en haillons, et au pied des plus hautes montagnes du monde, il pro¬ clamait l’égalité des hommes. Il disait les quatre devoirs, et, de plusieurs manières différentes, faisait voir que tous les êtres se valent. Si je regarde l’Asia¬ tique ramassé dans la niche de son corps, je vois qu’il brille de ce roi, et qu’il ne l’a pas quitté, et qu’ils sont ailleurs. Et quand il crie : Siddartha ! il jette un joyau aux autres. Trois se taisent — dans un angle : le Juif, un Grec, un Égyptien — des hommes savants, pleins de choses imperceptibles, jetés par le Destin au milieu de la meute assombrie. Nous sommes une mêlée où vien¬ nent se ressembler toutes les espèces différentes de vivants. Mais entre tous, celui qui est assis dans la haute encoignure de droite semble trôner : c’est qu’il est aveugle. On voit qu’il est aveugle : il y a trop de majesté dans les gestes qu’il déploie pour que ce soit un homme ordinaire. Il nous dépasse par quel¬ que chose. Il est muré au fond de ses yeux. Son malheur est nu et visible jusqu’aux entrailles. Cet homme plein et fort avec ses deux regards coupés, c’est un soldat mercenaire fait prisonnier et puni par le roi des Perses, puis vendu au suffète amiral. Il est Crétois ou Carien. Comment a-t-il pu sortir de la mer furieuse, lui qui est plus que seul, bouché par ses prunelles massives comme des galets... Tous, nous sommes seuls et mutilés, nous qui désespérément avons vécu jusqu’à ce moment-ci,
132 LES ENCHAÎNEMENTS nous qui allons régner. Le premier effort qu’on arrive à faire ensemble, c’est de chercher, c’est d’appeler. — Où est Hylas, qui sait tout ! dit un homme. On répond : — Il est mort dans l’eau. — Ah ! Il savait construire une maison, avait ré¬ ponse à tout. Il mettait tout ce qui existe dans sa bouche. Une voix, un grondement, s’élève lourdement par¬ dessus ce que disent les autres. C’est Elcho qui annonce : — Hylas savait tout, mais il ne savait pas nager. — Il savait nager mais on lui a fendu la tête, et son corps fendu a coulé, glapit une voix, une voix criaillante de scribe. — Il est mort, mort, gronde la force d’Elcho. On ne répond pas parce qu’on se met à avoir peur. Le mort, comme lorsqu’il est descendu dans l’eau, le dessus de la tète ouverte, en tirant en bas son tourbillonnant linceul de pourpre avec lui, s’en¬ fonce dans le mépris de l’oubli. — Qu’est-ce qu’il faut faire ?... Ils viennent de toutes les régions, de toutes les sources animées du monde. Les noms que quel¬ ques-uns hasardent comme des mendiants sont si forts que même en morceaux, ils révèlent des pays. Après avoir invoqué le lieu essentiel, ou bien le maître, ou n’importe quoi qui fait corps, chacun veut se montrer davantage, bégayer son aventure d'avant, pour forcer les autres à y croire. Mais il est plus ardu de sortir du silence que de la mer. — Il y avait un figuier et cela vous habillait de fraîcheur. — Nous donnions de grands festins dans notre palais. Et là, une main indique du doigt, une à une, les pierres amicalement entassées, et suit la pente des branches d’olivier croisées en toit ; et après, le corps
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 133 se désigne lui-même en rond. La maison était si petite que c’était presque un vêtement ? C’est bien cela, sans doute... Une forme se détache de la lutte des formes, tend en avant sa figure où brille une avidité extraordi¬ naire, et doucement, ses bras. On voit qu’il recrée devant lui deux yeux, deux mains. On avait commencé à vivre, comme l’enseigne la vie elle-même. On inventait toutes les vieilles choses de toujours. On voulait durer, s’augmenter, choisir, rester tous les deux ensemble, devenir une famille, et autour, écarter la mort. Puis sont venus les hommes inconnus. Parfois ils firent miroiter des colliers, ils attirè¬ rent par des étalages, discoururent. Ou bien, ils se ruaient ; ils disaient qu’on les avait dépouillés ou qu’on les avait outragés. Des gens qu’on n’avait jamais vus s’écriaient : « Il faut que je me venge de vous. » Un soir entre les soirs quand on rentrait du travail, la face des choses était changée. Des corps barraient le seuil, on les reconnaissait horri¬ blement, et, à cause d’eux, la maison n’était plus reconnaissable ; tout ce qu’il y avait eu de fait jus¬ que-là, se défaisait. Ou bien tout restait pareil, et on était emmené ; et c’étaient les choses immobiles qui s’en allaient. Ou bien un choc de foule, et un échange de bateaux sur la mer. Ou alors, on était, bon gré mal gré, les complices du marchand ter¬ rible, les complices du retour alourdi, maladroit, gêné par la richesse sacrée qu’on cache dans le ventre des choses comme une divinité. Et on recom¬ mençait à obéir, autrement. Des commencements, des premiers pas d’his¬ toires... On voudrait savoir plus loin que ce vagis¬ sement du malheur. J’interroge. Je trouve tout d’un coup devant moi des ignorants, des rebelles ! — On a emmené le père, alors toute la famille appuyée à rien, est tombée par terre.
134 EE8 ENCHAÎNEMENTS — Où cela ? —Je ne sais pas. On redemande où. — Tu sais, au départ, quand on voit la tour du port s'éloigner à reculons et qu’on se met à ne plus sentir que l’odeur froide des vagues, et quand les lignes qui vous attachent aux choses qu’on connaît tissent de la petitesse ; tu sais, le quartier descen¬ dant où les maisons sont aussi bleues que la mer, le coin où l’on jette tout, la plage qui est molle et noire, où le soleil sent mauvais, où les vieux pal¬ miers coupés jaunissent et moisissent comme de vieux filets. — « Où ? Quelle ville ? » — « Je ne sais pas. » — « Gebel, Milet, Utique ? Au couchant, au levant, près, loin ?» — « Je ne sais pas ! » — Je ne sais pas ! mais je sais que dans un autre pays, à ce moment-là, un roi avait besoin de cons¬ tructeurs d’édifices... Ou bien : Le pays avec tout ce qui y est planté, de plantes, de laboureurs et de murs, a changé là- haut, quelque part, de possesseur. Il y a eu entre les maîtres des arrangements qui sont tombés sur nos poignets et sur nos épaules, ont découpé la terre et l’amour. Les uns, fils d’esclaves, n’ont fait que changer de mains, les autres étaient libres et sont devenus tout d’un coup esclaves — comme moi et comme cet Égyptien, comme ce Grec et ce Juif qui sont en¬ semble, à l’écart — et on lit sur les faces les degrés de durée de la défaite. Un Scythe dit que le froid est blanc, que le cou- lement tiède fait fondre la neige. — Elle est rose, la neige, de plus en plus foncé quand on remonte les rigoles vers le bas de la porte. Elle est toute rouge. Ah, ah ! Elles étaient trois avant — et il n’y a plus qu’une seule chose. Un cœur c’est noir... Le dedans de nous, je sais que
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 135 c’est un buisson tout noir ! Moi, j’étais riche, avant, si riche ! Un autre est venu aussi du Septentrion et même, il est tombé d’un plus grand Nord que le Scythe hyperboréen (moi aussi je suis venu du Nord). Il a les épaules fuyantes, il appartient à une race de marcheurs-nageurs qui savent glisser sur la vase. Quelque chose l’attire parmi tout ce qui n’est plus : — Tous les ans, pendant l’hiver, un petit sapin qu’on orne. Il n’est pas plus haut qu’un enfant. Il promet le recommencement de la verdeur. Hiver et printemps ensemble, c’est étrange ! — Partout ici, lui dit-on, l’hiver, les arbres sont verts. Mais il est impossible de savoir tout d’un coup autre chose que ce qu’on a su pendant longtemps, il reprend : — Oui, dans les voyages, oui... Mais, l’hiver, les arbres sont noirs et transpercés. — A des carrefours, dit un autre, la statue de la Grande Déesse. Elle a une longue robe bleu de ciel couverte d’étoiles d’or, une couronne d’or. Elle porte dans ses bras l’enfant Éros, au-dessus de son front plane le Désir qui est un oiseau de feu. — Nos forêts, personne ne peut les traverser, pas même le vent, dit le Celte. Le vent y tombe et n’en sort plus. Elles sont trop hautes, et surtout, elles sont creuses dans le noir. Il y a, en dessous de la forêt, une. autre forêt de pourriture, de ruines, de bois et d’eau et des brouillards de poison. Rien ne passe ; mais Hamilcar Bakri a passé, lui, pour re¬ joindre l’ambre du rivage. — Il faut brûler, dit Elcho. Brûler ! Sa voix domine. Elle est géante comme lui et fait taire les autres quand elle apparaît. — On ne peut pas brûler la forêt ! Elle est trop horrible. L’incendie ne va pas jusqu’au fond, il remonte et s’envole sans rien faire.
136 LES ENCHAÎNEMENTS — Brûler ! dit Elcho. — Moi, on m’a crucifié, mais je suis tombé de la croix. Mes plaies s’alourdissent dans ma main comme des pierres qu’on ne peut pas jeter, elles redevien¬ nent les deux clous qu’il s’était agenouillé sur moi pour mettre dans mes os. Dès la première heure, mes plaies s’ouvrent, et ma rame est celle qui est enroulée de sang frais. D’autres, ayant écouté les parleurs autant qu’ils ont pu, ont dit seulement : oui. Ils allaient parler, cherchant péniblement les premiers mots, en la¬ bourant leur mémoire, mais quand l’autre a fini, ils pointent le doigt vers lui : — Moi aussi. Et ils se taisent solidement parce que, rentrant dans leurs secrets, ils viennent de tomber juste dans les mêmes mots qu’ils ont entendus, et pourtant, ils sont étonnés parce que ce n’est pas la même chose. — Voici ce qu’il faut faire. La résolution qui s’assemblait, se disloque : car un éclat de rire et une gesticulation fait rire et remuer un coin, puis remue tout... Ils ont découvert, lui et lui, qu’ils se ressemblent parce qu’on leur a, à tous les deux, coupé les oreilles. Les cornets de chair à moitié osseuse tranchés à ras, c’est une narine clouée dans chaque tempe. Et cela les en¬ cercle, les gonfle, d’une laideur pareille, c’est une parenté qui en fait le poing droit à côté du poing gauche. Ils se boursouflent de rire et se renvoient leur image comme un jeu avec l’arrondissement de leur face. Puis s’intercale, entre eux, en vue, un homme qui n’a plus de nez. Par cette mutilation, le bourreau qui passe régulièrement dans les riches familles, en quête de travail, a brouillé la forme de sa figure. A la place du nez, deux sillons noirs séparés par un
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 137 os qui pointe, l’os blanc. Quand on voit cette figure déshabillée de peau au milieu, ce milieu de figure nu comme la pierre du chemin, on pense que la hideur elle-même a posé sur un homme son masque creux. Celui-là, c’est un esclave de race, un descen¬ dant des indigènes du littoral d’Ascalon que les peuples de la mer, refluant de l’Égypte, ont domes¬ tiqués. Il a été puni du supplice des esclaves qui ont essayé une première fois de fuir. Cet outrage qu’il a fait à son maître lui a valu aussi d’avoir un pied coupé. Il rit de toutes ses forces entre les deux têtes que transperce l’absence des oreilles. Tous les trois agitent pour s’amuser l’agressive laideur de leurs traits : c’est tout ce qu’ils ont à eux. Et un autre, au fond, a mis le feu à une branche pour illuminer et répandre son visage. Celui-là, c’est la bouche ! la bouche, qui fut agrandie par la hache et dépecée. La férocité de cette blessure saignante, et rocheuse de dents, avec ses entrailles de langue et de gencives, jusqu’à la trappe nue de la gorge, brille comme un brasier. Les mêmes aventures. Toutes ces ruines de paroles, cela aboutit, roule, à la même chose. La même ombre saigne là-dedans, de toutes les plaies. Vio¬ lentés, tordus, incorporés à des monstres in¬ croyables, détournés hors de l’humanité, nous en¬ fantons l’image d’un monde de malheur. C’est une création, une création terrible qui s’en retourne, de travers, vers le chaos. Nous différons entre nous ? Non. Il y a longtemps que les différences sont arrachées sur la surface vi¬ sible de nos viscères. Les diversités d’origine ne sont plus. Il n’y a plus de particularités ni de couleur de race qui tiennent. Plus il y a de pays qui passent dans les mots, plus on reconnaît au milieu d’eux, d’aplomb, debout sur ses jambes, la forme unique du malheur. Les ressemblances s’entassent, et vien¬ nent s’accumuler comme des crépuscules, sur le
138 LES ENCHAÎNEMENTS sombre autochtone laconien, qui est là debout, vé¬ gétal et sépulcral. Comme l’être au bras usé ne sait plus parler, un autre qui l’accompagne, parle de lui et l’explique, tels les montreurs de bêles curieuses qu’on voit sur les places d’Olbia. Il raconte : autrefois lui-même faisait partie des tribus de l’intérieur. Les autres — celui-là — des tribus du rivage appelées Hilotes. Quand les Dorions sont descendus dans le Pélopo- nèse, les Hilotes ont résisté davantage et ils ont été plus cassés, battus plus bas par les vainqueurs. Et comme ils sont plus nombreux — sept Hilotes pour un Spartiate — il y a de grandes fêtes où on en régu¬ larise le nombre par le meurtre en masse. On n’en garde que ce qu’il faut pour le travail, car les guerriers ne travaillent pas. C’est le gibier sur quoi la jeunesse noble de Sparte s’exerce à ensan¬ glanter les instruments de la guerre, à écraser la nuque ou à trouer le cou pour apprendre à finir un être. Le Périèque pose son doigt sur le corps du maudit, sur l’arcade creuse où pointe l’œil écorché de pois¬ son — anneau blanc, argenté, là peine rosé, autour d’un globule noir bombé d’effarement trouble ; et il montre l’espace qu’occupe l’empreinte des lanières moulée sur la boue de ses reins. Les yeux, la bouche, la ventre, les pieds ne sont plus que de la lourdeur, ce sourd appel du minéral à travers lui-même. Il survit, mais il est seul, tout seul avec son souffle. Il a dû tout laisser, de la destinée, sauf la vie. Nous aussi, nous sommes en bas du monde inférieur fait par les maîtres. Nous sommes, comme nous pouvons, son reflet à lui, le plus pauvre. C’est notre père sans âge qui est dans la boue. — Rien ne sera pire ! Les cris sont couverts par celui-là. Il avait déjà bourdonné à notre oreille du temps que nous n’étions que la volonté des rames. C’est la certitude
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 139 qui sort de l’ombre, de l’ombre gluante et dégout- tante de la vie, comme d’un oracle. C’est un com¬ mencement encore informe et aveugle, encore fou, qui nous guide pour nous enlever de nous-mêmes... — Rien ne sera pire ! ★ ★ J’ouvre les yeux. Il y a eu une extraordinaire cas¬ sure des choses. Il y a deux mondes en boule oscil¬ lant dans l’imborné. Tout un monde sonore et four¬ millant d’esclaves rebelles danse encore épaissement dans ma poitrine, au fond de moi, ailleurs... Mais, plus haut, à la hauteur de ma tête, c’est aujourd’hui. Le toit rond de lumière dans le cratère rouge mais froid. Je suis assis là tout seul. La cavité est vide, immobile, parfaite (l’immobilité est la seule chose qui nous jette la perfection à la face). Je m’étais avancé dans l’inconnu, c’est le retour vertigineux, à tire d’aile, la gravitation énorme vers le moment présent. Mes immenses paupières retombent. Dans l’infini de mes yeux refermés, une voix nouvelle et terrible passe — et au milieu des images d’un songe, elle ameute de la vie. — Mort ! Désert ! Le monde va mourir. Ah, ah ! Les temps sont accomplis ! L’homme d’Hébron, le prophète- de malheur, a crié dans la grotte au milieu de nous. — Les jours de colère sont venus. La terre se dessèche ! Il était là, plus misérablement accroupi par terre que les autres, ce trouveur de cris lugubres. Ses yeux à l’affût des nôtres et brûlés d’une maladie rouge qui lui pétrifiait les cils, son profil incom- préhensiblement courbe, sa tête trop grosse pour son corps — le front au gonflement de ventre —les
140 LES ENCHAÎNEMENTS taches noires de sa barbe et de ses cheveux qui après la tonte servile repoussaient ainsi que des ran¬ gements, l’ustensile chétif de son torse, les pattes amincies. Pelotonné, il embrassait ses genoux du lien de ses bras ; on voyait émerger de cet encercle¬ ment gris les deux maigres poires de ses genoux. A plusieurs reprises, il avait pris son élan, en accrochant l’espace avec ses mains, comme si l’es¬ pace était une chose pendante, pour se dresser, mais il avait ravalé sa parole et était retombé plié en carré et maigrement fiché en terre. Cette fois, il s’était tendu debout, et on voyait sa salive grêler de sa bouche. L’ancien scribe grec et l’ancien prêtre égyptien qui étaient ramassés à côté de l’homme de Judée — puisque tous les trois ils faisaient un groupe à part — levèrent leurs figures instruites et lui lancèrent deux regards hostiles, au moment où il se mit à voci¬ férer. Son cri fit peur à la ronde, secoua ; j’en vis plus d’un grimacer, et de plusieurs fosses de la caverne, on lui répondit avec la violence reculante des effarés : — C’est vrai, la terre se dessèche ! — Mon pays se dessèche, se lamenta une voix qui sortit d’une pénombre dont on ne percevait que les dents et les lèvres liquides. Les places de la vie diminuent, là-bas, dans les montagnes. Com¬ ment faire ? Au bord de mon pays c’est le commen¬ cement de l’inconnu, et c’est justement un détroit de mer qui s’est desséché. A partir de ce détroit sur lequel on peut marcher, c’était autrefois tout le dedans de la mer. On voit bien que ces creux polis et travaillés étaient des gouffres ; on le voit si bien que le souffle manque comme s’il était poursuivi dans le corps par la dureté de l’eau. C’est visible aussi que les hautes pierres qui sortent d’en bas comme des arbres, ont encore tout du long, l’écorce
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 141 des récifs de la mer ; les familles rondes des vagues, ce sont elles qui y ont attaché ces ornementations de couleur ; et ces tertres soulevés dans l’air étaient des îlots parce que seules les grandes vagues allantes et revenantes ont pu leur lisser ces échines, quand la masse épaississante de nuit emplissait avec force les bas-fonds, qu’elle marquait ses bords avec ses ongles et noircissait de sa mouillure au soleil la noir¬ ceur des enclumes. C’est sombre ; le jour est encore inondé et noyé. Ce qu’on suit de l’œil là-haut sur la descente des monts, cette ligne suspendue, c’est le bord d’un port cramponné, et ce qu’on voit flotter, rouler au-dessus des têtes, tout là-haut, ces gros nuages noirs, c’est comme l’envers immense des ba¬ teaux. « Dans mon pays, les marcs ont une eau lourde, pleine de la chair de la mer. Le sel germe et fleurit sur les choses et fait ses signes dans les champs et en bas des maisons, comme un givre brûlant. L’eau s’en va de partout. Dans les puits des vides sont de¬ bout. Les fleuves baissent et rentrent, et les ruis¬ seaux s’envolent. On a fui ; mais ceux chez lesquels on a fui nous ont punis. — Le monde qui s’étend le long de la mer de l’eau de Qiti boit aussi ses fleuves. Ses sources re¬ tournent d’où elles viennent. C’est une inondation de sable qui prend tout, la graine de la mort à la volée. La sécheresse s’étale et monte, et la vie se sauve de plus en plus haut sur la montagne. Parmi des journées et des semaines de pays, il n’y a plus que quelques couronnements qui respirent. — Et il y a aussi des fleuves qui tâchent de boucher les villes. J’ai vu le grand fleuve qui ne veut pas de maisons. Il verse des montagnes de boue. Il prend les villes et les met au fond de vallées immondes. — Le Méandre embourbe la destinée de Milet, dit un Grec. — L’Hermos, celle de Smyrne.
142 LES ENCHAÎNEMENTS — Le Crathis saisit Sybaris. Le crieur juif reprit en se débattant — et il était fort parce qu’il les tenait, et il Arrivait à creuser alentour avec ses coudes, et par poignées, du silence dans chaque homme : — Des signes de colère ! — De colère, répétèrent plusieurs bouches. — Les villes ne dureront plus longtemps ! C’est la fin de tout. On le crut : « Oui, oui », murmura-t-on. — Le monde est frappé de toutes parts, et c’est bien fait. C’est bien fait pour vous, parce que vous avez obéi. Tous vous avez obéi à tous les passants qui voulaient commander, au lieu d’obéir à qui avait raison. Vous vous êtes prosternés devant les autels de tous ceux qui disaient : je suis dieu. . « Vous avez obéi à des maîtres qui se sont servis de vous pour fabriquer leur gloire, leur beauté et leurs joies. Eux-mêmes, ils ont annoncé qu’ils ont pétri leurs villes couronnées de palais, avec votre sang comme avec de l’eau. « Ils sont allés dans le monde et ont lutté l’un contre l’autre, non pour de grandes raisons, mais chacun pour soi, pour son nom, sa famille, son trésor. Ils ont vécu de la mort de la foule, puisque la foule a été jusqu’ici immortelle. Ces hommes n’ont régné que par la force. La force s’use et meurt. Alors, ils se sont successivement piétinés — vos pieds, vos têtes : De loin, à voir, ce fut un jeu ; de près, ce fu¬ rent des prodiges d’apparition et des prodiges de disparition. Voilà ce qui a été fait depuis le déluge. — L’Égypte ! dit l’Égyptien, comme si cette pa¬ role couvrait tout ce qui peut être dit. (Et pourtant sa voix était froide comme la pierre.) — L’Égypte et sa grandeur ? Maintenant, Cam- byse marche dessus. Et si vous demandez aujour¬ d’hui : qu’est-ce que Thèbes ? c’est, dans une exor¬ bitante enceinte déserte de ville, quelques villages,
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 143 séparés par des vides, autour de vieux sanctuaires. Le Perse après l’Éthiopien et le Libyen : les grands passants, les grands successeurs disparates qui ont pris chacun l’Égypte comme on prend les rênes d’un char... L’Égypte est usée et fracassée jusque dans le dessous de son sol par la puissance des règnes. — Assur 1 dit, les yeux luisants sous leurs barres touffues, une espèce de Syrien qui était là. — Assur ! Ah 1 son histoire est la plus prodigieuse de toutes ! Assur, sa prospérité coulait à pleins bords de toutes les plaies de l’Asie. Jamais le taureau assy¬ rien n’avait été si plein de sang. Le vieux roi gigan¬ tesque était saoul de victoires ; il ne se dérangeait plus pour frapper. Il construisait des villes grandes comme des pays. A peine fut-il entré dans le sépulcre, que Cyaxare, petit chef de bourgade aryenne, qui payait l’impôt au gouverneur de Kharkhar, ce Cya¬ xare dont le père avait laissé un jour sur le champ de bataille ses os de rebelle et sa mince armée, fut le boucher d’Assur. Et non seulement il détruisit l’abondante capitale dans la pleine dureté de sa gloire, mais il fit disparaître à jamais cet empire où, depuis la fondation, il n’y avait presque pas eu d’année sans sa saison de bataille, dont les souverains épa¬ nouissaient leurs figures sur les ruines — et cela, ils l’ont crié aussi aux oreilles des pauvres malheureux — et, qui bâtissant des murs nouveaux autour des villes prises, écorchaient les prisonniers et couvraient les murs avec leurs peaux, et en empalaient d’autres dessus, et en muraient d’autres dedans. — Quand j’étais soldat, dit, après un vent de si¬ lence, un homme, j’ai passé avec l’armée près des ruines de Mespila et de Larissa. Un vieillard m’a dit alors : « Ne crois pas ce qu’ils disent ; ce n’est pas Mespila ni Larissa, c’est Ninoua et Kalkhou, détruites par Cyaxare, il y a soixante-quinze ans. — Ninive et Kalak, les deux villes dont la masse i. 7
144 LES ENCHAÎNEMENTS des murs a noyé des océans d’hommes, et qui amon¬ celaient toute l’Assyrie et toute sa proie asiatique autour du palais effrayant d’un seul 1 Les deux mon¬ tagnes sur la vie. Après soixante-quinze ans, quand ou passe à leur pied, on ne les reconnaît même plus, et les gens leur donnent des noms de mensonge. Elle a disparu sans qu’on puisse retrouver trace de ses gîtes, cette série effroyable de saisisseurs de choses, celle d’Adasi, d’Oushpia, de Shamsiadad — pontifes- rois — celle d’Assourbelnishishou et Bousourassour — rois — qui, il y a mille ans, traitaient d’égal à égal avec les seigneurs cosséens de la Chaldée : Bour- nabouriyash, Kourigahou et Kharakardash. Ils ont disparu en Sinhariskhoum, qui, serré par Cyaxare entre les murs de son palais, s’y brûla avec les corps de ses femmes et les corps de ses trésors. « Ninive s'était souvent accumulée sur Babylone depuis le jour où Tougoultininip y entra et y saisit, comme tant de ses descendants firent depuis, les mains du dieu Bel. Puis Babylone rebâtie autour du temple d’Egasilla par Assourakheiddin, le fou généreux, s’entassa sur l’ombre de Ninive. — Babylone, Sardanapale ! dit celui qui voulait montrer qu’il avait été soldat. J’ai vu près de Tarse la statue d'un homme claquant des doigts ; dessous, une inscription disait : « Moi, Sardanapale, fils d'Ara- kyndaraxès, j’ai bâti Anchiale et Tarse en un jour, mais maintenant, je suis mort. » — Tu mens, fit le Grec. Il n’y a pas eu de Sarda- napale. Tu dis ce qu’on t’a dit, tu n’as pas vu. L’autre recula en grondant : — J’ai vu quelque chose ! — La force s’use, la force s’use ! Les empires ne valent rien puisqu’ils ne durent pas. Les Scythes et les Cimmériens qui ont ravagé le monde, les Scythes destructeurs suscités par la main gauche de Dieu, et qui allaient vêtus de la peau de leurs ennemis, leurs carquois cuirassés de mains coupées, et dont les
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 145 maisons avaient des roues, se sont anéantis de victoire en victoire. Ils sont venus, puis partis. Cyaxare les a brisés et il a forcé ce qu’il en restait à repasser par les trous du Caucase. « Et ce Cyaxare formidable et ce qu’il avait fait, cela a duré bien moins encore que le reste. Toute la Médie et toute sa gloire, la race du Passargade Aché- ménès les a capturés d’un seul coup. Astyages n’a pas pesé plus qu’un chat dans les mains de Cyrus. 11 y avait encore le roi de Lydie qui tenait beaucoup de place en Asie. Cyrus s’est saisi de Crésus — et Baby- lone qui restait encore elle-même, Cyrus d’Iranien y est entré comme l’Euphrate. Maintenant, le grand canal est une longue colline, et, au milieu de ces montées et de ces descentes de pierres écroulées, où il n’y a presque plus de lignes de pierres collées en¬ semble par le bitume, on se dirait dans les mon¬ tagnes. « La gloire tourne en rond comme une folle. La richesse va et vient, de roi en roi. Il n’y a que les tués qui ne bougent plus. Mais les peuples sont pleins d’enfants. Pourtant c’est le soir qui tombe, plus grand que les soirs, plus grand que les hivers. Voilà ce qu’il y a eu ; des maîtres qui ont fait leur bonheur avec des millions de malheurs. Pourquoi les foules ont-elles obéi ? Des jeux d’enfants sur le sable, voilà ce qu’il y a eu. Mais chaque grain de sable est un coeur dans un corps, c’est la chose de joie et de dou¬ leur. « Maintenant, le monde est à bout, vaincu par la guerre, comble de ruines. Toutes les routes mènent à la dévastation. A chaque lieu est cloué comme une malédiction, le nom d’un massacre ou d’une fin. Rien ne subsiste de l’ordre ancien. On n’a pas pu refaire autant qu’on a pu détruire. Les hommes ne sont des dieux que de destruction. Les plus grands souvenirs pourrissent ; on rencontre, partout où l’on marche, les preuves criantes du crime des victoires. Mannaï
146 LES ENCHAÎNEMENTS n’existe plus. Ellihi ? Disparue dans la tourmente. Où sont les royaumes d’Ourartou et celui de Heth et celui de Damas ? Leurs noms sont des choses légères et inutiles. « Nous sommes à la fin des jours. Ils sont visible¬ ment usés par le frottement des temps et des espaces, les escarpements et les gorges torrentielles entourant ce qui fut la citadelle de guet d’Uru-Salim, — Moliah, Millo, Sion... « Qu’importe que ce soit l’Achéménide le maître de la terre, et que le Grec soit celui de ce côté-là de la mer, et le patricien de Carthage, celui de ce côté- ci. Qu’importe : les personnages qui succèdent à l’autre bout de la désolation des pauvres. Pour eux, vous faites sortir le grain de la terre, le poisson de l’eau, et les murs du chaos dur. Pour eux, vous éven- trez les hommes et les portes qu’on vous montre, pour eux vous multipliez la vie ou la mort. Ils ne seraient chacun dans le monde que le cauchemar muré d’un homme. Vous, vous êtes les magiciens qui dites : Que tout ce que hurle ton rêve s’accomplisse ! Eux ont fait le crime, mais c’est vous qui avez fait le malheur. « Ah, vous n’avez pas pu vivre chez vous et conti¬ nuer la paix et la joie. Pourquoi ? Vous ne savez pas ? C’est parce que vous avez laissé triompher en vous l’animal de l’obéissance. Tous, depuis ceux-là, jusqu’à toi, scribe calculateur, et toi, prêtre, qui transformes les croyances en énigmes et en métiers. Vous avez par-dessus vous le savoir et l’enchantement, mais vous êtes aussi obscurs que le basalte de Bashan dont Salomon pava il y a quatre cents ans les routes qui mènent à Sion. Tous, vous avez fait la fatalité avec l’obéissance. — Tu ne connais pas Harmodios et Aristogiton ! dit le Grec, qui avait une belle voix. Si tu les con¬ naissais, si tu connaissais la haine qu’ils ont vouée aux fils de Pisitrate, tu verrais d’abord leurs poi¬
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 147 gnards et tu ne dirais pas qu’il n’y a autour des tyrans que des obéisseurs. — Tu ne connais pas Collatin et Lucius Junius qu’on appelle aussi Brutus parce qu’il a simulé la folie pour échapper aux gens du roi, dit un autre. Les jours du potentat venu de Tarquinies sont comp¬ tés, et à la place de la tyrannie du Thyrsène, s’éta¬ blira la république romaine. La république, qu’est-ce que c’est que ce mot nou¬ veau ? C’est simple : c’est la chose de tous ; c’est enfin toute la vie réglant toute la vie. C’est le con¬ traire du droit magique d’un maître. La république ! — Toutes les têtes sont frappées par cette grande pa¬ role qui vient de naître dans une bouche. L’Israélite s’agitait autant qu’il le pouvait ; mais, chaque fois qu’on lui répondait, il s’agitait encore plus ! Sa voix avait, brusquement, des coups sourds comme de la toux, et, brusquement, des cris aigus, ridicules, perçants qui l’égorgeaient et égorgeaient ceux qui l’écoutaient. Sa main, maigre comme les lettres, s’ouvrait et se fermait. — Ce n’est pas vrai ! s’égosilla-t-il à crier, pas vrai ! Non ! L’envie de changer qui vous démange ira jus¬ qu’au meurtre, mais au meurtre de quoi ? Ceux dont tu parles s’imaginent-ils qu’ils vont tuer la tyrannie ? Ce n’est pas parce qu’un homme monte à la place d’un autre qu’on met la démocratie à la place de l’autocratie. Qu’importe de faire des républiques si elles sont gouvernées par des rois 1 Le proscrit, que la découverte d’une conjuration avait fait fuir des rives du Tibre, fit un grand geste et se contenta de répondre : — Ses jours sont comptés, et Rome sera en répu¬ blique ; écoute : en république ! La nouvelle loi est prête et nous, les républicains, nous la savons mot à mot dans nos cœurs. Un homme chétif demanda : — Qu’est-ce qu’elle dit, celte nouvelle loi, pour les
148 LES ENCHAÎNEMENTS hommes qui ont emprunté de l’argent et ne peuvent pas le rendre ?... Parce que moi, c’est à cause de cela que j’ai été fouetté, vendu et chassé par les gens de l’île, sur l’ordre de Polycrate. L’autre, la main sur le cœur, les yeux inspirés, récita tout d’un morceau, avec l’air de ceux qui ne s’arrêtent pas à comprendre ce qu’ils débitent : — Que le riche serve de caution pour le riche ; pour le pauvre, qui voudra ! Que le jour du marché, le créancier impayé se paye sur la chair du débi¬ teur ! S’il coupe trop ou pas assez, qu’il n’en soit pas responsable ! L’homme grimaça, tandis que le rire des autres lui tombait sur la tête. A cet instant, j’ai senti chanceler en moi tout ce que je pensais. J’ai discerné la séparation des paroles d’avec ce qu’elles disent ; et toute une machination. On dirait qu’il y a plusieurs vérités. J’ai songé à cet amusement que Thespis, ébloui par la gloire déroulée des liturgies, a montré aux Athéniens : animer par des personnages réels qu’une foule assemblée regarde, les fictions des poètes — les hypocrites acteurs ! Oui, j’ai vu la double face des hommes de la loi. Le Juif gronda, sans paroles, comme un chien. Parce qu’il ne savait pas quoi dire ? Non, parce qu’il avait trop à dire et qu’il était submergé par la cer¬ titude. Il plongeait le regard en avant comme s’il voulait se saisir, lui, de la vérité, et si attiré, qu’à un moment, il se mit à quatre pattes pour mieux la voir en avant de lui. On sentait qu’elle le dépassait de partout et que l'homme était malmené et rape¬ tissé par la grandeur qu’il cherchait. Les formes admises jusqu’ici, les règles dans lesquelles se limi¬ tent et s’établissent la sagesse et la beauté reconnais¬ sables, il en était sorti ! Il était divinisé d’une exagé¬ ration de pensée qui ne s’adaptait pas à notre taille ni même à la sienne, et qui le cognait à l’impossible. Pourtant, d’une façon ou d’une autre, comme il le
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 149 pouvait, humainement, il arrivait à se hausser jus¬ qu’à la tourmente qui emportait la première partie de la destinée des hommes. Le Grec détourna la tête en disant : — Voilà un fou. ★* De toute l’étendue à la fois s’abattit un bruit ré¬ percuté d’orage, et cela nous fit trembler à travers les os de nos têtes et les murs de la montagne. Et même, le Crépuscule lourd qui éclairait cet orage entra. — On ne peut pas désobéir ! Il faut bien obéir aux dieux. Celui qui criait ainsi éperdûment, c’était l’aveugle qui trônait, enfoui derrière ses prunelles. Nous nous tournâmes vers lui et nous le vîmes dans la lueur livide soudain répandue, qui avait l’air de nous re¬ garder avec les fermetures sanglantes de sa tête. Il nous indiquait les chaînes invisibles. Sa parole, à son tour, inquiéta et fît frissonner. Les dieux, ce qui est au fond de l’haleine du vent, ce à quoi se cram¬ ponnent les cris profonds. — Nous ne sommes pas libres puisqu’il y a les dieux 1 — Ah ! dit celui qui me touchait, en se hissant avec peine hors du silence. Nous essayons partout de les fuir, les dieux. Pas les grands, les voilés, puisque à ceux-là il est inutile de tenter d’échapper ; mais les petits, les bandes de mauvais génies qui viennent chasser à l’homme non seulement dans les bois et les champs, mais dans les rues de Vulsinies et de Céré. Il ne faut pas, quand ils vous ont remarqué, que ces cachés vous reconnaissent. Alors, pour les dérouter, on reconstruit sa maison autrement, la porte d’un autre côté. On change de costume, on
150 LES ENCHAÎNEMENTS change de nom, on change même de langage. Et tout de même, souvent, on est reconnu ! — Les mauvais génies sortent la nuit d’une tau¬ pinière ou de derrière la lune, et ils jettent le voya¬ geur attardé dans le marais qui le suce, raconte le Celte. Et tandis que le tombé s’agite, tiré en bas par ses pieds, cherchant et appelant un secours avec sa face qui descend, le mauvais génie prend l’aspect d’un voyageur pensif et chemine, tout près, sur le bord du piège mou de la fange. Il n’entend rien et, très lentement, disparaît — après avoir donné au mourant plein de vie le supplice de l’espérance. — J’ai sacrifié mon fils... Devant la ville, pour qu’on voie comme une femme, la chance tourner ! — Moi aussi. — Mes dieux à moi sont terribles, dit l’Hyper- boréen qui avait décrit un petit arbre en fête dans l’hiver. On ne leur échappe jamais, on est tenu par la respiration et le sang dans les événements tissés par les Nains. Mais nos dieux mourront un jour, cela est écrit dans les runes par lesquels les devins et les voyants sèment la vérité : sur les pierres, sur les troncs des arbres des forêts sauvages, sur la peau fraîche des suppliciés. ★ ★ — Et toi, à qui as-tu obéi, à qui avez-vous obéi, toi et les tiens ! Ce qui prononça ces paroles, c’était la bouche glacée de l’Égyptien, du prêtre de Saïs qu’une accusa¬ tion de sacrilège avait chassé jadis de son sanctuaire et qui était tombé en bas de la vie. Il était décoloré, stérile, d’une seule pièce, et sem¬ blait sortir d’un songe continu. D’ordinaire, on ne l’entendait pas parler et il ne bougeait presque pas. C'était, de tous les rameurs, le plus étroit et le plus mal fait pour ramer. Quand on remarquait sa mai¬
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 151 greur à travers celle de la galère anaphracte, on en¬ tendait qu’il faisait en remuant un bruit de cheville- ment et de fléchissement de planche. Il était couché sur son ventre plat — pontife de bois peint aux yeux de verre, dont il sortait une voix qui disait là l’homme de Judée : — A qui as-tu obéi ? A ton dieu unique Jahveh qui était dieu des Kénites quand il passa aux enfants d’Israël, qu’il quitta le Sinaï et le Séir pour aller installer à Hébron et à Sichem les pierres brutes et les images de taureau ou de serpent, de métal ou de bois, qui le représentaient ? A ton Jahveh unique qui à l’époque de sa gloire, hébergea dans son temple la déesse Astarté et sa cour de prêtres, comme s’il était marié avec elle ; et trouva bon qu’à côté de son principal sanctuaire, sur le mont des Oliviers, des autels fussent consacrés à Kemmosh et à Ammân... Ou bien est-ce à celui que la tribu de Dan vola parce qu’il était plaqué d’argent, au sanctuaire achalandé de Mikha d’Ephraïm, et qu’elle installa à Laïs la sido- nienne, après en avoir surpris et égorgé en pleine paix toute la garnison jusqu’au dernier homme ? « Et à quels maîtres couronnés as-tu obéi ? de Jephté le brigand à Jéhu ? Au roi juste et clément, à celui — le premier — qui s’est vautré dans Ophra parce qu’il avait terrorisé tous ses voisins en égor¬ geant deux chefs madianites ; à l’intègre Abiméleck qui, son royaume tendu entre l’Occident et l’Orient, rançonnait les passants riches ? Aux rois généreux de ces dynasties où chaque avènement était l’autre face d’un assassinat, à ceux qui firent égorger toute la population mâle des Iduméens, et, de sang-froid, après la guerre, deux Moabites sur trois et qui, ayant vaincu les Ammonites, les mirent en masse sous des scies, sous des herses de fer, ou des haches de fer, et les firent passer dans les fours où l’on cuisait la brique ? Tu as été ignoble entre les peuples toutes les fois que tu as été fort. Mais tu ne veux pas t’en¬
152 LES ENCHAÎNEMENTS foncer dans le passé ni te taire. Ta seule force, c’est d’avoir la vie dure. Tu n’es pas bon à vivre, tu n’es bon qu’à ressusciter. — Oui, dit le Juif, j’ai été le plus infâme et le plus vil. « Je dis que j’ai été le pire. Que ma race disparaisse donc s’il le faut. Qu’il lui soit fait ce qu’elle a fait aux autres ; comme Baesha, qui tua Nadab, fils de Jéro¬ boam, et dont Zimri tua le fils Éla. Qu’elle dispa¬ raisse comme a disparu déjà du temps des Juges tout Siméon qui s’en alla on ne sait où, et tout Ruben qui s’usa entièrement à se défendre contre les Syriens de Damas, les Amalécites errants, et les deux meules Moab et Ammon. Ou tout d’un coup — puisque aussi bien l’Éternel a dit qu’il voulait en finir terrible¬ ment avec son peuple. Que nous disparaissions, s’il le veut, mais pourtant, il y avait eu au commencement, des jours purs. Quand les ancêtres n’avaient comme lieu de réunion sainte qu’un galgal près de Jéricho, puis qu’une pyramide à degrés à Béthel, semblable, en bien plus petit, à celles de la Chaldée, ou qu’un tertre et qu’un asile à Siloh. Et maintenant, après tant de destinée terrestre, d’autres grands jours sont venus pour nous, à cause de l’angoisse et l’exil. C’est qu’aujourd’hui, on voit et on subit Dieu directement. Certes, il avait déjà incendié les yeux de Moïse sur la Montagne, et Jacob, dans Makhanaïm avait vu l’Éter- nel lui-même, la nudité de la face du Seigneur. Puis on l’avait perdu de vue, à cause des prêtres, de la do¬ mesticité royale qui s’engraissait dans les temples. On ne le voyait plus tel qu’il est — car le rôle des hommes n’est pas de faire la vérité, mais de la placer à sa place, ou plutôt de dire s’ils peuvent : Elle est là. « C’est plus difficile qu’on ne croit de placer la vérité à sa place. Jahveh se mettant dans l’âme d’un homme ordinaire s’est objecté une fois à lui-même : Comment savoir si le prophète est le prophète de
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 153 Jahveh ? Eh bien, si ce qu’il annonce arrive, il faut le croire et avoir peur. Mais s’il faut se décider et agir avant que l’avenir ait eu le temps de bouger ? Quand Saphan, fils d’Açalijahou eût lu au roi Josias le livre qu’Hilqiah avait trouvé dans le temple, le grand roi Josias commença à pleurer très haut et très fort, parce qu’il ne sut pas d’abord si ce livre était vraiment le livre de la Loi. Il se mit à le croire en tremblant, rassuré par la Devineresse. C’est une œuvre profonde que de voir Dieu. Quand il approche, souffle le vent qui fend les montagnes, mais il n’est pas dans le vent ; le tonnerre roule et couvre la montagne d’une montagne de bruit, mais il n’est pas dans le tonnerre, ni clans le feu. Et Élie, avançant sur le pas de sa porte, et se cachant le visage avec son manteau, entend sa voix presque basse. « Sa voix ne fut plus perdue. Les prophètes furent sa voix marchante, sa voix guerrière, contre le si¬ lence que chacun cache et traîne en soi. On connut qu’on s’était trompé sur lui et qu’il était beaucoup plus le seul Dieu qu’on n’avait cru. Il n’était pas celui qui prétend devenir le maître par la force, mais celui qui l’a toujours été par la vérité. Il a dit par la bouche d’Amos, le premier des Retrouveurs nou¬ veaux : « N’êtes-vous pas pour moi, ô fils d’Israël, ce que sont les fils des Koushites. N’ai-je pas tiré Israël d’Égypte comme j’ai tiré les Philistins de Kaph tor et les Araméens de Kir ? » Il montrait par là que la vérité n’est pas d’un peuple ni d’un pays, mais du monde. « Loin de moi, dit Jahveh, le bruit de vos cantiques et que je n’entende pas le son de vos lyres, et qu’on ne dise pas Samarie ou Uru-Salim comme si l’on avait tout dit. Mais que le bon droit jaillisse comme de l’eau, et la justice comme un torrent ! » « Certes, il est tard maintenant pour désobéir au mal, et pour la faire marcher à l’opposé du vieux sens de sa marche, la foule, vermine des idoles. Ils
154 LES ENCHAÎNEMENTS reconstruisent le temple bien tard, et les riches sont restés à se prélasser dans l'exil, lorsque le Grand Roi en a rouvert les barrières. Et qu'est-ce qu’ils ont fait depuis dix ans, ceux qui sont rentrés par les portes hélas béantes d’Uru-Salim — non pas celles qu'on ouvre pour l’accueil, mais celles qu'on a éventrées — ou bien qui se sont logés autour, à Anathot, à Gaba, à Bethléem ; combien de pierres ont-ils mises l'une sur l'autre, depuis dix ans ? Et pourtant, le nouveau temple sera si petit que les fidèles ont déchiré leurs vêtements et couvert leurs têtes de cendres autour de Shesbazzar fils de Ioakin, quand ils ont vu le peu de place qu'il tiendrait. Mais du moins, ils ont refusé, dans leur extrême malheur, l'aide de ceux du pays d’Éphraïm, des gens de Kouta, d'Hamath et de Se- pharvaïm contre lesquels le Seigneur envoya naguère les lions, et qui sont trop neufs dans le culte de Dieu pour que les noms des idoles ne leur coulent pas en¬ core de la bouche. Ils refusèrent ; cela est un grand signe des temps. Et cela veut dire qu’ils sont de force à bâtir quelque chose de nouveau dans les durées et les étendues — parce que, quand on est capable de s’édifier d’assez vastes et puissants remords, on de¬ vient l’arracheur d’inconnu. Ce n’est plus de rebâtir un temple démoli ; ce n’est plus, comme jadis, de pas¬ ser entre Boaz et Yakin (il y en a pour qui le temple du vrai Dieu n’est que l’idole de sa bâtisse) ; c'est de dresser la vérité à l’aide des pierres. Mon Dieu n’est pas le roi des Juifs, c’est le créateur et le maître de la vie. Lui obéir ce n’est pas obéir au peuple juif, c’est obéir à soi-même, puisqu’il est le roi de la vérité, et cela dans le monde entier à partir de partout, et cela toujours à partir de toujours. Voilà qui jette loin d’un seul coup, tous les Baalim et les Asterahs et les maîtres de chair qui n’apportent l’un après l’autre que leur petitesse (un corps, deux yeux, deux petites mains). Il faut dire : là-bas ! et dire : demain ! en ouvrant les yeux, et apprendre que Dieu grandit
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 155 comme ceux qui approchent mais n’est pas encore ici. Les timides et les bornés croient que la sagesse est rampante et lui donnent la maladie de lenteur. Mais la vraie sagesse est aussi éclatante que la folie. » ★ ★ ★ Le chargement d’odeurs terrestres, glissant sur les odeurs marines, souffle. La brise apporte, sans le déplier, le mystère des pays inconnus, jusqu’à mon front. Si j’ouvrais les yeux, sur le rivage où je suis étendu, je verrais toute l’immensité à la fois, comble de lumière, murée par l’empourprement qui m’ef¬ fleure la tête. A travers mes paupières, l’universelle courbe est la panse d’une belle amphore de rouge fin où brillent des peintures noires. — Au loin, disait-il aux esclaves, tout au bout du grand voyage, de l’autre côté du Pont-Euxin que nul n’avait franchi, à dix mille stades de Jolchos — dix mille stades d’agrandissement hellène ! — la toison merveilleuse pendait, pareille au bouclier du soleil couchant. « Sur le rouge splendide, du corps du ciel, les hommes du vaisseau creux étaient nets et noirs à la suite l’un de l’autre, et l’on voyait leurs barbes pointues, le profil de leurs figures et les crêtes de leurs casques, leurs reins amincis comme des sabliers, leurs bras noirs brillants, musclés de traits rouges ; c’est aussi avec des traits rouges sem¬ blables au ruissellement où on allait, que s’agitaient les morceaux de guerre bossués sur leurs boucliers. Tous les héros des Myniens, des Argiens, des Pé- lasges, toutes leurs victoires contre les ennemis et contre les sortilèges, Jason les réunissait dans sa personne et dans ses mains ; l’Argo allait d’aventure en aventure, prenait, de flot en flot, l’opulence de l’inexploré. « Le navire a copié le nom de la puissante cité méri¬
156 LES ENCHAÎNEMENTS dionale des Atrides — d’où sortira la guerre de Troie, d’où sortira Homère. Mais Jason est de la patrie des dieux et de leurs prédécesseurs les Titans : de la terre thessalienne où bat la ville éponyme d’Hellas ; et c’est du rivage de l’Hémonic dominé par le Pélion que les Argonautes sont partis une nuit à travers les démonstrations bienveillantes des étoiles. Athéné qui sera un jour la protectrice de la rivale d’Égine, dessina les lignes du navire et trouva leurs surprenantes com¬ binaisons. Le mât rend des oracles, ayant été coupé dans la forêt sacrée de Dodone, en Ëpire — le sol des Graïques et des Helles — où les chênes se font entendre et comprendre. Héraklès, fils de la Terre comme les marins pélasges, est le veilleur d’avant — et l’on voit les deux pattes aplaties du lion de Némée à jamais pacifié par la défaite, croisées sur son épaule droite. — Et il y a aussi Pélée, père d’Achille, et Castor et Pollux. Orphée le Thrace chante sur sa lyre pour mieux pousser et tirer tous les bras des rameurs à la fois ; la musique et l’élan sont une même chose ; et si Aphrodite est sortie de l’onde, le rythme créateur est sorti de l’expansion des bate¬ liers. » — Ramer, c’est une punition, dit — soulevé sur Je coude par le bruit des mots — un vrai rameur noir, un de ces rameurs infernaux et vides qui es¬ sayaient de boire la mer avec leurs bras. Le Grec ne l’entendit pas, dont la belle voix racon¬ tait l’expédition ensoleillée, tandis qu’un impeccable rayon de soleil était venu, après l’orage, se tendre comme des cordes entre les rochers de la caverne. Il ne parlait pas pour tous, mais pour quelques-uns de ceux qui l’entouraient, et laissait tout le reste loin de lui dans l’obscurité des pierres. Il était jeune et frémissant, remuant et loquace. Il avait les apparences d’un scribe, mais on ne savait pas d’où il venait, ni ce qu’il avait fait. Il prétendait que le Pharaon l’avait vendu en échange d’un anneau
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 157 ciselé, et il lui plaisait de décrire, avec des yeux brillants et dorés, cet anneau d’or qui dans l’esprit d’Amosis avait la même valeur que lui. Il savait tous les gestes qu’ont dispensés les Grecs. Il y avait d’autres Grecs parmi nous (car où que l’on soit, il y a toujours des Grecs) mais il possédait par-dessus les autres l’art de vanter sa race, et on se prenait toujours à l’écouter. Il démontrait, sans qu’on pût le contredire, que les Grecs ont arrêté la beauté qui passe — et que leurs dieux sont plutôt des magnificences que des dieux. Par-dessus les fon¬ dations phéniciennes qu’ils se sont complu à sur¬ passer, les Hellènes ont brodé la mer intérieure d’im¬ menses ornements qui se reflètent. L’Égéen, luxueux de curiosité, magicien de l’action pratique, a donné, dans le terrestre séjour, plus d’abondance à la clarté. Il a diminué la mort qui n’est plus qu’un instant de la vie. Le Saïte a murmuré avec un implacable mépris : — La famille de Zeus ! Il a dit, non sans dégoût, que le Juif aboie, mais que le Grec est petit et grossier, bien qu’infatué comme les nouvellement riches ; que ce parvenu n’est capable de créer que des objets, et que même sa pensée se mesure. Et il a dit aussi que la vie n’est qu’un instant de la mort. Sa figure aiguë était la lame de sa personne. Les bras minces et cylindriques, les épaules coupées droites, la poitrine plate et creuse comme un manus¬ crit qu’on déploie, il était troué par l’axe sans fin de son regard fixe. Il n’avait pas l’air d’exister en même temps que nous. Il était moins ou plus qu’un vivant. Il leva le doigt et nous regarda successivement : lui, lui, et moi, avec ses étranges prunelles de dis¬ tance et de froideur. — Tout est beau ! dit le Grec, comme pour retenir le monde, alors que le Juif geignait qu’il faut tout
158 LES ENCHAÎNEMENTS recommencer, et que l’Égyptien répétait : l’Égypte. — On a voulu refaire l’Égypte, et la refaire avec du grec, et alors l’Égypte s’est vidée par la tête comme le corps qu’on se met à embaumer. Parce que Psam- metik aimait les Ioniens et les Cariens à l’excès, leur faisait trop de sourires et leur ouvrait les camps, deux cent quarante mille soldats de l’armée traditionnelle d’Égypte, blessés par une blessure qu’on ne voit pas, sont partis un jour, à la fois, pour l'exil. On n’avait jamais vu cela. Il n’y a pas eu de bataille. Ils sont allés, rangés en ordre de bataille là où ils s’étaient assignés d'aller, comme les vainqueurs d’eux-mêmes. Et cette foule s'est plantée comme un jardin à Napata — et ils ont refait la destinée de leurs hôtes en refai¬ sant la leur, comme lorsque nos dieux s'en sont allés sur les rivages, diviniser les autres dieux. L’ancien prêtre parle avec une telle force de dédain que ce dédain semble l’atteindre lui-même, et qu’il s’arrête. Son silence se rendort. Il a placé son bras plié autour de sa tête, comme un châssis carré lui encadrant la face, la main descendant en feuille amin¬ cie, le long de la joue qu’elle presse. Étendu mainte¬ nant sur le dos, son corps est semblable au corps d’Osiris tué par Sit, lorsqu’il fut porté par le flot au rivage de Byblos, et que ce naufrage du dieu sanc¬ tifia et immensifia par la majesté du grand linceul memphite, le culte d’Adonis. Le Grec, l'Égyptien et le Juif restaient à côté l’un de l’autre, parce que si différents qu’ils fussent, ils s’égalaient par quelque chose au milieu des autres, comme s’ils exposaient les trois faces de l’importance de l’homme. L’Égyptien représentait la foi et le passé ; il était pétri d'antiquité, et aucune adoration n’avait la profondeur de la sienne. Le Grec représen¬ tait la mesure et le présent, et c’était le créateur des lignes et des lumières. Le Juif représentait la colère et l’avenir, et c’était le père des temps nouveaux. Ils ne s’admettent pas. Chacun est trop lui-même
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 159 pour se travailler à pénétrer l’être adverse. Le Grec reproche à l’Égyptien d’être endormi et de n’avoir ja¬ mais dans ses temples, volumineux comme des mon¬ tagnes, et ses statues colossales, qu’éveillé à demi la pierre. 11 ne comprend pas que les deux bras tendus de l’adorateur fassent un triangle d’infini, il ne dis¬ tingue pas cette chute sans fond de la prière — et l’Égyptien ne comprend pas qu’on danse avec ses dieux — et ni l’un ni l’autre ne comprennent ce qu’il faut faire de terrible pour créer la justice dans le monde, et que le principe créateur, force de la force humaine, c’est l’imprécation et la révolte. Moi, pendant un instant, je les ai compris en¬ semble, et je puis dire que j’ai contemplé en même temps les trois regardeurs déchaînés : le Grec qui regarde tout ce qui vit, l’Égyptien qui regarde tout ce qui a vécu, le Juif qui regarde tout ce qui ne vit pas encore. Et tandis que je pensais à cela, je m’étonnais que, contraires à ce point, ils eussent tout de même, cha¬ cun, raison. Tous trois, mais une subite conviction fut en moi : le plus grand des trois, c’était ce men¬ diant sans frein que l’angoisse et le remords se¬ couaient jusqu’aux abîmes, c’était, entre tous, le suppliant aux mains toujours avides, l’adorateur en déséquilibre d’un dieu qui doit venir et qui ne vient pas. — Le plus grand c’était celui dont la plaie fraîche du Messie fendait éternellement le cœur. Je suis né libre, moi, dans le pays du grand Nord. J’ai suivi jadis à Cumes l’enseignement de Galléon, et moi qui suis éclairé, quoique esclave par le mal¬ heur des temps, j’ai vu dans cette caverne, ainsi qu’un météore, ce que les autres n’ont pas vu. Je me suis dit : « Il y a entre les grandeurs des liens jusqu'auxquels nul n’est certain d’arriver. Mais réflé¬ chis bien si tu es digne de comprendre l’Égypte et ses longueurs incommensurables, si tu es capable de la connaître assez richement, avant d’oser en parler. Et
160 LES ENCHAÎNEMENTS les autres, comprends-les, ou tais-toi à la place, et ne va pas dire, comme un enfant : Où est le perfec¬ tionnement des Égyptiens, où est l'organisation des Juifs, où est la ferveur des Grecs? Ne cherche pas leur création ailleurs que dans les sens où leurs gé¬ nies se sont totalement engloutis pour réussir. L'on ne comprend que ce que l'on respecte : si tu viens devant l'autre avec du dédain ou de la rancune, tu n'es qu'un borgne ou qu'un aveugle. Et qui sait s'il n'y aura pas un lieu et un instant où toutes choses se croiseront? » Mais maintenant, mais tout de suite... J'étais au milieu de pauvres vaincus, de piétinés... J’en suis loin, de ces débris humains... Non ! Au contraire, on y rentre encore plus à fond. Celui qui mettait en mouvement la vérité prison¬ nière, s’écria tout d’un coup, en se haussant sur la pointe des pieds : — Qui suis-je donc, pour m’aimer plus qu’un autre ! A ce moment là où scs yeux et sa bouche bril¬ laient d’amour, il ne voulait pas s'éloigner du trou¬ peau des mutilés, et revenait s'y mélanger forte¬ ment. 11 ne les laissait pas tranquilles. — Vous êtes les hommes. Le seul devoir c'est de changer le mal en bien. Vous êtes les millions. Vous pourriez tout si vous vouliez. Vous voudriez si vous saviez ! Ce révolté entendait repousser l’homme jusqu’à ses recommencements et il était fort parce qu'il était, lui, le recommencement, et que son exemple sai¬ gnait. Il nous ramassa, nous secoua dans le noir comme un fossoyeur qui se mettrait à manier son lugubre bétail.
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 161 — Vous avez vécu contre vous-mêmes. Assez de noms de races et de familles, assez d’être l’homme tué dans l’homme à cause de mots ! Tout a abouti à la guerre — et d’abord à la guerre inégale du corps contre le travail : la besogne à abattre, la besogne toujours neuve et qui se reforme toute pendant la nuit et qui ne se laisse pas faire. Vous vous souve¬ nez : la rame c’était une lance qui vous fouillait et il fallait pourtant en pétrir le flot assez fort pour rendre l’eau dure comme la terre, faire de l’eau une enclume et s’y appuyer et pousser le navire vers le but des maîtres. Tout aboutit au bâton et au fouet, aux mises en croix, aux cœurs jetés comme des en¬ fants avortés, aux enfants écrasés par les soldats aux coins des rues des villes, à la déchirure des doubles douceurs : l’amour et l’amitié. Avec sa voix, on tomba dans le mal de servitude, et arrivés au bout de la détresse, on tournait et on répétait les mots, comme ceux que le deuil change en insensés. Et la vérité désordonnée, elle se leva encore une fois tout entière à nos yeux, dans celui-là, dans l’Hi- lote qui, on ne savait pourquoi, s’était placé au mi¬ lieu, sur un rocher, qui s’était mis à essayer des gestes et qui faisait : Regardez-moi ! Il était moindre qu’un homme. Il était grotesque comme un singe quand il ressemble à un singe, effrayant comme un singe quand il ressemble à un homme — les côtés risibles et les côtés terrorisants mélangés comme des losanges. A cause de la chair de celui-là, il y a, sur cette table de pierre, de la mort apportée par l’homme dans l’homme. Il y a l’être façonné autrement par les races et les castes qui se sont servi de lui, usé, sacrifié à de vastes étrangers, aux rois carnassiers. J’ai devant moi les créatures nouvelles, l’autre espèce d’hommes qu’a fabriquée l’injustice dans les plaines, sur les che¬ mins, dans les cachots des maison ; les hommes-
162 LES ENCHAÎNEMENTS outils et les hommes-choses qui. ont produit avec leurs bras, avec leur chair, les hommes-nombres qui font nombre en s’anéantissant. J’ai devant moi les emmurés sanglants des remparts de Salmanazar et de Sennachérib. L’homme de l’avenir, le bienfaiteur, voulait nous forcer à ne pas lâcher ce qu’on avait gagné, à aller plus avant, comme le cavalier force le cheval à vou¬ loir qu’une route conduise à une autre. Et voici l’idée qui se formait dans nos têtes : Puisqu’on est les maîtres ici et aujourd’hui, qu’on va commencer un pays, alors, faire la justice de Dieu. Autre chose au sommet des lois, que la lutte et que le bonheur contre le malheur, autre chose totalement. Tourner et dresser autrement la règle ; qu’elle se pose sur chacun exactement pour l’égalité et la justice... Il fallait peu de chose pour que la volonté qui se cherchait dans les nuées orageuses des mots, s’ac¬ complît : car chacun croyait un peu à la preuve in¬ forme qui avait été apportée là. Pour que ceux qui écoutent vivent ce qu’ils entendent, pour qu’ils soient unis et emportés soudain, il faut que d’énormes évi¬ dences aient passé, tumultueuses et frappantes comme des événements. Alors il suffit, à ce moment, que quelqu’un d’autre que celui dont résonne le silence, qu’un homme quelconque de l’assistance prononce un mot, pour que le sens de la vérité soit visible. Jus¬ tement, cette goutte d’eau tomba. Une voix qui n’avait rien dit, proféra : — La justice. Et ce mot fut tel qu’il nous toucha la figure. La justice, le règne de la justice ! On a d’un seul coup d’oeil aperçu d’avance un monde aussi beau qu’un firmament. La justice sort de l’injustice, je l’ai vu ce soir-là. Son goût est venu sur nos lèvres lorsqu’elles étaient fatiguées de raconter l’injustice... La grandeur des
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 163 cultes fut engendrée par la petitesse de l’homme er¬ rant, dilapidé, d’un pas à un autre, et du matin au soir. C’est pareil : celui-là, qui est frappé sans raison, c’est celui-là qui est la source obscure de la justice, c'est lui qui l’a inventée. Le pauvre, succombant sous le poids du mal, a créé le bien. L’excès de la désola¬ tion, l’ivresse de la misère, grandissent, dépassent les bornes, et se continuent par la calme harmonie ; la douceur tombe des bouches tragiques — et c’est ainsi que le vrai s’aventure dans le réel. L’injustice est chose visible du monde, mais la justice n’existe pas ailleurs qu’en l’esprit. L’équité est donc la fille humaine de l’iniquité. L’homme est la même chose que Dieu dans la raison qui créa le monde intérieur. Parmi les hommes, les pauvres sont surtout les créateurs. Depuis qu’existent le hasard des corps et le mystère de la nature, tout ce qui s’inventa vient d’en bas, car il n’y a guère que la grande misère commune, la terre vivante des foules, qui soit fé¬ conde. Ils n’ont pas seulement fait avec leurs mains les remparts des palais, les flancs des villes, et aussi, toutes les ruines. Ils ont fait, avec leurs douleurs, le poème et la science de l’espoir, et ils en feront le monument de la loi. Toutes ces assurances sont si simples qu’il y a un souffle de genèse. Les formes réunies se confondent dans le soir, dans la nuit de profondeur, et elles disent des paroles qui se ressemblent entre elles autant que des ombres. Le Grec a prononcé le nom de Pythagore... Le grand Samien (je l’ai entendu une fois à Agrigente parler derrière un voile), donnait à la justice une nature spirituelle et humaine en la dépouillant jusqu’au point de montrer qu’elle a la svelte perfection du carré et du chiffre quatre et qu’elle assujettit le centre du raisonnement au centre de la vie. Et au bord de tout ce qui a été dit, au bord de celte li¬ mite redoutable, le simple musicien de la
164 LES ENCHAÎNEMENTS raison voit d’avance l’amplitude illimitée que peut prendre dans la réalité la loi de l’équilibre et de la proportion : la danse astrale des événements. Le Romain livre le mot nouveau, le mot magni¬ fique, agressif, inexorable : république, république ! L’errant jaune de l’Heptapotamie, qui avait vu le Bouddah, dit : — Sakya Mouni ! L’homme simplifié s’est ému, il s’est remué comme s’il comprenait qu’il y avait une chance extraordi¬ naire à tenter. Il s’est présenté lui-même, grand objet de culte, richesse, donnant le souffle et le cœur à l’affirmation hautaine de Pythagore — car toute création vient, divinement, d’en bas — et répétant : — L’homme égal à l’homme, l’homme égal là l’homme ! L’Israélite ivre de lignes droites lança la forme de ses deux bras maigres vers ce signe humain, vers ce dépositaire nu. — Il a raison ! dit-il avec fureur. Il a raison ! Et après un silence étonnant, surnaturel — pendant lequel rien ne bougea — le prophète reprit d’une voix émerveillée, chantante, des paroles qu’il trouvait à mesure ou bien qu’il entendait, ses deux mains accro¬ chées l’une à l’autre : — Le monde est vieux ; nous sommes à la fin des jours... Or, il adviendra, sur la fin des jours, que la montagne de la maison de l’Éternel se dressera à la tête des montagnes. — Moi, l’égal de ce chien ! Le Périèque misérable, le jouet animé des Spar¬ tiates, se secoua furieux et on voyait ses soubresauts, les trois plis de son petit front et le hérissement de ses mains. Il eut un hoquet ; il se tourna vers l’Hi- lote et cracha sur lui.
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 165 A côté du Périèque une forme ouvrit la bouche et ce trou clama : — La loi de justice ? Non ! pas de loi. Plus jamais de loi ! Plus haut, éclatèrent d’autres paroles : — Nous venger ! Celles-là eurent un écho subit, firent matière de volonté. Les beaux spectres n’existaient plus. Tout allait changer ? Rien ne changerait, rien ! Une lueur rouge, sanglante et chaude entra par¬ tout. Elcho remua ses membres, se leva, comme s’il avait attendu ce moment. On entendit son souffle rauque à lui : « Brûler ». Il avait mis le feu à la cam¬ pagne, fait de la montagne un volcan, et, des arbres, une forêt de flammes. Le feu et son bruit d’ailes fou. C’est une bête puisqu’il respire, qu’il obéit — et qu’il ne veut plus s’arrêter d’obéir. Puis les syllabes qui venaient de la bouche d’Elcho retentirent, se heur¬ tèrent aux parois de la grotte trop petites pour elles : — Nous avons souffert. Alors, maintenant, faire souffrir ! « ... Ils nous ont battus, pris le sang, brûlé nos maisons, et liés — faire comme eux ! Nous avons été esclaves, avoir à notre tour des esclaves ! » Toute la vie qui traînait là répondit par un cri informe comme elle-même, un cri de joie. Oui, oui, c’était cela. En réalité, le grand homme avait fait sortir leur voix, à eux tous ! Comme tout à l’heure, lorsqu’ils essayaient de gé¬ mir et de bruisser leur mal, les signes de leurs pro¬ venances disparaissent sur leurs peaux ; et comme tout à l’heure, plus il y a de différences choquantes par-dessus, plus la grosse ressemblance centrale s’ag¬ glomère et se caille : l’envie d’imiter et de recom¬ mencer. Ils ont trop souffert de l’injustice, alors ils ont trop besoin de la faire. Refaire ! Tout le reste déblayé, le but : refaire !
166 LES ENCHAÎNEMENTS Ce qui a été fait exige d’être refait. Puisque le bon¬ heur des uns c’est le malheur des autres, chercher du malheur. — Il nous faut des ennemis ! — Il nous faut des vaincus ! Le Crétois — la face où l'aveuglement, cette chose double, était cloué, — se leva, si fort que son dépla¬ cement battit l’air. — Pour être vainqueurs... Pour être rois. Pour leur crever les yeux. La peau opaque de sa face frissonna, traversée par de la volupté : aller tuer des lumières dans leurs nids — les deux lumières dont il nous montre les stériles et sanglantes matrices. Le Juif s’était rencoigné comme un chien battu et commençait son éternelle plainte de Juif. Ce qu’ont fait les autres depuis toujours, c’est trop visible : on ne peut plus ne pas l’imiter... Si on était les premiers hommes, si on n’était pas fasciné par les grands des¬ sins que laissa la réalité, par cet étalage éclatant qu’est devenu le passé, s’il n’y avait pas eu la gloire 1 Mais maintenant, refaire, refaire ! Le nouveau mot qui roule, c’est le premier de tous ceux qui s’enchaî¬ nèrent : l’ordre ! l’ordre établi — la force de l’exemple, cette deuxième lumière. Les hommes sont fabriqués à jamais. Quand donc auront-ils la force de se briser l’âme pour se recréer ; quand se soulèveront-ils d’eux-mêmes, les pavés des rues et les cailloux des chemins ! — Tout à l’heure, il voulait m’empêcher de passer, ou bien je ne comprenais pas ce qu’il me disait. Je lui ai écrasé les os. — Moi, j’ai tué l’homme à la chèvre. Ils pouvaient à peine mettre leurs souvenirs bout à bout. Maintenant, ils débordent de paroles et de
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 167 cris, se surmontent l’un l’autre avec la joie d’hommes égarés qui se sont retrouvés. A travers leur bruit, apparaissent, évoqués, acclamés, des spectres de force : celui qui fut le plus fort, Héraklès, le vagabond gigantesque, que l’autre avait nommé, et Gilgamès qui étranglait un lion d’un seul bras en le creusant sur son ventre, et Ninip Adar à la face d’Assyrien, et Melkarth, le Tyrien. (« Celui-là, il est venu seul dans un pays, et à lui seul, comme une multitude, il a bâti Alésia. ») Et Deucalion dont la volonté de régner a, des pierres, extrait des hommes. Et même le chanteur Amphion qui par sa voix, fit reculer et rangea en murs le désordre des rochers. Ce sont les plus forts des hommes qui ont dompté le fer informe. Ah, on cligne des yeux devant ces forgerons et leurs coups étoilés ! La faucille et le mar¬ teau, et surtout la pointe qui a faim de chair, c’est de la fournaise de Kyniras qu’ils sont sortis. Et les promeneurs si colossaux qu’il leur faut tout l’espace des récits pour s’y tenir, ils ne sont pas partis : ils sont restés quelque part sur la terre, en quête d’énor¬ mités. On trouve leurs grands restes parmi tant d’Hé- raclides. Ceux de Lydie sortis de la dompteuse Om- phale : Kamblès était tourmenté d’une faim si intense qu’une nuit, il dévora la reine, et la femme de Mélès enfanta un lion. — Bien loin d’ici, il y avait, figure-toi, les Psylles... Eh bien, un jour, ils sont partis en expédition contre le vent ! — Les maîtres des promontoires, là où la hauteur des rivages n’est coupée que par des toitures de brouillard, dit l’Hyperboréen des brumes, com¬ mandent à de grandes barques qui ont des têtes, et qui ont aussi un cœur, puisqu’on mêle des prison¬ niers de guerre aux rouleaux qui servent à les lancer. — A la dernière campagne, on empala tous les mâles. Mais le supplice des Perses, c’est à voir ! Oter la peau, la bourrer de paille et la suspendre aux dents t. 8
168 LES ENCHAÎNEMENTS du mur. Oter la peau, c’est vite dit, mais c’est un gros travail de force. On le lie, on l’aplatit sur une colonne, le dos tourné. La pointe tire une ligne d’une épaule à l’autre, et la chose faite, contre toutes sortes de cris terribles qui sortent, ou voit la main du bourreau qui entre dans l’épaule. — Dis-moi, est-ce le roi lui-même qui t’a crevé les yeux ? On écoute la réponse. Il se recueille et au milieu du respect ardent, il dit : — Oui, ce fut lui. J’étais à genoux et tenu pour ne pas pouvoir me refuser. 11 avait un javelot qui avait déjà servi pour ceux qui se tordaient dans le coin, — et qui était mouillé. Je voyais cette pointe qui n’était brillante qu’au bout, et je le voyais, lui, qui me regardait extraordinairement, avec ses yeux tout luisants aussi. On sentait comme il avait envie de faire ce qu’il allait faire. 11 était près de moi comme une femme puisqu’il allait tellement me toucher. Moi, à deux pas du Roi des Rois. J’ai encore vu cela avant. — Manyès, il aveuglait rien qu’avec ses doigts. C’est cela qu’un noble a fait à mon père, par ordre du Roi. — Cyrus, le grand Roi, qui est-ce qui l’a tué à la fin, qui lui a noyé la tête dans le sang ? Ce sont les Scythes Massagètes. Les Massagètes, voilà des guer¬ riers ! Quand les hommes et les femmes de la tribu deviennent vieux, on les tue. — Les Romains faisaient ainsi, dit orgueilleuse¬ ment le proscrit de Rome. Les fleuves n’aiment pas qu’on les traverse. Quand on avait construit un pont, les prêtresses de Vesta, pour apaiser le fleuve, jetaient du haut de ce pont les vieillards dans l’eau. — Les Spartiates sont forts 1 dit le Perièque. Leur vie, c’est d’être trente mille hommes assiégés par trois cent mille autres et de tourner vite la tête do
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 169 tous les côtés — et de se servir de ceux qui les haïssent et de les battre. Ils ont pris Ira, ils ont pris Ira ! Un autre, et d’autres essayèrent aussi de soulever aux yeux une espèce de beauté et de grandeur qui por¬ tait le nom de leurs bourreaux. Et tout se réunit dans Elcho. Il devenait l’amas des idées. Il y eut une lutte : quelqu’un s’était glissé derrière lui... Mais, avec un choc de cris, on vit l’autre corps basculer, se retourner, on vit et on entendit la nuque heurter le sol et la vie s’y écraser. Elcho marcha dessus. La gesticulation du rival avait montré l’attirance effroyable de la force d’Elcho. On pensait aussi à Hylas qui avait sombré à travers les murs froids qui n’ont pas de couleur, avec sa tête broyée où s’attachaient de tournoyants lambeaux d’eau rouge dans l’eau. On mit Elcho au milieu, et nous autres, glorieux de sa victoire qui en faisait le maître, en proie à l’orgueil d’obéir, nous hennissions devant lui. On haleta, à son ombre, autour de la mise à mort d’un prisonnier : un vieil homme du pays que l’on avait traîné, qui pleurait, mettait ses mains devant sa figure, faisait tous les gestes et les grimaces d’un enfant. On dut attendre : il manquait un pot pour le sang. Et puis il fallait agir avec mesure, avec soin, faire reculer l’impatience, pour que le sacrifice s’ajustât solennellement aux événements. On se bouscula pour élargir la fête. Il y avait une profonde joie des hommes et chacun vivait double autour du vieillard sacré. Dans la guerre, on tue avec colère, dans les cérémonies arrangées, on le fait avec amour. Il était bien désarmé et pourtant il fut dur à dé¬ truire. Il résistait comme un arbre, par la seule force de sa vie attachée à toute la vie. Mais l’arbre est muet, et il y avait dans ce vieil homme des cris pleins
170 LES ENCHAINEMENTS d’une vie suprême, les cris par lesquels les suppliciés tentent contre tout espoir de s’envoler du supplice. Il faisait aller et venir toute la masse qui le fouillait profondément et, coulant, éclaboussait. Enfin le corps acharné à rester d’aplomb, consentit ; il fléchit et roula, au milieu des sacrificateurs soudain reculés, ses bras en rond ballèrent au-dessus de sa tête, d’un côté puis de l’autre ; scs deux jambes maigres et ses pieds se tendirent en droite ligne si fort qu’on aurait dit deux piques pointues. Comme c’est simple d’immobiliser ce qui ne s'était jamais arrêté encore ; cette mise à nu du dedans de l’être, ce retournement du corps. Un coup pur, droit ; — la lumière parmi les os et le liquide rouge que chacun thésaurise. J’ai crié, moi, transporté un instant jusqu’à la fatalité du sacrifice humain, et j’ai ri d’un rire charnel. Les paroles peuvent dire tout ce qu’elles veulent, les phrases peuvent danser leur danse ! Il n’en est pas moins vrai que tuer enrichit le cœur. Oui, j’ai vu tuer autour de moi, parmi les miens ; le meurtre des êtres chers m’a éventré, et j’ai eu en moi, entrante, la peur glacée. Mais il y a le contraire de cela pour celui dont la main étincelle, et le mal des autres est une brûlante caresse pour qui le dévore. Il est royal de tuer. C'est être aussi souverain que la mer qui se dresse par rangées entières et que le feu qui bouscule tout ce qui est solide ! Dire : « Il était là, et moi je suis venu, je l’ai touché et je l’ai tué, grand comme la nature. » On voit, sur le pourtour d’en haut, les yeux des gens du pays que l’incendie refoule vers nous. On les appelle, pour qu’ils viennent, pour qu’ils voient, qu’ils sachent. L’épouvante les pousse à la fois vers nous et hors de nous, — et il y en a qui se laissent tomber dans des gouffres. Debout au milieu de la montagne, le plus fort et
JE SUIS LE RECOMMENCEMENT 171 le plus grand de nous, celui qui à la fois nous res¬ semble et nous foule, fait à présent un geste en cercle et il grandit encore. L’emblème, la tête de chien, est là, près de lui gravé sur la cuirasse rocheuse du roc. Lui seul a pu porter la pierre dans ses bras après l’avoir déracinée des flots. Et, de la contempler, son rire d’orgueil s’abat et va comme une cascade. Autour du trésor central, son bras, son grand bras, cette branche... Il est devenu un chêne qui tourne sur sa base. Le commencement d’un geste circulaire, surplombant, pour tracer une ligne dans la vie du monde. Le commencement d’un grand commande¬ ment qui empoigne tout le pays avec un mot, qui extériorise le rêve qu’il roulait à l’intérieur de lui. La ligne — l’autorité, ce sont des lignes en rond, au loin. 11 dit : — Voilà la limite Et il dit : — Le pays d’Elcho. Le nom ! La gisante étendue est saisie par cotte apparition ; la souveraineté l’imprègne, à la fois étalée et impalpable. Puis, après avoir pris l’immobile, il le coupe et le distribue. — Lui, du torrent au plateau ; lui, du plateau à la mer. Ils prennent ce qu’on leur donne : chacun tour à tour approche, reçoit, grandit. Ils se partagent au delà d’eux mêmes dans le monde d’en-bas, la forêt, le champ, le rivage animé. Et déjà jaloux d’avance, jaloux en rêve, supputant et comparant les grandeurs qu’ils incarnent, ils se bousculent et se haussent au- dessus l’un de l’autre. Les petits mondes imitent le monde. Tout devient droit, net et clair et sans lacune, dans l’aventure du grand nombre. ... Je contemple cet homme dressé qui a quelque chose de moi, je le contemple le front levé, et clignant
172 LES ENCHAÎNEMENTS des paupières pour mieux voir (je sens cette présence de mon attention sur ma face), j’empoigne ce rocher- ci avec ma main... Un chétif lézard glisse sur le rocher que je tiens, coule de bas en haut le long de la pierre : on dirait l’ombre traînée qu'une ligne droite occulte attache à un insecte volant au soleil. Il disparaît, piquant droit dans la pierre comme si celle-ci était un simu¬ lacre de pierre. Je suis dans la grotte ligurienne trouée du haut. Personne. Je passe ma main sur mes yeux. Je suis tout seul. Quel abandon ! Elle est proche, raboteuse, et ma main la serre tou¬ jours, la pierre où j’ai vu passer le lézard. Je l’ai vu quand, cet animal de rien, ce point final, à travers le jeu de lumières qui a remis le néant à sa place ? Je ne sais pas, je ne saurai jamais à quelle réalité il appartient. Y a-t-il une seconde, ou y a-t-il deux mille ans ? Est-ce maintenant, est-ce il y a deux mille ans, les hommes ruisselants de sang ou de la sève de la sueur, les hommes qui se ressemblent comme l’eau, dont le seul vrai drapeau est un lambeau de sang, le bas-relief des mutilés enchaînés bras à bras sur le pourtour du monde — et qui ne peuvent pas ne pas être des bêtes, ou des bourreaux ?
ELLE ... Elle, ma destinée est de l’atteindre, telle que je la vis au commencement sur le bord du promontoire, avec l’écran de sa face changeable, alors que sa robe rose devenait au contact du soleil du soir, un matin rose qui l’entourait. Et telle qu’elle se dressa sur ce talus de fête populaire au soleil couchant d’un di¬ manche, vêtue de percale rose et tout le corps en transparence sombre à travers ce nuage de pulpe, seule vivante, seule flambante dans la file des hommes, pantins à deux jambes, des femmes sous cloche, des enfants-diminutifs, dans la foule où la fatigue et la joie de la journée coulaient en sueur. Un jour, arrêtée sur la route, Marthe me regardait venir. Elle était vêtue d’une robe de soie blanche écla¬ tante, et je la voyais pour la première fois dans cette délimitation de blancheur. Arrivé près d’elle, près de la perfection de son ha¬ billement, près de la joue pure, de l’immense œil battant, je me suis mis à trembler. J’ai pensé à la mort puisque c’est la mort qui, un jour, par-dessus son dernier geste, l’embrassera.
VI SUR LE RIVAGE DU TEMPS Je le rencontre parfois le soir, après le dîner, lorsque je marche le long de la mer, et qu’il vient vérifier l’amarre de sa barque tirée sur les galets au pied de la falaise. Un homme, un simple pêcheur de l’Estérel trouvé un soir au bord des vagues. Nous parlons en¬ semble. Il m’a dit — et nous voyons, en face du point où nous sommes tous deux, le triomphal rivage plein de fêtes électriques, qui se mêle à ses paroles — il m’a dit sa peine et sa fatigue, et combien il est difficile de joindre les deux bouts de la vie, d’aller jusqu’au soir, et jusqu’au matin. I1 explique qu’il est au milieu d’une famille tout appuyée en rond sur lui ; que la loi des lois est mal faite, frappant les gens au hasard, et qu’il faut faire une loi neuve. Il y a des hommes qui veulent accomplir malgré tout le simple et le compréhensible ; qui croient que demain ne ressemblera pas à hier, et qui sont contre tous les hommes. Cette nuit, je suis parti de ma chambre pour revoir debout près du bateau et les mains occupées, celui qui travaille étroitement, et qui, aussi, cherche comment faire dans la grandeur.
176 LES ENCHAÎNEMENTS Le ciel est bouché d’orage, la lune est cachée, et sont cachés le firmament étoilé et la rive heureuse. Je parcours la grève noire, sans fin. Sur l’arête du talus de galets, chacun de mes pas fait un écroule¬ ment bruyant et enfonce un gros trou. Je suis alourdi dans ma marche démolissante et comme enchaîné par le poids des pierres. Il n’y a plus de lumière : à peine en rcste-t-il assez tout là-haut, pour qu’on voie les deux immenses pics courbes ouvrir le vide immense. De toutes parts se pousse l’ombre qui attendait sous les couleurs du jour. Mais peu à peu au loin, quand j’écoute du côté de la mer, la lumière naît, refaite par l’oreille. Je suis submergé par le bruit étalé des flots : des ruines de clarté existent à ma droite, et mes yeux créent de force l’eau plate plus loin qu’ils ne savent la voir. J’aperçois celui que je cherche. A quelques pas devant moi, dans le roc, à ma hauteur, une forme noire, plus noire qu’une fissure, plus creuse. C’est un homme debout, en bas de l’éternelle muraille qui est mille fois plus debout que lui, au bord des déchi¬ rures de l’eau universelle. « Oui, avons-nous pensé ensemble tout haut, comme les autres soirs, presque personne ne profile de la vie. Il faut être trop fort pour cela. Si on ne dompte pas les autres, on est. dompté. Il serait si simple que la loi de tous fût faite de manière à donner à chacun la place de vivre, et que la vie fût un arrangement et non une bataille. » — C’est, me dit la face de ténèbres, ce que nous avons commencé à faire au bord de ce lac. Au bord de ce lac ? Quel est cet homme à qui je parle ? Quelqu’un que je ne connais pas 1 Alors j’ai peur — et comme en ce moment cette ombre s’est ôtée du bloc sombre et s’est avancée vers moi tout droit, elle me donne un cri d’effroi. Je per¬
SUR LE RIVAGE DU TEMPS 177 çois les deux jambes mouvantes et la place de la figure compliquée, et les bras capables de tout. Il est humain d’avoir peur d’un homme, de ce qui est en dépôt dans une tête. Ici, sur les rivages de la nuit, dans ce pays sans foyers, dans ce pays de passage et de fuite, qui s’ouvre et se ferme, il n’y a que des hommes perdus et tran¬ sitoires, et tombés de loin — comme moi qui sors je ne sais plus d’où — ou bien des passants qui se travaillent à se taire, dont les mains simulent l’inno¬ cence, et que poursuit la vengeance des juges. Mais il me met une main sur l’épaule, et, de l’autre, il me fait signe : Silence 1 J’entends alors des pas approcher dans l’épaisseur serrée de la nuit. Et sur la blêmeur striée de l’écume proche, je vois se succéder les silhouettes taillées en noir de deux soldats : leur casque, leur bouclier, leur glaive écourté... Ils cherchent quelqu’un — ils le cherchent, lui. Les légionnaires ne s’arrêtent pas ; ils plongent tout de suite dans la nuit latérale et le bruit de leurs pas disparaît. Je reste seul près de l’homme qui croit que de¬ main ne ressemblera pas à hier, et avec lequel je me prends à espérer, bien que je sois rempli d’une résis¬ tance obscure, que je n’ai jamais cherché à nettoyer. Je me prends à espérer avec lui... Un laboureur, un batelier, un homme, un simple homme rencontré un soir sur le rivage — et qui est un peu tous les hommes. Je sais vite, et facilement, sa vie. Il est un pêcheur de ce lac. C’est une chose merveilleuse de voir se dérouler la douceur fatale des événements. Il est naturel que remplissant tous deux notre mission laborieuse de pauvres maîtres d’une famille, nous nous soyons rencontrés sur le rivage. Il est naturel que l’on se
178 LES ENCHAÎNEMENTS trouve avant même de savoir qu’on se cherchait, que la timidité de l’ignorance tombe, que deux hommes se disent qui ils sont ; il est naturel que dans une figure nocturne tournée vers la vôtre, le regard brille comme une espèce d’astre, puis comme la lueur donnante d’un miroir. Comme nous sommes pareils, au fond ! Pareils comme les souffles aiguisés de sel que nous respi¬ rons en même temps, pareils comme le noir qui pétrit les yeux et les lèvres, et qui est noyé dans le sang. J’ai rencontré une ressemblance dressée sur mes pas, comme d’autres ont trouvé, debout à un carrefour, un die Il disait que chacun doit faire ici-bas ce qu’il peut pour aller au secours de tous. Il formait avec d’autres pêcheurs une famille volontaire, et grande ouverte. Ces gens se partageaient exactement les efforts et les produits du travail, et ils soignaient et aimaient cette exactitude. De toutes leurs forces, ils corrigeaient l’injustice du sort qui, si on le laisse faire, trouve toujours moyen de combler l’un aux dépens des autres ; lui, qui s’appelait Étienne, gérait cette communauté vis-à-vis des trafiquants et des fonctionnaires. Tous s’unissaient comme les rameaux inclinés de l’eau — comme ceux de l’arbre qui coule vers le ciel. Leur attachement au prochain, ils n’au¬ raient pu l’expliquer. Le devoir n’avait pas de nom propre ; il n’était pas dans leur bouche mais dans leur cœur, et c’était une facilité, non une for¬ mule. Il ne faut pas se servir de la parole pour em¬ pêcher la pensée de prendre toute sa place. Avec sa règle de mêler totalement la souveraineté et l’esclavage pour qu’il n’y ait plus ni souveraineté ni esclavage, la nouvelle famille qu’ils avaient in¬ ventée était aussi grande qu’elle était petite. Ces hommes qui se retrouvaient, qui faisaient ce que tous les autres auraient pu faire pour bien être eux-mêmes, semblaient les premiers hommes. Je
SUR LE RIVAGE DU TEMPS 179 m’étais déjà aperçu que quand on pense juste, on recommence tout. Et moi je me laissais aller à m’échanger avec lui et à lui dire ce que je savais de moi. J’entendis ma bouche qui proférait, pour lui, mon nom, celui des miens, et même le souhait central autour duquel tout le reste de moi s’ordonnait : franchir un degré de la hiérarchie des scribes dans le palais tout neuf du Procurateur (et il me semblait que tout cela ac¬ quérait désormais plus de prix, d’être écouté par ce compagnon). Mais ce qu’il disait était plus précieux que ce que je disais. En moi, il n’y avait que moi. En lui, il y avait la force de découvrir les choses qu’on ne sait plus. — Tu es bon, tu es grand, d’avoir tellement raison 1 — Non. Je ne suis pas grand. Je ne suis qu’un suiveur fidèle de la pensée. Ma tâche, c’est d’avoir cherché avec force les différences qui ne sont pas et de ne les avoir jamais trouvées. Que nul n’ait honte de penser à soi : c’est le premier devoir. On ne doit pas vouloir tuer l’égoïsme qui vit (si on ôtait l’égoïsme de l’homme, ce qui resterait ne pourrait se tenir debout), — mais il faut l’adapter à tous par un arrangement. Il ne faut pas tenter de le rassasier par la conquête impossible de tout, comme recom¬ mencent toujours à faire les insensés et les trop puis¬ sants, mais reconstruire autrement la loi. Il n'y a rien d’absurde sur la terre, pas même le bonheur. A une question que je lui posai, il répondit que certes, il n’avait pas inventé cela. Il était le déposi¬ taire d’une parole proférée quelque soir aux croise¬ ments des chemins ou des rues par des parleurs dont le nom était mort. Mais il tenait à affirmer qu’ils n’avaient, lui et les autres, écouté cette parole que parce qu’elle leur plaisait, et qu’elle leur parut con¬ venir entièrement à l’homme : l’homme, cette chose qui est un milieu de tête et de poitrine, avec
180 LES ENCHAÎNEMENTS deux jambes qui vont, avec deux bras qui font ; le masque derrière lequel est le monde ; la statue qui souffre. L’homme, c’est, en fin de tout, le même corps à travers les races, et le même geignement à travers les langages : c’est beaucoup de choses, mais avant tout, une réponse de la souffrance au malheur. Sa voix transparente montre que les commande¬ ments des prêtres ont brouillé ceux de Dieu, et que la sainteté de la créature c’est d’oser reprendre ce que le mensonge lui a volé. Ainsi, on voit en le voyant, que parmi les hommes se dressent des simples, des raisonnables ; des intelligibles, con¬ traires au mouvement machinal de tous les autres. Ce sont les hommes de la paix, la paix naturelle et non celle que le caprice des rois adapte à la guerre. Dieu, c’est le consentement de la nature entière. Dieu, c’est le corps de la raison. Ce qui vient de la raison tombé aussi du ciel. Et la raison et Dieu sont en révolte contre les hommes. — Pourtant, ami, il est difficile de vivre comme l’on pense, sans se cogner de tous les côtés et à chaque instant, sans être brisé de fatigue ; sans rendre, autour de soi et malgré soi, l’ignorance mé¬ chante. Je lis dans ses yeux un homme tout entier, moi qui ne savais jusqu'ici entrevoir que la vérité-enfant d’un chien ou d’un âne. ★ ★ ★ C’est alors qu’il dit : — ... Nous, qu’on nomme les chrétiens. — Ah !... Tu es chrétien ! Tout de suite, il change à mes yeux — ce nom sur lui comme une chose, comme une peau dégoûtante. Ah, je comprends que les soldats voulaient le prendre !
SUR LE RIVAGE DU TEMPS 181 — Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu étais chré¬ tien ? Tu m’as trahi, tu m’as trompé. Je m’écartai, malgré moi, de celui dont, par sur¬ prise, j’avais vu le cœur avant de voir le nom : le rebelle, l’agitateur, l’anarchiste ; celui qui hait l’ordre consacré, qui souille le respect dû à la Loi et au Temple, fomente un complot permanent contre l’État, celui qui exploite la rancune des misérables. Tout ce que dépeint si fort aux gens paisibles et droits ce seul mot de chrétien, je le voyais entre moi et cet homme qui m’avait dupé. Je m’étais arrêté brusquement et lui s’était aussi arrêté, tout près, bien loin... Pas à pas — à un autre moment ? Quand ? Je ne sais pas. (A quoi bon me demander ce que je ne sais pas dire !) — Je m’habituerai au cercle d’exécration de ce mot de chrétien, je ne le vis plus entre son re¬ gard et le mien, et je finis par le répéter comme si c’était un mot ordinaire ! Pourtant... J’eus peur de lui comme lorsque je ne le connaissais pas en¬ core. — Tu es le fou. — Oui... Je suis le sage ! ★ ★ Nous marchions plus vite, fouettés par la fatalité, pliés sur la corniche noire. Et chacun malgré sa courbure d’Hilote sentait une volonté libre et une droiture toute haute. C’est lui qui m’entraînait. — Où vas-tu ? — Je vais là-bas. Qu’allait-il faire ? Faire le monde neuf à travers le vieux monde... 11 voulait se jeter, chétif, sur toute la ville, sur la foule aussi dure que les maisons ! La vérité est lente et chaque homme est fragile. Il vaincra demain ; mais, ce soir, il sera tué. Il dépas-
182 LES ENCHAÎNEMENTS sera la foule, — il a l’envergure d’un nuage —, mais il y aura une pluie de pierres. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour qu’il n’y allât pas 1 Nous parcourions une chaussée, un faubourg — les »dalles par lesquelles les nécropoles ou les villes durcissent la terre douce. C’était le crépuscule. Tout à l’heure, n’était-ce point la nuit, et cependant maintenant, le soir ? Je ne sais pas ce qu’il y avait naguère. Je sais que dans le faubourg, en ce moment où je suis, le jour décline à peine, et que l’on y voit clair. Des collines grises toutes pavées de toits. Les bosses carrées des maisons font partout entre elles des ravins comme des sarcophages. On dirait un côté de Marseille. Ce sont plutôt ces escarpements usés par le temps et l’espace autour de ce qui fut la cita¬ delle de guet de Jérusalem — Moriah, Millo, Sion. Je suis pris de délire. Je mêle plusieurs réalités. Est-ce que je dors, est-ce que je veille ?... Des nuages lugubres sont flagellés par le vent sur la pente. Cette pente, n’est-ce point le tertre chauve appelé Golgotha ? Je le demande à mon compagnon mais je n’entends pas ce qu’il me répond dans le vent ; et je vais, tiré, m’efforçant, en me tordant les bras au-dessus de ma tête, de séparer deux destinées qui se mélangent. Les portes des maisons sont entr’ouvertes, et le repos, à la fin de la lumière, stagne dans les rues. Devant leur demeure, de gros marchands graissés. Un chameau tire et traîne les quatre boules rondes de ses pieds qui semblent pendre et être ramassés par terre au bout de quatre cordages tressés. D’ici commencent à monter les ruelles voûtées que suivent les cortèges d’où rayonne le condamné à mort. Il porte sa propre croix, déborde de blancheur, et est une étoile dans la foule — un seul bateau sur toute la mer. Bientôt, on se met à reconnaître mon compagnon,
SUR LE RIVAGE DU TEMPS 183 et à l’appeler par son nom. Il me semble qu’on l’appelle Étienne. Il me semble aussi qu’on l’appelle Sigilla. Mais les bouches et les yeux jettent, crachent, ces noms avec dégoût. Il se présente pour chercher du pain, son obole visible à la main, chez un boulanger qui est juste¬ ment son parent. Mais le marchand de pain lui re¬ proche violemment d’avoir renié la croyance de ses pères ; il dit qu’il aimerait mieux ne rien vendre à personne et se dessécher, que de lui vendre du pain à lui, et il le chasse de son seuil. Deux maisons plus loin, un autre marchand s’agite sur le pas de sa porte comme un chien, grimace d’avance et montre les dents, et derrière lui, dans l’ombre, la rangée de sacs entr’ouverts sur des grains est inaccessible. Celui qu’on a besoin de détester s’apprête à entrer chez le marchand qui achète aux pêcheurs leurs poissons, afin de s’entendre avec lui au sujet de la pêche de la nuit. Mais un crieur a réuni à la hâte des gens dans un coin de la place, et du haut du tréteau où il est juché soudain, ce crieur, qui est un petit employé du fisc, montre du doigt l’homme qui ne ressemble pas aux autres. — Il veut que les pauvres prennent aux possé¬ dants tout ce qu’ils ont, et que les possédants de¬ viennent des mendiants ! Il veut la communauté des biens, cela veut dire : si vous avez peiné toute votre vie pour mettre votre vieillesse à l’abri du besoin, celui-ci se présentera chez vous, le fer entre les dents, et vous prendra tout ce que vous avez. La communauté, cela veut dire : le partage des femmes, entendez-vous ! Le crieur assembla un grondement autour du chrétien. Celui-ci pensa à moi : ne pas m’entraîner avec lui. Je saisis cette pensée avec mes yeux : il me repoussa de la main pour être seul. J’eus peur (moi d’abord !) et je lui obéis en faisant quelques pas hors
184 LES ENCHAÎNEMENTS de lui. Le vent retournait son manteau au-dessus de sa tête, et au fond de ce bouleversement de nuées, je vis ses yeux calmes, et aussi la marque tranquille d’un coup qu’il venait de recevoir sur le front. 11 fut poussé sur la place par la fureur dense de cette cohue, dont le rebord allait s’abattre sur lui. Sur la place, il y avait, tout autour, des édifices publics : un de chaque espèce. Un temple, et au seuil du trou noir de ce temple, parut un prêtre qui désigna, du geste en fourche de sa main, l’homme qui voulait remettre dans chacun la croyance trans¬ lucide. — C’est un sacrilège. Il bafoue la Loi et veut dé¬ truire le Temple et chasser les prêtres. Et l’homme couvert d’ornements qu’il partageait avec Dieu, ajouta : — Il est capable de tout. Il égorge des enfants ! — Tu l’as vu ? cria, aiguë, une femme. — Oui, dit le prêtre, après s’être dit à voix basse (sa bouche près de mon oreille) : « puisqu’il est capable de tout. » Un fonctionnaire sortait d’un vaste monument public au portique soigneusement entretenu et sans lâche, suivi de deux esclaves portant des tablettes et tout l’appareil nécessaire à l’écriture. Le front incliné, il semblait réfléchir, mais il comptait ses pas. Ce vieillard, qui présentait les traits austères et vénérables qu’on admire sur les figures de marbre des anciens, aperçut le désordre de la place, l’homme traqué ; il comprit, et dit : — Il veut voler sa part d’obéissance à César ! Cette accusation porta le comble à l’exaspération de la foule, qui s’était adoucie jusqu’à rire parce que le communiste trébuchait, et qui se ressaisissant de¬ vant le fantôme de César, cria : A mort ! — Il veut détruire l’ordre et saper l’Empire. La loi de l’Empire qui consacre le Droit comme tout
SUR LE RIVAGE DU TEMPS 185 le monde le sait, est large, tolérante et généreuse pour tout citoyen honnête et silencieux. Regardez comme nous avons de beaux sourires respectables. Nous avons imaginé et bâti un Panthéon où tous les dieux les plus différents s’entendent, sérieusement, officiellement, côte à côte. Lui est haineux, violent, il n’admet même pas les dieux ni les raisonnements des autres ! C’est le démagogue effréné qui fait luire l’espoir aux yeux des déshérités — et qui pourtant, ô bon cl honorable peuple, voudrait qu’on supprimât les jeux du cirque qui t’amusent 1 Un vieux soldat mutilé — il n’avait qu’un tronçon de bras droit — s’était assis comme il le faisait tous les soirs devant la porte du bâtiment où vivent les soldats. Il se dressa en bataille. On entendit sa colère dans sa bouche : — Il ne hait pas l’ennemi ! Il voudrait qu’on jetât, tous, les armes, comme si la guerre était une chose honteuse. Il essaye de salir même la guerre ! Pour lui un soldat scythe ou un parthe valent un soldat romain. La défaite de la patrie, voilà ce qu’il cherche. C’est que les ennemis de Rome lui ap¬ portent de l’or, la nuit, dans une cave. Cette invective secoua d’un élan de hardiesse la foule d’artisans, de menus commerçants, d’humbles travailleurs. Un homme épais, bien vêtu, ne comprenait pas — dans son œil son regard flottait comme de la graisse, et sa mâchoire pendait — qu’on s’opiniâtrât à résister à l’idée publique. — Misérable, cela ne te fait pas taire d’avoir contre toi la masse des braves gens ! Tous les griefs jaillissaient contre lui. Tous pré¬ parés, amassés, ils traînaient à terre, gisaient par¬ tout comme les pierres que les crochets des mains saisissaient. La face de l’homme ne se ressemblait plus. Des pierres rebondissaient sur lui. Ce qui exci¬ tait la fureur de la foule, c’est qu’il était extrême¬
186 LES ENCHAÎNEMENTS ment faible, et que même le caillou-jouet lancé par un petit enfant, de tout près, le faisait tomber plus. On voyait qu’il n’avait pas mangé depuis longtemps. — Regarde comme il a faim, comme il est maigre, comme il est laid ! On lui a jeté de la boue, regarde comme il est sale ! Un trou bas s’ouvrit près de mes pieds, et d’une sorte de souterrain qui était là, sortit, sur les coudes et sur les genoux, un esclave dont le métier était de raccommoder des lanières, et qui vivait dans ce trou. Cet être rampa, et, en même temps que lui sortit la puanteur qui l’enveloppait dans sa fosse. 11 marcha à quatre pattes, ne sachant plus sans doute être debout — vers le chrétien qui était tombé sur les genoux au milieu de l’ouragan des malédictions et des pierres, puis, arrivé à lui, l’esclave ballant comme un crapaud (il avait des plaies suivantes aux épaules et aux coudes et des marques de bâton sur les reins) se retourna et lui lança en arrière un coup de pied : Qu’est-ce qu’il lui reprochait, ce débris humain qui respirait des gémissements ? Il le cria dans un sur¬ saut de rage : — Il veut tout changer ! Les lèvres de l'agonisant remuèrent pour dire que le sang des martyrs était une semence et pour annoncer le règne des pauvres. « Tout va changer !» Puis il ne remua plus que de chaque nouveau coup qu'il recevait. Quand ils en curent fait une chose immobile de laideur et d’ordure, les gens se dispersèrent et les maisons les cachèrent. J’entendis une forme qui murmurait au moment où un groupe s’engouffra entre les murs d’une de ces maisons : — Il avait raison. Parole chassée, basse, farouche, qui se replie et pénètre dans l’ombre en secret — comme une graine dans la terre
SUR LE RIVAGE DU TEMPS 187 Il a raison ! La petite lumière de ces mots vaut celle du soleil. Je le savais bien, qu’il avait raison. Je l'avais entièrement su lorsque je lui avais dit : où vas-tu ? lorsque j’essayais de retenir par des syl¬ labes celui qui voulait souffrir à toute force et qui allait, vrai dieu de son destin... Frère de respect, seigneur, où vas-tu, quo vadis ? Et pourtant, je m’étais tu auprès de lui. puis je m’étais écarté de lui. Entre la foule et le juste, je me suis fait naturellement, tranquillement, le complice de la foule. Je me suis donné à la victoire bestiale. J’ai senti le crime des autres vivre dans mes mains, dans mon ventre. J’ai assisté à mon immobilité, à toute ma bassesse d’un bout à l’autre. J’ai profité lâche¬ ment, pour mon salut ignoble, de ce que la vérité est invisible, et que le mensonge, c’est de se taire, et que la mauvaise action, c’est : ne rien faire. On sait bien qu’on dirait : « Il a raison » et q l’on ne résisterait pas à l’évidence — si on voulait. Les pauvres sont toute la force existante. Tout ce qui est vaincu ici-bas — idée, homme ou roi — n’est jamais vaincu que par les pauvres. La vérité, tant qu’elle sera veuve des pauvres, attendra, sur les grandissants ci¬ metières de la Terre. Maintenant que l’homme s’est retrouvé, son règne arrive. Oui, tout va changer puisqu’une aube nou¬ velle a commencé sur le grand soir du monde. Lu Croix apporte la délivrance et la joie. Cela est sûr : on est au bord du changement : on l’aperçoit qui se reflète dans l’étendue d’en bas, firmament d’yeux.
VII LE SORCIER Nous arrivâmes au seuil de ma chambre assom¬ brie. Marthe entra et j’entrai après elle. Comme cela était advenu plusieurs fois, nous avions erré ensemble tout le jour, poussés vers la mer par les pentes de la montagne. Comme les autres jours, nous ne nous étions presque rien dit. C’est singulier, ce silence, ce voile, que nous portons ensemble. Moi, je suis embarrassé par l’énorme par¬ tage : présent, passé ; et j’essaie de me cacher... Le vaste espoir qui brillait à la cime de mon dernier rêve 1.... Mais, ce soir, après tant de pas, ma fatigue m'a fait songer à la sienne, m’a donné la sienne ; pour rentrer, ma main a saisi son bras, puis nous n’avons pensé ni l’un ni l’autre à nous quitter. Elle alla s’asseoir dans l’encadrement de la petite fenêtre cintrée, à travers la source grillagée de lu¬ mière. La chambre où m’hébergeaient des parents ne différait des chambres d’hôtel que par un nom de famille. Presque toujours fermée le long de l’année, elle restait obstinément froide et vide, elle ne s’habi¬ tuait à rien ; les meubles, même vieillissants, y
190 LES ENCHAÎNEMENTS demeuraient tristement neufs. Je percevais le fronton détaillé du lit qui faisait seulement penser à l’outil du fabricant, la commode, avec les corps de ses tiroirs vierges et rebelles, la table superficielle. J’écoutais le tic-tac de la pendule, et le tic-tac plus sec et parfois froufroutant, de l’oiseau en cage. Une voix angoissée — que je n’avais jamais en¬ tendue — s’éleva : — Mon ami, j’ai beaucoup aimé autrefois un homme qui disait m’aimer. Elle ne proférait cette phrase si nue que pour se montrer à moi ! Nous nous sommes trouvés près l:un de l’autre, je ne sais lequel de nous deux a, le premier, tendu les bras. J’ai serré sur ma figure cette figure que je n’avais jusque-là que contemplée — que je ne connaissais pas ! La beauté de sa joue me brûla, et sa bouche révéla sa forme à la mienne. Au sommet vacillant du corps dont le poids venait à moi et m’emplissait la chair, je vis, pour la première fois tout près, tout près, sous une nuée blonde, la pupille dilatée im¬ mense —, ronde, striée et trouée comme l’océan nocturne ; je vis, entouré de la grosse rayure noire des cils, l’abîme blanchâtre où flottait la sombre sphère regardante. Elle ! Celte figure mouillée comme celle d’une pleureuse, cette bouche rouge, — le sang, presque déshabillé, du baiser — et ces deux étoiles charnues des yeux, et tout le corps qui pressait le dedans de cette robe, — c’était la reine de songe au visage carré, la longue statue soyeuse des salons ! Il y a une folie de sacrifice dans le dessus échevelé et aveuglé d’un couple, entre deux figures qui se pé¬ nètrent et se sont déjà effacées. Les deux passants qui conversaient, naguère, hier, gênés dans les encombre¬ ments de la pudeur et du ridicule — le monsieur et la dame... La comédie mondaine parallèle s’arrache, et
J E SORCIER 191 c'est tout d’un coup, sans paroles, l'étroite complicité. Je vois dans la glace de la chambre un corps nu que barrent mes bras. Je n’ai pas rassemblé ma pensée devant la massive apparition de cet être nouveau fait avec mes mains, et qui s’ajuste par le faible lambeau du visage, à la superficielle promeneuse d’avant. Je n’ai pas admiré les formes, pourtant admirables, par les¬ quelles celle-ci est à la fois toutes les femmes, et rien qu’elle-même. Le moteur fouillant et tremblant qui me secoue, le moteur presque sanglant de la joie. La joie va plus vite que le bonheur et même que la vie. Sa bouche décolorée jette un appel blessé. Et puis elle chante tout haut et crie dans la chambre. Ma tête et mon cœur vidés par la coulée immense, je me soulève sur le coude, je regarde le changement comme un mort réveillé. Je n’ose contempler d’abord que les choses oui nous environnent : la cage et le léger lapement rayé de l’oiseau déclanché d’un barreau à l’autre ; le rayon de livres dépecés par la lecture (quelques-uns ont des dos squelettiques aux vertèbres de papier) ; la fenêtre, porte de crépuscule. ... Sur le lit sa figure qui me regarde : cetîe icône qu’hier je ne touchais qu’en pensée. — Toi... toi... Elle a un peu honte, elle est heureuse, elle est sin¬ cère. C’est ma femme ; moi je suis l’homme, étroi¬ tement orgueilleux de n’être que l’homme, et nous sommes côte à côte, nos corps lourds appuyés l’un sur l’autre par une ligne de feu — mon bras broyé doucement par le poids qu’il enlace : « II y a long¬ temps que je voulais te dire... » « Moi aussi. » Nous rions gravement de la jolie timidité tuée. Elle se met à parler d’elle ; et même, elle raconte les sentiments qu’elle avait et les choses qui lui arrivèrent quand elle était petite fille. J’écoute, je l’écoute entrer en moi... i. 9
192 LES ENCHAÎNEMENTS Je ne veux plus être que l’homme simple que je suis en ce moment, étendu et attaché ici. Mais je ne peux pas m’effacer, ôter cette folie de rêve qu’il y a dans ma tête. Je ne peux pas faire sortir de moi la fatalité de voir et de savoir, ni même la fatalité de chercher ! Pitié ! Je ne suis pas fait pour cela ! Assez de surna¬ turel ; que cette grandeur d’exception aille à un autre ! Je veux ressembler. Assez d’être celui dont la destinée s’ouvre et recule jusqu’au fond, qui tombe en arrière pour ressusciter les morts, et qu’entoure une cohue d’images décomposées. Assez de cette poussée qui me fait franchir, tout seul de mon espèce, les grandes barrières, et me promener en lambeaux dans le passé. A quoi bon ! Rien ne sera changé parce qu’un homme, entre tous, porte un monde détruit. Pitié ! J’ai pitié d’elle, moi. — Tu n’as pas froid ?... Je m’arracherais des lambeaux d’existence pour qu’elle n’ait pas froid, pour qu’ils n’aient rien à désirer, son pauvre cœur encore tout fendu comme son corps, ses pauvres yeux déchaînés qui s’étendent. Mais j’ai beau vouloir, je sens une pesée étrangère qui me fait plier. Ah, ah, je ne suis pas le plus fort ! Je me débats dans la confusion insaisissable, dans cette cage que je traîne. Je me cogne à des bar¬ reaux. Des murs, des pierres contre ma main qui, au devant de ma destinée cherche une issue — et derrière moi la voix osirienne de toujours, fra¬ ternisant avec l’adepte, livre sa promesse sacrée : « Je te donnerai des renouvellements indéfinis. » Où suis-je ? On a dit, je ne sais qui, ni comment : Tu es dans la cellule du sorcier. Non ! Je résiste au dessin tracé dans l’espace. Alors, l’attaque change de forme, une douceur sans fond me saisit, et dit : « Cherche leur joie ! » et fait que le coeur étoilé de la Croix s’étend exprès sur le grand soir du monde.
LE SORCIER 193 Non ! J’écarte les poids d’ombre qui, d’aplomb, m’enserrent. Un archange tumultueux doré d’un éclair, vient frapper de sa belle chair et dissiper le décor auquel je suis en proie. J’ai soulevé ma pau¬ pière maçonnée, j’ai élargi ce soupirail. Je me suis battu avec le souvenir et je me suis fait lâcher par lui. Sur le lit, aussi près de moi que mon corps, les cheveux blonds ruisselants de Marthe et son épaule nue. Je m’étais assoupi ; les mouvements qu’elle fait pour se lever m’ont réveillé. Elle est agenouillée sur le lit, tout près de moi comme une géante. Elle est dénudée, me laisse voir son épaule brillante comme l’huilure marmoréenne de l’albâtre, la rose orga¬ nique d’un sein, le pli noir de sa hanche, ceinture toute nue. La pudeur charnelle n’existe plus dans le nouveau monde qui s’est créé. Cette pudeur effacée sur elle, la change ; elle en fait un être de charité. Elle s’assoit sur le bord du lit ; puis, les pieds par terre, se dresse. Elle s’habille sans gêne, sans hâte, et me regarde à travers les glissements, pleins de soupirs et de légèreté, des fragiles tissus qui la ca¬ ressent. — Vous dormiez presque, me dit-elle. Est-ce que vous rêviez ? Je me défends en sursaut, et moi dont les rêves emplissent la longue nuit jusqu’aux bords, je dis : — Non, je ne rêve jamais. Moi, je suis un homme comme les autres ! Elle rit : — Mais tout le monde rêve ! Je ris aussi, et je reprends avec une gaieté cram¬ ponnée à mon idée fixe, m’obstinant (ah, j’ai rai¬ son !) à renier la vérité une fois de plus : -- Alors, je ne suis pas comme tout le monde. ... Elle est là habillée, maintenant, prête jus¬ qu’aux petits détails. Je la tiens encore, je touche du bout des doigts à travers la soie grise la rondeur
194 LES ENCHAÎNEMENTS tiède d’un de ses seins. Le visage angélique, et que j’ai mouillé avec le mien, je l’embrasse, attendri et un peu las. Elle va s’en aller. Je ne voudrais pas redevenir moi. — Reste ! Rester ! Cela est si impossible qu’elle rit à nou¬ veau ! Rester avec moi, alors, vivre ensemble, là travers les gens et l’opinion du monde... Mais ce serait là, tout d’un coup, toute une destinée nouvelle, un bloc de nouveaux calculs... En ce moment, nous ne pen¬ sons ni l’un ni l’autre à nous y jeter en personne. Rapetissement... Je répète plus bas : « Reste ! », simplement comme une plainte. Quand elle est partie en brillant dans sa robe de soie — de soie fraîche au dehors et tiède au dedans, — qu’elle s’est effacée tout de suite, après le bruit de deux ou trois pas, parmi la nuit sans lune, dans l’invisible et l’intangible, je trouve que tout passe trop vite, tout ! Si vite, qu’un grand événement, même heureux, n’est qu’un coup. C’est trop vite que tout l’espoir n’est plus rien. Comme c’est peu de chose d’aller jusqu’au cœur de la vie, de bouleverser la sim¬ plicité de la robe que heurtaient les deux jambes nues dans la nuit. C’est aussi simple d’aimer que de tuer. Aimer... Est-ce là l’amour ! Est-ce que je sais aimer ?... Je souffre. Est-ce une réponse ? Je m’agite, pour penser à autre chose... La cellule du sorcier... Je mâchonne ces mots. Je m’imprègne de cette tache de passé, fraction de ma souffrance immortelle... Le rêve est revenu dans ma vie comme un poison. Je l’ai repoussé. Il est revenu aussi comme une tentation sublime : « Cherche leur joie ! ». Je l’ai repoussé. Je n’ai pas peur de la fatalité ! Mais j’ai peur de moi... J’ai l’étonnement et le remords de m’être encore caché. Elle, elle m’a parlé avec abandon. Je sais tout maintenant de sa vie de
1.E SORCIER 195 pauvre mondaine riche, trop affinée et sensible, et momentanément désemparée. Elle s’est délivrée d’elle, moi, je me suis gardé. Elle est blessée, sans que, souriante, elle le sache. J’ai volé l’amour. (Même dans l’exaltation, l’homme veut et sait conserver sa part). Est-ce que je sais aimer ? J’ai peur de nous ! ★ ★ ★ Elle est partie ; ma seule présence emplit les- quatre murs. Mais je la cherche et je la trouve, puis¬ qu’elle existe. Elle est toute ici, où elle n’est plus. Ouvrant, des yeux, la porte close, je refais vivre la forme de son départ : dans le battement du rec¬ tangle, l’éclipse de sa robe grise, bombée au sein comme une perle. Je pense à elle. Je regarde la nuit à travers les fenêtres, à travers les ogives énormes. A force de regarder, je fais que l’espace est moins noir. Dans les encoignures, sur les planches, les objets crépusculaires prennent de l’importance, se gon¬ flent, s’accumulent : des déchirures de cristallerie, des apparences serpentines, des bulles luisantes sus¬ pendues... Je pense à elle. La plaine est pétrifiée et couverte au loin d’une nébuleuse par le clair de lune, et au milieu du blanchissement, au milieu des moissons d’argent, elle s’avance droit vers moi. Entre les rochers noirs clairement lustrés d’eau, se révèle la présence sans limites. Le long de ses pas, hors des tapis du sol, noirs comme un trou, l’eau de la mare enchâsse un morceau hérissé de lune. Le rayonnement astral choisit la femme. Il a fait d’abord un croissant d’argent au milieu du noir, avec le tour de sa joue. Il ne peut pas éteindre la flamme blonde sous laquelle elle marche, mais il
196 LES ENCHAÎNEMENTS 7 met de la blancheur sur ses épaules, comme du lin ; et sur la cire de la peau, du brillant de phos¬ phore. Il cristallise les mains, le cou, la rare figure élargie du bas ; il arme et rend adorable dans la dis¬ tance cette face carrée de Notre-Dame, cette forme de visage qui marque d’un sceau de splendeur une créature entre toutes. Il montre même les broderies blondes qui chargent les bordures de sa longue robe, tuyautée de plis fragiles dont les creux sont incarnats, dont les reliefs sont rosâtres et pâlissants, et il ré¬ pand sur scs bijoux une rosée de bijoux. En la voyant, mes lèvres ont murmuré : « An¬ nette ! » Autour d’elle toute la nature fait un cercle de jardins surnaturels et approfondis, et dispose au loin, en arc découpé, les tours et les châteaux de la ville bleu clair habitée par le silence. Là-bas, dans les hauteurs du ciel, s’étagent des grottes de nuages superposés en couronnes concentriques : juste au milieu du dôme céleste, un éblouissement en rond, neige et glaciers de lune et de nuées, et, sur les pentes aériennes rejoignant l’horizon terrestre, flot¬ tent des parois bleuâtres, puis des tentures rocheuses. Un arbre, sur son pilier brun, étale trois palmes dont les feuilles sont des noyaux d’émeraude détail¬ lés et noirs. ... J’ai dit : « Annette ». C’est Annette en effet... Je ne suis séparé de sa limpide image que par l’ogive à fleurons de la verrière. Tout à l’heure, nous étions ensemble. Elle est toute dans cette cellule où elle n’est plus... A travers la porte morte, son départ ressuscite dans le coup d’aile du battant. Je la revois, s’en allant, encore proche, mais déjà spacieuse, avec son man¬ teau traînant dont les plis amassés font des cylindres et des cônes, rouges et roses et laiteux. Comme le destin s’est hâté, ce soir, après tant d’at-
LE SORCIER 197 tente ! Ces deux créatures, nous, qui sommes entrés ensemble, ce soir, subitement liés l’un à l’autre ; cette figure jusque-là angéliquement lointaine, qui s’est creusée et dont la bouche avec douceur s’est déchirée ; et ce regard plié par-dessous le mien dans un orbe de blancheur aussi pâle que le ciel ! Ce fut le premier et le grand jour de nous deux, le jour de la réalité nue, l’heure où l’on s’est trouvés. J’ai fouillé l’ombre, le silence, et la chair de la robe. J’ai en¬ tendu sur ma bouche des mots qui venaient d elle ou de moi, et qui voulaient tout dire. lièvres mouil¬ lées, langue, écume, murmure, et « je t’aime » écrasé comme un fruit. Et la grande joie du corps aveugle ! Ma respiration soulève ma gorge ; je sens vivre ma poitrine, mes poings, mon cou tendu, au fond des ténèbres de pierre. J’ai tout le couvent entassé sur moi comme une montagne qui se termine en croix. Je me rassois, avec un bruit traînant d’escabeau — car j’ai été, une fois de plus, mettre en mouvement les appareils, dans la paix de cette nuit tombante. L’éclair a jailli, plaquant un vif éclat sur ma main, sur le poignet bouffant de mon pourpoint. Alors, sou¬ dain, à l’autre bout de la grande cellule poussiéreuse des moines, où je gîte, moi laïc, c’est l’apparition plate. La lueur se lève sur le mur, se dresse. Le mur est une page blanche —, car la lumière a frémi, des signes s’y inscrivent. Des signes ? Ce ne sont pas des signes dont la lumi¬ nosité m’assaille comme une coutellerie. C’est la réa¬ lité même. Ce sont les infiniment ténus dont nous sommes composés, les atomes de notre chair en figures d’alvéoles et de cellules : lambeaux de chimie humaine et de destinée, que je suis ici-bas le premier à discerner. C’est ainsi que dans nos abîmes de peti¬ tesse, nous commençons à remuer.
198 LES ENCHAINEMENTS On ne reviendra plus jamais sur l’évidence de ces événements profonds. Ils se posent désormais, tels quels, à travers les superstitions, à travers la folie des foules. Hors de l’ombre, de l’ignorance, du chaos noir, monte une tache ineffaçable de lumière. Elle existe, encore petite et disputée, mais claire comme le jour. Je vois, sur l’ombre où ma personne est demeurée, au milieu du monde, mes mains blêmes qui se joi¬ gnent, je parle bas, je dis que la science est belle avec ses apparitions justes. Eh quoi ! nous sommes-nous enfin trouvés, nous, les hommes, qui nous cherchions tant ? Je regarde mon grand œuvre, et je réponds : Oui. Et je sens ma joie qui bat en moi, de la nuque au cœur. La science, c’est voir, puis c’est parler. Voir, ce n’est que voir, mais parler c’est bâtir. Persévérer dans l’être, durer ! Les créatures lèvent les bras au ciel. Je ne sais pourquoi ce grand geste humain étend en moi sa charpente. Elles lèvent les bras au ciel, mais elles brillent par ce qu’elles disent et non par ce qu’elles sont. Le soir sera plus ou moins long, mais nous mourrons tous demain. Nos idées vont mourir ; elles sont déjà mortes si elles sont muettes. Nous sommes des tombeaux de pensée ; mais la parole, c’est du salut et de la lumière sur ce que l’on renferme. Plus que dans les ténèbres du monde nous sommes perdus dans son silence, et c’est le même deuil, et c’est le même secours : parler. A qui ? A personne qu’on puisse nommer, à tous. Que la parole aille au hasard guérir les ignorants. Le vrai savant a besoin des passants, il appelle à lui. Il appelle — quel saisissement ! C’est une part du cri créateur par lequel le dieu de lumière appela, élément par élément, l’univers à ses sources. ... Moi qui semble si petit devant ma table dont j’étreins le bord dans ma main, comme si c’était un esquif emporté sous les arches des voûtes, je serai
LE SORCIER 199 l'inventeur de la réalité, je serai entendu, répété et partagé. Je serai l’homme des lèvres humaines ! Annette 1 Si je suis allé ainsi, détaché, et plus loin que tous ceux qui m’entourent — tellement étranger parmi ceux d’aujourd’hui, que j’ai été obligé d’in¬ venter avec les instruments et les sources de lumière, les mots mêmes dont je me sers — c’est à cause de toi. Seul, je n’aurais pas pu m’obéir ainsi à moi- même. Annette, Annette, avec sa beauté créatrice ! Un jour, et cela se perd dans des jours déjà effacés, je lui ai expliqué mon rêve de chercheur alors que je n’avais rien fait encore et qu’il était tout entier en avant de moi, et elle a dit d’avance : « C’est beau ! » Et il lui a plu aussi d’ajouter : « Vous ferez cela. Il le faut ! » Mais elle ne sait pas ce que le rêve est devenu. Et aujourd’hui, elle, elle m’a tout dit d’elle, sans réserve, sans tache. Sa bonté fut si pure qu’il y eut un moment où je n’ai plus voulu autre chose au monde, et que tout le reste m’a fait peur, même cette grande poussée qui me jette vers la nature, vers la totalité ; même la gloire. Je jure par mon salut qu’il y a eu un instant où j’aurais tout laissé pour n’être plus qu’à elle en fermant les bras et en fermant les yeux — et même, je lui ai dit : « Reste ! » comme si c’était possible. Et pourtant je me suis tu, sur le grand travail de ma vie, je me suis tu aussi fort que le jour où j’étais allé vers elle pour tout lui dire. En me taisant, je lui ai menti ; et je lui ai menti encore, après. — « Vous rêviez ?» — « Non, je ne rêve jamais »... Ah ! un homme c’est une face aux dents serrées sur un secret. La honte m’a envahi, lorsque, inclinant la tête, elle a montré qu’elle me croyait. J’ai péché vis-à-vis d’elle, et j’ai peur de nous. ... Mais le temps du silence est accompli.
200 LES ENCHAÎNEMENTS Demain, bientôt, je ferai connaître ce qui est écrit là. Bientôt, on aura vu tout ce que j'ai vu. J’aperçois déjà les hommes se tourner vers moi et de la joie s’agrandir. Peut-être même, le roi, là-haut, me regardera. Il y a sur le mur un miroir, creux comme du vent : i’ y a du vent et un chaos, et il me semble que ce disque argenté vient coïncider, en un étrange ajus¬ tement nébuleux d’orage, avec le vide de l’armoire à glace qui se précise là... Je vais m'éveiller... Pour¬ tant, le miroir reste ici... Si je passe devant, je me verrai tel que je suis. Et justement, voici qu’un mo¬ ment, j’y ai remué avec des brisures de blanc et de noir. J’ai vu la figure plissée, la joue grave, le front étrangement bossué sur la grotte mouillée de l’œil... Un coup de lumière a étiré la tempe, et effacé le cou et les vêtements morts sur ma vie. Lui, moi... ★* Des retentissements s’échappent, réguliers, doux, des fonds sépulcraux. Une musique, calmée, qui parle : ce sont des coups lointains de cloche dont le tremblement pénètre jusqu’à moi et m’emplit tout le corps d’une poussière de bruit. La cloche du cou¬ vent, le vent de bronze, qui circule dans la pierre où on est, et crible le dedans du monde. Chaque coup prend toute la largeur, est une plaine. Le ciel s’en¬ terre, il est devenu chair, et cuirasse les âmes. En dehors de la faute qui jusqu’à aujourd’hui n’était que de l’espoir, ma vie est pure. Je pratique mes devoirs de chrétien, et j’ai obéi toujours, comme les autres. — Ah ! Le cri sourd s’exhale de ma tête, parce que la porte
LE SORCIER 201 de ma cellule s’est ouverte et bat, et que quelqu'un est entré. Jamais je n’ai eu si peur ! Personne ne se permet d’ouvrir cette porte. Il ne faut pas qu’on entre en¬ core ! Puis j’ai tourné la tête avec une lenteur raidie, vers la trappe du danger. Bruissement d’un souffle précipité, exclamations joyeuses, mains tendues. Un homme qui se multi¬ plie, et s’écrie : — Clément, mon ami ! C’est Méliodon ! Il revient, enfin ! L’ami fidèle pénètre ainsi dans ma vie, en pointe de tempête, entre ses voyages. Il est allé chanter, poète errant, dans les régions lointaines. Il porte sur ses hardes Je vide et le vent, les distances, les directions inti¬ mes du monde, et il ruisselle d’aventures. Ma peur se dissipe ; pourtant, j’ai été vers le fouillis des appareils, le creuset de clarté : l’apparition plate s’est éteinte sur le mur... Mais c’est à cette lueur sur¬ naturelle que nos figures s’étaient reprises, que j’avais retrouvé son gros œil de chanteur, le bourrelet de son front têtu, les cheveux en désordre sous son bonnet de voyageur, son développant manteau verdi, déteint, par tous les beaux temps et tous les mauvais temps qu’il y a eu. Et au moment où j’arrêtais le torrent de lumière, l’homme intercepté et tenaillé par la blancheur vive et le noir net, faisait danser un énorme profil béant comme un oriflamme noir en¬ roulé et déroulé, par-dessus les mosaïques phospho¬ rescentes. Dans tout ce clair qui l’a bousculé, il a fait (j’ai eu le temps de le voir) le signe de la croix. Il n’y a plus que de la nuit tenace et du silence. J’ai beau vouloir plonger dans la riche ivresse : réveil. Sur la nuit comble, l’étalage d’aujourd’hui.
★ * Sylvie est venue à Alican, vêtue de violet. Entre deux trains, elle a passé, éblouissante et rieuse, sur la plage au soleil ; ses dents brillaient comme des dia¬ mants. Plusieurs fois, en se penchant, elle laissa voir la pleine nudité de ses beaux seins mal enfermés sur le bord de son corps. Dans le hall du palace, qui dressait un grand vitrage tapissé par des stores chauffés aux encadrements li¬ néaires incandescents, elle s’étendit sur une chaise longue. Ses paupières étaient baissées, appuyées ; ses joues enflammaient les regards. Pour étaler mieux sa robe sur ses jambes, elle l’a secouée en la soulevant d’un geste brusque des deux mains, comme un immense éventail violet avec le fin flottement pâle qui était appliqué dessous, et dans ce souffle, mon regard instantané, électrique, a été toucher scs mollets renflés et tendus de soie couleur d’or et ses deux cuisses nues au delà de la haute gaine d’or soyeux. Les formes nues de Sylvie sont plus bom¬ bées et plus profondes que je n’avais osé, dans Je vague, me les dessiner. Naguère, Sylvie n’existait pas à mes yeux lorsque Marthe était là. Elles sont ici toutes les deux : Marthe est toujours la même, n’est-ce pas ? Elle n’est plus
LE SORCIER 203 la même pourtant, puisque je souffre de Sylvie. Comme on est faible — comme on est fort ! Sylvie est partie, et presque tout mon émoi est parti. Cependant dans la solitude de ma chambre, je me remémore cette femme couchée, par hasard, à côté de moi, et le sacrifice — trop bref pour être heureux ou pour être malheureux — où mon regard fut uni à sa blancheur cachée. Ce commencement,, soudain étouffé, de l’aventure de deux corps... Un jour, dans le gigantesque recul des âges, sur le sable stérile, j’ai tremblé pareillement d’une pareille mêlée de néant. Allons, est-ce que je pense pouvoir échapper à la compacte évidence qui m’emplit, qui démolit mes subtilités laborieuses, me retire le mensonge de la tête et même du cœur, et tourne de force mon regard vers les formidables lieux communs ! Je suis de plus en plus pareil, — à mesure que chaque souvenir me frappe en plein et détache du noir autour de moi —, à la charpente mâle, à l’ancêtre cherchant à tresser avec sa chair une victoire sur le temps, et sur l’espace vivant ou mort ; qui se tourna, dès qu’il fut debout, vers la femme lunaire et vers le soleil, et leur fit, en même temps, des temples, dès que scs mains devin¬ rent fertiles. Mais l’infini féminin est morcelé. Son nom est : une autre, une autre ! Si la peinture de la beauté s’use vile sur les femmes, le désir s’use encore plus vite. Le désir se meut dans un espace qui n’a pas la même courbure que celui des sentiments. Une autre, une autre... Elle est acéphale, Vénus, déesse-sœur du. mâle au ventre cornu. Pourtant, dans chaque personne, est le noyau étrange d’un cœur. ★ ★ 11 y a un cœur au milieu du noir, au milieu de
204 LES ENCHAÎNEMENTS l’église du noir. Seul, nu, comme sur un autel, un cœur, semblable à un corps arraché et sans sexe, de la forme simple d’une rose. Une lueur de résurrection erre en cercle comme une voie lactée. Elle va se poser dans les draperies sur¬ plombantes de ténèbres. Ici ? Plus loin : là. Sur la table carrée du laboratoire — un jour du vide éternel. A travers la lucarne de papier huilé, je percevais le fleuve et son eau tirée en nappes comme des marches minces, et les arches du pont bombé où se déplaçaient en de grands carrosses à rideaux qui faisaient trem¬ bler le papier transparent, des gentilshommes et des gentilles dames. Sur l’autel humide de l’officine, j’ai mis à nu, avec des instruments, le dedans d’un corps, pour voir ! Je me suis penché, dans l’encens âcre, sur des viscères de femme . le foie, l’intestin, le cœur et ses grosses cordes. Cela a porté un revêtement féerique et un nom : c’est impossible et pourtant, oui ! et cette vision du monstre profond m’étouffe... Ah, ah ! mes compagnons sont partis, je me suis vu seul devant la chose terrible et infinie, la seule chose — un cœur — j’ai poussé un cri rauque et je suis tombé à genoux par terre. Les décors s’ébranlent et se rajustent. Le théâtre représente une autre fois. Ce qui est posé là, ce n’est pas le cœur d’un être humain ; c’est moins, c’est mieux : c’est le cœur d’un chien. (... Le chien m’a présenté l’amour suprême à cause de la piété simplifi¬ catrice, et cela m’a aidé, un jour, à graver miraculeu¬ sement la tendresse dans le roc...) J’observais l’ani¬ mal pour mes études de savant, tout à l’heure, alors qu’il vivait. Mon expérience le condamnait lentement à mort. A un moment, il m’a regardé. Mon regard a été aussi dans le sien, sans fin. Alors la feuille blanche où je notais les formules de l’observation, est
LE SORCIER 205 tombée par terre comme une feuille morte. Il a baissé la tête — et il m’a léché les pieds, comme si sa langue était la main de son cœur. Ailleurs ! Je suis toujours un homme qui fuit. Est- ce possible de fuir, d’aller hors du drame du ventre et de la tête ; d’entrer dans le calme de l’universalité : dans la nature tout entière, les autres, le plein en¬ semble. Est-ce possible ? « Cherche leur joie ! »... Non, ne cherche pas leur joie, cherche rien que la tienne, la seule qui soit réellement au bout de toi. Le jardin d’Annette, où, parfois, sortant de ma cellule, je vais la voir. Il est vieux, dilapidé. La maison, carrée et haute à la façon d’une tour, est tout affublée de lierre. L’escalier de pierre est amolli par l'âge, doucement fondu, les marches si creusées au milieu que l’eau s’y amasse et que les oiseaux y viennent boire. L’arbre séculaire est énorme ; il sou¬ lève des nœuds gros comme des nuages. Dans l'antique jardin, l’ancien tombeau est caché par les herbes. On se baisse, on les écarte, et on cherche comme un objet perdu le nom gravé de la dalle sur quoi le temps qui passe a soufflé ; de temps en temps, on le retrouve, c’est : Déotte, et le reste de l’inscription, demi-écriture, demi-effacement, indique que Déotte est morte le premier jour du mois d'avril d'une année très lointaine, au nom détruit, repris par le néant de la pierre. Déotte... Ce mot est une sorte d’ange. Il brille sur quelqu'un. La maison carrée de lierre, soudain, s’est rajeunie. Elle n’a plus de lierre. Les branches de l’arbre rui¬ neux se sont déridées, rapetissées et assouplies, et elles remuent vite. Le vieil escalier gris ? Mais il est tout blanc et neuf, coupant de neuf ; et Jehan Basque qui vient justement de le terminer, dit qu'il est fait de pierres si dures que jamais elles ne s’useront. La
206 LES ENCHAÎNEMENTS tombe a bougé ! Elle est dépouillée des herbes, et illu¬ minée de blanc pur. Elle est fraîche, elle est ouverte et vide, la dalle posée à côté... Un noircissement de gens, debout, penchés et mouvants comme des I qu’on écrit, autour de ce corps, inerte dans l’autre sens, de ce trait tout blanc : Déotte, la morte encore neuve dans un pâle rayon du commencement d’avril. Tout à l’heure, on a plié autour d’elle un linge, et l'épais¬ seur de ce linge c’est le bout extrême de sa destinée terrestre. Tout à l’heure, il n’y aura plus rien d’elle au-dessus de tout, que cette pierre dont l’immobilité tire, de ce qui survit, des larmes tièdes. Le cœur finit mal puisque tout finit là : le tombeau. La mort c’est la forme naturelle, c’est la création de la création. C’est la même chose que le corps. Sauf quelques années surnaturelles où se mêlent le présent et le passé, chaque être est mort pendant l’étendue d’avant et l’étendue d’après. . Les jours reculent. Le tombeau s’en va. Avril, mars, février. Déotte ? Elle est là... Oh déchirement.... Mais non, elle rit ! Penchée, relevée, penchée, elle fait sa toilette au-dessus de l’eau ronde et luisante des cuves, comme les dames ae Rome au temps jadis. Elle con¬ sacre beaucoup de temps à sa personne ; elle s’occupe longuement d’elle-même chaque matin. Et pourtant elle va mourir bientôt. Mourir, qui est-ce qui y songe? On ne le sait pas. Que vient faire cette image de tom¬ beau que je mets maladroitement par-dessus ce que je vois ? Cela, ce n’est que moi... mais je ne sais plus bien, et cela se dissipe. Elle rit de se regarder, et moi, est-ce que je n’ai pas empli d’un rire sonore ce joli matin d’hiver? Pourtant j’ai été un instant au-dessus de ce que j’ai vu et j’ai ressenti le prix infini de cette femme que j’ai tant aimée autrefois, pendant l’éclair où j’ai su vraiment — avec mes yeux — qu’elle mourra, — car dans le courant des jours on est égaré et on sait sans savoir, on n’a pas le pouvoir de voir tels qu’ils sont les êtres proches.
LE SORCIER 207 Maintenant, une nuit de moi parmi le fouillis stel¬ laire de mes nuits. C’est avant. Avant quoi ? Je ne sais pas. Avant rien, puisque c’est maintenant. Dans le lit, au clair de lune qui filtre droit du mur, je nous vois, elle et moi étendus côte à côte. Le drap moule nos formes pareilles, d’un blanc de pierre et d’os, le ventre et les jambes, reliefs opaques, bom¬ bés et fourchus, froissés de plis blafards... Les ailes mouillées de quelques paroles basses passent et re¬ passent. J’ai dit, comme de la lourdeur : — Vénus ne dure qu’un instant... Mais la voix de sa chair a répondu, après un silence véhément : — Non... Plusieurs instants 1 — Qu’importent à l’étreinte les âmes et les figures ! — Non. La figure d’abord. C’est par la figure que les êtres se font signe et s’éclairent ! Les premiers pas de l’amour c’est la marche vers une figure. Je dis qu’il faut casser en deux le mot amour : le désir et l’amour sont trop dissemblables. Elle dit encore : « Non 1 » — elle dit toujours non. Puis elle dit que le vrai est inextricable, que le désir et l’amour se tiennent par un nœud saignant, et qu’on ne peut pas, à son gré, diviser la joie ! On ne peut pas non plus diviser le souvenir. Alors, tant qu’on est vivant, en ne peut ni comprendre, ni pardonner. — L’amour, m’écrié-je, on y met tout au hasard. —• Oui, mais il est ! Ensuite, par-dessus ce qu’elle a dit, elle murmure : « On ne peut rien dire.» — Est-ce que tu m’aimes ? — Oui. On se pose des questions spacieuses d’étrangers. On se contredit ou on s’accole tant bien que mal. Oui. Non. C’est un dialogue mâchonné tout bas dans la nuit,
208 LES ENCHAÎNEMENTS dans le trou — dans le lit. Le drap, dalle blanche amincie, peau épaisse, rend la chaleur. La voix vers qui ma voix s’aventure est celle d’un corps élastique de femme, frais cl chaud, sur lequel ma main rôde. Elle est nue et nous vivons ensemble, mais je ne sais rien d’elle. Je fui parle à tâtons, comme tous, tou¬ jours. Entre nous s’échangent les paroles sourdes, ces sortes de coups hasardeux qui viennent heurter au bord de nous, comme une porte, ce qui nous sépare — ne révélant rien, éclairant seulement l’ignorance dénaturée où l’on est l'un de l’autre. Et pourtant on s acharne à se parler : on boit la question d’un souffle haletant, on répond dans l’autre souffle, coup sur coup. J’ai beau mettre toute ma force dans le soupir creux du mot : oui : j’ai beau peser sur elle de tout mon poids et faire pénétrer mes doigts dans sa dou¬ ceur comme dans le dedans d’un fruit musculeux, et la durcir de volupté, je ne me débats que sur le des¬ sus de cette existence. Je ne peux pas me noyer. Et puis, je devrais l'aimer ; mais je ne l’aime plus. Je lui dis que je l’aime ; par là, je lui avoue que je \oudrais, non ce qui est. Pourtant quand je dis : « Je t’aime », je le crois, vite ; mais, après, je vois que j’ai menti. Je l’ai aimée... Alors, de toutes les femmes vi¬ vantes, c’est celle que je ne peux pas aimer. J’ai la malédiction de clarté, de simplicité — et de déchire¬ ment. Je trouve toujours deux vérités qui m’enser¬ rent : la vraie, et la fabriquée ; celle qui jaillit de moi, et celle des phrases toutes faites. Mais le cœur finit mal ; c’est par là qu’on pâtit aujourd’hui et qu’on pâlira demain, aussi sûrement qu’on a pâti hier La mort vient à la fois doucement et tout d’un coup, et nous sommes ceux qui sont bien forcés de dire : la mort est juste. Et il reste ce résidu de col¬ loque qui est le résidu de tous les colloques d’amour dans tous les sens de l’éternité : l’espace, la durée et le néant. ... Avec un mouvement ralenti et rebelle, de rêve,
LE SORCIER 209 la figure s’approche, immense, alanguie, affamée, dé¬ bordante d’un lourd sourire humide. Elle se présente à moi, elle me presse et m’applique son masque in¬ forme, de parfum, et le murmure de sa voix, sa voix qui n’a jamais changé. Je me souviens distinctement que cet approchement me rendait fou. Arrière 1 J’en ai assez, j’en ai assez. ... Lumière. Nous sommes au commencement, de¬ bout, étonnés l’un de l’autre. Toute ma vie va a elle. Je ne suis que mes gestes de joie. 11 n’y a rien d’autre, je l’atteste, dans toutes les places, que ce mélange d’elle et de moi. Cette demoiselle, droite et hautaine de timidité, et enclose jusqu’au cou dans le drap fin compliqué, c’est Déotte. Ses lèvres prononcent, pour la première fois, mon nom, et ce mot me montre en elle la tiédeur rouge de sa langue. Que l’étonnement de deux êtres debout est beau, avec leur invisible pen- chaison l’un vers l’autre ! Où suis-je ?... Partout — mais je tombe... Ma chute infernale à travers l’impossible m’a refoulé de la satiété au désir, m’a fait surprendre côte à côte ce qui n’est jamais réuni à vif : les deux créations de mon cœur : Avant, elle est là, pleine de la fragilité divine du bonheur. Après, elle est la même, et elle n’est plus que son spectre ! On ne peut pas aimer longtemps ; on ne peut pas aimer — et c’est toujours la même fin qui recommence. Alors, il faut se débarrasser des choses du désir et de la mort. Il faut se révolter, désenfermer ce grand cœur maladroit et obtenir que la douceur person¬ nelle aille vers les autres, vers tous ; se façonner dans une tâche, s’exprimer. S’exprimer, c’est diviniser... Un jour, l’étranger sublime qui m’accompagnait a chanté : — C’est plus : c’est se diviniser.
VIII LE MYSTÈRE D’ADAM Le soleil va se lever. Une aurore nouvelle va par¬ faire les aurores ; celle du plus grand des jours, celle d’aujourd’hui. Je respire pieusement. Au cœur de la croix s’ouvre une grande poignée de lueurs. Je suis sur un lieu élevé, sauvage, un calvaire dans un carrefour. On voit planer les bras de Jésus-Christ. La brise, de couleur bleue, vient se partager entre tous les hommes. Notre Père qui êtes aux Cieux. Comme il y a des croix debout sur la terre ! Cette croix du carrefour au sommet de la colline, celle du couvent d’Elcho, et celle de l’Église Saint-Étienne et Saint-Trophime. (Étienne, premier martyr chrétien, que lapida la populace mécréante de Jérusalem; Tro- phime qui débarqua jadis en personne ici pour dire : « Il n’y a plus d’esclaves. Il n’y a plus qu’une loi parmi les hommes retrouvés, c’est que chacun soit le serviteur de tous. ») Tout ce pays jusqu’au rivage rouge amassé entre les deux pics courbes, Dieu est dessus. Mon âme, mon âme, en son extraordinaire trajet d’étoile (et je l’ai vue pendant ce temps 1) est des¬
212 LÉS ENCHAÎNEMENTS cendue, tombée, vers le calvaire et le morceau de pays chrétien, dans un petit être abandonné, qui n’a pas encore la taille d’un homme, qui porte une grosse tête endolorie, et qui sous sa vêture noire, ridée et pâlie de vieillesse, tremble toujours à cause de la dureté de la terre, du ciel et du vent. Et je suis blotti sur une pierre. Ma main jaune que voici — à l’araignée bleuâtre de veines — serre mon genou maigre à travers l’étoffe mince comme un peu de poussière. Je vois par terre mon chaperon avec sa queue, comme un chat noir. Je suis Angelino. Il n’y a jamais eu, dans la vie, de joie qui ait eu ma forme. Mais j’ai un but : prendre dans les lignes et les couleurs passantes, de quoi faire des images qui ressemblent au monde. Je ne suis qu’un point, mais je suis au milieu de toutes choses. Un jour, après moi et par-dessus moi qui serai mort, tous verront ce que j’ai vu. Ce que j’ai vu autour de mon seuil, en un jour, je n’ai jamais rien trouvé de plus beau ou de pire, et je veux peindre ce spectacle sur la verrière de l’église d’Elcho que fait construire notre sire Egbert, pour que le jour fasse brûler cela éternellement. Ce sera le Mystère de l’homme. Au plus haut du vitrail qui élèvera dans la pierre son grand squelette liquide, dans le sommet tourné en roues flamboyantes, il y aura la Croix. La Croix, éclat de noir, coupure et de la hauteur, et de la lar¬ geur du ciel — par-dessus la nappe tendue du gros nuage blanc, par-dessus le soleil, la lune et les étoiles. Et le vitrail fera plusieurs tableaux, dentelés et dis¬ joints par de noires barrières magnifiques. D’abord, la vallée des suppliciés. Des supplicés ? Des travail¬ leurs et de leurs corps, des chairs tendues qui ser¬ pentent le long des os : le vaste chantier aux pierres blanches, à la poussière blanche, au grincement de fer, de la nouvelle église, et les tranchées et les trous et les échelles, où le travail est attaché.
213 LE MYSTÈRE D’ADAM Ils ont mal, et leurs faces sont pendant qu’ils tra¬ vaillent, infernales. La sueur larmoie sur toute leur peau. La série des métiers, c’est la série des douleurs. Le portefaix a la nuque rongée, et la claie de son dos est à vif, le forgeron sans cesse jaillissant frappe ses poings et ses épaules, le tailleur de pierres, accroupi, l’os du genou mordu par les cailloux, ébloui par la poudre au soleil, tandis qu’il recommence toujours, point par point, à changer la face du monde, s’aveugle et s’incendie. Le souffle du verrier lutte avec celui du four, qui le lèche, le creuse et l’éteint. La laveuse force le tissu mouillé, gorgé d’eau, ba¬ vant, à ressuer la crasse. Avec ses mains étroitement captives de son corps, elle tord et étrangle la saleté dans les chaudes entrailles glissantes de la cuve. Tout cet entassement d’êtres traîne par terre, comme des ombres raccourcies, en pelletées. Au bout de la journée, ils sont à bout de leurs forces. Le soir, le maçon porte le faix du mur sur son dos, le bûcheron aux mains percées porte l’arbre. Le pêcheur est chancelant, inerte, noyé. Le laboureur porte la terre des morts. Car dans les champs tendres aussi bien que dans les pierres dures, se plante le bruit du fer, et l’homme est accroché par terre. L’homme du rivage cheville de minces cultures sur les pierres des gradins. L’homme de la charrue et de la houe étale chaque jour des couleurs fraîches sur la plaine, et prépare mon tableau. Ils n’en peuvent plus, ils frappent quand même la tâche. Là aussi, l’outil est ensorcelé ; il est brûlant ; il étreint la main avec des griffes, il pèse de plus en plus, depuis le matin jusqu’au soir. Il en¬ vahit le poing, le bras, l’épaule jusqu’aux reins. A peine l’homme sur qui sa force retombe, s’arrête- t-il pour regarder ses deux mains assombries, les deux bêtes sourdes qui le font vivre. Elles ne sont pas à lui et il faut bien qu’il les suive. Il a vendu son âme au travail. Et même quelquefois il aime son travail.
214 LES ENCHAÎNEMENTS J’ai été attiré par le bruit du fer emmanché de bois qui tombe dans la terre, un tic-tac très lent, très es¬ pacé, qui dit l’excès d’une besogne, le vide d’un souffle, et où l’on sent entrer de plus en plus un retar¬ dement de paix éternelle. — Tu sèmes, Télo. Il s’arrête de semer et, péniblement, fait signe que non. — Il y a trop de guerres, fait-il. — Mais tu sèmes du grain. Il baisse la tête pour regarder ce qu’il a fait, il s’agite pour faire : non ! plus fort, prête l’oreille au tumulte galopant de la brise : — Non, je no le sème pas, je l’enterre. Tout en haut du tableau du monde en plusieurs par¬ ties, séparées par de belles séparations et au travers duquel passera le souffle du soleil, il y aura Télo, le fossoyeur du blé ; sa petite tête de rien barrée au loin par la route d’où surviennent la guerre et la peste, et où se déchire en deux le bonheur. Je descends le sentier. Peu à peu, sans faire de bruit, j’approche du village d’autrefois. D’autrefois ? La réalité se dédouble. Je m’éveille lentement. Je voyais mes jambes, tordues de maigreur, mes pieds chaussés de bois, qui écrasent par terre des lambeaux poudreux, ma main osseuse posée là comme un squelette d’oiseau. Je sentais cligner mes yeux fixés là-bas, dans les campagnes, sur ce blanc pigeon bat¬ tant et toujours englué qu’est l’oriflamme de la tour, et je m’entendais tousser. ... La figure que je traîne, si importante, si unique, croyait avoir les yeux ouverts, mais je les ouvre, et je vois Marthe Uriel, la tête sur un rocher, endormie. Au loin, les deux raies du monde : le bleu léger du ciel, et le bleu lourd, englouti et détonnant, de la mer. Elle s’est endormie en me souriant, étendue sur ce sommet de colline où se croisent aujourd’hui comme autrefois les fatalités des routes et où on trou¬
LE MYSTÈRE D*ADAM 215 verait sans doute si on fouillait la terre, la souche carrée d’une croix. Tout à l’heure, l’émouvante jeune femme s'est approchée de moi sur les genoux, a ef¬ fleuré mon front de ses doigts et a dit : « Je voudrais savoir ce qui se passe derrière cela !... » J’ai ri, et elle a cru que je riais. Notre amour grandit de jour en jour. Dans sa chambre, elle m’attend, avec sa bouche... Ou bien c’est moi, qui l’attends si fort que lorsque sonne l’heure où elle a dit qu’elle viendrait, je vois sa masse bouger quelque part et la distance se resserrer réel¬ lement sur moi à travers les murs — et puis quand j’ai l’étonnement de l’entendre, ses pas dans l’esca¬ lier me marchent sur le corps. C’est beau de voir la tristesse qui l’envahit lorsque le moment où l’on va se séparer est en vue. Et chaque fois que nous nous quittons, il y a un grand effort. Nous nous retour¬ nons, nous luttons des yeux contre la séparation qui est un arrachement trop compliqué pour nous, nous maintenons éperdûment le dernier regard. Je suis pour elle l’homme, et elle est la femme. On fait beaucoup de définitions d’aimer ; la seule, c’est : préférer. Elle veut savoir... Ah, moi aussi, je veux savoir 1 Je prête l'oreille aux voix. Qu est-ce que nous venons faire ici-bas ? Les grandes questions reviennent, re¬ tentissent, planent et se retirent très lentement. J’ose à peine lever ma tête engoncée dans mes épaules, vers le sommet où est la grandeur trouée de ces paroles ! Quel est le sujet du drame des hommes ? Elle dort. Moi, peu à peu, sans faire de bruit, je m’approche du village d’autrefois. — Tu vois, Angelino n’est pas mort. Il ne faut pas pleurer, puisque je ne suis pas mort. Clément Trachel, Angelino. Il faut que nous soyons debout en même temps, et qu'il y ait deux cercles d’horizon l’un dans l’autre, un fantastique balance¬ ment de présences, pour que puissent parler ainsi les i. 10
216 LES ENCHAÎNEMENTS lèvres d'Angelino. En marchant je me surprends à dire : « Comme il ferait bon durer dans cet asile ! » Et je m'extasie ici, sur ur vallon, là, sur une petite maison ! On aime tant ce qu’on n'a pas encore, ou ce qu’on n’a plus, et non ce qu’on a. Donc je ne suis pas Angelino... donc, nous sommes deux... Et mes sensations caressantes de nature et de refuge se dis¬ sipent à mesure que disparaît l’autre, l’homme de l'avenir, et que je deviens tout entier Angelino. Rien de ce qui m’est coutumier ne va plus me faire envie. J’ai touché ce qui est au fond de l’abîme, car avant de m’enterrer ailleurs, j’ai eu le temps de voir la lai¬ deur décolorée de l’accoutumance, de sentir que les sentiments sont des êtres éphémères qui meurent vite dans un être ; que le nom de la vraie richesse, c’est : la première fois ; et que vivre dans un paradis, c'est y mourir. Ce qu’on peut faire de triomphant ici-bas, c’est imiter les choses avec de la couleur sur un mur blanc, ou sur le verre, dans le corps même de la lumière. Une autre partie du Mystère des fils d’Adam à mettre dans le large arc-en-ciel pierreux qui transper¬ cera de haut en bas la paroi de l’église : celle des pas¬ sants du dehors. Dans le cadre rond de la nuit, l’aube qui déplie son frisson. Le soleil va se lever. Pourquoi ? qu’est-ce que nous venons faire ici-bas ?... Ces pentes qui tombent vers Elcho, entre les déserts déchaînés, de la mer et de la forêt sauvage, c’est le pays de ceux qui se cachent, le lambeau fuyant de pays de ceux qui fuient, des chassés, des condamnés. Hier, j’ai vu poindre et plonger dans le sentier descendant le dos de l'excommunié, très vite, comme un caillou sur la pente. Il est resté ceci à tra¬ vers mon saisissement : on aurait dit le dos d’un homme ordinaire ! Dans le trésor vitrifié du monde
LE MYSTÈRE D’ADAM 217 où toutes les couleurs solennelles seront brisées à nu, tout en bas, on verra le dos d’un homme. Et aussi un crâne par terre comme une opale ; celui- ci, quelque échappé de la vie commune, un prison¬ nier qui s’est brûlé au grand jour, un proscrit, ou bien un malade possédé qui n’a pas su se traîner loin et qui est mort d’ensorcellement ou de faim au croisement des routes, après avoir supplié le dieu-chose de la croix comme si c’était un homme 1 On voit, juste au milieu du chemin, une souche. Elle remue et cliquette son bruit de grillon ; c’est un lépreux qui, au monde, n’a droit qu’au milieu des routes et qui n’a pas celui de toucher la terre avec ses pieds nus ; on voit aussi des pestiférés qui se sauvent, essayant de jeter les plaies clouées à leur corps et de se dérober par sur¬ prise à la mort qu’ils portent. L’ossement rond, c’est peut-être là le reste d’un supplicié ou d’un soldat, ou, au contraire, d’un honnête homme qui fut quelque soir terrassé par un plus fort et plus heureux que lui. Ceux qui s’en vont sont maudits, et ceux qui restent le sont aussi. La frontière passe là. Les lignes des chemins sont encerclées par cette ligne. Elle n’a aucune forme, elle est comme morte, elle est glacée, même sous le soleil. On ne la voit pas, on la sait et on y croit à tra¬ vers tout. On ne peut pas la dessiner sur un ta¬ bleau, puisqu’on ne la voit pas par terre, puisqu’elle n’a pas forme vivante et que c’est une cicatrice de foule. Il faudrait que le verre de la verrière fût cassé à cet endroit. Ici, Elcho ; là, Rulamort. Le malheur fait entrevoir le bonheur dans un éclair de folie, la guerre hurle la paix, et rien ne m’a plus donné l’image de la ressemblance que les deux versants de la frontière. Voici, hors des limbes nocturnes, un franciscain, homme du peuple, jovial, hirsute, plein de barbe, qui rit, la tête encapuchonnée et sonnante comme bronze. Un moine rigide de Tordre du grand Espa¬
218 LES ENCHAÎNEMENTS gnol Dominique, chien du Seigneur, passe, exécuteur, justicier. Il dit qu’il vient de Rome — le trône du inonde — et qu'il va à la Grotte, à la Sainte-Baume. Un vieux mendiant au nez crochu, qui est le Fou (et le devançant, son bâton qui trépigne petitement sur le sol) ; son corps, en marchant, geint de toutes ses frêles jointures d’osier. Trois grands coutiliers dont les trois seins gauches sont bariolés du blason bleu à tête de chien jaune, surgissent regardant de côté et d’autre. Ils disent : — Où est-il, ce Dorilon qui a tué un faisan ? Du blanc se soulève à l’horizon. Un souffle de vent, grand comme le voile de la terre, apporte le grince¬ ment du chantier de l’église où ils mordent et dé¬ chirent la pierre. J’ai aperçu aussi Odon, puis Clairine, puis tous les deux ensemble. Il a de longs cheveux blonds comme elle. Ils allaient un peu bleus dans le rose du matin. A les voir se joindre et s’éclairer, on voit qu’ils s’aiment. On voit aussi Henri et Torise se quitter et ainsi, on voit qu’ils s’aiment. Il a dit : « A de¬ main. » I1 dispose de l’avenir ! Ils passent. Ils étaient là. Aucun d’eux n’est plus là, et je descends vers les maisons. Durant le jour s’est répandu le grand soleil qui met de la nuit vive entre les choses ; et a neigé la beauté des papillons qu’il faut un jour pour fondre. C’est à la fin écrasante de la journée que j’entre dans le vil¬ lage où habite la vie inhumaine. Ce soir est plus grand que les autres. Je mettrai avec piété ce riche assombrissement dans l’épaisseur claire du mur de l’église, sur la porte d’infini. Il y a, devant le village, l’arbre, l’arbre si étonnant, si étranger, le noyer d’où tombe pendant la chaleur une pluie de froid. Il découpe autour de lui un rond
219 LE MYSTÈRE D’ADAM de son pays du nord. Il n’y a que lui de son espèce. C’est le signe d’Elcho. Dans la niche du tronc de¬ meure la Vierge bleue couverte d’étoiles et ornée d’un enfant, d’une couronne et d’un oiseau, tous trois dorés. On dirait qu’elle vient de sortir de la chapelle, qui est au bout du chemin. A côté de l’arbre, la fon¬ taine carrée dont le geste écourté barbouille de foncé la croûte sèche et claire de la place. Au bord des cachots de la vie, le pommier rend les fruits qu’il doit, la vigne, en haut du mur, marche sur ses mains, une touffe de violettes parfument n’importe qui de tout leur coeur, et, à côté, un las d’ordures humide et saignant. Des épluchures, des cendres et des tessons : les choses coupées et tordues, les choses brûlées, les choses cassées. C’est cela qui encadre l’existence indéfinie. Une ronde d’enfants noirs, bouchés par la saleté, tourne autour de ces débris plus petits qu’eux. Les cabanes commencent à s’enchaîner à partir de l’arbre. Rien n’a changé ici depuis les temps anciens des Romains et des Francs. Rien ne changera jamais aux alentours du noyer de la Sainte-Vierge, de la fon¬ taine et de la chapelle. A quelle époque sommes- nous ? Personne ici ne le sait. Alors, nous ne sommes à aucune époque. La fatigue jette dans leurs cavernes carrées les reve¬ nants du travail, mendiant le repos, qui nous prête la mort. Les bûcherons essaient de s’introduire dans la fissure avec leurs toits de branches ivres, et quelques- uns tombent comme leurs fagots. Il faut se baisser pour voir des hommes à quatre pattes. Toute une fa¬ mille est attelée et, oblique, tire sur ses liens. Dans les asiles où il y a un trou pour qu’on entre et que la lumière entre si elle peut, où il y a une litière et un foyer, on voudrait repousser le froid, la faim et la solitude et la poussière, qui habitent tou¬ jours la maison. C’est l’antre terrestre au sol de terre battue, l’antre piétiné et crasseux où l’on se tourne
220 LES ENCHAINEMENTS vers le soleil ou vers la pauvreté riche du feu, haillon sale de soleil, et vers la femme et la respiration qui monte et qui s’abaisse sur sa vaste gorge. Dans la montagne du monument, j’allumerai le bûcher de lumière, je dresserai la coupure resplen¬ dissante de la vie. L’homme et la femme tranchés dans le vif, et le sourire qui coule du creux de la figure, et les pauvres regards déchaînés... Tout ce qui récompense — par la simple ressemblance — la fa¬ tigue et la souffrance. L’autre, pour s’appuyer. Un être en signifie un autre. Figure d’ostensoir, flamme de l’âtre, qui donne au mur la teinte de la chair. Il y avait une fois (il n’y a toujours qu’une fois) des gens qui s’aimaient. Ma vie est triste parce que je suis seul. Je me dépense à parler à moi-même. Mais haussé loin de moi dans une étrange vision, entrant dans un rêve avec l’impression que je me réveille à la cime, car tout s’effondre autour de cela, je vois un visage délicieux : une femme qui dort étendue contre un rucher. Ce beau rêve se réalisera-t-il un jour pour moi ? C’est grand de ne ressembler à per¬ sonne ; mais c’est doux de ressembler à tous. Porte qui entre courtement dans la chambre, et qu’on suit ; fenêtre, lit, ombre chaude et timide, aube du com¬ mencement de la nuit... le bonheur lui-même n’est qu’une imitation. Dans un coin se montre la marmite de terre que la flamme a habillée de drap noir. Elle ne fait rien et elle se tait ; mais elle est si fragile, a si peur des coups, qu’elle est vivante. Un tas de légumes fleurit le soir solide de la chambre. Le poireau, os blanc à barbe d’étoupes, des gonflements verts en forme de poings fermés. A côté, la poire aux larges hanches, la pomme dont les joues tournent sans arrêt. Les petits corps de ces choses sont posés sur l’endroit qu’on fait attention de ne jamais regarder ; le trou où il y a des pièces et que je cache à Dieu qui m’a sou¬ vent demandé à confesse, à travers sa figure de bois :
LE MYSTÈRE D’ADAM 221 « As-tu volé et enterré des pièces ? » Ils n’ont pas encore vu cela, les hommes du pouvoir qui viennent chez les pauvres pour leur prendre de l’argent — car on n’a de l’argent qu’en le prenant aux autres. Dans le creux muré une table est plantée sur des branches brutes (du bouleau dont la soie blanche se coupe et s’effile en rond). Le billot sur lequel on s’as¬ soit. Et je vois deux lourds pieds nus terreux à la grosse coquille de corne : l’homme. Il n’a jamais fait, jusqu’ici, jour par jour, chaînon par chaînon, que peiner, que manger et dormir pour peiner. Son destin, on le voit du commencement à la fin. Il vit — debout, plié, couché — voilà tout. Il vit. De l’enfance à la vieillesse, il ne chemine pas, il tombe. 11 donne autant d’effort que de souffle. Rien ne reste pour lui : inutilité de sa vie 1 Il lève les bras au ciel. Lui aussi, comme tous les autres, il s’acharne à ne pas mourir, à résister au temps qui le chasse, à durer. Il regarde, en lui-même, la récolte qui, jusqu’à cette minute, a grandi (jusqu’à cette minute seule¬ ment). Il regarde le petit enfant au nid. Il voit des haillons qui enveloppent un gémissement : la trop vieille dont le dessus est séché et mort, qui tient à la vie par une racine soufflante, et montre à tous com¬ bien les vivants finissent mal. Et pourtant, il veut régner ! Dans le réduit disputé et si mêlé à la terre, au vent et à la nuit, il y a un plus fort, qui est vainqueur des autres. Les enfants, les vieux, la femme, qui sont là, sont les esclaves — la femme d’abord, souffre-douleur et souffre-plaisir — de l’être central qui, la porte poussée, emplit la mai¬ son, et qui crie et fait peur. La loi du plus fort, la loi de partout, — la loi du froid — vient s’en¬ terrer dans les entrailles de la cabane. Et les cabanes s’envient à travers leurs murs : chacun féro¬ cement pour soi. Les voisins se détestent au point que leurs figures en changent. Victoire ou défaite. Çà
222 LES ENCHAÎNEMENTS et là quelque bonheur brutal sur la souffrance d’au¬ trui. Ah, rien ne s’expliquerait dans le monde si on ne savait pas que les hommes sont punis d’un péché ! Les trois coutiliers ont fait irruption. — Tu as tué un faisan. Viens, qu’on te pende. — .le ne l’ai pas tué, messire. — Tu l’as confessé. — Le faisan était mort. — Viens, ou on t’assomme. Ce trio dur aux couleurs fortes et planté d’armes, et la molle famille grise et désarmée dans son étable fermée par un doigt de bois (et dont seul le mur est dur), ce choc fait mal. La famille à vif, moelle de femmes et d’enfants, elle est toute debout autour du père qu’on emmène, sur ce bout de champ écrasé qu’entoure la muraille. On voit que toutes les choses voudraient pleurer, mais ne peuvent pas. Il faisait peur quand il était là ; mais son absence fait plus peur encore. La famille en cercle, en piliers saignants, regarde la place vide du grand soutien, et ces gens font encore semblant de se tenir debout, mais ils vont tomber par terre. *** Sortir, chercher l’espace, à l’heure où le jour entre dans la terre ? Je montrerai dans le vitrail de la croix, étoffe tissée au ciel, que le soir lui-même est une tempête tran¬ quille qui vous courbe et qui vous traîne. Quelque chose est déchaîné contre les hommes, partout. Les enfants jouent, massés près de la fontaine. Le Fou au nez crochu surgit et les terrorise. — C’est défendu d’être ensemble ! Vous ne le savez donc pas 1 Si, on sait bien que c’est défendu de se réunir.
LE MYSTÈRE D’ADAM 223 C’est le commandement qu’on apprend en naissant et qui retentit jusqu’à l’enfer. Se réunir, jouer en¬ semble, souffrir ensemble, penser ensemble, c’est défendu, c’est défendu ! Défendu, pourquoi ? Les pauvres sont d’humbles frères qui ne fraternisent pas. Ils sont trop pau¬ vres. Quelques vieux se faufilent dans le vide de la place aussi lentement qu’au travers d’une foule ; la maladie do survivre, qui mâche et ronge les formes autour des os. Les femmes sont, toutes, même les jeunes, vieillies et enlaidies par le labeur et par la peine. Quelques- unes ont commis un péché d’amour. Celles-là baissent la tête comme ceux qui ont été abandonnés par une grande joie et qui ne peuvent plus rien se dire. La foule les hait, et leur regret devient, dans l’espace, de la honte. Et d’autres femmes qui n’ont jamais connu, — passant loin d’elles ou les heurtant, — que l’amour incompréhensible d’autrui. Et les maumariées sacri¬ fiées au profit ou à l’Homme, et dont le cœur a éclaté, et ceux dont le cœur s’est usé. Et partout on dit : Trop tard. Doré Mallelongue explique à Dorin la Houe : « On engrangera après l’octave de la Madeleine. » Il croit que les jours vont lui obéir ! Ici-bas, dans les champs, résidus de la guerre, dans les chapelets de demeures poussées sur les hauteurs par les pirates, nous ne faisons jamais que commencer ! La maison monte et descend. La culture et le désert, comme deux manteaux qui se recouvrent... Du tertre où je suis, on discerne tous les chemins d’Elcho, qui, à la fois, s’y déversent et s’en retirent. Ça se croise et se coupe et ça forme des mailles, ces lignes dures, ces lignes pétrifiées faites avec les os forgés de la terre. Les chemins, ces choses en longueur, jettent le pays dans le chantier blanc de la nouvelle église, puis dans
224 LES ENCHAINEMENTS le vaste univers, le noient partout. C’est par les che¬ mins que le travail absorbe les hommes, comme la guerre, et les renvoie vaincus, comme la guerre. C’est par là que s’en va la tendresse et que vient le malheur. Personne autour de moi. Cette route-ci s’ouvre avec un très long silence de pas, avec, l’un dans l’autre, tous les longs vides qu’elle a creusés. Elle s’ouvre pour la grande chute en douceur : le départ. Les dé¬ parts, par lesquels nous faisons des plaies dans l’es¬ pace ; les départs qui commencent si petitement, parce que quand on se quitte, tout de même on est ensemble (ce sont les retours qui seraient grands !) Ceux qui s’en vont ne reviennent pas, ou, ce qui est la même chose exactement, ils reviennent trop tard : ce ne sont plus eux. Un cri de femme s’étend et ne meurt pas, qui a pleuré et chanté : « Les chemins finissent toujours mal. » ★ ★ C’est par là que vient de disparaître Odon. Il y avait entre Odon et Clairine un amour qu’on voyait mais qu’on ne savait pas. Eux seuls le savaient. Ils avaient tous les deux des figures graves et pâlis¬ santes d’attention, et pour peindre ces figures-là il aurait fallu se prendre bien de la joie, se fouiller le cœur et pâlir. Il a été emmené par des hommes d’armes pour aller à la guerre ou bien pour bâtir très loin quelque bout d’une trop grande église s’installant en tumulte dans l’éternité. Sa Clairine, elle vivait presque toujours enclose, captive d’une sombre tâche où elle donnait sa santé et sa beauté fraîche à des broderies. Un jour, elle a été sur le pas de la porte respirer du soleil, et même un peu plus loin, jusqu’à la margelle. Une cavalcade pas¬ sait. Clairine avait quinze ans. Le soleil la faisait res-
LE MYSTÈRE D’ADAM 225 plendir aux regards. On dit que c’est là la raison pour laquelle Odon a été emmené. Deux femmes s’étaient cramponnées à lui dès qu’elles avaient su qu’on allait le prendre. Sa mère a dit : « Je ne le laisserai pas partir. On l’arrachera encore une fois de mon corps. » Elle s’est crispée sur lui comme une vieille sorcière d’amour. Mais elle l’a tout de même laissé partir quand les hommes sont venus. Des personnes sages lui ont fait rentrer les ongles et ont défait sa colère en lui disant avec toutes sortes de voix diverses : « Il faut obéir ». Domptée par cette masse de sagesse, elle a obéi, et Clairine, l’autre partie vive du malheur, a obéi aussi. On a vu Odon diminuer le long de la route. La distance, c’est quelque chose d’épais ; c’est une machine de torture qui rapetisse. Pas à pas, l’éloi¬ gnement efface de force les couleurs et éteint la cha¬ leur. A dix pas, l’être devient une chose, une petite chose intangible. Alors déjà, l’amour est vain ; c’est déjà de l’idolâtrie. Bientôt, ceux qui se sont désem- brassés sont si loin l’un de l’autre, qu’ils ne se parlent plus que tout bas. Odon a chanté sur la route pour que Clairine restée sur le bord l’entendît et l’accompagnât de l’âme plus longtemps. Elle a écouté jusqu’à ce que la voix se fût décolorée, et qu’on ne comprît plus de quel côté elle s’en allait. Alors, Clairine a crié : « Je t’attendrai toujours ! ». En revenant, elle sanglotait cela comme si elle chantait et il s’est fait peu à peu une chanson de Clairine et de l’attente. Cette belle chanson qui dit que les chemins finissent toujours mal, c’est là que sa source a pleuré. Sur l’heure, la vieille mère a recommencé à tra¬ vailler, toute murmurante. Elle est allée à l’étable où la chienne avait mis bas, pour prendre les petits chiens qui étaient de trop. Mais la chienne ne s’est pas laissé faire, elle ! Il n’y avait pas de paroles ni d’accents pour entamer son pur refus de bête, et la vieille femme a dû reculer... Elle a compris quelque
226 LES ENCHAÎNEMENTS chose, humblement. Elle a dit : « Angelino, si toutes les mères étaient une seule mère... » Elle n’a pas su finir cette phrase. J’ai vu qu’elle avait les yeux fixés sur la différence incroyable, la différence de folie qu’il y a entre chacune et toutes — puisque toutes veulent bien et laissent faire, alors que chacune ne veut pas. Mais ces éclairs-là, il n’y en a jamais qu’un à la fois ; c’est le délire de la vérité. Dans le vitrail, jardin de lumière découpé comme une feuille, il y aura, sur les vallées d’âmes, l’emmê¬ lement des routes desséchées. Tout cela se montre à moi parce que c’est l’hiver. L’hiver, on voit mieux que l’été l’ensemble de ces bandes de terre broyée et morte, qui dispersent la chaleur du village aux quatre coins du ciel. C’est dans les ruines refroidies de la nature — les arbres dépouillés ou rougis, la terre blanche-grise — qu’ap¬ paraissent les grandes lignes du malheur et du ch⬠timent. Mais, qu’est-ce que je dis ! Dans le pays où les caps rouges, énormes comme les Pyramides d’Égypte, merveilles du monde, plongent dans le bleu d’en bas et le bleu d’en haut, où la souplesse luisante de la mer se casse comme du verre toujours sur les mêmes barrières, l’hiver n’est pas visible. Les pins ne sont rouges que parce qu’ils ont été tués ; les arbres noirs sont des arbres brûlés ; le gris neigeux qui statufie les champs, c’est de la cendre. Quand on regarde, on voit que cet hiver, c’est un hiver pensant, fait par des hommes, qui est venu plus vite que celui de Dieu et qui durera plus longtemps. Je mettrai cette splendeur de pâleur dans la cas¬ cade de ciel, ces chemins où on s’est plongé pour fuir la guerre (comparable à l’orage parce qu’on ne sait pas pourquoi elle roule), pour fuir l’incen¬ die, la famine, la peste qui tue les abeilles dans la brise et fait sortir du poison des plantes médici¬ nales, — pour fuir, comme si on fuyait, sur les
LE MYSTÈRE D’ADAM 227 pentes, la mort et le froid tombés du haut du inonde. (Quel fuyard immense se forme là bas, sur la pente de l’Hiver 1...) Je tâtonnerai parmi les grâces du gris et du blanc. Je rendrai le verre froid comme le gel et la neige, et le seuil d’hiver, récif des bises. Et la bise qui fait grelotter l’eau fera aussi trembler le verre. Ils sont partis si loin que lorsqu’on demande où ce fut, les marchands et les pèlerins montrent les astres du ciel. C’est plus puissant que je ne croyais, c’est plus beau que moi. C’est si grand qu’un jour je crierai partout que la foule a la forme de la fuite. — « Où est-il ? » C’est d’abord un pauvre cri plaintif et déplumé qui s’essaie à la douleur... Où est-il, Henri ? Torise s’abaisse et vieillit vite, et elle est si triste qu’elle n’a plus de nom. Et chaque soir, elle couche avec le froid, et chaque nuit, hélas, l’assombrit ! Où est-il ? Je le sais, moi. Un jour j’errais en cachette dans les souterrains frais creusés. La terre a tremblé dans ses profon¬ deurs comme elle fait parfois, et elle a rudement secoué la crypte. Une pierre de la voûte s’est arra¬ chée et s’est enfoncée par terre d’un grand coup, folle de lourdeur. J’ai vu une figure d’os à laquelle cette pierre servait de masque, et même le grillage des dents et la colonne à anneaux qui s'enfonce dans le fond de la tête. Je l’ai reconnu dans sa grimace sculptée : Henri. Le corps était courbé, épousant de force la voûte, comme un damné qui se penche et qui va plonger. Il n’y avait pas longtemps : le trou était encore baigné de rouge, encore allumé de sang. Il avait été requis pour travailler à la construc¬ tion du château neuf. Et au fond, en dessous, il y
228 LES ENCHAÎNEMENTS a un caveau où l’on descend par des broussailles et des souterrains et dans lequel, par un sortilège de la construction, on entend résonner les secrets. Ils ont élé six pour aménager et cacher ce caveau où suintent et se ramassent, comme des eaux souter¬ raines, les voix de la grand’salle. C’est Henri qui m’avait confié ce secret qui me ferait tuer si on le voyait en moi. Nul n’est plus jamais revenu au jour, d’eux six. Ils ont disparu le lendemain du jour où il avait dit : « à demain ». J’ai distingué les six bosses que faisaient les corps, les six anges de malheur ployés en avant et englués. Les épaules enchevêtrées et hérissées de celui que je voyais à nu semblaient soutenir le poids de toutes les autres pierres de l’édifice supérieur, être la souche profonde, la cariatide éternelle qui, avec toute sa vie et avec toute sa mort, porte ce qui est construit ici-bas et tous les péchés qui resplen¬ dissent sur le dessus du monde ! Henri ! C’était un homme au long cou et aux yeux brillants. Torise et lui s’aimaient désespéré¬ ment et leur amour n’était jamais en paix. C’est que Torise n’était pas d’Elcho, mais de Rulamort et qu'ainsi une menace était toujours suspendue sur eux. Ils n’avaient jamais que des restes de leur bonheur. La folie passait parfois en eux et entre eux. Une nuit, jeté par l’ombre bouleversée, la pluie et le tonnerre, sur le chemin où ils allaient, j’ai entendu une voix qui criait tout bas : — Tu te demandes, Torise, pourquoi je t’ai donné rendez-vous dans cette nuit d’orage. C’est parce que j’espérais qu’elle te ferait peur et que tu compren¬ drais la grandeur de mon rêve. Où vont-ils, les doubles rêves qui commencent ? Nous commençons, nous ne finissons pas. Tous, toujours, nous sommes interrompus. Pour nous tous,
229 LE MYSTÈRE D’ADAMles jours naissent, puis ils avortent. On ne marche pas ensemble jusqu’au bout. On ne voit pas mûrir l’épi ni l’enfant. Notre destin nous est arraché avant terme. Et même ceux qui ont de la chance finis¬ sent mal. La croix n’a rien guéri. Les créatures souffrent au delà de Dieu. Alors, lui, comme il doit souf¬ frir ! * ★ ★ On ne peut pas combattre le malheur face à face. Sur le tertre du calvaire où je suis revenu, le vent qui apporte les grincements de l’église naissante, balance devant mon nez quelque chose de tout proche et de double : des pieds. Un clin d’oeil de côté me fait voir le bas du gibet. Je lève les yeux sur l’épou¬ vantail qui pèse là. Le silence d’un mort est plus vivant que celui d’un vivant. Au-dessus des vête¬ ments secs, qui pendillent aussi déchirés que des feuillages, la tête du rebelle encroûtée de peau bitu- meuse, salie do poils, les yeux comme des traces de bave dans deux fosses. A un endroit, le crâne est à nu : on voit sa dureté de caillou. On voit aussi les os des pieds rangés dans des effilochures. L’autre malin, quand l’aurore mettait le feu à la suie qui remplissait le monde rond jusqu’aux bords, deux garçons noirs l’ont dépendu puis rependu à neuf — pour avoir de la corde à vendre. Je n’ai pas la chance de posséder de quoi acheter des talismans : je n’ai même pas celle de croire aux talismans. Je suis resté si chétif et petit qu'on me crucifierait sur la croix d’un tombeau. Je n’ai qu’un seul moyen d’échapper à la malédiction. C’est de bâtir la forme de ce que je vois. Faire sortir les couleurs du grand mélange : choisir la vérité avec mes yeux, et la distri¬ buer avec mes mains. C’est là le seul lot de la pauvre humanité surnaturelle. On ne peut pas combattre le malheur face à face.
230 LES ENCHAINEMENTS Qui a résisté se balance au gibet. Voici bouger l'enseigne qui commande : « Faire rien ! » Jusque là il était sage et muet, et tout d’un coup il n’a plus voulu. Lui tout petit, lui tout seul, il a crié : « Non !» Il a été pendu devant la foule en fête. Ce soir-là, on a entendu que la carcasse du monde gémissait plus creux et plus profond au bord de la mer, en dessous de la terre, comme toutes les fois que l’âme d’un blasphémateur a été jetée hors de son corps. Son père et sa mère ont entendu, et ils ont baissé la tête dans la honte. Dire : « Je changerai le malheur, je changerai les choses, je changerai les pierres en pain ! » Il est lui-même devenu pierre, voilà tout ! La pauvre première pierre de ce qui n’est pas encore, dans le monde des pierres... Dans un coin de la verrière céleste et terrestre, le pendu, comme une hirondelle. Je ne peux pas ne pas inscrire cela à travers les illuminations ! Le Fou est venu plusieurs fois divaguer devant le gibet que le soir semble par l’illusion de l’ombre, rapprocher du crucifix à la grandeur naturelle. Une fois, j’ai entendu qu’il disait que la potence c’est la Croix qui ressuscite. Une autre fois (alors que Je vent secouait le pendu séché, avec un bruit d’écorce, et l’enroulant dans un sens, puis dans l’autre, faisait tomber sur moi par moments son regard de marbre), il parlait tout haut du sang des martyrs. Il disait, ne s’adressant à personne : « Écoutez-moi bien, il en sortira, de ce sang, des choses plus vraies que les nôtres. » En attendant les choses nouvelles, silence ! On ne peut rien dire. On ne peut même pas dire : « C’est le jour et tout à l’heure, ce sera le soir, puis la nuit ». On disait cela le jour où il n’y a pas eu de soir ni de nuit, à cause de l’incendie
Un jour — la goutte éclairée d’un jour perdu dans les jours — je la voyais souffrir ; sa chère figure se convulsait sous l’étreinte aiguë des nerfs ; sa bouche abandonnée ouverte, geignait, criait... Sa détresse effleurait l’infâme et ridicule laideur. En tremblant de part en part, je lui ai dit : « Je vou¬ drais souffrir à ta place ! » Il s’est fait une transposition. J’ai été un instant en elle. Oui, j’ai tenu dans l’obscurité de cette figure attaquée et geignante, en face de quelqu’un qui ne souffrait pas, et qui regardait crier. Alors, suffoqué, les fibres tordues, à bout de dou¬ leur et d’injustice, j’ai hurlé pour me débattre, et m’envoler hors d’elle ! La souffrance charnelle, qui s’exhume dans la vie. Cette chose cassée, cette masse pantelante de faiblesse, de tendresse, c’est mon père. Ses mains sont fermées et rompues, cramponnées en dedans ; je ne les reconnais pas plus que sa figure, qu’efface grossièrement à mes yeux la torture de la maladie. Le mince rideau de sa poitrine est soulevé et battu par le dérèglement des organes enfoncés. Il me donne un sourire hideux plâtré dans un masque. Ses lèvres incurables murmurent. Que dit-
232 LES ENCHAÎNEMENTS il, ce condamné intérieur, ce remuant qui ne vit plus que par quelques points, et dont la douleur fait un dieu d’égoïsme ? Il dit des paroles si pures que ce sont des lumières : — Le tourment qu’on ne peut pas éviter, celui qui commence vraiment dans le dedans de nous, ne compte pas, parce que c’est le contraire de la vie. La. souffrance intime n’est rien puisque on ne peut pas souffrir et que, dans cet horrible secret de cha¬ cun, rien n’a plus de sens, même la vérité. Il pense, l’inguérissable, aux seuls maux qu’on peut guérir : ceux que les hommes ont fabriqués contre les hommes ! Je ne sais quel paysage échevelé, quelle portion des millésimes et des étendues se déployait alentour lorsque je recueillis cette adjuration, si lumineuse qu’elle m’a rendu un instant aveugle avant de me rendre clairvoyant. ... Moi, qu’étais-je alors ? Je ne sais plus. De tout ce que je fus dans ce pli du temps, de toute une destinée, une enfance, une jeunesse, aussi univer¬ selles les unes que les autres, il ne surnage, sur le néant, que ce débris lugubre de nous deux.
l’écriture Après le dîner, la petite salle à manger, débarras¬ sée ; dévêtue du désordre, offre son maximum de laideur. La suspension cuivrée en qui se concentre comme en un fétiche le mauvais goût de la France, le rugueux tapis de table du pire rouge, le point central du cen¬ drier où la colonne de clarté tombe à pic et jusqu’où, par instants, ma main fumante va s’illuminer... Par delà, mon oncle Raphard installé en face de moi, disserte de ces fameuses fouilles qu’il voudrait pra¬ tiquer dans la région, et énumère les vaines dé¬ marches qu’il a faites dans ce but, depuis vingt ans, auprès des ministères successifs. Antique sujet remâché, dont le suc est épuisé ! L’archéologue a beau s’agiter avec distinction tel un conférencier, et son oeil lancer des éclairs de coups de canif, scs doléances, et les sarcasmes dont il accable l’arbitraire gouvernemental, l’insanité de l’esprit public et l’incrustation de routine — avec force circonlocutions, car il possède l’art de faire perdre leur temps aux mots — me soutirent des bâillements que je fais effort pour contrebattre. Il a ôté son pince-nez, et on voit les cicatrices parallèles de l’instrument, qui donnent à son nez l’aspect d’un nez greffé, cousu, au-dessus de la bouche qui arrange les syllabes.
234 LES ENCHAÎNEMENTS Je ne l’entends pas. Je ne vois plus que l’ombre portée, le badigeon terminal du respectable parleur, obscurcir l’affreuse symétrie de la tenture murale : nez et épaules pointus, front médiocre avec la goutte de lumière du lorgnon qu’il a remis. La noire carica¬ ture pédagogique qui pose ici son flottement — muet, muet — s’étire et s’immensifie sur les mornes péri¬ péties du papier peint. *** Cette ombre qui danse est effrayante sur le mur blanc ! Dehors, dans la nuit, un bruit de pas. Puis cela s’arrête — comme le cœur. On touche la porte. Oh oh ! je ne veux pas qu’on entre 1 La porte s’ouvre et bat. Mon sang me reflue à la poitrine. Un ricane¬ ment entre avec l’homme de la nuit et me souffle aux oreilles. Rire, rire gras et tumultueux. L’ombre de l’épais voyageur, brusquement surgi dans mon asile s’agite sur la muraille crue où dé¬ gorge la clarté. Sa bienvenue de revenant résonne dans l’air. — Clément, mon ami 1 ... J’ai éteint le foyer de poussière éblouissante. On est dans le gris de la fin d’un jour. L’homme au grand manteau, debout, en masse, appuyé à la fe¬ nêtre — et l’arc de pierre lui sort de l’épaule — et moi, à ma table, éclairé par les restes blancs du ciel, dans la cellule où le grondement calme de la cloche vous revêt de ressemblance humaine. Alors, au fond du cimetière des moines vivants, s’exhalent les récits dont est chargé le moissonneur de l’étendue. Les paroles hâtées sautent, tournent — la ronde des aventures. — Ce n’est rien moins qu’un prodige que je sois revenu vif, Clément, mon ami. J’ai été capturé par des pirates barbaresques, mais leur tartane a
LE MYSTÈRE D’ADAM 235 fait naufrage sur les rives des peuples sauvages de Numidie — jouxte le royaume de Saba où il règne dans l’air un parfum si opulent que les habitants n’échappent à l’entêtement maléfique que par le moyen de fumigations d’asphalte, et de colliers de barbes de bouc — et je fus amené par un licol au monarque noir qui, me voyant en si bon point, mon¬ tra les dents, et fit connaître qu’il souhaitait avoir une indigestion de moi. Je fus protégé par la grâce d’une dame de très haut rang, dont le nom barbare a fui ma mémoire, mais dont les yeux étaient ravis¬ sants et le coeur sensible à la poésie. Cette mienne amante ne prétendit rien moins dans la suite que de me faire sacrer roi de cette île païenne où les mineurs — je l’ai vu de mes yeux, — sont aidés dans leurs travaux d’excavation par des fourmis aussi grosses que des chiens, et où les plantations de cannelle sont gardées par des chauves-souris. Nous écoutons tous les deux résonner d’autres ré¬ cits prodigieux, que le génie du poète chanteur or¬ nemente et complète rapidement dans l’ombre de lui, avant de les faire voir. — Clément, mon ami, des hommes qui n’avaient qu’une jambe — au milieu d’eux ! Et d’autres qui n’avaient pas de tête ! Et d’autres qui n’avaient pas d’yeux dans la tête, mais, par contre, un œil sur chaque épaule 1 C’est grand chose, croyez-m’en, maître Clément, d’être considéré attentivement par des créatures agencées de la sorte. Et j’ai vu aussi des bêtes qui ne figurent dans aucun des belluaires ou volucraires consacrés aux animaux sous l’ins¬ piration directe de Dieu par des savants moines qui ne sortent jamais des abbayes. Thomas de Catimpré, n’est-il pas vrai, compte cinquante espèces de vers, y compris les grenouilles? Moi, j’en ai dénombré soixante-dix, et j’ai échappé par fermeté et aussi par chance, à la licorne et au dragon qui sont communs là-bas, ainsi que le lion qui, poursuivi par les chas¬
236 LES ENCHAÎNEMENTS seurs, efface avec sa queue la trace de ses pas, et l’hyène qui appelle les bergers par leur nom, — et aussi aux hérétiques sarrazins qui commettent ou¬ vertement en Espagne le péché de propreté et pous¬ sent le bon peuple à laver sur lui, par des bains, l’eau du baptême. (Et ces païens ne cherchent-ils pas par des maléfices scientifiques à arracher aux mains des saints la guérison des maladies ? Et n’ont-ils pas inventé à la suite des neuf chiffres, le chiffre : zéphir, qui ne signifie rien, ce qui est le summum de l’aberration 1) Nous avons erré longtemps en mer par suite du vent que l’oiseau serre, volatile vaste comme une cathédrale, faisait tomber sur notre nef par le jeu de scs ailes. Nous avons subi l'épreuve de voir notre pilote choir de la proue du navire, comme jadis Misenus, le conducteur nau¬ tique du pieux Ènéas, et être massacré incontinent par un évêque de la mer, qui, selon la coutume de ces monstres, l’a béni avant de le dévorer. « J’ai échappé, seul de l’équipage, à la peste qui soufflait. J’avais jadis un ami versé dans les plantes, qui guérissait la peste en pestiférant d’avance les gens avec un aiguillon, et ainsi il leur prêtait, d’après ses dires, une petite peste volante qui défen¬ dait à leur corps d’accueillir la grosse. Cette médi¬ cation fit merveille en Aragon jusqu’au jour où, sur la dénonciation d’un sage et pieux barbier, les doc¬ teurs s’avisèrent qu’elle ne tendait rien moins qu’à mettre Dieu en contradiction avec lui-même. On pendit donc mon ami (qui n’était plus alors mon ami), et même, on le brûla pour être sûr qu’il avait été pendu. Tout ce qui portait trace de ses formules hétérodoxes fut brûlé par le feu afin qu’une inven¬ tion aussi sacrilège fût bien perdue pour les hommes de l’avenir. » Méliodon, lancé sur les pentes de la connaissance, parle encore de pierre philosophale, d’eau philoso¬ phique du premier degré, d’eau seconde, tierce,
LE MYSTÈRE D’ADAM 237 quarte ou vinaigre des philosophes, d’eau de vie, et de cette substance qui guérit les cochons mais qui tue les hommes et spécialement les religieux réguliers, d’où son nom d’antimoine. Il s’épaissit dans le demi-jour en croisant ses bras. Il affirme, il atteste, il assure, il conjure. Il laisse pendre la boule de sa tête. Il souffle d’une grosse voix étouffée : — La nature est un surprenant chaos ! Mais il y a quelque chose qui veille au-dessus de nous, qui s’impose et qui finit par prendre toute la place : ce sont les signes lumineux qui étaient posés sur le mur lorsqu’il est entré dans mon asile de travail au cœur du couvent. Il est forcé d’y penser, et il faut qu’il en parle : — J’ai vu votre Mane Thecel Phares. Il y a aussi de la douceur d’amitié dans la cellule où j’ai tant peiné parmi les interminables choses muettes : les nombres de Pythagore et les lignes d’Euclide. Puisque mon œuvre est mûre, et que les temps sont révolus, je sens que je vais lui parler. Je le décide ainsi en tremblant. Je répondrai aux aven¬ tures dont l’ami me fait présent avec profusion, par une autre aventure merveilleuse de l’âme. ... J’ai hésité, en proie à une grandiose timidité devant les premiers mots qu’il faut dire. — Ce n’est pas la nature qui est un chaos, Mélio- don, c’est l’image que nous nous en traçons... Et voici : l’ajustement des miroirs centuple le re¬ gard humain — et ce regard est allé au fond de la nature vivante avec son tâtonnement démesuré. Il a atteint les atomes mêmes de la vie. D’autres appa¬ reils, animés par une fulguration que j’expliquerai, (et qui attendait, prête depuis la création du monde,) reconstituent en les dilatant ces atomes devant nos faces, et peignent sur la table vierge ce qui vous
238 LES ENCHAÎNEMENTS semble être des écritures magiques. C’est sous ces espèces que la matière préparée pour la vie se diffé¬ rencie de la matière inerte. C’est ainsi qu’au loin en nous, au commencement, c’est-à-dire au milieu, la vie remue. De la sorte, j’ai commencé à séparer la science naturelle, des imaginations, pour la mettre dans les choses, à épeler la nature même, en écar¬ tant loin d’elle le désordre, la superstition et l'er¬ reur. » Le joaillier de l’esprit, le voyageur encore teint du reflet des îles de couleur, écoute cette révélation. — Hom, dit-il, il y a la lécanomancie, la céro- mancie et la capnomancie... Je le sais, je le sais, par Dieu, car je ne suis pas un ignorant, moi. Je sais que vous travailliez à la médication du corps et aussi à la science des verres, miroirs, sphères d’eau, je sais que vous cherchiez les mystères de la trans¬ parence, Clément, mon ami, et que riche est votre cervelle. J’ai crié, remué par un puissant amour : — Rien n’est moins cabalistique. Je m’agrandis du désir de persuader cet homme pris entre tous, qui est là, la figure et l’âme entr’ou- vertes, et qui remue massivement sous l’effort des mots neufs qu’il entend. — Toute la nature obéit à des commandements fixes, depuis les atomes jusqu’aux étoiles, x de lu¬ mière. Le contenu de la science dépend du hasard des trouveurs ; mais ce contenant de la science ne change jamais. Ce n’est pas de créer la réalité, mais de la trouver là où elle est et telle qu’elle est, à travers l’ap¬ parence. Pour la trouver, il faut une règle qui mette ensemble l’intérieur et l’extérieur, la raison et les choses. « ... Aucun élément de hasard n’intervient dans cette poursuite grave et mesurée du réel. On a beau s’approcher des appareils, on ne rencontre que la
LE MYSTÈRE D’ADAM 239 transparence glacée des objectifs, le remuement cal¬ culé des rouages. On a beau écouter, on n’entend res¬ pirer que la lampe, la pure et simple lampe avec son souffle de blancheur. La lumière est seule, c’est elle qui a tout fait. La vérité théorique est d’accord avec la réalité, puisque c’est de la réalité qu’elle naît. L'œuvre, c’est recommencer la nature par ses com¬ mencements et cet univers dont les parties s’ignorent, le ranger en esprit. » Tels sont les mots avec lesquels je me suis mis ce soir à parler, maternellement, dans cette cel¬ lule où j’avais jusque-là médité, la bouche serrée, au fond d'un silence acharné — (Les moines blancs et les moines noirs qu’en sortant j’entrevoyais comme des files de colonnes ou des rangées de cyprès, parlaient plus que moi !) La forme de l’homme se détache de la pénombre murale et s’avance vers moi. Il va me tendre les mains, me dire : oui, en riant de joie... J’ai devant moi un spectre dur sur qui j’ai cloué des mots nouveaux, qui s’agite, chancelle, aboie : — Sorcellerie ! « La vérité est écrite, clame-t-il. On a établi, pour toujours dans les livres, à la lueur des éclairs du Sinaï, des propositions d’Aristote et des deux flambeaux de saint Augustin, l’amour et la grâce, —la somme des connaissances humaines. Summam collegi, a dit le moine italien. Je l’ai vu, moi, le docteur angélique : A un moment, devant une rangée de religieux assis, on a appelé : Thomas, et il a levé la tête. Il n’a pas beaucoup plus de trente ans, et il parle doucement. C’est l’oiseau rare de la chrétienté : rara avis numido simillima cycno... — Celui qui modifiera la théorie d’Euclide, m’é- crié-je, sera celui qui dans la suite des temps ressem¬ blera le plus à Euclide. Ne tombons pas dans l’idol⬠trie de la chose créée ; c’est la création qui est divine. i. il
240 LES ENCHAÎNEMENTS — Ha, mon bon Clément, vous voilà magicien ! La science enfle, dit l'apôtre, et il faut, recommande l'autre, que le vaniteux esprit humain soit retenu dans une éternelle enfance. — L'esprit humain, Méliodon, c'est Vautre côté des choses, le grand reflet rentré du réel. La raison est une docilité intérieure, mais une docilité sou¬ veraine, qui n’obéit qu’à l’universel. Elle n’invente rien. Elle met, sans y changer un point, le monde dans la tête. « Mais la vérité n'est pas ce qu’on voit tout d’abord dès qu’on ouvre les paupières. L’apparence sensible : désordre ; la raison : ordre. L’élément humain est, par là, contre les éléments, la pensée contre les choses. » Alors il écarquille les yeux sur quelque spectacle immense qu’il entrevoit, comme s’il comprenait enfin ce que j’ai dit. — Vous méditez de dresser en face de l’ortho¬ doxie une connaissance qui se suffirait à elle-même ! Vous tentez dans la création une autre création. Vous prétendez fonder, comme si vous étiez Dieu, le monde intérieur ! Ah, c’est cela en effet ! Mais l’homme entre les hommes tressaute et crie : « Prenez garde ! » — Il y eut pendant des siècles — je sais, je ne suis pas un ignorant — la controverse, la discussion et la confusion des langues. Il évoque, énumère et désigne avec son doigt les débats illustres, et les conciles, et les erreurs, et encore des conciles, et les arrêts des parlements, et des rois, et des papes. — Maintenant, par-dessus le désordre écoulé, notre siècle XIII se dresse comme un mur de cer¬ titude. Le chiffre XIII, c’est la grille des siècles. Ils l’ont dit de leur chiffre au siècle XII ; ils l’ont dit aussi sans doute au siècle XI. Mais alors ils ne savaient pas ce qu’ils disaient.
LE MYSTÈRE D'ADAM 241 — Tout le savoir ne s’est pas arrêté à nous. — Si, tout s’est arrêté à nous. *** Les coups de l’heure qui sonne tombent sur les paroles. Ce frappement régulier me soulève hors de l’abîme où s’ébauchait un si grand commencement. Je suis dans un autre bourdonnement, tout proche ; au-dessus, flotte le halo difforme d’une sus¬ pension de salle à manger. — Huit heures du soir ! Il est tard, constate M. Raphard. Il reprend le fil de sa dissertation pour conclure, en raison de l’heure. Confusément, je me souviens que je viens de l’en¬ tendre ratiociner à l’infini sur les subtiles et précaires solutions des problèmes sociaux actuels. — La com¬ plication infernale. — Oui, Clément mon neveu : des barbares, voilà ce que nous sommes... Chacun pour soi — indi¬ vidus et pays. L’État (ait bande à part, ce qui est pour le moins absurde, et la société est une drôle de construction dont on n’a jamais confectionné que le toit. Superstition, sottise ! Depuis les premières époques que nous rapporta la compilation his¬ torique jusque à la mode actuelle qu’il est de bon ton parmi les intéressés de dénommer civilisation, brille avec un sérieux imperturbable, le désordre établi... Il tourne son foulard autour de son cou. Il s’est levé, et, compassé, il exhale des soupirs ayant des S majuscules. — L’humanité est un étrange chaos. — Ce n’est pas l'humanité qui est un chaos. J’ai proféré cette phrase malgré moi, pris par
242 LES ENCHAÎNEMENTS la simplicité sans limites, par une poussée d’imi¬ tation infinie, les yeux sur le vaste cauchemar... — Ce ne sont pas les hommes, mon oncle, c’est ce qu’on en a fait. C’est ce désordre établi que vous dites. Ne faudrait-il pas, mon oncle, faire table rase une bonne fois d'un artifice social mal combiné que les gens intelligents percent à jour, aller à l’en¬ contre de la superstition et de la sottise générales, recommencer la communauté (ou la commencer) par la base et non par le toit, et ranger chacun à sa place dans le monde entier selon les lois du sens commun ? ... Aussitôt une forme démontée gesticule devant moi : — Chimère, utopie, insanité, Clément, mon neveu ! Est-ce que je rêve, est-ce que je veille ? Je suis debout, vacillant en dedans, et il me semble que je souris machinalement et que je compose les gestes coutumiers. Mais c’est un grand moment d’harmonie et de simplicité. Je perçois et j’entends un vieux monsieur blanchi — du papier sur un squelette — qui proclame que les grands hommes d’État et les grands écono¬ mistes ont eu le temps, Dieu merci, de penser à tout dans notre vieux monde ; qui affirme que le XX siècle — il dessine dans l’air avec son doigt les deux X — est la grille des siècles; qui apostrophe les sorciers sociaux : — Ha, ha, Clément, ceux qui disent : Peut-être qu’un jour on fera ce qu’on n’a jamais fait... Ils disent : on supprimera les frontières, on organisera le monde en bloc. Il y en a qui disent : les peuples ne s’entre-dévoreront plus 1... Un peu à l’écart — dans le gouffre — un homme pareillement dressé gronde d’une voix pareille : — Ha, ha, Clément, ceux qui disent : Peut-être qu’un jour on fera ce qu’on n’a jamais fait. Ils
LE MYSTÈRE D’ADAM 243 disent : On percevra la lumière à travers les murs, on se parlera d'un pays à l’autre, on illuminera les villes, la nuit, par un geste du bout du doigt. Ils disent qu’on s’en ira par les mers et par les routes avec des navires sans voiles et des chars sans che¬ vaux. Il y en a qui disent qu’un jour on fendra les nues avec des vaisseaux 1 Tous deux, ils rient aux éclats. Leurs deux figures amollies, évasées à plat comme une pâle qu’on tourne, qu’on tourne, s’esclaffent concentriquement. Ils rient, de toute la largeur du temps présent ! L’un avec son XX siècle, l’autre avec son siècle XIII, tous les deux au milieu des temps. Ils pénètrent l’un dans l’autre. Il y a une fantas¬ magorie de pêle-mêle et de similitude. Ils sont le même et je me cogne à leur énormité qui est trop près. Je ne leur cède pas. Raidi, j’objecte... Alors, je les vois changer. Ils deviennent méchants. La hideur de colère les défigure comme un air de famille — et la menace siffle. Et ils sont plusieurs, et ils sont tout le monde ! « Mettre en ordre la nature, mettre en ordre la société ! Aller jusqu’au bout des idées, se révolter contre l’autorité et la tradition ! Alors, l’enfer et la police ! » Il me parle de près, plié comme une gargouille. — Je n’ai rien compris à ce que vous m’avez dit. Je pourrais jurer sur mon salut que je n’y ai rien compris, moi qui suis un homme comme les autres ; Dieu merci. C’est affreux à dire, mais vous êtes d’un autre temps. On le répète : Clément Nourrit semble habiter avec nous ; en réalité il est ailleurs. Prenez garde 1 Les coups de cloche tombent, tombent du ciel comme des météores, comme l’autre bout du bruit du tonnerre, et ces dures semailles passent et repassent à travers tout, à travers nos os secoués comme des
244 LES ENCHAÎNEMENTS cuivres, à travers les murs qui remuent dans toute l’épaisseur de l’ombre. C'est la croix elle-même qui parle, la croix, écrite en noir, parmi les oriflammes do nuages, au-dessus des montagnes de pierres : La vérité temporelle, la terrible vérité de métal, d'os¬ sements et d’écriture. L'oreille et la tête sont lapi¬ dées par la voix à sursauts de l'église, les coups syl¬ labiques de la cloche. Le crâne où ballotte la pensée molle est lui-même une cloche. Ma tête vibre tandis que mes pieds parcourent le sinistre vestibule de la petite maison de la place, re¬ conduisant jusqu'à la porte une ombre minime, ho¬ chante, et affreusement emballée dans un pardessus pachydermique.
IX LA CAUSE Personne ne s’aperçoit du déchirement de ma vie. Personne ne me surprend quand j'émerge de dessous le présent. Tout cela n’est toujours que moi. Moi, je suis las. Ce soir, retiré dans ma chambre, dont le mistral fait bruire l’encagement de fer et de bois, à travers sa maigre chair, je prends ma tête entre mes poings. Mes yeux se posent sur ce jeu de cartes ancien que j’ai déniché au fond d’un vieux magasin d’Alican. Éta¬ lées, les images frustes et violentes s’amplifient. Sur la série des cartes vulgaires, qui se dissi¬ mulent en partie l’une l’autre dans l’empilage en biais, ressortent les quatre rois. Ils me hantent, gigantesques, rectangulaires, façades de couleurs pu¬ bliques dressées sur le fourmillement à facettes des cités, avec la palissade de leur nom, enfoncée à côté d’eux : David, Alexandre, César, Charles. Les enluminures archaïques — noir de grimoire, rouge de vin, leur manteau en double porte de cou¬ leur— m’orientent vers cette époque qui vient de me submerger. Mais c’est plus encore que cela. Elles dé¬ rangent quelque chose de plus vaste, autour de quoi
246 LES ENCHAÎNEMENTS je tourne : une construction debout, un personnage : Lui. ... Celui-là a remué, comme naguère, le long de la nef du musée, le patési de Zirpurla, dont la pierre ruineuse couverte d'invisible usure a cassé son im¬ mobilité. J’oscille par moments jusqu’à ces rois ; par mo¬ ments, j’entre en l'un d’eux, dans sa respiration et le bruissement de son sang, et je suis sûr que j’ai, moi aussi, une couronne étincelante qui tourne comme un soleil dans le rond de ma tête. Je fais effort pour rester là, pour peser dans ma salle du trône. Moi Egbert, baron souverain d’Elcho. Je veux rester ici, à marcher tout seul, sur ces car¬ reaux de pierre, je veux 1 Je veux par la fenêtre fendue en pointe, — sans me pencher pour n’avoir pas de coup au ventre, — aper¬ cevoir là-bas, tout on bas, au delà des hommes de garde peints comme des poteaux, quelques-unes de mes mouches humaines, ou bien un angle géant de granit ou un pan fuyant en pyramide, de ma cuirasse de murailles. Qui peut aller de but en but... Moi 1 Moi, je suis étalé de toute ma largeur sur la foule hachée. Ceux qui se sont partagé la puissance, et l’espace comme un manteau, et remplissent toute leur prenante destinée d’hommes — j’en suis ! Un roi, moi ? O prodige ! Le geste de mon doigt, le pli de mon front, des syllabes qui s’amusent à sonner entre mes lèvres — et tout change. Je fauche des rangées d’hommes, — les basses cartes, — rien que par le jeu de paraître. Me résister, oh, oh, me résister ! Veut-on avoir le spectacle de ma fureur ? Mon cri est peint sur les pierres asiatiques : « C’est moi le chef des chefs, qui prend les peuples à la gorge ! » Est-ce que je sais, moi qui détiens tant de secrets
LA CAUSE 247 dans le dôme de mon crâne, jusqu’où je me suis étendu avec mon envergure populeuse ! Je me refais morceaux par morceaux : Le Roi. Des morceaux de moi, et des morceaux des autres Majestés... Je re¬ trouve dans ma cervelle ce vœu : Que tous les hommes de mon empire n’aient qu’une seule tête, pour l’abattre d’un coup, et toutes les femmes un seul ventre pour y faire déborder le mien... Ces cortèges d’enfants et d’esclaves pures qui passaient par ma litière, surtout lorsque j’ai été gonflé par le mal, ces corps frais où j’essuyais mes maladies ! Dis-moi, Néron, mon aïeul, n’est-ce pas : avec cha¬ cune des lourdeurs délicieuses qui entrait par les rideaux écartés, dans la pestilence de ta boîte de César, entrait aussi une bouffée d’air vierge, de ciel bleu au fronton blanc ou à la colonne rostrale ! Au banquet que j’ai fait servir à la naissance de l’Héritier, tous les convives, à la fin, étaient ivres. Le gros homme arrondi et lisse dit : — Je boirai la mer. — Je brûlerai la terre ! hurla le capitaine. Et je revois l’adolescent à l’œil louche et au teint vert, souffreteux, démonté, plié de côté ( on voyait l’infirmité de son âme), qui s’agita : — Moi, j’égorgerai. Ainsi ceux-là montraient leur cœur et vomissaient leur rêve. Il y eut des hommes qui ont accompli les souhaits ivres cachés dans leur peau. Ils n’ont pas encore saisi toute la mer, brûlé toute la terre, égorgé tous les hommes. Les temps ne sont pas accomplis. Il y a eu des palais babyloniens, égyptiens et perses, où l’œil se perd. Autour des milliards, détournés hors des peuples par des digues et amoncelés, d’Ar- taxerxès Longuemain, de Darius Codoman, de Pto- lémée Philadelphe, trop de choses et trop de rois,
248 LES ENCHAÎNEMENTS trop de jardins dont les feuilles sont en émeraude ou bien ont chacune un pendant d'oreille. 1res plantes grasses, bouquets de becs de jade, les lingots de roses, les viscères de rubis, l’eau solide qui fond en lumière dans des cuves. Les toits d’argent et les toits d’or, les arbres d’or aux oiseaux d’or bougeurs plantés dans le palais du Caire. Au-dessous des palais, des grottes de richesses si grandes que si on voulait les parcourir toutes, on mourrait de faim. Le jour où, au milieu d’une fête, on leur enfonça dans le front avec le maillet, leurs dents arrachées, où on leur creusa les yeux (après les avoir remplis de la vision de l’égorgement de leurs enfants), où on disjoignit leurs articulations avec des lames, — mes yeux pleuraient de plaisir, mes bras dispos épanouis¬ saient mon trône, un doux sommeil me liquéfiait. J’ai imité les presque miraculeux châtiments des Anciens. Le ciment gras, moelleux et coloré... Dans les murailles montantes, l’alphabet des vertèbres. Et quand il a fallu les jeter en foules immenses dans un volcan 1 J’ai changé du jour au lendemain la couleur d’une colline, comme Charlemagne a changé par le crachat des haches, celle de l’Aller. « Les fleuves rouges de sang, » c’est, grâce aux rois qui disent : « Nous ! » un rabâchage qui n’est bon qu’à stupéfier les petits enfants. J’ai ri du même rire que Guillaume le Bâtard qui se moquait de ses ennemis en leur expédiant des per¬ sonnages grotesques construits avec des prisonniers auxquels on avait extirpé les yeux, tranché le nez, les oreilles et les mains. Et l’empoignement de la nausée se forme le long de mon puits intérieur au souvenir de l’un d’eux qui sans savoir, en trébuchant, en tournant, vint appliquer sur moi son cadavre chaud de suintante laideur. Il me semble toujours, dans les soudains réveils de mes nuits, qu’il était à côté de moi, Angus aux Crins d’or, quand il a jeté
LA CAUSE 249 le javelot au-dessus de l’armée ennemie : cela voulait dire que de l’armée vaincue, il ne resterait rien, rien ; qu’elle serait tout entière, hommes et choses, donnée à Odin, le Maître des Gibets, et poussée dans le Val Holl, le Palais des Égorgés, après que les inscriptions auraient été incisées sur les demi-cadavres demi- criants, pendus et poignardés en même temps. Or, après le siège de Samarkand, on a en grande pompe crevé la gorge d’abord aux cent quarante mille défenseurs réunis en procession, ensuite à un sain troupeau de quatre cent mille habitants paisibles. Quelle tâche, et, à la fin, les gorges douces devaient sembler aux justiciers, être en plomb 1 Et quand Delhi la citée ensoleillée fut détruite par les cavaliers aussi complètement que par la nuit, et que les corps de cent mille captifs désaltérèrent le poteau de fer qui a toujours trempé dans la vase de sang — j’ai re¬ trouvé la colère de joie qui m’avait pris devant les trois collines, de trente mille têtes chacune, pré¬ levées sur le peuple de Bagdad. Hé ! elle fut presque remplie cette promesse : « Je brûlerai la terre ! » Elle le sera par les rois pires et mieux armés de l’avenir. Ainsi, il y eut parmi les hommes, quelques hommes qui ont été eux-mêmes ; à partir de qui tout se ra¬ petissait et s’évanouissait en poussières, et qui ont réalisé dans les choses le drame fantastique du re¬ gard. Tout seul, je me le répète, pour m’enchanter. Kadesiyeh. C’est le plus grand des noms. Il y avait dans le inonde deux empires radieux, l’empire perse et l’empire grec. Les pauvres bergers arabes dirent : « Si on les prenait ! » Ils réunirent des provisions et partirent dans les sables décharnés. Ils prirent, en passant, les empires, et s’étendirent sur la Terre. Kadesiyeh, le plus terrible des noms de lieux, la ba¬ taille des batailles, qui dura quatre jours et effaça toutes les batailles les plus étendues que hausse le passé : La grande bataille de Qodshou ne fut-elle pas
250 LES ENCHAÎNEMENTS aussi peuplée et aussi morte ? Non. Et Marathon ? Non. Et le Granique ? Non. Et les Champs Catalau- niques, où fut balayée la moitié du monde habité, et Soissons, où fut jeté au vent le dernier lambeau de la chose romaine occidentale : Syagrius ? — Non plus. Il est vrai que Charles Martel, l’épais et obtus che¬ valier du nord, la belle brute franque, refoula à Poitiers le rayonnement de la civilisation arabe. Alors, les Francs furent plus grands ? Quel fut le plus grand... Je veux mettre une figure sur Lui. Elles furent formidables jusqu’à me faire béer comme un malade, les deux rencontres de l’humanité contre l’humanité qui s’accomplirent par la double magie des chefs, dans les hautes plaines de Serbie : Quand, à Kossovo, le roi Lazare fut vaincu, et décapité sous la tente de Mourad, une grande portion de la puissance slave disparut — jusqu’à quand ? — et l’empire d’Orient devint nu. Et c’est à la même place — le champ des Merles — que les Turcs écrasèrent pendant deux jours de la semaine sainte, ce qui restait des Serbes, et les Albanais du Pinde et les Hongrois du Danube. Les autres batailles n’ont pas valu ces batailles-là, même Hastings, même Ourique, même Bannockburn, qui mirent chacune un royaume dans les mains d’un personnage. Mais la série des combats dont une face est. claire et l’autre sombre, n’a jamais cessé de remuer les frontières et même les seuils romains, et même la muraille de Chine. Le va-et-vient, comme des files de danseurs ou des bordures de vagues, des limites de la Lotharingie, de la forme des Flandres, et, là-bas, rythme plus religieux et grandiose, le bal¬ lottement de point en point de la capitale de la vieille Arménie, épave des événements et des siècles : Na- khitchevan la vénérable, fille de Noé et mère des cités, puis Armavir dont les chênes chuchotaient des oracles. Ensuite, entre les deux, au pied de l’Ararat,
LA CAUSE 251 Artaxata dont les fortifications s’élevèrent d’après les plans antiromains d’Hannibal. Puis l’errante capi¬ tale alla jusqu’à Tigranocerte arménien pour domi¬ ner les champs de bataille mésopotainiens. Après, Nisib ; après Nisib, Edesse, puis l’époque vint où les Haïkans repoussés vers le Nord durent replacer leur capitale là où elle avait été au commencement de tout. Il n’y a pas de vin capiteux et créateur qui vaille les noms propres ! Je passe sur mon front mon poing enveloppé de linges, qui exhale l’odeur aromatique d’un baume, mais aussi l’odeur forte du gibier. Si je m’appelle Egbert, c'est parce que mon grand’oncle, Remi Martel, était émerveillé de ce roi saxon, le premier des Sept royaumes anglais, avant Ethelwolf, et obtint de ma mère qu’elle me bap¬ tisât ainsi. Autrement, je me serais nommé Ramon comme presque tous les Cornudet (et les comtes de Toulouse). Je m’éblouis des noms royaux. Leur forme passe dans ma bouche et me traverse le corps. Je brasse les ossuaires sombres où sont empilés les noms. Harald et Canut le Grand et Magnus de Norvège, premiers rois du Danemark. Samo, et Croc, premiers ducs de Bohême, et les Premysl, issus de l’époux de Li- bussa. Halfdan le Noir, premier porte-sceptre de Norvège, Olaüs, de la race de Lodbrog Sugurson, auteur des rois de la Suède. Les trois frères varè- gues, les trois Rameurs, Rurik, Sinéus et Truvor, dont la lignée régna sans interruption, depuis, à Novgorod la Grande et à Kiev sur une région si large que Byzance y déteignit. Ceux de Hongrie : Arpad, Soltan, Toxus, Geysa, ducs, et Saint-Étienne, roi. Les hommes-légendes de Pologne qui précé¬ dèrent la dynastie des Piast : Lech, Vanda, Cra- cus... Et si Kenneth II fut premier roi à la fois des Pictes bariolés et des Scots, il y avait eu avant lui
252 LES ENCHAÎNEMENTS soixante-six rois d’Êcosse, dont le premier fut Fergus. Ceux-là, dont les noms sonnent et planent très haut dans l’immense passé, comme des signes célestes au- dessus des noyés, ils ont taillé, rogné, charpenté dans les pays vivants — chacun de leurs remuements en¬ traînant des ondes de foules. Le peuple, d’où tout vient, leur donne sa force et aussi des noms qu’il s’arrache à lui-même : le Grand, le Bel, Martel, et surtout du fin fond de lui : le Bon et le Mauvais. Les masses barbouillent des images fortes et res¬ semblantes, familières désormais aux yeux comme le grande écriture des montagnes : Boceslas Bouche-de- Travers, Albert l’Ours, Suénon à la Barbe Fourchue, Lech le Blanc, Loch le Noir, Sigurd à la Dent Noire, Harald à la Dent Guerrière, Eric le Clignant, Amédée de Savoie le comte Vert, Amédée de Savoie le comte Rouge, François Dandolo le Chien, Guillaume Tête d’Étoupes, Foulques l’Oison, Albert l’Achille et l’Ulysse, Venceslas l’Ivrogne, empereur d’Allemagne. J’ai trébuché dans des rêves... Quels furent les plus grands 1 Tout est là. J’ai be¬ soin de le savoir... Moi, Ramon XII, le roi prodigieux, le successeur actuel de tous les rois. Je tâtonne sur leurs grandeurs. Toute ma passion c’est de savoir qui fut le plus grand, parmi ces rares vivants qui, à tra¬ vers les générations effaçantes, sont les Visibles. Malgré Darius fils d’Hystaspe, malgré le Macédo¬ nien, malgré l’interminable Rome, et Ermaneric le Centenaire sans Tache, et Théodoric qui seul des grands conducteurs, remit en plein triomphe le glaive au fourreau, et Kaled l’épée d’Allah, malgré Charle¬ magne, et les vikings dont les barques avalaient les fleuves par les embouchures, et les Porphyrogénètes de Byzance, c’est dans la race de Touran qu’on régna le plus. J’ai vu les rochers d’Euyuk le Prince de ces Khâti touraniens — dont Ramsès Miamoun Ousour-
LA CAUSE 253 mari, qu’on appela Sésostris, brisa le dos — enfanta dans la pierre l’aigle à deux têtes, Euyuk où le croisé d’Autriche a ramassé cette image, Euyuk près d’An- cyre où le Turc fut battu par le Mongol, le Touranien par le Touranien. Les plus grands royaumes sont ceux qui s’étalèrent autour des rois à la large tête et aux yeux bridés : les faces de boucliers martelés régulièrement, qu’a pré¬ dites Mahomet. Mais le talisman terrible de supério¬ rité changea de mains tour à tour. Les Hing-Nu qu’ébranla un bouleversement de la nature, rétrécis¬ sant la vie du sommet asiatique, et qui déterminèrent , par orbes emboîtés, le premier remuement universel des Barbares. Bleda ; Attila qui faisait rentrer l’herbe sous terre et se créa parmi les continents un conti¬ nent vidé dont les frontières étaient marquées par de longues armées de déserteurs mis en croix. L’im¬ mense gloire impériale des Fils de la Louve couchés jusqu’aux bords de l’Asie, et des Ouïgour qui se mirent à leur place, et puis les Khitans Noirs, les Kara Khitans de la Terre des Herbes. Elle effaça tout, même la fiction, même le rêve, la bannière bleue de Timoudjine, Khan suprême, Gengiskhan, quand les Mongols multipliés par leurs chevaux dont ils buvaient de temps en temps pour se nour¬ rir, un filet de sang, les hordes qui prenaient les bateaux ennemis à la nage, et que de la poussière et de la pestilence annonçaient trois jours à l’avance — sortirent de la Terre des Herbes par la porte de Dsun- garie et de l’Asie par les interstices de l’Oural. Ils dé¬ truisirent tout sur leur passage, de la Chine à la Hon¬ grie. Ils lissèrent par places démesurées cet empire nouveau qu’un cavalier ne pouvait traverser au galop en moins d’un an. Ils chassèrent devant eux les villes, comme les bergers d’un autre monde. Et pourtant Timoudjine qu’il a fallu pour conti¬ nuer, une descendance de férocités jointes ensemble — Ogotaï, Djaggataï, Toutchi, (frères comme
254 LES ENCHAÎNEMENTS l’orage, l’effroi et le massacre, qui devinrent les trois parties du monde impérial, et qui furent tellement grands qu’ils restèrent unis par la grandeur, comme les Huns le furent par la laideur et le cercle de dé¬ goût), il y eut quelqu’un pour le dépasser. Donne-moi la main. Je condescends à te guider, pauvre homme ! Dans cette ruelle du vieux Samar¬ kand, enfonce-toi avec moi. Tourne ici ; bien. Fran¬ chis ce grand porche qui n’est bouché que par de l’ombre, puis cette porte. Elle est basse, baisse-toi. Un caveau, un jour blême cloué à un soupirail et qui n’éclaire pas plus qu’une face pâle. La crypte voûtée, vagues chambres de jour alternant avec des chambres d’ombre selon les arcs et les nervures de clarté. Des dalles plates noires comme le charbon. A tes pieds, là, la forme allongée avec ses quatre tranches, d’une dalle de tombeau — tel le carré noir incrusté sous la paupière fermée quand on a trop regardé un carré de lumière. C’est un tombeau en effet, éclairé par une lampe fumeuse à pied de fer, et qui donne une lueur aussi maigre que de la corde. Il y a dessus, la croûte sale des siècles. Tu vois cette petite masse larvaire qui cache et qui avoue un corps ? Eh bien, si on mesure un homme à la dimension de ce qu’il a tenu entre ses mains, celui qui s’est effrité là fut le plus grand, le pire de tous les hommes. C’est celui qui doit être isolé le plus haut sur la liste des rois. C’est l’enfant chétif, boiteux et manchot, d’un petit chef de Bactriane, c’est Timour-Leng. De toutes les terres du globe, de toutes les surfaces qui sont hors la mer, en comptant même l’inexploré d’alors et même l’inconnu, il a pris la cinquième partie. Il aurait saisi le monde entier. Il le saisissait, mais il est mort — aussi petitement qu’un autre homme. Quand Timoudjine, archimonarque, Dieu de la Terre, est parti de la vie, on égorgea près du lit où il se raidissait quarante vierges pour son harem de l’au-delà. On sacrifia, pour lui former un cortège dans
LA CAUSE 255 l’infini, tous les hommes qui croisèrent le cortège funèbre. Il fut de la sorte suivi de vingt mille sol¬ dats fraîchement tués — et pourtant il était tout seul. Ce fut tout seul qu’il descendit dans le lieu mysté¬ rieux qu’une forêt recouvrit du jour au lendemain. C’est seul qu’il est resté caché là, comme Attila sous le fleuve, comme Chéops noir, bitumé et épouvan¬ table, dans le piège de la colline triangulaire que Je grand calife Al-Mamoun, fils du grossier Haroun al Raschid, viola cinquante siècles après Chéops ! Nous ne serions, nous autres, les surmontés d’une couronne, que le cauchemar muré d’un homme ; mais notre volonté, notre colère, germent dans des plaines d’hommes, nous sommes continués, nous te¬ nons l’inconnu humain comme un instrument ; nous sommes où nous ne sommes pas ! Et pourtant il faut gémir... La force s’use. La victoire vieillit comme une créature, et se change en défaite, toujours, toujours, brusquement, ou à la longue ; la gloire consume. C’est comme le désir des mâles : une suite de fris¬ sons mortels et morts, dont est faite la vie. Ils sont tous morts aussi petitement que les autres hommes. A la fin, il se fait une ressemblance entre ceux-là et les autres hommes. Au commencement aussi : il suffit parfois d’un hasard pour sacrer les di¬ vinités terrestres. N’importe quel soldat peut être roi, n’importe quel clerc peut être pape, et souvent la toute-puissance, on la ramasse par terre. Il n’était qu’un condamné à mort, Romain Diogène, lorsque Eudoxie le vit et s’en éprit et en fit un empereur, comme la reine Catherine remarqua et épousa l’obscur gallois Owen Tudor.Dans le palais d’Ecbatane, le plus riche du monde, il a suffi qu’on dise à un homme : Tu ressembles à Bardiya ! » pour que, étendant ré¬ solument la main, il saisît le pouvoir tout comme s’il était le fils disparu de Cyrus, et qu’il devînt pos¬ sesseur de la Perse. Et les esclaves achetés dans le
256 LES ENCHAÎNEMENTS Turkestan pour former la garde des califes de Bag¬ dad ont bientôt cassé les califes parce qu’ils les tou- chaient, et disposé du trône... C’est que le pouvoir est une chose toute faite qu’on prend — comme une chose — et qu’on lâche. Mais c’est à la fin sur¬ tout que la ressemblance humaine se déchaîne. Il vient, pareil à Dieu, un instant, où le plus terrible cesse d’avoir la force légère d’ordonner, et alors, l’in¬ fortune du roi est si grande qu’elle est à lui seul ! La mort finit tout. La mort des autres, c’est bien : Quand Caracalla immola son frère Géta dans les bras de leur mère, il agrandit, par le seul coup, son em¬ pire du double... Mais ma mort, à moi 1 Être ense¬ veli, être dans la terre entière. C'est la chose incom¬ préhensible dans ma tête de roi. Quelquefois j’oublie un instant ma mort. Quand l’idée de celle restitution me revient dans la cervelle, quel sursaut ! Moi, le roi des rois — puisque je suis moi et que c’est aujourd’hui ; puisque je commande, et que par une force qui est au-dessus de ma volonté elle-même, je suis au milieu du monde. Je m’attache des yeux à la surface démesurée, salie par des traînées de fourmis, au-dessus de laquelle je plonge de toute la hauteur de la tour de mon ch⬠teau. C’est là ma stature véritable, je suis dressé de¬ bout sur mon domaine jusqu’à la terre, jusqu’à la mer — bien que j’aperçoive mes longs pieds pointus dépassant ma houppelande noire de drap fin, comme si j’étais un homme quelconque, comme si j’étais un de mes sujets, hi, hi ! Je rentre en moi-même avec un hoquet. Egbert le Grandiose. Je chasse cette idée de la mort. Je marche dans la salle où est peinte partout, de haut en bas, la tête de chien d’or sur azur. Le blanc qui passe et
LA CAUSE 267 repasse devant moi, c’est ma main enveloppée de lin à cause de mon mal. Cette Clairine, tudieu, quel doux ventre ! Elle a tremblé de tout son corps mignon au fond de la salle de marbre noir quand tout à coup, elle a vu qui j’étais, lorsqu’elle a compris qu’il lui fallait, sur l’heure, s’accoupler à moi. Quand mon sexe me pèse, je descends, tiré, je des¬ cends jusqu’au bout de l’escalier sombre et frottant comme un puits en me tenant aux grosses bosses de granit. La salle où on les met pour moi est en creux, en entonnoir, comme le trou du fourmi-lion (ou comme on dit qu’est la grande spirale suçante de l’enfer), de sorte qu’on est entraîné au milieu, et quand on est deux, on est poussé l’un sur l’autre. Beaucoup, dès qu’elles ont compris, baissent le nez, (parfois avec des larmes glissantes), ne cachent plus le vase palpitant de leur corps, s’étendent, les mains ou les bras sur les yeux. Il y en a toujours une nouvelle. Maintenant que c’en est fait de Clairine, j’en couve une autre que j’ignore en frémissant. Et quand je voudrai, j’irai plumer et blesser à cœur joie ce petit oiseau. Mais en ce moment ma chair est lasse et battante. L’enfant se morfondait depuis longtemps. Quand je suis apparu, elle s’est mise à genoux et a joint les mains sans doute en signe d’adoration. Je lui ai montré mon corps souverain... Tudieu, quel doux ventre elle a, et le sein ferme comme la joue ! Elle s’est adaptée non seulement à mon corps mais à mes secrètes pensées pendant les quelques instants où s’écroula mon amour. Elle était si domptée, si atten¬ tive, qu’il a fallu que je la fisse jeter dehors (ou bien c’est qu’elle voulait me demander quelque chose que je ne voulais pas comprendre, à propos d’un autre). Je suis remonté marchant très lentement, le pied circonspect, avec un changement creux au milieu de moi, et des coups de maillet bondissant sur ma tête.
258 LES ENCHAÎNEMENTS Maintenant, ce qui me poigne le ventre, c’est le vertige d’engloutir les campagnes. Je regarde à mes pieds dans un creuset diabolique d’éloignement, les verdeurs ensevelies des champs : ma baronnie, mon royaume, à moi qui ai des vas¬ saux et ne suis le vassal de personne ; une portion de cette écorce terrestre que nous nous sommes par¬ tagée à quelques-uns. Je vois le réseau de mes routes que parcourent mes soldats. Mes soldats, insectes qui brillent de l’éclat pointu des armes. Ma nouvelle troupe de courtauds de Flandre, rougeoyants et qui ont trois nez mûris sur la face, et de grands diables d’Espagnols noir¬ cissants, gribouillés de maigreur. Quand on m’a amené cette troupe, moi qui ai le droit de penser tout haut, j’ai dit : « Ha, comme ils sont laids ! » Avec ces hommes laids on a fait ma belle armée, parce qu’une armée ce ne sont pas des hommes, c’est une chose. Les routes par où mes coffres s’emplissent, par où ma force rentre, et que marquent les bornes à tête de chien (dans toutes ces bornes je pense). Les routes par lesquelles je tiens les hommes. Le chantier blanc de l’église s’étend là-bas comme une écume. Des êtres s’y démènent ainsi que des possédés. On les voit — beaucoup ensemble — sous forme de ba¬ layures. Dans les champs, des mâles ou les femelles, debout, mais surtout accroupis ou à quatre pattes. Comment font-ils pour rester si longtemps au so¬ leil ? Il faut que ce soient des animaux. Ils ne sont ennoblis que par mon nom, écrit sur leurs colliers. Qu’est-ce qu’ils diraient si tout d’un coup, je sui¬ vais cette route et me dressais devant eux — moi Egbert, seigneur souverain d’Elcho ! Ils se mettraient à genoux. Ils trembleraient comme la feuille. Et de même, si je descendais, si j’apparaissais comme la flamme de la foudre, à la salle des gardes où tous ces vauriens sont empilés
LA CAUSE 259 Je n’ai qu’à paraître. Je suis un miracle. Je change tous ceux que je rencontre en êtres aux genoux pliés ou pliants, je les remplis d’effroi jusqu’à leur bouche ouverte, en leur présentant leur sire baron en chair et en os. Souvent je profite de tant de grandeur pour frapper les gens de stupeur. Mon nom, je l’ai fait inscrire sur le vitrail qui amoncelle dans la nouvelle nef son mur froid d’incendie. El je l’ai fait inscrire au poignard rougi au feu dans la peau de ce scribe infâme qui a fini par mourir tant je l’ai tourmenté : il n’avait pas su prouver, à l’assemblée des évêques de Fréjus, que je descends des Romains. J’étais tellement dans mon droit que quoique le vaurien fut clerc, ni l’évêque, ni le légat ne m’ont fait de remontrance. Je me retourne du dehors vers l’intérieur, vers la carcasse assombrie des salles. Je marche dans la salle toute peinte de têtes de chien d’or sur champ d’azur. Je baisse les yeux. Je vois mes souliers à longs bouts gris et flexibles qui émergent du bord de fourrure de ma robe noire et qui battent le plat des carreaux. Et par terre aussi je vois mon fils qui se traîne. Moi, je suis de noble stature. Mais cet enfant est faible et rapetissé, et je pense à sa chétivité, en moi seul, quand personne ne me regarde penser ! Mon fils, mon héritier, est pesant, mou, obscurci ; son squelette doit être de plomb et son âme malade et vénéneuse. L’enfant verdâtre aux gros yeux et aux vieux os, aux bras pâteux, à la face creusée molle comme une oreille, au crâne qui se tend comme une gibecière — quand je lui souris, il a peur. Mais je sais ce qu’il aime : j'ouvre un coffre, et je le mets dans l’or où il patauge, crochu : un pou, un pou 1 Je soulève, pour moi, le couvercle de l’autre coffre. Je me baisse et ma tête entre dedans. J’appuie mon front sur les pièces d’or, la jambe allongée, mon long pied pointu d’étoffe plié sur le dallage, et l’œil
260 LES ENCHAÎNEMENTS éclaboussé d’or. Cette lueur de l’or est si belle parce que c’est toutes les choses à la fois. Puis je hume l’odeur, l’odeur de bête, de la ven¬ geance. Je vais voir ce qu’il fait, lui. Je soulève l'étoffe peuplée de têtes de chien à tortil. Je risque un coup d’œil dans l’étroite salle mal éclairée, en me retenant de rire. Dans une toute petite cage qui le serre de ses six grilles, un gros singe est accroupi. Ce n’est pas un singe, c’est le beau Gauthier, appa¬ renté aux Courthenay et aux Lascaris ! Depuis quatre ans qu’il est enfermé dans cette cage étroite, il sent mauvais et il lui a poussé une toison. 11 joue avec une boule qu’il roule entre ses mains près de son œil : un crâne — celui de la jolie Mélisinde qui fût mon épouse et son amante. Un jour je les surpris qui se tenaient les mains et se souriaient. J’ai feint de ne rien voir avec mon pouvoir merveilleux de dis¬ simulation. Lui, la nuit même, il était mis dans sa cage — qui fait depuis partie de mon bagage ; elle, la nuit même, son sang a clapoté dans la cuve à baigner et sa tête toute fraîche a été mise entre les mains de son amant dans la cage, pour qu’il la contemplât jusqu’au bout — et après. Cette tête qui était si blanche, est devenue toute noire et crasseuse à force d’être patinée par le monstre à la toison qui pue. La peau est tombée de cette plaie portative, et l’os rond a été sali et noirci à son tour. C’est étrange de songer qu’on est le maître des maîtres et que tout ce qu’on fait est bien ; de dire : ce qui sort de ma tête, ce sont les coups d’œil d’un roi. Cette chaise, eh bien, c’est un trône ! Lorsque ma main, enveloppée à cause de mon mal, passe de¬ vant ma face, je m’émerveille de cette main de sei¬ gneur qui n’a de suzerain que Dieu, et je suis tou¬ jours plus que beau ! Je me penche vers l’abîme et mon regard s’en¬ vole du dé énorme d’un créneau qui fait partie de mon armure baronniale et de mon épaisseur. Je suis
LA CAUSE 261 la tête — empoisonnée par le vertige — de ce ch⬠teau dont la carcasse lourde à écraser l’enfer, rentre immensément sous moi jusque là-bas, là-bas, jusqu’à mes pieds colossaux, Cette muraille éternellement plongeante, et, à l’horizon, l'église dans son enceinte de construction d’une blancheur matinale, c’est moi qui ai fait cela. J'ai parlé en roi. J’ai dit : « Qu’on m’élève un grand château et une belle église. » La foule s’est ruée au travail et a tiré le château et l’église, de la terre au ciel. Chaque homme n’est rien, même quand il s’use jusqu’au sang. On n’aperçoit pas ce qu’apporte chacun, et pourtant un jour ma volonté sera accomplie. Ils me font avec leurs bras. Le château, ce sont les restes magnifiques et joyeux des travailleurs qui ont travaillé avec douleur et —pis que cela — sans joie. Leur joie qu’ils ne connaissent pas, elle est en moi, rangée à perte de vue. Ils sont tout et ils ne sont rien. Les multitudes, leur peau, leur sang, est-ce que je sais : tout... Au sommet de l’échafaudage lié et criant des choses, tout cela s’appelle Egbert, baron régnant d’Elcho. Quelquefois quand il y a de l’orage et les coups de masse des éclairs, et que le vent m’enfle, j’ai le besoin de tout leur avouer : « A ras de vos épaules, au-dessus de vous tous, vous avez ma grande cou¬ ronne décapitée ! » Et quand je regarde, plié comme un gibet et le dos épointé, le bas de la tour dont ma présence énormi- fiante amincit et creuse le support, je me loue de ma sagesse : c’est là (je me montre l’endroit du doigt) que j’ai fait murer les six ouvriers, les six vauriens qui savaient l’agencement du souterrain. Il fallait empêcher qu’un tel secret de règne, un tel moyen de tenir les grands, fût connu en dehors du maître. On me disait : « On peut les exiler. » J’ai tenu bon : « Non, simplement les tuer. » Devant la mauvaise volonté où j’ai subodoré de la trahison, les yeux com¬
262 LES ENCHAÎNEMENTS mençaient à me sortir de la tête — alors, silence partout (et furieux encore au dehors, je riais au de¬ dans, tout au milieu de moi... car ce brusque silence des domestiques était risible !) Je fais bien ce que je fais. Je suis un grand poli¬ tique : ce vaurien qui avait cueilli Torise, j’ai pensé (et personne d’autre n’a eu celte bonne idée) à le faire mettre de ces six qui devaient disparaître, lors¬ que j’ai décidé de la cueillir moi-même. Il faut éviter d’avoir des ennemis. Ah, j’ai commis bien des péchés, et je serais damné, s’il n’y avait pas la religion. Au besoin je ferai comme Foulques. Mais il y a des grâces pour nous autres. Charlemagne confessa à Saint Gilles tous ses péchés, sauf un. Et Dieu fit déposer par un ange une petite lettre sur l’autel pour dire à Saint Gilles qu’il fallait l’absoudre tout de même parce que c’était Charlemagne. Tout mon peuple priera pour moi. Je l’aime tant ! Ermelin de Rulamort se complaît à torturer ses su¬ jets ; mais les miens, leurs souffrances sont les miennes. Ils le savent puisque je le leur dis. Mes bonnes âmes d’Elcho seraient bien malheureuses si elles connaissaient le tracas que me font nos enne¬ mis, pour s’emparer de mes richesses. Rulamort convoite Elcho, parce que Ermelin III est le neveu de mon aïeul Ramon IV. Moi je des¬ cends directement de Ramon IV par ma mère. Erme¬ lin ne craint pas d’affirmer que le droit du neveu par les mâles passe avant celui du petit-fils par les femmes, et il ose prétendre à la baronnie d’Elcho pour la joindre à la sienne. Ce déloyal dessein de Rulamort contre mon droit est d’autant plus noir et périlleux que ce serait l’in¬ térêt des populations d’être jointes au lieu d’être sé¬ parées et coupées. Mais ma cause a pour elle l’hon¬ neur de ma maison et mon droit royal, qui priment tout. S’il faut guerroyer et lancer le Chien contre
LA CAUSE 263 l’unicorne de Rulamort, eh bien, on fera la bonne guerre ! Ah, ah, ils disent, les larrons : la loi salique. Mais cette loi salique ne vaut rien si on y regarde de près, ainsi que savent l’exposer Massard (qui est vil et plat, mais plus roué que moi — et il m’a bien servi quand j'ai dû prendre pour moi la vente de l’alcool — j’en ai besoin, mais je ne lui laisse pas voir), et aussi les chroniqueurs qui sortent de leurs niches pour me faire agréer les démonstrations de mon droit. Au reste, le grand Othon, premier empereur d’Alle¬ magne, a tranché à jamais cette question du neveu et du petit-fils par le jugement de Dieu ; le champion du petit-fils a été vainqueur, et la cause est jugée. Mon peuple est avec moi — et puisqu’il veut la guerre, je la ferai, malgré ma grand’pitié. Hom, Rome, Mahom... Ma bouche royale s’em¬ pâte. Je ne sais pas ce que je dis... Je suis ivre d’amour et de gloire. Oui... L’empereur de Rome, Maximin Daïa, s’adonnait à la boisson — aussi il avait décidé qu’on n’exécuterait jamais ses ordres que le lendemain du jour où ils avaient été donnés. Quelle sagesse, quel modèle de vertu chez cet an¬ cêtre romain ! Qu’est-ce que je disais ?... L’ancêtre romain... Oui. Ce que je ne veux pas, c’est qu’on se réunisse dans mes états. J’ai beau ordonner, on le fait. Gare à eux tous. Holà ! Pas de réunions, jamais, entendez- vous, vous autres ! L’empercur Trajan, mon aïeul, n’a jamais voulu que les artisans de Nicodémie fissent une association pour éteindre les incendies. Il disait qu’il aimait mieux voir brûler tout un quartier et même toute une ville, plutôt que de voir associer leurs paroles et leurs pensées, des gens de bon sens. Mon aïeul Trajan avait des raisons pour s’exprimer ainsi ! Je ne veux pas qu’on se réunisse. Je ne veux pas ! i. <2
264 LES ENCHAÎNEMENTS Je m’étrangle à ne pas le vouloir. Je sais que je verdis, que je bleuis, au milieu de mes poings mul¬ tipliés comme des notes de musique, et que je sème l’épouvante alentour. ★ ★ ...L’osseux personnage royal aux bras de barre de fer cassée, qui allait, tout couvert de noir, de ses longs pieds à son bonnet, avec au poignet une boule de linge, au cou la chenille blanche d’un col de four¬ rure, et les maigres pointes blanchies de sa figure : son nez long, long comme son pied. J’étais les deux yeux solidement plantés qui regardaient cela, les yeux de maître Massard. Moi, Massard. Je me suis incliné très plat devant le seigneur, si plat, que le tas d’étoffe de mon chaperon rabattu me pesait sur la nuque et me frôlait les cheveux. Le coin de son œil trouble m’a regardé. Il a besoin de moi. Egbert, le baron régnant d’Elcho et d’Alfet, le sire moisi à la tête faible, a besoin de moi, Massard, et je vis sur lui. Il est présentement entouré du Conseil. Il court, il se faufile au milieu, parlant tout seul, et adressant à l’un ou à l’autre des phrases qu’il ne finit pas. On voit sur le fond du mur sculpté de niches, hocher son bonnet, son nez coupant, sa lèvre qui pend comme un capuchon sur sa denture tachée, sa face farineuse aussi vide de sang que si elle avait été tran¬ chée puis replacée. On ne voit de rougeur que sur son cou de vautour, éraflé, trop au large au milieu du bourrelet de fourrure blanche qui hérisse un collier à sa houppelande noire. Les personnages brillamment vêtus qui l’entourent font attention de lui plaire. L’un d’eux dit : — Que doit-on faire, Monseigneur, de Dorilon ? — Qu’on le pende ! dit le baron.
LA CAUSE 265 Il a tourné vers nous sa figure plissée et qui est vraiment fendue en morceaux. Autour de la coupure de sa bouche, semblent clouées et superposées des plaques et des serrures. Il agite sa main enveloppée, sa main où les blessures germent toutes seules, sa main qui crache, — et qui n’a jamais pu sans débor¬ der ou crever le plateau de parchemin, pousser les lettres de son nom. Il se hausse, renifle et ouvre la bouche : — Messires, l'insolence de Rulamort... — Monseigneur, reprend le bailli en s’inclinant, ce Dorilon, même rempli d’eau à éclater, les deux mains écrasées, prétendait comme il l’avait juré en confession, que la bête était tuée. — Ce n’est pas vrai ! dit Egbert en trépignant. Et d’abord mon droit de chasse est le plus noble de mes droits. Qu’on le pende pour l’exemple et l’édifica¬ tion. Et que son fils assiste au châtiment. Et je fais défense qu’on me reparle de ce vaurien, ajouta-t-il en écarquillant ses yeux. Comme il allait et venait à grands pas, son dos déformé se perdit pendant quelques instants parmi les autres dos. Je ne distinguai plus des hommes présents, l’homme qui par un prodige fantastique du sort était mille fois plus qu’un autre et pouvait faire ce qu’il voulait... Ce me fut une stupeur de voir tout d’un coup, lorsqu’il tourna sa figure pâle où les dents semblaient des clous, qu’il était de l’espèce des autres hommes. Du dehors, on traîna sur le seuil de la porte, Doon le Réchin, baron vassal de Rulamort, capturé la veille. Trapu, cagneux, avec les épaules et les em¬ manchures courbes et écrasées, mais la couple d’yeux chauffés et rutilants du loup-cervier. Les cheveux drus jusque sur les sourcils. Il parlait par gronde¬ ment et abois, et entre ses phrases il grinçait des dents en se balançant sur ses puissantes jambes torses.
266 LES ENCHAÎNEMENTS — Te voilà ! lui jeta Egbert par-dessus les gens qu’un subit sortilège immobilisa. Combien de fois as-tu ravagé mes campagnes, pendu et grillé mes serfs et mes bêtes ! Eh bien, je serai beau jouteur : je te fais grâce, baron, parce que tu es de haut li¬ gnage. Nous avons besoin de nobles ennemis ! Le Réchin tendait le cou et inclinait la tête sur le côté pour écouler, à la manière des chiens, la gorge ronflante. L’assistance restait figée de mutisme. Le maître flaira quelque désapprobation dans ce silence, et il tomba incontinent dans un état de fureur indes¬ criptible. Sa figure désajustée, faite de bâtonnets et d’alvéoles, blêmit encore, se violaça, successivement claire et foncée. Toutes ses rides, creusées, s’empli¬ rent de noir. I1 trembla et se mit à tourner sur place en mâchant les mots : « Félons, couards, chiens. » Alors, promptement, pour détourner le malheur, Méliodon éleva la voix et dit : — Quelle clémence ! Quelle beauté ! Quel sire ! Monseigneur Augustus ne fit pas mieux dans son pa¬ lais de Rome, à l’égard du sieur Cinna. Il appert que notre baron est le vrai successeur de cet Au¬ gustus. Le baron Egbert, calmé par le vil chanteur qui s’était tant dépêché de nous ôter la flatterie de la bouche, reprit : — Il faut déclarer la guerre. « Notre écu de la tête de chien, le plus beau et le plus ancien de tous, subit l’affront de la haine de Rulamort. Je ferai la guerre, dussé-je en survivre seul, dussé-je faire ravager moi-même devant l’en¬ nemi pour l’affamer, toutes les récoltes de mon pau¬ vre peuple d’Elcho. Nous dirons qu’un de nos sujets a disparu. Nous trouverons une raison. » En s’exprimant ainsi il se tourna vers moi, et me désigna avec la chose malade qui est au bout de son bras. — Monseigneur, dis-je, c’est Dieu qui créa le
LA CAUSE 267 monde, mais ce sont les princes qui créent les rai¬ sons. Il pointa ensuite sur Méliodon sa main tuméfiée comme une langue. Méliodon sursauta et résonna : — Monseigneur, la guerre du Droit ! — Tudieu ! fit-il. J’ai pitié des souffrances du menu peuple, mais mon Droit est avant tout. La guerre de mon Droit. La bonne guerre, hé ? On entend la roue intérieure de son rire. I1 re¬ garde de tout près la tête de chien peinte sur le mur. Son rire triomphant va comme une cascade. Cet homme triste qui soulève son rire, et son rire façonne les mots : la guerre. Il brandit, menaçant, un crucifix. Mais il est las de parler... Les phrases s’embrouil¬ lent comme des fils dans sa cervelle et dans sa bouche. Sa langue, scs yeux, lui sortent un peu de la tête. Il dit encore, péniblement : « Faites donc partir ce chien qui me regarde avec son œil d’en¬ fant. » Puis son échine se ploie. I1 a envie de descendre au caveau de débauche. On feint de ne pas s’en aper¬ cevoir, et il se dirige en chancelant vers la porte basse. Un bruit sourd, quelque chose qui tombe : Sa main a lâché le crucifix qu’elle étreignait, et se crispe sur un morceau do bois dur qu’il emporte pour l’aider à détruire les virginités. La figure de son dos fléchissant et fuyant, tassé du côté gauche, la découpure de son bras, du nid d’é¬ toffe de sa main malade et crevée, cl toutes choses autour de moi, deviennent vaporeuses, blanchissent. Un ouragan bruisse : l’orage 1 On voit en bas, sur le réseau des chemins de la terre, dans le ruisselle¬ ment traînant, un pauvre paysan ballotté debout, la çotte gonflée. Depuis les nuées illuminées jusqu’à la course pointillée de lêtre à deux pieds qui fonce contre la rafale et roule dans les vagues de l’air —
268 LES ENCHAÎNEMENTS % on voit s’enfourner le gigantesque pivot de la Catas¬ trophe. Qu’un des éclairs réunissant terriblement le ciel à la terre, montre que la fatalité qui s’appesantit sur tous, elle est faite par la convoitise et le caprice de quelques-uns ! Dans le soufflement des nuages s’ébauche, ridicule d’être un seul homme, maniant son bâton sorcier, la Cause ! Si, en bas, rien ne finit, ou si tout finit mal, si les chemins roulent la dou¬ leur et le sang, c’est à cause de ceux d’en haut. Moi, Massard, sorti du bas, je veux être de ceux d’en haut, et fouler aux pieds les pauvres gens, ces grandes masses d’ennemis de qui s’extirpe toute joie.
CORRESPONDANCES A travers l’ondulant couvercle plat d'oriflammes en suspens, et les coups de flèches de lumière, l’ar¬ mée de pointes plantée dru sur le dessus de la colline, ce sont les tourelles, les parapets, les clochetons four¬ millants qui fendent, entaillent, et rassemblent en faisceau de langues effilées tout le haut du blanc monticule. Cette ville neuve de remparts éclatants, fondue au bas en un seul morceau, posée sur une mouillure droite, c’est, blanc comme les Alpes, le château. Sur un des vastes paliers, cour béante dans l’es¬ pace, au flanc du château-fort, un épais resplendisse¬ ment de costumes s’étale jusqu’au terrible rebord de pierre. J’entends claquer au vent les grandes voiles de couleur appliquées sur les murailles, et, forçant des quatre coins sur les cordes qui le creusent de sil¬ lons, le dais bleu vif criblé de têtes de chien d’or nimbées d’or. Moi, maître Massard, notable d’Elcho, je pèse dans l’assemblée somptueuse au sein du château même (forme close, contenant énorme, dont si longtemps, je n’ai vu comme les passants, que l’envers). A la
270 LES ENCHAÎNEMENTS cérémonie de présentation au peuple de l’héritier d’Elcho, c’est non loin de la place assignée aux pala¬ tins et aux vidâmes, qu’est ma place et celle de mon épouse Péronne — que j’ai tirée du néant. Du côté de la brèche d’espace, dans les trous car¬ rés de l’énorme dentelure qui fait partir tout droit dans le vide des corridors d’immensité, j’aperçois des carrés du bas-fond vert, et de la foule terrestre et giboyeuse. Bien loin, sous la hauteur de nos pieds, à pic, grouille l'amoncellement humain que je m'habi¬ tue à contempler par en dessus. Sur des chape¬ lets d’épaules pressées, d’épaules aplaties, évasées jusqu’au coude, de crapauds collés ensemble, sont des faces blêmes levées de toute leur force, avan¬ çant des groins et piquées d’un double œil curieux, ou des sommets de têtes poilues comme celles des barbets, ou des poignées de chaume posées sur les crânes et les yeux. Des mains lourdes, pen¬ dantes au bout de leurs hampes de bois, déracinées de la terre pour la durée de la fête. Et on voit, par ci par là, encore plonge dans les pauvres et les vau¬ riens, quelque clerc que blêmit la débauche de la science, ou quelque bourgeois haletant, déjà trop bien vêtu, mais que ses calculs n’ont pas encore poussé jusqu'où je suis. Sur tout cela une seule joie écume, une lourde rumeur transparente va et vient; tout cela con¬ temple en clignotant le baron souverain Egbert assis sur le trône, et l’enfant seigneurial qu’on installe sur son peuple à l’ombre do son père. Egbert est tout en haut, près de la porte d’où a jailli son trône. Il est couronné, il est pâle, il est bleu, et ne bouge pas. Ah, ah ! je vois, de l’endroit où je suis — mon regard se faufile entre les coulures et les gouttements de perles qui descendent de chaque côté des toilettes des dames aux versants raidis — je vois les cordes qui lient par derrière le seigneur à sa lourde chaise, à deux pas de la porte d’où des bras
CORRESPONDANCES 271 l’ont poussé tout à l’heure, au sommet de l’assem¬ blée, dans l’ombre bleue du dais. Ah, ah ! notre seigneur, il est mort. Egbert a déjà comparu devant son juge tandis qu’on le traîne ici. Sa couronne est enfoncée sur sa tête comme une m⬠choire d’or. Son sceptre est ligoté à son bras ; la Main de Justice a été pincée par le barbier dans la serre jaune d’oiseau, qui étreint et cloue sur les os de la poitrine, la soie bleue à tête de chien d’or. Ceux qui sont autour savent que ces objets, quoiqu’ils semblent s’entrechoquer, sont inertes, et qu'entre eux le vent passe. Ils savent que sa main débandée, aux entrailles ouvertes, lui bave lentement sur le sein. Mais pour tous, il est vivant. On prête malgré soi à la forme assise le bougement des deux gonfalons éployés qui l’encadrent bruyamment et l’applaudis¬ sent, ainsi que le mobile scintillement que le haut tapis de soleil met dans les paillettes de scs chaussures d’étoffe. Cuirassé de lumière, il a l’air d’avoir les yeux ouverts, mais c’est qu’il a les paupières corrompues et tournant en eau. Egbert est vide et creux comme son nom. Il est divisé en une multitude de vers. I1 n’est plus vivant que de puanteur, et cette large en¬ veloppe flottante qu’il a, nous force à sourire plus creux devant la foule, voluptueuse de l’image du maître. On a mis debout à côté de l’homme-trône, l’enfant de sept ans qui aime tant barboter dans les coffres pleins. Des hommes et des femmes l’ont retiré, cro¬ chu et crispé, de son nid d’or, et posé comme il est là, encore replié. Il est velu de plats morcellements bleus et dorés. Il regarde sans comprendre. Ses yeux sont bouchés de plis comme deux nombrils. Sa peau a des taches grises qu’on ne peut pas nettoyer, et autour de sa bouche se forment des bulles de savon. On agile l’immobilité du père pour que, sous l’égide de sa présence et par l’effroi qu’inspire sa
272 LES ENCHAINEMENTS forme, s’opère la transmission héréditaire. Il faut que les hommes d’Église, avec leur luxe oriental de crosses, de mitres et de rubans, déclarent le fils mâle investi, du vivant de son père, de la dignité souve¬ raine. C’est là le grand instant des rois : que le nom passe par-dessus la mort qui fait le vide avant et après chacun, que la dynastie, quoique coupée en tronçons, rentre en elle-même, demeure un seul bloc têtu. Si on le savait glacé cl cloué sur sa chaise comme il l’est, le vautour d’Elcho, le danger s’abattrait sur sa Maison. Les prétentions et les droits du petit neveu de Ramon IV, Ermelin de Rulamort (solide d’un carré de quatre fils) feraient peut-être rentrer aussi sous terre l’héritier avorton — et ces conjonc¬ tures sont d’autant plus à craindre qu’elles seraient profitables aux deux populations. Le peuple a acclamé. La faiblesse et l’incapacité vont régner. Tous rient en fête, trépignent. Mes yeux perçants les voient distinctement, ces gens que na¬ guère je coudoyais. La figure aux yeux rouges de Clairine s’émerveille et s’épanouit ; la pliante Torise, la voilà qui se redresse sur la pointe des pieds pour mieux voir, et pendant cet instant la mère d’Odon ne sait plus qu’elle est mère. Elle ne sait, elle aussi, comme loule la plaine, que bénir Egbert, et maudire Ermelin. Le Fou s’est fait battre par quelques jeunes gens avides de gloire, parce qu’il a crié que les hommes sont des pauvres conduits par des fous. Alors, battu, le vieillard a crié, encore plus fort, que les hommes sont des fous qui se laissent conduire par un pauvre homme. On tire en arrière le trône, cercueil débouché ; la momie seigneuriale nous souffle à la figure le mor¬ ceau d espace où sa pourriture s’était scellée, et rentre dans le mur avec un bruit de bois, ayant servi par sa seule apparition sur l’échiquier de pierre, à jouer
CORRESPONDANCES 273 le coup suprême. Le mol héritier s’est infléchi, courbé, et a coulé par terre ; il est étendu entre les pieds des gens, plaqué sur le ventre, avec ses rayures de salamandre. Je ne résiste plus à l’horreur et je pousse un long cri sourd comme ceux qui se cramponnent au réveil. Mais je ne peux pas me séparer de l’image de la car¬ casse royale aux yeux fondus, brandie sur la foule. Je m’abats dessus. Il y a déjà eu, au commencement, une scène effrayante pareille, pour permettre au nom royal de franchir la mort, la lacune pourrie, et, en réalité, en chair et en os, je roule jusque-là. Un jour, du cratère rond de la grotte rouge de Ligurie a débouché, comme un autre sommet, le corps énorme du premier potentat. Il était mort. Nous, de près, nous voyions les cordes creusant et hissant cette chair souveraine rompue, qui noyait dans ses bras arrondis la borne à tête de chien, et y écrasait la base de sa face croulante. En l’apercevant, la foule, éblouie d'une terreur créatrice, l’a vu vivant, et a juré obéissance à l’autre, à son descendant ! A la source des événements, s’est établi en haut un Défi que personne n’ose plus maintenant comprendre. Après les actes solennels, et en manière de réjouis¬ sance. on procéda sur la colline ornée d’une parure scintillante d’hommes d’armes et d’église, à la pen¬ daison du vilain. La générosité du château a retardé le supplice pour en faire profiter la cérémonie d’aujourd’hui, le dis¬ tribuer largement à toute cette foule. Comme Dorilon avait les mains écrasées et les coudes désarticulés par la torture, l’évêque, dans sa bonté, l’avait dispensé de creuser lui-même la fosse
274 LES ENCHAÎNEMENTS où devait être jetée sa viande et charogne après le dernier châtiment. 11 a demandé pardon humblement, nu en chemise avec la corde au cou, pour avoir offensé son sei¬ gneur et Dieu, en dérobant un faisan. Son fils, le petit Sergile, le suit pas à pas, ainsi qu’il est ordonné. Il a quatre ans. 11 est fier de voir tant do monde s’occuper de son père. Personne n’ose parler à l’enfant ni l’approcher ; il intimide même les vieillards. Il a eu peur, planté tout seul par terre, au moment où Dorilon a trébuché et a été tiré en Pair et a remué les jambes comme s’il essayait de marcher et de bondir sur l’espace, puis quand le bourreau a grimpé le long du corps en plaçant son pied entre les deux mains liées, pour peser sur les épaules et briser le cou, — et que l’on vit dans la très noble assistance comme par l’effet d’un coup de vent, ondu¬ ler les belles dames penchées, en corps à corps avec le supplicié. Le condamné, le méchant, était petit au milieu de la foule à laquelle sa mort débordante était donnée en spectacle. (Fallait-il qu elle fût grande, sa mort, pour que chacun en ait eu sa part !) Mainte¬ nant, dans le souterrain où le Fou l’a transporté, après l’avoir volé, avec l’aide de deux routiers (m’ap¬ pelant à voix basse : « Angelino ! ») ; maintenant, rigide comme le gibet lui-même, il est grand, il est énorme. Sa tête, souillée d’une grimace noire, bute contre le mur. Ses deux pieds crispés vers le vide d’en dessous, pointés droits en fers de lance, tou¬ chent l’autre mur. Cette masse puissante est trop docile. Le père n’est plus que le jouet de son enfant blotti à côté. Mais Sergile essaye de soulever un bras, si pesant, et dont le poids, charpenté à celui du cadavre entier, est de la méchanceté. Un homme, c’est très grand, très grand, très lourd.
CORRESPONDANCES 275 Je ne sais plus ni parler, ni penser. Je ne vois qu’une chose : celte tête abîmée et vidée, cette sphère, contenait tout, et là, les parois d’un cœur étaient solides. Je vois grandir l’importance d’une créature, d’une seule créature. On ne comprend pas encore sur la terre cette importance. Bien plus tard dans la nuit, une vieille femme est venue, grise comme une souris. Elle a pleuré, cette vieille, pour desséchée qu’elle fût, et c’était le mi¬ racle d’une fontaine de désert. Assise par terre, elle a raconté à l’enfant de belles histoires vraies, pour ie consoler : « Il y avait une fois, bien longtemps avant Noire Seigneur, un riche et beau baron nommé Elcho qui débarqua ici d’un navire aux voiles tissées de pourpre et d’or, avec ses compagnons et curiaux, comme lui beaux, riches, généreux, et revêtus de brocarts et de fourrures, avec de longs souliers de drap fin. C’était l’ami du célèbre prince Hercule qui revenait justement d’Espagne avec lui. Joyeux, les habitants de la ville — qui est la plus noble et la plus ancienne de toutes les villes — firent paver la grande rue en argent fin pour recevoir ces seigneurs. Et il y eut un grand festin où l’on servit des faisans dorés avec leurs plumes... ». De telles histoires ont consolé Sergile, qui est pareil à tous les enfants du monde, et il s’est endormi en souriant. ★ ★ * Le Fou me guettait à un tournant, pour me dire : — Tout changera un jour. Mais l’heure de l’hon¬ nêteté n’est pas encore venue ; c’est encore celle de l’obéissance. La multitude légère obéit : Il n’y aurait rien au-dessus d’elle qu’elle obéirait tout de même — à rien ! « Quand viendra-t-il, le matin du soir où nous sommes ? Quand retentira-t-il, et œuvrera-t-il, le cri humain de victoire et de salut, le cri suprême, le cri
276 LES ENCHAÎNEMENTS qui est déjà dans l’esprit (dans une cachette, pas en¬ core dans les choses !) » Quel cri ? Nous sommes proches et seuls. Le vieux m’a regardé avec une attention poussée jusqu’à l'ef¬ farement. Puis, les fanaux de ses yeux appuyés sur mes yeux, ouvrant toute sa bouche lippue et creuse, égosillé, il a crié tout bas, il m'a montré le cri ma¬ gique : « Non ! » Je l’ai vu. le vieux mendiant rongé — l’ai-je bien vu ? — qui déployait deux bruyantes ailes de chair et qui s’est renvolé vers le couchant comme un vam¬ pire. Et dans le soir où l'on est bien obligé de voir que le pendu — qui a râlé : non ! — ressemble à son voisin crucifié, s'agrandit l’espoir, bonheur des mal¬ heureux. * ★ * Il n’y eut pas de nuit en dehors des trous. L’in¬ cendie 1 La fantastique carapace de destruction a couru partout et a tout rougi sauf le château, l’église et le couvent. La croix du calvaire devint sanglante dans l’ombre. Une ruse de guerre du Réchin. Profitant de la fête, il avait fait irruption, sur le soir, dans la douce na¬ ture avec des boule-feu et les quatre fils d’Ermelin cachés dans leurs armures. On a vu les quatre jou¬ venceaux de fer enduire de la flamme des torches les champs et les granges. Ils bondissaient avec leurs chevaux au milieu des meules et des chaumières mille fois trop éclairées, et plusieurs ont entendu le jeune rire de leurs jeux. Ils couraient aussi après les gens que le feu faisait sauter hors de leurs mai¬ sons grondantes, et les assommaient en trois ou quatre coups de masse d’armes. Les francs archers les cernèrent et allaient les prendre lorsque les chevaliers d’Elcho arrivèrent
CORRESPONDANCES 277 enfin. Ne voulant pas que l’honneur d’une telle prise revînt à la piétaille, ils foncèrent d’abord au galop sur les archers qui étaient devant eux, piétinèrent cette ribaudaille, selon l’illustre tradition des rois de France. A la faveur de la mêlée des nobles et des archers, Rulamort put se reformer et, après une joute, les chevaliers d’Elcho tournèrent bride (mais leurs coeurs de chevaux de bataille préféraient être vaincus par de nobles ennemis que victorieux du fait de la roture) et les fils de Rulamort riaient aux éclats, tout écarlates et mordorés de reflets, comme des coqs. * ★ ★ Ailleurs, ailleurs ! Un autre destin, n’importe le¬ quel, puisque rien ne sera pire. On se lance éperdûment dans les routes toujours commençantes ; les routes, les issues du pays, les sillons pétrifiés de l’étendue, les Ouvertures, on s’en empare. On a besoin de l’inconnu. On devient capables de grands efforts, par la fureur du désespoir, premier pas de l’espoir. Le désespoir inventera du nouveau. Le paradis d’ail¬ leurs ! Un souffle créateur passe ; ce n’est pas l’amour des aventures, la cupidité de savoir, de Jason, d’Han- non, de Scylax ou d’Erik le Rouge, ni celle du Mas- siliote Pythéas ou du Viking Ottar — c’est la haine impétueuse d’aujourd’hui et d’ici. On ne voit pas là les prodigues et insatiables curieux du monde, on voit des gens qui se sauvent ; des rebelles qui disent : « non », dans la cachette de leur tête et qui s’obéis¬ sent en se jetant au loin. L’œuvre de fuite, la guerre de fuite. Fuyez, les damnés de la terre î C’est l’un, c’est l’autre, qui se détache et s’en va. Le chant qui s’éloigne sur la route, on ne sait plus même de quel côté... Odon est revenu. Mais Clairine était partie. Il est
278 LES ENCHAÎNEMENTS reparti et ils se cherchent. On dit qu’une fois, ils se sont aperçus de loin, lui sur le bateau partant, elle sur l’embarcadère de bois — chacun au bord d’un abîme qui se déchirait, chacun au bord de ses re¬ gards... Ils étaient très loin quand ils se sont vus, mais l’espace n’a pas pu empêcher qu’ils aient échangé la promesse de s’attendre. Ils se cherchent parmi les vivants, au-dessus du monde et plus lents que la vie, comme deux géants ; plus étendus en¬ core : comme deux chansons tristes. Dans cette ville du nord, la multitude qui me porte vers l’église, des ruelles au parvis, toute cousue d’une seule pièce en fête, est-elle donc heureuse, qu’elle est si luxuriante de rires ? La grandeur intérieure de l’église monte droit et s’étend comme si on avait fait de toute une ville éta¬ gée une seule montagne qu’on ait vidée. Là-haut, c’est un ciel de pierre cl de soir enchaîné. C’est aussi une cité sonore : toute sa grande cons¬ truction de clameur assourdie, de silence grondant, qu’édifie jusqu’aux bords et aux voûtes de la cathé¬ drale, le bas-fond populeux. Du côté du chœur de Dieu s’accomplit l’acte rare, mirifique, qui, entre tous, dompte le grand nombre : le huitième sacrement, le sacre du roi. Le bienfait de le voir, lui ! On le discerne, par clins d’œil, tout petit, par delà un ondoyant dal¬ lage de têtes. Au milieu des bannières, et des grilles de piques, à côté de sa mère et de ses serviteurs beau¬ coup plus grands que lui, l’enfant royal laisse voir les cheveux blonds réguliers qui encadrent sa tête comme les deux moitiés d’une boîte reliquaire dorée. Il récite de sa voix légère qui, par moments, semble n’être qu’une voix d’enfant, les devoirs reli¬ gieux du roi.
CORRESPONDANCES 279 L’archevêque cuirassé d’or souple revêt le descen¬ dant des ducs de France, de la dalmatique des sous- diacres. Et quand il lui a mis ainsi le catholicisme sur les épaules, les dignitaires de l'Église et les feu- dataires ont, selon l’usage, acquiescé publiquement : Il est requis, dans les chartes, que le bon peuple approuve ensuite. J’ai vu près de moi une main velue sortant d’une manche noire garnie de taches et de callosités grises, avertir d’un coup de bâton un grand pendard, qui, lui-même, heurta grièvement du coude le côté du drôle qui l’avoisinait — et la bande de piteux garçons qui venaient de s’installer dans l’as¬ sistance à grands coups osseux, cria tout d’un coup, trois fois : « Nous le voulons ! ». Le peuple ayant parlé, on pratiqua sur la personne de l’unique et pré¬ cieux adolescent, les neuf onctions avec l'huile de la Sainte Ampoule. Et toute celte foule, toute, jusque dans les coins les plus sombres et les plus rejetés du gouffre régulier, fut prise d’une formidable allégresse au moment où elle vit le Sceptre, la Couronne et la Main de Justice remués par le petit garçon en chair et en os dont les affaires se trouvaient désormais direc¬ tement jointes à celles de Dieu. Ceux qui sont à l’autre bout de l'échelle terrestre, les faiseurs pliés, du pain et des choses, sont donc heureux ici ? Ils souffrent ! Ils souffrent à l'infini, et on voit leur désespoir, et on voit que c’est le même que celui de tous les autres hommes et que celui de toujours. On le voit dans le vitrail, colonne d'aurore et d’azur, arbre d’espace soutenu de chaque côté par de hauts arbres pâles de pierre bombée, monument qui fuse, encadré par l’enroulement du violet, du rouge, du puissant jaune d’or, et le luit de lune et les poi¬ gnées aveuglantes de foudre, et terminé par un dôme aux cassures flamboyantes où trône la Vierge bleue. Il sort du peuple, cet abîme pavé de couleurs, ce cri
280 LES ENCHAÎNEMENTS perçant de clarté. C’est l’œuvre de la furie de souffrir et de l’humble passion. Ce n’est pas seulement parce que dans l’eau de soleil flotte l’image du travailleur crucifié en plein effort, du travailleur qui finit par tomber, obscurci, avili, jusqu’au soir des jours, jus¬ qu’au soir des années et de la vie (et arrêtée dans les griffes de plomb de la verrière, et écrasée par les meules de lueurs, la mort de son geste est effrayante de ressemblance. Cloués de chaque côté, aussi pâles et sombres que deux anges gardiens, l’homme à la fau¬ cille et l’homme au marteau). Ce n’est pas seule¬ ment pour cela, c’est aussi parce que seul le génie du désespoir a pu dresser tout debout un tel océan de lumière, et que c’est en plein cœur humain que se laboure la beauté. Dans l’assombrissement qui tombe des grandes choses, on voit mûrir d’un seul coup l’inoubliable splendeur du vitrail de l’arbre de Jessé, aux feuilles rouges, pourprées, nacrées et de la couleur du miel. Le vitrail, monument captif et envolé, monument- pensée et constellation du plein jour ! Et tout en haut, la Vierge Bleue qui est en suspens, telle une éclaircie céleste dans la sombre cathédrale grande comme le dedans des nuages, c’est aussi une indicible afflic¬ tion, le regret ardent du bonheur, qui l’a créée. L’ar¬ tisan qui a peint celte vierge, le cœur à nu en face d’elle, qui a creusé sa figure dans le luxe de l’azur, avait un pinceau planté à même sa main saignante, comme un clou divin. Elle est entourée de faim, de soif d’inconsolable douceur. Ils sont venus autour de la colonne, de l’arbre de ciel, les échappés du naufrage... Ce qu’on peut dire de plus vrai pour prouver l’homme, morne voleur des trésors qui ne sont pas, c’est : « Cette chose qui ne change jamais ». C’est le désespoir qui fait que l’espoir enfant s’élance à tâtons vers le roi enfant, c’est le désespoir qui fait la foi ; c’est le mal d’injus¬ tice qui crée la forme de la justice, qui l’ajuste dans
CORRESPONDANCES 281 l’harmonie concrète des œuvres, et divinise les brèches des murs. Le désespoir rampe aussi par terre. Dans la nuit venue, sur le corps montagneux de la cathédrale, se développe et s’enveloppe une foule. Le dernier acte des créatures ; la série du Jugement Dernier qui se tasse régulièrement en arcs superposés, de têtes et de membres, dans des cases, au-dessus du portail. Au bruit de la trompette de l’ange, l’âme violente retrouve la dépouille ; des êtres sortent, tout doux, du coffre tombal. On les voit, à côté les uns des autres, sérieux, simples. Ils sont debout, les pieds nus et noirs et fondus sur le fond, ou bien ils sont assis ou à cheval sur les bords. Les uns dégagent gauchement leurs jambes du suaire entortillé, les autres écartent le linge de leur figure, ou le mettent autour de leurs épaules comme un manteau. A travers les plis bridés du tissu sur une figure, une mâchoire remue, reprend goût à la vie. L’un s’étire à quatre pattes au-dessus du dé creux, entièrement caché en¬ core sous les plis de la toile, qui est lourde comme toute la pierre qui fut. ... Ils se sont levés, la nuit, de leurs litières bos- suées, ou de la dureté nue. Ils se sont tirés de l’ombre poussiéreuse et boueuse, se sont élevés des pierres rangées, où le sommeil les fatiguait, où le cauchemar les battait, où l’insomnie leur présentait son calme miroir horrible. Ils m’emmènent, m’emportent. Ils se réunissent. Cela est défendu 1 C’est parce que cela est défendu qu’ils le font. Ils s’assemblent dans une clairière pour adorer le diable et essayer des échan¬ ges avec lui. Se confronter avec le monstre aux jambes effacées par la fumée, aux yeux horizontaux et jaunes, avec l’Etre parfaitement Contraire, c’est tenter, contre la réalité visible, la même révolte éperdue que celle qui
282 LES ENCHAÎNEMENTS a puisé dans le fond de l’ombre la beauté d’entrailles des vitraux, et qui moissonne toute lumière dans la large nuit, et qui transporte d’ici, là, les montagnes de pierre. Mais, cette fois, le refus serpente et se terre ; il s’enferme dans la nuit, cercueil des foules ; le timide et maigre sabbat n’essaie plus que de se mettre à l’envers de la vie. Cette façon fuyante de combattre, cette lutte des armes jetées par terre et des dos tournés, c’est la maladie de la révolte, et j’en ai honte. Et même, j’ai honte des moqueries et des blasphèmes qu’on dérobe au grand jour pour les placer sournoisement dans quelque détail de ces sculptures sacrées qui scanda¬ lisaient la tumultueuse et fracassante naïveté de Saint Bernard, directeur de la chrétienté, mais qui ne mordent pas sur les événements. Il n’y aura pas un seul pas de fait vers le salut terrestre tant qu’on se contentera de mettre l’accent lugubre dé la voix hu¬ maine dans le vent de la nuit. FIN DU TOME PREMIER
E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY — 1-25
HENRI BARBUSSE Les enchaînements ROMAN ★ PARIS ERNEST FLAMMARION. ÉDITEUR 26, Rue Racine, 26
DERNIÈRES PDBUCATIONS, DANS LA MEME COLLECTION . MA» (PAUL) L* culte dlcare. romu. . 7 50 , . . ALAIHC (■ATMIL»E> Le gloire de Ko ut «cl «dre, roaMn- , GEORGES-MICHEL (MICHEL) La vie mondaine sur la Ri viera et on Italie S» 7 60 BARBUSSE (HENRI) Le Feu, roman (950* mille) . . . . Clarté, roman (93* tnUls) , „ „ BEAUNIER (ANBIÉ) Lee folies amoureuses, "roman. . BERNARD (JEAN-JACQUES) Los tendresses menacées . . < 7 50 7 • 7 50 7 * BERNARD (TRISTAN) L'affaire Larder, roman .... filXET-VALMER Le taureau. ........ • • BFÀIEAS UMlt) débauche. roman^. DLAl’COjBANEZ (Y J Alphonse XW, démasqué. La terreur militariste en Espa¬ gne, Traduit do I Espagnol per Jean Louvra ffiO* mille). ..... IOIIUEAUX (HENRY), de /V«A Le lac noir ou le sorcier de B 50 7 50 7 50 3 Myans, nsaan. Notrull» édition Illustrée 7 50 k BNION (VINCENT) La bonlche, roman t BBOCCHl (VIRGILIO) Mit!» roman traduit m niallen par. H.-A. Caraccio RRUNEAU IE LABONIE Du Cameroun au Caire, par la désert do Libye, lOneiré Ave n l uree quo t&Umims (12* mille) BAUDET (LÉON) La déchéance, roman contemporain BECHARBOGNE (HERBY) „ Qoh savons-nous de r* ‘au-delà? Préfaça de Camille Flammarion. . OELLY 7 50 7 50 14 » 7 50 7 50 7 50 7 50 La chatte blanche, roman (35* m.) _ » (MAURICE), ^l'Acad frange । sourire d Elisabeth . . 7 50 GERVEX (HENRI), de l’Inititut. Souvenirs, recueillis par Jules Sortant ,, BILLARD (8E0R8ES) Le livre de la femme et de l'amour (aphorismes et réflexions des plus notoires écrivains contem¬ porains). . n CONCOURT (EOMOND ET JULES DE Portraits intimes du xvm* siècle (Edition définitive), 2 vol., chacun . GYP Eux et Elle l (18* mille) NEIJZÉ (PAUL) La porte rouge de Tolède, roman. , w ... «M-RENMB Les haillons de la g’oirn, roman. r KELLENMARN (RERNHA'O' La mer, roman uedult do 1 ailenund par Georges Saâaueu LAPARCEME (MARIE) Femme daujou d nm, roman. . . LEMONRin <IEON) , La maîtresse uu cœurwiimple, roman t j LERHINA-FLANDRE (JULIE») La dernière jeunesse de Mon¬ sieur Lalouette, roman .... . MARGUERITTE (LUCIE PAUL) La chèvre folle, roman (10* mille) MARGUERITTEJVICTOR» La gurçonne, roman (575* mille) . Le compagnon, roman (200* m.). Le couple, roman (iiO* mille). . . „ . JHJKM (OCTAVE) Gens de theàlre „ OUOARD (GEORGES) L’homme marié, roman .... „ , PASCAL (FÉLICIEN) Monsieur Auricorne, roman . . .n.™"£'Wtëbou. roman 7 M 7 50 7 50 7 50 7 50 7 50 7 50 7 50 7 50 7 50 7 » 7 50 7 50 7 50 7 50 7 50 7 50 7 50 FÂBRÉBE (CLAUDE» Histoires de très loin ou d’assez près O** mille) Mes voyages. La promenade d'Extrême-Orient (90* mille).... , FISCHER (MAX ET ALEX) Dans deux fauteuils, notes et Im¬ pressions de théitra . , FLAMMARION (CAMILLE) Clairs de lune (17* mille) .... Le cygne M»-. IHEVtH (IAMICE) Sons Verdun (Aoûuôciobre 1914) (28* mille) GÉNIAUX (CHARLES) L’océan, roman 7 » 7 50 7 50 0 > 7 50 7 50 7 50 PREVOST (MMCEL). de l’Acad. française Nouvelles lettres à Françoise, ou la jaune fille d’après guerre (50* i ) 7 50 RACHILDE ET ROSE N CHHISTC . Au seuil de 1 Enfer 7 50 REDOUX (PAUL) Arthur et Sophie ou Paris en 1860. romnn 7 50 RENEL (CHARLES) La flile de L Ile rouge, roman d’iunours malgaches 7 50 ROSHT AINE (J.-HJ. de l'Aead. Gon<.t„ ,. L’assassin surnaturel 7 50 Arlette jeune Jlîè moderne, ro¬ man (la* mille) . 7 50 VAILLAT (LÉANDRE) t . Le collier de jasmin (Tunisie) . 10 • 6760 — Parla. — Injp. HemœaxM, Petit et C‘*. 1-25.