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                    COLLECTION M. CHAULANGES TEXTES HISTORIQUES 1815-1848 LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XIXE SIÈCLE par M. CHAULANGES A.-G. MANRY inspecteur général Agrégé d’Histoire et de Géographie de l’instruction publique Professeur chargé du Service éducatif des archives départementales du Puy-de-Dôme R. SÈVE Archiviste-Paléographe Dipl8mé de l’Ècole des Hautes tudes Directeur des Services d’Archives du Puy-de-Dôme IBELI LIBRAIRIE DELAG RAVE 1961

Sur notre couverture UNE LOCOMOTIVE EN 1844 Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays, y compris 1’U.RS.S. © Librairie Delagrave 1961
AVANT-PROPOS En présentant le quatrième fascicule de notre collection, nous ne reprendrons pas l’exposé de la conception d’ensemble de nos recueils de Textes historiques. Nous nous bornerons à souligner notre souci d’apporter à nos collègues —de préférence à des documents qui peuvent être aisément consultés, comme des textes sur les Lettres et les Arts à l’époque romantique —un plus grand nombre de documents inédits ou moins facilement accessibles, de source française ou étrangère. Comme dans les fascicules précédents nous avons respecté l’cîrthographe du texte reproduit. Dans quelques textes étrangers, pour lesquels nous avons eu recours à une traduction déjà existante en français, nous avons cru devoir amender certaines tournures qui nous paraissaient s’éloigner du sens exact de l’original et nuire à la bonne compréhension historique; nous avons signalé de telles modifications dans la présentation des textes par la formule : Traduction retouchée. Il a été prévu des notes un peu plus abondantes que dans les fascicules 1789-1799 et 1799-1815. Toutefois, en ce qui concerne les explications de mots, nous avons retenu seulement les termes qui ne figurent pas dans les dictionnaires usuels. Rappelons enfin, après avoir remercié tous ceux qui ont bien voulu nous apporter aide et conseil dans le choix et la préparation des documents, les abréviations utilisées A.N. : Archives nationales. A.D. : Archives départementales. A.C. : Archives communales. Avril 1961 LES AUTEURS Prochain fascicule à paraître : Période 1848-1871
La France Histoire intérieure
I - (1814, décembre.) DÉFENSE DE LA CHARTE PAR CHATEAUBRIAND CHATEAUBRIAND, Réflexions politiques, chap. xiii, dans Œuures complètes, t. XVIII (Paris, 1831), p. 137-138. —La Charte, dès son « octroi », fut assez vivement critiquée : les uns la trouvant trop libérale, d’autres pas assez libérale. Mais une large partie de l’opinion la jugeait satisfaisante; ainsi Chateaubriand, dans un court article, expose qu’elle convient aux deux mouvements d’opinions qui partagent la France et qu’elle peut les réconcilier. Et qui pourrait se plaindre de cette Charte? Elle réunit toutes les opinions, réalise toutes les espérances, satisfait tous les besoins. Examinons-en l’esprit. Nous trouverons dans cet examen un nouveau sujet de reconnaissance pour le Roi... Il faut se souvenir que depuis soixante ans les François se sont accoutumés à penser librement sur tous les sujets; depuis vingt ans, ils ont mis en pratique toutes les théories qu’ils s’étoient plu à former. Des essais sanglants sont venus les détromper; cependant les idées d’une indépendance légale et légitime ont survécu : elles existent partout, dans le soldat sous la tente, chez l’ouvrier dans sa boutique. Si vous voulez contrarier ces idées, les resserrer dans un cadre où elles ne peuvent plus entrer, elles feront explosion et, en éclatant, causeront des bouleversements nouveaux. Il est donc nécessaire de chercher à les employer dans un ordre de choses où elles aient assez d’espace pour se placer et pour agir, et où cependant elle recontrent une digue assez forte pour résister à leurs débordements. C’est ce que le roi a merveilleusement senti. et c’est à quoi il a pourvu par la Charte; toutes les bases d’une liberté raisonnable y sont posées; et les principes républicains 1 s’y trouvent si bien combinés qu’ils y servent à la force et à la grandeur de la Monarchie. D’une autre part, vous ne pouvez pas arracher les souvenirs, Ôter aux hommes les regrets de ce passé que l’on aime et que l’on admire d’autant plus qu’il est plus loin de nous. Si vous prétendez forcer les sentiments des vieux royalistes à se soumettre aux raisonnements du jour, vous produirez une autre espèce de réaction. Il faut donc trouver un mode de gouvernement où la politique de nos pères puisse conserver ce qu’elle a de vénérable, sans contrarier le mouyement des siècles. Hé bien! la Charte présentè encore cette heureuse institution: là se trouvent consacrés tous les principes de la Monarchie. Elle convient donc également, cette Charte, à tous les les François : les partisans du gouvernement moderne parlent au nom des lumières qui leur semblent éclairer aujourd’hui l’esprit humain; les défenseurs des institutions antiques invoquent l’autorité de l’expérience; ceux-ci 1, Les prlncipes4e la Révolution,
-‘--9-— plaident la cause du passé, ceux-là l’intérêt de l’avenir.,. Les idées nouvelles donneront aux anciennes cette dignité qui naît de la raison, et les idées anciennes prêteront aux nouvelles cette majesté qui vient du temps. La Charte n’est donc point une plante exotique, un accident fortuit du moment : c’est le résultat de nos moeurs présentes, c’est un traité de paix signé entre les deux partis qui ont divisé les François, traité où chacun des deux abandonne quelque chose de ses prétentions pour concourir à la gloire de la Patrie. 2 - (1819.) JUSTIFICATION DE L’ÉMIGRATION PAR DE BONALD DE BONALD, De l’émigration, dans OEuvres complètes, t. II (Paris, 1864), P. 664-667. Extraits. —L’émigration avait été, dès 1789, un des plus graves problèmes posés au gouvernement français. Si certains émigrés étaient rentrés en France en 1800, beaucoup ne revinrent qu’en 1815 avec les Bourbons et formèrent les cadres du parti « ultra » dont on pouvait alors craindre les exigences. Les « ultras » trouvèrent en de Bonald (1754-1840) un de leurs plus éminents théoriciens. Ancien émigré lui-même, devenu conseiller de l’Université en 1810, il salua avec joie la Restauration, mais fut déconcerté par la Charte qu’il jugea trop libérale. Dans ses nombreux écrits il se fit le défenseur de l’ancien ordre politique et religieux; pour lui la noblesse était la base même de la société et il estimait l’émigration légitime. Ses arguments sur ce point devaient être repris lors de la discussion du « milliard des émigrés » en 1825. L’émigration, forcée pour quelques-uns, fut ... légitime pour tous. Le sol n’est pas la patrie de l’homme civilisé, il n’est pas même celle du sauvage qui se croit toujours dans sa patrie lorsqu’il emporte avec lui les ossements de ses pères. Le sol n’est la patrie que de l’animal; et pour les renards et les ours, la patrie est leur tanière. Pour l’homme en société publique, le sol qu’il cultive n’est pas plus la patrie que pour l’homme domestique la’ maison qu’il habite n’est la famille. L’homme civilisé ne voit la patrie que dans les lois qui régissent la société, dans l’ordre qui y règne, dans les pouvoirs qui la gouvernent, dans la religion qu’on y professe, et pour lui son pays peut n’être pas toujours sa patrie. Je le répète: l’ordre entre les hommes constitue la société, vraie et seule patrie de l’homme civilisé... L’émigration fut noble et généreuse dans ses motifs : et où pouvaient être, ailleurs que dans leur conscience et dans le sentiment de l’honneur et du devoir, même avec le s chances de succès les plus heureuses, des compensations suffisantes aux sacrifices que faisaient des pères de famille de toute condition qui, se bannissant volontairemént de leur pays, inconnus la plupart à ceux qu’ils allaient servir, et ne leur demandant rien, livraient leurs familles et leurs fortunes à la merci de la révolution, et
—10—les plaçaient ainsi, et se plaçaient eux-mêmes, sous le tèrrible anathème du malheur réservé aux vaincus? Sans doute les motifs ne furent pas tous désintéressés, et la conduite de tous les bannis ne fut pas toujours digne d’une si belle cause. Mais... il est juste de reconnaître que le plus grand nombre d’entre eux, et dans le sexe le moins préparé à l’adversité, et dans les conditions les moins accoutumées aux privations, ont donné les plus grands exemples de fermeté, de résignation, de patience, et qu’ils ont honoré, par leurs vertus, le nom français que leurs compatriotes illustraient par leurs victoires. Et qu’on ne dise pas que les émigrés ont porté les armes contre leur patrie, quand ils n’étaient armés que pour y rétablir la société envahie par la Constituante et anéantie par la Convention : ils étaient armés pour délivrer la France, pour venger la royauté, la religion, l’humanité outragées, pour repousser de l’Europe, qui les a abandonnés dans cette noble lutte, cette épouvantable frénésie révolutionnaire qui menace de n’y plus laisser rien de ce qui fait l’honneur, la force et les douceurs de la civilisation. Et certes on a pu juger combien peu les intérêts personnels avaient inspiré cette généreuse résolution. La plupart des émigrés sont rentrés, ils ont vécu au milieu de leurs persécuteurs, et je ne sais si l’on a cité un seul trait de cette soif de vengeance dont la calomnie les avait si gratuitement accusés. Enfin l’émigration, funeste aux particuliers, n’a pas été inutile à la société, et peut-être en sera-t-il un jour de l’émigration comme des croisades, que la prévention a longtemps jugées sur des faits isolés et particuliers, et que la raison mieux instruite commence à juger sur de grands motifs et des résultats généraux. L’émigration a sauvé les restes précieux de la famille royale1, et avec eux la France et l’Europe... La fuite chez l’étranger de tant de familles de toute condition, de membres du clergé et des tribunaux, des plus riches propriétaires et du plus grand nombre des officiers de l’armée, a rempli l’Europe d’étonnement et d’épouvante; et à la vue de circonstances si extraordinaires et de malheurs si grands et si nouveaux, elle a pu juger le danger d’une révolution qui commençait sous de tels auspices. Heureuse! si, avertie par les événements, •et plus éclairée sur ses vrais intérêts, elle eût pris dès lors des mesures efficaces pour arrêter les progrès de l’incendie, et en prévenir les suites... Martyrs de leur fidélité aux lois fondamentales du royaume, les émigrés ont scellé de leurs fortunes, et par conséquent de l’existence politique de leurs familles, le nouveau pacte qui a rendu aux Français leur roi légitime; et, lorsque tant d’autres demandent publiquement des rangs et des honneurs, heureux 1. Le comte de Provence (Louis XVIII) et le comte d’Artois (Charles X).
—11 —du bonheur de la France, ils se résignent sans murmurer, ils ne réclament rien de ce qu’ils ont perdu; ils ne le réclameront jamais et ils demandent seulement que leurs biens, qui ont fait tant d’amis à la révolution, ne fassent plus des ennemis au roi et que l’1tat puisse enfin recueillir le fruit qu’il a espéré de la ruine de tant de familles... 3 - (1815, 15 décembre.) SURVEILLANCE DES COLPORTEURS A. D. Puy-de-Dôme, M 089. —Les journaux étant rares et leur diffusion presque nulle dans les campagnes, de nombreux colporteurs couraient les routes vendant almanachs et petites brochures, il y avait là un réel danger de propagande politique aux yeux du gouvernement. Une loi du 9 novembre 1815 perméttait une poursuite rapide et énergique des « actes séditieux » (cris, écrits, dessins, etc.), mais cela ne suffit pas encore à Decazes qui, par une circulaire aux préfets, demanda que les colporteurs fussent l’objet d’une sévère surveillance. MONSIEUR LE PRÉFET, La France est couverte de colporteurs qui la traversent dans tous les sens, leur active industrie parcourt les plus petits hameaux et s’étend même aux habitations les plus isolées. Trop souvent la malveillance et l’esprit de faction se sont servis de ces hommes pour en faire les agens du mensonge et de l’intrigue. L’administration ne doit pas dédaigner de faire tourner leur activité au profit de l’autorité légitime. Ils ont fait beaucoup de mal, ils pourront faire beaucoup de bien. Pour les empêcher de nuire, il faut les surveiller; pour les rendre utiles, il faut les diriger. Parmi ces hommes, ceux qui doivent le plus fixer votre attention, sont les marchands de livres, d’almanachs et de chansons; l’influence de ces petites compositions a toujours été très grande sur le peuple et le recueil de toutes les chansons populaires serait une représentation assez fidèle des diverses variations de l’esprit public. Il est en votre pouvoir, Monsieur le Préfet, de tirer parti de ces diverses classes de petits marchands. Astreignez tous ceux qui dans votre département exercent ce genre •d’industrie à se faire enregistrer dans vos bureaux, soit qu’ils se contentent d’exploiter votre arrondissement, soit qu’ils se permettent des excursions au dehors. Exigez d’eux qu’ils se munissent d’un livret1, et enjoignez leur, avant qu’ils puissent aller dans les 1. D’après l’arrêté du 1er décembre 1803, les ouvriers devaient être munis d’un e livret oti étaient notés leurs chnnements 4e patron, ce qui permettait une surveillance efficace,
—12 —campagnes, de faire viser ce livret dans les bureaux des sous- préfectures. Donnez leur des directions convenables aux différentes localités; employez les à répandre des vérités utiles, à combattre les erreurs nuisibles. Le paysan, qui n’a jamais perdu de vue le clocher de son village, écoute ces marchands voyageurs comme des oracles et les croit d’autant plus volontiers qu’ils se rapprochent davantage de lui par le costume et par le langage. Quant à eux, pour les amener à vos fins, vous avez deux moyens qui manquent rarement leur effet : la crainte et l’espérance. Qu’ils sachent que votre vigilance les suit partout, pour les punir s’ils abusent de votre confiance, pour les récompenser s’ils exécutent fidèlement vos ordres. Quelques exemples de sévérité et de libéralité placés à propos les en auront bientôt convaincu. - Concertez vous avec les sous-préfets, et que ceux-ci donnent de leur côté les instructions nécessaires à un petit nombre de maires2 ou de juges de paix d’un zèle bien connu et d’une discrétion convenable, de telle manière que la surveillance soit partout, et ne soit visible nulle part. Le but de toutes ces mesures est le maintien de la tranquillité publique; l’importance du but en donne toujours aux moyens. J’espère donc, Monsieur le Préfet, que vous vous émpresserez d’organiser ce nouveau genre de surveillance et que, sur ce point, comme sur tous les autres, je n’aurai qu’à me féliciter de votre zèle. Agréer, Monsieur, l’assurance de ma considération distinguée. Le Ministre Secrétaire d’Êtat au département de la Police générale. DECAZES 2. Les maires étaient alors à la libre nomination du gouvernement dans les villes de plus de 5 000 habitants et à celle du préfet dans les autres agglomérations. 4 —(1821, 24 septembre.) LA PRESSE DANS LE DÉPARTEMENT DE LA MOSELLE A. D. Moselle 1 T 109, pièce 214. —Le régime de la presse fut une des questions les plus débattues sous la Restauration. Tous les journaux et écrits périodiques turent d’abord soumis au système de l’autorisation préalable et de la censure par une ordonnance du 8 août 1815; puis, grâce à une série de lois relativement libérales, votées sous l’impulsion du ministre de Serre, en mai et juin 1819, la presse put prendre un certain essor, Mais après l’assassinat du duc de l3erry (février 1820), les lois des 31 mars 1820 et 26 juillet 1821 soumirent de nouveau là presse à de sévères mesures restrictives : autorisation préalable, censure dans certains cas, multiplication des délits, etc. Tous les Journaux passaient en fait SOtS le contrôle permanent de l’administration,
—13 A MONSIEUR LE DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L’ADMINISTRATION DÉPARTEMENTALE ET DE LA POLICE. J’ai l’honneur de vous adresser, conformément à la demande que vous m’en avez faite par votre lettre du 14 de ce mois, le tableau des journaux et écrits périodiques qui se publient dans le département. Ces journaux sont au nombre de quatre. 1° Le Journal de la Moselle 1• L’éditeur est M. Devilly, libraire à Metz; l’imprimeur, M. Antoine. Ce journal paraît 8 fois par mois. Le prix de l’abonnement pour un an est de 16 francs. Ce journal traite des matières politiques et littéraires et publie aussi des annonces judiciaires. Il est entièrement dévoué au gouvernement. 2° L’Abeille de la Moselle. L’éditeur est M. Lamort fils et l’imprimeur, M. Lainort, père de l’éditeur. Ce journal paraît les mardi et vendredi de chaque semaine; l’abonnement est de 12 francs par an. L’Abeille n’est que l’écho du Constitutionnel2 et d’autres écrits de ce genre, elle est rédigée dans un esprit hostile. Elle traîte des mêmes matières que Le Journal de la Moselle. 3° Feuille d’annonce de l’arrondissement de Thionville. M. Fondeur, imprimeur à Thionville, en est l’éditeur. Elle paraît six fois par mois. Le prix de l’abonnement est de 6 francs par an. Cette feuille est exclusivement consacrée aux annonces de ventes et autres de cette nature. 4° Recueil des arrêts rendus par la Cour royale de Metz publié par MM. Parent et Oulif, avocats à Metz, et imprimé par M. La- mort. Ce recueil qui paraît fois par mois au prix de francs ne renferme absolument rien que les objets qu’annonce son titre. Le Journal de la Moselle et L’Abeille ont seuls été soumis jusqu’à présent à la censure qui a souvent eut occasion de s’exercer sur le second de ces journaux. Quant à ‘laFeuillc d’annonce de Thionville et au Recueil des arrêts de la Cour de Metz, entièrement étrangers à la politique, je n’ai point pensé qu’il fût nécessaire de les soumettre à un examen préalable. Je veille cependant avec soin à ce qu’il n’y paraisse rien qui puisse donner lieu de leur appliquer les dispositions de la loi du 26 juillet dernier. La PRÉFET DE LA MOSELLE. 1. Le texte Indique en note : « Autorisé le 17 septembre 1817 sous surveillance et avec l’approbation du prôfet, 2. Grand journal do Paris, du parti l1béral cenanc*nt trne application loyak de la Charte. 3. I’iace atssO en blanc sur l’qriglnal.
—14 —5 - (1820, 27 décembre.) ENQUÊTE SUR UNE SOCIÉTÉ SECRÈTE A.N. F’ 6684, pièce 148. —Sous la Restauration, l’opposition libérale, ne pouvant se manifester librement, s’orienta vers l’action révolutionnaire. En 1820 la Loge des Amis de la Vérité, dirigée surtout par des demi-solde, avait prévu pour le 20 août une insurrection : mais le complot fut découvert. Cet échec ne désarma pas les libéraux; de nouvelles sociétés secrètes s’organisèrent, mais la police veillait, comme le montre cette circulaire adressée aux préfets par le Directeur général de la police au ministère de l’Intérieur. M. LE PRÉFET, L’esprit d’opposition à la marche du gouvernement qui s’est manifestée dans une partie plus ou moins nombreuse, mais toujours agissante de certaines classes de la société, a donné lieu à la formation clandestine de quelques associations dont les directeurs se trouvent ordinairement dans la capitale. Il est question, en ce moment, d’une Société des réformateurs. Tel est du moins le titre que s’attribue cette association qui a ses statuts qu’elle paraît ne communiquer qu’avec la plus grande -réserve; mais j’ai sous les yeux la circulaire qui en accompagnait, sous la date du 20 novembre dernier, l’envoi aux affiliés. Le but des statuts, dit l’instruction, est de parvenir aux institutions qui ont été promises 1 Ensuite elle proteste contre les dernières élections 2, puis elle invoque la liberté dont jouissent les Espagnols et les Napolitains . « Il s’agit, continue-t-elle, d’ôrganiser, non des complots, mais une opposition vraiment nationale, afin de pouvoir adresser au roi de nombreuses adresses qui lui prouveront combien sa religion a été surprise, etc. e On y lit encore : ((les mesures de précaution que nous avons prises et que nous vous recommandons de prendre sont par elles- mêmes une preuve évidente de l’utilité et de l’urgence de l’institutiQn que nous avons établie ». Cet extrait vous fera assez connaître quel est le but des chefs d’une semblable société et comment ils se flattent de pouvoir l’atteindre. J’appelle donc toute votre attention sur les personnes auxquelles aurait été ou pourrait être fait l’envoi des statuts en question, ainsi que sur les commis voyageurs qui sont le plus souvent chargés de commissions de cette nature; et afin de 1. C’est-à-dire à l’application loyale de la Charte. 2. Après l’assassinat du duc de Berry (février 1820) une nouvelle loi électorale fut votée le 29 juin 1820; elle favorisait les « ultras » qui, aux élections de décembre 1820, obtinrent 198 sièges sur les 220 renouvelables. 3. En 1820, en Espagne, le général Riego avait obtenu (par un coup d’Êtat) le rétablissement de la constitution votée en 1812 par les Cortès au cours de leur lutte contre Napoléon. Cette constitution copiait les institutions de la Franco révolutionnaire. A Naples, dès 1819, le général Pope avait arraché au roi une constitution béz’ale; une intervention autrichienne devait en suspendre l’appllcaton Çrnars 821).
—15—mieux assurer le succès de vos recherches qui ne doivent point avoir un caractère inquiétant, ni révéler inconsidérément les avis que je vous transmets, je dois ajouter que la circulaire des directeurs se termine ainsi: ((Chaque agrégé comptera une somme de 200 francs au caissier que vous indiquerez. Cette somme est destinée aux hôpitaux militaires mais vous pouvez en disposer pour des aumônes particulières. e Si cette clause est observée, il est présumable que ce ne sera pas sans quelque indiscrétion, qui vous mettra sur la trace des membres de la société dans votre département. Vous remarquerez encore que c’est à des étudians, à des négocians et sans doute aussi à des acquéreurs de biens nationaux qu’on s’adresse plus particulièrement. Vous aurez, d’après cela, à surveiller les correspondances fréquentes avec Paris, les voyages, les réunions. Si vous vous procurez quelque document, quelque pièce, une copie des statuts surtout vous ne perdrez pas de temps à m’en donner communication. S’il paraissait y avoir lieu à des poursuites, vous n’agiriez qu’après vous être concerté avec Monsieur le procureur du roi et, à moins d’urgences, il vaudrait même mieux attendre mes instructions. Il importe avant tout que les faits soient bien établis, les preuves acquises et constatées. Vous auriez également soin d’avertir ceux de MM. vos collègues dans les département desquels vous reconnaîtriez qu’il existe des affiliations... 4. Dans tous les complots contre la Restauration les anciens officiers de l’armée napoléonienne jouèrent un rôle important. 6 - (1817, 3 novembre.) RÉPRESSION D’UNE GRÈVE OUVRIÈRE A.N. F’ 9695, pièce 126. —Le gouvernement napoléonien avait soumis les ouvriers à un contrôle permanent par l’institution du livret, le 1er décembre 1803. La Restauration ne changea rien à ces dispositions : les ouvriers restèrent pratiquement sans aucun moyen de défense. Les ouvriers chapeliers de Lyon étaient toutefois organisés en une solide société de secours mutuels, la Confrérie d’assistance des Compagnons approprieurs; le 3 novembre 1817, mécontents du tarif des sa,laires fixé par le maire, Ils se mirent en grève; leur tentative fut impitoyablement brisée comme le montre le texte suivant. LE MAIRE DE LA VILLE DE LYON, Vu son Ordonnance de Police, du 22 octobre dernier, approuvée par M. le Préfet le 25 du même mois, portant fixation du minimum du prix des façons des diverses qualités et grandeurs de chapeaux fabriqués à Lyon; Considérant que la désertion, au même moment, des ouvriers chapeliers de tous les ateliers de cette ville annonce évidemment,
—16 —entre lesdits ouvriers, une coalition que l’art. 415 du Code pénal punit d’un emprisonnement d’un mois au moins, et de trois mois au plus, pour les simples ouvriers, et de deux à cinq ans, pour les chefs ou moteurs; Considérant qu’à la forme de la loi du 22 germinal an XP, et de l’arrêté du gouvernement, du 9 frimaire an XII 2 tout ouvrier, quel qu’il soit, ne peut quitter l’atelier où il travaille, sans avoir retiré son livret et fait insérer, sur celui-ci, le congé du maître de chez lequel il sort;... Considérant qu’il est instant de prendre des mesures pour faire cesser l’état de contravention, dans lequel se trouvent les ouvriers chapeliers, avec les lois et arrêtés du gouvernement ci-dessus rapportés... ORDONNONS ARTICLE PREMIER. —Dans les vingt-quatre heures de la publication de la présente ordonnance les maîtres chapeliers de cette ville, qui sont dépositaires des livrets des ouvriers qui ont quitté leurs ateliers, sont tenus d’en venir faire le dépôt au bureau de la Police de la Mairie, à l’Hôtel-de-Ville, et d’y donner les motifs sur lesquels ils se fondent pour refuser de les rendre ou de les acquitter, à l’effet d’être prononcé par Nous ce qu’il appartiendra, après avoir entendu les parties... ART. 2. —Après le délai de vingt-quatre heures ci-dessus fixé, les ouvriers chapeliers qui ne travaillent pas seront tenus de se présenter en personne à l’Hôtel-de-Vi 11e, au bureau de la Police de la Mairie, pour exhiber leurs livrets, s’ils sont entre leurs mains, ou les retirer de la Mairie, s’ils ont été déposés par les maîtres qui les occupaient précédemment. (Suit par quartiers l’ordre de présentation des ouvriers du 6 au 8 novembre.) Lesdits ouvriers feront en même temps et individuellement, à notre dit bureau de Police, la déclaration s’ils entendent ou non reprendre du travail dans les ateliers de chapellerie de cette ville; dans le cas de la négative, et s’ils sont étrangers, leurs livrets seront immédiatement visés par nous, avec injonction de se retirer dans leurs communes, sous un délai déterminé, à l’expiration duquel ils y seront, au besoin, reconduits. A défaut d’obtempérer aux ordres qu’ils auront reçus à ce sujet, lesdits ouvriers seront, conformément aux dispositions de l’article 19 de la loi du 22 germinal an XI, mis en détention provisoire... Quant aux ouvriers qui, étant de Lyon, ne reprendraient pas du travail dans les ateliers, leurs livrets ne leur seront visés et 1. 12 avrIl 1803. Les articles 6 et 7 de cette loi interdisaient toute coalition ouvrière sous peine d’un emprisonnement de trois mois. 2. jer décembre 1803. Arrêté rendant le port du livret obligatoire pour tous les ouvriers. Voir; Textes historiques. L’dpoque de Napoléon, n° 2, p. 64.
—17 —acquittés qu’autant qu’ils justifieront de leurs moyens d’existence, et sur l’attestation et garantie d’une personne domiciliée en cette ville. ART. 3. —Tout ouvrier chapelier non travaillant qui, après les délais fixés en l’article 2, ne se serait pas présenté à la Mairie pour y remplir les dispositions prescrites ci-dessus, sera ,arrêté et mis à la disposition de M. le Procureur du Roi, comme faisant partie de la coalition... MM. les Commissaires de police tiendront sévèrement la main à sa stricte exécution. Fait à l’Hôtel-de-Ville, Lyon, le 3 novembre 1817 Le maire de la Ville de Lyon, Le Comte DE FARGUES. Vue et approuvée avec déclaration expresse que, tant que les ouvriers chapeliers ne rentreront pas dans les ateliers et dans la subordination prescrite par les règlemens, l’autorité supérieure sursoira à toute décision sur l’objet de leurs réclamations soumises à son examen e... Fait à Lyon, en l’Hôtel de Préfecture, le 4 novembre 1817. Le préfet du département du Rizône, Comte de LEZAY- MARNÉSIA 3. Les ouvriers se soumirent le 12 novembre. En 1819 ils devaient de nouveau se mettre en grève sans plus de résultat. 7 - (1823, 19 juin.) VOEUX EN FAVEUR DES INSTITUTIONS RELIGIEUSES ET DU CLERGÉ A.D. B.-du-Rh. N’ 11, p. 412, publié par R. BUSQUET, Inventaire des doc, sur l’Izist. religieuse de la Restauration conservés aux A.D. des B.-du-Rh., dans les Notices, inventaires et documents édités par le Ministère de 1’Instr. pubi., Comité des travaux Izist. et sc. (Section d’hist. mod. et cont.), t. I. Documents sur l’Izist. religieuse de la France... (Paris, 1913), p. 114-117. Extraits. —Dès 1815, certains catholiques, s’appuyant sur le parti « ultra », cherchèrent à rendre à l’Église la place sociale et matérielle qu’elle occupait en France avant 1789. Leurs revendications furent maintes fois exprimées, comme par exemple ici dans une série de voeux émis par le Conseil général des Bouches-du-Rhône en 1823 (les conseillers généraux n’étaient pas élus, mais nommés par le gouvernement). Les tentatives de réalisation d’un tel programme devaient toutefois se heurter à une violente opposition, comme le montre le texte n° 8. Le conseil général... renouvelle et répète les voeux qu’il a émis dans sa précédente session L’exécution plus exactement rigoureuse des lois et ordonnances qui prescrivent l’observance des dimanches et fêtes 1; des 1. Une loi du 28 novembre 1814 rendait obligatoire l’observation du dimanche.
—18 peines spéciales et plus sévères pour les vols commis dans les églises, pour les profanations et les insultes sacrilèges contre la religion de l’État 2 la suppression des drôits universitaires établis sur l’instruction publique et l’enseignement rendu à des corps religieux sous la surveillance des évêques ; enfin la liberté d’établir autant de petits séminaires que les évêques le jugeront convenable i... Voulant prévenir l’objection de l’insuffisance actuelle des corps religieux pour occuper tous les collèges de France, le conseil pense qu’en attendant que ces corps soient devenus assez nombreux, il conviendrait de prier les premiers pasteurs des diocèses de consacrer à l’enseignement, ce premier droit de leur ministère, le nombre de prêtres et de jeunes ecclésiastiques dont les besoins des paroisses leur permettront de disposer. Il en résulterait qu’une éducation plus chrétienne contribuerait plus efficacement à réparer les pertes du sanctuaire. Le conseil général émet le voeu que cette mesure e provisoire)) soit adoptée dans tout le royaume. La corruption ne pourra que se propager, d’une manière effrayante pour notre avenir, tant que la jeunesse déjà pervertie, imprudemment confondue dans les mêmes collèges avec celle qui arrive encore pure, pourra lui inspirer le même esprit d’insubordination et d’impiété. Toutes les classes ayant besoin, non pas de la même instruction, mais d’une éducation chrétienne, le conseil général, après avoir voté un fonds pour venir au secours des communes qui désirent se procurer le bienfait d’une école chrétienne, considérant que ce fonds ne suffit pas à tous les besoins de ce genre, que les communes moins riches doivent aussi participer autant que possible aux inappréciables aantages d’une instruction religieuse, demande à être autorisé à former un fonds commun, avec les départements des Basses-Alpes et du .Var, pour l’établissement d’un noviciat de petits frères de la Doctrine chrétienne , qui fournirait des sujets à chaque département dans la proportion de son vote pécuniaire. Cette congrégation, dont l’institution est analogue à celle qui fait tant de bien dans nos villes, spécialement destinée aux campagnes, laisse à chacun de ses membres la liberté de s’établir seul dans un village et se met par conséquent à la portée des moindres hameaux... Le conseil général, reconnaissant que la religion, ancienne fondatrice de tous les établissements utiles à l’h,umanité souffrante, peut seule aussi les diriger avec ce désintéressement, ce zèle, cette charité que des motifs d’.un ordre surnaturel peuvent . La 1i sacrilège » devait être votée en octobre 1825» 3. Cela revenait à abolir le monopole de l’Université déjà très entamé par une loi du 29 février 1816 donnant au clergé le contrôle de tout l’enseignement primaire» 4. Une loi du 5 octobre 1814 autorisait le clergé à ouvrir des écoles ecclésiastiques, 5. Congrégation consacrée à l’enseignement primaire dans les milieux populaires et réunie par Napoléon en 1805 à celle des Frères des Écoles Chrétiennes. Le décret du 17 mars 1808 autorisait, sous conditiôns, ces frères à faire partie de l’Université.
—19 —seuls inspirer, considérant qu’il existe diverses congrégations religieuses plus particulièrement dévouées par leur institution à ces oeuvres de miséricorde,.., estime qu’il serait utile à l’ordre, à l’économie, à la morale, de confier partout à ces congrégations le service de toutes les maisons de charité et de tous les hôpitaux... Le conseil général demande... que le gouvernement reconnaisse enfin les congrégations d’hommes dont il jugera l’existence compatible avec le bien de l’État Les mêmes vues religieuses engagent le conseil à exprimer le désir que, pour entourer le clergé d’une juste considération, les desservants soient rendus plus indépendants des communes, soit par la prohibition du casuel , soit par la suppression de la rétribution communale, dès que le traitement accordé par le gouvernement pourra être proportionnellement augmenté 8 et que chaque année, pour rendre l’établissement religieux encore plus stable, une partie des revenus affectés au clergé, revenus qu’ils est indispensable de ne pas laisser si modiques dans plusieurs localités, soit convertie en rentes sur l’État, sans jamais diminuer l’allocation annuelle du clergé. Ainsi sera atteint plus ou moins rapidement suivant les améliorations plus ou moins promptes de notre système financier, le but si désirable de rendre le clergé propriétaire’ et de lui donner ainsi cette existence sociale que la Révolution lui a enlevée... Le conseil demandera... que la loi ne reconnaisse comme valables que les mariages qui auront été contractés et par devant l’officier de l’état civil et par devant le ministre de la religion à laquelle appartiennent les contractants ko... 6. D’après le Concordat les congrégations ne pouvaient être autorisées que par décret, la Restauration suivit les mêmes règles. 7. Revenus imprévisibles et irréguliers (honoraires pour enterrement, mariage, etc.) 8. Une loi du 25 avril 1816 avait affecté 15 millions à l’augmentation des traitements ecclésiastiques, en mars 1817 4 millions y avaient été ajoutés. 9. Une loi du 10 juin 1814 permettait aux congrégations autorisées de recevoir en don des biens immobiliers. 10. Le divorce était aboli depuis le 8 mai 1816. 8 - (1822, 25 juillet.) CRITIQUE DU BUDGET PAR UN DÉPUTÉ DE L’OPPOSITION Moniteur universel du 26 juillet 1822, p. 1087. —Sous la Restauration, la France fit l’apprentissage du régime parlementaire, les discussions à la Chambre des députés furent parfois assez vives et, exceptionnellement il est vrai, la structure même du régime y subit des attaques violentes. C’est ainsi qu’en 1822, à l’occasion du vote du budget de l’intérieur, Bourreau de Beauséjour (1771-1855), député de la Charente de 1819 à 1824, siégeant à l’extrême gauche, critiqua en termes énergiques le budget qui, selon lui, ne visait qu’à entretenir l’armée, la police et le clergé. De Beauséjour ne fut pas écouté, le budget proposé fut adopté; mais qu’un député, c’est-à-dire un représentant des classes les plus aisées de la société, ait pu tenir 4 tels propos, montre que dans le pays e4stait un cotlva14 bosiie at régime,
—20 —M. DE I3EAUSÉJOUR, Messieurs, avant d’accorder les 113.420.000 francs demandés par le ministère de l’Intérieur notre premier devoir est d’examiner si cette somme est nécessaire à son service, de voir si le budget de ce ministère est tel qu’il doit être, s’il est bien rédigé dans l’intérêt des gouvernés, de ceux pour l’avantage desquels les gouvernements doivent être établis, de ceux qui les paient enfin; ou s’il ne l’est pas, au contraire, uniquement pour l’avantage des gouvernans, de ceux qui le dévorent, de ceux qui s’en approprient le montant en essayant de nous persuader que toutes ces dépenses sont indispensables à la conservation de l’ordre social. En me livrant à cet examen, je vois que la nation française n’est plus divisée qu’en deux classes : les payans et les payés, les mangeurs et les mangés. (On rit beaucoup à droite.) Ceux qui gouvernent font partie de la première; tous ceux qui travaillent constituent la seconde. Les mangeurs (Nouveaux rires à droite), il faut en convenir, savent tirer le meilleur parti possible de leur profession, de leur métier; ils l’exploitent avec le plus grand succès; ils s’y enrichissent tous; les mangés, au contraire, sont totalement ruinés par la perfection du talent des premiers. Quoique les mangeurs (Voix à droite : Allons donc! c’est indécent!...) ne soient qu’environ 500.000 1, formant au plus un soixantième de la nation, et que les mangés soient 30 millions 2 ils obligent pourtant ces derniers à payer à leur profit environ 1.500 millions chaque année, dont ils se partagent le montant sous prétexte des dépenses nécessaires à la. société. Ce un soixantième de privilégiés est habitué à se considérer comme dune autre espèce que le reste de la nation, comme fait pour vivre sans travail sur le produit du travail des autres; il n’a jamais cessé de les regarder comme un peuple conquis par lui, comme ses esclaves, comme une propriété, et leur travail comme son patrimoine, perpétuant en cela les anciennes idées et les traditions du système féodal où cela existait ainsi en effet. Dans l’état actuel de la société, quelques êtres privilégiés, favorisés par ce qu’on appelle vulgairement la Providence, mais qui au fait n’est que le résultat du vice de l’organisation sociale (Une foule de voix à droite: C’estindécent! àl’ordre! àl’ordre!...) . Ce même ministère vient nous demander des sommes énormes pour le maintien et le rétablissement de cette même religion que ses ordres et ses actions outragent si indignement, que sa conduite détruit plus puissamment qne les lisconrs de ceux qu’il accuse de vouloir la renverser, 1. Sur cc nombre, il y avait moins dc 100.000 électeurs. 2. La population de la France était en 1821 de 30.465.000 habitants. a. L’orateur est alors jnterrornpu par le tunulte que le PrØsl4ert 4clt oalmer.
—21 —On cherche, dit-on, à rétablir la religion, la morale et la bonne foi que l’on accuse la révolution d’avoir détruites. Je demande après des exemples de corruption, de mauvaise foi et de fourberie semblables à ceux que je viens d’indiquer, donnés par l’administration elle-même, aussi publiquement, aussi ouvertement, je demande, dis-je, si les moyens que l’on employe sont efficaces, si l’on peut rétablir la religion par des cérémonies extérieures seulement, ou si l’exemple des vêrtus, de la probité, de la justice, de la bonne foi n’y contribueraient pas plus puissamment que ces vaines démonstrations. Au lieu de vertus et de bons exemples à nous offrir, on vient seulement nous demander des sommes immenses que l’on consacre à l’édification des églises, à la dotation des évêchés, à la construction des séminaires. On essaye de nous persuader, comme on le croyait au dixième siècle, qu’une mauvaise action, qu’un crime peuvent être rachetés par la fondation d’une église ou la dotation d’une momerie (Murmures prolongés à droite). En suivant un pareil système, bientôt nous aurons autant de prêtres que de soldats, et nous n’en serons pas plus vertueux, plus religieux; déjà soixante-six mille peuplent le sol de la France, et l’on se plaint pourtant de leur insuffisance et de leur disette. Déjà plus de quatre cent maisons religieuses couvrent le sol de nos villes, et l’on cherche à les augmenter tous les jours. Je n’examinerai point si ce nombre de prêtres, de moines et de religieuses est suffisant ou s’il ne l’est pas; mais ce que je vois parfaitement, c’est que tous ces hommes et leurs auxiliaires vivent au dépends de ceux qui travaillent, aux dépends des producteurs, de la classe utile de la société, à laquelle ils donnent en échange un grand nombre de catéchismes, qui contiennent textuellement l’obligation de payer la dîme (Murmure à droite... M. DE GIRARDIN . C’est vrai!) et de reconnaître les seigneurs de la paroisse comme leurs chefs : ce qui est contraire aux lois de l’État, à la Charte surtout, et tend à la contre-révolution. (De nouveaux murmures s’élèvent à droite.) Les dépenses inutiles le sont à l’excès et les dépenses nécessaires restreintes le plus possible. En effet, l’instruction primaire n’est portée au budget que pour 50.000 francs, tandis que l’on donne pour les religieuses, moines, etc. 1.205.100 francs; les bourses dans les séminaires, 940.000 francs; les presbytères, 200.000 francs. Outre ce que paient les communes, souvent on fait de ces presbytères des maisons superbes, et telle maison qui suffirait à toute une famille, devenue un presbytère ne peut plus suffire à un seul desservant. On ruine la commune pour loger somptueuse4. De Girardin (1762.1827), général, préfet de la Côte.d’Or en 1819, puIs d6put 4e la Selne..Inférleure, un des chefs de l’opposItion libérale,
—22 —ment le pasteur. (Les mêmes voix à droite : Vous seriez biefl fâché d’être aussi mal logé qu’ils le sont.) La construction d’églises à Paris et S aint-Denis coûte à l’État 680.000 francs par an, non compris ce que paie la ville de Paris. Au chapitre XI, on trouve encore pour la construction d’évêchés, de séminaires, etc., 700.000 francs. Plus au chapitre XII, 820.000 francs, encore pour le même objet. Tout cela prouve que l’on compte plus, pour rétablir la religion, sur le faste des églises et le brillant des cérémonies, que sur la probité et les vertus de ceux qui doivent donner exemple : cette erreur pervertit l’ordre social. En examinant ce budget en détail, j’avais vu d’abord pour le traitement personnel de ministre, 150.000 francs; je demande si cette somme était absolument nécessaire pour bien administrer; je ne le pensais pas, et quoique la chambre ait décidé autrement, je crois cependant avoir démontré qu’on administre mal pour autant d’argent... 9 - (1828-1830.) L’ENSEIGNEMENT A SAINT-QUENTIN (Aisne) A.D. Somme, II T 92, pièces 21 (texte A) et 114 (texte B). —La Restauration conserva dans ses grandes lignes l’organisation administrative de l’enseignement. Sous l’autorité d’un Grand MaItre de l’Université, la France était divisée en 26 Académies (autant que de cours d’appel) dirigées par un recteur assisté d’inspecteurs. Voici deux rapports de l’inspecteur Durand, sur l’enseignement secondaire et sur l’enseignement primaire à Saint-Quentin (Aisne). En dépit de sa banale sécheresse administrative, ce rapport campe de façon assez nette la physionomie d’un petit collège communal à l’époque de la Restauration. L’Université impériale subsiste théoriquement. Mais la Restauration s’est appliquée à en éliminer les quelques nouveautés (empruntées surtout d’ailleurs aux Écoles Centrales) que Bonaparte y avait introduites. Avec l’évêque Frayssiaous, comme Grand Maitre de l’Université, on revient presque à la formule des collèges d’Ancien Régime : place prééminente de la religion, des études littéraires, des langues anciennes, très faible part laissée aux sciences, les langues vivantes considérées comme des arts d’agrément, etc. Certes, en 1828 (date du rapport), de Vatimesnil a succédé à Mgr Frayssinous (le ministère Martignac ayant remplacé le ministère de Villèle); mais ses premières réformes dans un sens plus libéral ne datent que de la fin de 1828 et de 1829. Une partie de l’opinion ne se satisfait plus de cet enseignement anachronique et réclame un enseignement moderne : on en trouve un écho très net ici, à la fin du rapport sur le collège et dans le rapport sur l’enseignement primaire. Ce dernier reste livré à l’initiative privée et au contrôle des autorités et de l’Église. Son premier statut légal (et encore pour les seules écoles de garçons) ne lui sera donné que par la loi Guizot de 1833 (voir texte n° 20, p. 52). A) L’enseignement secondaire : le Collège (20 niai 1828). PERSONNEL. Principal M. MAUPÉRIN Régent de 2de et de Rhétorique...,,..,., M. IJURAND Régent de M, SIM0NIN 1égent de 40,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,, M EITIN
—23 Régent de 5 M. MACQUAnT Régent de 6 M. REMI Régent de 7e M. DOURNEL 1cole préparatoire (8e), maître M. MANON Régent de mathémathiques M. HERÉ INSTRUCTION RELIGIEUSE. 1° Tous les samedis, après midi, l’Évangile est récité en français, dans les classes de 8e, 7e et 6, en latin, dans celles de 5 et de 4, et dans le classes de 3e [et de] 2de, 2 versets grecs de saint Luc sont traduits et expliqués chaque jour. 2° Une chapelle; point d’aumonier. 3° Après Pâques, M. le Curé vient 2 fois par semaine au Collège faire une instruction religieuse aux élèves internes et externes qui se préparent à la première communion. 4° Les élèves vont à la messe le jeudi et suivent exactement les offices de la paroisse, les dimanches et les fêtes, dans une chapelle qui leur est affectée près du maître-autel. 5° Le cathéchisme est appris et récité tous les jours en 8 et 7e; de plus, le principal fait réciter particulièrement 1 le catéchisme aux élèves de la première communion, le jeudi et le dimanche, jusqu’à leur admission. 6° Les élèves pensionnaires se confessent à Noêl, en Carême, à Pâques et à la Pentecôte : Monsieur le Curé est leur confesseur. Les élèves externes justifient du devoir de la confession par un billet du confesseur même, qu’ils sont tenus de présenter au princip al. 7° Un seul élève, non catholique; il est externe. ENSEIGNEMENT. Rhétorique : 9 élèves (4 pensionnaires, 5 externes). C’est une très bonne classe... Seconde : 7 élèves (3 pensionnaires, 4 externes). Les élèves de cette [classe] n’ont tous que des dispositions médiocres... Troisième : 15 élèves (10 pensionnaires, 5 externes). Cette classe est très bonne; presque tous les sujets ont d’heureuses dispositions, et travaillent... Quatrième : 13 élèves (2 pensionnaires, 11 externes). Cette classe est médiocre; il y a peu de travail et d’émulation. M. le Principal aura 1’honneur d’écrire à M. le Recteur sur 1 ‘étatde cette classe qui est en souffrance. Cinquième : 14 élèves (6 pensionnaires, 8 externes). Cette classe est très bonne, beaucoup de travail et d’émulation... Sixième : 13 élèves (4 pensionnaires, 9 externes). Cette classe pourroit être plus forte; il n’y a pas assez de travail et d’émulation... 1. En particulier.
24 —Septième : 12 élèves (5 pensionnaires, 7 externes). Il en est de cette classe, à très peu près, comme de la 6e... Huitième.: 2 divisions, ire division: 20 élèves (4 pensionnaires, 16 externes). Bonne classe; émulation et travail... 2 Division 16 élèves (3 pensionnaires, 13 externes). Grec, Histoire, Géographie. L’étude du grec est très soignée dans le collège; on la commence en 5 avec l’année scholaire; on fait des thèmes grecques dans toutes les classes, excepté en rhétorique. Chaque classe, à partir de la 7, a son cours respectif d’histoire et de géographie, et conforme au règlement. Mathématiques : 2 divisions; ire : 5 élèves; 2 : 17 élèves. Les élèves de la ire division ont vu toute la géométrie et la trigonométrie de Legendre 2 Cette division est assez bonne. Ceux de la 2 ont vu toute l’arithmétique et ont commencé l’algèbre et en sont aux équations du 1er degré. Cette division est très bonne, il y a beaucoup d’émulation. Compositions. Elles ont lieu tous les mardis de chaque semaine, excepté en mathématiques, où elles ne se font que tous les 15 jours, et les samedis. Auteurs. Tous les auteurs vus dans les classes, tant poètes que prosateurs, sont prescrits par le réglement. Maîtres d’agrément et de langues vivantes: d’anglais, de dessin, de musique, de danse et d’escrime. ADMINISTRATION, DISCIPLINE ET POLICE. Le bureau d’administration a beaucoup de bienveillance pour le collège, il n’y exerce pas de surveillance particulière. Les élèves sont surveillés par 3 maîtres d’étude dans tous leurs divers mouvements et exercices; ils couchent près des élèves. La nourriture est saine et suffisante; les dortoirs sont ceux d’une vieille maison, mais tenus proprement, les parents se chargent d’habiller et de blanchir leurs enfants. La sortie commune a lieu tous les 15 jours (le jeudi) sauf les exceptions commandées par la discipline. Les parents reçoivent exactement des notes trimestrielles sur la conduite et les progrès de leurs enfants. Jusqu’à présent les classes ne se sont pas faites en robe . Il y a une infirmerie, dont très heureusement on n’a que rarement besoin; si les enfants menacent d’être malades sérieusement, leurs parents s’empressent de les enmener. 2. Nom d’un manuel de l’époque. 3. Composé de membres du conseil municipal et de notables. 4. Selon les règlements napoléoniens, les professeurs devaient faire leurs cours en robe,
25 MATÉRIEL. Tous les bâtiments sont vieux, et même peu commodes. Le mobilier appartient à Monsieur le Principal, même celui des classes. La maison ne peut contenir que 50 pensionnaires, qu’on est même obligé de distribuer dans diverses chambres; mais partout la surveillance est assiduement exercée. COMPTABILITÉ. La ville porte sur son budget, pour les dépenses ordinaires, 10.520 francs. Les traitements des fonctionnaires sont exactement payés tous les mois. Ils sont ainsi fixés Régent de mathématiques 1.500 francs —de rhétorique et 2de 1.500 ——de3e 1.400 ——de4e 1.250 ——de5° 1.250 ——[de] 6e* 770 —-—[de] 7e* 770 —Classe préparatoire* 600 —*Ces 3 fonctionnaires sont logés et nourris au Collège, comme chargés de la surveillance des élèves internes. Prix de la pension: 450 francs au dessous de 11 ans, et 500 francs au dessus de cet âge. Rétribution collégiale’. Elle est de 35 francs par chaque élève interne et externe, et au profit de la ville. Le principal la verse dans la caisse municipale, tous les 3 mois. Nombre: des Pensionnaires, il est maintenant de 42 (4 exempts des rétributions universitaires et collégiales); des Externes, il est maintenant de 82. Presque tous les élèves sont dirigés vers l’agriculture et surtout vers le commerce. CONDUITE, MOEURS, RELIGION, ETC. Tous les régents ont une conduite très louable; leurs moeurs sont régulières; ils remplissent exactement leurs devoirs religieux; ils vivent en bonne intelligence avec le chef de l’établissement. Les régents de 6 et de 7, et le maître de l’école préparatoire, ne sont point bacheliers, et se proposent de subir l’examen pour ce grade, dans les vacances prochaines. 5. Somme versée en principe par les seuls élèves externes pour les frais d’enseinement. Sa destination dépendait du mode de gestion de l’établissement,
-— 26 —CONCLUSION. Le collège soutient sa prospérité, mais à force de zèle et de soins de la part de tous les fonctionnaires; car le grand nombre d’écoles primaires, qui se sont établies dans la ville depuis quelque temps, meme avec pensionnat, abus sur lequel je transmettrai de plus amples renseignements à M. le Recteur, même avant mon retour, commencent à nuire sensiblement au collège, et inquiètent son avenir; les parents, étant tous adonnés au commerce, goûtent peu l’étude des langues anciennes, et se contentent souvent, pour leurs enfants, d’un cours de langue française; aussi le principal, dans l’intention d’obvier à des suites qui pourraient être funestes, se propose de soumettre au bureau d’administration, avant les vacances prochaines, le projet d’une classe toute française, dont les élèves payeroient la rétribution universitaire 6 L’Inspecteur de l’Académie: DURAND. 6. Taxe établie en 1808 au profit de l’université, fixée au vingtième du prix de pension et payée par les élèves tant internes qu’externes des établissements publics ou privés. Sera supprimée le 1er janvier 1845. B) L’enseignement primaire (entre 15 mars et 5 mai 1830). L’école de M. BOITOT porte le titre d’École de Commerce, mais ce titre est trop fastueux pour elle, car, s’il enseigne la tenue des livres, les formules des obligations, du change, etc., c’est seulement ce qu’il y a d’usuel dans ces diverses opérations et nulle théorie ne les éclaîre; il y a cependant quelque chose de plus dans l’enseignement de cette école que dans les écoles primaires; mais sa différence avec elle[sj n’est pas assez grande, si je ne me trompe, pour ne pas la ranger dans mon rapport sur la même ligne. Quoi qu’il en soit, je dois dire que j’ai été parfaitement satisfait de l’habileté des élèves, soit à compter, soit à écrire les dictées que je leur ai faites, soit à faire les analises grammaticales que je leur ai demandées. M. BOITOT a 38 élèves, dont 20 pensionnaires; il en avoit un plus grand nombre dans l’hyver, mais déjà quelques uns sont retournés aux travaux de la campagne, et bientôt d’autres encore y doivent retourner, L’école de M. HÉNON est fréquentée par les enfants des familles les plus riches et les plus notables de la ville; et j’y ai compté 58 enfants. Le maître est un homme instruit, très instruit de tout ce qui compose son enseignement; et ses succès, sa modestie, son excellente conduite, justifient tous les jours davantage, m’ont [assuré] les personnes les plus honorables, l’estime et la considération, dont il jouit.Enseignement simultané 1, L’école de M. CAPELAIN n’est pas aussi florissante; mais cependant il a le même nombre d’élèves a peu près. Ce qui fait la différence, c’est que ceux-ci, provenant de familles moins 1. Méthode habituelle d’enseignement dans laquelle le maître s’adresse à l’ensemble des élèves de la classe.
27 riches, payent des prix moins élevés. Cependant M. CAPÉLAIN est aussi un homme très capable; et, si sa position est moins heureuse, il me semble toutefois avoir toutes les qualités propres à sa profession. Enseignement simultané. L’école de M. RANDON est très florissante, au moins par le nombre des élèves; mais ils proviennent aussi de familles qui n’ont pas une grande aisance, et très peu lui payent 5 francs par mois; le prix de l’écolage pour les autres est de 3 francs, et même de 2, mais la quantité le dédommage, m’a-t-il dit, de cette foible rétribution; et il m’a paru très content de sa situation. S’il est heureux, il le mérite pour son zèle, son instruction, et sa bonne conduite sous tous les rapports. Le nombre de ses élèves varie dans le cours de l’année de 80 à 90. Enseignement simultané. L’école de M. LIM0zIN est pour le nombre des élèves au dessous des précédentes. C’est cependant la plus ancienne; et le chef est loin d’être incapable. Mais le prédécesseur de M. le Maire actuel, excellent homme d’ailleûrs, étoit prévenu contre la méthode d’enseignement mutuel 2 il ne l’a point favorisé, et, s’il en faut croire M. LIM0zIN, cette constante défaveur a nui seule à sa prospérité. Mais peut-être aussi M. LIM0zIN, qui est un ancien soldat, et, je crois, très honnête homme d’ailleurs, n’a-t-il pas eu toutes les qualités propres à sa modeste et délicate profession. Quoi qu’il en soit, l’école de M. LIM0zIN a toujours été médiocrement accréditée et rarement s’est élevée à plus de 40 à 50 élèves. Enseignement simultané. Nota. —Ces 4 écoles sont les plus florissantes de SaintQuentin et les seules que j’ai visitées. Il en est beaucoup d’autres et qui végètent dans une langueur mortelle. On m’en a compté jusqu’à 22. C’est beaucoup trop, plusieurs de ces instituteurs, ou, pour mieux dire, presque tous, sont dans un état voisin de la pauvreté, et, dans cette facheuse position, sont loin d’avoir l’indépendance de ces besoins de première nécessité, qui conseillent toujours si mal, quand ils les éprouvent, la plupart des pauvres humains. Ils font entre eux, pour se dépouiller l’un l’autre, assaut de complaisance et de molesse envers les élèves; et Dieu sait combien la foiblesse des parents s’accommode d’un état de choses qui leur offre tant de facilité de changer d’école, et de donner à leurs enfants des maîtres, qui, pour s’assurer le pain quotidien, tremblent de leur déplaire. J’ai remarqué beaucoup d’autres abus nés de la même cause; mais il seroit trop long de les signaler, et je me contente d’émettre le voeu que l’autorité universitaire, comme celle du chef de la justice, apporte une sévère attention à proportionner le nombre des instituteurs, comme on le fait pour les notaires, à la population des communes et des arrondissements. [DURANT, inspecteur d’ A cadéinie]. 2. Méthode ayant connu une certaine faveur dans la première moitié du xIxe siècle, dans laquelle les élèves les plus instruits enseignaient aux autres.
10 - (1824, 22 janvier.) OUVERTURE DU PREMIER PONT SUSPENDU Bulletin des lois, 1824, n° 654, loi no 16386. —Les grands travaux routiers du Premier Empire avaient surtout eu une importance stratégique et malgré la construction de 64 ponts (dans les limites de la France de 1814) l’isolement des campagnes était général. La Restauration devait s’attaquer à ce problème et construire 180 ponts. A partir de 1824, la mise au point en France par Marc Seguin (1786- 1875) d’une invention déjà utilisée en Angleterre et aux États-Unis, celle des « ponts suspendus o, permit d’accélérer les constructions; la monarchie de Juillet devait bâtir 580 ponts, en. majorité suspendus. Ces ponts étaient en général à péage et le tarif de ce dernier était annexé à la loi ordonnant la construction du pont; ce tarif permet de nous rendre compte de ce qu’était alors le trafic routier. Voici la loi ordonnant la construction du premier pont suspendu, jeté sur le Rhône entre Tain et Tournon. Louis, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre, à tous ceux qui ces présentes verront, salut. Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit ARTICLE PREMIER. —Il sera établi un pont suspendu sur le Rhône entre les villes de Tain et de Tournon. ART. 2. —Les sieurs Seguin et compagnie, d’Annonay, sont autorisés à construire ce pont à leurs frais, risques et périls, conformément au projet examiné par le conseil général des ponts et chaussées... ART. 3. —Pour les indemniser des dépenses que doit entraîner la construction de ce pont et son entretien annuel, il leur est fait concession des produits du péage à établir sur ce pont après son achèvement. Cette concession leur est faite pour quatre-vingt-dix-neuf ans. Tarir du Droit de passage sur le Pont suspendu sur le Rlzône entre Tournon et Tain. 1° Pour une personne chargée ou non chargée, dix centimes O fr. 10 2° Pour un cavalier avec un cheval ou mulet, valise comprise, quinze centimes O fr. 15 30 Pour un cheval ou mulet chargé ou non, dix centimes O fr. 10 4° Pour un âne ou une ânesse chargé ou non, cinq centimes O fr. 05 5° Pour un boeuf, vache, veau ou porc appartenant à des marchands et destinés à la vente, cinq centimes O fr. 05
—6° Pour un mouton ou brebis, bouc, chèvre, cochon de lait, et par chaque paire d’oies ou de dindons, cinq centimes O fr. 05 Nota. —Lorsque les moutons, brebis, etc., seront au-dessus du nombre de cinquante le droit sera diminué d’un quart. 7° Pour conducteur des chevaux, mulets, ânes, boeufs, etc. cinq centimes O fr. 05 8° Pour voiture suspendue à deux roues, attelée d’un cheval ou mulet, ou litière à deux chevaux et le conducteur, soixante centimes O fr. 60 9° Pour voiture suspendue à quatre roues, attelée d’un cheval ou mulet, et le conducteur, soixante centimes O fr. 60 10° Pour voiture suspendue à quatre roues, attelée de deux chevaux ou mulets, et le conducteur, un franc vingt centimes 1 fr. 20 Nota. —Les voyageurs paieront séparément, par tête, le droit dû pour une personne à pied. 11° Pour une charrette chargée, attelée d’un cheval ou mulet, ou deux boeufs ou vaches, et le conducteur, soixante centimes O fr. 60 12° Pour une charrette chargée, attelée de deux chevaux ou mulets, ou quatre boeufs ou vaches, avec le conducteur, un franc vingt centimes 1 fr. 20 13° Pour une charrette chargée, attelée de trois chevaux ou mulets, et le conducteur, un franc soixante centimes 1 fr. 60 14° Pour une charrette à vide attelée d’un cheval, deux boeufs ou vaches ou ânes, et le conducteur, quarante centimes O fr. 40 15° Pour une charrette chargée ou non, attelée d’un boeuf ou vache, âne ou ânesse, et le conducteur, trente centimes O fr. 30 16° Pour un chariot de roulage à quatre roues, chargé, attelé d’un cheval ou deux boeufs, avec le conducteur, soixante centimes O fr. 60 17° Pour un chariot de roulage à quatre roues, chargé, attelé à deux chevaux ou quatre boeufs, et le conducteur, un franc vingt centimes 1 fr. 20 18° Pour un chariot à quatre roues, attelé detrois chevaux, et le conducteur, un franc soixante centimes. 1 fr. 60 19° Pour un chariot à vide attelé d’un seul cheval, deux boeufs ou vaches, deux ânes ou ânesses, et le conducteur, quarante centimes O fr. 40 Nota, —Il sera payé par chaque cheval, mulet,
—30 - boeuf, vache, âne ou ânesse excédant les nombres indiqués pour les attelages ci-dessus, le même droit que pour les animaux conduits haut le pied. Les ouvriers, qui passent d’une rive à l’autre pour être employés aux travaux de l’agriculture, ne paieront que la moitié du droit à l’aller et au retour. Les voitures et animaux employés aux travaux de l’agriculture, chargés ou non chargés, et les animaux allant au pâturage ou en revenant, ne paieront, ainsi que les conducteurs, que la moitié du droit fixé aux articles ci-dessus. Sont exempts de la taxe, les préfets ou sous-préfets en tournée, les ingénieurs et conducteurs des ponts et chaussées, la gendarmerie, les militaires voyageant à pied ou à cheval, en corps ou séparément, à la charge de présenter une feuille de route ou ordre de service, les courriers du gouvernement et les malles 1 faisant le service des postes de l’État. Le Ministre secrétaire d’État au département de l’Intérieur CORBIÈRE. i. voitures faisant le service régulier du courrier et transportant quelques voyageurs. 11 —(1830, 27-28-29 juillet.) UN RÉCIT DES TROIS GLORIEUSES Bib. municipale Draguignan. Papiers Gros M 130 (221), publié par L. HONORÉ, Les Trois Glorieuses racontées par un témoin occulaire, dans Notices, inventaires et documents, édités par le Ministère de l’Instr. Pubi., Comité des travaux hist. et sc. (Section d’Jiist. mod. et cont.), t. XII. Études et doc. divers (Paris, 1926), p. 203-223. Extrails. —Le texte suivant est formé d’extraits d’une longue lettre adréssée le 15 août 1830 à un ami anglais par un homme de lettres parisien de 32 ans, à la fois témciii et acteur des événements de juillet. (Les Ordonnances de Polignac sont connues à Paris le 26 juillet, elles y su,dllent une violente émotion.) [27 juillet] Le lendemain matin mardi, je me porte, sur les dix heures, au Palais-Royal... Des individus montés sur des tréteaux improvisés faisaient à haute voix la lecture des journaux qui protestaient contre la violation des lois. Ils faisaient un appel au patriotisme des citoyens, les invitant à repousser la force par la force. Cette lecture interrompue cent fois par les cris de Vive la Charte! A bas les ministres! porte l’enivrement dans la foule, L’exaspération est à son comble. Tous les magasins se ferment, le jardin se remplit de monde, et la force armée vient le faire évacuer, avec toutes les précautions possibles pour ne pas faire naître la résistance. Je m’esquive et je me porte à la Bourse. La veille, les fonds avaient baissé de cinq francs; aujourd’hui, ils ont ouvert à cinq francs de moins...
—31 [Des] scènes de destruction se passaient chez les imprimeurs de journaux. Les commissaires de police y brisaient les presses qui, comme la foule, allaient se reformer ailleurs et continuer leur résistance... Tout à coup un régiment de la garde royale s’ébranle, quitte la place du Palais-Royal, s’avance lentement au pas de charge dans toute la largeur de la rue Saint-Honoré 1• Au même instant, quelques jeunes gens s’avancent au-devant de la troupe. cc Vous êtes nos frères, crient-ils aux soldats, vous êtes Français, vous ne tirerez pas sur des Français, sur des frères. Vive la Charte!» Aussitôt, un feu de peloton part et la mort moissonne plusieurs des assistants... Aussitôt, des fenêtres voisines et depuis le premier étage jusqu’au dessus des toits, des coups de fusil et de pistolet, des tuiles, des meubles partout se croisent et viennent fracasser la tête des soldats. A cette vue, la foule désarmée se disperse; les cris Aux armes! Aux armes! retentissent de toutes parts; tous les magasins des armuriers, des fourbi sseurs 2 sont enfoncés. On s’empare de tout ce qui tombe sous la main... Cependant la nuit s’avançait... Quelques bandes de briseurs de réverbères parcouraient les rues avec de longs crochets tranchants pour en couper les cordes... [28 juillet] Le lendemain mercredi, à sept heures du matin, un ami vint me voir. Nous allons ensemble au bureau du Globe pour savoir à quoi nous en tenir, si nous aurons des armes et des chefs... Deux fois, les élèves [de Polytechnique] avaient envoyé une députation à La Fayette pour lui dire qu’ils étaient à ses ordres. Il leur avait répondu qu’au moment propice il 1 eur enverrait un aide de camp. Mais une bande partie du faubourg SaintMarceau (le plus pauvre de Paris) était venue enfoncer les portes de l’École, demandant aussi à grands cris des armes et des chefs. Les élèves impatients n’ avaient pu tenir plus longtemps, et chacun faisant désormais à sa tête s’était répandu dans la ville, reçu partout aux cris de Vive l’École polytechnique! Vive les braves élèves! Un garde national paraissait-il en uniforme et en armes? Aussitôt des cris frénétiques de Vive le garde national 6! se faisaient entendre. On allait au-d evant de lui, 1. C’était alors la principale rue de Paris. 2. Fabricants d’armes blanches. 3. Lanternes à huile pour éclairer les rues; grâce à une poulie on les descendait tous les soirs pour les allumer. 4. Journal philosophique et littéraire fondé en 1824; devenu politique en 1828, il était à la tête de l’opposition libérale. 5. Appelé aussi faubourg souffrant (en raison de la misère de ses habitants et de ses nombreuses fabriques d’allumettes), ancien bourg Saint-Marcel, formé hors des remparts du Moyen Age, correspoudant actuellement à la région de l’avenue des Gobelins, du boulevard Saint-Marcel, du boulevard de l’Hôpital. 6. Milice bourgeoise créée en 1791, plusieurs fois réorganisée avant d’être supprimée en 1827 par Villèle en raison de son esprit libéral, la garde nationale se réorganisa spontanément en juillet 1830.
—32 —on lui serrait la main, on l’embrassait. C’était, en un mot un enthousiasme, un délire que rien ne saurait dépeindreZ.. Pendant que tout ceci se passait, les troupes prenaient position... Des canons étaient sur toutes les places principales et au milieu des ponts. Les têtes de ces ponts étaient plus ou moins gardées par les troupes de ligne, qui allaient se contenter d’,être les tranquilles spectatrices du combat et qui n’arrêtaient pas même les citoyens isolés qui allaient se poster en tirailleurs derrière les parapets des quais ou aux coins des rues qui se trouvaient vis—à-vis... De nombreuses bandes plus ou moins armées couraient depuis le matin soit pour désarmer les casernes et les corps de garde, soit pour se procurer de la pbudre, et déjà le bruit se répand que la poudrière de l’Arsenal et quatre pièces de canon sont au pouvoir des citoyens. L’ enthousiasme redouble... Dans cet intervalle, l’Hôtel de Ville, étant occupé par une quarantaine de gardes nationaux qui faisaient un feu meurtrier sur la troupe qui se trouvait sur la place, est pris et repris jusqu’à quatre fois, et reste définitivement au pouvoir des premiers... Un bruit épouvantable de coups de fusils et de canons a duré depuis une heure jusqu’à onze heures du soir et, sur toute la ligne d’attaque, on a rivalisé de courage et d’héroïsme. Ceux qui ne pouvaient se battre faute d’armes... se contentaient de dépaver les rues, de faire des barricades et de monter des pavés de cinquante à soixante livres aux fenêtres. Dans moins de quelques heures, des milliers d’énormes barricades, faites avec les pavés des rues, des tonneaux remplis de pierres, des planches, des charrettes, des voitures, des cabriolets renversés, se trouvaient au commencement, au milieu et à la fin de chaque rue, grande ou petite... (A ce moment on connatt une ordonnance de Charles X mettant Paris en état de siège, la révolte s’exaspère.) Il paraît que, dans la rue Saint-Antoine, surtout derrière l’Hôtel de Ville, il y a eu un carnage épouvantable. Les bouteilles, les tables, les meubles, tout avait été jeté sur les malheureux soldats. Aussi le sol était-il jonché de cadavres... A onze heures du soir, les troupes étaient donc rentrées dans leurs quartiers... [29 juillet] Le jeudi matin... il était à peine quatre heures que les coups de fusil s’entendaient déjà du côté du Louvre. C’était là qu’étaient renfermés les Suisses , et leur feu avait commencé dès qu’ils avaient aperçu du monde sur les quais, sur le PontNeuf... A cinq heures du matin toutes les rues étaient déjà remplies 7. En 1815 deux régiments suisses d’infanterie avaient été incorporés dans k sarde royale,
33 de combattants en bien plus grand nombre que la veille. A chaque pas, on voyait des groupes où chacun racontait les traits de bravoure dont il avait été témoin. Des journaux étaient déjà affichés à tous les coins de rue : ils annonçaient que le coup décisif était venu et que les ennemis découragés, consternés, n’étaient plus que sur la défensive... Déjà, de toutes parts, apparaissaient des bandes de trois cents à quatre cents hommes parfaitement armés et se dirigeant partout où l’on pouvait trouver des Suisses ou des gardes royaux... Je viens en courant donner l’éveil dans mon hôtel, et nous nous dirigeons tous vers la rue de Tournon pour désarmer une caserne de gendarmes. Ceux-ci, n’osant faire de résistance, nous cédèrent, en effet, leurs carabines et leurs sabres au nombre de quatre cents... Les six élèves de l’École polytechnique avec qui j’étais furent aussitôt proclamés capitaines, lieutenants, et, au milieu d’un pareil mouvement, il suffisait d’être revêtu d’un uniforme pour être aussitôt proclamé commandant... Le Palais-Royal, le Louvre, les Tuileries étaient attaqués de front par les bataillons populaires qui s’y rendaient de toutes parts. Après ure vigoureuse résistance, les troupes royales sont enfin obligées de se replier vers les Tuileries, mais non sans une perte considérable de part et d’autre... Vers les deux heures, tout avait été pris par les soldats citoyens. Les troupes royales s’étaient toutes repliées vers Saint-Cloud. Paris était désormais débarrassé de leur présence, et une prompte organisation devenait urgente pour y arrêter le désordre. Comment contenir, en effet, cette populace armée et accablée de besoins, si on donnait le temps aux voleurs intrépides de se mettre à leur tête lorsqu’ils en étaient encore à savourer les vins des caves des Tuileries? Mais, heureusement, La Fayette était depuis midi à l’Hôtel de Ville à organiser la garde nationale. Un appel fait à tous les amis de l’ordre remplissait déjà les rues de patrouilles régulières, désarmant les hommes saouls et invitant tous les hommes armés qu’ils rencontraient à se mettre avec eux et à contribuer au maintien de l’ordre... 12 - [1831.] « LE RÈGNE DES QUASI », CHANSON SATI RIQU E JANE SEMPÉ, La France qui chante (Paris, 1945), p. 321. —Les Trois Glorieuses furent surtout l’oeuvre du peuple de Paris, mais la bourgeoisie conservatrice sut faire tourner à son profit le succès populaire. Les Républicains en conservèrent une profonde rancoeur contre le nouveau régime qui devint la cible de pamphlets et de caricatures. Voici une chanson anonyme qui, sur un ton humoristique, caractérise bien la politique de Louis-Philippe. CMUbANGES : TEXTES WsT.’1815-1848 2
—34 —Au bout de la première année De notre Révolution, On lègue à la France étonnée, Une quasi-restauration; Un prince quasi légitime, Et quasi sur un trône assis; Un grand conseil pusillanime, Voilà le règne des Quasi! On a quasi trahi la France. Quasi trahi nos libertés, Mais on répand en abondance Les rubans 1 quasi mérités. Les Anglais viennent nous voir en frères. 2; Les Russes sont quasi nos amis , On répand quasi les lumières, Voilà le règne des Quasi! Nous avons eu quasi la guerre, Nous avons eu quasi la paix. L’Italie a péri naguère, Périssent Hongrois et Polonais ! Sur le vieux drapeau de Jemmapes , On voit quasi la fleur de lys, On protège quasi les papes 6 Voilà le règne des Quasi! Enfin, depuis mille huit cent trente, Avec tous leurs quasi-moyens, Qui n’a pas mille écus de rente , N’est plus qu’un quasi citoyen! Moi, d’un oeil quasi prophétique, Dans l’avenir, quasi je lis! Je vois rougir la République D’un si long règne des Quasi! 1. Deux décorations furent créées en 1830 : la Médaille de juillet le 30 août et la Croix de juillet, d’un rang plus élevé, le 13 décembre, ses titulaires devaient prêter serment de fidélité au nouveau régime. 2. Allusion à l’accord franco-anglais réalisé par Talleyrand lors de sa mission à Londres (fin 1830). 3. Cette affirmation est peu exacte, le tsar, en 1831 encore, voulut intervenir contre la France. 4. Le gouvernement de Juillet ne fit rien pour aider les mouvements nationaux en Europe (voir texte n° 52, p. 121). 5. Louis-Phifippe, alors qu’il n’était encore que duc de Chartres, avait participé aux premières campagnes de la Révolution. 6. En 1831 Casimir Périer était décidé à défendre l’intégrité des États pontificaux. 7. L’écu avait été le nom de différentes monnaies avant d’être celui de la pièce de 5 françs,
13 - (1830, 7 décembre.) LES DOCTRINES POLITIQUES DE LAMENNAIS L’Avenir, no du 7 décembre 1830, article Des doctrines de l’Avenir, réédité dans OEuvres complètes de Larnennais, t. X (Paris, 1836-1837), p. 196-204. Extraits. —Lamennais (1782-1854) est à l’origine de l’important mouvement du catholicisme libéral. Sous la Restauration, ému des progrès de l’irréligion, il crut en trouver la cause dans l’alliance trop étroite entre le gouvernement et l’flglise, ce qui entraînait cette dernière dans l’impopularité du gouvernement. Pour garder son action sur le monde, l’Église devait se désolidariser de la royauté. Le catholicisme libéral n’est donc pas un mouvement interprétant les dogmes avec liberté, mais veut avoir sa liberté d’action sous la seule autorité spirituelle du pape. Après la révolution de 1830, Lamennais put s’adresser par la presse à la masse du pays; le 16 octobre il lança un journal: L’Avenir, avec la devise Dieu et Liberté, où, dans plusieurs articles retentissants, il définit nettement sa position politique. Nous demandons premièrement la liberté de conscience ou la liberté de religion, pleine, universelle, sans distinction comme sans privilège; et par conséquent, en ce qui nous touche, nous catholiques, la totale séparation de l’Église et de l’État, séparation écrite dans la Charte , et que l’État et l’Église doivent également désirer... Cette séparation nécessaire, et sans laquelle il n’existeroit pour les catholiques nulle liberté religieuse, implique, d’une part, la suppression du budget ecclésiastique, et nous l’avons hautement reconnu; d’une autre part, l’indépendance absolue du clergé dans l’ordre spirituel : le prêtre restant d’ailleurs soumis aux lois du pays, comme les autres citoyens et dans la même mesure. En conséquence, la Charte étant la première loi, et la liberté de conscience le premier droit des Français, nous tenons pour abolie et nulle de fait toute loi particulière en contradiction avec la Charte et incompatible avec les droits et les libertés qu’elle proclame; et dès-lors nous croyons qu’il est du devoir du gouvernement de s’entendre avec le pape, et cela sans aucun retard, pour résilier de concert le Concordat devenu légalement inexécutable depuis que, grâces à Dieu, la religion catholique a cessé d’être religion d’État... De même qu’il ne peut y avoir aujourd’hui rien de religieux dans la politique, il ne doit y. avoir rien de politique dans la religion. C’est le voeu et l’intérêt de tous, c’est la Charte. Nous demandons, en second lieu, la liberté d’enseignement, parce qu’elle est de droit naturel et, pour ainsi dire, la première liberté de la famille; parce qu’il n’existe sans elle ni de liberté religieuse, ni de liberté d’opinions; enfin, parce qu’elle est expressément stipulée dans la Charte Nous regardons en 1. Lamennais fait erreur; si l’art. 5 de la Charte du 14 août 1830 garantIt la liberté de culte, l’art. 6 accorde un traitement aux « ministres de la religion catholique.., professée par la majorité des Français o. 2. Art. 69 : « Il sera pourvu par des lois séparées... aux objets qui suivent: ... §8. L’instruction publique et la liberté de l’enseignement. Voir texte n° 19, p. 48.
——conséquence le monopole universitaire comnie Une violation de cette même Charte, et nous le repoussons de plus comme illégal, les privilèges, odieux en soi, de l’Université ne reposant sur aucune loi, ainsi que l’a plusieurs fois reconnu le gouvernement lui-même... Nous demandons, en troisième lieu, la liberté de la presse, c’est-à-dire, qu’on la délivre des entraves nombreuses encore qui en arrêtent le développement, et en particulier des entraves fiscales par lesquelles on semble avoir voulu gêner surtout la presse périodique. Nous pensons qu’une crainte trop grande de l’abus qu’on peut faire de cette liberté engendre une certaine susceptibilité ômbrageuse qui conduit à la licence, par les obstacles qu’elles oppose à la manifestation légitime des opinions, et quelquefois à la défense des droits les plus sacrés. La ‘pressen’est à nos yeux qu’une extension de la parole; elle est comme ellè un bienfait divin, un moyen puissant, universel, de communication entre les hommes... Nous demandons, en quatrième lieu, la liberté d’association , parce que partout où il existe soit des intérêts, soit des opinions, soit des croyances communes, il est dans la nature humaine de se rapprocher et de s’associer; parce que c’est là encore un droit naturel; parce qu’on ne fait rien que par l’association, tant l’homme est foible, pauvre et misérable tandis qu’il est seul : Vae sou t parce que là où toutes classes, toutes corporations ont été dissoutes, de sorte qu’il ne reste que des individus, nulle défense n’est possible à aucun d’eux, si la loi les isole l’un de l’autre et ne leur permet pas de s’unir pour une action commune... Nous demandons, en cinquième lieu, qu’on’ développe et qu’on étende le principe d’élection, de manière à ce qu’il pénètre jusque dans le sein des masses, afin de mettre nos institutions d’accord avec elles-mêmes, et d’affermir tout à la fois et le pouvoir et l’ordre public. Car le désir, le besoin de l’ordre n’existe nulle part autant que dans les masses, et rien ne crée au pouvoir un si grand nombre d’ennemis que les places mêmes qu’il distribue, puisque entre des milliers de solliciteurs qui se disputent le même emploi, force luI est, pour en satisfaire un, de mécontenter tous les autres... Nous demandons, en sixième lieu, l’abolition du système funeste de la centralisation, déplorable et honteux débris du despotisme impérial. Tout intérêt circonscrit a, selon nos principes, le droit de s’administrer lui-même, et l’Êtat ne sauroit pas plus légiti3. La Charte garantissait la liberté de la presse « en se conformant aux lois »; la loi sur la presse ne sera votée que le 14 décembre, mais ne fera pas disparaitre le régime du cautionnement, ni ne réduira le droit de timbre. 4. Depuis 1791 toute association était interdite par la loi Le Chapelier (voir Textes historiques, l’Époque de la Révolution, n° 22, p. 43). 5. Malheur à l’isolé (qui tombe, sans personne pour le relever). Ecclésiaste, IV, 10.
mement s’immiscer dans les affaires propres de la commune, de l’arrondissement, de la province, que dans celles du père de famille. Seulement il en doit surveiller l’ensemble, afin de prévenir les collisions qui pourroient avoir lieu entre les intérêts divers. Nous appelons de tous nos voeux une loi qui organise sur cette large base de liberté les administrations communales et provinciales... 14 - [1831.] INERTIE DE LA VIE PROVINCIALE Charles de RIIMUSAT, Mémoires de ma vie présentés par Ch. Pouthas, t. If, 1820- 1832 (Paris, 1959), p. 500-501. —Ch. de Rémusat, fils d’un haut fonctionnaire de Napoléon 1er, joua, comme journaliste, un rôle important en 1830, mais n’accepta alors aucune fonction. En 1831 toutefois, il fut élu député de la Haute-Garonne où il possédait un grand domaine. A cette occasion, il fait dans ses Mémoires, d’une plume assez caustique selon son habitude, le tableau de In vie locale. Indifférence, passivité, routine face aux événements de Paris en sont les caractères; il y a un abîme entre l’agitation parisienne et la somnolence des provinces françaises. L’arrondissement de Muret est tout rural. Muret, quoique très voisin de Toulouse, est un gros village. Les autres villes y ressemblent. Les habitants sont des paysans ou des bourgeois de campagnes, des chapeaux noirs. Il y a peu de propriétaires considérables. Il n’y en a peut-être pas quatre qui passent l’hiver à Toulouse. Les moeurs sont simples, la vie oisive, car ce n’est guère un travail que de surveiller sa propriété, c’est-à-dire de regarder faire des métayers. L’agriculture, routinière et pauvre, rapporte peu. L’économie seule, et une stricte économie, a produit un peu d’aisance et une ou deux fortunes. On est très occupé de ses affaires, très attaché à ses intérêts, et cependant, comme on est indolent et négligent, on ne gère ni les uns, ni les autres avec activité et exactitude. J’étais souvent étonné du désordre où des gens qui n’avaient toute leur vie songé qu’à épargner, laissaient leurs affaires. Cela vient d’une certaine nonchalance espagnole jointe à un défaut d’instruction, d’attention et d’intelligence pratique en tout, qui pourrait bien être espagnol aussi. On pense bien qu’il ne faut pas chercher de lumières dans une pareille population. Les classes ouvrières sont intéressantes par leur douceur, leur frugalité, leur économie; elles sont laborieuses sans être actives. La bourgeoisie leur est comparativement inférieure. Ne lui demandez pas le titre d’un livre. J’ai souvent fait la question s’il y avait dans tout l’arrondissement un Télémaque. Le Journal des Débats y avait un seul abonné, un ancien jacobin devenu bonapartiste, puis juste- milieu. La Révolution avait fait dans ce pays peu de bien, peu de mal; elle y avait laissé peu de traces. Il y était resté un parti royaliste, plutôt maintenu par l’immobilité universelle que par
l’ardeur de son zèle. Au fond, il n’y avait ni passion, ni opinion politique; cela donne trop de peine à apprendre. L’arrondissement avait suivi sous la restauration l’impulsion électorale qu’on avait voulue. Il s’agissait pour nous 1 de produire le même effet en sens inverse. Nous y réussîmes sans grands efforts. Les royalistes 2 quoique assez inoffensifs, c’est-à-dire d’infimes hobereaux et quelques curés, étaient bien parvenus dans quelques localités à mécontenter par des soupçons désobligeants, par des impertinences réelles ou apparentes, quelques petits bourgeois ou quelques gros paysans. C’étaient ces mécontents que la révolution de Juillet avait partout faits maires . C’est parmi eux qu’elle choisit des juges de paix, des percepteurs , etc. L’aversion instinctive de la démocratie française contre tout ce qui sent l’Ancien Régime, existait donc dans ce pays si fort engourdi, si fort arriéré. Il n’y avait plus qu’à la stimuler, qu’à l’encourager, qu’à lui persuader ce qu’elle avait peine à croire, qu’elle poiivait enfin se produire librement et que le gouvernement la protégeait. Nous fîmes du drapeau tricolore le symbole de cet affranchissement, de cette revanche de localité, et l’on était tout satisfait, encore qu’un peu étonné, d’avoir à sa tête dans ce retour offensif contre un passé mal vu, un des plus grands propriétaires du pays, un personnage de Paris, le maître d’un château, car j’étais tout cela et il ne me manquait aux yeux des masses rien des conditions d’un aristocrate excepté les sentiments... 1. Les partisans de la monarchie de Juillet. 2. Comprendre : les légitimistes. 3. Ces fonctions étaient alors, selon les règlements napoléoniens encore en usage, à la nomination du gouvernement, mais seuls des gens aisés pouvaient les exercer (figurer parmi les plus imposés de la commune pour être maire, déposer une caution pour être percepteur, etc.). 15 —(1831-1832.) (<RÉSISTANCE » ET « MOUVEMENT » Les vainqueurs de 1830 se divisèrent rapidement en deux tendances : la « Résistance », c’est-à-dire les partisans de la résistance à la poussée populaire, dont l’un des théoriciens était Guizot, et le « Mouvement », c’est-à-dire ceux qui voulaient « développer les conséquences de Juillet «, dont le piincipal chef était Odilon Barrot. Les divergences entre ces deux partis étaient profondes comme le montrent les deux textes suivants. A) La s Résistance s (1831). GuIzoT, Mémoires, t. II (Paris, 1860), p. 235-237. C’est la grandeur de notre pays (je ne veux pas dire c’était) que le succès purement matériel et actuel n’y suffit pas et que les esprits ont besoin d’être satisfaits en même temps que les intérêts.
—39 Ce n’était pas assez, en 1831, de résister en fait; il fallait aussi résister en principe, car la question était d’ordre moril autant que d’ordre politique, et il n’y avait pas moins d’anarchie à combattre dans les têtes que dans les rues. Une révolution venait de s’accomplir; des forces très diverses y avaient concouru, le bon droit et les mauvaises passions, l’esprit de légalité et l’esprit d’insurrection : il fallait dégager ce grand événement des éléments révolutionnaires qui s’y étaient mêlés et dans lesquels tant de gens s’efforçaient de le retenir o u même de l’enfoncer plus avant. Le peuple, ou, pour parler plus vrai, ce chaos d’hommes qu’on appelle le peuple, investi du droit souverain et permanent de faire et de défaire son gouvernement, au nom de sa seule volonté, et l’élection populaire donnée, au nom de cette même souveraineté, comme seule base légitime de la nouvelle monarchie, c’était là deux idées dont, en 1831, les esprits étaient infectés : idées aussi fausses que vaines qui tournent au service du mal le peu de vérité qu’elles contiennent et qui énervent, en attendant qu’elles le renversent, le gouvernement qu’elles prétendent fonder. Quoi de plus choquant que de faire, du pouvoir appelé à présider aux destinées d’une nation, un serviteur qu’elle peut congédier quand il lui plaît? Et quel mensonge que la prétention d’élire un roi au moment même où l’on invoque la monarchie comme ancre de salut! J’étais toujours tenté de sourire quand j’entendais dire, du roi Louis-Philippe, le Roi de notre choix, comme si, en 1830, nous avions eu à choisir et si M. le duc d’Orléans n’avait pas été l’homme unique et nécessaire. J’attaquai hautement ces illusions d’une badauderie vaniteuse et ces sophismes de la force matérielle qui veut se satisfaire et n’ose s’avouer. Je niai la souveraineté du peuple, c’est-à-dire du nombre, et le droit permanent d’insurrection. Je montrai, dans M. le duc d’Orléans ce qu’il était en effet : un prince du sang royal heureusement trouvé, près du trône brisé, et que la nécessité avait fait roi. La France avait traité avec lui comme on traite, pour se sauver, avec le seul qui puisse vous sauver. En présence de l’anarchie imminente, un tel contrat peut devenir une bonne base de gouvernement et de gouvernement libre, car il a lieu entre des forces réellement distinctes l’une de l’autre, et il admet des droits et des devoirs mutuels sans que, ni à l’un ni à l’autre des contractants, il suppose ou confère la souveraineté. Il ne faut jamais se lasser de le répéter, pour rabattre et retenir à son juste niveau l’orgueil humain : Dieu seul est souverain et personne ici-bas n’est Dieu, pas plus le peuple que les rois. Et la volonté des peuples ne suffit pas à faire des rois; il faut que celui qui devient roi porte en lui-même et apporte en dot, au pays qui l’épouse, quelques-uns des caractères naturels et indépendants de la royauté.
—40 —B) Le e Mouvement e (29 novembre 1832). Moniteur universel, 30 novembre 1832, p. 2037-2038. —Extraits d’un discours prononcé à la ChamIre des Députés, par O. Barrot, au cours d’un débat sur la situation financière. Qu’est-ce que nous voulons? Nous ne voulons pas autre chose que ce que nous avons voifiti en juillet. Nous étions libres alors de toute affection personnelle, de tout engagement de serment, de l’influence des faits consommés, du respect d’institutions fondées, nous pouvions créer à nouveau, nous étions en présence de notre seule conviction. Alors par la seule force de cette conviction nous avons voulu la monarchie héréditaire, nous l’avons voulue forte pour qu’elle garantît l’unité de l’empire 1 cette unité une des plus belles, des plus nobles conquêtes de notre révolution. (Très bien, très bien!) Nous l’avons voulue forte pour qu’elle pût protéger la loi envers et contre tous; mais nous l’avons voulue avec des conditions qui lui sont propres... c’est-à-dire une monarchie avec des institutions populaires, une monarchie qui ne s’appuie ni sur des intérêts de famille, de caste, d’aristocratie, ni sur le patronage de l’étranger, mais une monarchi qui s’identifie avec les intérêts de la patrie, avec les sentiments nationaux, qui répondit à ce besoin d’égalité qui se fait sentir dans toute la société. (Vive adhésion.) Voilà la monarchie que nous avons voulue en juillet, et que nous voulons toujours... Messieurs, tel n’a pas été toujours le langage du Ministère... La Chambre et la France entière se rappellent cette grande division des opinions qui, dès le début de notre révolution, a éclaté sur le caractère même de cette révolution. Les uns n’y voyaient qu’un événement. La conséquence de leur opinion à cet égard était qu’il fallait continuer la Restauration, sauf le changement de dynastie; qu’il fallait faire le moins de changemens possibles, car il n’y avait pas eu Révolution, et que le pays n’en voulait pas; il s’écriait : Vive la Charte 2! C’est dans ce cri qu’il faut se renfermer : la dynastie parjure chassée, tout doit être laissé en place, hommes, choses, institutions; seulement quelques modifications, quelques concessions à l’entraîn ement des esprits; mais hors de ces modifications, plus rien. Nous au contraire, Messieurs, nous ne nous sommes pas abusés, ni sur la validité de la victoire, ni sur ses véritables causes nous n’avons vu dans la Restauration elle-même qu’un épisode de notre grande révolution, une espèce de suspension d’armes entre les intérêts de famille de l’aristocratie et la souve1. Au sens latin du mot: état. 4. Çelle de 1814, cri des révolutionnaires de 130.
—41 —raineté du peuple, suspension dont la Charté de 1814 était le traité; tant que cette Charte a été respectée, la révolution a subi les Bourbons de la branche aînée, malgré leur origine étrangère , malgré le crime de cette origine. Mais aussitôt que le pacte a été déchiré , le peuple est rentré dans la toute-puissance de sa souveraineté. C’est dans la source de cette souveraineté, et non par continuation, qu’il a choisi le duc d’Orléans, qu’il l’a élevé sur le pavoi, comme le plus identique par son origine, par sa famille, par toute sa vie, avec le principe, l’intérêt, l’honneur de notre grande révolution. Votre président ‘...avait caractérisé d’un mot cette différence d’opinion.., quand il disait que le duc d’Orléans avait été choisi, non parce qu’il était Bourbon, mais quoique Bourbon. Il voulait, dans son bon sens et sa raison, établir une séparation absolue entre la Restauration et la monarchie nouvelle qui surgit de notre révolution pour la constituer et la fortifier. 3. Les Bourbons furent ramenés en France par les armées alliées, étrangères. 4. Allusion aux Ordonnances de 1830 qui violaient la Charte de 1814. 5. Le président de la Chambre des Députés était depuis 1832 Dupin aîné (1783- 1865), avocat célèbre, membre influent du parti libéral sous la Restauration, conseiller écouté du duc d’Orléans, dont il rédigea les proclamations; il avait été nommé par Louis-Philippe procureur général auprès de la Cour de Cassation en 1830; les deux fonctions n’étaient pas incompatibles. 16 - (1833.) L’OPPOSITION RÉPUBLICAINE : LE PROGRAMME DE LA SOCIÉTÉ DES DROITS DE L’HOMME L. BLANC, Histoire de dix ans, t. IV (Paris, 1844), p. 111-117. —Les premières années du règne de Louis-Philippe furent, à Paris tout au moins, assez agitées; l’opposition républicaine fut difficile à abattre et à plusieurs reprises des émeutes mirent le régime en danger. La propagande républicaine se faisait surtout par l’action de sociétés à demi secrètes; la principale fut longtemps celle des Amis du Peuple qui, en 1832, céda la première place à celle des Droits de l’homme dont le programme fut publié par le journal d’opposition La Tribune, le 23 octobre 1833; le retentissement en fut considérable car, pour la première fois, la République y apparaissait comme autre chose qu’une simple forme de gouvernement, avec des préoccupations sociales. C’est ce que montre le passage suivant de Louis Blanc. En 1833, (la) puissance [de la Société des Droits de l’Homme] à Paris reposait sur l’ardeur de plus de trois mille sectionnaires, orateurs de club ou combattants; et elle agitait la province par une foule de sociétés qui, sur les principaux points du royaume, s’étaient formées en son nom et à son image. Entretenir l’élan imprimé au peuple en 1830, alimenter l’enthousiasme, préparer les moyens d’attaque en élaborant les idées nouvelles, tenir en haleine l’opinion et souffler sans cesse aux âmes atteintes de langueur la colère, le courage, l’espérance, tel était son but, et elle y avait marché la tête boute, avec une énergie, avec un
—42----vouloir extraordinaires. Souscriptions en faveur des prisonniers politiques ou des journaux condamnés, prédications populaires, voyages, correspondances, tout était mis en oeuvre. De sorte que la révolte avait, au milieu même de l’État, son gouvernement, son administration, ses divisions géographiques, son armée. C’était un grand désordre, sans doute; mais il y avait là, du moins, un élément de vitalité, un principe de force. Des idées de dévoûment s’associaient à ces projets de rébellion; dans cette lutte de tous les instants, le sentiment de la fraternité s’exaltait, on s’y exerçait à jouer avec le péril, on y vivait enfin d’une vie pleine de sève. La Société des Droits de l’homme était nécessaire en ce sens qu’elle réagissait contre l’action énervante 1 qui; sous une oligarchie de gens d’affaires, tendait à précipiter la nation dans les sordides anxiétés de l’égoïsme et l’hébétement de la peur. La France était poussée par le régime victorieux dans des voies si impures, que l’agitation y était devenue indispensable pour ajourner l’abaissement des caractères l’anarchie faisait contrepoids... Le programme de la Société des Droits de l’Homme demandait un pouvoir central électif, temporaire, responsable, doué d’une grande force et agissant avec unité; la souveraineté du peuple mise en action par le suffrage universel; la liberté des communes, restreinte par le .droit accordé au gouvernement de surveiller au moyen de ses délégués les votes et la compétence des corps municipaux; un système d’éducation publique tendant à élever les générations dans une communauté d’idées compatible avec le progrès; l’organisation du crédit de l’État; l’institution du jury généralisée 2; l’émancipation de la classe ouvrière par une meilleure division du travail, une répartition plus équitable des produits et l’association; une fédération de l’Europe fondée sur la communauté des principes d’où découle la souveraineté du peuple, sur la liberté absolue du commerce et sur une entière ‘égalitéde rapports. Ces vues étaient développées et justifiées dans un exposé auss lumineux qu’incisif. Puis, venait la Déclaration des Droits de l’Homme’, telle que l’avait présentée à la Convention Maximilien Rob espierre... La publication du manifeste fut accueillie avec des sentiments divers mais également passionnés. De presque toutes les villes importantes du royaume, de tous les quartiers de Paris, la Société des Droits de l’Homme reçut des adresses d’adhésion. Et, d’un autre côté, les écrivains de la cour, les publicistes de la bourgeoisie, se répandirent contre le manifeste en malédictions et en injures. La Déclaration des Droits de l’Homme portait 1. Au sens ancien : privant d’énergie. 2. Le jury donnait plus de garanties aux justiciables, surtout en matière politique; il n’existait qu’auprès des cours d’assises. 3. Voir la rédaction définitive de cette déclaration telle qu’elle figurait dans la constitution de 1793 dans Textes historiques, L’époque de la Révolution, n° 47, p. 78
—43 —article 6 : « La propriété est ledroit qu’a chaque citoyen de jouir à son gré de la portion de bien qui lui est garantie par la loi. s Cette définition si juste devint le sujet de commentaires empoisonnés. e Vous l’avouez donc enfin, s’écrièrent avec un effroi simulé les partisans de la monarchie, ce qu’il vous faut, c’est le partage des biens. Continuateurs de Robespierre, c’est la loi agraire que vous demandez! Les mots de loi agraire, de partage des biens retentirent bientôt en France, du Nord au Midi, de l’Est à l’Ouest; et, pour donner plus de solennité à l’accusation, M. Dupin aîné lut, à l’audience de rentrée de la Cour de Cassation, un discours dans lequel il présentait la république commè menaçant e de mettre chaque propriétaire à la portion congrue e. 4. Dans la rédaction défluitive cet article était le n° 16 et ses termes étaient légèrement différents. 5. Voir texte précédent, note 5, p. 41. 17-. (1831,27 novembre.) RAPPORT D’UN PRÉFET LORS DES TROUBLES DE LYON A.D. Var 4 M 10. —En dépit des changements de régime survenus depuis 1814, l’armature administrative très centralisée de la France, mise en place par le Consulat, ne changea pas. Dans les départements les préfets restèrent les agents dociles du gouvernement et continuèrent d’envoyer régulièrement au ministre de l’Intérieur des rapports sur la situation de leur circonscription. Ces rapports sont pour nous une précieuse source d’information sur la vie locale. En voici tin du préfet du Var, rédigé lors de la grande insurrection sociale de Lyon en 1831; les considérations de haute politique s’y mêlent heureusement au pittoresque (ce texte est à rapprocher du texte n° 4, p. 15 dans Textes historiques, l’1poque de Napoléon). A M. le Ministre de l’Intérieur, Président du Conseil MONSIEUR LE Mi NISTRE, LYON. —Les désastres de Lyon 1 sont connus et probablement on y ajoute encore, je l’espère du moins; des lettres de commerce, sans rien expliquer, ne sont propres qu’à augmenter l’inquiétude. On attend avec impatience quelque chose d’officiel, Je ne dis pas que je n’ai aucune nouvelle. On dit que le général, le préfet et le maire sont ou tués ou tenus en charte privée 2 comme ôtages; que la ville entière est tu pouvoir des révoltés. Les lettres disent que la garde nationale t la troupe ont été forcéés d’abandonner la ville ou les plus graves désordres ont eu lieu sans discontinuité depuis le 21 au 1. InsurrecUon, ayant des causes uniquement sociales, des ouvriers canuts de Lyon, le 21 novembre 1831; pour la réduire Il fallut envqyer li $ éqee i-m CQFp d’armée de 20.QQO lioflinieM, sous es ordres de Soult, 2, PrIson,
l4 matin jusqu’au 23 au soir et qu’à cette époque la sédition n’était point appaisée. Selon les uns cette révolte a été entreprise au profit de Napoléon II. Selon les autres dans la vue de proclamer la république; mais le plus grand nombre ici l’attribue aux Carlistes qui auraient excité les ouvriers afin de faire tourner au profit de la famille déchue le résultat de tant de malheurs; mais tout le monde s’accorde à désirer que le gouvernement, par une prompte et grande mesure, s’occuppe de réprimer de si coupables attentats. On ne doute pas qu’un corps armé imposant ne soit en route pour cerner Lyon et y faire respecter le pouvoir légal. Cette pensée contient les agitateurs. Au reste ici on parle et on déraisonne beaucoup, mais personne ne bouge. DRAGUIGNAN. —Il y a eu au collège de Draguignan une espèce de révolte qui a été comprimée sur-le-champ. Un peu de fermeté a suffi et cela n’a eu aucune suite. LE DÉPARTEMENT. —Le département est tranquille sur tous les points, c’est à Draguignan qu’il y a le plus de criailleries. Je crois que cela se bornera là. Nous venons hier et aujourd’hui de procéder aux adjudications des travaux de route et à la vente des bois de 1’Êtat et des communes. Les conditions ont été très bonnes. J’ai eu l’occasion de voir beaucoup de monde, de causer avec les maires et grand nombre de fonctionnaires et je ne puis qu’être fort satisfait des dispositions que l’on témoigne. Tout le monde sait et dit que c’est ici qu’il faut surveillance. J’apprends à l’instant que les quatre compagnies du 40 léger qui sont à Grasse reviennent à Draguignan. Ce n’est certes point une mesure que j’ai sollicitée de M. le Général. Comme il connaît le pays, il a pu le juger prudent ou bien il fait rentrer dans l’intérieur les troupes trop rapprochées de la frontière . On sait déjà qu’Antibes a été désarmée; on dit que l’on désarme Grenoble, cela donne de la confiance. Mais j’apprends du receveur particulier et des percepteurs que depuis qu’on a connaissance des troubles de Lyon, les contribuables ne font aucun versement. Combien il importe que cela soit promptement appaisé, ou au moins que l’on connaisse que le gouvernement prescrit des mesures vigoureuses de répression. On publiait ce soir que des agens de désordre avaient saisi cette funeste catastrophe pour répandre à Lyon des écrits et des médailles en faveur de Henry cinq . On craint, si le désordre devait durer plusieurs jours, que certaines villes du midi ne voyent éclater des mouvemens en plusieurs sens. J’ai soin que l’on sache que dans le Var nous sommes sur nos gardes et que l’on parle des troupes qui nous arrivent pour la destination d’Alger. 3. Partisans de Charles X. 4. La région de Nice taisait alors encore partie du royaume de Plémont; la frontière était sur le Var et Grasse, aujourd’hui dans les Alpes-Martes, taIt alors dans le département du Var. 5, PetIt-fils de Charles’X ou comte de Chambord,
15 Ces nouvelles arrivent dans un nioment fâcheux où les élections municipales finissent à peine et où elles ont excité de si violentes émotions que deux électeurs, un à Draguignan, l’autre à Brue 6, sont morts pour n’avoir pu faire réussir leur parti. GRA55E.—Le Sous-Préfet de Grasse m’annonce qu’il n’y a rien de nouveau dans son arrondissement. Peut-être le départ des compagnies qui sont dans cette ville va-t-il rendre la perception des contributions plus difficile encore. C’est là le point délicat dans cette ville commerçante. BRIGNOLES. —Le Sous-Préfet deBrignoles m’assure que les troubles de Lyon ne peuvent faire plus d’effet dans son arrondissement que ceux de Bristol 8 mais qu’il en serait tout autrement des désordres qui auraient lieu à Paris ou à Marseille. Il me dit que toutes les communes sont dans l’état le plus satisfa.. sant. Il y avait eu à Rians , commune importante, quelques rassemblemens, mais ils n’avaient rien de politique; il s’agissait de réclamations forestières. Plusieurs procès-verbaux pour des délits de cette nature sont entre les mains du garde général; M. le Procureur du Roi était prêt à partir au premier avis. Je viens de m’en entendre avec M. le Conservateur et nous ne doutons pas que le calme soit rétabli. TOULON. —Le Sous-Préfet de Toulon m’écrit que M. le Préfet de Vaucluse, maintenant Préfet du Doubs, est allé le voir le 24, visitant le Midi avec sa famille. Tout est très calme dans cet .arrondissement. On ne craint plus de disette à Toulon; il y a dcs arrivages qui chassent toute inquiétude, on y est fort sage... MAIRES ET ADJOINTS. —Beaucoup de personnes refusent les places de Maire et adjoints 10 que l’on supposait qu’elles accepte- raient avec plaisir. On répand des inquiétudes sur Avignon à l’occasion de l’installation du Conseil municipal, on dit que des troupes se dirigent sur cette ville. Ici les cafés sont pleins et des groupes attendent dans la rue l’arrivée du courrier, malgré la nuit; on parle beaucoup, mais rien ne peut faire naître encore de l’inquiétude. J’ai vu tout ce monde sans qu’aucun propos inconvenant ait été tenu; au contraire nos hommes ardens se calmaient près de moi, mais sans doute pour recommencer ensuite; ceux que l’on appèle Carlistes se tiennent clôs. Je suis, etc. 6. Canton de Barjols, arr. Draguignan. 7. Aujourd’hui l’arrondissement de Brignoles est partagé entre ceux de Toulon et de Draguignan. 8. Troubles graves, provoqués par la nouvelle des événements de Juillet 1830; dans le sud et l’ouest de l’Angleterre, des ouvriers agricoles détruisirent de non’ breuses machines à battre. 9. Chef-Heu de canton, arr. Draguignan. 0, Ces places tajept alors à la nqrnlnatlon du ouvernencrit,
—46 18 —(1835, 9 septembre.) LA « LOI DE SEPTEMBRE » SUR LA PRESSE Buil. des, lois, 1835, n0 155, loi n0 356, p. 247. Extraits. —Sous l’action de la société des Droits de l’homme l’agitation violente reprit, à Lyon et à Paris en avril 1834; il y eut des émeutes vite réprimées (affaire de la rue Transnonain); 2.000 arrestations et un procès monstre en furent la conséquence. Mais l’opposition persistait attaque de la presse républicaine contre la monarchie, attentat de Fieschi contre le roi le 28 juillet 1835... Pour en finir, le ministère de Broglie fit voter une loi sévère sur la presse : la liberté de la presse n’était pas suspendue, l’autorisation préalable n’était pas rétablie, mais, dit Armand Carrel dans Le National du 1er juillet 1836 : « On mit les journaux dans la nécessité de se censurer eux-mêmes. Ils s’y résignèrent. » Toute presse d’opposition disparut. Louis-Philippe, Roi des Français, à tous présents et à venir, Salut. Nous avons proposé, les Chambres ont adopté, Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit ARTICLE PREMIER. —Toute provocation, par l’un des moyens énoncés en l’article 1er de la loi du 17 mai 1819 1 soit qu’elle ait été ou non suivie d’effet, est un attentat à la sûreté de l’État... ART. 2. —L’offense au Roi, commise par les mêmes moyens, lorsqu’elle a pour but d’exciter à la haine ou au mépris de sa personne ou de son autorité constitutionnelle, est un attentat à la sûreté de l’État. ART. 4. —Quiconque fera remonter au Roi le blâme ou la responsabilité des actes de son Gouvernement sera puni d’un emprisonnement d’un mois à un an et d’une amende de cinq cents à cinq mille francs. ART. 5. —L’attaque contre le principe ou la forme du Gouvernement établi par la Charte de 1830... est un attentat à la sûreté de l’État, lorsqu’elle a pour but d’exciter à la destruction ou au changement du Gouvernement. ART. 7. —Seront punis des peines prévues par l’article précédent, ceux qui auront fait publiquement acte d’adhésion à toute autre forme de gouvernement, soit en attribuant des droits au trône de France aux personnes bannies à perpétuité par la loi du 10 avril 1832 2 ou à tout autre que Louis-Philippe 1er et sa descendance; 1. Texte de cet article : « Quiconque, soit par des discours, des cris ou menaces proférés dans les lieux ou réunions publics, soit par des écrits, des imprimés, del dessins, des gravures, des peintures ou emblèmes vendus ou distribués, mis en vente, ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards et affiches exposés aux regards du public, aura provoqué l’auteur ou les auteurs de toute action qualifiée crime ou délit la commettre, sera réputé complice et puni comme tel. 2. C’est.kcUre Charles X et sa farnflle et les prcnts c Napoléon,
—47 —Soit en prenant la qualification de républicain ou toute autre incompatible avec la Charte de 1830; Soit en exprimant le voeu, l’espoir ou la menace de la destruction de l’ordre monarchique constitutionnel, ou de la restauration de la dynastie déchue. ART. 8. —Toute attaque contre la propriété, le serment, le respect dû aux lois; toute apologie de faits qualifiés crimes et délits par la loi pénale; toute provocation à la haine entre les diverses classes de la société, sera punie des peines portées par l’article 8 de la loi du 17 mai 1819 e... ART. 9. —Dans tous les cas de diffamation prévus par les lois, les peines qui y sont portées pourront, suivant la gravité des circonstances, être élevées au double du maximum, soit pour l’emprisonnement, soit pour l’amende... ART. 10. Il est interdit aux journaux et écrits périodiques de rendre compte des procès pour outrages ou injures, et des procès en diffamation où la preuve des faits diffamatoires n’est pas admise par la loi; ils pourront seulement annoncer la plainte sur la demande du plaignant; dans tous les cas, ils pourront insérer le jugement. ART. 13. —Le cautionnement que les propriétaires de tout journal ou écrit périodique sont tenus de fournir sera versé, en numérajre, au Trésor, qui en payera l’intérêt au taux réglé pour les cautionnements. Le taux de ce cautionnement est fixé comme il suit [pour la Seine, Seine-et-Oise et Seine-et-Marnej Si le journal ou écrit périodique paraît plus de deux fois par semaine, soit à jour fixe, soit par livraison et irrégulièrement, le cautionnement sera de cent mille francs. Le cautionnement sera de soixante-quinze mille francs si le journal ou écrit périodique ne paraît que deux fois par semaine. Il sera de cinquante mille francs si le journal ou écrit périodique ne paraît qu’une fois la semaine. Il sera dç vingt-cinq mille francs si le journal ou écrit périodique paraît seulement plus d’une fois par mois . ART. 15. —Chaque gérant responsable d’un journal ou écrit périodique devra posséder, en son propre et privé nom, le tiers du cautionnement. ART. 18. —Tout gérant sera tenu d’insérer, en tête du journal, les documents officiels, relations authentiques, renseignements 3. Texte de cet article : Tout outrage à la morale publique et relig1euse ou aux bonnes moeurs... sera puni d’un emprisonnement d’un mois à un an, et d’une amende de seize francs à cinq cents francs. » 4. Pour les autres départements les taux étaient très inférieurs (25.000 francs pour un quotidien).
—48 et rectifications qui lui seront adressés par tout dépositaire de l’autorité publique; la publication devra avoir lieu le lendemain de la réception des pièces, sous la seule condition du payement des frais d’insertion... ART. 19. —En cas de condamnation contre un gérant pour crime, délit ou contravention de la presse, la publication du journal ou écrit périodique ne pourra avoir lieu, pendant toute la durée des peines d’emprisonnement et d’interdiction des droits civils, que par un autre gérant remplissant toutes les conditions exigées par la loi... ART. 20. —Aucun dessin, aucunes gravures, lithographies, médailles et estampes, aucun emblème, de quelque nature et espèce qu’ils soient, ne pourront être publiés, exposés ou mis en vente sans l’autorisation préalable du ministre de l’intérieur, à Paris, et des préfets, dans les départements... ART. 21. —Il ne pourra être établi, soit à Paris, soit dans les départements, aucun théâtre ni spectacle, de quelque nature qu’ils soient, sans l’autorisation préalable du ministre de l’Intérieur, à Paris, et des préfets, dans les départements. La même autorisation sera exigée pour les pièces qui y seront représentées. Fait au Palais des Tuileries, le 9 jour du mois de septembre, l’an 1835. Le garde des Sceaux LOUIS-PHILIPPE. C. PERSIL. 19 - (1831-1844.) LA QUESTION DE LA LIBERTÉ DE L’ENSEIGNEMENT A partir de 1830, la question de la liberté de l’enseignement, surtout de l’enseignement secondaire, fut un des grands motifs de discussion devant les deux Chambres. Sous la Restauration, le puissant parti catholique jouait un rôle important nu sein de l’Université, créée par Napoléon en 1806, et le monopole d’enseignement de celle-ci ne le gênait pas. En 1830, ce parti perdit beaucoup de son influence; comme la Charte révisée prévoyait, par son article 69, entre autres choses, une loi sur « l’instruction publique et la liberté de l’enseignement », il réclama le vote de cette oi et entama une lutte violente contre le monopole de l’Université. A) Discours de Montalembert en faveur de la liberté de l’enseignement (19 septembre 1831). Moniteur universel, du 22 sept. 1831, suppl. p. 3. —En avril 1831, la liberté de l’enseignement n’étant pas votée, Montalemb ert, Lacordaire et de Coux ouvrirent à Paris une école sans autorisation « La liberté se prend elle ne se donne pas. L’école fut fermée par la police et les trois hommes traduits en justice. Montalernbert étant pair de France, le procès eut lieu devant la Chambre des Pairs où Montalembert, tout en plaidant sa cause, exposa ses idées. Les trois accusés furent condamnés au minimum de la peine : 100 francs d’amende. Je vous le demande, Messieurs, si sous la Restauration un juif, un protestant eût paru devant vous et vous eût dit « Vos
—40 —collèges catholiques me déplaisent. Mon fils y est mal : sa conscience elle-même y est compromise. L’éclat de vos cérémonies, le nombre de vos pratiques religieuses, la séduction de l’exemple, les exhortations de vos prêtres, la solitude morale où il se trouve, tout cela lui pèse, tout cela lui inspire de l’oubli ou du mépris pour le culte de ses pèies. Je veux que ce culte soit le sien et je le retire de vos collèges; j’en ai fondé un pour moi et pour mes coreligionnaires; nous y réuniront nos enfans; ils y apprendront à croire ce que nous croyons, à aimer ce que nous aimons. Les lois me disent que ma religion est libre, que vous devez la protéger : je vous somme de me protéger et m’affranchir. » En entendant un tel langage, Messieurs, y a-t-il un seul d’entre vous qui ait eu le courage de le condamner, de le blâmer... même sous la Restauration? Eh bien, èe même langage les catholiques vous le tiennent aujourd’hui, sous le régime de la souveraineté nationale, sous la Charte de 1830. Aurez-vous davantage le courage de les blâmer, de les condamner. Ils vous disent : « Votre Université nous a toujours pesé et nous pèse aujourd’hui plus que jamais. Elle opprime nos consciences, elle compromet la foi de nos enfans. Nous nous retirons d’elle; nous la renions, nous la maudissons. D’abord elle nous impose, par son décret constitutif 1 l’obligation de croire aux quatre articles de 1682 2, d’adopter les prétendues libertés gallicanes. Or ces libertés constituent à nos yeux la plus odieuse servitude nées avec le despotisme et l’hérésie, contraires à ce qu’il y a de plus fondamental dans notre culte, cassées, annulées, proscrites par les pères suprêmes de notre foi, rétractées par les évêques mêmes qui les inventèrent... Ensuite elle accapare à son profit l’enseignement religieux que nos enfans pouvaient recevoir de la main de nos évêques 3; elle persécute les écoles ecclésiastiques qui existent; elle en a ruiné beaucoup; elle étouffe au berceau toutes celles qui veulent se former; elle limite audacieusement le nombre des ministres que le Tout-Puissant s’est choisi parmi les hommes... Et ce qui nous consterne le plus, c’est que depuis que la 1. L’Université fut créée par la loi du 10 mai 1806, complétée par dcret du 17 mars 1808; en fait seul le monopole de l’enseignement secondaire était organisé. 2. L’art. 38 du décret du 17 mars 1808, qui précisait les « Bases de l’enseignement dans les Écoles de l’Université », disait entre autres choses : « Tous les professeurs de théologie seront tenus de se conformer aux dispositions de l’édit de 1682 concernant les quatre propositions contenues en la déclaration du clergé de France de ladite année. C’était en somme imposer les idées gallicanes, comme au temps de Louis XIv; la Restauration ne changea rien à cet ordre de choses. 3. Sous Napoléon seul le catéchisme impérial était enseigné dans les écoles. (voir Textes historiques, L’époque de Napoléon, n° 27, p. 56.) La Restauration suivit une politique analogue. 4. Sous la Restauration l’Église s’accommoda du monopole et chercha à le tourner à son profit, elle arriva ainsi à rendre les nombreux séminaires presque indépendants, mais en 1828, le ministre Martignac les fit rentrer sous le contrôle de l’Université et limita le nombre de leurs élèves à 20.000.
—50 —liberté est devenue le droit commun de tous les Français e..., notre oppression et la tyrannie de l’Université n’a fait que s’accroître. Quelles ne furent pas notre surprise et notre douleur... lorsque nous vîmes un grand maître de l’Université écrire au recteur de l’Académie de Lyon 6 pour lui enjoindre de rechercher soigneusement quels étaient les curés qui osaient élever gratuitement à l’ombre de leur humble foyer deux ou trois pauvres enfans, sous prétexte d’en faire des enfans de choeur... Ce n’est pas tout, continuent les catholiques, la gangrène est dans les institutions, dans les collèges s... Vous le savez, Messieurs, y a-t-il un seul établissement de l’Université où un enfant catholique puisse vivre dans sa foi? Le doute contagieux, l’impiété froide et tenace ne règnent-ils pas sur toutes ces jeunes âmes qu’elle prétend instruire? Ne sont-elles pas toutes ou souillées, ou pétrifiées, ou glacées?... Catholiques, nous sommes las de ces sacrifices impies, nous sommes las de prostituer ainsi à la créature de la Convention et de l’Empire 8 ce que nous aimons le plus au monde; nous vous redemandons nos enfans, nous vous redemandons leur honneur, leur pureté, leur foi, leur vertu. Vous n’oseriez refuser à des juifs, à des protestants le fruit de leur amour, vous n’oseriez rester sourds au cri de leur coeur. Pourquoi faut-il que nous, catholiques, nous soyons sans refuge et sans recours? Vos lois nous proclament la majorité du peuple français : Ah! pour Dieu, ôtez-nous ce vain titre, et rendez-nous à ce prix les libertés que nul n’a le droit de contester à la minorité la plus chétive! B) Discours de Cousin contre la liberté de l’enseignement (22 avril 1844). - Moniteur Universel, 23 avril 1844, P. 1043. —La loi prévue par l’article 69 de la Charte.sur la liberté de l’enseignement ne fut jamais votée. Pour l’enseignement primaire la loi Guizot de 1833 devait régler la question (voir texte suivant) d’ailleurs peu controversée. Pour le secondaire un projet de Guizot, assez favorable à la thèse de la liberté, fut discuté devant la Chambre des Députés en 1837, mais abandonné avant le vote. Ce projet fut repris par villemain en 1841 et eut le même sort. En 1844 Villemain en présenta un autre devant les Pairs, le philosophe Victor Cousin défendit l’Université par un long discours dont des extraits sont ici reproduits; ce nouveau projet n’eut pas de suite, il en sera de même en 1847 pour celui de Salvandy. Le moqopole de l’Université, bien qu’en fait atténué dans son application (existence de nombreux petits séminaires par exemple) devait subsister jusque sous la II’ République. Je renferme toute la discussion que soulève le projet de loi [de liberté de l’enseignement] dans cette simple question: le droit d’enseigner est-il un droit naturel ou un pouvoir public? 5. Par ses articles 4 et 5 la Charte de 1830 garantissait la liberté Individuelle et la liberté religieuse. 6. Le 16 octobre 1830, le ministre était le duc Victor de Broglie. 7. Citation de Lamennais. 8. L’Université. 9. L’art. 6 de la Charte disait : ,.. la religion catholique.., professée par la majorité des Français...
—51 —Est-ce un droit naturel, comme la propriété, la liberté individuelle, la liberté de conscience et d’autres libertés de ce genre que la loi reconnaît, mais qu’elle ne fait pas? ou bien est-ce un pouvoir public que la loi seule peut conférer, comme le pouvoir de plaider pour un autre devant un tribunal, ou le pouvoir de rendre la justice? Le droit d’enseigner est-il un droit naturel dont le libre exercice donne naissance à une industrie légitimement exempte de toute condition préalable, et soumise aux seules conditions ordinaires de toute industrie, à savoir : la surveillance et la répression qu’elle peut provoquer? ou bien le droit d’enseigner étant un pouvoir, un pouvoir public que la loi confère, doit-il être mesuré et réglé par la loi et assujetti par elle, non pas seulement à la répression et à la surveillance, mais aussi et surtout à des conditions préalables d’exercice? Poser une pareille question, c’est la résoudre. J’ai beau parcourir, Messieurs, toutes les déclarations des droits de l’homme et du citoyen, qui certes n’ont pas manqué depuis plus d’un demi-siècle, je ne rencontre dans aucune celui d’enseigner. C’est que ce prétendu droit est une chimère. Qu’est-ce en effet qu’un droit naturel? Celui dont ne peut être dépouillé l’homme naturel, et cet homme développé et achevé qu’on appelle le citoyen, sans cesser d’être un citoyen et uii homme. Or, pour rester l’un et l’autre, faut-il avoir le droit d’enseigner le grec et le latin, la physique et les mathématiques, ou toute autre science, sans avoir prouvé d’abord qu’on sait soi-même ce qu’on veut enseigner? Pour jouir de toute sa liberté légitime, faut-il avoir le droit, non pas d’exprimer hautement ses opinions, même au moyen de la presse, par devant ses égaux et ses concitoyens, mais de les inculquer à des enfants dans l’ombre d’une école? Est-ce être opprimé que de n’avoir pas le droit de façonner à son gré ses semblables, et de ne pouvoir imprimer en de jeunes âmes ses propres moeurs et ses propres principes, sans avoir fait connaître quelles sont ces moeurs et quels sont ces principes?... La liberté d’enseignement sans garanties préalables est contraire, en principe, à la nature des choses; et, comme tout ce qui est faux en soi, elle ne peut produire dans la pratique que des conséquences désastreuses. L’éducation, livrée ainsi à l’aventure, tourne contre sa fin. Qu’est-ce en effet que l’éducation? L’apprentissage de la vie qui nous attend au sortir de l’école, soit dans les professions particulières auxquelles la famille nous destine, soit dans ces fonctions générales d’homme et de citoyen, auxquelles Dieu et la patrie nous appellent... Il appartient donc à la société d’intervenir dans l’éducation et de la faire un peu à son image, pour que l’éducation lui rende ce que la société lui a donné; autrement, c’est la société qui sème de ses propres mains l’inquiétude, le mécontentement, les révolutions, A ce point de vue, qui est le vrai, le droit d’enseigner n’est ni rn droit nattre1 4e l’individu, ni une industrie privée; c’est mi
pouvoir public. Quoi! ce n’est pas un pouvoir, et le plus grand de tous, que celui d’avoir entre ses mains et de posséder en quelque sorte pendant de longs jours et pendant de longues nuits, loin de l’oeil de la famille et de la société, ce qu’il y a de plus faible et de plus sacré au monde : un enfant sans défense? La capacité la mieux éprouvée doit trembler devant un pareil pouvoir, et l’État le remettrait les yeux fermés au premier venu, sans s’enquérir si celui qui se porte pour être ainsi le maître de la jeunesse, et ce mot doit être pris ici dans toute sa force, est capable d’exercer utilement un pouvoir aussi redoutable! Mais, dira-t-on, vous oubliez les droits du. père de famille. Non, Messieurs; mais je n’entends leur sacrifier ni les droits des enfants, ni ceux de l’État. Le droit du père de famille est bien grand, je le sais; mais, tout.grand qu’il est, il n’est point absolu et illimité en lui-même, et je prétends d’ailleurs qu’il est incommunicable. Le père de famille est chez lui instituteur, comme il est législateur, comme en certains cas il est prêtre. Il est tout cela, mais dans une certaine mesure. Il dispose à son gré de son enfant, mais s’il le maltraite, la société intervient. Qu’il le maltraite moralement en quelque sorte, qu’il lui donne ou lui fasse donner des leçons affreuses, la société indignée pourrait encore intervenir. Ainsi, même au foyer domestique, le droit paternel a ses limites. Mais que le père tire son enfant du sanctuaire de la maison paternelle, qu’il l’envoie au dehors, sur une place publique ou dans une école, et que là il le remette entre les mains d’un autre il ne confère pas à cet autre un pouvoir égal au sien, puisqu’il n’est pas de la même nature. Le pouvoir naturel du père ne subsiste pas tout entier dans l’école où il place son enfant; car cette école est faite aussi pour d’autres, elle est faite pour tout le monde : ici finit le domaine privé et paternel, et commence le domaine public... (Cousin tait ensuite un très long historique de l’enseignement en France, présenté de façon à justifier sa théorie.) 20 - (1833.) IDÉES DE GUIZOT SUR L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE GuIzoT, Mémoires, t. III (Paris, 1860), P. 61 sq. —Pendant longtemps le gouvernement ne se préoccupa guère de l’enseignement primaire et la Restauration se contenta, à partir de 1821, de donner de nombreuses autorisations d’enseignement à des congrégations religieuses ou même à des particuliers. En 1831, Cousin présenta au Conseil de l’Instruction publique un rapport sur la triste situation des écoles primaires; Guizot s’y intéressa et, devenu ministre de l’Instruction publique en ctobre 1832 (il devait le rester, sauf une courte interruption, jusqu’en févrIer 1836), lit voter le 28 juin 1833 une loi organisant l’enseignement primaire. « On est frappé, disait-Il, à la fols de la puissance de l’idée en fait d’instruction primaire et de la yanttô des essais tentés poni’ ln réaBser», Désormais çbaqtw çomgnrnc dpt entretei’
53 une école, laïque ou tenue par une congrégation autorisée, les instiluteurs durent être munis d’un brevet de capacité, des écoles normales furent créées; mais Guizot, comine il l’explique ici, s’opposa à la scolarité obligatoire, maintint la liberté de l’enseignement aux écoles autorisées et limita la gratuité aux seuls indigents. Les écoles de garçons, seules concernées par cette loi, passèrent de 9.000 à 24.000 en 1847 La première [question]... fut la question de savoir s’il fallait faire de l’instruction primaire pour tous les enfants une obligation absolue, imposée par la loi à tous les parents, et sanctionnée par• certaines peines en cas de négligence, ainsi que cela se pratique en Prusse et dans la plupart des États de l’Allemagne. Je n’ai rien à dire des pays où cette règle est depuis longtemps établie et acceptée par le sentiment national; elle y a certainement produit de bons résultats; mais je remarque qu’elle n’existe guère que chez des peuples jusqu’ici peu exigeants en fait de liberté, et qu’elle a pris naissance che ceux où, par suite de la Réforme du xvle siècle, le pouvoir civil est, dans les matières religieuses ou qui touchent de près aux intérêts religieux, le pouvoir suprême. La fière susceptibilité des peuples libres et la forte indépendance mutuelle du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel s’accommoderaient mal de cette action coercitive de l’État dans l’intérieur de la famille; et là où les traditions ne la sanctionnent pas, les lois échoueraient à l’introduire, car ou bien elles n’iraient pas au delà d’un commandement vain, ou bien elles auraient recours, pour se faire obéir, à des prescriptions et à des recherches inquisitoriales odieuses à tenter et presque impossibles à exécuter, surtout dans un grand pays. La Convention nationale le tenta, c’est-à-dire le décréta en 1793, et parmi toutes ses tyrannies, celle-là du moins demeura sans effet. L’instruction populaire est de nos jours en Angleterre, de la part des pouvoirs nationaux et municipaux, comme des simples citoyens, l’objet d’un zélé et persévérant effort; personne pourtant ne propose de la commander aux parents absolument et par la loi. Elle prospère aux États-Unis d’Amérique; les gouvernements locaux et les associations particulières font de grands sacrifices pour multiplier et perfectionner les écoles; on ne songe pas à pénétrer dans l’intérieur des familles pour y recruter forcément des écoliers. C’est le caractère et l’honneur des peuples libres d’être à la fois confiants et patients, de compter sur l’empire de la raison éclairée, de l’intérêt bien entendu, et de savoir en attendre les effets. Je fais peu de cas des règles qui portent l’empreinte du couvent ou de la caserne; j’écartai décidément la contrainte de mon projet de loi sur l’instruction primaire... Après la• question de l’instruction primaire obligatoire venait celle de l’instruction primaire libre. Sur celle-ci, il ne pouvait y avoir de doute; la Charte avait promis la liberté de l’enseignement , et ce n’était pgs en fait. d’istructkn primaire que 1. Voir texto n° 13, n. 2, p. 3,
—54 —cette promesse pouvait donner lieu à des interprétations diverses et à de longues contestations. Personne ne songeait à vouloir que l’instruction primaire fût complètement livrée à l’industrie particulière, évidemment incapable d’y suffire et peu tentée de l’entreprendre. L’oeuvre est immense et sans brillantes perspectives; l’action de l’État y est indispensable. La libre concurrence entre l’État et les particuliers, les écoles privées ouvertes à côté des écoles publiques et aux mêmes conditions, c’était là tout ce que demandaient les libéraux les plus exigeants, et ce que ne contestaient pas les plus prudents amis du pouvoir. Une troisième question élevait plus de débats : dans les écoles publiques, l’instruction primaire serait-elle ah solument gratuite et réellement donnée par l’État à tous les enfants du pays? C’était le rêve de généreux esprits. Dans la Constitution de 1791, l’Assemblée Constituante avait décrété s qu’il serait créé et organisé une instruction publique ‘communeà tous les citoyens, gratuite à l’égard des parties d’enseignement indispensables pour tous les hommes s. La Convention nationale, en maintenant ce principe, avait fixé à 1.200 livres le minimum du traitement des instituteurs. L’expérience avait démontré la vanité de ces promesses aussi peu fondées en droit qu’impossibles à réaliser. L’État doit offrir l’instruction primaire à toutes les familles et la donner à celles qui ne peuvent pas la payer; et en cela il fait plus pour la vie morale des peuples qu’il ne peut faire pour leur condition matérielle. C’est là sur ce point le vrai principe, et ce fut celui qu’adopta mon projet de loi. 21 - (1840-1842.) LE PROBLÈME ÉLECTORAL La charte de 1830 fit passer le cens de 300 à 200 francs et l’abaissa à 100 francs pour certaines catégories (membres de l’Institut, officiers en retraite). En dépit de vives critiques, cet état de choses se maintint jusqu’en 1848. Si le nombre des électeurs passa, de 1830 à 1847, de 166.583 à 241.000, ce fut uniquement par suite de l’essor économique. A) Critique du système électoral par Ara go (16 mai 1840). Moniteur universel, 17 mai 1840, p. 1079-1080. —En 1840 de nombreux gardes nationaux présentèrent une pétition demandant pour leur corps le droit de vote, ce fut l’occasion pour François Arago, député d’extrême-gauche, de montrer l’étroitesse et l’injustice du pays légal. La pétition fut cependant rejetée par la Chambre des Députés. Il faut revenir au principe de la souveraineté nationale c’e$t le principe de notre gouvernement; il est inscrit dans la Charte 1 il et inscrit dans tous nos actes, il est inscrit dans les discours des ministres, 1, Cela ne semble pa exact si on le prend au sens littéral, mais la Charte s amendée par les deux chambres s était puMJ nn nom de IQtl1S1’l1Uippo,’ roi dai I’J’êlnÇLdI s p1 non plus s I’Ql de ‘ranee‘.
55 Voyons maintenant si ce principe est en action... Messieurs, la population de la France se compose de 34 millions d’âmes. Sur 34 millions d’âmes, il y a 17 millions d’hommes; sur 17 millions d’hommes, d’après les tables de mortalité les plus exactes, il y a 8 millions d’hommes de 25 ans et au-dessus. Vous savez pourquoi je prends la limite de vingt-cinq ans; elle est indiquée dans la Charte . Combien avez-vous d’électeurs, sur 8 millions d’hommes de vingt-cinq ans et au-dessus? Vous en avez à peu près 200.000. Vous avez, par conséquent, un électeur sur 40 hommes ayant vingt-cinq ans et au-dessus. Je soutiens, moi, que le principe de la souveraineté populaire n’est pas en action dans un pays où, sur quarante hommes, il n’y en a qu’un d’électeur. (Mouvement.) Après avoir examiné la question du chiffre, examinons la question des contributions. Vous avez 9 millions de cotes foncières; sur ces 9 millions de cotes, il y en a certainement 8 millions qui appartiennent à une classe de la population qui est privée du droit électoral. J’ajoute que des contributions telles que les octrois, telles que la contribution sur le sel, telles que la loi de recrutement, qui est la rétribution du sang, comme on l’a toujours appelée, pèsent presque exclusivement sur la classe de la population que la loi prive de toute intervention dans les choix. (Dénégations. Interruption.)... Je dis qu’il y a, dans la population, une partie considérable qui est privée de toute espèce de droits politiques, et qui non seulement est la plus nombreuse, mais encore qui paie la masse la plus considérable dans les contributions de l’État. (Une voix. Précisément parce qu’elle est la plus nombreuse.) On a parlé des capacités, on a dit que les citoyens pour lesquels on demande le droit de suffrage n’ont pas la capacité suffisante. De quelle capacité entend-on parler? Est-ce qu’on nous fait subir un examen? Est-ce qu’on nous questionne sur Wattel, sur Puffendorf, sur Grotius , sur Montesquieu? Nullement. Permettez-moi de le dire, les examinateurs ne seraient pas seuls embarrassés; il arriverait encore que des candidats le seraient eux-mêmes. La capacité qu’un électeur doit posséder, c’est celle de distinguer l’honnête homme du malhonnête homme, de distinguer l’ambitieux de celui qui ne l’est pas. (Mouvemens 2. Tableau dressé pour faire connaître le nombre des morts par année, sur n nombre donné de vivants de chaque âge. 3. Age fixé par l’art. 34 de la Charte. Les autres conditions d’électorat (cens par ex.) étaient fixées par une loi et non par la Charte. 4. Watteel ou Vattel (1714-1767), auteur d’un traité sur le Droit des gens. Puf?endorf (1632-1694), célèbre juriste allemand. —Grotius (1583-1646), juriste hollandais fondateur du droit international. 5. Examinateurs, c’est-à-dire électeurs; candidats: candidats à la députation.
56 —divers.) Je dis, Messieurs, que cette capacité appartient tout aussi bien à la classe qui est maintenant privée de ses droits politiques qu’à la classe des censitaires à 200 francs... Pour moi, je suis convaincu que le Code civil réserve, à ces citoyens non censitaires, des droits qui, pour être exercés, demandent cent fois plus de capacité que le droit électoral n’en exige, en l’examinant même dans les circonstances les plus difficiles. B) Rejet de toute réforme électorale par Guizot (15 février 1842). Moniteur universel, 16 février 1842, p. 321-322. —De 1840 à 1848 la question électorale fut reprise à chaque session parlementaire par le dépôt de projets variés. En février 1842, Ducos, député de Bordeaux, membre de l’extrême gauche, proposa l’extension du droit électoral aux « capacités » (jurés, fonctionnaires nommés par le roi, gradués des facultés, notaires, officiers de la garde nationale, conseillers municipaux), il fut soutenu par Billault, député d’Ancenis, membre de l’opposition dynastique. Après l’intervention de Guizot, dont nous citons ici des extraits, le projet fut rejeté par 234 voix contre 193. J’ai beau regarder, j’ai beau chercher : je ne puis trouver parmi nous, aujourd’hui, dans l’état de la société, à la réforme électorale qu’on vous propose, aucun motif réel, sérieux, aucun motif digne d’un pays libre et sensé. Ce n’est pas la première fois, Messieurs, que de telles questions •se débattent. Avant nous, ailleurs que chez nous, des. réformes électorales ont été proposées, discutées, accomplies... La société était divisée en classes diverses, diverses de condition civile, d’intérêts, d’influences; non seulement diverses, mais opposées, se combattant les unes les autres, la noblesse et la bourgeoisie, les propriétaires terriens et les industriels, les habitants des villes et ceux des campagnes. Il y avait là des différences profondes, des intérêts contraires, des luttes continuelles... Rien de semblable chez nous aujourd’hui. On parle beaucoup de l’unité de la société française, et l’on a raison; mais ce n’est pas seulement une unité géographique, c’est aussi une unité morale, intérieure. Il n’y a plus de luttes entre les classes; il n’y a plus d’intérêts profondément divers, contraires. Qu’est-ce qui sépare aujourd’hui les électeurs à 300 fr. des électeurs à 200, des électeurs à 150, des électeurs à 50 fr. Qu’est-ce qui sépare les patentables à 200 fr des patentables inférieurs? Ils ont au fond les mêmes intérêts, ils sont dans la même condition civile, ils vivent sous l’empire des mêmes lois. La similitude des intérêts s’allie aujourd’hui chez nous, ce qui n’était encore jamais arrivé dans le monde, à la diversité des professions et à l’inégalité des conditions. (Très-bien!) C’est là un grand fait, le fidt nouveau de notre société. Un autre grand fait en résulte, c’est que la distribution des droits politiques n’est pas, ne peut être chez nous un objet de
—57 luttes et de compétitions perpétuelles comme cela arrivait dans les sociétés autrement constituées. L’électeur à 300 fr. représente parfaitement l’électeur à 200 fr., à 100 fr. : il ne l’exclut pas il le représente, il le protège, il le couvre, il ressent, il défend les mêmes intérêts. Aussi le besoin d’entrer dans l’exercice des droits politiques ne se fait pas sentir vivement dans notre société, parce que, quelque puissante que soit la vanité humaine, quelque naturel que soit le désir de l’exercice des droits politiques, quand cet exercice n’est pas nécessaire à la défense des intérêts journaliers, à la protection de la vie civile, à la sûreté de la propriété, de la liberté, de tous les biens quotidiens de l’homme, quand, dis-je, la possession des droits politiques n’est pas nécessaire à ces buts essentiels de l’état social, elle n’éveille plus dans les masses la même ardeur. (Très bien, très bien!) Aussi, ces longues et vives réclamations, qui ailleurs ont abouti à de grandes réformes électorales, vous ne les entendez point parmi nous. Quoiqu’on l’ait contesté tout à l’heure, et plus d’une fois à cette tribune, je n’hésite pas à affirmer que le mouvement qui a fait entrer aujourd’hui cette question dans cette enceinte n’est pas un mouvement naturel, vif, né du sein de la société elle-même... Je dis que le mouvement qui a produit la question dont nous nous occupons, est un mouvement superficiel, factice, mensonger, suscité par les journaux et par les comités. (Interruption aux extrémités.) Par les journaux et par les comités. Il n’est pas sorti spontanément du sein de la société elle-même, de ses intérêts et de ses besoins. (Au centre : C’est vrai.) Je suis pour mon compte, ennemi décidé du suffrage universel. Je le regarde comme la ruine de la démocratie et de la liberté... Non seulement je n’ai donc pas le désir de voir le suffrage universel s’introduire parmi nous, mais je m’oppose à toutes les tendances vers ce but. Je les crois nuisibles, dangereuses pour nos libertés comme pour l’ordre public. Une innovation n’est une amélioration utile qu’autant qu’elle oppose à un mal réel un remède efficace, [qu’]autant qu’elle donne satisfaction à un besoin réel. A mon avis, le mal dont on parle n’est pas réel en France, il n’existe pas : le besoin de réforme électorale n’est pas réel non plus; il ne se fait pas sentir, il est factice, mensonger. Or, comment voulez-vous que je désire, que j’approuve une satisfaction à un besoin que je n’admets pas, un remède à un mal qui ne me paraît pas vrai? Savez-vous ce que vous faites? au lieu d’opposer un remède à un mal réel, au lieu de satisfaire un besoin réel, vous donnez satisfaction (je ne voudrais pas me servir d’un mot trop vulgaire), à cette démangeaison, à ce prurit d’innovation qui est un mal réel chez nous; yçnjs onez satisfaction cette démangeaison de droits poli-
—58 —tiques qui travaille, non pas la société elle-même, mais un certain nombre d’individus dispersés dans cette société. Voilà le mal que vous prétendez guérir; le besoin que vous essayez de satisfaire; c’est-à-dire que vous risquez de porter atteinte au fond de la santé pour pallier un moment un mal superficiel, une maladie de la peau. (Hilarité générale.) 22 (1847, 24 mars.) LA « CORRUPTION » DES COLLÈGES ÉLECTORAUX Moniteur universel, 25 mars 1847, p. 599. —De 1840 à février 1848, la France fut paisible; le ministère dirigé par Guizot bénéficiait d’une solide majorité parlementaire et dans son cc immobilisme » paraissait d’une solidité à toute épreuve. Cependant l’opposition ne désarmait pas; en mars 1847 Duvergier de Hauranne déposa, après bien d’autres, un projet de réforme électorale. Ce projet fut défendu par Billault, ce qui fut pour lui l’occasion de critiquer violemment la politique de Guizot en l’accusant de « corruption ». Ce projet fut rejeté par 252 voix contre 154. Dans les relations entre l’électeur et le député, les exigences des intérêts locaux et personnels dominent peu à peu et remplacent les intérêts généraux et les intérêts politiques. Nous avons vu croître ce mal, nous le voyons se développer petit à petit. D’abord c’était le Gouvernement voulant faire arriver dans un collège 1 un candidat de son opinion qui, à l’aide de mille petites bienveillances locales, cherchait à lui donner l’embryon d’une popularité nécessaire mais artificielle. Puis nous avons vu surgir à côté du député d’opposition en exercice, l’aspirant 2 ministériel, partout, pour son futur collège , chargé de faveurs et de promesses et travaillant à rallier ainsi à la longue toutes les petites ambitions électorales. Mais, quand les électeurs se sont ainsi vu tenter, les mauvais sentiments se sont développés, les tentés sont devenus tentateurs; ils n’ont plus attendu qu’on leur offrit; ils se sont mis à exiger; ils n’ont plus fait de la nomination du député une affaire politique, une question de préférence pour tel ou tel système de gouvernement, ils en ont fait une spéculation pour leurs intérêts privés et ceux de leurs parents et amis. Des électeurs ont osé dire : Si vous faites faire telle nomination, ou si vous me faites obtenir telle faveur, tel avantage, vous aurez ma voix; sinon, je la donnerai à votre adversaire. Peu nous importent, m’ont dit d’autres, vos opinions poil- tiques; mais obtenez telle destitution, faites avoir telle place ou telle subvention; obtenez-nous telle et telle chose, et puis telle autre chose encore. 1. Collège électoral d’arrondissement. 2. L’aspirant député ami du ministère. 3. C’est-à-dire pour ses futurs électeurs.
59 —1n face de cette condition de notre société, de cette prédispo sition à désirer des emplois, de ce nombre infini de places tentant la cupidité de ceux qui les voient, nous avons, par notre loi électorale, organisé les combinaisons les plus efficaces pour que ce mauvais sentiment pût grandir et prospérer. Nous avons constitué la permanence de l’électorat et le petit nombre d’électeurs dans beaucoup de collèges. Grâce à cette déplorable combinaison, dans les petits collèges où 80, 90 voix forment la majorité, chaque homme disposant par ses parents, par ses amis, de 5, de 6, de 10 voix, devient une puissance; la tentation d’utiliser à son profit, au profit des siens, cette puissance que la permanence de l’électorat lui assure, est bien grande, et trop souvent, soit qu’on l’y excite, soit spontanément, il y succombe; hésitante et honteuse d’abord, cette influence égoïste et illégitime s’enhardit bientôt; elle crée pour le député un servage chaque jour plus lourd, et les choses peuvent en venir à ce point, qu’en face de chaque nouveau désir de place ou d’avantage local pour soi, les parents ou les amis, il faut céder ou renoncer à la carrière politique. Et ce n’est pas seulement sur le député que pèsent ces embarras, le Gouvernement les subit à son tour. Le député, commandé par cette nouvelle aristocratie besoigneuse, vient imposer au Gouvernement les nécessités de sa propre situation. Et comme le ministère tient à conserver ses amis, il faut céder; il faut payer de promesses d’abord, et puis de réalité, car la cupidité trompée, après une première élection, exige des sûretés par avance quand il en survient une seconde. Cette combinaison électorale du petit nombre et de la permanence est donc détestable; elle donne une beaucoup trop facile puissance aux mauvais sentiments, et aux intérêts locaux et particuliers, et par contre-coup elle entame et énerve d’autant la force politique et du député et du Gouvernement qu’il appuie. Si les ministres pouvaient avoir un de ces accès de franchise que leur interdit la politique, s’ils pouvaient venir dire à la tribune que d’ennuis chaque matin l’encombrement de leurs antichambres leur cause; s’ils pouvaient avouer comment, quand une place devient vacante, tous les embarras surgissent, toutes les prétentions s’élèvent, quelles difficultés ils en éprouvent, faisant dix mécontents pour un heureux, comment ils s’ingénient à combiner les mouvements dans l’ordre administratif ou judiciaire pour faire le plus d’avancements possibles et multiplier la monnaie, l’aumône, afin de plaire à plus d’élus et à plus d’électeurs; s’ils pouvaient vous découvrir toute cette plaie, vous seriez bien mieux édifiés encore que vous ne l’êtes par ce que voit chacun de vous... 4. Au sens ancien : prive d’énergie. 5. La monarchie de Juillet connut plusieurs scandales électoraux retentissants.
- 60 —N’en est-il pas beaucoup parmi nous sentant au fond de leur coeur que ce n’est pas par leurs convictions ‘politiques,mais par les services individuels, qu’ils peuvent seulement assurer la fidélité de leurs électeurs? Ne font-ils pas des voeux sincères pour qu’il ne meure pas un seul fonctionnaire public dans leur arrondissement? (Hilarité générale et prolongée 6.) 6. La prise en considération de ces remarques fut rejetée, après intervention de Moulin, député du Puy-de-Dôme, qui déclara: « Nous avons autre chose à faire que de nous occuper d’une réforme électorale... 23 - [1833.] LA LÉGENDE NAPOLÉONIENNE H. DE BALZAC, Le médecin de campagne, dans ses OEuvres complètes, t. XIII (Paris, Houssiaux, 1863), p. 433 sq. —Les discussions parlementaires, les émeutes républicaines, l’agitation entretenue par la presse ne touchaient que les grandes villes. Les campagnes restaient en général à l’écart de toute vie politique, mais sur elles s’étendait la grande ombre de Napoléon. Nul, mieux ue Balzac, n’a montré cette diffusion de la légende napoléonienne dont les conséquences ultérieures seront considérables. (Dans un village des Alpes, les habitants ont coutume de se réunir le soir dans une grange, ils écoutent avec attention les récits des campagnes napoléoniennes que leur font deux vieux soldats Goguelat, ancien fantassin de la garde, qui n’a pour vivre que son misérable traitement de piéton (porteur de papiers administratifs) et Gondrin, ancien pontonnier, devenu ‘sourd.Ce soir-là, le propriétaire de la grange assiste à la ((veillée s en compagnie d’un ami de passage, le commandant Genestas, officier de Napoléon, resté dans l’armée royale, mais sans rien renier de ses sentiments pour l’empereur.) —Voyons, monsieur Goguelat, racontez-nous l’Empereur, dit le garde-champêtre. —La veillée est trop avancée, dit lepiéton, et je n’aime point à raccourcir les victoires. —C’est égal, dites tout de même! Nous les connaissons pour vous les avoir vu dire bien des fois; mais ça fait toujours plaisir à entendre. —Racontez-nous l’Empereur! crièrent plusieurs personnes ensemble. —Vous le voulez, répondit Goguelat. Eh! bien, vous verrez que ça ne signifie rien quand c’est dit au pas de charge. J’aime mieux vous raconter toute une bataille. Voulez-vous ChampAubert , où il n’y avait plus de cartouches, et où l’on s’est astiqué tout de même à la baïonnette? 1. Champaubert (Marne), victoire de Napoléon sur les Russes le 10 février 1814.
ll —Non! l’Empereur! l’Empereur! Le fantassin se leva de dessus sa botte de foin, promena sur l’assemblée ce regard noir, tout chargé de misère, d’événements et de souffrances qui distingue les vieux soldats... Après avoir repoussé ses cheveux gris d’un seul côté de son front pour le découvrir, il porta la tête vers le ciel afin de se mettre à la hauteur de la gigantesque histoire qu’il allait dire. —Voyez-vous, mes amis, Napoléon est né en Corse, qu’est une île française, chauffée par le soleil d’Italie... (Le vieux soldat fait alors en termes pathétiques et naïfs un long récit des campagnes napoléoniennes et arrive enfin au retour de l’île d’Elbe.) Le 1er mars [1815] Napoléon débarque avec deux cents hommes pour conquérir le royaume de France et de Navarre, qui le 20 mars 2 était redevenu l’Empire français. L’Homme se trouvait ce jour-là dans Paris, ayant tout balayé, il avait repris sa chère France, et ramassé ses troupiers en ne leur disant que deux mots : « Me voilà! » C’est le plus grand miracle qu’a fait Dieu! Avant lui, jamais un homme avait-il pris d’empire rien qu’en montrant son chapeau? L’on croyait la France abattue? Du tout. A la vue de l’aigle, une armée nationale se refait, et nous marchons tous à Waterloo. Pour lors, là, la garde meurt d’un seul coup. Napoléon au désespoir se jette trois fois au devant des canons ennemis à la tête du reste, sans trouver la mort! Nous avons vu ça nous autres! Voilà la bataille perdue. Le soir, l’empereur appelle ses vieux soldats, brûle dans un champ plein de notre sang ses drapeaux et ses aigres; ces pauvres aigles, toujours victorieuses, qui criaient dans les batailles : —En avant! et qui avaient volé sur toute l’Europe, furent sauvées de l’infamie d’être à l’ennemi. Les trésors de l’Angleterre ne pourraient pas seulement lui donner la queue d’un aigle. Plus d’aigles! Le reste est suffisamment connu. L’Homme Rouge passe aux Bourbons comme un gredin qu’il est. La France est écrasée, le soldat n’est plus rien, on le prive de son dû, on te le renvoie chez lui pour prendre à sa place des nobles qui ne pouvaient plus marcher, que ça faisait pitié. L’on s’empare de Napoléon par trahison, les Anglais le clouent dans une île déserte de la grande mer, sur un rocher élevé de dix mille pieds au-dessus du monde. Fin finale, est obligé de rester là, jusqu’à ce que l’Homme Rouge lui rende son pouvoir pour le bonheur de la France. Ceux-ci disent qu’il est mort! Ah! bien oui, mort! On voit bièn qu’ils ne le connaissent pas. Ils répètent c’te bourde-là pour attraper le peuple et le faire tenir tranquille dans leur 2. Date de l’entrée de Napoléon à Paris. 3. Allusion à une légende selon laquelle Napoléon avait pour «communiquer avec son étoile un mystérieux génie protecteur, l’homme rouge, qui venait près de lui « dans les moments durs à passer a.
baraque de gouvernement. Écoutez. La vérité du tout est que ses amis l’ont laissé seul dans le désert, pour satisfaire à une prophétie faite sur lui, car j’ai oublié de vous apprendre que son nom de Napoléon veut dire le lion du désert. Et voilà ce qui est vrai comme l’Évangile. Toutes les autres choses que vous entendrez dire sur l’empereur sont des bêtises qui n’ont pas forme humaine. Parce que, voyez-vous, ce n’est pas à l’enfant d’une femme que Dieu aurait donné le droit de tracer son nom en rouge comme il a écrit le sien sur la terre, qui s’en souviendra toujours! Vive Napoléon, le père du peuple et du soldat! —Vive le général Eblé! cria le pontonnier. —Comment avez-vous fait pour ne pas mourir dans le ravin de la Moscowa? dit une paysanne. —Est-ce que je sais? Nous y sommes entrés un régiment, nous n’y étions debout que cent fantassins, parce qu’il n’y avait que des fantassins capables de le prendre! l’infanterie, voyez- vous, c’est tout dans une armée... —Et la cavalerie, donc! s’écria Genestas en se laissant couler du haut du foin et apparaissant avec une rapidité qui fit jeter un cri d’effroi aux plus courageux. Hé! mon ancien, ti oublies les lanciers rouges de Poniatowski, les cuirassiers, les dragons, tout le tremblement! Quand Napoléon, impatient de ne pas voir avancer sa bataille vers la conclusion de la victoire, disait à Murat: ((Sire, coupe-moi ça en deux! e Nous partions d’abord au trot, puis au galop : uné, deux! l’armée ennemie était fendue comme une pomme avec un couteau. Une charge de cavalerie, mon vieux, mais c’est une colonne de boulets de canon! —Et les pontonniers? cria le sourd. —Ha! ça, mes enfants! reprit Genestas tout honteux de sa sortie en se voyant au milieu d’un cercle silencieux et stupéfait, il n’y a pas d’agents provocateurs ici! Tenez, voilà pour boire au petit caporal. —Vive l’empereur! crièrent d’une seule voix les gens de la veillée. —Chut! enfants, dit l’officier en s’efforçant de cacher sa profonde douleur. Chut! il est mort en disant : e Gloire, France et bataille. » Mes enfants, il a dû mourir, lui, mais sa mémoire?... jamais. 24 - [1845.] LA PAYSANNERIE FRANÇAISE MICHELET, Le peuple, 2’ éd. (Paris, 1846), p. 66-72. —Bien que formant en France la classe sociale la plus nombreuse, les paysans sont sans doute les moins bien connus. Voici, à leur sujet, quelques remarques de Michelet. Celui-ci, autant qu’aux faits s’attache, d’ailleurs avec un certain romantisme, à l’analyse de la psychologie paysanne et décrit, avec précision, la dureté de la vie campagnarde. La première édition de l’ouvrage est de 1845.
—63—Auj ourd’hui, le capitaliste et l’industriel gouvernent seuls. L’agriculture, qui compte pour moitié et plus dans nos recettes, n’obtient dans nos dépenses qu’un cent-huitième! La théorie ne la traite guère mieux que l’administration; elle s’inquiète surtout de l’industrie et des industriels. Plusieurs de nos économistes disent le travailleur pour dire l’ouvrier, oubliant seulement vingt-quatre millions de travailleurs agricoles. Et cependant le paysan n’est pas seulement la partie la plus nombreuse de la nation, c’est la plus forte, la plus saine, et, en balançant bien le physique et le moral, au total la meilleure 1• Dans l’affaiblissement des croyances qui le soutinrent jadis, abandonné à lui-même, entre la foi ancienne qu’il n’a plus et la lumière moderne qu’on ne lui donne pas, il garde pour soutien le sentiment national, la grande tradition militaire, quelque chose de l’honneur du soldat. Il est intéressé,, âpre en affaires sans doute; qui peut y trouver à dire, quand on sait ce qu’il souffre?... Tel qu’il est, quoi qu’on puisse lui reprocher parfois, comparez-le, je vous en prie, dans la vie habituelle, à vos marchands qui mentent tout le jour, à la tourbe des manufactures ‘...Voulez-vous juger nos paysans? Regardez-les, au retour du service militaire! Vous voyez ces soldats terribles, les premiers du monde, qui, revenant à peine d’Afrique , de la guerre des lions, se mettent doucement à travailler, entre leur soeur et leur mère, reprennent la vie paternelle d’épargne et de jeûne, ne font plus de guerre qu’à eux-mêmes. Vous les voyez, sans plainte, sans violence, chercher par les moyens les plus honorables l’accomplissement de l’oeuvre sainte qui fait la force de la France : je veux dire le mariage de l’homme et de la terre. La France tout entière, si elle avait le vrai sentiment de sa mission, aiderait à ceux qui continuent cette oeuvre... Si la situation présente continuait, le paysan, loin d’acquérir, vendrait, comme il fit au milieu du dix-septième siècle, et redeviendrait mercenaire. Deux cents ans de perdus!... Ce ne serait pas là la chute d’une classe d’hommes, mais celle de la patrie. Ils paient plus d’un demi-milliard à l’État chaque année! un milliard à l’usure ! Est-ce tout? Non, la charge indirecte est peut-être aussi forte, celle que l’industrie impose au paysan par ses douanes qui, repoussant les produits étrangers, empêchent aussi nos denrées de sortir. Ces hommes si laborieux sont les plus mal nourris. Point de viande; nos éleveurs (qui sont au fond des industriels) empêchent 1. La population urbaine, qui ne fait qu’un cinquième de la nation, fournit les deux cinquièmes des accusés (Note de Miclielet). 2. Voir texte n° 26 A, p. 66. 3. La guerre d’Algérie fut une lourde charge. 4. L’usure fut longtemps la plaie des campagnes.
—64 —l’agriculteur d’en manger, dans l’intérêt de l’agriculture. Le dernier ouvrier mange du pain blanc; mais celui qui fait venir le blé, ne le mange que noir. Ils font le vin, et la ville le boit. Que dis-je! le monde entier boit la joie à la coupe de la France, excepté le vigneron français. L’industrie de nos villes a obtenu récemment un soulagement considérable, dont le poids retombe sur la terre, au moment où la petite industrie des campagnes, l’humble travail de la fileuse, est tué par la machine à lin. Le paysans, perdant ainsi, une à une, ses industries, aujourd’hui le lin, demain la soie peut-être, a grand’peine à garder la terre; elle lui échappe, et elle emporte avec elle tout ce qu’il y a mis d’années laborieuses, d’épargne, de sacrifices. C’est de sa vie elle-même qu’il est exproprié. S’il reste quelque chose, les spéculateurs l’en débarrassent; il écoute, avec la crédulité du malheur, toutes les fables qu’ils débitent; Alger produit le sucre et le café; tout homme en Amérique gagne dix francs par jour6 il faut passer la mer; qu’importe? L’Alsacien croit, sur leur parole, que l’Océan n’est guère plus large que le Rhin. Avant d’en venir là, avant de quitter la France, toute ressource sera employée. Le fils se vendra . La fille se fera domestique. Le jeune enfant entrera dans la manufacture voisine. La femme se placera comme nourrice 8 dans la maison du bourgeois, ou prendra chez elle l’enfant du petit marchand, de l’ouvrier même. L’ouvrier, pour peu qu’il gagne bien sa vie, est l’objet de l’envie du paysan. Lui qui appelle bourgeois le fabricant, il est un bourgeois pour l’homme de campagne. Celui-ci le voit le dimanche se promener vêtu comme un Monsieur. Attaché à la terre, il croit qu’un homme qui porte avec lui son métier, qui travaille sans s’inquiéter des saisons, de la gelée ni de la grêle, est libre comme l’oiseau. Il ignore et ne veut point voir les servitudes de l’homme d’industrie. Il en juge d’après le jeune ouvrier voyageur qu’il rencontre sur les routes, faisant son tour de France, qui gagne à chaque halte pour le séjour et le voyage, puis, reprenant sa longue canne de compagnonnage et le petit paquet, s’achemine vers une autre ville en chantant ses chansons. 5. Allusion à l’invention de Philippe de Girard (1775-1845), qui mit au point une machine à tisser le lin en 1813, mais resta méconnu et dut s’exiler en Pologne. Revenu en 1830, sn machine fut adoptée vers 1842. 6. voir salaires p. 81. 7. Se vendra comme remplaçant à l’armée. Voir texte suivant. 8. Dans la bourgeoisie aisée, pour nourrir les jeunes enfants, la coutume fut longtemps de prendre à domicile une nourrice, c’est-à-dire une jeune mère qui, pour cela, devait pratiquement abandonner son propre enfant. 9. Voir texte n° 27, p. 71.
—65 —25 - (1845, 29 juillet.) LES PAYSANS ET LA CONSCRIPTION L’Indicateur corrézien, 29 juillet 1845, P. 54. —Sous le régime censitaire les paysans n’avaient que peu de moyens pour faire entendre leurs revendications. Parfois cependant un article d’un journal de province nous éclaire quelque peu sur leurs opinions. Tel est celui d’un médecin, F. Vidalin, dans un journal de la Corrèze. Celui-ci, à la suite de l’annonce du contingent militaire de 1844 pour ce département, expose les plaintes paysannes contre le service militaire dont le poids retombait presque entièrement sur les campagnes. Les modalités du recrutement étalent définies par la loi du 31 mars 1832, modifiant celle de 1818, dite loi Gouvion-SaintCyr. Chaque année la loi fixait l’importance du contingent et le répartissait entre les départements, puis entre les cantons où le nombre des jeunes gens nécessaire pour le service militaire étaient désignés par tirage au sort. Les « bons numéros » (les plus élevés) échappaient à l’armée, les autres devaient accomplir 8 ans de service, à moins de trouver un remplaçant. Mais l’achat d’un remplaçant était très coûteux; pour éviter cette dépense ruineuse on pouvait contracter une assurance auprès d’une compagnie spécialisée. Dans ce cas, celui que le sort désignait pour l’armée touchait une somme d’argent suffisante pour acheter un remplaçant, s’il avait versé à cette compagnie une prime annuelle (assez faible s’il avait commencé vers l’âge de 10 à 12 ans). En fait seule la bourgeoisie profitait de ce système. Ce que veut le peuple des campagnes. Eh, mon Dieu! ce ne sont point vos honneurs, vos gloires, vos vanités. Dans l’humilité de son esprit, il n’y aspire pas; dans son bon sens naturel, il y met peu de prix. Ce qu’il veut, c’est un adoùcissement dans les charges publiques... Ce que veut le peuple des campagnes, c’est un examen attentif et consciencieux... de cette situation déplorable des campagnes... qui fait que la possession de la propriété rurale a acquis une telle mobilité que rarement, maintenant, deux générations peuvent se succéder sous le même toit... Ce que veut le peuple des campagnes, c’est la révision de cette loi impitoyable de la conscription qui ravit au malheureux campagnard les huit plus belles années de sa vie, les années de jeunesse, de bonheur, celles qu’il pourrait le plus utilement employer à s’amasser un pécule, et qui l’assujétit à la dépendance la plus absolue, la plus minutieuse, tyrannique, pour ainsi dire, à un âge où il éprouve le sentiment le plus vif et le plus énergique de la liberté. On aura beau dire que cette violente obligation, que cette douloureuse compression de la liberté est pour tous : non! c’est une déception. La loi de la conscription ne pèse, en fait, que sur les campagnes. Les populations des villes s’en affranchissent avec leur argent; ou si elles sont représentées dans les armées, c’est dans les grades, c’est-à-dire dans des positions heureuses et enviables. Le peuple des campagnes a droit de demander la correction de cette loi; il a droit de demander la réduction du service militaire de huit années à trois. Et qu’on ne m’oppose pas les doléances des chefs militaires qui insistent CHAULANGES : TEXTES HIST. 1815-1848 3
—66 —sur la plus grande durée de service possible! On sait la raison de cette prétention. Cette éducation incessante du jeune soldat est fatigante pour eux. Et pourtant un soldat intelligent comme le Français est, en moins d’un an, quelle que soit la science de l’arme, apte à bien la connaître. Qu’on se rappelle les guerres de l’Empire et le régime d’éducation qu’elles imposaient au soldat. Et quelqu’un s’est-il jamais avisé de dire que ces glorieux soldats étaient inhabiles! —Oui, cette loi, telle qu’elle est, est une privation insupportable pour les campagnes. Trop long-temps méconnu dans ses souffrances, dans ses misères, par une représentation fallacieuse à son égard, car elle ne représente que l’immense richesse araire 1 qui dédaigneusement ne prend nul souci de lui, le peuple des campagnes éprouve un besoin énergique d’être représenté dans les assemblées délibérantes par des hommes qui le connaissent, qui sachent le défendre et dire combien cette brillante civilisation des villes pèse d’un poids écrasant sur lui, de quelle main de fer elle l’étreint et de quet aiguillon avide et incisif elle le suce et le dessèche. Le peirple des campagnes a bèsoin de trouver des hommes généreux et fermes qui sachent dire tout haut, avec le langage de la force et de la raison Allègement des charges publiques; Assistance à la propriété qui va périr; Révision de la loi de la conscription. 1. Comprendre richesse terrienne, le système censitaire éliminait en effet toute représentation paysanne. 26 - (1835-1839.) LA VIE OUVRIÈRE Sous la monarchie de juillet la misère était générale dans la classe ouvrière et nombreux en sont les témoignages. En voici deux, très différents dans leur forme, mais concordants sur le fond. A) Les ouvriers du textile à Lute (novembre-décembre 1835 et août 1837) 1 M. VILLERMÉ, Tableau de l’étal physique et moral des ouvriers (Paris, 1840) ,t. 1, p. 80 sq. —Un médecin, Villermé, à la demande de l’Académie des Sciences morales et politiques, fit sur la situation des ouvricrs sine grande enquête, publiée en 1840. Le tableau de la vie ouvrière, qu’il trace avec précision et tin grand luxe de détails, est poignant. La misère et la déchéance physique autant que morale des ouvriers dépassent notre entendement. Mais nulle part on ne tombe aussi bas qu’à Lille parmi les ouvriers du coton. Si la misère est générale, on a toutefois là tin cas extrême. Au moment de la visite de Villermé à Lille, sur 72.000 habitants, il y avait 22.205 assistés, soit 4 indigents sur 13 personnes. A Roubaix et Tourcoing, villes voisines, la situation était assez différente. « Il n’y a point ici de cave habitée comme à Lille, note Villermé... L’état de santé des ouvriers m’y a parti sensiblement meilleur que celui des ouvriers de Lille. » 1. Villerméfit deux séjours à Lille. Il en indique lui-même les dates.
—67 —Le quartier de Lille où il y a, proportion gardée, le plus d’ouvriers pauvres et de mauvaise conduite, est celui de la rue des 1taques et des allées, des cours 2 étroites, tortueuses, profondes, qui communiquent avec elle. Les plus pauvres habitent les caves et les greniers. Ces caves n’ont aucune communication avec l’intérieur des maisons elles s’ouvrent sur les rues ousur les cours, et l’on y descend par un escalier, qui en est très souvent à-la-fois la porte et la fenêtre. Elles sont en pierres ou en briques, voûtées, pavées ou carrelées, et toutes ont une cheminée; ce qui prouve qu’elles ont été construites pour servir d’habitation. Communément leur hauteur est de 6 pieds à 6 pieds et demi , prise au milieu de la voûte, et elles ont de 10 à 14 ou 15 pieds de côté . C’est dans ces sombres et tristes demeures que mangent, couchent et même travaillent un grand nombre d’ouvriers. Le jour arrive pour eux une heure plus tard que pour les autres, et la nuit une heure plus tôt . Leur mobilier ordinaire se compose, avec les objets de leur profession, d’une sorte d’armoire ou d’une planche pour déposer les alimehs, d’un poèle, d’un réchaud en terre cuite, de quelques poteries, d’une petite table, de deux ou trois mauvaises chaises, et d’un sale grabat dont les seules pièces sont une paillasse et des lambeaux de couverture. Je voudrais ne rien ajouter à ce détail des choses hideuses qui révèlent, au premier coup-d’oeil, la profonde misère des malheureux habitans; mais je dois dire que, dans plusieurs des lits dont je viens de parler, j’ai vu reposer ensemble des individus des deux sexes et d’âges très différens, la plupart sans chemise et d’une saleté repoussante. Père, mère, vieillards, enfans, adultes, s’y pressent, s’y entassent. Je m’arrête... le lecteur achèvera le tableau... Eh bien! les caves ne sont pas les plus mauvais logemens elles ne sont pas, à beaucoup près, aussi humides qu’on le prétend. Chaque fois qu’on y allume le réchaud, qui se place alors dans la cheminée, on détermine un courant d’air qui les sèche et les assainit. Les pires logemens sont les greniers, où rien ne garantit des extrêmes de température : car les locataires, tout aussi misérables que ceux des caves, manquent également des moyens d’y entretenir du feu pour se chauffer pendant l’hiver... 2. Ce sont les cours Muhau, Notre-Dame, L’Apôtre, Sauvage, à l’Eau, des Faces, Salnt-Denis, Saint-Jean, du Soleil, Lottin, Jeannette à vaches, etc. (Note de Villermé.) Cette dernière devait être illustrée par le célèbre chant du P’tit Quinquin (1853). 3. Soit à peu près deux mètres. 4. Soit environ 3 m 50 à 5 m. 5. Les caves que j’ai visitées dans le quartier de la rue des Étaques étalent louées: une de 11 à 12 pieds de côtés, 4 francs par mois; une autre semblable, 25 sous par semaine, une un peu plus grande 30 sous par semaine... Il n’y en avait pas qui fussent louées moins de 20 sous... (Note de Villermé.) Ailleurs Villermé indique que dans certains beaux quartiers une belle chambre est louée 6 f. 50 par mois.
—68 —Et que l’on ne croie pas que cet excès du mal soit offert par quelques centaines d’individus seulement, c’est à des degrés divers, par la grande majorité des 3000 qui habitent le quartier de la rue des Etaques, et par un plus grand nombre d’autres encore qui sont groupés, distribués dans beaucoup de rues, et dans peut-être soixante cours plus ou moins comparables... Chez presque tous les fabricans, la journée est de 15 heures, sur lesquelles on en exige 13 de travail effectif. A Lille et dans ses faubourgs les ouvriers ordinaires du sexe masculin gagnaient par journée de travail, avant la crise des années 1836 et 1837, de 28 à 35 ou 40 sous, et communément 30 sous. Les plus forts, depuis 35 jusqu’à 50 sous, mais le plus grand nombre 40 à 45 sous; Les plus habiles, les plus intelligens, ceux dont l’apprentissage est long, difficile, ou l’industrie particulièrement recherchée, depuis 45 sous jusqu’à 6 fr., mais la plupart 3 fr ou près de 3 fr.; Les femmes bonnes et adroites ouvrières, de 20 à 40 sous, les autres de 12 à 20 sous; Les jeunes gens de 12 à 15 ans, depuis 12 •sous jusqu’à 25; Et les enfans plus jeunes, de 6 à 15 ou 16 sous 6 Ainsi, en supposant une famille dont le père, la mère et un enfant de 10 à 12 ans reçoivent des salaires ordinaires, cette famille pourra réunir dans l’année, si la maladie de quelqu’un de ses membres ou un manque d’ouvrage ne vient pas diminuer ses profits, savoir Le père, à raison de 30 sous par journée de travail ... 450 fr. La mère, —20 ——300 Un enfant, —11 ——165 En tout 915 Voyons maintenant quelles sont ses dépenses. Si elle occupe seule un cabinet, une sorte de grenier, une cave, une petite chambre, son loyer, qui s’exige par mois ou par semaine, lui coûte ordinairement dans la ville, depuis 40 fr. jusqu’à 80. Prenons la moyenne 60 fr. Sa nourriture environ 14 sous par jour, pour le mari 255 12 ———la femme 219 638 9 ———l’enfant 164 Mais comme il y a très communément plusieurs enfans en bas âge, disons 738 fr. C’est donc, pour la nourriture et le logement 798 fr. 6. Parmi les autres salaires journaliers à Lille, Villermé note : Imprimeur sur tissu 5 f.; fondeur 4 f. 50; tourneur sur fer 3 à 4 f.; corroyeur 3 à 4 f.; charpentier 2,25; appréteur 1,50 à 2 f.; briquetier, amidonnier 1,50.
—69 —Il reste par conséquent, pour l’entretien du mobilier, du linge, des habits, et pour le blanchissage, le feu, la lumière, les ustensiles de la profession, etc., une somme de 117 fr. Certes, ce n’est pas assez. Supposez une maladie, un chômage, un peu d’ivrognerie, et cette famille se trouve dans la plus grande gêne... La nourriture habituelle des plus pauvres ouvriers de Lille se compose de pommes de terre, de quelques légumes, de soupes maigres, d’un peu de beurre, de fromage, de lait de beurre7 ou de charcuterie. Ils ne mangent ordinairement qu’un seul de ces alimens avec leur pain. L’eau est leur unique boisson pendant les repas; mais un très grand nombre d’hommes, et même des femmes, vont chaque jour au cabaret boire de la bière ou, plus souvent encore, un petit verre de leur détestable eau-de-vie de grains. Les ouvriers aisés se nourrissent mieux; ils ont assez souvent le pot-au-feu ou quelque ragoût dans lequel il entre de la viande, et le matin une tasse de café ordinairement mélangé de chicorée, pris au lait et presque sans sucre. Enfin il existe à Lille, comme dans les autres villes manufacturières, des traiteurs- gargotiers chez lesquels beaucoup d’ouvriers vont faire chaque jour un repas. Ils y portent leur pain, se font tremper la soupe et choisissent un mets. Parmi ceux-ci, il y en a même qui ont leur ménage en ville; mais alors la femme, qui travaille comme son mari dans les manufactures, n’a pas le temps de faire la cuisine. Les ouvriers de Lille sont très souvent privés du strict nécessaire; et cependant ils ne se plaignent point trop de leur sort, et ne se portent presque jamais à des émeutes. Sous ce rapport seulement, ils ressemblent aux malheureux ouvriers des manufactures de l’Alsace. La douceur, la patience, la résignation, paraissent être d’ailleurs le fond du caractère flamand. Ils offrent très souvent une constitution scrofuleuse 8 surtout les enfans, qui sont décolorés et maigres. Les médecins de la ville m’ont affirmé que la phtisie pulmonaire moissonne beaucoup plus d’ouvriers en coton et de filtiers que d’autres habitans. 7. Espèce de petit lait. 8. La scrofule, généralement d’origine tuberculeuse, se manifeste par des suppurations chroniques chez des sujets jeunes à tempérament lymphatique. 9. Ouvriers fabriquant le fil à coudre de lin. B) Les tisseurs lyonnais vus par Michelet (4 avril 1839). MICHELET, Journal, édité par P. Viailaneix (Paris, 1959), p. 297 et 301. Texte communiqué par son éditeur. —Michelet, au cours de nombreux voyages en France, nota avec sobriété et avec une précision remarquable toutes ses impressions qui sont, pour nous, une source de renseignements précieux. Ce qu’il dit des tisseurs lyonnais, bien que ne comportant aucun chiffre, est une évocation saisissante, par sa vérité, de leur vie grise et misérable.
—70 —4 avril 1839. Nous montâmes à l’entrée de la Croix-Rousse, dans une grande vilaine maison, sale sur les murs, sale d’escaliers et cependant pas plus sale que la plupart d.es maisons bourgeoises de Lyon. Nous entrâmes d’abord chez un pauvre diable de tisseur républicain qui avait passé sept mois dans la prison de Perrache’. L’atelier était remarquablement sale et pauvre. Il contenait quatre métiers. Deux filles de seize ou dix huit ans travaillaient, tin peu mollement comme filles de la maison. De même un garçon de douze ans. Enfin, un pauvre petit de cinq ans à un tout petit métier; il travaillait debout, parce que, me dit sa mère, il n’y avait pas de siège assez bas pour lui. Six énormes pains étaient entassés dans un coin. La famille mange soixante livres de pain par semaine. La mère, femme vive, énergique, jeune encore malgré ses neuf enfants, est l’âme de la maison. Le mari, grand, maigre, éteint, de nature visiblement douce et faible, semblait ne devoir jamais se relever du coup qui l’avait frappé. De petites soupentes contenaient les lits du père et des huit enfants; le neuvième était en nourrice. La seule chose qui consolait un peu l’âme dans ce tableau de misère, c’était que la famille travaillait seule et n’admettait point de compagnons. Tout à côté de ce pauvre ménage, demeure un chef d’atelier plus aisé et plus intelligent. Celui-ci est un inventeur qui, sans cesse, trouve des perfectionnements, entre autres le battant , qui économise dans les soies brochées toute la soie qu’on perdait dans les revers de l’étoffe. Il nous reçut avec une dignité modeste. Secrétaire de noyer; le principal ornement était un tableau- pendule exécutant des airs, tandis que le pauvre tisseur républicain orne ses murs de Napoléon à deux sols et de vieilles images (Crédit est mort, etc.). Enfin, M. Arlès me mena chez un chef d’atelier qui a trouvé des perfectionnements moins importants, mais dont la maison est une image de vie sérieuse, morale, quelque chose de sec et de triste; la femme de même, jeune encore avec des lunettes. Ils fabriquent les plus riches ornements d’église. Le mari est membre du tribunal des prud’hommes. Celui-ci est visiblement l’ouvrier du clergé et de l’autorité, unissant les deux principes lyonnais : industrie et religion. 1. En 1831 et 1834 de graves émeutes eurent lieu à Lyon, suivies d’une sévère répression. 2. Le battant-brocheur fut mis au point en 1838 par le mécanicien lyonnais Prosper Meynier, c’est sans doute lui dont parle Michelet. Le battant permit de tisser des étoffes brochées en évitant toute perte sur la soie nécessaire à l’exécution des dessins et en rendant ceux-cl plus solides, car les fils durevers n’étalent plus coupés. 3. Dans les classes populaires les idées républicaines se mélaient au souvenir de Napoléon. 4. Le guide de Michelet était Arlès-Dufour, industriel lyonnais, ancien saintsimonien qui fit de gros efforts pour éduquer les ouvriers et soulager leur misère matérielle et morale.
—71 —27- (1840.) QUELQUES PRATIQUES DU COMPAGNONNAGE Agricol PERDIGUIER, Le livre clv coinpagnonage (Paris, chez l’auteur, 1840), p. 180 sq. Extraits. —Si les associations ouvrières étaient interdites par la loi, les ouvriers de certains métiers, par exemple ceux du bâtiment, n’en constituaient pas moins avec le compagnonnage des groupements semi-clandestins qui étaient pour leurs membres de puissants moyens de défense. Le compagnonnage jouait un grand rôle, non seulement dans la vie matérielle, mais aussi dans la formation professionnelle, car il permettait aux compagnons, par les secours et l’aide qu’il leur offrait, de perfectionner leurs connaissances, en particulier en faisant le cc tour de France Ces groupements étaient nombreux, chacun ne comprenait que des ouvriers d’un seul métier, mais tous avaient des règlements assez semblables; pour y entrer on passait d’abord par une période de noviciat, ensuite, en qualité de membre, on pouvait acquérir plusieurs grades. Cette vie si particulière du compagnonnage nous est connue en grande partie par les ouvrages publiés à partir de 1834, d’Agricol Perdiguier, dit Avignonais la Vertu (1805-1875), lui-même compagnon menuisier, avant de devenir libraire à Paris. Les extraits ci-dessous intéressent « La Société de l’Union » (menuisiers ou serruriers). La Mère Quand un Compagnon va à la maison où la Société loge, mange et tient ses assemblées, il dit : « Je vais chez la mère. » Si l’aubergiste chez lequel la Société est établie n’avait point de femme, on dirait également en allant chez lui : je vais chez la mère. On le voit, le mot mère fait non seulement penser à la maîtresse de la maison, mais à la maison elle-même. Cela connu, je dirai : l’aubergiste est le père des Compagnons, sa femme est leur mère, les enfants de l’hôtelier et les domestiques sont leurs frères et leurs soeurs. Tous les membres de la Société sont solidaires les uns des autres envers la mère jusqu’à un certain degré. On a vu des pères et des mères aimer les Compagnons comme s’ils étaient leurs propres enfants. Le Rouleur. Dans toutes les Sociétés, chaque Colnpagnon, à tour de rôle, consacre une semaine à embaucher et à lever les acquits 1; de plus, il commande les assemblées, il accueille les arrivants, il accompagne les l)artants en portant sur son épaule leur canne et leur paquet jusqu’au lieu de séparation : telles sont les fonctions du Rouleur. Embauchage. Dans la Société des Compagnons du Devoir de Liberté, le Rouleur conduit, soit un Compagnon, soit un affilié 2 chez le maître, 1. Voir plus loin : Levage d’acquit. 2. Premier grade dans le compagnonnage avant d’accéder au degré de compagnon.
—72 —et lui dit : « Voici un ouvrier que je viens vous embaucher. » Le maître met cinq francs dans la main du Rouleur, qui, se tournant vers l’oqvrier, lui dit : « Voilà ce que le maître vous avance; j’espère que vous le gagnerez. » L’ouvrier répond affirmativement. Le maître doit ignorer si l’ouvrier est Affilié ou Compagnon; quand un Rouleur a embauché plusieurs hommes, il leur rend l’argent que le maître leur a avancé, puis ils déjeunent ou dînent ensemble, et ceux-ci, entre tous, lui paient son écot. Cependant il pourrait exiger de chacun à part un léger repas... Levage d’acquit. Quand un ouvrier quitte sa boutique, le Rouleur le ramène chez le maître d’où il sort, pour savoir s’ils n’ont rien à se réclamer ni l’un ni l’autre. Quand un jeune homme sort d’une société de compagnons pour entrer dans une autre société de même genre, les Compagnons qui l’accueillent font lever son acquit chez les Compagnons qu’il quitte, pour savoir s’il s’est bien comporté. Quand un membre de la Société part d’une ville, on lève son acquit chez la mère et auprès de la Société. Rapports des Compagnons avec les mattres. Un maître ne peut occuper que les membres d’une seule Société. Il s’adresse au premier Compagnon qui, par l’intermédiaire du Rouleur, lui procure les ouvriers dont il a besoin. Si le maître n’est pas content d’un ouvrier, il s’en plaint au premier Compagnon. Si un ouvrier n’est pas content du maître, il s’en plaint également au premier Compagnon, qui cherche à contenter tout le monde autant qu’il le peut. Si un maître est trop brutal et trop exigeant envers les ouvriers la Société qui le servait cesse de lui en donner; il s’adresse alors à une autre Société; mais s’il ne corrige pas ses manières il perd encore ses ouvriers. Quand un maître cherche à diminuer toujours le salaire des ouvriers, les Sociétés s’en alarment, car le mal est contagieux. Alors elles s’entendent, et mettent sa boutique en interdit pour un nombre d’années ou pour toujours. Cette interdiction cause un grand dommage au maître; quelquefois elle le ruine; mais les Compagnons n’en sont point touchés... Services et secours. Quand un Compagnon arrive dans une ville, on l’embauche; s’il n’a pas d’argent, il a du crédit; si des affaires pressantes exigeaient son départ, étant lui dépourvu d’argent, la Société lui accorderait des secours de ville en ville jusqu’à ce qu’il fût rendu à sa destination. Si un membre de la Société est mis en prison pour des faits
—73 —non dégradants, on fait pour lui tout ce qu’on peut faire; s’il tombe malade, chacun va le voir à son tour et lui porte tout ce qui peut lui être utile. Dans certaines Sociétés, on visite moins fréquemment le malade, mais on lui fait dix sous par jour, dont le montant lui est remis dès qu’il sort de l’hospice... Surnoms des Compagnons. Les menuisiers et les serruriers du Devoir ne portent pas de surnom. Les tailleurs de pierre des deux partis, faisant passer le surnom devant le nom du pays, s’appellent comme ceci La Rose de Carcassonne, le Décidé de Tournus, etc. Tous les autres Compagnons tournent la chose différemment et s’appellent Carcassonne La Rose, Tournas le Décidé, etc. Cannes. Tous les Compagnons portent des cannes : dans certaines Sociétés on les porte courtes; ce sont des cannes quelque peu pacifiques; dans d’autres on les porte longues et garnies de fer et de cuivre; ce sont alors des cannes guerrières, des instruments de bataille. Les jours de cérémonie on pare les cannes de rubans s... Conduite en règle. Quand un Compagnon aimé part d’une ville, on lui fait la conduite en règle, c’est-à-dire que tous les membres de sa Société l’accompagnent avec un certain ordre. Le partant et le Rouleur, portant sur son épaule la canne et le paquet de celui qui s’en va, marchent en tête. Tous les autres Compagnons, armés de cannes, parés de couleurs, chargés de verres et de bouteilles pleines de vin, suivent sur deux rangs et forment une longue colonne. Un des Compagnons entonne une chanson de départ; tous les autres, d’une voix forte, répètent le refrain. La conduite s’en va ainsi en chantant au loin de la ville. Là on s’arrête, on fait une cérémonie qui n’est pas la même pour toutes les Sociétés... 3. Certains compagnons ornaient aussi leur chapeau de rubans de couleurs variées. 28 - (1841, 22 mars.) LOI RÉGLEMENTANT LE TRAVAIL DES ENFANTS Bulletin des Lois, 1841, n° 795, loi n° 9203. —Depuis la Révolution la loi ne connaissait les ouvriers que pour leur interdire non seulement toute grève, mais toute association ou coalition; quant aux conditions du travail la loi les ignoraient complètement. Ce n’est qu’en 1841 que fut réglementé pour la première fois le travail des enfants, règlements pourtant bien timides qui, autant peut-être que les textes précédents, évoquent dans toute leur inhumanité les conditions du travail vers le milieu du xlxe siècle. Cette loi s’inspire d’une loi anglaise de 1833 sur la même question.
—74 —Louis Philippe, Roi des Français, à tous présents et à venir. Salut. Article Premier. —Les enfants ne pourront être employés que sous les conditions dé-terminées par la présente loi, 1° Dans les manufactures, usines et ateliers à moteur mécanique ou à feu continu, et dans leurs dépendances; 2° Dans toute fabrique occupant plus de vingt ouvriers réunis en atelier. Art. II. —Les enfants devront, pour être admis, avoir au moins huit ans. De huit à douze ans, ils ne pourront être employés au travail effectif plus de huit heures sur vingt-quatre, divisées par un repos. De douze à seize ans, ils ne pourront être employés au travail effectif plus de douze heures sur vingt-quatre, divisées par des repos. Ce travail ne pourra avoir lieu que (le cinq heures du matin à neuf heures du soir.. Art. III. —Tout travail entre neuf heures du soir et cinq heures du matin est considéré comme travail de nuit. Tout travail de nuit est interdit pour les enfants au-dessous de treize ans. Si la conséquence du chômage d’un moteur hydraulique ou des réparations urgentes l’exigent, les enfants au-dessus de treize ans pourront travailler la nuit, en comptant deux heures pour trois, entre neuf heures du soir et cinq heures du matin. Un travail de nuit des enfants ayant plus de treize ans, pareillement supputé, sera toléré, s’il est reconnu indispensable, dans les établissements à feu continu dont la marche ne peut pas être suspendue pendant le cours des vingt-quatre heures. Art. IV. —Les enfants au-dessous de seize ans ne pourront être employés les dimanches et jours de fêtes reconnus par la loi. Art. V. —Nul enfant âgé de moins de douze ans ne pourra être admis qu’autant que ses parents ou tuteur justifieront qu’il fréquente actuellement une des écoles publiques ou privées existant dans la localité. Tout enfant admis devra, jusqu’à l’âge de douze ans, suivre une école. Les enfants âgés de plus de douze ans seront dispensés de suivre une école, lorsqu’un certificat, donné par le maire de leur résidence, attestera qu’ils ont reçu l’instruction primaire élémentaire. Art. VII. —Des règlements d’administration publique pourront 1° Étendre à des manufactures, usines ou ateliers, autres que ceux qui sont mentionnés dans l’article premier, l’application des dispositions de la présente loi;
—75 —2° Ilever le minimum de l’âge et réduire la durée du travail déterminés dans les articles deuxième et troisième, à l’égard des genres d’industrie où le labeur des enfants excéderait leurs forces et compromettrait leur santé; 3° Déterminer les fabriques où, pour cause de danger ou d’insalubrité, les enfants au-dessous de seize ans ne pourront point être employés; 4° Interdire aux enfants, dans les ateliers où ils sont admis, certains genres de travaux dangereux ou nuisibles; 5° Statuer sur les travaux indispensables à tolérer de la part des enfants, les dimanches et fêtes, dans les usines à feu continu; 6° Statuer sur les cas de travail de nuit prévus par l’article troisième. Art. XII. —En cas de contraventions à la présente loi ou aux règlements d’administration publique rendus pour son exécution, les propriétaires ou exploitants des établissements seront traduits devant le juge de paix du canton et punis d’une amende de simple police qui ne pourra excéder quinze francs. Les contraventions qui résulteront, soit de l’admission d’enfants au-dessous de l’âge, soit de l’excès de travail, donneront lieu à autant d’amendes qu’il y aura d’enfants indûment admis ou employés, sans que ces amendes réunies puissent s’élever au-dessus de deux cents francs. S’il y a récidive, les propriétaires ou exploitants des établissements seront traduits devant le tribunal de police correctionnelle et condamnés à une amende de seize à cent francs. Dans les cas prévus par le paragraphe second du présent article, les amendes réunies ne pourront jamais excéder cinq cents francs... 29 - (1847.) PRODUCTION DU CHARBON ET DU MINERAI DE FER EN FRANCE Statistique de l’industrie minérale, publiée par le Ministère de l’agriculture, du commerce et des travaux publics pour les années 1847 à 1852 (Paris, 1854), p. 4 à 7 et 194 à 199. —En dépit de son essor pendant les années 40, l’industrie française était loin d’avoir en 1847 son aspect moderne, comme le montrent les statistiques de la production du charbon et du minerai de fer : exploitations très dispersées, d’allure artisanale par le nombre de leurs ouvriers, parfois de rendement faible, avec des prix de revient très différents entre eux; on est loin de la concentration actuelle et une comparaison avec la situation contemporaine est des plus suggestives. Nota. —Il s’agit ici de la France dans ses limites de 1815 :‘Alpes-Maritimes, Savoie (‘t l-Iaute-Savoie exclues. Les autres (lépartemens qui iie sont pas cités n’ont aucuiie pro(luclion (le houille OU (le fer,
—76 —Q Q Z t’ i t— o e icoo ‘-ioOiiOt’- ci’ hioO 1Cii o o oofo ooooo o oooo,-o o-o ooo 44 t’ ‘t. —-.E Q cIL 44 Q . ,‘ -r-- z‘3 , . Cl © 000000 O O 0000hi© Ci CD ©CiL’3 t’- Cl ClClCCL— C) -4 . . 00000 00000 IZi L-4Ci O-4CiCD -4CD Ci . Ci 000000000000000 00000 000000000 h C)CL—’ ICSCl ©©GC ©ClD©OO OCC,-OCli© C)Cl Cl CDCl -i Cih?)-44 ‘000©ii© t’cia L’-t’-h?) ,-Clz -4 I ‘O ©CCO’O L?) ‘4©CiCIciCloO f Cl D© O -CD [—CD ‘-4©OO-4’- O-i4 CD t—iD)©Ci Ci Ci CiCl L—00 Ci-4© CI -4’-4Cl -4 ‘-h-ioO-4CDQO 4 CD CDL?) ,-4ClClOO CiCl’ CCDL-4hf) Ci ‘Cl-4“14-4 Ci Ci CDCl Ci’-4 hi 4 OO”14 Ci ‘-4‘-4Z —Z Q t’ ---- Z O .- Ohf)OOh?) CCO”14O t- cIh?) 00000’4 4©444 Cl t-- L—- Cl Cl ‘40 -4 C) CC CCC) C) L’- GO 0100 © © © 4© CiCl OC) O’-’ ©O©0 r)CiCDOO 0O©Ci©-4© CiCiO”1’Cl CiCO CG0OCi©CD Ci[’-CO”1’Ci GO’hiCG Cl”14Cl-4 01 ClCL Cl Cl Ci h?) Ci 1’- Ci CD -4 ‘O 00 CC C) 01’- © CG -4 Ci Oh?) Ci 14 t-- L?) GO Ci L’- CD iGO L’- Cl Ci Cl CD ‘CD Cl L’ ‘-4C)- “1400CG00 CDhi CDL’Ci’- ’44 Q Z “1©hL)t’-4Ci©C)d© 04-4 C)©t’-0Cl Cl’CiCD-4 C’i©.CC Cl CD ,-4 4i4 L’-4,40OClCiLC ) -4 T1 Q Q 44 Q ‘tQ Z O Q Q Q cl —- . ‘-4Cl 4 ‘Z Q h__Q :, : : : : : : : : :‘ : : : : : : : : : : : - :- j : : :., hi 00 CD OL’- 0)00 CD C) Ci ClO Cl ‘14Cl Ci’ Cl L— Cl Ci ‘-4
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—78 —30 - [1842-1845.] LE MACHINISME DANS L’INDUSTRIE TEXTILE ET SES CONSÉQUENCES MICHELET, Le Peuple, 2e éd. (Paris, 1316), p. 79-82. —Le développement du machinisme dans l’industrie textile, en mettant sur le marché de grandes quantités de tissus à bas prix, provoqua dans la vie courante une véritable révolution. C’est ce que note Michelet avec son sens habituel de l’observation. Mais toutes les conséquences de ce machinisme ne sont pas heureuses : si la femme du peuple peut maintenant être presque aussi élégante qu’une femme de la bourgeoisie, dans les usines des hommes perdent, au milieu des machines sans éme, tout caractère humain: l’homme-robot du xXe siècle s’annonce. En 1842, la filature était aux abois. Elle étouffait; les magasins crevaient, nul écoulement. Le fabricant terrifi& n’osait ni travailler, ni chômer avec ces dévorantes machines; l’usure ne chôme pas; il faisait des demi journées, et il encombrait l’encombrement; les prix baissaient, en vain; nouvelles baisses, jusqu’à ce que le coton fût tombé à six sols. Là il y eut une chose inattendue. Ce ‘mot,six sols, fut un réveil. Des millions d’acheteurs, de pauvres gens qui n’achetaient jamais, se mirent en mouvement. On vit alors quel immense et puissant consommateur est le peuple, quand il s’en mêle. Les magasins furent vidés d’un coup. Les machines se remirent à travailler avec furie; les cheminées fumèrent... Ce fut une révolution en France, peu remarquée, mais grande révolution; dans la propreté, embellissement sùbit dans le ménage pauvre : linge de corps, linge de lit, de table, de fenêtres; des classes entières en eurent, qui n’en avaient pas eu depuis l’origine (lu monde... La machine.., par le bon marché et la vulgarisation de ses produits (est) un très puissant agent (lu progrès démocratique; elle mit à la portée des plus pauvres une foule. d’objets d’utilité, de luxe même et d’art, dont ils ne pouvaient approcher. La laine, grâce à Dieu, a descendu partout au peuple, et le réchauffe. La soie commence à le parer. Mais la grande et capitale révolution a été l’indienne’. Il a fallu l’effort combiné de la science et de l’art pour forcer un tissu rebelle, ingrat, le coton, à subir chaque jour tant de transformations brillantes; puis transformé ainsi, le répandre partout, le metti’e à la portée des pauvres. Toute femme portait jadis une robe bleue ou noire qu’elle gardait dix ans sans la laver, de peur qu’elle ne s’en allât en lambeaux. Aujourd’hui, son mari, pauvre ouvrier, au prix d’une journée de travail, la couvre d’un vêtement de fleurs. Tout ce peuple de femmes qui présente sur nos promenades une éblouissante iris 2 de mille couleurs, naguère était en deuil. 1. L’impression des tissus fut mise au point vers 1834. En 1814 Perrot mit en service une machine imprimant quatre couleurs à li fois; avec elle deux hommes faisaient le même travail que 25 auparavant. 2. Arc-en-ciel.
—79 —Ces changements qu’on croit futiles, ont une portée immense. Ce ne sont pas là de simples améliorations matérielles, c’est un progrès du peuple dans l’extérieur et l’apparence, sur lesquels les hommes se jugent entre eux; c’est pour ainsi parler, l’égalité visible. Il s’élève par là à des idées nouvelles qu’autrement il n’atteignait pas; la mode et le goût sont pour lui une initiation dans l’art... Il ne faut pas moins, en vérité, que ce progrès de tous, l’avantage évident des masses, pour nous faire accepter la dure condition dont il faut l’acheter, celle d’avoir, au milieu d’un peuple d’hommes, un misérable petit peuple d’hommes machines qui vivent à moitié... La tête tourne et le coeur se serre quand, pour la première fois, on parcourt ces maisons fées où le fer et le cuivre éblouissants, polis, semblent aller d’eux-mêmes, ont l’air de penser, de vouloir, tandis que l’homme faible et pâle est l’humble serviteur de ces géants d’acier. « Regardez, me disait un manufacturier, cette ingénieuse et puissante machine qui prend d’affreux chiffons et, les faisant passer, sans se tromper jamais, par les transformations les plus compliquées, les rend en tissus aussi beaux que les plus belles soies de Vérone! e J’admirais tristement; il m’était impossible de ne pas voir en même temps ces pitoyables visages d’hommes, ces jeunes filles fanées, ces enfants tordus et bouffis... 31 - (1840, 24 avril.) LA LIBERTÉ DU COMMERCE A. D. Puy-de-Dôme 1\’I 093. —La liberté du commerce et la non-intervention dans les questions économiques et sociales étaient, depuis le Directoire, la base de la doctrine du gouvernement; mais toute manifestation sur un marché était pour lui source de graves préoccupations. A la suite d’une hausse accidentelle des prix, au début de 1840, des troubles eurent lieu sur certains marchés du Puy-de- Dôme. A cette occasion le préfet envoya des instructions aux sous-préfets du département. Sa lette revêt une grande importance; plus qu’une circulaire administrative, c’est l’exposé de la doctrine économique du gouvernement, remarquable par son absence complète de préoccupations sociales. Monsieur le Sous-Préfet, Les désordres qui ont eu lieu sur quelques points, les symptômes d’agitation qui se sont manifestés sur quelques autres à l’occasion du renchérissement du prix 1 des subsistances doivent éveiller l’attention de l’autorité sur tout ce qui concerne la police des marchés. 1. Cette augmentation ne fut pas générale en France, ni même dans tout le département cité ici.
—80 —Jusqu’ici le prix des denrées sur les marchés du département n’a pas éprouvé une hausse bien sensible et, à l’exception d’un fait de peu de gravité, qui s’est passé dans une commune de l’arrondissement de Riom 2 aucun désordre n’est venu troublé la tranquillité de ces marchés. L’administration ne doit pas moins cependant se tenir sur ses gardes et veiller attentivement au maintien de cette tranquillité. Son premier soin doit être de rassurer les esprits en les éclairant, de dissiper des inquiétudes mal fondées et d’empêcher que la malveillance ne s’empare de ces inquiétudes pour les exploiter dans un intérêt de parti. La cherté des denrées est un fait qu’il n’est pas au pouvoir de l’administration d’empêcher, mais elle doit faire ses efforts pour qu’on n’aggrave point ce mal passager en l’exagérant. La récolte de 1839 a été suffisante pour les besoins de la consommation; celle de 1840 s’annonce sous des auspices favorables. Il n’y a donc en ce moment aucune cause d’inquiétude sérieuse. Mais dans tous les cas, l’autorité doit s’attaquer à faire comprendre à tous que la liberté de la circulation et de la vente des grains est un principe sacré qu’on ne saurait trop faire respecter et que la moindre atteinte à ce principe peut avoir des conséquences funestes, en éloignant la sécurité des marchés et en faisant obstacle à la concurrence, qui peut seule amener la baisse. Il n’est pas moins important de chercher à faire pénétrer dans les esprits une autre vérité, trop mal comprise jusqu’ici par les classes ouvrières; c’est que l’intérêt de la production et celui de la consommation, loin d’être ennemis, sont liés ensemble de telle sorte que la prospérité de l’une contribue jusqu’à un certain point à la prospérité de l’autre et que la richesse de l’agriculture, en assurant du travail aux classes ouvrières, leur assure par là même des moyens d’existence. L’autorité, gardienne de tous les intérêts, doit les protéger tous avec une égale sollicitude et la meilleure protection qu’elle puisse leur accorder, c’est de les laisser se développer à l’aide de ce principe salutaire que la législation a consacré : La liberté des transactions commerciales. Telles sont, monsieur le Sous-Préfet, les vérités que vous devez chercher à répandre et à faire respecter partout. Si elles venaient à être méconnues, si quelques tentatives de désordre y portaient atteinte, vous ne devriez pas hésiter alors à prendre les mesures nécessaires pour prévenir et, au besoin pour réprimer, toute démonstration qui tendrait à troubler l’ordre public. 2. A Saint-Gervais d’Auvergne, arr. de Riom (P.-de-D.), le 23 mars 1840, des acheteurs étrangers à la commune avaient été molestés par les habitants. Des scènes analogues se produisirent dans des localités voisines.
—81 —32 —(15 mars 1815-15 mars 1848.) PRIX ET SALAIRES A THIERS (Puy-de-Dôme) A. D. Puy-de-Dôme, prix : M 0788 à M 0806, extraits; salaires : M 0762. —Thiers vivait essentiellement, et sans doute plus encore qu’aujourd’hui, de la coutellerie. Cette ville avait 11 500 habitants en 1821 et 13 300 en 1846. Les prix proviennent des mercuriales officielles du 15 mars. Prix et salaires sont exprimés en francs et centimes. Prix du kilog. jor Prix du kilog. joor ‘U1Coutelier Maçon deif Coutelier Maçon 1815 0,20 0,70 1832 0,28 0,80 2,00 2,00 1816 0,275 0,70 1833 0,20 0,80 2,00 2,00 1817 0,45 0,70 1834 0,175 0,80 2,00 2,00 1818 0,25 0,75 1835 0,175 0,80 2,00 2,00 1819 0,20 0,75 1836 0,225 0,80 1,60 2,00 1820 0,225 0,75 1837 0,225 0,80 1,60 2,00 1821 0,25 0,675 1838 0,175 0,80 1,60 2,00 1822 0,20 0,675 1839 0,30 0,90 1,60 2,00 1823 0,25 0,675 1840 0,30 0,90 1,50 2,25 1824 0,25 0,675 1841 0,30 0,90 1,50 2,25 1825 0,20 0,675 1842 0,30 0,90 1,50 2,25 1826 0,187 0,675 1843 0,25 0,90 1,50 2,25 1827 0,225 0,75 1844 0,30 0,90 1,50 2,25 1828 0,40 0,80 1845 0,25 0,90 1,50 2,25 1829 0,275 0,80 1846 0,325 0,90 1,50 2,25 1830 0,30 0,80 2,00 2,00 1847 0,475 0,90 1,50 2,25 1831 0,30 0,80 2,00 2,00 1848 0,25 0,90 1,50 2,25 NQta : Voir aussi des prix et salaires dans le texte n° 26A, p. 68. Dans l’Hérault en 1837 le salaire des ouvriers journaliers tanneurs était le suivant : Montpellier 2 fr. 25; Béziers 2 fr.; Lodève 1 fr.75; Saint-Pons 1 fr. 50 (A.N. F12 4476 A). A Saint-Étienne en 1841, les salaires journaliers étaient les suivants : mineur (piqueur) 3 à 3 fr. 50; mineur (pousseur) 1 à 1 fr. 25; fondeur 3 fr. 50; charpentier de fonderie 4 fi’. 50; verrier 5 à 6 fr.; manoeuvre 1 fr. 75 (A.D. Loire 85 M 2, pièce 16). 1. A côté du pain bis, il existe un pain blanc de prix nettement supérieur (par ex., O fr. 35 en 1815; 0 fr. 42 en 1830; 0 fr. 67 en 1847). Les variations de prix saisonnières sont parfois considérables (par ex., pain bis O fr. 35 le 15 sept. 1827; 0 fr. 37 le 15 sept. 1847). 2. Pendant toute la période, certains salaires sont restés absolument stables (par ex. celui des ouvriers jardiniers à 2 fr.).
—82----33 - (1836, 10 novembre.). TRANSFORMATION DU COMMERCE APPARITION DU COMMIS VOYAGEUR AN. F12 4476 A. —Le début du xIxe siècle vit (le profondes transformations dans le commerce de gros; les grandes foires qui remontaient au Moyen Age et avaient joué jusqu’à la Révolution un rôle très important (voir Textes historiques, l’Époque de la Révolution, n° 19, p. 38) déclinèrent; les achats tendirent peu à peu à se faire sur échantillon grâce à l’apparition d’un personnage nouveau, appelé à un rôle économique considérable : le commis voyageur. A monsieur le ministre des finances J’ai l’honneur de rendre compte à Monsieur le Ministre... des observations faites sur le mouvement commercial à l’occasion de la dernière foire de Beaucaire. A mesur.e que le commerce de Marseille s’est étendu, que les ports d’Agde et de Cette 1 ont établi des relations directes avec l’Espagne et l’Italie, la foire de Beaucaire privée qu’elle a été des immunités qui lui étaient accordées sous l’Ancien Régime, a cessé d’être une époque d’importans échanges entre la France et l’Etranger. Aujourd’hui les marchandises qui y sont vendues sont presque toutes françaises et c’est bien moins par cabotage qu’elles y sont transportées que par terre et surtout par la navigation intérieure, c’est à dire par le Rhône et le canal d’Aigues Mortes 2 qui est le prolongement du canal du Midi. Depuis quelques années d’ailleurs, un changement notable s’est opéré dans les habitudes commerciales. Au lieu d’attendre, comme autrefois, que des demandes leur soient faites par leurs commet- tans , les maisons des ports et des grandes villes manufacturières font offrir dans l’Intérieur leurs produits par des commis voyageurs et ce changement a dû nécessairement porter préjudice à la foire de Beaucaire. Aussi d’après les indications qui sont adressées à l’administration par les chefs locaux, est-ce presque exclusivement dans les départemens du Midi et encore dans les places de 3e et de 4e ordre que le commerce a conservé l’usage de faire ses achats à la foire de Beaucaire et de prendre l’époque à laquelle elle se tient pour terme des crédits qu’il donne et de ceux qu’il reçoit. Ainsi sous le double rapport des relations avec l’Etranger et des approvisionnemens à l’Intérieur la foire de Beaucaire a successivement perdu de son ancienne importance... Le maître des requêtes Directeur de l’administration des douanes. 1. Agde, arr. de Béziers; Sète (Hérault). 2. Canal, terminé en 1805, reliant Aigues-Mortes à Beaucaire, sur le Rhône, relié au canal du Midi par la Grande Roubine, le canal de la Radelle et celui des Étangs. 3. Commerçants détaillants.
—83 34 - (1842, 11juin.) LOI RELATIVE A L’ÉTABLISSEMENT DE GRANDES LIGNES DE CHEMINS DE FER 1l,zlleliiz des Lois 1812, n° 914, loi n° 10023. —La F’rance ne connut pas un rapide essor des chemins de fer comme l’Angleterre et les Etats-Unis. Après la mise en service de la première ligne (Saint-Étienne-Andrézieux, 1828, 16 km), les progrès furent lents et l’on ne construisit que quelques tronçons isolés sans aucun plan d’ensemble; chaque ligne était concédée à une compagnie privée par une loi spéciale. En 1837 un plan général d’organisation parut nécessaire, mais sa discussion à la Chambre des députés n’aboutit pas; en 1838 il en fut de même. En 1840 après l’ouverture de la première ligne d’une certaine importance, celle de Bâle à Strasbourg, il y eut une crise assez grave et, les actions des compagnies baissant, la nécessité d’une loi favorisant la reprise des travaux s’imposa. Celle-ci fut finalement votée en 1842. C’est vraiment elle qui, en associant 1’1tat et le capital privé, permit la création du réseau ferré français; de 590 km environ en 1842, celui-ci devaitpasser à 1.850 km environ à la fin de 1847. Louis-Philippe, roi des Français, à tous présents et à venir, Salut. Nous avons proposé, les Chambres ont adopté, Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit Article premier. —Il sera établi un système de chemins de fer se dirigeant 1° De Paris Sur la frontière (le Belgique, par Lille et Valenciennes; Sur l’Angleterre, par un ou plusieurs points du littoral de la Manche, qui seront ultérieureinént déterminés; Sur la frontière d’Allemagne, ar Nancy et Strashourg; Sur la Méditerranée, par Lyon, Marseille et Cette; Sur la frontière d’Espagne, par Tours, Poitiers, Angoulême, Bordeaux et Bayonne; Sur l’Océan, par Tours et Nantes; Sur le centre de la France, par Bourges; 2° De la Méditerranée sur le Rhin, par Lyon, Dijon et Mulhouse; De l’Océan sur la Méditerranée, par Bordeaux, Toulouse et Marseille. Art. II. —L’exécution des grandes lignes de chemins de fer définies par l’article précédent aura lieu par le concours : de l’État, des départements traversés et des communes intéressées, de l’industrie privée, dans les proportions et suivant les formes établies par les articles ci-après. Néanmoins, ces lignes pourront être concédées en totalité ou en partie à l’industrie privée, en vertu de lois spéciales et aux conditions qui seront alors déterminées. Art. III. —Les indemnités dues pour les terrains et bâtiments dont l’occupation sera nécessaire à l’établissement des chemins dc fci’ ci (le ictus dépclldallCCS seront avancées pai’ l’État, et
—84 —remboursées à l’État, jusqu’à concurrence des deux tiers, par les départements et les communes... Art. IV. —Dans chaque département traversé, le conseil général délibérera 10 Sur la part qui sera mise à la charge du départemènt dans les deux tiers des indemnités et sur les ressources extraordinaires au moyen desquelles elle sera remboursée en cas d’insuffisance des centimes facultatifs; 2° Sur la désignation des communes intéressées, sur la part à supporter par chacune d’elles, en raison de son intérêt et de ses ressources financières 1 Cette délibération sera soumise à l’approbation du Roi. Art. V. —Le tiers restant des indemnités de terrains et bâtiments, les terrassements, les ouvrages d’art et stations seront payés sur les fonds de l’État. Art. VI. —La voie de fer, y compris la fourniture du sable, le matériel et les frais d’exploitation, les frais d’entretien et de réparation du chemin, de ses dépendances et de son matériel resteront à la charge des compagnies auxquelles l’exploitation du chemin sera donnée à bail. Ce bail réglera la durée et les conditions de l’exploitation, ainsi que le tarif des droits à percevoir sur le parcours... Art. VII. —A l’expiration du bail, la valeur de la voie de fer et du matériel sera remboursée, à dire d’experts, à la compagnie par celle qui lui succédera ou par l’État. (Les articles suivants fixent les sommes aflectées à l’établissement des diflérentes lignes.) Fait au palais de Neuilly, le 11 juin 1842. Lo uls-PHILIPPE. 1. Cette clause concernant les charges imposées aux collectivités locales fut supprimée par une loi du 19 juillet 1845, ces collectivités étant la plupart du temps incapables d’y. satisfaire. 35 - (1836-1844.) LES TRANSPORTS DE VOYAGEURS ENTRE PARIS ET ROUEN En 1844 fut ouverte au trafic la voie ferrée de Paris à Rouen (137 km); ce fut dans les relations entre ces deux villes un bouleversement complet qui apparaît en comparant les deux tableaux suivants; le premier donne les horaires (avec quelque imprécision toutefois) des diligences et le second celui des trains l’année de leur mise en service, Le premier tableau nous permet d’entrevoir toute la complexité et toute a yrielté du trafic qui animait alors les grandes routes.
—85 —A) AvanÉ le chemin de fer (1836). A.D. Seine-Maritime, Annuaire de Rouen pour 1836, p. 192, 195 et 202. Extraits. VOITURES PUBLIQUES 1 Diligences, Gondoles 2 [Départ de Rouen] Messageries Laffitte, Caillard et Cie , rue Thouret 15 tous les jours route d’en bas , 7 h. soir. tous les jours route d’en haut , 6 h. soir. Messageries Royales, rue du Bec 10 : tous les jours route d’en bas, 7 h. matin. tous les jours route d’en haut, 6 h. soir. Berlines rouennaises, rue des Carmes 22 : tous les jours, 7 h. 1 /4 soir. S Jumelles, rue du Bec 12 et 14 : tous les jours, 6 h. soir. Velocifères, rue du Bec 21 tous les jours, 6 h. 1 /2 matin. Pierre Mainot, Hôtel-Vatel, rue des Carmes : tous les jours, 6 h. 1 /2 soir. Hôtel du Midi, rue des Charrettes : tous les jours, 6 h. 1 /2 soir, route d’en bas. [Départ de Paris 6] Messageries Royales, rue N. D. des Victoires Rouen par Magny, 32 lieues, tous les jours, 7 h. matin, temps en route 14 heures. Rouen par Mantes, 34 1. 1 /2, tous les jours, 6 h. matin, temps en route 14 heures. Fourgons et roulage Boscher jeune, boulevard Cauchoise 7 : tous les jours, le soir. Ville de Fécamp, avenue du Mont-Riboudet 10 : tous les jours, le soir. 1. Depuis 1826 1’Itat avait abandonné le monopole du service des voitures publiques. Prix du transport en diligence: environ O fr. 45 par lieue en 1839. 2. Diligence dont certains détails rappelaient une gondole et ayant plusieurs portières; elles transportaient de 4 à 8 personnes assises dans le sens de la marche 3. Compagnie fondée en 1817 par J.-B. Laffitte, agent de change, et Caillard, entrepreneur de diligences avec 5 associés et 9 commanditaires, l’un était le banquier Jacques Laffitte (voir n. 1, p. 86). 4. Route passant au sud de la Seine par Elbeuf, Louviers, Gaillon, Vernon, Mantes, Meulan, Saint-Germain-en-Laye. 5. Route passant au nord de la Seine par Écouis, Magny-en-Vexin, Pontoise. 6. D’après l’Almanach Ropal et National pour l’an 1834, p. 969. 7. Transport des marchandises. S S
—86 TARIF DE LA POSTE AUX CHEVAUX 8 ures Nombr voyageurs e de chevaux 2 3 Prix cheval 1 f. 50 1 f. 50 de poste’ 3 f. 4 f50 Nombre postillons I I de 10 cabriolet pour ——I ou 2 3 à un seul timon pour .. limonière fermée 1 ou 2 2 1 f. 50 3 f. 1 calèche avec pour 1, 2 ou 3 3 1f. 50 4 f50 1 fermée ou fonds, et deux fonds pour ——1, 2, 3, 4 6 4 6 1 f. 50 lf.50 6 f. 9f. 2 2 • Un franc en sus par poste et par personne en plus du nombre de voyageurs indiqué pour chaque voiture. Il est dû une demi-poste en sus de la distance, sur toutes les sorties de Rouen sans réciprocité. Il est accordé un cheval de renfort dans certaines postes à cause de la difficulté des chemins et de la longueur des distances. Cette concession est faite pour toute l’année sur les relais... d’Elbeuf ‘et sur les relais de... Forge-Feret 11 pour six mois seulement qui commencent au 1er novembre et finissent au 30 avril. Le prix du cheval de renfort (1 f. 50 par poste) se paie en sus du prix des chevaux fixé par le tarif. 8. Service assurant le relais des chevaux. D’après le Livre de poste... pour l’en 1844, il y avait de Paris à Rouen, par la o route du bas », 138 km, divisée en 11 relais, la distance entre eux variant de 8 à 17 km, et 123 km par la o route du haut)), divisée en 10 relais, la distance entre eux variant de 9 à 18 km. Le règlement des postes indiquait: Art. 1099:)) Un myriamètre (10 km) doit être larcouru entre 46 et 58 minutes au plus dans les localités ordinaires. o Art. 1100 « Le temps employé pour le relayage des voitures en poste ne doit pas dépasser 5 minutes pendant le jour et un quart d’heure pendant la nuit. 9. Une poste correspondait à 8 kilomètres. 10. Le prix à payer par postillon était le même que pour 1 cheval. 11. Elbeuf sur o la route d’en bas o, Forge-Ferret o sur la route d’en haut B) Au début du chemin de er (1844). A.D. Seine-Maritime, Almanach de Rouen... pour l’année bissexlile 1844, p. 211 715-718, 722 et 730. Extraits. CHEMIN DE FER DE PARIS A ROUEN Administration à Paris, rue d’Amsterdam, 3. M. Jacq. Laffitte, président 1• 1. Célèbre banquier (1767—1844), il joua Un rôle politique importait I.
—87 —Prix des places 1 cl. 2 cl. 3 cl. De Rouen à Vernon 7 f. 25 5 f. 75 4 f. 25 Meulan 12 f. 00 9 f. 80 7 f. 45 Paris Horaire 16 f. 00 Matin 13 f. 00 10 f. 00 Midi Soir Départ de Rouen. Arrivée à Vernon .. 6 h. 7 h. 39 9 h. 10 h. 43 Midi 1 h. 38 3 h. 4 h. 43 6 h. 7 h. 43 —Meulan .. 8 h. 48 11 h. 55 2 h. 46 5 h. 56 8 h. 55 —Paris 10 h. I h. 15 4 h. 7 h. 15 10 h. 15 Départ de Paris Arrivée à Meulan .. 7 h. 8 h. 14 9 h. 10 h. 19 Midi 1 h. 14 3 h. 4 h. 19 7 h. 8 h. 14 —Vernon .. 9 h. 25 11 h. 35 2 h. 25 5 h. 33 9 h. 25 —Rouen... 11 h. 1 h. 15 4 h. 7 h. 15 11 h. Les trains s’arrêtent à toutes les stations 2 où il y a des voyageurs à prendre ou à laisser. On doit être rendu à chaque station cinq minutes avant l’heure indiquée pour le départ. —Il est alloué à chaque voyageur quinze kilo de bagages. VOITURES PUBLIQUES Messageries, diligences et autres voitures suspendues. Départ de Paris A Rouen pour Paris pour Rouen 12, rue du Bec (Jumelles) tous les jours 9 h. soir4 9 h. 1 /2 soir. 20, rue des Carmes, 8 h. soir, par Elbeuf 8 h. 1 /2 soir. TARIF DE LA POSTE AUX CHEVAUX (Identique à celui de 1836, avec les exceptions suivantes) Prix: 2 f. par cheval, ordinaire ou de renfort, et par myriamètre, chaque personne en sus : 1 f. 50 par myriamètre. COCHES ET VOITURES D’EAU, BATEAUX A VAPEUR Pour Paris. —Bateaux à vapeur, tous les jours, à 4 et 5 h. du matin, pendant la belle saison. Bureaux à Rouen, cours Boéldieu. 2. La distance de Rouea à Paris était de 137 kilomètres; il y avait 14 stations intermédiaires. 3. En dépit de l’ouverture du chemin de fer quelques services de diligences contifluèrent à fonctionner jusqu’en 1855, ces diligences prenaient en 1851 « à SaintPierre-du-Vauvray le chemin de fer, direction Paris ». (Annuaire de Rouen. Communication de M. Blanchet, directeur des Archives de la Seine-Maritime.) 4. Par la route du haut (voir p. 85, n. 5). 5. La Seine avait été remontée pour la première fois, le 29 mars 1816, de la mer à Paris, par un bateau à vapeur, l’Élise.
—88 —36 - (1848, 6 juin.) RAPPORT FINANCIER SUR LE CHEMIN DE FER DU CENTRE DE 1845 A 1848 A.D. Puy-de-Dôme J 490. —Le texte suivant est un rapport sur la gestion financière de la compagnie de chemin de fer de Paris à Orléans depuis sa fondation, en 1845, jusqu’à la fin de la monarchie de Juillet. Il est adressé à Trélat, ministre des travaux publics de la 11e République en mai et juin 1848. Il nous montre l’origine des fonds de la compagnie, leur utilisation, le cours de ses actions. Cette compagnie bénéficie d’un remarquable excédent de recettes; si ses actions connaissent une hausse considérable (près de 75 %) à leur émission, leur cours baisse régulièrement jusqu’en 1848, sans toutefois tomber au-dessous du taux d’émission, sauf en 1848, au lendemain de la Révolution. Après l’engouement des premiers jours les valeurs ferroviaires subissent, comme les autres, les conséquences de la situation générale du pays. Paris le 6 juin 1848 A Monsieur le Ministre des Travaux publics, Formation de la Compagnie Le neuf Octobre 1844, MM. Bartholony, Beuvit, de Bousquet, Dufour, Foucher, Lambot de Fougères, de Gascq, de Germiny, Saubert Ravenaz, de Ségur et Cie obtinrent l’adjudication du chemin de fer de Paris sur le centre de la France, classé par l’art. 1er de la loi du 11 juin 1842 1 et prolongé par la loi du 26 juillet 1844, d’une part, de Vierzon sur Chateauroux et Limoges; d’autre part de Bourges sur Clermont. Cette adjudication fut faite moyennant (outre les conditions générales du cahier des charges) une durée de concession de 39 ans 11 mois et le partage avec l’État des produits nets excédants 8 % du capital employé. Le 13 avril 1845 la société formée sous la désignation de Compagnie du chemin de fer du Centre est autorisée et ses statuts approuvés. Constitution financière. Le fonds social est fixé à 33 millions de francs, divisé en 66 mille actions de 500 fr. chacune, nominatives et transférables. Elles seront converties en actions au porteur après leur paiement intégral (400 f. ont été payés). Elles donnent droit à 1 /66 millième dans la propriété de l’actif social et dans les bénéfices de l’entreprise. Chaque action est indivisible et la société ne reconnaît qu’un seul propriétaire pour chaque action. Les actionnaires ne sont engagés que jusqu’à concurrence du capital de leurs actions, tout appel de fonds au delà est interdit. Pendant l’exécution des travaux et à partir de l’époque fixée pour le premier versement jusqu’au jour ou les différentes sections seront terminées et livrées à la circulation, chaque action a droit à un intérêt annuel de 4 % sur le montant des versements effectués. 1. Voir texte n0 34, p. 83.
—89 —Réserve et amortissement. Une retenue destinée à constituer un fonds de réserve pour dépends imprévus est prélevée sur l’excédant des produits annuels, après le paiement des charges sociales. La quotité de cette retenue ne peut être inférieure aux 5 % du produit net, le maximum est fixé à 500.000 francs. Il est prélevé : 1° Un et 33 centièmes pour cent du capital social pour être employés à l’amortissement des actions par voie de remboursement de leur capital nominal; 2° Trois pour cent du capital social pour servir aux actions amorties et non amorties, un dividende de 3 %, le dividende afférant aux actions amorties devant être versé au fonds d’amortissement, afin de compléter l’annuité nécessaire pour amortir la totalité des actions en 39 ans 11 mois; 30 Un dividende réglé de manière à ce que l’amortissement et les dividendes réunis ne dépassent pas 8 % du capital dépensé par la compagnie. Si les produits nets de l’entreprise étaient insuffisants pour assurer le remboursement du nombre d’actions désignées par le sort, la somme nécessaire pour compléter le fonds d’amortissement serait prélevé sur les premiers produits nets des années suivantes par préférence et antériorité à toute attribution de dividende aux actionnaires. Administration et direction La compagnie est administrée par un conseil composé de douze membres nommés par l’assemblée générale. Chaque administrateur doit être propriétaire de 100 actions inaliénables pendant la durée de ses fonctions. Les fonctions des administrateurs sont gratuites, ils reçoivent par séance deux jetons de présence dont la valeur est fixée à 6 f. par jeton. La durée des fonctions des administrateurs est de trois années, ils sont renouvelés par 1 /3 d’année en année. Les membres sortants peuvent être indéfiniment réélus : chaque année, le conseil nomme un président et un vice-président. Cours des actions MOYENNE PAR MOIS 1Iois 1845 1846 1847 1848 518,75 Janvier 700,00 577,50 Février 725,00 577,50 508,75 Mars 731,25 572,50 295,00 Avril 842,00 672,50 581,25 225,00 Mai 811,25 652,50 580,00 Juin 768,75 627,50 609,37 Juillet 760,00 615,62 663,13 Août 795,00 621,88 550,62 Septembre Octobre 777,50 747,50 632,50 597,50 537,50 542,50 Novembre 672,50 567,75 560,00 Décembre 645,00 595,62 549,37
—90 —Produit de l’exploitation : Exercice de 1847 Section d’Orléans à Bourges ouverte le 20 juillet. Section de Vierzon à Châteauroux ouverte le 15 novembre 2 Recettes et dépenses au 31 décembre. Recettes 1 . 447 .080,03 Dépenses 822.884,04 Excédant des recettes sur les dépenses 624. 195,99 Exercice de 1848 Recettes du 1er janvier au 30 avril inclusivement 1 .011 . 128,14 Dépenses du 1er janvier au 30 avril inclusivement 389.425,55 Excédant des recettes sur les dépenses 621.702,59 L’inspecteur principal des chemins de fer. 2. 5 mai 1843, ouverture de la ligne Juvisy-Orléans; 20 juillet 1847, ligne OrléansVierzon; 5 novembre 1847, ligne Vierzon-Bourges; 15 novembre 1847, ligne VierzonChâteauroux. 37 —(1845, 30 septembre.) MALADIE DE LA POMME DE TERRE A.D. Bas-Rhin, 9 M 9 (68). —La pomme de terre était devenue dans les premières années du XIX’ siècle une culture vivrière essentielle dans certaines régions et, grâce à elle, la menace de famine avait disparu d’Europe. En 1845, une maladie cryptogamique de la pomme de terre apparut, faisant de grands ravages; la récolte fut compromise, il en -résulta une grave crise des subsistances dont les conséquences furent, dans certains pays, considérables. Le rapport d’une commission de la Société des Sciences, Agriculture et Arts du Bas-Rhin montre bien l’inquiétude qui se répandit alors en Europe. - - La maladie qui, depuis un mois, sévit sur les pommes dc terre en Hollande, en Belgique et dans les départements du Nord de la France, a été signalée récemment dans le Bas-Rhin. Les circonstances ont paru assez graves aux gouvernements Néerlandais et Belge pour -motiver des mesures exceptionnelles et prohiber l’importation d’une certaine série de produits et de denrées, parmi lesquels OII compte la pomme de terre . A Bruxelles, la maison du Roi a commencé par prêcher d’exemple, en défendant à ses fournisseurs d’acheter des pommes de terre, pour ne pas renchérir, sur les marchés publics, ce tubercule précieux, indispensable à l’alimentation du pauvre, fait bizarre et qu’il est permis de relever en passant. 1. Au même moment eu Allemagne la menace de disette était grave. Aussi le 18 septembre 1845 le gouvernement prussien avait-il interdit l’exportation des pommes de terre des provinces rhénanes; la Hesse, le Luxembourg, le duché de Bade, la Bavière devaient prendre peu après des mesures analogues. Le 21 janvier 1846, l’importation en franchise de toutes les céréales fut autorisée dans les provinces rhénanes (A.D. Bas-Rhin 9 M 9 pièce 94).
—91 —Un fruit de la terre qu’on avait eu tant de peine à faire accepter par les populations, et qui’, il y a un siècle encore, était regardé comme nuisible à la santé 2 et propre tout au plus à çngraisser les bestiaux les plus vils, s’est emparé si bien de tous les foyers, s’est introduit si bien dans les habitudes culinaires du riche et du pauvre, qu’une maison princière semble faire acte d’abnégation en renonçant temporairement à s’en servir. Une maladie, dont le germe et la portée ne sont pas encore constatés, envahit à peine ce produit, que déjà toutes les imaginations travaillent, que déjà l’on se croit à la veille d’une disette. C’est contre ces craintes exagérées, non motivées, Messieurs, qu’il s’agit de prémunir en ce moment le public... M. le Préfet a bien voulu communiquer à la commission les renseignements fournis par 80 communes de l’arrondissement de Strasbourg. La maladie des pommes de terre est signalée comme existant dans 33 de ces communes... A Herriisheim on a reconnu la maladie à des taches bleues-noires qui se montrent à l’extérieur des tubercules. La pourriture commence à l’extérieur aussi, et envahit peu à peu toute la pomme de terre... Il est difficile en ce moment de présenter un chiffre réel indiquant la quotité des pommes de terre gâtées. La récolte est à peine commencée, et il y a des terrains où la perte a été presque de la totalité des pommes de terre, d’autres où elle n’a présenté qu’une perte de la moitié, du tiers, du quart, d’un dixième et même au-dessous... Pour s’opposer aux ravages de cette maladie la commission propose d’engager M. le Préfet à donner aux agriculteurs les conseils qui suivent 1° récolter les pommes de terre immédiatement; 2° dégager les tubercules de la terre qui y est attachée, et les rendre aussi propres que possible; 3° les exposer pendant quelques jours à l’air, les laisser sécher même sur le champ si le temps le permet ou au grenier jusqu’au moment des gelées; 4° séparer avec beaucoup de soin les tubercules atteints de ceux qui sont sains; renouveler cette opération le plus souvent possible; 5° les mettre en tas et les recouvrir de sable sec, de manière à ce que le sable pénètre bien dans les interstices qui se trouvent entre les tubercules; 2. On prétendait, au xvIIIe siècle, que la pomme de terre provoquait de mauvaises fièvres. Sur son extension en France voir Textes historiques, Le X Ville siècle, n° 37, p. 91 et L’époque de la Révolution, n° 49, p. 82. 3. Canton de Bischwiller, arr. d’Haguenau. 4. Conseils dus à l’agronome allemand Kaufmann.
—92 —6° choisir les plus sains pour l’ensemencement et à cet égard, 11 serait bon d’inviter les cultivateurs à se servir en 1846 dans une certaine proportion de graines de pommes de terre pour cet ensemencement, on ménagerait par ce moyen une partie de la récolte de l’année pour la consommation... A Strasbourg, le 30 septembre 1845 Durry, rapporteur 5. La graine de pomme e terre n’est pas utilisée pour la reproduction, car elle ne permet pas d’obtenir des tubercules consommables la première année. 38 - (1847, janvier.) ÉMEUTE PROVOQUÉE PAR LA CHERTÉ DES GRAINS .J. PIERRE, Les événenseiits (le Buzançais en 1847, dans Revue du Berry et du Centre, 1911, pp. 25-28. —A la fin de 1846 et au début de 1847 une crise économique très grave s’abattit sur la France. Depuis 1845 les récoltes de pommes de terre étaient compromises par une maladie inconnue (voir texte précédent) et en 1846 la récolte de blé avait été mauvaise : les prix des denrées augmentèrent donc (voir prix du pain, texte n° 32, p. 81). Cette crise agricole entraîna une crise industrielle, due à la mévente des produits manufacturés, d’où sérieux chômage. Sur de nombreux marchés il y eut des troubles qui tournèrent à l’émeute; parmi les plus graves furent ceux de Buzançais, dans l’Indre, que l’officier chargé de les réprimer décrit dans la lettre suivante. Buzançay, le 22 janvier 1847 Mon Général Les renseignemens que nous avons recueillis nous ont convaincus que l’insuffisance des approvisionnemens, le prix élevé et toujours croissant des grains avaient d’abord jeté de l’inquiétude dans la population qui craignait de voir arriver la disette avant trois mois. Ces craintes, exagérées peut-être, ont été exploitées par des misérables qui nourrissaient des projets de meurtres et de pillages.. D’un autre côté le retentissement des émeutes de la Touraine 1 est venu en aide à leurs coupables desseins... Le 13 janvier, des voitures de grains furent arrêtées par une troupe de malveillans, mises en séquestre sur la place du marché et placées sous la garde de quelques-uns d’entre eux. Des groupes menaçans se répandirent dans la ville en criant : e Le blé à 3 francs le double décalitre; la journée à 30 sous!! » Le maire affirme qu’avec 25 hommes armés il se fût fait fort de dissiper les attroupemens et de prévenir les désastres qui ont suivi. La 1. Des troubles graves provoqués par la cherté des grains se produisirent les 17 et 19 novembre 1846 à Semblançay et Neullly-Pont-Pierre et le 21 à la Halle aux blés de Tours, à Channay, Azay-le-Rideau et Chateaurenault (Indre-et-Lolre).
—93 —nuit, les émeutiers allumèrent des feus sur la place et bivouaquèrent, se concertant pour l’exécution de leurs projets du lendemain. (Le .74 les émeutiers sonnent le tocsin, pillent un moulin, saccagent quatre maisons particulières et tentent d’y mettre le feu. Un habitant en se défendant tue un chef des émeutiers, il est aussitôt massacré.) Dans la matinée le maire, privé de la présence de ses deux adjoints, avait en vain essayé de calmer l’irritation de la multitude; sa voix n’avait point été écoutée. Il avait fait appel à la garde nationale : trois hommes appartenant à la Compagnie des pompiers obtempérèrent seuls à cet ordre. Abandonné de tous, cet administrateur, vieillard de 75 ans, avait été forcé par la multitude de faire la répartition des voitures de grain mises la veille en séquestre. La nouvelle de l’arrivée de M. le Préfet de l’Indre, qui entra dans Buzançay à 3 heures, fit un moment diversion aux scènes de meurtre et de destruction. A peine M. Leroy parut-il sur la place qu’il fut accueilli par les cris de : « A bas le préfet; le blé à 3 francs, la journée à 30 sous!! » Parvenu avec peine à la mairie, il essaya de haranguer la ‘foule;sa voix fut étouffée par des clameurs insultantes. Il voulut pénétrer au milieu de la populace pour calmer son irritat ion; son autorité fut méconnue. Sur ces entrefaites un détachement de 25 dragons commandés par un lieutenant, parti de Châteauroux avec M. le Préfet, se présenta à l’entrée de la place et fut accueilli par les cris de A bas les dragons, remettez vos sabres dans le fourreau ou nous coupons les jarrets de vos chevaux! » L’officier, sans se laisser intimider par ces menaces, conduisit sa troupe au trot, au milieu de la foule qui s’ouvrit, devant la mairie où il se rangea en bataille... L’autorité, pour éviter de plus grands malheurs, lui donna l’ordre de faire remettre le sabre dans le fourreau et de renvoyer ses hommes dans leurs logemens. M. le Préfet pénétra encore une fois dans la foule pour tenter de nouveaux efforts; mais, loin d’être écouté, on voulut lui faire signer une déclaration par laquelle nombre de propriétaires de Buzançay, dans la crainte de voir leurs habitations pillées, s’étaient engagés à livrer leur blé au prix de 3 francs le double décalitre jusqu’à la moisson prochaine. Pour appaiser ces furieux, il fut obligé de distribuer à ceux qui l’entouraient l’argent qu’il avait à sa disposition et d’en demander même, dans ce but, à plusieurs personnes qui se trouvaient auprès de lui... Le 15, la place de la mairie fut encore occupée par des grouppes dont l’attitude était tout aussi menaçante. Les grains apportés au marché furent vendus à 3 francs. Les moteurs des brigandages de la veille répandaient la nouvelle que Châteauroux était au pouvoir de 1.200 insurgés et que 30.000 ouvriers étaient en marche de Paris sur Buzançay... Ce ne fut que le 16 que les honnêtes gens comprirent que se
—94 —réunir et s’armer pour la défense commune était le seul moyen de mettre un terme à ces affreux excès. La garde nationale fut organisée provisoirement; mais l’impression de terreur sous laquelle étaient encore les esprits fit admettre dans ses rangs des misérables qui, la veille encore, figuraient parmi les pillards et les assassins... La nouvelle de la prochaine arrivée des troupes, répandue dans la ville le 17, commença à rassurer les habitants paisibles et à imposer aux agitateurs. La tranquillité ne fut plus troublée; mais les horribles excès commis à Buzançay avaient servi de signal aux malveillans de beaucoup de localités. Là même où la révolte n’avait point éclaté, les esprits étaient sous l’empire d’une terreur que l’arrivée des troupes, le 18, acommencé à calmer. Le 19, vingt-six des brigands les plus compromis étaient arrêtés à Buzançay, sans qu’on eût remarqué la moindre agitation 2 Les arrestations se poursuivent dans toutes les communes où la révolte a éclaté, et les nouvelles que nous recevons de tous côtés sont des plus satisfaisantes. Du reste, mon Général, il nous est bien démontré par les faits que l’opinion est complètement étrangère aux mùlheureux événemens qui viennent de se passer. Les châteaux n’ont pas été plus épargnés que les ateliers, et partout où le mouvement insurrectionnel a éclaté le cri de ralliement a toujours été « les riches le sont depuis assez longtemps : aujourd’hui c’est à notre tour s. C’est dans cette devise qu’il faut chercher le caractère de cette levée de boucliers. Le Lt-Colonel du 73e, commandant la colonne de troupes en marche, BOUSQUET. 2. Par la suite, 3 des plus coupables furent condamnés à mort et exécutés sur la place de Buzançais, 4 autres furent condamnés aux travaux forcés à perpétuité, 18 autres à (les peines de 5 à 10 années de travaux forcés. 39 —(1848, 24 février.) LA JOURNÉE DU 24 FÉVRIER A.D. Puy-de-Dôme J 552. —Les témoignages sur la Révolution de 1848 sont nombreux; en voici tin qui a le mérite de la spontanéité et même d’une certaine naïveté. Il émane d’une femme de la bourgeoisie, habitant rue des Saints-Pères (6e arr.). Elle raconte à une amie de province les événements du 24 février auxquels la bourgeoisie semble être restée complètement indilTérente. A Madame Vauzelle, à Prompsat, près Riom, Puy-de-Dôme Paris, 24 Février 1848. Nous venons, mes bonnes amies, d’assister à une grande crise politique et révolutionnaire qui vient de se terminer par l’abdi
—95 —cation de Louis Philippe en faveur du comte de Paris, sous la régence de sa mère la duchesse d’Orléan; on crie cela par tout, les gardes nationaux le disent à tous les groupes, quelques émeutiers encore armés le crient dans les rues avec un air de triomphe. Nos messieurs, qui ont restés avec nous pendent le dangers, viennent de sortir pour savoir au juste comment tout cela s’est passé, à leur retour je vous dirai ce qu’ils auront appris. En attendant je vais vous raconter ce qui s’est fait depuis hier à 4. heures où j’ai terminé une lettre que je vous écrivois par Mr. Louis de Benoist qui devoit partir ce matin; j’ignore s’il est partit, les communications ayant été interceptés depuis le point du jour jusqu’à présent une heure après midi. Hier à 4 heures et demi 1 des aide de camp sont venus annoncer au peuple le changement de ministère, ça avait paru les satisfaire; ce qui sembloit en donner la preuve c’est qu’ils parcouraient les rues et les boulevards en forçant les habitans des maisons à illuminer en signe de joie, ils n’avoient nullement l’air hostiles, ils chantoient la « Marseillaise s, les s Girondins 2 », criaient s Vive la ligne , Vive les Dragons, Vive la Garde nationale s suivant le bataillon qui passait au millieu d’eux. Il n’y avait que les municipeaux qui existoient leur haine, il crioient toujours s A bat les municipeaux s. Nos messieurs furent à 10 heures du soire conduire Mr Daniel qui avait passé la soirée avec nous jusqu’à la rue St Honoré, ils ont été émerveillé des illuminations et de l’air de satisfaction qui annimait toute cette population. Nous nous sommes couchés à 11 heures fort calme. A minuit nous avons été réveillé par le toccin, et un quart d’heure après 10 tambours battant un rapel ont passé sous nos croisés, Delarbre s’est levé ainsi que tous les habitans de la rue : c’était la garde nationale qui se réunissait pour éviter tout désordre. Ce matin nous avons appris qu’on s’était battu sur divers peint de la capitale et presque immédiatement notre quartier a été envahi par des troupes d’émeutiers dont quelques unes avaient à leur tête des compagnies de gardes nationeaux et des élèves de l’école Polithecnique. On a établi des barricades dans toutes les rues, mais sur tout dans les carrefoures; de nos croisées nous avons vu faire celle du bas de notre [rue] et pu juger de leur activité dans ces sortes de traveaux. L’lnsurection grandissait, on s’est emparé de la prison militaire qui est prêt de nous, on a brulé les registres de son gref, les soldat qui gardaient la porte 1. 23 février, 16 h. 30. 2. Chant patriotique, intercalé dans un (irarne d’A. Damas et A. Marquet (1847) et emprunté par eux à Rouget de Lisle; son refrain est : « Mourir pour la Patrie —C’est le sort le plus beau, le pius digne d’envie. 3. L’infanterie de ligne. 4. Voir texte n° 11, n. 6, p. 31. Elle avait abandonné le gouvernement dès le 23. 5. Les agents de la police municipale, particulièrement détestés des ouvriers parisiens. - -
—96 —se sont laissé désarmer; c’est au moment de cette grande exallation populaire qu’on est venu annoncer l’abdication du roi, et celle du duc de Nemours 6 l’un en faveur de son petit fils et l’autre en faveur de la mère; à l’instant même toute lutte a cessé, toutes les troupes ont quittées les postes qu’elles occupaient, quelques unes même ont abandonné leurs armes au peuple avec les quels ils fraternisaient. Ces messieurs qui rentrent à l’instant ont été témoins [de] ces faits. Je ne peux te donner de détails que sur ce qui s’est passé autour de nous, les journeaux vous en apprendront plus que je ne vous en dis. Je ne sais si ma lettre vous arrivera, nous allons toujours la mettre à la poste. Nous nous portons bien; nous avons continnuellement vu tous ces jeunes gens de Riom; notre ville, je l’espère, n’aura personne à pleurer. Adieu nous vous .embrasson toutes. Votre meilleure amie VIRGINIE. Il passe à l’instant une troupe de gardes nationeaux et d’émeutiers mélés ensembles, l’émeutier portant le drapeau. 6. Second fils de Louis Philippe, qui ne réclama pas ses droits à la régence
II Questions internationales Pays étrangers Expansion européenne
—98 —40 - (1815, 26 septembre.) LA SAINTE ALLIANCE G.F. DE MARTENS, Nouveau recueil de traités.., depuis 1808..., t. lI (Gottingue, 1818), p. 630-632. Aunom de la très-sainte et indivisible Trinité. L. M. l’Empereur d’Autriche, le Roi de Prusse et l’Empereur de Russie, par suite des grands évènemens qui ont signalé en Europe le cours des trois dernières années, et principalement des bienfaits qu’il a plu à la divine Providence de répandre sur les états dont les gouvernemens [ont] placé leur confiance et leur espoir en elle seule, ayant acquis la conviction intime qu’il est nécessaire d’asseoir la marche à adopter par les puissances dans leurs rapports mutuels sur les vérités sublimes que nous enseigne l’éternelle religion du Dieu sauveur Déclarons solennellement que le présent acte n’a pour objet que de manifester à la face de l’Univers leur détermination inébranlable de ne prendre pour règle de leur conduite, soit dans l’administration de leurs états respectifs, soit dans leurs relations politiques avec tout autre gouvernement, que les préceptes de cette religion sainte, préceptes de justice, de charité et de paix... En conséquence, Leurs Majestés sont convenues des articles suivans Art. I. —Conformément aux paroles des saintes Ecritures, qui ordonnent à tous les hommes de se regarder comme frères, les trois monarques contractans demeureront unis par les liens d’une fraternité véritable et indissoluble et, se considérant comme compatriotes, ils se prêteront en toute occasion et en tout lieu assistance, aide et secours; se regardant envers leurs sujets et armées comme Pères de famille, ils les dirigeront dans le même esprit de fraternité dont ils sont animés pour protéger a religion, la paix et la justice. Art. II. —En conséquence, le seul principe en vigueur, soit eIltre les dits gouvernemens, soit entre leurs sujets, sera celui de se rendre réciproquement sei’vice, de sè témoigner par une bienveillance inaltérable l’affection mutuelle dont ils doivent être animés, de ne se considérer tous que comme membres d’une même nation chrétienne, les trois princes alliés ne s’envisageant eux-mêmes que comme délégués par la Providence pour gouverner trois branches d’une même famille, savoir : l’Autriche, la Prusse et la Russie, confessant ainsi que la n ation chrétienne, dont eux et leurs peuples sont partie, n’a réellement d’autre souverain que celui à qui seul appartient en propriété la puissance, parce
—99 —qu’en lui seul se trouvent tous les trésors de l’amour, de la science et de la sagesse infinie, c’est à dire Dieu, notre divin Sauveur Jésus-Christ, le verbe du Très-Haut, la parole de vie. Leurs Majestés recommandent en conséquence avec la plqs tendre sollicitude à leurs peuples, comme unique moyen de jouir de cette paix qui naît de la bonne conscience et qui seule est durable, de se fortifier chaque jour davantage dans les principes et l’exercice des devoirs que le divin Sauveur a enseignés aux hommes. Art. III. —Toutes les puissances qui voudront solennellement avouer les principes sacrés qui ont dicté le présent acte et reconnoîtront combien il est important au bonheur des nations trop longtems agitées que ces vérités exercent désormais sur les destinées humaines toute l’influence qui leur appartient seront reçues avec autant d’empressement que d’affection dans cette sainte alliance. Fait triple et signé à Paris l’an de grâce 1815, le 14 /26 1 septembre. FRANÇOIS FRÉDÉRIC-GUILLAUME ALEXANDRE. 1. Le premier chiffre indique la date selon le cqlendrier julien encore utilisé dans es pays de rite orthodoxe, retardant de 12 jours sur le calendrier grégorien (deuxième nombre). 41 - (1815, 20 novembre.) RECONNAISSANCE DE LA NEUTRALITÉ SUISSE G.F. DE MARTENS, ouvrage cité, t. II, pp. 714-716. —En 1815, pour rebâtir l’Europe, un grand nombre de conventions et de traités fut signé. Par l’un d’eux les puissances reconnaissaient la neutralité suisse. C’était un élément important de la politique européenne moderne qui apparaissait, cette neutralité, qui ne fut jamais remise en question, devait en effet jouer jusqu’à’ nos jours un rôle considérable. Déjà le 21) mars 1815, à Vienne, les nouvelles frontières de la Suisse avaient été fixées; mais, par suite du retour de Napoléon de l’ue d’Elbe, la ratification du traité fut retardée de quelques mois. Sa signature devait avoir lieu le même jotsr que celle du second traité de Paris : 20 novembre 1815. Les puissances ont jugé à propos de différer la signature de cet acte jusqu’à présent, pour être à même d’avoir égard aux changemens que les évènemens de la guerre 1 et les réunions qui s’en suivraient pourraient encore apporter aux frontières de la Suisse... Ces changemens étant maintenant déterminés par le traité 1. La campagne de 1815 contre Napoléon.
—100 —de Paris d’aujourd’hui, les puissances qui ont signé la déclaration de Vienne du 20 mars reconnoissent d’une manière formelle et authentique par le présent acte la neutralité, perpétuelle de la Suisse, et lui garantissent l’inviolabilité de son territoire, circonscrit dans ses nouvelles limites, telles qu’elles sont fixées par le Congrès de Vienne et la paix de Paris d’aujourd’hui... lequel accorde à la confédération helvétique une nouvelle augmentation de territoire, qui doit être pris sur le territoire de la Savoie pour arrondir le canton de Genève 2 et lui réunir les portions de territoire qu’il embrasse. Les puissances reconnoissent également la neutralité des parties de la Savoie , qui sont désignées dans la déclaration du congrès de Vienne en date du20 mars, et dans la paix de Paris d’aujourd’hui, comme devant avoir part à la neutralité de la Suisse, de même que si elles en faisaient partie. Les puissances signataires de la déclaration du 20 mars font connoître d’une manière authentique par le présent acte que la neutralité et l’inviolabilité de la Suisse, ainsi que son indépendance de toute influence étrangère, est conforme aux véritables intérêts de la politique européenne. Elles déclarent en outre qu’on ne peut ni ne doit tirer aucune conséquence désavantageuse à la neutralité et à l’inviolabilité de la Suisse des évènemens qui ont occasionné le passage de troupes alliées par une partie du territoire de la confédération suisse . Les puissances reconnoissent avec satisfaction que les habitans de la Suisse ont montré dans ce moment d’épreuve quels grands sacrifices ils savaient faire pour le bien général, et pour la cause défendue par toutes les puissances de l’Europe, et qu’ils étoient dignes des grands avantages qui leur ont été accordés par les résolutions du congrès de Vienne, et par la paix de Paris d’auj ourd’hui, ainsi que par le présent acte auquel toutes les puissances de l’Europe sont invitées d’accéder. En foi de quoi, la présente déclaration a été donnée et signée à Paris le 20 novembre 1815. Le prince DE METTERNICH, le baron DE RICHELIEU, CASTLEREAGH, WELLINGTON, le prince DE HARDENBERG, le baron DE HUMBOLDT, le prince DE RASOUMOWSKY, le comte CAPO D’ISTRIA . 2. Le canton de Genève obtenait es frontières qu’il a conservées depuis; vers le nord il était agrandi de la partie du pays de Gex touchant le lac de Genève, région restée française en 1814; le reste du pays de Gex, rattaché à la France, devenait zone franche. 3. Le territoire savoyard au nord d’une ligne allant d’Ugine au milieu du lac d’Annecy et de là au lac du Bourget jusqu’au Rhône », territoire dépendant alors du Piémont. 4. En décembre 1813,1 es Autrichiens marchant contre la France avaient traversé a Suisse; en juin 1815 ils y pénétrèrent de nouveau par Bâle et le Simplon. Il en résulta quelques incidents, 5. Homme politique grec au service du tsar Alexandre 1er.
—101 —42 - (1817, 28 juillet.) ACCORD ANGLO-PORTUGAIS SUR LA TRAITE DES NOIRS G.F. DE MARTENS, ouvrage cité, t. IV, 1808-1819 (Gottingue, 1820), pp. 441-445. Texte original en anglais, trad. de l’éditeur retouchée. —La traite des Noirs fut longtemps considérée comme un commerce normal. Condamnée en principe pour la première fois au premier traité de Paris (30 mai 1814), elle le fut de nouveau aux congrès de Vienne (8 février 1815), d’Aix-la-Chapelle et de Vérone. Mais, pour que cette condamnation devint effective, les puissances maritimes devaient prendre des mesures sévères. C’est ce que firent la plupart d’entre elles (ainsi la France le 27 juillet 1815), ce qui d’ailleurs n’empêcha pas la traite de continuer clandestinement sur une large échelle. Mais d’autres pays persistèrent à la considérer comme licite; le Portugal en particulier introduisait chaque année quantité d’esclaves dans ses possessions du Brésil. Le Portugal et l’Angleterre, liés par un traité d’alliance en 1815, conclurent en 1817 un accord sous le prétexte fallacieux de limiter la traite, en fait pour limiter la concurrence. La traite continua ainsi commé par le passé (20.852 esclaves furent, en 1821 seulement, débarqués à Rio de Janeiro). Le Portugal ne devait abolir la traite qu’en 1842 et le Brésil (devenu indépendant en 1822) qu’en 1845. Art. I. —Le but de la présente convention est de la part des deux gouvernemens d’empêcher leurs sujets respectifs d’exercer un commerce illicite d’esclaves. Les deux hautes parties contractantes déclarent qu’elles regardent comme illicite tout commerce d’esclaves exercé dans• les circonstances suivantes 1) soit par des vaisseaux britanniques et sous pavillon britannique, soit pour le compte de sujets britanniques par un vaisseau ou sous un pavillon quelconque; - 2) par des vaisseaux portugais dans les havres ou rades des côtes d’Afrique où ce commerce est prohibé par l’art. I du traité du 22 janvier 1815 1; 3) sous pavillon portugais ou britannique pour le compte de sujets de quelque autre Gouvernement; 4) par des vaisseaux portugais destiné vers un port non situé dans les possessions de S. M. Très Fidèle 2, Art. II. —Les territoires dans lesquels le commerce d’esclaves continue à être permis, d’après le traité du 22 janv. 1815, aux sujets de S. M. Très Fidèle sont les suivans 1) Les territoires possédés par la couronne de Portugal sur les côtes d’Afrique au sud de l’Equateur, c’est à dire sur la côte orientale d’Afrique le territoire situé entre le cap Delgado et la baie de Lourenço Marques et sur la côte occidentale tous ceux situés depuis le 8 jusqu’au 18e degré latitude méridionale . 1. Accord anglo-portugais sur la traite, l’article II du présent texte en reproduit certains termes. 2. Appellation traditionnelle du roi de Portugal. 3. L’Afrique orientale portugaise, ou Mozambique. 4. L’Angola.
—102 —2) Les territoires sur la côte d’Afrique au sud de l’Équateur sur lesquels S. M. Très Fidèle a expressément déclaré s’être réservé ses droits, nommément les territoires de Molembo et Cabinda sur la côte occidentale d’Afrique depuis le 5° 12’ au 8 degré de latitude méridionale . Art. III. —Sa Majesté Très Fidèle s’engage à publier dans l’espace de deux mois après l’échange des ratifications de la présente convention, dans sa capitale, et aussitôt que pôssible dans les autres parties de ses États, une loi qui prescrira la punition de tel de ses sujets qui pourrait par la suite prendre part à un commerce illicite d’esclaves, et en même tems renouveler la défense déjà existante d’importer des esclaves dans le Brésil sous pavillon quelconque autre que celui du Portugal; et S. M. Très Fidèle s’engage à assimiler autant que possible la législation du Portugal à cet égard à celle de la Grande Bretagne. Art. IV. —Tout vaisseau portugais qui sera destiné au commerce d’esclaves, sur un point de la côte d’Afrique où ce commerce continue à être permis, doit être muni d’un passeport royal... Ce passeport devra être écrit en langue portugaise, avec une traduction légalisée anglaise y ajoutée, et doit être signé, pour les vaisseaux faisant voile du port de Rio Janeiro, par le ministre de la marine 6 et pour tous les autres vaisseaux qui peuvent être destinés à ce trafic et qui pourraient faire voile d’autres ports du Brésil ou. de quelques autres ports des possessions de S. M. Très Fidèle, hors d’Europe, les passeports devront être signés par le gouverneur en chef de la Capitainerie dont ce port ressortit; et quant aux vaisseaux qui pourraient faire voile des ports du Portugal pour exercer le commerce d’esclaves, leurs passeports devront être signés par le secrétaire du gouvernement pour le département de la marine Art. V. —Les deux hautes parties contractantes, afin d’atteindre plus complétement leur but, savoir d’empêcher tout commerce illicite d’esclaves de la iart de leurs sujets, consentent mutuellement que les vaisseaux de guerre de leur marine royale qui seront munis d’instructions spéciales à cette fin... pourront visiter tels navires marchands des deux nations qui pourraient être soupçonnés, par des motifs raisonnables, d’avoir à leur bord des esclaves acquis par un trafic illicite et, dans le cas seulement où ils trouveraient effectivement des esclaves à leur bord, pourront détenir et amener de tels navires afin qu’ils puissent être mis en jugement devant les tribunaux établis à cette fin, 5. Côtes situéas de part et d’autre de l’embouchure du Congo, régions surlesquelles le Portugal n’exerçait pas un contrôle effectif. 6. Depuis l’invasion française de 1810 le roi de Portugal et son gouveernmenl s’étaient réfugiés au Brésil et y étaient restés après 1815. 7. Province co’oniale. 8. Un des représentants du roi à Lisbonne.
—103 —pourvu toutefois que les commandans des vaisseaux de guerre... employés à ce service se tiennent strictement à la teneur exacte des instructions qu’ils auront reçues à cet effet. Comme cet article est entièrement réciproque, les deux hautes parties contractantes s’engagent à indemniser leurs sujets respectifs de toutes les pertes qu’ils pourraient encourrir injustement par la détention arbitraire et illégale de leurs navires... 43 - (1818, 4 novembre.) ÉVACUATION PAR LES ALLIÉS DU TERRITOIRE FRANÇAIS ET ENTRÉE DE LA FRANCE DANS LE CONCERT EUROPÉEN G.F. DE MARTENS, ouvrage cité, t. IV, pp. 556-558. —Le second traité de Paris prévoyait l’occupation par les Alliés, pendant au moins trois ans, d’une large partie du territoire français, pour garantir le paiement d’une indemnité de guerre de 700 millions. Le duc de Richelieu, ministre des Affaires étrangères (sept. 1815- déc. 1818), fut un exécuteur ponctuel des clauses de ce traité; aussi au Congrès d’Aix-la-Chapelle (1818) put-il poser la question de l’évacuation du territoire français. Les Alliés lui donnèrent satisfaction et, tout en conservant entre eux leur alliance secrète, conclue le 20 novembre 1815, acceptèrent l’entrée de la France sur un pied d’égalité dans le concert des grandes puissances. Les soussignés, ministres des cabinets d’Autriche, de la GrandeBretagne, de Prusse et de Russie, ont reçu ordre de leurs augustes maîtres d’adresser à Son Excellence M. le duc de Richelieu la communication suivante Appelés par l’art. 5 du traité du 20 novembre 1815 1 examiner, de concert avec S. M. le Roi de France, si l’occupation militaire d’une partie du territoire français, arrêtée par ledit traité, pourroit cesser à la fin de la troisième année, ou devoit se prolonger jusqu’à la fin de la cinquième, L. M. l’Empereur d’Autriche, le Roi de Prusse et l’Empereur de toutes les Russies se sont rendus à Aix-la-Chapelle et ont chargé leurs ministres de s’y réunir en conférence avec les plénipotentiaires de L. M. le Roi de France et le Roi de la Grande-Bretagne, afin de procéder à l’examen de cette question importante... L’état intérieur de la France ayant été, depuis longtenls, le sujet des méditations suivies des cabinets et les plénipotentiaires réunis à Aix-la-Chapelle s’étant mutuellement communiqué les opinions qu’ils s’étaient formées à cet égard, les augustes Souverains, après les aVoir pesées dans leur sagesse, ont reconnu avec satisfaction, que l’ordre de choses heureusement établi en France par la restauration de la monarchie légitime et constitutionnelle, et le succès qui a couronné jusqu’ici les soins paternels de S. M. Très Chrétienne 2 justifient pleinement l’espoir d’un affermis1. Le second traité de Paris. Les Alliés y avaient prévu de cc renouveler à des époques déterminées des réunions consacrées aux grands intérêts communs ». 2. Appellation traditionnelle des rois de France.
—101 -— sement progressif de cet ordre de choses si essentiel pour le repos et la prospérité de la France et si étroitement lié à tous les grands intérêts de l’Europe. Quant à l’exécution des engagemens, les communications que, dès l’ouverture des conférences, M. le plénipotentiaire de S. M. Très-Chrétienne a adressées à ceux des autres puissances, n’ont laissé aucun doute sur cette question, en prouvant que le gouvernement françois a rempli, avec l’exactitude la plus scrupuleuse et la plus honorable, toutes les clauses des traités et conventions du 20 novembre, et en proposant pour celles de ces clauses, dont l’accomplissement était réservé à des époques plus éloignées, des arrangemens satisfaisans pour toutes les parties contractantes. Tels étant les résultats de l’examen de ces graves questions, L. M. I. et R.4 se sont félicitées de n’avoir plus qu’à écouter ces sentimens et ces voeux personnels, qui les portoient à mettre un terme à une mesure que des circonstances funestes et la nécessité de pourvoir à leur propre sûreté et à celle de l’Europe avaient seules pu leur dicter. Dès-lors, les augustes souverains se sont décidés à faire cesser l’occupation militaire du territoire français, et la convention du 9 octobre a sanctionné cette résolution. Ils regardent cet acte solennel comme le complément de la paix générale. Considérant maintenant comme le premier de leurs devoirs celui de conserver à leurs peuples les bienfaits que cette paix leur assure et de maintenir dans leur intégrité les transactions qui l’ont fondée et consolidée, L. M. I. et R. se flattent que S. M. Très-Chrétienne, animée des mêmes sentimens, accueillera, avec l’intérêt qu’Elles attache[nt] à tout ce qui tend au bien de l’humanité et à la gloire et à la prospérité de son pays, la proposition que L. M. I. et R. lui adressent d’unir dorénavant ses conseils et ses efforts à ceux qu’Elles ne cesseront de vouer à l’accomplissement d’une oeuvre aussi salutaire. Les soussignés, chargés de prier Mr le duc de Richelieu de porter ce voeu de leurs augustes souverains à la connoissance du Roi son maître, invitent en même-tems Son Exc. à prendre part à leurs délibérations présentes et futures, consacrées au maintien de la paix, des traités sur lesquels elle repose, des droits et des rapports mutuels établis ou confirmés par ces traités et reconnus par toutes les puissances européennes... Aix-la-Chapelle : le 4 novembre 1818. METTERNICH, CASTLEREAGH, WELLINGTON, HARDENIJERG, BERNSTOFF, NESSELRODE, CAPO-D’ISTRIA 6 3. Le duc de Richelieu. 4. Leurs majestés impériales et royales 5. Pour cette convention les Alliés s’étaient mis d’accord avant d’inviter le repré.. sentant français à leur réunion. 6. Voir texte n° 41, n. 5, p. 100.
—105 —44 - (1820, 8 décembre.) LA POLITIQUE DE METTERNICH : RÉSULTATS DES CONFÉRENCES DE TROPPAU G.F. DE MARTENS, ouvrage cité, t. V, 1808-1822 (Gottingue, 1824), pp. 592-595. —Si Metternicli avait réussi à briser les troubles en Allemagne en 1819-1820, une agitation sérieuse subsistait en Espagne et en juillet 1820 les Napolitains se soulevaient contre leur roi. Metternich réunit un congrès à Troppau, en Silésie, il y fit admettre par les puissances absolutistes le principe d’intervention dans les pays troublés pour y rétablir l’ordre. Après la confirmation de cette décision, en janvier 1821, par le congrès de Laybach (aujourd’hui Ljubljana, Yougoslavie) l’armée autrichienne devait écraser la révolte napolitaine. Voici comment Metternich avertit les princes allemands des décisions prises à Troppau et de la réunion du congrès de Laybach. Les événemens qui ont eu lieu le 8 mars, en Espagne’, le 2 juillet à Naples 2, la catastrophe du Portugal , ont dû nécessairement faire naître un sentiment profond d’indignation et d’inquiétude et de chagrin dans ceux qui sont chargés de veiller à la tranquillité des états, mais en même temps leur faire sentir le besoin de se réunir pour délibérer en commun sur les moyens de prévenir tous les maux qui menaçoient de fondre sur l’Europe. Il étoit naturel que ces sentimens fissent une vive impression sur les puissances qui avoient récemment étouffé la révolution, et qui la voyoit de nouveau relever la tête. Il n’étoit pas moins naturel que ces puissances, pour la combattre une troisième fois , eussent recours aux mêmes moyens dont elles avoient fait usage avec tant de succès dans cette lutte mémorable qui a délivré l’Europe d’un joug qu’elle a porté vingt ans. Tout faisoit espérer que cette alliance formée dans les circonstances les plus critiques, couronnée du plus brillant succès, et affermie par les conventions de 1814, 1815 et 1818 6 de même qu’elle avoit préparé, fondé et affermi la paix du monde, et qu’elle avoit délivré le continent européen de la tyrannie militaire du représentant de la révolution, seroit aussi capable de mettre un frein à une domination nouvelle, non moins tyrannique non moins affreuse, celle de la révolte et du crime. 1. Révolte contre Ferdinand VII; en février 1820, elle s’étendit à tout le pays; le 7 mars le roi dut annoncer la convocation des Cortè. 2. Soulèvement libéral dirigé par des olliciers et des carbonari : Voir texte n° 49, n. 2, p. 114. 3. Depuis le départ des Français en 1813 le Portugal était gouverné despotiquement par un régent anglais, au nom du roi Jean VI resté au Brésil. En 1820, à la nouvelle de la révolution espagnole, l’armée portugaise se souleva et imposa une constitution libérale. 4. Les puissances absolutistes. 5. Les deux autres fois étant la lutte contre la France, d’abord jusqu’en 1814, puis pendant les Cent Jours. 6. 1814: pacte de Chaumont; 1815: Sainte Alliance; 1818 : convention d’Aix-laChapelle.
—106 —Tels ont été les motifs et le but de la réunion de Troppau... L’entreprise qu’imposent [aux cours alliées] les pius saints engagemens est grande et difficile. Mais un heureux présentiment leur fait espérer qu’en mainténant invariablement l’esprit de ces traités auxquels l’Europe doit la paix et l’union entre tous ses États, elles parviendront à leur but... Les ministres, qui pouvoient être pourvus à Troppau même d’instructions positives de la part de leurs monarques, se concertèrent en conséquence sur les règles de conduite à suivre relativement aux États dont le gouvernement avoit été renversé par la violence, et sur les mesures pacifiques ou coercitives qui pourroient ramener ces Etats dans le sein de l’alliance européenne, dans le cas où l’on pouvoit attendre une influence importante et salutaire; ils communiquèrent les résultats de leurs délibérations aux cours de Paris et de Londres, afin que celles-ci pussent les prendre en considération. La révolution de Naples s’enracinant tous les jours de plus en plus, aucune ne pouvant menacer d’une manière plus imminente la tranquillité des États voisins et n’étant pas dans le cas d’être attaqués aussi promptement et aussi immédiatement, on s’est convaincu de la nécessité de procéder à l’égard du Royaume des Deux-Siciles d’après les principes ci-dessus énoncés. Pour préparer à cette fin des mesures conciliatrices, les monarques réunis à Troppau ont résolu d’inviter le Roi des Deux-Siciles à se réunir à eux à Laybach; démarche dont le but étoit uniquement de délivrer S. M. de toute espèce de contrainte extérieure, et de constituer ce monarque médiateur entre ses peuples égarés et les Etats dont ils menaçoient la tranquillité. Les monarques étant résolus de ne point reconnoître. les gouvernemens formés par une révolte ouverte, ils ne pouvoient négocier qu’avec le Roi en personne. Leurs ministres et leurs agens à Naples ont reçu des instructions en conséquence. La France et l’Angleterre ont été invitées à prendre part à cette démarche et l’on doit s’attendre qu’elles ne refuseront pas d’y accéder... Ce système, suivi de concert par la Prusse, l’Autriche et la Russie, n’a rien de nouveau. Il est basé sur les mêmes maximes qui ont servi de fondement aux conventions qui ont cimenté l’alliance des États européens... [qui] ne désirent que de conserver et maintenir la paix, de délivrer l’Europe du fléau des révolutions et de détourner ou d’abréger les maux qui naissent de la violation de tous les principes de l’ordre et de la morale. A de telles conditions, ces puissances croient pouvoir compter, en récompense de leurs soins et de leurs efforts, sur les suffrages unanimes du monde. 7. Ces deux puissances refusèrent de s’associer aux décisions prises à Troppau.
—107 45 —(1821, 28 octobre.) REFUS DE CASTLEREAGH D’INTERVENIR EN FAVEUR DES GRECS S C.K. WEBSTER, Tue Foreign Policy of Castlereagh, 1815-1822 (Londres, 1934), extrait reproduit par James .JOLL. Britain and Europe, PUt 10 Churchill, 1793-1940 (Londres, 1950), pp. 83-84. Trad. A. JOURDE, professeur d’anglais. —La révolte des Grecs contre les Turcs, en 1821, avait suscité un immense mouvement de sympathie en Europe (cf. l’Enfant grec, de V. Hugo). Mais les différents gouvernements se montrèrent peu disposés à intervenir en faveur des révoltés. Battu, leur chef Ypsilanti dut se réfugier en Autriche, où il fut emprisonné sur ordre de Metternich (juin 1821). En Angleterre, au nom de la paix et de l’équilibre international, Castlereagh s’opposa à toute intervention en Grèce. Voici ses arguments essentiels. Convient-il qu’un tel état de choses subsiste? Telle est la question qui vient naturellement à l’esprit de l’homme vertueux et généreux, et à personne sans doute plus qu’à l’empereur de Russie (c’est bien la première impression qui s’offre à tout observateur réfléchi lorsqu’il considère la situation intérieure de la Turquie d’Europe). Le joug des Turcs devrait-il rester à jamais fixé au cou de leurs malheureux sujets chrétiens? Les descendants de ceux dans l’admiration desquels on nous a élevés 1 doivent-ils être condamnés, en ce beau pays, à traîner à jamais l’existence misérable où les circonstances les ont réduits? Il est impossible de rester indifférent; et s’il était permis à un homme d’état de suivre dans sa conduite les conseils de son coeur et non les impératifs de sa raison, je ne vois vraiment pas où pourrait s’arrêter l’élan que recevrait son comportement en pareil cas. Mais, nous ne devons jamais l’oublier, ce qui lui incombe c’est le grave devoir de pourvoir à la paix et à la sécurité des intérêts qui lui sont directement confiés; il ne doit point mettre en danger le sort de la génération présente en voulant s’efforcer d’améliorer le sort de celle qui est à venir. Il est donc incompatible avec mon sentiment du devoir de me lancer dans un projet pour transformer la condition de la population grecque en ces pays en courant le risque qu’une telle tentative entraîne la ruine, le désordre et la (léstifliOn, non seulement à l’intérieur de la Turquie, mais en Europe. Même si les Turcs devaient se retirer miraculeusement (ce qu’il en coûterait de sang, de souffrances pour les expulser par la force, je ne le prends pas pour l’instant en considération), je ne suis nullement convaincu que la population grecque, dans l’état où elle est maintenant, ou qui sera vraiselfll)lablelïlent le sien pendant un certain nombre il’niinées, Plisse élal)orcr à Partir (les éléments dont elle (liSJ)OSC tin sys1fn’ie de gotiverneitieni moitis imparfait, ex(érieiirenient t ts ( tees IIICOItS.
—108 —ou intérieurement, que celui qui existe malheureusement à présent, surtout dans la mesure où la question intéresse la Russie. Aussi ne saurais-je être tenté, ou même obligé au nom du devoir moral, sous de vagues prétextes d’humanité et de réparation de torts, de compromettre un système de relations déjà ancien et de soutenir les tentatives insurrectionnelles qui ont lieu en Grèce actuellement dans l’espoir que, par le moyen de la guerre, puisse prendre forme quelque système de gouvernement; j’ai par contre la certitude que cela ouvrira entre temps un champ libre aux audaces de tous les aventuriers et de tous les passionnés de politique en Europe pour y risquer, non seulement leur propre fortune, mais ce dont nous devons nous préoccuper davantage : la fortune et le destin de ce système au maintien duquel nous sommes liés par nos plus récents et solennels accords avec_nos Alliés. 46 - (1823, 20 août.) L’ANGLETERRE ET LA RÉVOLTE DES COLONIES ESPAGNOLES R. Rusa, Memoranda of a Residence ai tue Court of London, p. 412, reproduit par H.S. COMMAGER, Documents of American History, 50 édition (New York, 1949), n° 126, pp. 234-235. Traduction P. MARCHAND, professeur d’anglais. —En septembre 1822, Canning, très hostile à la Sainte Alliance, devint ministre des Affaires étrangères d’Angleterre. Au congrès de Vérone, ouvert en octobre 1822, il chercha à empêcher toute intervention des Alliés en Espagne, puis soutint la cause des colonies espagnoles révoltées. Le 16 août 1823 il fit des ouvertures dans ce sens au ministre américain Rush et précisa sa position par la lettre reproduite ici. Le gouvernement des États-Unis ne répondit pas (le président Monroii devait le faire quelques mois après par son célèbre message), mais comme la France s’était engagée à ne pas intervenir et que son intervention était celle que l’Angleterre aurait le plus redoutée, Canning s’estima satisfait. Personnel et confidentiel Foreign Office Le 20 août 1823 Cher Monsieur, Avant de quitter la capitale’, je désire vous soumettre sous une forme plus précise, mais cependant officieuse et confidentielle, la question dont nous avons brièvement discuté la dernière fois que j’ai eu le plaisir de vous rencontrer. Le moment n’est-il pas venu où nos Gouvernements pourraient s’entendre sur le problème des colonies espagnoles d’Amérique? Et si nous pouvons arriver à une telle entente, ne serait-il pas avantageux pour nous-mêmes et profitable pour le reste du monde que ces principes soient clairement établis et ouvertement déclarés? 1. Londres.
—109 —En ce qui nous concerne, nous n’avons aucune arrière-pensée. 1° Nous considérons comme absolument irréalisable que l’Espagne recouvre ses colonies. 2° Nous considérons que le problème de leur reconnaissance comme Êtats indépendants est une question de temps et de circonstances. 3° Nous ne sommes cependant, en aucune façon, disposés à faire le moindre obstacle à un arrangement, par le moyen de négociations amiables, entre la mère patrie et elles. 4° Nous ne visons pas nous-mêmes à posséder quelque partie que ce soit de celles-ci. 5° Nous ne saurions voir sans inquiétude quelque partie de celles-ci cédées à toute autre puissance. Si ces opinions et sentiments sont, comme je le crois fermement, partagés par nos deux Gouvernements, pourquoi hésiterions-nous de part et d’autre à nous en ouvrir les uns aux autres et à les proclamer à la face du monde? S’il se trouve une puissance européenne quelconque pour nourrir d’autres projets, pour envisager d’entreprendre de réduire par la force ces colonies à l’assujettissement pour le compte ou au nom de l’Espagne, ou encore pour envisager d’acquérir une partie quelconque de celles-ci pour elle-même, par cession ou par conquête, une telle déclaration de la part de votre gouvernement et du nôtre serait la façon la plus efficace et la moins offensante de faire connaître notre désapprobation de tels projets. Cela mettrait en même temps terme à toutes les susceptibilités de l’Espagne vis à vis des colonies qui lui restent, et à l’agitation qui règne dans ces colonies, agitation qu’il serait bon d’apaiser, ne serait-ce que par humanité, étant bien décidés (comme nous le sommes) à ne pas l’encourager pour en tirer profit. Considérez vous que, en vertu des pouvoirs que vous avez reçus dernièrement, vous êtes autorisé à ouvrir des négociations et à signer un accord quelconque à ce sujet? Considérez-vous que, au cas où cela ne serait pas dans vos compétences, vous pourriez échanger avec moi des notes de ministre à ministre sur ce sujet? Rien ne me serait plus agréable que de pouvoir collaborer avec vous à une telle oeuvre, et j’en suis sûr, il s’est rarement trouvé, dans l’histoire du monde, une occasion où avec aussi peu de difficultés, deux gouvernements amis pourraient être à l’origine d’un bien aussi incontestable, tout en évitant des malheurs aussi considérables.... J’ai l’honneur d’être, cher monsieur, avec grand respect et estime, votre fidèle et obéissant serviteur. Georges CANNING.
110 —47 - [Entre 1818 et 1826.] UN PORTRAIT DE BOLIVAR Commandant PERSAT, Mémoires, publ. par G. SCHLUMBERGER (Paris, 1910), pp. 39-43. Extraits. —La révolte des colonies espagnoles d’Amérique eut un grand retentissement en Europe. Bolivar y bénéficia d’une énorme popularité et auprès de lui accoururent des volontaires étrangers qui, ait nombre de 2.000 en 1818, formèrent le noyau de son armée. Il y avait parmi eux d’anciens officiers de Napoléon en demi-solde depuis 1815. L’un d’eux, le lieutenant de cavalerie Persat (1788-1858), aigri par la défaite napoléonienne et le triomphe des Bourbons qu’il détestait, partit en Amérique lutter pour la liberté. Mais, lorsqu’il y arriva (7 mai 1818), Bolivar était dans sine situation difficile et le désordre régnait; Persat ne put le supporter et repartit bientôt (25 février 1819). Dans ses Mémoires, son mauvais caractère aidant, il a laissé de Bolivar un portrait vraiment peu flatteur. Bolivar se trouvait à Angostura à cette époque, de retour d’une fâcheuse campagne 2; je profitai du départ d’un petit bateau pour me rendre dans cette ville, qui était alors la capitale de la République de Colombie . Bolivar y avait réuni un simulacre de congrès, car il était dictateur suprême et général en chef absolu de cette espèce de République composée à cette époque de la bicoque d’Angostura, de l’île de la Margarita4 et de quelques autres hameaux de l’intérieur. Toutes les villes maritimes Cumana, Barcelone, la Guaïra, Porto-Cabello, Maracaïbo, Carthagène et les villes de l’intérieur : Caracas, Bogota, eté., étaient encore alors occupées par lés troupes espagnoles. A mon arrivée à Angostura, il y avait beaucoup plus d’officiers que de soldats, et quels soldats! de malheureux noirs à qui l’on avait donné la liberté pour les faire égorger par les Espagnols ou mourir de faim et de misère, car la République n’avait ni finances, ni magasin de vivres, ni dépôt d’habillements, aussi ces malheureux regrettaient-ils leur ancien esclavage. C’est l’exacte vérité que je dis ici. La plupart des étrangers (lui étaient venus servir la République avaient déjà quitté le service vraiment pitoyable de ce gouvernement aux abois. Pendant mon séjour à Angostura, j’en vis partir plusieurs... J’avais déjà vu Bolivar, vrai jésuite en politique, qui, sans me tromper sur l’état réel de sa République et de son armée, m’avait dit : e Nous venons d’avoir notre Novi dans la dernière campagne, nous aurons notre Marengo à la prochaine ! s Bolivar m’avait assuré qu’il attendait de l’Angleterre une légion étrangère 6 ainsi qu’un armement complet pour organiser de la cava1. Sur l’Orénoque. 2. La rapidité des mouvements de Bolivar déconcertait l’ennemi; écrasé sur un point, il reparaissait sur un autre. (Note de l’éditeur (le Persat). 3. L’ancien territoire espagnol de la Nouvelle-Grenade n’était pas encore divisé en plusieurs États comme de nos jours. 4. Une des îles Sous-le-Vent, près de la côte du Venezuela. Elle fut un temps le siège du gouvernement de Bolivar. 5. Bolivar avait vu juste, en 1819 sa situation devint excellente. 6. Elle devait assurer en 1821 la victiç décisive de Carabobo, au sud dc Caracas,
—111 —lerie, etc. « Ainsi, ajouta-t-il, je vous promets un beau régiment de lanciers. e Cet homme était séduisant et entraînant dans sa conversation; il y avait beaucoup de Louis-Philippe dans son caractère, mais, quoiqu’il fût bien supérieur en instruction aux Paéz, aux Bermudez, Montilla, Prard, Urdaneta, Francisco Gomez, etc.8 il était loin néanmoins de les valoir dans les combats... Bolivar était incontestablement l’homme supérieur de l’Amérique du Sud, mais combien j’ai été surpris et indigné de le voir comparer à l’Empereur comme général et à Washington pour les vertus et le patriotisme. II est vrai que ces comparaisons-là n’ont été faites que par le défroqué abbé de Prddt , le plus bavard et le plus imposteur de tous nos écrivailleurs... Bolivar n’aurait même jias été tin général de brigade passable en Europe, et il avait encore moins les moyens (le l’être en Ainérique, où les chefs doivent être les pius braves, et certes Bolivar ne l’était pas; il en a donné des preuves indubitables aux combats de Barcelona et d’Ocumare 10, où il prit la fuite, abandonnant ses troupes qui se firent hacher par les Espagnols. Réfugié après ces événements à l’île (le la Jamaïque avec quelques fuyards comme lui, il eut l’impudence de faire courir le bruit qu’il avait été abandonné par ses troupes. Les faits que j’ai cités plus haut, je les affirme par la raison qu’ils m’ont été garantis par cent témoins oculaires dignes de foi, entre autres par M. Bouyard, ancien officier d’artillerie en France, et qui y reçut deux coups de feu. Quant au patriotisme de Bolivar, je pourrais le révoquer en doute autant que ses talents militaires et sa bravoure, cela par cent exemples patents. Y avait-il du patriotisme dans Bolivar lorsqu’il fit assassiner le brave général Piard 11 parce qu’il lui portait ombrage et qu’il s’était permis de lui reprocher ses lâches désertions de Barcelona et d’Ocumare? Etait-ce encore du patriotisme à Lima, lorsqu’en 1825 ou 1826 il y fit mitrailler et sabrer trois cents républicains 12 qui voulaient se soustraire à son despotisme? Bolivar était d’une violence sans frein. Tout devait ployer sous sa volonté, sous peine d’exil ou de mort. Il était en outre d’un orgueil sans pareil, bien qu’il fît tout pour le dissimuler. Avec de semblables passions, il n’y a point de vertus! 7. Persat rédigea ses Mémoires vers 1837, d’où cette comparaison. 8. Chefs de l’insurrection. 9. L’abbé de Pradt (1759-1837) député en 1789, évêque et ambassadeur sous Napoléon, fut un écrivain politique des plus féconds, spirituel mais prolixe. Ii consacra en 1817 un volumineux ouvrage aux « colonies 10. Barcelona, sur la côte à l’ouest de Caracas, Ocumare, dans l’intérieur, au sud de Caracas. 11. Ce général était de race noire, ii n’avait pas l’instruction de Bolivar, mais lui était bien supérieur pour la guerre... [Il] était l’idole de l’armée colombienne, composée en grande partie d’hommes de couleur. (Note de Persat.) 12. Président « perpétuel « du Pérou, de la Bolivie et de la Cotombie, Bolivar souhaitait l’unité sud-américaine, mais ii ne put se maintenir que par des coups de force et finit par abandonner ses fonctions et s’exiler (1830).
—112 —48 - (1823, 2 décembre.) LA DOCTRINE DE MONROE Extrait du septième message annuel du président Monroi au Congrès, publié par RICHARDSON, Messages ami Papers, vol. II, p. 207, reproduit par H. S. C0M- MAGER, ouvrage cité, n° 127, pp. 235-237. Trad. P. MARCHAND. —Pour lutter contre ses colons d’Amérique révoltés, l’Espagne avait fait appel à la Sainte Alliance, mais seul Alexandre Jer de Russie accepta d’intervenir; il avait d’ailleurs des visées sur le Nord-Ouest de l’Amérique (Alaska). Monroé, président des États-Unis de 1817 à 1825, convaincu que cette politique était incompatible avec les intérêts de son pays, reconnut l’indépendance de plusieurs États d’Amérique latine (mars 1822), puis négocia avec la Russie pour limiter sa zone d’influence en Amérique et, le 2 décembre 1823, par un message célèbre, définit la politique extérieure des États- Unis : ceux-ci étaient hostiles à toute intrusion européenne en Amérique, mais aussi à toute intervention américaineen Europe, c’est l’origine de l’isolationnisme américain. Cette déclaration devait être plusieurs fois renouvelée, par exemple par le président Polk, le 2 décembre 1845. Surproposition du gouvernement impérial de Russie... toutes instructions et tous pouvoirs nécessaires ont été transmis au ministre des États-Unis à Saint-Petersbourg pour déterminer par des négociations amicales les droits et intérêts respectifs des deux nations sur la côte nord-ouest de ce continent... Au cours des discussions auxquelles cette question a donné lieu et à propos des accords par lesquels elles peuvent se terminer, nous avons estimé que l’occasion était favorable d’affirmer comme un principe qui met en cause les droits et intérêts des Etats-Unis que les continents d’Amérique, de par l’état de liberté et d’indépendance qu’ils ont acquis etmaintenu, ne doivent plus, désormais, ‘êtreconsidérés comme susceptibles d’être colonisés à l’avenir par aucune puissance européenne... Il a été dit, au commencement de la dernière session 1 qu’un grand effort était alors fait par l’Espagne et le Portugal pour améliorer la situation des peuples de ces pays, et qu’il apparaissait que cet effort était conduit avec une surprenante modération. Il est à peine besoin de remarquer que, jusqu’ici, le résultat a été bien différent de ce qui était alors attendu. Nous avons toujours été les spectateurs pleins de sollicitude et d’intérêt des événements survenant dans cette partie du globe, avec laquelle nous avons tant de rapports et d’où nous tirons notre origine. Les citoyens des Etats-Unis nourissent des sentiments de grand attachement envers la liberté et le bonheur de leurs semblables de ce côté là de l’Atlantique. Nous n’avons jamais pris part aux guerres dans lesquelles les puissances européennes sont entraînées par des problèmes qui les concernent, et il n’est pas conforme à notre politique de le faire. C’est seulement lorsque on a porté atteinte à nos droits ou qu’on les a gravement menacés que nous réagissons et prenons des mesures de défense. Nous sommes 1. La session du Congrès des États-Unis.
—113 —nécessairement amenés à suivre de plus près le développement des situations dans notre hémisphère, pour des raisons évidentes à tous les observateurs éclairés et impartiaux. Le système politique des puissances alliées est, sous ce rapport, essentiellement différent de celui de l’Amérique. La différence vient des caractères de leurs régimes respectifs, et toute notre nation s’attache avec ferveur à défendre le nôtre, établi au prix de tant de sang et d’argent, mûri par la sagesse de ses citoyens les plus éclairés, et grâce auquel nous n’avons cessé de connaître un bonheur sans exemple. La bonne foi et les relations amicales qui existent entre les 1tats-Unis et ces puissances nous obligent, en conséquence, à déclarer que nous considérerions de leur part toute tentative pour étendre leur système politique à une partie quelconque de cet hémisphère comme dangereuse pour notre paix et notre sécurité. Nous ne sommes pas intervenus et n’interviendrons pas dans les affaires des colonies ou dépendances encore existantes (le quelque puissance européenne que ce soit. Mais pour ce qui est des états qui se sont déclarés indépendants 2 et le sont restés, états dont l’indépendance a été reconnue par nous après mûre réflexion et suivant de justes principes, nous ne saurions considérer l’intervention d’une quelconque puissance européenne visant à leur oppression ou à la prise en charge de leur destinée autrement que comme la manifestation de dispositiôns inamicales envers les Etats-Unis. Nous avons proclamé notre neutralité dans la guerre entre l’Espagne et ces noùveaux états à l’époque où nous les avons reconnus, et nous nous sommes tenus à cette décision et continuerons de nous y tenir, à condition que n’intervienne aucun changement qui, de l’avis des autorités compétentes de notre pays, rendrait indispensable à leur sécurité.., un changement correspondant de la part des Etats-Unis. Notre politique à l’égard de l’Europe, qui fut adoptée dans les débuts des guerres qui ont si longtemps sévi dans cette partie du globe, reste, en tout état de cause, la même : elle consiste à ne nous immiscer dans les affaires intérieures d’aucune de ces puissances, à considérer le gouvernement de facto comme le gouvernement légitime à nos yeux, à rechercher l’établissement de relations amicales avec lui et à maintenir ces relations par une politique franche, virile et ferme, qui, en toutes circonstances, fait droit aux justes revendications de toutes les puissances et n’accepte le moindre préjudice d’aucune. Mais en ce qui concerne les continents américains, les conditions sont éminemment et manifestement différentes. Il n’est pas possible aux gouvernements alliés d’étendre leur système politique à quelque partie que ce soit de l’un ou l’autre de nos continents sans mettre notre tranquillité et notre bonheur en péril; et personne ne peut croire 2. Chili 1818, Mexique 1821, Colombie 1820, etc.
- —114—non plus que nos frères du Sud, s’ils se trouvaient abandonnés à eux-mêmes, choisiraient un tel système de leur plein gré. En conséquence, il est tout aussi impossible que nous considérions de telles interventions, sous quelque form e que ce soit, avec indifférence. Si nous tenons compte des forces et des ressources relatives de l’Espagne et de ces nouveaux états, ainsi que de la distance qui les sépare, il apparaît que, manifestement, l’Espagne ne pourra jamais les soumettre. Les États-Unis en restent toujours à leur juste politique qui consiste à laisser les partis en présence s’expliquer entre eux, dans l’espoir que les autres puissances adopteront la même ligne de conduite. 49 [1824.] - LA CHARBONNERIE A.N. F’ 6684, pièce 315. —Dans l’Europe de Metternich aucune opposition n’était tolérée par les gouvernements absolutistes. Aussi les libéraux se tournèrent-ils vers l’action clandestine; c’est ainsi que, dans le royaume de Naples, s’organisa la « Charbonnerie ». Cette société à bases mystique et égalitaire prit la suite d’une société secrète qui avait lutté contre la domination napoléonienne. De là elle se répandit dans toute l’Italie et en France. Son organisation était constituée de cellules ou ventes de 20 membres, s’ignorant les unes les autres, mais obéissant toutes à une direction unique. Elle fut à l’origine de la révolte napolitaine de 1820 et des complots militaires de 1821-1822 en France; les polices ds différents États furent longtemps très mal renseignées sur elle. Le texte suivant fait le point des connaissances de la police française; c’est un rapport anonyme, rédigé vraisemblablement en 1824, c’est-à-dire à une époque où la Charbonnerie, restée puissante en Italie, était déjà en plein déclin en France; il fut établi grâce à la remise à la police de toute une série de documents. Ce mémoire sur les sociétés secrètes est donné comme le résultat des recherches qui ont eu lieu dans ces derniers tems en Italie, particulièrement dans le royaume de Naples, et des pièces livrées par un des principaux chefs des Carbonari, qui a pris une part très active à la dernière révolution des Deux Siciles... 1 L’on ne connaissait, en 1820, dans le royaume de Naples, que les deux premiers grades de la Charbonnerie : celui d’apprenti et celui de Maître. L’ordre maçonnique 2 proprement dit travaillait activement à s’emparer de cette nouvelle société, pour en diriger les travaux, mais les Carbonari, pressés d’agir, opérèrent la révolution avant d’avoir réuni les moyens d’obtenir un succès complet et durable. Ce fut par la révolution de 1820 que les chapîtres maçoniques 1. Révolution de 1820 provoquée par des officiers. Voir texte n° 44, p. 105. Le mouvement commença près de Naples à Nola le 2 juillet, puis les révoltés s’organisèrent à Monteforte, à l’est de Naples. Le roi céda le 6 juillet. 2. La Franc-Maçonnerie, société secrète répandue dans toute l’Europe, avait une organisation très hiérarchisée, comprenant de nombreux grades (33 dans certains rites). Vers 1820 ses opinions étaient assez modérées.
—115—de France et d’Angleterre apprirent l’existence et les moyens de la Charbonnerie. Des rapports s’établirent promptement entre les deux associations : des commissaires furent envoyés de France et d’Angleterre pour prendre sur les lieux connaissance de l’état des choses. Alors seulement le Code des grades sublimes de la Charbonnerie, conservé par quelques adeptes napolitains exilés ou expatriés volontairement, fut mis au jour et devint la base d’une association toute nouvelle qui, amalgamée avec les hauts grades maçoniques, constitue la Charbonerie d’aujourd’hui. Le foyer central, établi dans le royaume de Naples, fut appelé le Grand Consistoire secret. Il se réunit, Iour la première fois, le 13 octobre 1820. Ses premiers travaux eurent pour principal objet d’assurer sa correspondance avec les consistoires maçoniques d’Italie, de France et d’Angleterre. Il décida ensuite que la révolution de Monteforte 1 n’ayant été ni opportune, ni sagement conduite, on travaillerait à en arrêter les progrès et que l’on attendrait des circonstances plus favorables. Toutes les opérations du grand consistoire, depuis le mois de novembre 1820 jusqu’au mois d’avril 1821, furent donc en faveur de la Cour et du voyage de Laybach , contre le parlement qui était résolu de s’y opposer. Ces données renversent toutes les idées que l’on avait jusqu’ici de l’association des Carbonari. On la croyait sinon entièrement détruite, au moins paralysée, pour longtems, par la fuite, l’exil et le supplice des chefs de la révolution de 1820. Mais suivant le Précis historique , l’association constituée sur un plan beaucoup plus vaste, soutenue par les affiliations formées dans les pays étrangers, serait aujourd’hui beaucoup plus puissante qu’à l’époque où elle a soulevé la population des Deux Siciles contre le gouvernement légitime. A l’appui de cette assertion on cite une des pièces remises par le révélateur : Le statut Napolitain, où il est dit : « que la révolution européenne doit commencer par le royaume (le Naples, se communiquer au reste de l’Italie et s’étendre aux autres Pays e. Il est difficile de croire qu’une organisation aussi vaste ait pu échapper aux autorités autrichiennes, depuis l’époque de l’occupation jusqu’aux révélations qui font la base de ce mémoire; que la police de France n’ait découvert dans l’intérieur du royaume aucune des nombreuses ramifications qui doivent y aboutir; qu’il en soit de même du Piémont, où l’autorité exerce une surveillance très active sur tout ce qui tient aux sociétés secrètes. Les procédures instruites en France dans le cours de 1822, ont mis à (lécoLiVert l’état (les associations secrètes (lans ce 3. Voir texte n° 41, p. 106. 4. Un des documents remis ht police par un informateur anonyme. 5. En mars 1821, en vertu (les décisi9ns prises à Laybach, les Autrichiens envahirent le royaume de Naples et y rta1)lirdnt l’absolutisme.
—116 —pays; et il n’en est résulté aucune trace de l’organisation développée dans le mémoire. Les événemens qui ont donné lieu à ces procédures sont même en opposition manifeste avec le système établi dans cet écrit. En effet, si dès le commencement de 1821, il eût été arrêté par les consistoires de Naples, de France et d’Angleterre que l’ofi commencerait la révolution par les Deux Siciles et qu’on l’étendrait d’abord au reste de l’Italie 6, ensuite aux autres pays de l’Europe, les révolutionnaires de France auraient-ils pris l’initiative à Saumur, à Thouars, à Belfort, etc . On désigne les ex-Ministres Fouché et Savary 8 comme ayant puissamment contribué à propager la haute maçonerie ‘en Italie. Cela peut paraître vraisemblable, quoiqu’il n’entroit certainement pas dans le système de Bonaparte, lorsqu’il fut arrivé au pouvéir, de se servir des sociétés imbues de principes démocratiques pour établir le despotisme qu’il voulait fonder. Mais on donne pour successeur à ces deux ministres, dans leurs travaux maçoniques, un M. Lainé, qui « par ses opérations en 1818 et en 1819, donna une grande importance à la correspon-. dance de la Loge des Rosecroix 10 Cette imputation ne peut s’appliquer qu’à M. Lainé ex Ministre de l’Intérieur : elle peut être aisément appréciée ainsi que celle faite à M. de Bonald 12 d’avoir été, depuis 1819 jusqu’à la fin de 1821, le correspondant du Grand Consistoire de Naples. On n’est pas surpris de trouver après ces noms ceux des colonels Fabvier et Dentzel 13, de Benjamin Constant et Lafayette; mais les documens donnés sur ces personnages se bornent à les désigner comme ayant correspondu jusqu’à l’époque de la guerre d’Espagne 14 avec le Grand Consistoire. 6. Quelques jours après le soulèvement de Naples, il s’en produisit un au Piémont. 7. Soulèvements militaires sans grande envergure qui furent tous déjoués rapidement (1821-1822). L’affaire des 4 sergents de La Rochelle est restée la plus célèbre. 8. Ils furent successivement ministre de la police de Napoléon. Sous le premier Empire la Franc-Maçonnerie avait été réorganisée par Joseph dans le sens de la docilité envers l’État. 9. Franc-maçonnerie comportant de nombreux grades alors que la société primitive n’en avait que trois. 10. Mouvement mystique d’origine allemande remontant au début du xvii’ siècle, il avait disparu au xviiI’ siècle en se fondant dans la Franc-Maçonnerie à laquelle il apporta la plupart de ses symboles et sa hiérarchie. Le nom de Rose-Croix fut alors donné à certaines loges et à certains grades. 11. Lainé (1767-1835), président de la Chambre en 1815, ministre de l’Intérieur de 1816 à 1818 dans le ministère Richelieu, eut une politique nettement orientée à droite. 12. De Bonnld (1754-1840) est connu surtout comme le théoricien politique de l’absolutisme (voir texte n° 2, p. 9). C’est à juste titre que l’auteur du mémoire trouve curieux les rapports de De Bonald avec la maçonnerie de Naples. 13. Fabvier (1783-1855) ami du général Foy, compromis dans certains complots, se rendit célèbre par l’aide qu’il apporta à la Grèce révoltée contre les Turcs. Pour Dentzel, il doit s’agir d’un général à la retraite depuis 1815 (1755, mort vers 1820). 14. L’expédition française qui en 1823 restaura l’absolutisme en Espagne.
—117 —J’observe que les équipées de Saumur, de Belfort, de Toulon, de Thouars, de la Rochelle sont plutôt du fait de Lafayette et d’Argenson 15 et ont été blamées par le parti. Les circonstances particulières d’un ministère nouveau 16 dont on avoit une idée toute différente de celle qu’on en a eue depuis avoient singulièrement excité la confiance de M. de Lafayette. Mais nous n’en avons pas moins toujours observé une tendance constante des forces du carbonarisme vers la Sicile. Plusieurs fois j’ai su de Londres qu’on y préparoit une expédition et j’en ai même prévenu à plusieurs reprises M. le prince de Castel-Cicala 17• 15. De Voyer d’Argenson (1771-1842), favorable à la révolution de 1739, ami de La F’ayette, préfet sous l’Empire, un des chefs de l’opposition aux Bourbons depuis 1815. Après 1830 iI devait largement participer au renouveau dii babouvisme. La Fayette était membre de la haute Vente (sorte de comité directeur) de la charbonnerie française. 16. Après l’assassinat dit duc de Berry, Decazes fut chassé du pouvoir (20 février 1820) et remplacé par Richelieu; les ultras cherchèrent alors à réaliser leur programme, ce qui créa un fort mécontentement dans le pays; une révolution parut imminente, et les carbonari crurent venu le moment d’agir. Mais Richelieu sut rassurer l’opinion. 17. Fabrice Ruffo (1755-1832) prince napolitain, sévit contre les républicains après la destruction de la république parthénopéenne, ambassadeur de Naples à Paris de 1815 à 1832. 50 - (1831, 30 janvier.) OPPOSITION D’INDUSTRIELS FRANÇAIS A L’ÉVENTUALITÉ D’UNE RÉUNION DE LA BELGIQUE A LA FRANCE A.N. F” 2401 pièce 189.— En France, lors de la révolution belge, si l’opinion républicaine et libérale souhaitait l’annexion de la Belgique, l’entourage de LouisPhilippe, par désir de paix et par peur de l’Angleterre, y était hostile; de même de nombreux milieux industriels et commerciaux, comme le montre la pétition suivante rédigée par les membres de la Chambre consultative de commerce d’Abbeville, redoutaient cette annexion et l’abolition du cordon douanier entre France et Belgique, car alors la concurrence de l’industrie belge, beaucoup plus évoluée que l’industrie française, aurait ruiné cette dernière. Abbeville, le 30 janvier 1831 A Son Excellence Monsieur le Ministre de l’Intérieur. Monsieur le Ministre, Frappés depuis quelques mois d’une stagnation qui menace de les anéantir, les chefs d’établissements industriels d’Abbeville, confians dans l’avenir que leur présageait le Gouvernement aussi éclairé que paternel de notre Roi Louis Phulippe et comprenant d’ailleurs toute l’étendue du mot patriotisme, se sont abstenus jusqu’ici de faire parvenir à votre Excellence le tableau de leur détresse; quelques établissemens mêmes ont conservé tous leurs ouvriers à leurs risques et périls.
—118 —Mais aujourd’hui que s’agite dans les conseils de Sa Majesté une question dont la solution peut être pour eux un arrêt de mort (s’il faut ajouter foi aux expressions échappées à des personnages placés assez haut pour les croire bien informés), ils pensent qu’il est de leur devoir d’entretenir votre Excellence, par l’organe des membres de la Chambre Consultative, de leur position présente et surtout de leurs alarmes sur l’avenir. En effet, toute industrielle, possédant des capitaux considérables à un taux modique, entourée de mines, de canaux, d’une classe ouvrière habile et peu rétribuée par suite du bas prix des denrées et pardessus tout cela ayant fabriqué avec des matières premières et des machines qui n’ont été frappées d’aucun droit, la Belgique a dû établir et a établi en effet ses produits à des prix de beaucoup inférieurs aux nôtres. Si donc la ligne de douanes qui sépare les deux pays venait à être renversée, la France qui possède déjà en produits manufacturés plus qu’elle ne peut de longtems consommer, verrait, à la suite de l’irruption des produits Belges, ses nombreuses manufactures languir et par suite sa population ouvrière livrée à la plus affreuse misère. Comme nous traitons cette question avec la franchise la plus grande, la conviction la plus entière, nous désirons faire partager cette conviction à votre Excellence et pour cela nous lui soumettons les renseignemens suivans qui lui sont sans doute déjà parvenus d’autre part sur l’un des produits les plus importans de notre cité : la draperie fine. Les Belges reconnaissent eux-mêmes qu’ils l’établissent de 20 à 25 pour % plus bas que nous ne pouvons le faire. Cette différence tient aux causes suivantes 1° A ce que les laines existantes maintenant en Belgique nont payé aucun droit à l’entrée, tandis que celles que nous possédons ou y ont acquitté un droit de 33 pour % de leur valeur ou se vendent à des prix proportionnés à ce droit; 2° Au bas prix de la main d’oeuvre en Belgique; 30 A la différence sur le coût du matériel des fabriques en bâtimens, ustensiles et machines, différence qui s’élève à 30 pour % en plus chez nous; 4° Au combustible pour les machines à vapeur et autres usages de la fabrique, les frais de transport en doublent le prix en France; 5° A la différence des droits d’entrée et frais de toute espèce sur le transport des indigos ei F’rance... En conséquence, nous VCIIOIIS VOIl S Su 1 I)liCr, Monsieur le Ministre, (le 1)reIdre CH (OiiSi(Lérot ion (les oi)selVn1 ions aussi fortes que justes et de les soumettre à Sa Majesté (luli, dans sa bonté éclairée, en sentira l’importance pour le bien être des classes laborieuses et pauvres de notre belle patrie, nous reposant
—119 —d’ailleurs sur la pureté comme sur la justesse des vues des conseillers de la couronne. Nous sommes avec respect, de votre Excellence, Monsieur le Ministre, les très humbles et très obéissans serviteurs. (Suivent 7 signatures 1.) 1. Des plaintes analogues furent faites par les industriels de l’Oise, de Lille de Limoux, Elbetif, l’Aigle, Le Havre .Yvetot, Châteauroux (AN. F’2 2401). 51 - (1831, 28 mars.) MANIFESTE DE L’ASSOCIATION NATIONALE BELGE HUYTTENS, Discussions, t. V, p. 290, reproduit par VERNIERS, BONENFANT et QUICKE, Lectures historiques, t. III (Bruxelles, 1936), pp. 61-62. —Pendant la révolution de 1830 plusieurs associations s’étaient formées en Belgique dans le but de lutter pour l’indépendance, mais leurs rivalités gênaient leur action si bien qu’au début de 1831 les partisans de l’union avec la Hollande relevèrent la tête. En mars 1831, une nouvelle société fut fondée : remplaçant les autres, elle prit énergiquement la direction du mouvement national. Son premier manifeste définit clairement ses buts, il est remarquable : analyse précise des problèmes qui se posent au nouvel itat, parfaite connaissance (le la situation internationale. Manifeste. Belges! nos compatriotes, nos amis, nos frères! Il est des époques où l’indépendance et l’honneur d’une nation, menacés par les intrigues du dedans et du dehors, ne peuvent être sauvés que par une haute manifestation de la volonté générale. Ce moment est venu pour les Belges. Serrons-nous autour du drapeau de septembre 1 : la patrie sera sauvée par l’union de ses enfants. Que le concours de tous les citoyens seconde l’action du gouvernement, qui, fort désormais de cette adhésion imposante, retrouvera l’énergie nécessaire pour achever l’oeuvre de la révolution 2 Nos représentants ont décrété l’exclusion des Nassau 3; et l’intrigue favorise encore les prétentions d’une race déchue. Nos représentants ont décrété l’indépendance de la Belgique, et cette indépendance a été compromise par une trop longue confiance dans la parole des rois. Avec un chef imposé ou seulement indiqué par l’étranger, notre indépendance ne serait qu’une chimère, et notre révolution 1. Le drapeau national belge (noir, or, rouge) arboré dans les derniers jours d’août 1830 à Bruxelles devint le symbole de la Belgique au cours des combats de septembre contre les Hollandais. 2. Le 4 février 1831 le Congrès national avait élu comme roi de Belgique le duc de Nemours, fils de Louis-Philippe, mais ce dernier écarta cette offre, ce qui remettait toute la Révolution belge en question. 3. La famille d’Orange, régnant sur les Pays-Bas.
—120 —que du temps et du sang perdus. Soyons Belges, et terminons la révolution, comme nous l’avons commencée, par nous-mêmes. Mais, avant tout, soyons prêts à la guerre. La guerre, puisqu’il le faut, aux barbares qui occupent encore une partie de notre territoire ! La guerre, pour mettre fin à un ordre de choses qui, loin d’offrir les avantages matériels de la paix, froisse, plus que la guerre, les intérêts du commerce, de l’industrie et de l’agriculture! La guerre pour rejeter le fardeau de la dette hollandaise, pour échapper au morcellement de notre territoire et à l’opprobre européen que nous réservent les complices de Guillaume! La guerre, pour couper court aux tentatives de corruption; il est temps d’opposer le fer à l’or! La guerre, puisqu’il le faut, pour faciliter toutes les solutions! Et clu’on ne craigne pas l’intervention étrangère. Depuis longtemps notre liberté serait anéantie, si, au milieu de leurs propres embarras, les rois pouvaient quelque chose contre elle. Les Polonais, cornprfinés entre trois Etats dont la politique combinée tend à l’asservissement de cette héroïque nation, repoussent les hordes innombrables et aguerries de l’autocrate . Nous, c’est seulement au roi de Hollande, et à un peuple déjà fatigué du joug, que nous avons affaire. Les différents intérêts qui divisent les puissances dont nous sommes entourés sont une sûre garantie de l’indépendance que nous saurons vouloir. Les soldats de l’Autriche et de la Prusse pourraient concourir à étouffer la liberté à Varsovie; jamais les grands peuples de France et d’Angleterre ne prêteront leur appui aux prétentions du despote hollandais. Et l’invasion, fût-elle imminente, l’éviterons-nous en usant nos forces dans de plus longues hésitations? Les partisans d’une famille qui vous a opprimés pendant quinze ans au profit de la Hollande, et que vous avez chassée du sol de la Belgique, recommencent, pour vous ramener le prince d’Orange, des manoeuvres qu’enhardirait votre longanimité. Le peuple a répondu à leurs provocations : Plus de Nassczu! Belges, l’instant est venu d’agir. Une association s’est formée à Bruxelles et dans les provinces pour maintenir, au prix de tous les sacrifices, l’intégrité du territoire, l’indépendance nationale et l’exclusion perpétuelle des Nassau. Hâtez-vous de prendre part à cette oeuvre de salut. Belges, ne comptons que sur nous seuls; la liberté se prend, et ne se demande pas. Obéissance à la constitution! respect à la propriété, à l’ordre public! Vive la Belgique! vive la liberté! vive l’indépendance! 4. Notamment Anvers et le Luxembourg qui seront évacués après l’intervention franco-anglaise. 5. Voir texte n° 52, p. 121.
—121 —52 - (1831, 20 octobre.) ABANDON DE LA POLOGNE PAR L’EUROPE Article du Globe du 20 octobre 1831, reproduit dans Religion saint-simonienne, Politique européenne (Paris, 1831), pp. 113-115. Extraits. —La partie de la Pologne annexée par la Russie en 1815 avait reçu un statut assez libéral sous l’autorité d’un vice-roi, mais les Polonais réclamaient leur indépendance et l’union avec leurs compatriotes de Prusse et d’Autriche. A la suite des Trois Glorieuses, les patriotes polonais se soulevèrent le 29 novembre 1830. Face aux armées russes, Ils remportèrent d’abord quelques succès; mais abandonnés par l’Europe, sur laquelle ils avaient compté, ils furent bientôt écrasés et une terrible répression s’abattit sur leur pays (septembre 1831). En France leur cause avait rencontré beaucoup de sympathie, mais Casimir Périer, au pouvoir à partir de mars 1831, s’opposa à toute action en faveur de la Pologne : « Le sang des Français n’appartient qu’à la France. » Seuls osèrent défendre la cause de la Pologne quelques journalistes de l’opposition, Lamennais, Lacordaire (article de l’Avenir, du 10 mars 1831), des républicains ou les saint-simoniens. Voici un article de ces derniers paru dans leur journal. La révolution de Pologne est étouffée; l’ordre règne à Varsovie r... Aujourd’hui la Pologne est morte; ses enfans les plus chers sont frappés d’exil... Les forteresses de Frédéric-Guillaume 2 s’encombrent d’officiers polonais... Pauvre Pologne! elle a expiré, abandonnée par tous ceux qui lui témoignaient une amitié hypocrite! Il était de bon ton dans les cours et dans les salons dorés de s’attendrir à l’idée de la Pologne. La Pologne! on en parlait dans les élégans quadrilles; on s’entretenait de ses horribles douleurs au milieu des fêtes splendides et des joies officielles. On la laissait périr sans lui envoyer un courrier; mais les inventeurs de modes, dans leurs importantes méditations, et les ministres, dans leurs harangues solennelles, lui prodiguaient les marques d’intérêt... Pendant ce temps l’armée polonaise s’exténuait contre la graiide armée de Nicolas, semblable à ces corps légers qui vivement lancés contre une lourde masse rebondissent par le choc. Elle avait usé Diébitch , elle avait usé Constantin , mais elle s’était usée elle-même. Et quand elle a été épuisée du sang qu’elle avait perdu, les diplomates sont venus l’endormir de leurs trompeuses paroles; ils ont conduit les Russes autour d’elle pendant son sommeil. Pendant son sommeil aussi, à l’insu sans doute des diplomates, la trahison avait noué des trames horribles. Réveillée en sursaut, à peine a-t-elle eu le temps et la force d’échapper à une complète extermination. 1. Mot malheureux, d’ailleurs légèrement déformé, prononcé par Sebastiani, ministre de la guerre, lorsqu’il annonça aux députés l’écrasement définitif de la Pologne. 2. Roi de Prusse, sa passivité favorable à la Russie aida fort cette dernière. 3. Premier général en chef de l’armée russe, mort du choléra. 4. Frère du tsar Nicolas Jer
—122 —La pauvre Pologne s’était dévouée comme une victime pour arrêter la Russie qui s’ébranlait contre la civilisation . Pour soutenir cette lutte inégale elle avait fait un appel à l’Europe occidentale : e Peuple indocile, avait-on dit tout bas dans les conseils des rois! e et on avait crié : e C’est trop loin! » Que se mêlait-elle en effet de ce qui ne la regardait pas? Que lui importaient les projets de Nicolas contre la France? Sous l’influence d’un vif sentiment de catholicisme elle avait invoqué Marie, et les catholiques de France étaient restés muets dans leurs basiliques; ces hommes religieux avaient bien d’autres affaires! ils conspiraient contre le Domine salvum fac regem 6 D’une voix déchirante elle avait demandé de l’argent, elle n’avait pas trouvé de crédit; les capitalistes n’avaient d’entrailles que pour Metternich et Ferdinand VII . Et quand elle a été écrasée, à peine quelques voix se sont élevées pour honorer son martyre. Les cabinets européens n’ont pas voulu pour elle célébrer de funérailles. Ce cadavre déposait contre leur égoïsme, ils ont eu hâte de l’enfouir. Son convoi a été solitaire, silencieux et clandestin comme celui des criminels dont on va, pendant la nuit, jeter les membres palpitans dans la fosse commune, et sur lesquels on ne pose pas de pierre qui marque leur place et garde leur mémoire. 5. Sans révolte polonaise, le tsar serait intervenu contre les révolutions belge et française. 6. Prière alors chantée à la fin de la grand’messe. Ici allusion au mouvement demandant la rupture du Concordat. 7. Roi d’Espagne (1813-1833), symbole de l’absolutisme rétrograde. 53 - (1831, fin juillet.) INQUIÉTUDES PROVOQUÉES EN FRANCE PAR LE ZOLLVEREIN A.D. Bas-Rhin 12 M 43, pièce 8. —1)e1815 à 1848 les mouvements libéraux et nationaux furent sans lendemain en Allemagne. Cependant, sous l’impulsion de la Prusse, une transformation capitale s’y accomplit avec la formation entre différents états d’une Union douanière, ou Zollverein, prélude à l’union politique. En 1815, chaque 1tat avait ses douanes particulières et parfois avait conservé douanes intérieures, péages, octrois, etc. Dès 1816, la Prusse abolit ces entraves du passé et, comme le conseillait le grand économiste List, elle s’efforça de faire adhérer les autles États à son système douanier. Certains acceptèrent, d’autres essayèrent de résister en opposant au Zoilverein d’autres lignes douanières, telle l’union bavarowqrtembourgeoise; celle-ci finit d’ailleurs par céder et engager, en 1831, des pourparlers avec la Prusse; le grand-duché de Bade fut invité à participer aux discussions. Celles-ci s’avérèrent difficiles et furent surveillées de près par l’Autriche et surtout la France, car tout son trafic avec l’Allemagne passait par le grand-duché en raison de ses bas tarifs douaniers. Voici des informations adressées par un agent de renseignements au préfet du Bas-Rhin, de Champlouis, sur les tractations en cours dans le Grand Duché. L’auteur de ce rapport se montre particulièrement clairvoyant sur les conséquences politiques de l’union douanière allemande.
—123 —Il paraît qu’on redouble d’efforts en ce moment pour faire adopter par les chambres 1 le projet Bavaro-Prussien de réunion de douanes et l’on assure que de hautes influences excitées par des inspirations étrangères, s’exercent dans ce sens sur le gouvernement [du Grand Duché]... La condition d’adopter et de soutenir devant les Etats 1 le projet d’association, dont l’impopularité et les inconvénients futurs sont évidents, pourrait bien avoir même déjà porté des hommes d’un mérite reconnu et d’une réputation sans reproche à refuser de prêter à l’administration actuelle le secours de leurs lumières et l’autorité de leur nom 2, En effet, sans vouloir revenir sur les désavantages financiers de ce traité pour le Grand Duché de Bade, désavantages qui ont été déjà suffisamment développés pour les rendre palpables, sans vouloir non plus reparler de la perturbation inévitable des rapports commerciaux du grand Duché avec les départements de l’Est de la France qui en serait la conséquence, perturbation dont les effets seraient infiniment plus préjudiciables au Pays de Bade qu’à l’Alsace, il est toutefois essentiel d’examiner la question de ce traité de commerce sous son principal aspect, c’est-à-dire sous le point de vue politique. La grande I)uissance Germanique qui en poursuit la conclusion avec une insistance qui seule devrait être suspecte, sous les apparences d’un simple désir d’accroissement de son système commercial, cache des desseins dont sa conduite à l’égard de quelques autres Etats secondaires aussi bien que les défectuosités de sa complexion politique peuvent faire pressentir la portée. Une alliance commerciale, une communauté d’intérêts pécuniaires, la perception collective des droits de douanes ne manqueraient pas de fournir des prétextes à une sollicitude d’où naîtrait un contrôle qui lui-même pourrait conduire à des conséquences faciles à prévoir, mais impossibles à réparer lorsque Bade se trouverait engagé vis à vis d’un Etat beaucoup plus puissant par des clauses qu’il lui serait également funeste d’observer et dangereux de rompre . C’en serait fait alors de l’indépendance du Grand duché. Et pour ue nos tristes prévisions se réalisent nous ne demandons pas un long laps de temps... Et bien, que le gouvernement Badois ouvre les yeux, qu’il sente que tous les états même secondaires ont des droits dont 1. Le grand-duché de Bade avait depuis 1818 une constitution relativement libérale avec deux chambres dont l’une élue. Ces chambres étaient aussi dénonsmées « États 2. Des influences étrangères jouaient un certain rôle dans le gouvernement de Bade qui depuis plusieurs années donnait l’impression d’un manque de direction (Communication du Dr K. Hammer, directeur du centre allemand de recherches historiques, Paris). 3. La Prusse, qui mena avec habileté et patience les négociations en vue de l’unité douanière. 4. Le grand-duché de Bade devait adhérer à l’union douanière le 12 mai 1835. 5. L’unité allemande sera réalisée en 1870.
—124 —on ne se joue pas impunément, qu’ainsi que l’a écrit le feu Grand Duc Charles 6 l’opinion publique est le plus puissant des alliés, qu’il prenne donc du courage, qu’il se fie davantage en lui-même, qu’il ne risque pas de sacrifier l’indépendance nationale à la promesse d’un appui dont l’utilité est adroitement exagérée et que pour sortir des difficultés qui peuvent l’intimider il compte sur l’affection et le concours intime du peuple justement mérités par les bonnes intentions et la marche constitutionnelle du règne de Léopold7. 6. Charles-Louis-Frédéric, grand-duc de Bade, de 1786 à 1818. 7. Léopold Jer, grand-duc de 1830 à 1852. 54 - (1836, 7 avril.) SITUATION ÉCONOMIQUE DE L’EMPIRE TURC Maréchal DE MOLTKE, Lettres sur l’Orient, trad.française (Paris, 1872), pp. 51-54. Trad. retouchée. —Le sultan Mahmoud (1808-1839), ayant compris que l’empire turc allait à sa perte s’il ne se réformait pas, entreprit de le rénover en y introduisant les moeurs européennes. Pour asseoir son autorité, il se débarrassa en 1826, par un affreux massacre, des Janissaires qui formaient un corps indiscipliné toujours prêt à fomenter un coup d’État. Pour créer une armée moderne, il fit appel à des officiers européens dont l’un était le SIeckiembourgeois von Moltke (1800-1891), appelé à un grand avenir. Moltke devait séjourner en Turquie de 1836 à 1839 et dans les lettres qu’il en écrivit, publiées en 1841, il se montre un observateur clairvoyant et impartial; elles sont pour nous une source de renseignements précieux. (Après avoir montré la décadence militaire complète de l’empire turc l’auteur expose sa situation économique.) Avant toute chose, la monarchie osmanienne 1 a besoin d’une administration réglée... L’appauvrissement du pays ne s’est manifesté que trop par la diminution des recettes de l’État. C’est en vain que l’on introduit une foule d’impôts indirects. Une sorte d’impôt de la boucherie et de la boulangerie est prélevée de la manière la plus arbitraire au coin des rues de la capitale. Les pêcheurs payent 20 % du produit de leurs filets; les poids et les mesures sont timbrés tous les ans à nouveau, et le timbre du sultan est imprimé à tous les produits de l’industrie, depuis l’argenterie et les châles jusqu’aux chemises et aux souliers. Mais le produit de ces impositions n’enrichit que les percepteurs. Les trésors disparaissent sous le regard d’une administration avide; le maître des plus beaux pays des trois continents 2 puise avec le tonneau des Danaïdes. 1. Du nom d’Osman el Ghazi (1259-1326) fondateur de la dynastie qui devait régner sur les Turcs jusqu’au xlxe siècle. 2. L’Europe avec la péninsule des Baikans, l’Afrique avec l’Égypte, l’Asie avec l’Anatolie, la Syrie, la Mésopotamie, etc.
—125 —Pour couvrir ses dépenses, il ne• reste d’autres ressources au gouvernement que la confiscation des héritages, la vente des emplois publics, les dons volontaires et l’avilissement du titre des monnaies. Quant à la confiscation des héritages des employés de l’État, le sultan actuel a déclaré qu’il y renonçait. Le principe est redonnu, mais il n’est pas mis à exécution... La vente des emplois publics est la source principale des revenus de l’Etat. Le candidat emprunte, à des taux très-élevés,... 11e] prix de l’achat à une maison de commerce arménienne ‘,et le gouvernement laisse aux fermiers généraux le soin d’exploiter les provinces comme ils veulent pour rentrer dans leurs déboursés. Avec cela, ils ont à craindre des concurrents qui font des offres plus fortes et qui ne leur laissent pas le temps de s’enrichir; quand ils ont fait fortune, c’est le fisc qu’ils redoutent. Les provinces savent d’avance que le pacha arrive pour les dépouil1er; elles arment en conséquence. On entame des négociations; si l’entente ne s’établit pas, il y a guerre; si elle se rompt, soulèvement. Si le pacha s’accorde avec les raïahs , il se met à dos la Porte. I-l conclut en conséquence un traité d’alliance défensive avec les autres pachas, et le Grand-Turc est obligé d’entrer en pouiparlers avec les voisins avant de pouvoir instituer un noiiveau pacha. Toutefois, dans un petit nombre de pachaliks , on a commencé à remédier à cet état de choses. Le pouvoir administratif a été séparé du pouvoir militaire, et les imposés eux-mêmes ont consenti des impôts plus élevés à condition de pouvoir les verser directement dans les caisses de l’État. L’inférieur ne peut approcher ses supérieurs sans cadeaux; le plaignant est tenu de faire un don à son juge. Employés et officiers reçoivent des pourboires; mais celui qui accepte le plus de cadeaux, c’est le sultan lui-même. La ressource de l’avilissement du titre des monnaies a été employée jusqu’à épuisement. Il y a douze ans, l’écu espagnol valait 7 piastres 8; aujourd’hui, il en vaut 21... Cette calamité est plus grande en Turquie que partout ailleurs, parce que peu de capitaux sont placés en biens-fonds et que les fortunes consistent pour la plupart en espèces... Le taux très élevé de 20 % n’est rien moins qu’une preuve de la grande activité des capitaux; il témoigne seulement du danger que l’on court à mettre son argent en circulation... Si l’une des premières conditions de tout gouvernement est 3. Les Arméniens, remarquables par leurs aptitudes commerciales, formaient une importante colonie à Constantinople. 4. Ce mot ne désigne pas une fonction déterminée, mais est tin titre honorifique; les gouverneurs de provinces le portaient normalement. 5. Nom donné aux habitants non musulmans de la Turquic; Ils étalent soumis à la capitation et devaient toujours céder le pas aux musulmans. 6. Le Sultan. 7. Division administrative de l’empire turc, plus exactement appelée Vilayet, dont le gouverneur avait le titre de pacha. 8. L’écu espagnol valait 4,95 francs or.
—126 -— d’éveiller la confiance, l’administration turque s’inquiète fort peu de remplir cette tâche. Les procédés à l’égard des Grecs, la persécution injuste et cruelle des Arméniens , ces fidèles et riches sujets de la Porte, tant d’autres mesures violentes sont de trop fraîche date pour que personne ne s’avise de placer ses capitaux à longue échéance. Dans un pays où l’industrie est privée de l’élément qui seul permet de réussir, le commerce ne peut être que l’échange des matières premières contre des objets de fabrication étrangère. Aussi le Turc donne-t-il dix okas 10 de soie brute pour un oka de soie fabriquée dont la matière est produite par son propre sol. L’agriculture est dans un état plus pitoyable encore. On se plaint souvent à Constantinople que, depuis le massacre des janissaires les prix des objets de consommation aient quadruplé, comme si le ciel avait voulu suspendre ce châtiment sur les meurtriers des défenseurs de l’Islam. Le fait est constant, mais la cause en est évidemment dans cette circonstance que depuis cette époque la Moldavie, la Valachie et l’Égypte 12 ces grands greniers de la capitale, sont fermés, tandis qu’autrefois ils étaient forcés d’amener dans le Bosphore la moitié de leurs récoltes. Dans l’intérieur, personne ne veut s’occuper de la culture en grand du blé, parce que le gouvernement fait ses achats à des prix qu’il fixe lui-même. Les prix imposés par l’administration sont des calamités plus grandes pour le pays que les incendies et la peste tout ensemble. Non-seulement cette mesure mine le bien-être, mais elle en tarit encore les sources. Il arrive ainsi que le gouvernement se trouve réduit à acheter son blé à Odessa, tandis que des étendues illimitées de terre fertile restent sans culture sous le ciel le plus clément, aux portes d’une ville de 800.000 habitants. Les membres du corps de cet État, autrefois si puissants, sont frappés de mort, la vie tout entière a reflué vers le coeur, et un soulèvement dans les rues de la capitale peut être le convoi funèbre de la monarchie osmanienne. L’avenir montrera si un Etat peut s’arrêter au milieu de sa chute, ou si l’empire mahométan-byzantin est destiné à périr, comme l’empire chrétien- byzantin, par son administration fiscale Mais ce qui constitue une menace pour la paix de l’Europe, c’est moins une conquête de la Turquie par une puissance étrangère, que la faiblesse extrême de cet empire et sa dissolution intérieure. 9. Allusion aux cruautés dont furent victimes les Grecs, lorsqu’ils cherchèrent à obtenir leur indépendance (massacre de Chios, par ex.) et, périodiquement, les Arméniens jusqu’à la fin du xIxe siècle. 10. Ocque ou oke, mesure de poids, valant 1 kg,285. 11. Les Janissaires, au nombre de 140.000, étaient pratiquement maîtres de la Turqule; après leur révolte (1826) Mahmoud Il arriva à en faire massacrer plus de 15.000, puis prononça la dissolution de leurs corps (26 juin). 12. Les deux principautés roumaines, déjà autonomes, occupées par les Russes en 1828, furent dès lors pratiquement indépendantes de Constantinople. L’Égypte sous le gouvernement de Mehemet Ah (1805-1845) était indépendante de fait. 13. Comprendre: par sa mauvaise gestion des impôts.
—127 55 - (1840-1841.) LA CRISE DE 1840 ET LA CONVENTIÔN DES DÉTROITS A) Fortification de Paris (13 septembre 1840). Moniteur universel, 13 septembre 1840, p. 1949. —La guerre turco-égyptienne de 1832-1833 s’était terminée par la défaite de la Turquie et celle-ci, pour éviter un écrasement complet, avait dû accepter un véritable protectorat russe. Le ministère anglais manoeuvra alors habilement pour maintenir l’intégrité de l’empire ottoman et en éliminer l’influence russe. Il arriva facilement à ses fins et groupa autour de lui toutes les puissances, sauf la Franco; celle-ci, dirigée par Thiers depuis mars 1840, s’associait aux projets de l’Égypte et paraissait prête à la soutenir dans une nouvelle guerre contre la Turquie. Les Français se crurent revenus en 1814 face à la coalition des Alliés, on parla de guerre et l’on s’y prépara; c’est ainsi que le projet de fortifier Paris, alors en sommeil, fut immédiatement mis en chantier. Le 10 septembre plusieurs ordonnances décidèrent l’ouverture des travaux, mis quelques jours plus tard en adjudication. Le gouvernement vient de désigner le lieutenant général Dode de la Brunerie 1, président du comité des fortifications... pour diriger les travaux de fortification de Paris. Cette mesure, dont l’exécution va commencer immédiatement par le concours des ministres de la guerre et des travaux publics, était le complément indispensable de l’organisation des forces de la France. Le gouvernement n’aurait pas rempli toute l’étendue de ses devoirs s’il ne s’était occupé de ce soin important. Le système de fortification adopté est celui qui a été proposé par la commission de défense générale, nommée le 29 avril 1836, pour arrêter définitivement le plan de défense du royaume. D’après ce système, une enceinte régulièrement construite, avec bastions, escarpe en maçonnerie, fossés, glacis, comprendra Paris et ses faubourgs, et pourrait renfermer le triple des surfaces actuellement bâties... Elle n’apportera aucune altération aux circonscriptions administratives 2, ni à la liberté des communications actuellement existantes. Elle sera protégée contre les batteries (le l’ennemi par des ouvrages extérieurs, tous plus éloignés (le Paris que le fort de Vincennes. Ces ouvrages formeront la première ligne (le défense et tiendraient l’ennemi à une distance de Paris suffisante pour rendre impossible l’action des projectiles incendiaires. Ce plan, qui réunit les avantages attachés aux divers systèmes l)rol)oSés par les hommes de l’art, est antérieur de plusieurs mois aux événements actuels. Il résout les principales difficultés, met Paris à l’abri de tout danger extérieur, rend surtout un siège 1. Officier du génie, fit toutes les campagnes napoléoniennes, maréchal de France en 1847 (1775-1851). 2. Paris ne dépassait pas alors ses limites du xVIIIe siècle (enceinte dite des Fermiers généraux) et les nouvelles fortifications s’élevèrent sur le territoire des communes voisines, territoire (lui fut coupé en deux (ainsi Montrouge) par les fortifications.
—128 —impossible, en Ôtant à l’ennemi tout espoir quelconque d’emporter un si vaste ouvrage. Il est destiné à exercer sur la politique de la France une influence considérable, car il met le pays à l’abri du plus grand danger qui puisse le menacer dans un cas de guerre générale... En donnant une immense force à la France, il augmente les chances de paix et diminue les chances de guerre B) Opinion anglaise sur la convention des détroits (juillet 1841). Article du Morning Post traduit par le Moniteur Universel du 17 juillet 1841, p. 1844. —La Convention de Londres du 15 juillet 1840 ne fut notifiée à la France que le 16 septembre. L’attitude de l’Angleterre exaspéra les Français : les bruits de guerre redoublèrent, mais au plus fort de la crise Louis-Philippe imposa à Thiers sa démission (29 octobre 1840) et appela Guizot pour le remplacer: l’figypte fut abandonnée à son sort. Guizot s’efforça alors de renouer la bonne entente avec l’Angleterre; du côté anglais le successeur de Palmerston, Aberdeen, se montra plus conciliant. En juillet 1841 la France s’associa à la Convention des Détroits qui fermait ceux-ci à tout navire de guerre. cc L’entende cordiale cc paraissait rétablie, comme le note l’article suWant extrait d’un journal anglais. Nous avons les plus fortes raisons de croire que la convention pour l’arrangement des affaires d’Orient, arrêtée et paraphée par les ministres des six puissances, l’Angleterre, la France, l’Autriche, la Russie, la Prusse et la Turquie, au mois de février dernier, a été définitivement signée hier au Foreign-Office. L’objet direct de cette convention est d’assurer et de garantir l’ancienne domination de la Porte sur les détroits du Bosphore et des Dardanelles 1 et d’écarter tout doute ou tout danger qui pourrait s’élever au sujet des anciens droits du sultan, par suite des dernières transactions de la diplomatie européenne. Mais la grande importance de cette convention ne résulte pas de ce que les dispositions qu’elle renferme ont pour but d’écarter des dangers que l’on peut considérer comme éventuels et éloignés. Elle intéresse principalement l’Europe en ce moment, à cause des conséquences accidentelles qui en dérivent, ou pour parler plus clairement, à cause des relations nouvelles et plus solides qu’elle établit entre les grandes puissances de l’Europe. Il résulte de cette convention que la France n’est plus dans un état d’isolement des autres familles ou nations d’Europe; que cet isolement cesse sans avoir une fin précise, de même qu’il n’a jamais eu de commencement précis. Il en résulte encore que tout ce qui a été fait jusqu’ici relativement aux affaires du Levant ne peut plus faire le sujet de discussions 2, ni donner lieu à des dissentions entre les puissances qui sont intervenues dans la convention. Enfin, il résulte que, dans le cas où des conférences entre les grandes puissances. deviendraient nécessaires au sujet des affaires du Levant, alors, prenant le statu quo actuel pour point de départ, la France a acquis le droit et accepté le devoir d’intervenir comme grande puissance européenne dans toutes ces conférences. 1. Par leur fermeture à tout vaisseau de guerre étranger. 2. Cette remarque est normale de la part du journaliste anglais puisque la politique de son pays triomphait.
129 —56 - (1815.) LA LOI SUR LES GRAINS EN ANGLET-ERRE Statutes, 55 Geo III. 26, reproduit par BLAND, BROWN et TAWNEY, ouvrage cité, p. 697. Extraits. Trad. M. CASE. En 1815, l’industrie anglaise, malgré son important développement depuis le xviii’ siècle, devait encore céder le pas à l’agriculture. L’aristocratie terrienne, dont la culture des céréales constituait la richesse, tenait toujours les rênes du gouvernement. Aussi les propriétaires, pour maintenir les grains à un prix avantageux, firent-ils voter les cc corn-laws» (ou lois sur les grains): les grains étrangers n’étaient admis que lorsque les grains anglais atteignaient un prix élevé. Cette décision fut toutefois difficile à obtenir et les partisans du libre échange )ui opposèrent les intérêts du commerce : « La Grande-Bretagne était un pays commerçant et le commerce avait stimulé l’agriculture et non pas l’agriculture le commerce cc déclara l’un d’eux. Article III. —Grains ou farines étrangers pourront être importés dans le Royaume Uni, pour la consommation locale, selon les règlements actuellement en vigueur, sans aucun paiement de droits de douane, toutes les fois que les prix moyens britanniques, arrêtés et publiés de la manière actuellement requisepar la loi, atteindront ou dépasseront les limites suivantes : pour le blé 80 shillings 1 le quartier 2; pour le seigle et les légumineuses, 53 shillings le quartier; pour l’orge et la bière 40 shillings le quartier, et pour l’avoine 27 shillings le quartier. Article IV. —Toutes les fois que les prix moyens des grains britanniques ainsi arrêtés et publiés seront inférieurs aux prix ci-dessus, ni farines ni grains étrangers ne pourront être importés dans le Royaume Uni pour la consommation locale, ni sortis des entrepôts à cette fin. Article V. —... Si, après l’importation de farines ou de grains étrangers, les prix moyens des différentes catégories de grains britanniques, dans les six semaines suivant immédiatement le 15 février, le 15 mai, le 15 août et le 15 novembre de chaque année, tombent au-dessous des prix auxquels les grains ou la farine étrangers peuvent être importés pour la consommation locale, il ne pourra être importé dans le Royaume Uni de farine ou de grains étrangers en provenance d’aucun lieu situé entre les rivières Eyder et Bidassoa comprises, jusqu’à ce qu’un nouveau prix moyen soit arrêté et publié par la Gazette de Londres afin de régler l’importation dans le Royaume Uni pour le trimestre suivant. . S 1. La livre sterling est divisée en 20 shillings de 12. pence (au singulier penny). Vers 1800, le penny valait environ 10 centimes-or. S 2. Mesure (le poids : 254 kg. :i. Ou Eider, petit fleuve allemand, se jetant dans la mer du Nord au nord de l’estuaire de l’Ell)e, à la limite dii Hoistein et du Schleswig. Bidassoa : petit fleuve à la frontière franco—espagnole. S CHAUIANOES : tEXTES ]i[ST. 1815-iSIS 5
—130—57 - (1829.) L’ÉMANCIPATION DES CATHOLIQUES ANGLAIS Siatutes at Large LXXXIII, pp. 49-59, reproduit par AsPINAIr et A. SMrrIr, English Izistorical documents, t. XI, 1783-1832 (Londres, 1959), p. 687. Extraits. Trad. J. DEGEORGE, professeur d’anglais. —D’après les dispositions du hill du Test, les catholiques anglais étaient pratiquement mis hors la loi depuis la fin du xvIIe siècle; pour exercer une fonction quelconque, être électeur, député, etc., ils devaient renier leurs croyances. En Irlande, la majeure partie de la population était ainsi écartée des affaires publiques. En 1823 un avocat irlandais, O’Connell, réclama pour les catholiques l’égalité des droits et fonda « l’Association catholique » qui devint vite puissante; en 1826 O’Connell, bien qu’inéligible, fut élis député. Le gouvernement n’osa invalider cette élection et en 1829 le ministre Peel fit voter la loi « d’émancipation des catholiques ». Ceux-ci devenaient, malgré quelques restrictions (voire une certaine méfiance), des citoyens de pleins droits. Cette mesure devait par la suite permettre une nette renaissance dii catholicisme en GrandeBretagne. Attendu que diverses lois infligent aux sujets catholiques romains de Sa Majesté certaines contraintes et servitudes auxquelles Ses autres sujets ne sont pas soumis, attendu qu’il est opportun que de telles contraintes et servitudes cessent dorénavant et attendu que, de par diverses lois, ces sujets de Sa Majesté prêtent, ou sont sommés de prêter, certains serments et déclarations communément appelés déclaration contre la transsubstantiation, l’invocation des Saints et le sacrifice de la Messe, tel qu’il est célébré dans 1’Eglise Romaine, afin de pouvoir siéger et voter au Parlement, exercer certaines fonctions et jouir de certains droits civiques et électoraux, il est décrété que tous les articles des lois susdites qui stipulent les susdites déclarations comme conditions pour siéger et voter au Parlement ou pour l’exercice d’une fonction et la jouissance d’un droit électoral ou civique sont annulés (à l’exception des mesures précisées ci-dessous)... 1 A partir de la promulgation de cette loi, il sera légal, pour toute personne de confession catholique romaine, soit Pair du Royaume, soit devenu membre de la Chambre des Communes après la mise en application de cette loi, de siéger et de voter dans l’une ou l’autre Chambre du Parlement, si par ailleurs elle est dûment qualifiée pour y voter et y siéger, après avoir prêté et signé le serment suivant, tenant lieu et place des serments d’allégeance, de suprématie et d’abjuration 2• 1. Le texte de la loi définit avec précision certaines messires restrictives : impOsSi bilité pour un catholique d’être Régent du royaume, gouverneur d’ Ii’Iande, Chancelier, garde des Sceaux (d’Angleterre ou d’Irlande), mesures conlre les membres des ordres religieux (surtout Jésuites), etc. 2. Allégeance : serment spécial de fidélité ais roi exigé depuis la conspiration des poudres (1605); suprématie : serment prêté ait souverain depuis Henri VIII en sa qualité de chef de l’église anglicane; abjuration : serment de ne reconnaitre aucune autorité au prétendant Stuart (en 1829 cette famille était éteinte).
—13f —Je soussigné, A. B. promet et jure en toute loyauté d’être fidèlement soumis à Sa Majesté le Roi Georges IV et de le défendre de toutes mes forces contre toutes les atteintes ou conspirations quelconques qui seront faites contre sa personne, sa couronne ou sa dignité, et je m’efforcerai de mon mieux de découvrir et de révéler à Sa Majesté, à Ses héritiers et successeurs, toutes les trahisons et conspirations félones qui pourraient se former contre Elle ou eux, et je promets loyalement de maintenir, soutenir et défendre de toutes mes forces la successiôn au trône qui est et reste limitée à la princesse Sophie, électrice de Hanovre , et à sa descendance protestante... Je déclare que je ne crois pas que le pape de Rome ou quelque autre prince étranger, prélat, personne, Ètat ou puissance ait ou puisse avoir quelque juridiction, temporelle ou civile, pouvoir, supériorité ou prééminence, directement ou indirectement, dans ce royaume. Je jure que je veux défendre, de toutes mes forces la propriété dans ce royaume, telle qu’elle est établie par la loi; et je renie présentement, désavoue et rejette solennellement toute intention de renverser 1’1glise telle qu’elle est actuellement établie par la loi dans ce royaume; et je jure solennellement de ne jamais exercer quelque privilège qui me permette ou me donne le droit de troubler ou d’affaiblir la religion protestante ou le gouvernement protestant dans le Royaume Uni... Que Dieu me vienne en aide! .» 3. Initiales conventionnelles, le texte étant un formulaire. 4. Petite-fille de Jacques 1er, représentante de la branche protestante des Stuarts, inèrt de George Jer, fondateur de la nouvelle dynastie anglaise. En 1829 le roi était Georges mv. 58 - [1845.] LE TRAVAIL ET LA VIE OUVRIÈRE DANS LES MINES ANGLAISES F. ENGELS, Die Lape ier arbeitenden Kiasse in England (Leipzig, 1848), p. 293 sq. Traduction. —En 1833 une loi avait prévu la limitation du travail des enfants, mais elle fut bien mal appliquée et la situation des ouvriers, en particulier dans les mines, ne changea guère pendant les années suivantes. En 1845 un jeune Allemand, de bonne bourgeoisie, installé en Angleterre, Engels (1820-1895) publia un ouvrage ou il étudiait, de façon saisissante, la condition souvent affreuse des ouvriers en Grande-Bretagne. Cet ouvrage devait avoir une grosse importance sur la formation de la pensée politique de Karl Marx. Dans les mines de charbon ou de fer, qu’on exploite à peu près ie la même façon, travaillent des enfants de 4, 5, 7 ans; la majorité toutefois a plus de 8. ans. Ils sont employés à transporter les matériaux extraits du front de taille à la voie où passe le cheval, ou au puits principal, et à ouvrir et refermer, au passage des travajlleurs et des matériaux, les portes coulissantes qui séparent
—132 - les différentes sections (le la mine. Pou r surveiller ces l)OrteS, 011 emploiç ordinairement les enfants les plus jeunes, qui, (le cette façon, sont contraints de rester 12 heures par jour (lans l’obscurité, tout seuls, dans un passage étroit, la plupart (lu temps humide, sans même avoir le travail suffisant et nécessaire capable de les protéger de l’ennui abêtissant et abrutissant qui naît de l’inaction 1 Le transport du charbon et du fer est, en revanche, un travail très dur, car il faut traîner ces matériaux dans d’assez grandes bennes, sans roues, sur le sol inégal des galeries, souvent sur de la terre humide ou clans l’eau, souvent en montant des pentes raides et par des passages qui sont parfois si étroits que les travailleurs sont obligés d’aller à quatre pattes. Pour ce travail fatigant, on prend par conséquent des enfants plus âgés et •de jeunes adolescentçs. Selon le cas, il y a avec la benne soit un seul travailleur, soit 2 plus jeunes, dont l’un tire et l’autre pousse. L’extraction, qui est exécutée par des adultes ou de jeunes garçons robustes de 16 ans et plus, est également un travail très fatigant. La durée du travail est habituellement de 11 à 12 heures, souvent, plus; en Ecosse elle va jusqu’à 14 heures et, très fréquemment, on fait une double journée, si bien que l’ensemble des travailleurs reste sous terre en activité 24, assez souvent même, 36 heures consécutives. On ignore le plus souvent les heures fixes pour le repas, si bien que l’on mange lorsque l’on a faim et qu’on en a le temps. Vue de. l’extérieur, la condition des mineurs est en général dépeinte comme assez satisfaisante et leur salaire comme élevé par rapport au salaire journalier des paysans (qui, en vérité, meurent de faim), il faut faire exception pour quelques parties de l’Ecosse et de la zone charbonnière irlandaise où règne une grande misère... Considérons d’abord les maux qui proviennent de l’exploitation actuelle de la mine et les lecteurs pourront alors décider si un salaire est capable de dédommager le travailleur de telles souffrances. Les enfants et jeunes gens qui s’occupent de traîner du charbon et du minerai de fer se plaignent généralement d’une grande fatigue. Même dans les établissements industriels exploités avec la plus grande rigueur, on ne trouve pas un affaiblissement aussi général et poussé. à une telle extrémité... 1. En 1842 on lit par exemple dans le rapport de la commission sur le travail des femmes et des enfants (Enqlish Izistorical documents, t. XII, 1833-1874, p. 974), « 8... les enfànts que l’on trouve dans les mines sont en général privés de lumière, et presque toujours. de camarades, ce qui, sans les allées et venues incessantes des bennes de charbon, équivaudrait à l’une des peines de cachot les plus terribles... 10. Dans les régions où l’on descend les femmes dans les mines de houille, on emploie ensemble les deux sexes dans exactement le même genre de travail, et ils fournissent le même nombre d’heures...; toutes’sortes de témoins confirment l’influence démoralisante de l’emploi de femmes au fond de la mine. »
133 Il n’est pas rare que les enfants, cii arrivant chez eux, se jettent sur le carrelage (levant le foyer et s’en(lorment aussitôt, qu’ils iie peuvent i)lus prendre aucune nourriture et que leurs parents sont obligés de les laver endormis et de les mettre au lit; bien plus, il arrive, qu’eu route, ils se couchent de fatigue et que leurs parents bien avant dans la nuit les cherchent et les trouvent endormis. Dans Fensemble il apparaît que ces enfants passent àu lit la majeure partie du dimanche afin de se délasser tant soit peu de la fatigue de la semaine. Église et école ne sont fréquentées que par quelques uns et chez ceux-ci les professeurs se plaignent d’une grande apathie et d’engourdissement dans tout ce qui est étude. Chez les jeunes filles plus âgées et les femmes c’est la même chose... Cette fatigue qui presque toujours va jusqu’à une extrême douleur n’est pas sans effets sur leur constitution. La conséquence première d’un tel surmenage est que toute force vitale ne sert qu’à l’exercice des muscles, si bien que ceux des bras, des jambes, du dos, des épaules et de la poitrine en particulier, qui sont principalement utilisés en tirant et poussant la benne, atteignent un développement anormal, tandis que tout le reste du corps souffre du manque de nourriture et se rabougrit. C’est la raison pour laquelle la taille reste petite et stationnaire; presque tous les mineurs sont courts de taille, à l’exception de ceux du Warwickshire et du Leicestershire 2 qui travaillent dans des conditions particulièrement favorables. La puberté est retardée aussi bien chez les garçons que chez les filles, chez les premiers souvent jusqu’à 18 ans... Jambes arquées, genoux cagneux, pieds plats, déviations de la colonne vertébrale et autres malformations... sont si courants que beaucoup de personnes, et même des médecins, affirment que dans le Yorkshire et le Lancashire, comme dans le Northumberland et le Durham , l’on pourrait reconnaître parmi cent autres un mineur àsa seule allure. Les femmes en particulier paraissent souffrir beaucoup du travail et sont rarement (si ce n’est jamais) aussi droites que les autres femmes... L’abdomen est le premier atteint; perte de l’appétit, douleurs d’estomac, nausées et vomissements sont très fréquents, avec en plus une soif ardente qu’on ne peut étancher qu’avec l’eau sale, souvent tiède, de la mine. La digestion est entravée, ce qui hâte les progrès des autres maladies. Les maladies de coeur, en particulier l’hypertrophie, l’inflammation des parois cardiaques, le rétrécissement des orifices auriculoventriculaires et aortique sont aussi considérées comme des maux fréquents chez les mineurs et s’expliquent facilement par leur surmenage; de même les maladies pulmonaires de toutes sortes sont aussi la suite directe du surmenage musculaire... 2. Comtés du ceiilrc de l’Angleterre. 3. Comtés du nord de l’Angleterre. 4. Ces termes ne sont pas exactement ceux qu’emploierait un médecin contemporain.
—134 (Suivent des remarques sur d’autres maladies fréquentes chez les mineurs.) La conséquences de ces maladies est que, dans tous les districts miniers sans exception, les mineurs vieillissent précocément et sont inaptes au travail peu après la 40e année, cela varie selon les districts. Qu’un mineur après 45, ou même 50 ans, puisse encore continuer ses occupations apparaît comme vraiment exceptionnel. A 40 ans, il est normal de dire qu’un tel travailleur commence à entrer dans la vieillesse. Cela vaut pour les piqueurs. Les chargeurs qui ont à remplir les bennes de lourds blocs de charbon vieillissent déjà à 28 ou 30 ans. e Les chargeurs sont de vieux hommes même s’ils sont jeunes e, dit un proverbe des régions charbonnières. Qu’une mort prématurée soit la conséquence de cette vieillesse précoce se comprend facilement, c’est pourquoi chez eux un sexagénaire est une grande curiosité... Si nous résumons les conséquences du travail dans les mines de charbon nous voyons.., d’un côté par l’état infantile prolongé, de l’autre par une vieillesse prématurée se réduire d’une fraction considérable le temps pendant lequel l’homme est en pleine possession de ses forces (l’âge viril) et se raccourcir la durée de sa vie par une mort précoce. Cela est à mettre au compte de la bourgeoisie! 59 - [1845.] INVECTIVES D’ENGELS CONTRE LA BOURGEOISIE ANGLAISE F. ENGELS, ouv. cité, pp. 329-332. Trad. Le comportement dufabriquant vis à vis du travailleur n’a rien d’humain, il est purement économique. Le fabriquant est le capital, l’ouvrier est le travail. Si l’ouvrier ne veut pas se laisser enfermer dans cette abstraction, s’il prétend qu’il n’est pas le travail mais aussi un homme qui a, entre autres propriétés, celle du travail, s’il s’avise de croire qu’il n’a pas besoin de se laisser, en tant que travail, vendre et acheter sur le marché comme de la marchandise, le bourgeois 1 n’en revient pas. Celui-ci ne peut pas concevoir qu’il y ait d’autres rapports que ceux qui existent dans la vente et l’achat, il ne voit pas dans les ouvriers des hommes mais des instruments, comme il ne cesse de le leur jeter à la figure... Le misérable esclavage, dans lequel l’argent tient le bourgeois, la domination de cette bourgeoisie l’impose au langage. L’argent 1. En français dans le texte allemand.
—135 —fait la valeur de l’homme : cet homme vaut 10.000 livres, c’est à dire qu’il les possède. Qui a de l’argent est respectable, il fait partie de la meilleure société, il est influent et ce qu’il fait, fait date dans son milieu. L’esprit mercantile se retrouve dans tout le vocabulaire, toutes les situations sont exposées en termes commerciaux, exprimées en concepts économiques : commande et livraison, offre et demande, e supply and demand e, sont les formules selon lesquelles la logique anglaise apprécie toute la vie humaine. De là la libre concurrence en toute circonstance, de là le système du laissez faire, laissez aller dans l’administration, la médecine, l’éducation et certainement bientôt aussi la religion où la dGmination de l’église d’État 2 s’écroule de plus en plus. La libre concurrence ne veut aucune restriction, aucun contrôle de l’État, tout appareil étatique lui est un fardeau; elle serait parfaitement à l’aise s’il n’y avait pas d’État pour que chacun puisse exploiter l’autre selon son bon plaisir... Comme la bourgeoisie ne peut pas se passer de l’État, ne serait-ce que pour tenir en bride le prolétariat 1 qui lui est si nécessaire, c’est contre ce dernier qu’elle détourne cet État dont elle-même cherche à s’éloigner le plus possible. Mais que l’on ne croit certes pas que l’anglais civilisé affiche si ouvertement cet égoïsme. Au contraire il le masque avec la plus ignoble hypocrisie. On voudrait que les riches anglais ne pensent pas aux pauvres, eux qui ont érigé des institutions de bienfaisance comme aucun autre pays ne peut en montrer! Eh oui! des institutions de bienfaisance! Comme s’il était avantageux au prolétaire que vous le suciez d’abord jusqu’au sang, pour ensuite pouvoir manifester à son égard votre prurit de bienfaisance vaniteuse et pharisienne et vous poser face au monde comme le grand bienfaiteur de l’humanité lorsque vous rendez à cet homme épuisé le centième de ce qui lui revient! Bienfaisance qui déshumanise encore plus celui qui donne que celui qui reçoit!... A quoi bon tout cela! Écoutons la bourgeoisie elle-même. Il n’y a pas un an, je lisais dans le Manchester Guardian la lettre suivante adressée au rédacteur, lettre publiée sans commentaire comme une chose toute naturelle et raisonnable. - e Monsieur le Rédacteur, Depuis quelques temps on rencontre dans les grandes rues de notre’ ville une foule de mendiants qui par leurs vêtements en loquès et leur aspect maladif, par des blessures repoussantes et ouvertes, par des mutilations, cherchent à inspirer la pitié des passants de façon souvent la plus éhontée et agressive 2; L’église établie ou anglicane. &Un des principaux journaux anglais, hebdomadaire, fondé en 1821 pour défendre les intérêts du grand commerce, dc tendance whig (ou libérale) et libre-échangiste, deviendra plus tard quotidien.
—136—Je serais portée à croire que, lorsque non seulement on paye la taxe des pauvres mais aussi lorsque l’on contribue largement aux institutions de bienfaisance, l’on aurait assez fait pour que vous soient épargnées des importunités si désagréables et éhontées. Pourquoi paye-t-on alors une si forte taxe pour l’entretien de la police urbaine si celle-ci n’est pas capable de vous assurer la libre circulation à l’intérieur et hors de la ville? J’espère que la publication de ces lignes dans votre journal si répandu invitera la force ‘publiqueà écarter cette plaie et je reste votre dévouée servante. UNE DAME. » 4. Créée par une loi de 1601 qui essayait d’organiser l’assistance publique en Angleterre, cette taxe pouvait alors s’élever jusqu’à près de 10 % du revenu. Elle frappait tous les biens fonciers. Ses modalités furent remaniées en 1834 : perception étendue à tout le royaume, organisation plus stricte et placée sous la direction d’un bureau central à Londres. Ses fonds servaient à secourir les invalides à domicile; les indigents valides étaient enfermés dans les « workhouses » ou maisons de travail (voir Textes historiques, Le X Ville siècle, n» 69, p. 152). 60 - (1842, mai.) LE MOUVEMENT CHARTISTE Après 1832 la Grande-Bretagne connut une agitation ouvrière violente. Malgré la réforme électorale de 1832, les ouvriers restaient en effeten dehors de la vie politique, ils réclamèrent donc des réformes vraiment démocratiques et, pour commencer, le suffrage universel; meetings monstres, grèves, manifestations diverses se multiplièrent dans le pays pour obtenir la Charte du peuple. Pour agir sur le Parlement, les dirigeants ouvriers résolurent de lui présenter des pétitions. Ce mouvement ne devait pas aboutir. A) Présentation de la Charte à la Chambre des Communes (2 mai 1842). Parliamentary Debates, vol. LXII, col. 1373-1581, reproduit par YOUNG et HANDCOCK, English historical documents, t. XII, 1833-1874 (Londres, 1956), p. 442- 448. Extraits. Trad. MARCHAND. —En 1842 une pétition signée de plus de 3 millions de personnes fut solennellement portée à la Chambre des Communes; les députés favorables à la Charte du peuple étaient très peu nombreux; Duncombe (1796-1861), connu par son grand libéralisme, osa cependant défendre la Charte devant ses collègues et leur en fit faire la lecture. Voici des extraits de son intervention. Je inc permets respectueusement de présenter à l’approbation de cette Chambre une pétition signée par 3.315.752 personnes 1 appartenant aux classes laborieuses de ce pays. Cette pétition rassemble les signatures de ceux qui, par leur travail, par leur activité, par leur affection, par leur fidélité, ont, il faut bien le dire, entre leurs mains le sort de toutes les institutions, de toutes les lois, que dis-je, du gouvernement même (le l’ensemble des 1. Dont 200.000 pour Londres, près de 100.000 pour Mauchester, etc.
137 biens et du commerce de ce pays. Ces gens, aujourd’hui, se présentent devant vous très respectueusement, pour énumérer les multiples injustices (IOflt. ils sont les victimes 2 (Extraits du) texte de la pétition lu par le secrétaire du Parlement. « La pétition des citoyens de Grande-Bretagne et d’Irlande, soussignés, montre... Que la seule autorité par laquelle tout corps social peut faire des lois et gouverner la société est une délégation donnée par le peuple. Que, comme le Gouvernement a été conçu au profit et pour la protection de tous et que tous doivent lui obéir et lui apporter leur soutien, en conséquence tous devraient être également représentés. Que toute forme de Gouvernement qui manque de répondre aux fins pour lesquelles il a été conçu, et qui ne représente pas pleinement et complètement l’ensemble du peuple, lequel est tenu de payer des impôts pour l’entretenir et tenu d’obéir aux lois qu’il a adoptées, est inconstitutionnei, tyrannique et devrait être réformé ou refusé. Que votre honorable Assemblée, telle qu’elle est actuellement constituée, n’a pas été élue par le peuple et n’est pas responsable devant lui, et n’a fait, jusqu’ici, que représenter des factions et agir en faveur d’une minorité, sans considérer les misères et les injustices que subit la majorité et les pétitions qu’elle présente. Votre honorable Assemblée a promulgué des lois contraires à la volonté expresse du peuple, et par des moyens anticonstitutionnels, en a imposé l’exécution, créant par là même un despotisme insupportable d’une part, et un esclavage dégradant d’autre part... Que ceux, qui vous présentent cette pétition, allèguent que votre honorable Assemblée n’a pas été élue par le peuple, que la population de Grande Bretagne et d’Irlande compte aujourd’hui à peu près vingt six millions de personnes et que, cependant, sur ce chiffre, guère plus de neuf cent mille personnes ont eu le droit de voter lors de la récente élection des représentants, chargés de faire des lois et de gouverner l’ensemble. Que l’état actuel de la représentation des citoyens... donne une influence prépondérante aux intérêts terriens et capitalistes qui a pour effet la ruine complète des classes laborieuses et des petits commerçants. Que le bourg de Guildford , avec une population de 3920 personnes, envoie au Parlement autant de députés que TowerHamlets dont la population est de 300.000 personnes; Evesham 2. La citation qui suit est prise dans le texte de la Charte. 3. Chef-lieu du comté de Surrey, nu sud de Londres. 4. Quartier populeux de l’est de Londres, au nord de la Tamise. 5. Comté de Worcester, dans l’ouest de l’Angleterre.
—138 —avec une population de 3998 hab. élit autant de représentants que Manchester avec une population de 200.000 habitants... Que la corruption, l’intimidation, les trafics d’influence, le parjure et l’émeute dominent durant toutes les élections parlementaires, à un point que les dépùtés de votre honorable Assemblée sont les mieux placés pour connaître. Que les pétitionnaires se plaignent de subir une énorme imposition servant à payer les intérêts de ce que l’on nomme la dette nationale, dette qui s’élève maintenant à 800.000.000 de livres, et ne représente qu’une partie de l’énorme somme dépensée, dans des guerres cruelles et onéreuses, pour détruire toute liberté, par des hommes qui n’y ont pas été mandatés par le peuple et qui, en conséquence, n’avaient pas le droit d’imposer la postérité pour les violences auxquelles ils se sont livrés sur le genre humain. Et ces pétitionnaires se plaignent hautement de l’augmentation de cette dette, après vingt-six ans de paix presque ininterrompue, ét tandis que la misère et le mécontentement sévissent dans le pays. Que les pétitionnaires, avec tout le respect et la fidélité qui conviennent, seraient tentés de comparer le revenu quotidien de Sa Majesté 6 à celui des milliers de travailleurs de cette nation: qu’alors que les pétitionnaires ont appris que Sa Majesté 6 reçoit quotidiennement, pour son usage privé, la somme de 164 livres 17 shillings et 6 pence , ils se sont aussi asstirés que plusieurs milliers de familles de travailleurs ne reçoivent que 3 pence et demi par personne et par jour. Que les pétitionnaires ont constaté que Son Altesse royale le prince Albert 6 reçoit chaque jour la somme de 104 livres 2 shillings, alors que des milliers ont pour vivre 3 pence par personne et par jour. Que les pétitionnaires ont eu la peine et le regret de constater aussi que l’Archevêque de Canterbury 8 reçoit quotidiennement 52 livres 10 shillings par jour, alors que des milliers de pauvres doivent faire vivre leur famille sur un revenu de 2 pence par jour. Qu’une force de police, dont l’existence est contraire à la constitution, est répartie dans tout le pays, au prix d’une dépense énorme, pour empêcher l’exercice normal de ses droits par le peuple... Qu’une armée nombreuse et anticonstitutionnelle est mail:tenue, sur les deniers publics, afin de faire pression sur l’opinion publique des trois royaumes... 6. Victoria, reine depuis 1837, mariée au prince Albert en 1840. 7. Voir texte n° 56, n. 1, p, 129. 8. Primat de l’église anglicane.
—139 —(Suit une série d’articles énumérant les uns des charges pesant uniquement sur le peuple, les autres les privilèges de l’Église.) Que les pétitionnaires maintiennent que les députés élus pour servir au Parlement devraient être les serviteurs du péuple et devraient, à des dates rapprochées et fixées d’avance, revenir dans leur circonscription pour s’assurer que leur condùite est approuvée par leurs électeurs qui auraient pouvoir de renvoyer tous ceux qui n’auraient pas agi conformément à l’honnêteté et à la justice. Que les pétitionnaires se plaignent de ce que la possession de biens soit la condition nécessaire à un homme pour siéger au Parlement. Que les pétitionnaires ont constaté avec une grande indignation la partialité dont font preuve les Cours de Justice en faveur de l’aristocratie... B) Discours aux Communes contre la Charte (5 mai 1842). Parliamentary Debates, vol. LXXX, col. 49-52, reproduit par YOUNG et HANDCOCK, ouvrage cité, pp. 449-451. Extrait. Trad. J. DEGEORGE. —La présentation de la Charte provoqua un important débat aux Communes, mais son examen fut rejeté. Macaulay (1800-1859), député whig d’Edimbourg, connu surtout pour son oeuvre d’historien, défendit avec âpreté les privilèges de la bourgeoisie et repoussa toute idée de réforme comme le montre tin extrait de son discours. Je ne ressens pas plus d’hostilité contre ces pétitionnaires que je n’en ai contre le malade qui demande un verre d’eau froide, alors qu’il sait bien que ce serait sa mort; pas plus que je n’en ressens à l’égard des pauvres Indiens que j’ai vus attroupés autour des silos, en Inde, en période de disette, suppliant qu’on leur ouvrît les portes toutes grandes, et qu’on leur dibribuât les céréales; mais je ne donnerais point le verre d’eau dans le premiér cas, pas plus que je ne donnerais la clef du silo dans le second, parce que je sais, qu’en agissant de la sorte, je ne ferais que transformer la disette en famine, et qu’en apportant un tel soulagement, j’étendrais horriblement le mal. Nul ne peut dire qu’une dégradation de la propriété comme celle dont parlent ces pétitionnaires serait un remède aux malheurs dont ils se plaignent et je pense que personne ne niera que ce serait ajouter grandement aux maux que l’on se propose de guérir. Mais si tel devait être le résultat, pourquoi conférer aux pétitionnaires une telle puissance? Qu’ils la réclament n’est pas répréhensible, mais au nom de quel principe, nous qui savons que leurs vues sont tout à fait erronées, mettrions-nous - entre leurs mains le pouvoir irrésistible de nous nuire à ce point autant qu’à eux-mêmes? Le seul argument que l’on puisse. avancer en faveur de cette proposition est, me semble-t-il, que 1. D’après le texte précédent, il faut comprendre « atteinte portée aux privilèges» et non pas « atteinte au droit même de propriété
-— 14Ô —les pétitionnaires n’empruntent pas ce chemin dont ils exigent l’ouverture, que, bien que le pouvoir leur en soit donné, ils ne s’en servent point, et n’aient point l’intention de s’en servir. Mais ce serait à coup sûr une manière peu commune de traiter la supplique contenue dans la pétition... Depuis des années, on assiste à une tentative constante et systématique de représenter le Gouvernement comme capable de faire et comme tenu d’entreprendre ce que nul Gouvernement n’a jamais entrepris, et au lieu de représenter le Gouvernement, ce qui est un fait, comme entretenu par le peuple, on a fait comme si le Gouvernement entretenait le Peuple, comme s’il possédait quelque source de richesse, quelque extraordinaire moyen de satisfaire les besoins du peuple, comme s’il pouvait lui trouver du pain dans les nuées, faire jaillir l’eau des rochers, multiplier à l’infini le pain et les poissons 2 Quel doit être l’effet d’une spoliation aussi radicale? Aucune expérience ne nous permet de le deviner... Le mieux que je puisse espérer et qui, je le pense, doit sembler inévitable à tous, est que, au cours de l’extrême agitation qui aura nécessairement lieu dans une telle situation, surgisse quelque puissant despote militaire qui offrira quelque protection, quelques garanties aux propriétés susceptibles de subsister. Mais si vous vous flattez, après de tels événements, de revoir un jour ces institutions sous lesquelles vous avez vécu, vous vous trompez vous ne les reverriez plùs et vous seriez à tout jamais indignes de les revoir. Toutes les nations voisines vous regarderaient avec un mépris cinglant, et votre gloire et votre prôspérité que l’on a tant enviées seraient tournées en dérision, et l’on décrirait ainsi votre destin e L’Angleterre, dirait-on, avait des institutions qui, aussi imparfaites fussent-elles, avaient en elles-mêmes le moyen de remédier à toutes les imperfections. Ces institutions furent rejetées à la légère, parce que des gens attachés à sa perte le lui demandaient, sa perte s’ensuivit et elle le mérite bien. Parce que je crois à cela, je m’opposerai de toutes mes forces à la proposition de suffrage universel. 2. Allusions bibliques. 61 - (1825.) LA MISÈRE EN IRLANDE Parliamentary Papers, 1825, VIII, pp. 48-53, reproduit par ASPINALL et A. SMITH, ouvrage cité, pp. 498-501. Extraits. Trad. J. DEGEORGE. —Les paysans irlandais, simples tenanciers à titre précaire d’un lopin de terre, étaient dans une situation tragique; leur pays était surpeuplé, la disette sans cesse menaçante. Tout cela fut nettement exposé par O’Connell à une Commission d’enquête sur la situation de l’Irlande, dans un rapport concernant surtout les comtés de Clare, Limerick, Kerry et Cork, dans le sud-ouest de l’ile. A partir de 1845 la pomme de terre, principale ressource de l’Irlande, allait être attaquée par une maladie inconnue : il devait en résulter une effroyable famine.
—141 —L’état des classes inférieures est, d’après mes observations, tel que je suis stupéfait de les voir garder leur bonne santé, et surtout leur gaieté, privées qu’elles sont de la moindre trace de confort et soumises à des conditions que les animaux inférieurs supporteraient à peine, et qu’ils n’ont pas à supporter chez nous. Les maisons ne s’appellent pas même des maisons, et c’est normal : on les appelle des ((cabanes », elles sont constrùites avec de la boue et couvertes partie de chaume et partie d’un revêtement qu’ils nomment ((scraw », et toute pluie prolongée y pénètre invariablement. La nuit, j’ai toutefois remarqué que ce genre de construction offre l’avantage suivant lorsqu’ils font du feu, toute la maison s’échauffe comme un poêle, et cela produit presque l’effet d’un bain de vapeur sur les habitants... (Ils n’ont) rien qui mérite le nom de mobilier. C’est un luxe que d’avoir un coffre où l’on puisse mettre quelque chose. C’est un luxe que d’avoir ce qu’ils appellent un buffet pour y poser une assiette, ou tout autre objet de ce genre; il se peut qu’ils possèdent, et c’est en général à peu près tout, un pot en fonte, une cuve à lait qu’ils nomment « keeler »..., voilà à quoi se limite fréquemment le mobilier. Quant à leur literie, en quoi consiste-t-elle? Rien que de la paille et de très rares couvertures dans les régions montagneuses. Au bord de la mer, ils sont plus riches et plus à l’aise Ils pêchent de temps à autre... En ce qui concerne leur nourriture, de quoi se compose-t-elle? Excepté sur la côte, de pommes de terre et d’eau pendant la majeure partie de l’année, de pommes de terre et de lait aigre pendant le reste; ils consomment du sel avec leurs pommes de terre quand ils n’ont que de l’eau. Sur la côte, ils ont du poisson. Les enfants vont sur la grève, ainsi que les femmes, et ils se procurent des crustacés de toutes sortes, ainsi que diversesespèces de poissons... Est-il en général facile d’acquérir des terres?... Ils rencontrent de grandes difficultés dans ce domaine, difficultés qui s’âccroissent avec le nombre d’habitants... 1 Connaissez-vous des cas de pauvreté dûs à la saisie pour non paiement des fermages? De très nombreux cas... C’est unmalheur répandu et fort aggravé par la nécessité des sous-lorations; il existe fréquemment six et même sept intermédiaires entre le propriétaire de la terre et celui qui. l’occupe effectivement;.. Donc toute personne qui sous-loue détient un droit de sàisie sur l’occupant? Sans aucun doute... Et à cela s’ajoute une oppression supplémentaire : une loi récente, votée aux -alentours 1. Ce morcellement des terres continua après 1825;- la .-popu1ation passa de 6.800.000 hab. en 1826 i 7.760.000 en 1836, 8.170 0(e t4k
—142 —de 1817 2 a, pour la première fois, permis aux Landiords de saisir les futures récoltes. J’estime que cette loi a beaucoup contribué aux désordres dans le Sud e... puisque ces futures récoltes sont la nourriture de la famille paysanne. Les pires crimes commis dans le Sud, j’en attribue la cause pour une bonne part aux effets de cette loi... Qu’advient-il des familles qui sont expulsées? Comment parviennent-elles à vivre? Elles vivent parmi les classes misérables des journaliers, ou bien elles vont mendier; l’homme part pour l’Angleterre ou quelques coins reculés d’Irlande pour trouver du travail et la femme et les enfants vont mendier tout l’automne. 2. Les années 1816-1817 furent marquées en Grande-l3retagne par une violente réaction politique; toute une série de mesures furent prises pour lutter contre des troubles éventuels et l’habeas corpus fut même suspendu. 3. Les troubles agraires étaient fréquents en Irlande (attaque contre les personnes et surtout les biens des propriétaires ou de leurs représentants). 62 - (1845, 21 juillet.) PROGRAMME IRLANDAIS D’ O’CONNELL Article du Sun, traduit dans le Moniteur Universel, du 26 juillet 1845, p. 2219. Trad. retouchée. —Après avoir obtenu, en 1829, l’égalité politique pour les catholiques anglais, O’Connell réclama des libertés pour l’Irlande. Son action resta toujours légale : Il se bornait à demander le « rappel » (the repeal, ou abrogation) de l’union de l’Irlande au royaume d’Angleterre, proclamée en 1800. Après 1840, il précisa et élargit singulièrement ses revendications; mais il ne devait obtenir aucun résultat les conservateurs au pouvoir en Angleterre refusèrent toute concession. En Irlande les éléments les plus énergiques se séparèrent de O’Connell en lui reprochant sa modération et fondèrent le parti révolutionnaire de la « Jeune Irlande Le programme de O’Connell de 1845 fut publié par un journal anglais; les réformes demandées, qui n’ont rien de révolutionnaire, montrent une fois de plus la situation tragique des paysans irlandais. On écrit de Dublin, 21juillet: Association du repeal. O’Connell a annoncé qu’il avait l’intention, pendant son séjour en irlande, de préparer les buis 1 suivants, pour les soumettre à l’adoption de la législature anglaise, et d’en remettre une copie à chaque membre du parlement six semaines au moins avant l’ouverture de la session prochaine. I. Acte 1 pour donner à S. M. le pouvoir d’exercer sans délai la prérogative, qui lui appartient évidemment, de convoquer : Le but est la proposition de loi soumise au Parlemeut l’oct est le textç de ji après le vote du Parlement.
—143 —sen parlement d’ Irlande... (c’est-à-dire) d’émettre des ordonnandes de convocation pour tous les pairs d’Irlande et des ordonnances pour l’élection (les membres de la Chambre des communes (l’irlande, au nonibre de 300, comme autrefois... (avec) clause (liii l)ou1voia à ce que le mode (le vote soit le scrutin secret... 11. Autre acte pour établir à perpétuité la parfaite égalité aux yeux de la loi, des chrétiens de toute secte, et pour empêcher à jamais l’existence en Irlande de toute suprématie légale ou temporelle. Cet acte contiendra les dispositions suivantes 10 cet acte étant la base du rappel de l’union... les chrétiens de toute croyance jouiront pour toujours d’une égalité légale et politique complète et entière; 2° cette clause s’opposera à ce que le parlement d’ Irlande fasse, ou ait pouvoir de faire, des lois pénales ou restrictives en matière de religion;. 3° clause qui défendra au parlement irlandais d’allouer aucune somme à une église, secte ou croyance quelconque, sous le titre d’église d’État 2; 40 clause qui déclarera que les revenus ecclésiastiques appartiennent à l’État et doivent être employés à des établissements d’éducation et de charité... III. Acte qui frappera d’une taxe de 20,90 [sic] les propriétés des landiords absents d’Irlande; clause pour définir l’absentéisme, c’est-à-dire l’absence de l’Irlande pendant six mois de l’année . IV. Acte pour maintenir la coutume de franc-tenancier dans les districts où elle existe et pour pourvoir à son extension gr.aduelle et raisonnée dans toute l’Irlande. V. Acte pour donner droit, après preuve suffisante, à tout tenancier de demander une compensàtion pour toutes les améliorations faites jusqu’ici ou à faire dans les terres cultivées par les(lltS tenanciers. VII. Acte iour enlever aux landlords ou propriétaires de terres, 2. Pour les catholiques irlandais, un des aspects les plus odieux du joug anglais était le paiement de la dîme au clergé anglican. Une résistance spontanée, mais violente, contre ce paiement se manifestait à peu près partout dans le pays. Mais toute opposition était brutalement écrasée par la force armée que le clergé anglican n’hésitait pas à appeler à son aide pour percevoir ses droits. 3. Les lords anglais, bien que propriétaires du sol, ne résidaient pas en Irlande, leurs biens étaient administrés par des intendants. Le taux de 20,90 paraîtcurieiix; l’impression du Moniteur est souvent mauvaise; peut-être faut-il lire 20 %. 4. En droit féodal possesseur d’une terre affranchi de toute charge seigneuriale, par suite propriétaire indépendant.
—144 —le pouvoir de chasser le tenancier pour non-payement de fermage, à moins que le bail ne soit fait pour au moins vingt-un ans’. VIII. Acte pour l’abolition de la loi des pauvres 6 et pour convertir les maisons actuelles de travail en hôpitaux poûr les malades, les infirmes et les vieillards pauvres et pour pourvoir à leur entretien pendant six ans en prenant les sommes nécessaires à cette dépense sur les fonds consolidés. IX. Acte pour mettre les baux à vie, susceptibles d’être renouvelés à toujours, à l’effet de leur donner un caractère perpétuel, en ayant soin d’indemniser des amendes lorsqu’il y en aura à payer. XI. Acte qui pourvoira à ce que, dans toutes les ventes de terrains faites par-devant un tribunal arbitral, chaque propriété soit vendue par petits lots, avec droit d’achat réservé aux tenanciers. XIII. Acte pour que les propriétés de la couronne en Irlande, qui ne sont pas utiles au public, soient vendues par petites portions, avec droit de rachat et de payement à terme réservé aux occupants. 5. L’expulsion des fermiers sans indemnité, ou éviction, était une des plaies de l’Irlande. Souvent, après l’expulsion, on détruisait la maison pour empêcher le fermier d’y revenir. De 1841 à 1851 il y eut ainsi plus de 282.000 maisons détruites. 6. Voir texte n° 59, n. 4, p. 136. 7. De la couronne d’Angleterre. 63 - (1819, 1er novembre.) L’EXPANSION DES ÉTATS- UNIS J. TRIcou, Lettres de Mgr Michel Portier, premier évêque de Mobile (Alabama) dans Cahiers d’histoire... Fac. Lettres de Lyon, t. III, 1958, pp. 196-197. —Le texte suivant est extrait d’une lettre adressée au supérieur des Missionnaires des Chartreux, à Lyon, par un prêtre français, Michel Portier (1795-1859), installé en Louisiane depuis 1817 (11 sera le premier évêque de Mobile-1829); en peu de mots il expose la prodigieuse expansion des Etats-Unis dont les Européens n’avaient qu’une très vague idée. Nos Européens ont des idées singulières sur l’Amérique. Voici quelques faits qui peuvent dissiper mille fausses imaginations. St-Louis1 est une ville de huit mille âmes et la population triplera en moins de quinze ans. St-Louis est au centre dés 1tats-Unis, il est possible qu’elle en soit à l’avenir la capitale. Le Natchez 1 contient 5000 habitants, et la Nouvelle-Orléans’ entre 3 et 1. Saint-Louis (près dii confluent du Missouri et du Mississipi) a aujourd’hui environ un million d’habitants, la Nouvelle-Orléans environ 500.000, Natchez (sur la rive gauche du Mississipi, Mississipi) environ 15.000.
—145 —4000. Il y a quarante steamboats ou bateaux à vapeur 2 qui courent de St-Louis à la Nouvelle-Orléans, ou de la NouvelleOrléans à Louisville ‘.Il y a une expédition pour Yellow Stozic ou Pierre Jaune , qui remonte le Missouri en steamboats, et l’on suppose que sans les rapides il y aurait assez d’eau pour une navigation de 1800 miles Les spéculateurs s’élancent jusques vers l’Océan Pacifique et comptent partir de l’embouchure de la Columbia pour aller en Chine et en rapporter les produits [à] la Nouvelle-Orléans par les fleuves. 5000 Européens sont débarqués en un jour à Philadelphie. La population des États-Unis est au moins de 12.000.000; elle l’augmente dans une proportion étonnante. PORTIER, vicaire de la cathédrale St-Louis, Nouvelle-Orléans, État de la Louisiane, Amérique, par Bordeaux. Nouvelle-Orléans. 2. Le premier service régulier de bateau à vapeur sur le Mississipi fut organisé en 1812. 3. Sur l’Ohio (Kentucky). 4. Région des Rocheuses, aux confins du Wyoming et du Montana, du nom d’un affluent du Missouri, aujourd’hui parc national célèbre. 5. Un mile : 1.609 mètres. 64 - (1835, 7 décembre.) DÉPLACEMENT DES INDIENS DE L’EST DES ÉTATS-UNIS VERS UN TERRITOIRE RÉSERVÉ Extrait du septième message annuel de Jackson au Congrès, publié par RICHARD5ON, Messagers and Papers, vol. III, p. 171 sq., reproduit par H. S. C0M- MAGER, ouvrage cité, n° 142, pp. 259-261. Extraits. Trad. P. MARCHAND. —Après 1810, dans la grande période d’expansion vers l’ouest, les pionniers qui allaient s’installer au-delà de la « frontière » se heurtèrent à quelques tribus indiennes qui cherchaient à se maintenir sur leurs terres. Entre ces dernières et les nouveaux venus la lutte fut violente et toujours inégale. De 1829 à 1837, sous la présidence de Jackson, les Indiens furent durement traités. Dans son premier message au Congrès, Jackson annonça son projet de transférer dans l’Ouest tous ceux qui vivaient encore à l’est du Mississipi; en 1830 un million de dollars futaffectéàcetteréalisationeten 1834 une vaste réserve indienne créée dans l’Ouest (futur état d’Oklahoma). Le 7 décembre 1835, le président pouvait annoncer au Congrès le succès de cette entreprise et le 29 décembre, sous la pression officielle, les Indiens de l’est renoncèrent à leurs terres pour 5 millions de dollars et acceptèrent leur transfert aux frais de l’État, L’exécution du plan de déplacement des autochtones, demeurant encore dans les parties colonisées des États-Unis vers la région de l’Ouest du Mississipi, touche à sa fin. Ce plan fut adopté après un examen très attentif de la situation de cette race et il faut en poursuivre l’exécution jusqu’à ce que son but soit atteint, avec autant de vigueur qu’un juste souci des conditions dans lesquelles ces gens se trouvent le permettra et aussi vite qu’il
—146 —sera possible d’obtenir leur consentement. Toutes les expériences précédemment tentées et qui tendaient à faire évoluer les Indiens vers le progrès ont échoué. Le fait semble maintenant établi qu’ils ne peuvent vivre et prospérer au contact d’une communauté civilisée. Des siècles d’efforts soutenus sans profit nous ont finalement révélé ce principe (le rapports mutuels. Nous ne pouvons revenir sur le passé, mais nous pouvons prendre des mesures pour l’avenir. Indépendamment des stipulations du traité que nous avons conclu avec les différentes tribus concernant les droits d’usufruit qu’elles nous ont cédés, personne ne peut mettre en doute le devoir moral qu’a le gouvernement des États-Unis de protéger et, si possible, de conserver et de perpétuer les restes épars de cette race se trouvant encore à l’intérieur de nos frontières. Pour l’accomplissement de ce devoir une vaste région de l’Ouest leur a été assignée pour qu’ils s’y établissent d’une façon permanente. Elle a été divisée en districts répartis entre eux. Beaucoup d’Indiens y sont déjà iartis et d’autres se préparent à le faire et, à l’exception de deux petites troupes. vivant dans l’Ohio et l’indiana, qui ne dépassent pas 1500 personnes, et des Cherokees , toutes les tribus se trouvant à l’est du Mississipi, du lac Champlain 2 à la Floride, ont pris des engagements qui aboutiront à leur transplantation. (Après avoir décrit les mesures prises pour assurer le bien-être des Indiens : assurances quant â la région désignée, aide financière et en nature, Jackson poursuit :) Le Congrès s’est engagé au nom des États-Unis, à ce que la région destinée à l’établissement de ce peuple soit à jamais « assurée et garantie e. Une région à l’ouest du Missouri et de l’Arkansas leur a été assignée, à l’intérieur de laquelle on doit éviter d’encourager l’établissement de blancs. (Puis il termine:) Ordre a été donné par la loi pour que toutes les liqueurs fortes trouvégs sur leur territoire soient détruites, sans attendre les résultats incertains et la procédure lente des saisies légales. Je considère l’interdiction absolue et inconditionnelle de ces articles chez ces gens comme la première grande mesure à prendre pour assurer leur progrès. Des demi-mesures ne signifieraient rien. Elles ne peuvent s’opposer avec succès à la cupidité du vendeur et au besoin irrésistible de l’acheteur. Et les effets destructeurs .de ce trafic ont laissé des traces sur toutes les pages de l’histoire de nos rapports avec les Indiens... 1. Les Cherokee, installés en Alabama, Caroline dit Sud, Géorgie avaient été très tôt les loyaux alliés des colons européens; en 1827 leur nation avait été reconnue comme indépendante. Mais, peu après, le gouvernement de Géorgie voulut leur imposer les lois de l’Ittat; les Cherokee se défendirent devant les tribunaux en invoquant les anciens traités; leur procès alla jusque devant la Cour suprême, mais celle-ci finalement leur donna tort (1831). Cette décision les condamnait pratiquement à disparaitre. 2. Au sud de la frontière canadienne, aux confins des ltats (le New York et (le Vermont. 3. Alcools.
147 65 - (1833-1835.) LE PROBLÈME DE L’ESCLAVAGE AUX ÉTATS-UNIS Le problème de l’esclavage se ROSa très vite après la fondation de l’Union et provoqua l’antagonisme entre les Ftats du Nord, sans esclaves, et ceux du Sud, où l’esclavàge était la base de l’économie, même après l’interdiction de la traite en 1807. En 1833 le conflit devint aigu avec la fondation d’une puissantè société anti-esclavagiste (lui 5C plaçait sur le terrain idéologique et religieux; les partisans (le l’esclavage ripostèrent en invoquant la liberté des Ftats, base même de l’Union. Ces deux positions, très différentes, étaient inconciliables et laissaient présager de graves difficultés (tans l’avenir. - A) Statuts de la Société contre l’esclavage (4 décembre 1833). Platform o! the Americaît Anti-Slaver Society... (New-York, 1860), pp. 3-4, reproduit par H. S. COMMAGER, ouvrage cité, n° 150(1), p.279. Trad. P. MARCHAND? Attendu que l’esclavage est contraire aux principes de la justice naturelle, à ceux de notre forme républicaine de gouvernement et à ceux de la religion chrétienne, et qu’il met en danger la prospérité du pays tout en compromettant la paix, l’union et les libertés des États; Attendu qu’il est, nous le croyons, du devoir et de l’intérêt des maîtres d’émanciper immédiatement les esclaves et qu’aucun projet d’expatriation volontaire ou forcée ne peut faire disparaître ce fléau grandissant; Attendu que nous croyons possible, en en appelant à la conscience, au coeur et à l’intérêt des gens, d’éveiller dans tout le pays un courant d’opinion qui sera hostile à la perpétuation de l’esclavage en quelque partie que ce soit de notre République et qui, en réalisant rapidement l’abolition de l’esclavage, empêchera le désordre général et la violence; Et attendu que nous croyons de notre devoir, envers les opprimés, envers nos concitoyens qui possèdent des esclaves, envers notre pays tout entier, envers notre postérité et envers Dieu, de faire tout ce qui sera légalement en notre pouvoir pour, promouvoir la disparition de l’esclavage, Nous convenons, par la présente déclaration, et. en implorant avec confiance l’aide divine, de nous organiser en une société, qui sera régie par la constitution suivante Article 1. —Cette société portera le nom de Société antiesclavagiste américaine. Art. 2. —L’objet de cette société est l’abolition totale de l’esclavage aux États-Unis. Tandis qu’elle admet que chaque État dans lequel l’esclavage existe a, de par la Constitution des lZtats Unis le dioit exclusif de legzferer en ce qui conCerne son abôlition dans le dit État, elle visera à convaincre tous nos concitoyens, par des arguments s’adressant à leur intelligence et
—148 —à leur conscience, que la possession d’esclaves est un crime abominable au regard de Dieu et que le devoir, la sécurité et les intérêts bien compris de tous ceux que cela concerne en exige l’abandon immédiat, sans expatriation. La société s’efforcera aussi d’influencer lé Congrès par les voies constitutionnelles afin qu’il mette un terme au commerce intérieur des esclaves et qu’il abolisse l’esclavage dans toutes les régions de notre pays qui dépendent de lui, notamment dans le district de Columbia 1, et que, de même, il en empêche l’extension à tout État susceptible, par la suite, d’être admis dans l’Union. Art. 3. —Cette société visera à la promotion (les gens de couleur (tans leur personne et (tans leur situation, en encourageant leur perfectionnement intellectuel, moral et religieux, et en faisant disparaître les préjugés du public, afin qu’ainsi ils puissent, suivant leur valeur morale et intellectuelle, avoir part à égalité avec les Blancs aux privilèges civils et religieux, mais cette Société n’apportera jamais, en aucune façon, son soutien aux opprimés dans la défense de leurs droits en ayant recours à la force physique. 1. District fédéral où s’élève la capitale Washington, propriété de l’ensemble des États. B) Décisions de la Caroline du Sud contre la propagande abolitionniste (16 décembre 1835). Acts ami Resolutions of Soulh Carolina (1835), p. 26, reproduit par H. S. C0M- MAGER, ouvrage cité, n° 151, pp. 281-282. Trad. P. MARCHAND. 10 Il est décrété que la Constitution des Sociétés abôlitionnistes et les agissem’ents de certains fanatiques qui se donnent le nom d’abolitionnistes dans les États non esclavagistes de cette Confédération, constituent une violation flagrante des obligations imposées par le traité d’Union , une attitude anti-sociale et un brandon de désordre extrêmement dangereux. 2° Il est décrété qu’aucun État justement soucieux de sa paix intérieure et de sa sécurité ne peut approuver un état de choses qui suscite de semblables conspirations sur le territoire d’un État ami, uni à lui par des liens d’association communs au sein d’une société politique, sans renoncer à ses droits les plus essentiels et sans les compromettre. 30 il est décrété que le corps législatif de Caroline du Sud, ayant toute confiance en l’esprit de justice et en l’amitié des États non esclavagistes, fait part à ses co-états de son espérance confiante et demande d’une façon pressante aux gouvernements de ces États de supprimer promptement et radicalement toutes 1. Traité ayant créé l’union des États d’Amérique du Nord (9 juillet 1788), le pouvoir central était très faible (Voir Textes historiques, Le XVIII’ siècle, n° 76, p. 169); la Constitution définitive votée en 1787 respecta elle aussi l’autonomie des États.
—149 —les associations qui, sur leurs territoires respectifs, font profession d’être des sociétés abolitionnistes, et de réprimer sévèrement par la loi le fait d’imprimer, d’éditer et de distribuer journaux, brochures, tracts et illustrations conçus pour inciter les esclaves des États du Sud à l’insurrection et à la révolte, et étant d’évidence de nature à produire ces effets. 4° Il est décrété que, considérant l’esclavage à l’intérieur des États du Sud comme relevant exclusivement de la compétence de chacun des dits États, nous tiendrons toute intervention de quelque autre État relevant du gouvernement fédéral, pour une intervention directe et illégale, à laquelle il est nécessaire de s’opposer immédiatement, quelles que soient les circonstanCes. 50 Il est décrété que —afin de mettre un terme salutaire aux prétentions maveillantes et sans fondement de certains abolitionnistes —il sera demandé aux États non-esclavagistes de renoncer, par une déclaration de leur pouvoir législatif, à tout droit, pour eux ou pour le gouvernement des États-Unis, d’intervenir, de quelque façon que ce soit, dans les questions concernant l’esclavage à l’intérieur des États ou territoires où celui-ci existe. 60 Il est décrété que nous considérerions l’abolition de l’esclavage dans le district de Columbia 2 comme une violation des droits des citoyens de ce district, droits qu’ils ont implicitement acquis par les conditions dans lesquelles ce territoire a été cédé au gouvernement fédéral, et comme une usurpation à laquelle il faudrait immédiatement s’opposer parce qu’elle représenterait rien de moins que la mise à exécution de desseins d’une bien plus flagrante et bien plus vaste injustice. 2. Voit texte A, n. 1, page précédente. 66 - (1828, 27 décembre.) LA VIE DES ESCLAVES SUR UNE PLANTATION SUCRIÈRE DE LA GUADE.. LOUPE Enquête sur les sucres, par la Gonunission formée avec l’upj)robaliozt du roi.., publiée par le Ministère du Commerce et des Manufactures (Paris, 1829), p. 48 sq. Etraits. —En 1815 la France ne possédait que de petits territoires coloniaux -dônt les Antilles (Martinique et . Guadeloupe) et la Réunion formaient l’essentiel, •pays peuplés surtout d’esclaves (104.554 sur 135.510 hab. à la Guadeloupe) travaillant sur des plantations de canne à sucre (22 millions d’ha sur 43 millions d’ha cultivés à la Guadeloupe). Ce sucre se vendait en France où il.était protégé de la concurrence étiangère par d’énormes droits de douanes (25 francs. sur 50 kg depuis 1822, contre francs seulement en 1814). La France consommait annuellement 59 millions dé kg de sucre colonial contre seulement 944.000 kg de sucre étranger. En 1828 une ettquête fut faite dans les différentes colonies sur la production sucrière, enquête qùi nous montre en particulier quelle était alors la vie des esclaves dans les grandes plantations.
—.150 —IJêposition de M. de Jabrun, propriétaire à la Guadeloupe 1• Demande. —Combien de noirs avez-vous sur votre habitation? Réponse. —Cent cinquante-quatre. D. —Pourriez-vous les distinguer par âge? R. —Oui : trente-cinq au-dessous de quatorze ans, cent quatre de quatorze ans à soixante et quinze au-dessus de soixante ans. D. —Dans quelle proportion sont les sexes? R. - Dans une proportion à peu près égale. D. —Parmi les enfans, y en a-t-il qui soient employés sur l’habitation, et à quels services sont-ils employés? R. —Ils sont d’abord employés à garder leurs jeunes frères. Quand ils sont un peu plus grands, on les emploie à garder les bestiaux; à l’âge de douze ans on commence à leur faire faire de petits travaux; mais ils ne sont pas employés utilement pour la canne avant seize ans. D. —Les vieillards se rendent-ils utiles, et pour quels services? R. —Ils sont employés à la garde des vivres, des cannes et des bâtimens. D. —Comment distribuez-vous, pour le travail, les cent quatre noirs de .quatorze à soixante ans? R. —Soixante cinq pour la culture, deux commandeurs 2 trois maçons, deux charpentiers, deux tonneliers, deux cabrouettiers. 3, deux raffineurs, trois gardiens de boeufs et de mulets, six domestiques, deux gardes-malades, quatre malades à l’hôpital, huit femmes enceintes ou en couches. D. —Quelle espèce de nourriture donnez-vous à vos noirs? R. —De la farine de manioc, de la farine de maïs et de la morue salée. Nous donnons aux malades du boeuf salé et un peu de farine de France. D. —Dans quelle proportion en faites-vous la distribution? R. —Aux enfans, quatre livres de manioc ou de maïs, et deux livres de morue par semaine; aux noirs, cinq livres de farine de maniôc ou de maïs, et deux livres de morue par semaine. D. —Quelle espèce de vêteniens donnez-vous à vos noirs? R. —Je donne aux nègres mâles valides, deux pantalons, deux chemises, un bonnet de laine et une capote de drap; aux enfans, deux chemises seulement; aux femmes, deux jupons, deux chemises, un mouchoir et un bonnet. Tous ces objets viennent de France.... . D. —Quelle est la perte en nègres que vous faites annuelle- - ment, en sus du renouvellement qui s opere par la naissance9 L A TroisRivières, arr. de Basse-Terre. 2. .. Contremaîtres. 3, Conducteur de cabrouet, sorte dc grande charrette à deux roues.
—151 —R. —Dans mon habitation, la reproduction est égale à la perte... D. A quel Sge les vieillards cessent-ils (le faire partie du grand atelier? R. —A soixante ans, ternie moyen. D. —Quel est le régime auquel sont soumises les femmes enceintes? R. —Du moment qu’elles se déclarent enceintes, elles sont retirées du grand atelier, et vont travailler avec les enfans; deux mois avant le terme, elles cessent tout travail, et elles se reposent deux mois après leurs couches. Celles qui ont eu sept enfans s ont affranchies de tout travail. D. —N’et-il pas en usage, dans quelques parties de la colonie, de remplacer la nourriture des nègres par l’abandon du samedi pour leur propre travail? R. —En général, il en est autrement. D. —.Y a-t-il profit pour l’habitant à donner le samedi en remplacement de la nourriture? R. Non; mais le défaut d’aisance ou de crédit, et par suite la difficulté de se procurer de la nourriture en temps opportun, déterminent certains habitans à faire l’abandon du samedi. D. —Vous avez dit que vingt carrés de votre habitation étaient employés en jardins pour les nègres. Quel temps donnez- vous aux nègres pour la culture de ces jardins? R. —Une heure par jour, outre l’intervalle nécessaire dans le travail de l’habitation, les fêtes et dimanches, et, de temps en temps, quelques permissions particulières quand l’atelier est moins occupé. D. —Quel est aujourd’hui, dans la colonie, le prix d’un noir valide? R. —Généralement 1.800 francs... D. —Quel est le prix d’une négresse? R. —A peu près le même. D. —Le mode de culture s’est-il amélioré dans la colonie, depuis 1822, et en quoi consistent ces améliorations? R. —11 s’est amélioré beaucoup. Ces améliorations consistent premièrement dans l’emploi d’une plus grande quantité d’engrais, tels que la boue de mer, la poudrette , le sel et le sang de boeuf desséché venant des abattoirs de Paris; et secondement dans la substitution de la charrue à la houe, partout ôù le terrain s’y prête. Par cette substitution, le nègre est délivré du fouillage qui est le travail le plus pénible. 4. Le carré valait à peu près un hectare. 5. Excréments humains desséchés et réduits en poudre.
—152 —D. —De combien de nègres pensez-vous que le travail soit représenté par l’emploi d’une charrue? R. —I)e dix huit nègres. D. —Combien attache-t-on de nègres au travail (l’une charrue? R. —Un nègre valide et deux enfans. D. —Doit-on conclure de ces deux dernières réponses que l’emploi d’une charrue dispense d’employer, pour le labour d’une certaine quantité de terres, quinze nègres sur dix-huit qui étaient auparavant nécessaires? R. —Oui. 67 - [1830.] LE GOUVERNEMENT D’ALGER AVANT LA CONQUÊTE FRANÇAISE William SHALER, Esquisse de l’État d’Alger (Paris, 1830), pp. 26-33. Extraits publiés dans Documents algériens, série culturelle, n° 81, 2 septembre 1957, pp. 12-17. Trad. retouchée. —On possède des renseignements assez précis sur la situation de l’Algérie avant 1830. Voici à ce sujet un extrait d’un ouvrage traduit de l’anglais, écrit par le Consul général des États-Unis à Alger à cette époque. (Le) gouvernement se compose ostensiblement d’un chef souverain, appellé dey, et d’un divan ou grand conseil. Le nombre des membres du divan n’est pas limité; ils sont pris parmi les anciens militaires qui ont eu ou ont encore un commandement. Le divan élit le dey et délibère sur toutes les affaires que celui-ci veut bien lui soumettre. Telle est la théorie du gouvernement algérien. En vertu de ces principes, le crédit et l’importance du divan devraient s’élever ou s’abaisser selon le caractère et les talents du souverain régnant : il n’en est pas ainsi. Autrefois, le divan était réellement un corps dans l’État, tenant régulièrement ses assemblées, ayant des fonds à gérer, et.prétendant au droit de discuter toutes les mesures du gouvernement. De nos jours, ce n’est plus qu’un vain fantôme, dont l’existence serait même problématique, si, en 1816, Omer Pacha n’avait pas convoqué un divan, pour délibérer sur les négociations entre la régence et la Grande-Bretagne . Depuis que les deys ont fait de la citadelle le lieu -de leur résidence, le divan n’est plus, dans la constitution, qu’un mot sans valeur. Le dey nomme lui-même ses ministres... Ces ministres forment le conseil privé du souverain et sont avec lui le gouvernement de fait, où n’a rien à voir le prétendu divan. L’élection des deys d’Alger doit être confirmée par le grand- seigneur 2 qu’ils reconnaissent pour leur seigneur suzerain. Mais 1. En 1816 Lord Exmouth, pour essayer de mettre fin à la piraterie barbaresque, attaqua Alger et obligea le dey à libérer les esclaves chrétiens. 2. Le sultan de Constantinople.
—153 —cette confirmation n’est jamais refusée, et toujours elle est accompagnée du titre de pacha à trois queues , sorte de dénomination que le souverain prend dans ses actes publics; car le nom de dey est à peine connu à Alger. Les étrangers seuls s’en servent. Dans le principe ce fut probablement un surnom, puisque, dans la langue turque, dey veut dire oncle. Aussitôt après leur élection, les deys d’Alger jouissent de toutes les prérogatives attachées à l’autorité souveraine, mais leur installation solennelle n’a lieu que lorsqu’ils ont reçu le firman du grand-seigneur, qui approuve leur élection et, avec le firman, le caftan et le sabre d’officier, qui leur sont apportés par le capidji-bachi ou messager d’1tat... Quoique l’élection du dey, par le principe des institutions de la régence, appartienne au divan, elle est pour l’ordinaire le résultat des intrigues d’une faction dominante parmi les janissaires 6 et presque toujours une sanglante tragédie. Un dey est égorgé, pour faire place à un nouvel aventurier plus heureux que lui. Ses amis ou ses partisans sont tués, pillés ou bannis, et tout cela interrompt, tout au plus pendant vingt-quatre heures, le calme ordinaire des affaires publiques. Ces révolutions se succèdent avec une telle rapidité qu’on a peine à y croire, quand on ne connaît pas les moeurs et le caractère atroce des Turcs. Un dey d’Alger est, de son vivant, le monarque le plus absolu et le mieux obéi du monde; mais son règne est toujours précaire, et pour lui une mort naturelle est un accident. Un Turc est-il une fois enr olé dans le. corps des janissaires, n’importe ce qu’il est, il peut prétendre à la souveraineté, excepté qu’il ne soit natif de Bosnie ou de Crète. Il est janissaire; voilà ses titres et ses qualités; et souvent la fortune s’est plue à tirer de l’obscurité les êtres les plus bas et les plus àbjects, pour les placer sur le trône. On montre encore les tombeaux de sept aventuriers proclamés souverains et tués le même jour. Comme marque de mépris ils furent enterrés sur le grand chemin. Celui qui est élu ne peut ni refuser ni résigner l’honneur de gouverner Alger; pour lui il n’est que deux places, le trône ou le tombeau.. Les trois provinces sont gouvernées par des beys, que nomme le souverain, et qui, avec le titre de ses lieutenants, sont par le fait investis de toute son autorité despotique. Le même pouvoir leur adjoint un vakil ou intendant. Chaque province est imposée iour une somme déterminée, selon la capacité qu’on lui suppose pour la payer. Le fisc perçoit cette somme par dividende de six mois... La situation de ces gouverneurs est nécessairement pré- 3. En Turquie le titre de pacha n’avait qu’une valeur honorifique dont l’importance était liée à un certain nombre de queues de cheval. 4. Mot persan désignant en Orient les édits et ordonnances des souverains. 5. Longue pelisse fourrée que le Sultan offrait à ceux qu’il voulait honorer. 6. Garde personnelle (lu dey formée surtout d’aventuriers turcs; son recrutement était différent (le celui (les janissaires de Constantinople. 7. l)e l’Ouest ou (l’Oran; du Centre OU (le Titteri; (le l’Est ou (le Constantine.
—154 —caire, et leur tyrannie comme l’oppression qu’ils font peser sur les provinces soumises à leur autorité, afin de se créer des ressources pour conserver leurs places, sont certainement sans exemple dans l’histoire des autres peuples. Telle est la malheureuse condition des habitants de ce royaume, que la douceur et l’équité chez un gouverneur de province seraient regardées comme une tendance à la popularité que condamne le gouvernement central et que, comme le prouve plus d’un exemple, les coupables payent de leur fortune et -de leur vie. 68 - (1831, 1er novembre.) ALGER APRÈS UN AN D’OCCUPATION FRANÇAISE H. BOUSQUET, Le docteur A. Rozier et l’expédition d’Alger, dans Mémoires (le la Société des Lettres, Sciences et Arts de l’Aveyron, t. XXIII (1935), pp. 193-194. —Le texte suivant est un extrait d’une lettre écrite par un jeune médecin de l’armée française d’Alger à son père, médecin à Rodez. C’est un bon tableau de la situation assez confuse régnant alors à Alger. Mon cher papa, Quoique rien ne soit encore décidé sur l’avenir de ce pays et qu’on semble avoir pris à tâche d’empêcher tout le bien que l’on pourrait en retirer, cependant —malgré tout —Alger acquiert tous les jours quelques nouveaux agréments et finira par prospérer. On parle déjà d’établir ici un théâtre pour cet hiver; des voyageurs, des colons, des marchands arrivent en foule tous les jours et déjà vingt mille étrangers, sans compter la garnison, sont inscrits sur les registres de la mairie d’Alger. Tout ce grand concours de monde n’a eu jusqu’ici pour principal résultat que de faire considérablement augmenter le prix des denrées. Un grand nombre de colons, séduits par les récits qu’on leur avait faits de la richesse du pays, de la promesse de leur donner des terres à cultiver, sont arrivés ici avec leurs femmes et leurs enfants. Les malheureux ont éprouvé un cruel désappointement... Maîtres, depuis quinze mois, d’Alger et de ses forts les Français sont loin d’ôccuper autant de pays qu’ils auraient pu le faire.. On pourrait cependant employer avec sécurité dix mille bras à la culture régulière des terres et ce travail n’occupe pas trois cents hommes. D’où vient cela? Un grand nombre de capitalistes sont venus ici dans l’intention d’acheter des terres et de les faire exploiter; plusieurs milliers de cultivateurs, sans asile, sans travail, sont nourris par les vivres que leur fait distribuer le général en chef 1; tout cela provient de la négligence du gouver1. Clausel, qui remplaça Bourmont après la révolution de 1830.
151 —nement français; les capitalistes ne veulent point faire des acquisitions avant de savoir si ce pays nous restera; cet état d’incertitude paralyse le commerce et toutes les grandes entreprises. Qu’Alger soit déclaré colonie française 2 et, sans que le gouvernement s’en mêle, ce pays sera dans quelques années une de nos plus belles et riches possessions. ADRIEN. 2. Ce ne fut qu’en 1834 que l’on créa le Gouvernement général des possessions françaises dans le Nord de l’Afrique, confié à Drouet d’Erlon. 69 - (1844.) LA COLONISATION DE L’ALGÉRIE Dès 1835, mais surtout après 1840, la colonisation de l’Algérie fut activement menée. La grande idée de Bugeaud d’installer des colons militaires ne donna guère de résultats, mais nombreux furent les civils qui reçurent des concessions de terre et furent groupés dans des villages faciles à défendre. Si peu de soldats se transformèrent en colons civils, l’armée fournit un travail énorme en construisant routes, ponts, etc. et en défrichant les terres pour les colons. Dans la conquête de l’Algérie, comme dans sa transformation, plusieurs des fils de Louis-Philippe jouèrent un rôle important et l’opinion publique de France porta à tout ce qui se passait en Afrique un vif intérêt. A) Divers modes de colonisation (12 août 1844). Publ. du Ministère de la guerre, citée dans le Moniteur Universel, du 12 août 1844, p. 2481. Extrait. La colonisation est une oeuvre qui ne peut s’accomplir par des procédés toujours et partout les mêmes. Le choix des modes varie selon les localités et même, avant de reconnaître ceux qui peuvent être suivis avec une certaine confiance, il a fallu en expérimenter un grand nombre. Colonisation militaire. Au début, qui, à proprement parler, ne remonte pas au delà de 1841, on a songé à faire de la colonisation où l’élément militaire prédominait. On était au milieu de la guerre; les hostilités s’étendaient jusqu’à la banlieue d’Alger. Alors on pensa qu’il fallait enfermer la colonisation dans des fossés, dans des enceintes continues. On commença l’obstacle 1 et on créa les grands villages militaires de Fouka et de Mered 2 entourés de murailles, à l’abri desquelles les maisons des colons [étaient] bâties sur un plan uniforme par le génie militaire. Ils devaient être peuplés par des soldats libérés, organisés en compagnies et commandés militairement. 1. On commença par construire un obstacle (contre les ennemis). 2. Fouka sur la côte à l’ouest d’Alger, Béni Mered au nord de Blida.
—156Fouka seul ftit l)CL1l)Ié (le cette manière... Potir peupler Mere(l On employa (les soldats (‘ISCOIC i ttachés au drapeau, résolus à se fixer en Algérie et ayaiit (les habitudes agricoles... La paix, en s’étendant et en se consolidant, n amené l’abandon (le CCS (leux procédés de colonisation... Colonisation civile. L’arrêté du 18 avril 1841, relatif à la formation (les nouveaux centres et aux concessions à y faire, règle l’action des diverses branches (le l’administration publique appellées à prendre l)art aux opérations de la colonisation qui devient ainsi une oeuvre administrative et gouvernementale. Il attribue à la direction de l’Intérieur la part essentielle dans cette oeuvre... Des règlements particuliers déterminèrent les conditions exigées pour être admis, à titre de colons concessionnaires, dans les centres de nouvelle formation. Le minimum des ressources pécuniaires fut fixé de 12 à 1500 fr. Toute famille admise dans un village a droit au permis de passage gratuit de Toulon ou de Marseille à Alger. Les préfets peuvent lui délivrer des secours de route jusqu’au port d’embarquement. Chaque concessionnaire reçoit, tour l’aider dans la construction de sa maison, des matériaux à bâtir pour une valeur de 600 fr. Il lui est prêté des boeufs pour la mise en culture de sa concession; il lui est délivré des instruments aratoires, des semences et des arbres; en certaines circonstances, on lui fait défricher par l’armée un ou deux hectares. C’est d’après ce système qu’ont été créés et constitués, du 10 janvier 1842 au 24 décembre 1843, 12 centrés nouveaux, savoir : Drarïah, L’Achour, Cheraga, Douera, Saoula, OuledFayet, Baba-Hassan, Montpensier, Joinville, Krecïa, Douaouda, et l’annexe de Mered . Trois centres anciennement créés ont été complétés selon le même mode : Deli-Ibrahim, Boufarik et Cherchell . Du mois de janvier 1842 au 1er août 1843, 600 familles ont été placées dans les nouveaux centres de population... B) Travaux de l’armée en Algérie (13 octobre 1844). Article du Monitetzr algérien, reproduit par le Moniteur Universel, du 27 octobre 1844, p. 2797. Extrait. Depuis le 13 de ce mois, les troupes disponibles dans la division d’Alger ont repris les, grands travaux de routes et de défrichements pour les colons des nouveaux villages. Voici leur répartition dans la province d’Alger 3. Toutes ces localités sont situées à l’ouest et au sud d’Alger. Montpensier et Joinville, proches de Blida, tirent leur nom des titres portés par des fils de LouisPhilippe. 4. Sur la côte, à l’ouet (l’Alger, occupé cii 1840.
157. Le 1er bataillon (le zouilves, le 3° bataillon (le chasseurs (l’Orléans , 2° bataillon du 33° [(le ligne, 100 cotidamnés, un détachement (le SCUS et itiic section (le maçons civils travaillent à la route permanente de la Chifïa 6 et [à] une route de mulets pour que la communication avec Médeah ne soit pas interrompue sur quelques points pendant l’hiver. Le 64e et le 2e bataillon d’Afrique 8 complètent les terrassements de la route de Chercheli à Milianah. En même temps, ces deux corps font divers autres travaux à Teniet-el-Had, Milianah et Chercheli. Sur ce dernier point, le 2e bataillon d’Afrique déblaye le vieux pont romain, de concert avec deux compagnies de discipline. Trois bataillons du 36e défrichent les terres des colons civils de Douera et de Douaouda . Un bataillon du 26e défriche les terres du village de Saoula . Quand les troupes qui rentrent de la frontière du Maroc 10 seront un peu reposées, elles iront participer au défrichement...; pour un hectare, il faut trois ou quatre cents journées d’un bon ouvrier... Dans la province de Constantine, il n’y a en ce moment-ci aucun mouvement militaire; toutes les troupes exécutent des travaux sur les divers points d’occupation; la plus forte partie est employée à l’achèvement de la route de Philippeville à Constantine. Par exception cette route est macadamisée 11, parce que le transit y est considérable et incessant. Dans la province d’Oran, indépendamment des travaux de constructions en tout genre, les troupes ouvrent une route de Djemâa-Ghazaouat 12 Lalla-Maghrnia 13 Elles construisent un pont sur la Tafna 14, et un autre sur la Mouylah 15; elles améliorent sur divers points les routes précédemment ouvertes... 5. Nom porté à cette époque par les chasseurs à pied (anciens chasseurs de Vincennes), en l’honneur du fils aîné de Louis-Philippe. 6. Rivière née dans le Petit Atlas, traversant la Mitidja et se jetant dans la mer à l’ouest d’Alger. Un village fondé en 1846 près de Blida prendra son nom. 7. A 90 km au sud-ouest d’Alger, occupé en 1840. 8. Infanterie légère d’Afrique, créée en 1832, formée de soldats ayant subi une condamnation. 9. Teniet-el-Had était alors un avant-poste militaire, dans l’Ouarsenis, Miliana dans la vallée du Chélif occupée en 1840. 10. En 1844 le sultan du Maroc avait déclaré la guerre à la France, le 14 août Bugeaud l’avait battu sur les bords de l’Isly. 11. Mac Adam (1755-1836) mit au point un système d’empierrement des routes avec des pierres concassées, système généralisé depuis et qui porte son nom. 12. Actuellement Nemours (du nom d’un fils de Louis-Philippe) sur la côte à l’ouest d’Oran. 13. Actuellement Marnia poste militaire occupé en 1844 lors de la campagne de l’Isly. 14. Se jette dans la mer à l’ouest d’Oran. 15. Affluent de la Tafna.
-I58— 70 - [Entre 1819 et 1827.] VUES DE TH. MUNRO SUR L’AVENIR DE L’INDE BRITANNIQUE ARBUTHNOT, Minutes of sir Tiiomas llluiiro, t. II, pp. 326-327. Extrait reproduit par ASPINALL et A. SMITH, ouvrage cité, pp. 846-847. Trad. J. 1)EGEORGE. —Dans le dernier tiers du xvIIIe siècle et au début du xlxe, l’expansion anglaise aux Indes fut très rapide. Mais les Anglais, ainsi maitres d’un immense empire, hésitaient sur la politique à y suivre. Beaucoup continuaient à penser cyniquement comme Warren Hastings qui, dans ses Mémoires, avait écrit : « La domination exercée par l’Empire britannique aux Indes est entachée de défauts nombreux et irrémédiables... Tout ce que les institutions les pins sages peuvent’faire dans tin tel système, c’est de tirer parti des avantages d’une possession temporaire... Je me crois capable d’exploiter ces ressources... » Mais d’autres, comme Th. Munro (1761-1827), qui fut gouverneur de Madras de 1819 à 1827, pensaient autrement : selon eux il fallait largement faire participer les Indiens à l’administration du pays pour les préparer à leur future indépendance. Il est une grave .question que nous ne devrions pas perdre de vue dans tous nos projets [à l’égard de l’inde] : quel sera, en définitive, leur effet sur le niveau culturel du peuple [indien]? En sera-t-il élevé ou abaissé? Devons-nous nous contenter d affermir notre pouvoii et de proteger les habitants tout en les laissant sombrer peu à peu, ou devons-nous essayer de les élevéi, de les rendre dignes de tenir des postes de commande dans le gouvernement de leur pays, de concevoir des plans pour sa iBise en valeur? Il est hors de doute que notre but devrait être d’élever l’esprit des indigènes, et de bien prendre garde à ce que, au moment où pourraient être coupés les liens avec l’Inde, on ne s’aperçoive pas que le seul fruit de notre domination a été de laisser les gens dans un état d’abjection plus grand encore que lorsque nôus les avons trouvés et moins aptes à se gouverner. On pourrait suggérer diverses mesures qui réussiraient toutes plus ou moins, mais aucune, à mon sens, n’est aussi susceptible de garantir le succès que d’essayer de leur donner une plus haute opinion d’eux-mêmes en leur accordant une plus grande confiance, en les utilisant dans les postes importants et peut-être en leur ouvrant tous les postes gouvernementaux ou presque. Il n’est pas indispensable pour l’instant de définir les limites exactes de leur aptitude a ces fonctions, lnais il ne semble pas y avoir de raison pour qu’ils soient exclus d’aucune tâche pour laquélle ils se sentent qualifiés, dans la mesure ou cela ne présente aucun danger pour le maintien de notre propre influence. Nous devrions considérer l’Inde, non pas comme une possession provisoire, mais comme un bien qui devra être gardéS en permanence jusqu’à ce que les indigènes, un jour, abandonnent la plupart de leurs superstitions et de leurs préjugés et soient devenus suffisamment éclairés pour former un gouvernement autonome, pour le diriger et le conserver. A quelque moment
—159 —que cela arrive, il vaudra mieux pour les deux pays que la domination de l’Inde par les Britanniques s’efface progressivement. Que ce changement désirable puisse dans l’avenir être effectué en Inde, il n’y a pas lieu d’en désespérer. En Grande Bretagne même, il fut un temps où un tel changement était inconcevable. Lorsque l’on considère à quel point le caractère des nations a toujours été influencé jar celui des gouvernements, que certaines, autrefois parmi les plus cultivées, ont sombré dans la barbarie, alors que d’autres, très primitives, ont atteint un très haut degré de civilisation, on ne voit pas de raison pour douter que, si nous persévérons fermement dans la politique adéquate, nous élevions un jour nos sujets indiens à un point tel qu’ils pourront se gouverner et se protéger eux-mêmes. 71 - (1829, 23 septembre.) L’ÉMIGRATION EN AUSTRALIE • OCCIDENTALE Annonce parue dans l’Iiwerness Courier, reproduite par ASPINALL et A. SMITH, oivr. cité, p. 791. Trad. J. DEGEORGE. —Possession anglaise depuis le xvme siècle, l’Australie fut jusqu’en 1840 une terre de déportation. Mais en 1820, avec l’introduction du mouton mérinos, ses immenses étendues vides s’ouvrirent à la colonisation libre. Plusieurs colonies, indépendantes les unes des autres, furent ainsi fondées. Dès 1829, la Nouvelle Galles du Sud et l’Australie occidentale eurent un gouvernement régulier et se développèrent rapidement grâce à une politique de pauplement pratiquée par le gouvernement anglais. Le Gouvernement de Sa Majesté ayant pris toutes dispositions nécessaires pour installer une nouvelle colonie sur la Swan River’, Australie Occidentale, il est signifié à tous les petits épargnants, ouvriers, journaliers agricoles, etc., désirant partir aux colonies, qu’ils recevront de la Couronne une attribution gratuite de terres dans l’ordre de leur arrivée, de la manière suivante pour chaque homme : 200 acres 2 de beaux pâturages pour chaque femme : idem idem par enfant au d ssus de 10 ails : idem idem par enfant entre 9 et 10 ans : 120 acres idem par eifant entre 6 et 9 ans : 80 acres idem par enfant entre 3 et 6 ans : 40 acres idem. Et, en sus, 40 acres de plus pour trois livres en espèces. Chaque personne doit être capable de payer son transport et celui de sa famille 1. Dans la région où s’élève la ville de Perth. 2. Acre : mesure agrairevalant 40 ares 47 centiares.
—160 —Transport d’un homme : 25 livres Transport d’un homme et de sa femme : 45 livres Transport d’enfants au-dessous de 15 ans : 12 livres. On fournit aux passagers le nécessaire, sauf la literie. Swan River est situé sous un climat tempéré et enchanteur, sur la côte ouest de l’Australie, par 32° de latitude sud, à quatre vingt dix jours de mer de l’Angleterre, et le pays comprend des millions d’acres de beaux pâturages, entrecoupés de cours d’eau navigables, avec une moyenne de vingt cinq arbres à l’hectare. Le sol peut produire n’importe quelle céréale, et la colonie se trouvera située entre les marchés de Chine et des Indes. On projette l’établissement d’une ville nouvelle et la Colonie sera administrée par le Capitaine de vaisseau Stirling, de la Marine royale, qui sera Gouverneur adjoint, et qui s’est déjà rendu là-bas en compagnie de plusieurs centaines de colons et de leurs familles. Les ouvriers et les journaliers agricoles offrant de bonnes références peuvent s’engager, avant le départ, au service d’un gentilhomme renommé pour son honorabilité et sa fortune, ét qui leur procurera une habitation gratuite et les protégera en cas de maladie ou d’infirmité. Il leur fournira aussi sur ses provisions personnelles tous objets et vivres nécessaires, au prix d’achat, à condition qu’ils lui consacrent trois journées de travail par semaine (s’ils sont en bonne santé) pour lesquelles ils seront payés un ouvrier 3 shillings par jour un journalier agricole 2 shillings 6 pence un enfant 1 shilling 6 pence Les pensionnés du Gouvernement peuvent recevoir leur pension à la Colonie. Il n’y sera pas envoyé de forçats. Aucune terre ne sera distribuée après l’année prochaine, ni ne sera vendue aux colons qui désireront émigrer par la suite, si bien que les avantages ci-dessus valent seulement pour ceux qui saisiront la présente occasion. Trois beaux vaisseaux sont en cours de chargement dans le port de Londres. Pour de plus amples renseignements, les postulants devront s’adresser à M. John 1-linde, 33 Great Winchester Street, Londres s... 3. La livre slerlinj est divisée en 24) shilliii1js dc 12 PCflCC (au singulier Penny). Vers 1800 le P@flflY valait environ 10 centimes-or. 4. En 1833 il devait y avoir 4.033 émigrants pour l’Australie et la NouvelleZélande, leur nombre s’élèvera à 15.840 en 1840 et à 23.904 en 1848.
—161 —72 - (1839.) PROJET D’ASSIMILATION DES FRANCO- CANADIENS PAR LES ANGLAIS Lord DURHAM, Rapport sur les affaires de l’Amérique du Nord britannique, extraits publiés par BRUNET, FRÉGAULT et TRUDEL, Histoire du Canada par les textes (Montréal, Paris, 1952), pp. 161-164. —L’histoire du Canada de 1830 à 1840 fut assez agitée. Après 1830 le désir d’autonomie interne fut très vif parmi les habitants et les quelques concessions du gouvernement anglais leur parurent insuffisantes. En 1837, après avoir solennellement proclamé leurs droits, certains Franco-Canadiens, sous la direction de Papineau, allèrent jusqu’à se déclarer indépendants, mais leur mouvement fut vite écrasé. Le 27 mai 1838 arriva à Québec un nouveau gouverneur, Lord Durham; à son retour à Londres en 1839, celui-ci présenta un rapport au gouvernement. Il tentait d’y démontrer, comme d’autre.s gouverneurs l’avaient soutenu avant lui, la nécessité d’adopter une politique d’assimilation à l’égard des anciens vaincus. Il souhaitait que ceux-ci fussent assimilés pour leur plus grand bien et recommandait l’union des deux Canadas (demandée depuis longtemps par les Britanniques du Bas Canada), ainsi qu’une vaste politique d’immigration afin de peupler les colonies de sujets britanniques. Les conclusions de ce rapport furent appliquées en 1840, mais l’assimilation des Franco-Canadiens ne devait pas réussir. Je m’attendais à trouver un conflit entre un gouvernement et un peuple; je trouvai deux nations en guerre au sein d’un même État; je trouvai une lutte, non de principes, mais de races. Je m’en aperçus : il serait vain de vouloir améliorer les lois et les institutions avant que d’avoir réussi à exterminer la haine mortelle qui maintenant divise les habitants du Bas-Canada en deux groupes hostiles : Français et Anglais. Les institutions de France durant la colonisation du Canada étaient peut-être plus que celles de n’importe quelle autre nation d’Europe propres à étouffer l’intelligence et la liberté du peuple. Ces institutions traversèrent l’Atlantique avec le colon canadien. Le même despotisme centralisateur, incompétent, stationnaire et répressif s’étendit sur lui. Non seulement on ne lui donna aucune voix dans le Gouvernement de la province ou dans, le choix de ses dirigeants, mais il ne lui fut même pas permis de s’associer avec ses voisins pour la régie de ses affaires municipales que l’autorité centrale négligeait sous prétexte de les administrer. Il obtenait sa terre dans une tenure singulièrement avantageuse à un bien-être immédiat, mais dans une condition qui l’empêchait d’améliorer 5011 sort; il fut placé à l’instant même à la fois dans une vie (le travail constant et uniforme, dans une très grande aisance et dans la dépendance seigneuriale. L’autorité ecclésiastique à laquelle il s’était habitué, établit ses institutions autour de lui, et le prêtre continua d’exercer sur lui son influence. On ne prit aucune mesure en faveur de l’instruction parce que sa nécessité n’était pas appréciée; le colon ne fit aucun effort pour réparer cette négligence du Gouvernement. Nous ne devons donc plus nous étonner. Voici une race d’hommes habitués aux travaux incess ants d’une agriculture primitive et grossière, habituellement enclins aux réjoutssances de la société, unis en CHAULANGES : TEXTES RJST. 1815-1848 6
—162 —communautés rurales, maîtres des portions d’un sol tout entier disponible et suffisant pour pourvoir chaque famille de biens matériels bien au-delà de leurs anciens moyens, à tout le moins au-delà de leurs désirs. Placés dans de telles circonstances, ils ne firent aucun progrès... La conquête ‘apas changé grand chose chez eux. Les classes élevées et les citadins ont adopté quelques- unes des coutumes anglaises. Néanmoins, la négligence continuelle du Gouvernement britanique fut cause que la masse du peuple ne put jamais jouir des bienfaits d’institutions qui l’eussent élevée à la liberté et à la civilisation. Il les a laissés sans l’instruction et sans les organismes du gouvernement responsable d’ici; cela eût permis d’assimiler leur race et leurs coutumes, très aisément et de la meilleure manière, au profit d’un Empire dont ils faisaient’ partie. Ils sont restés une société vieillie et retardataire dans un monde neuf et progressif. En tout et partout, ils sont demeurés Français, mais des Français qui ne ressemblent pas du tout à ceux de France. Ils ressemblent plutôt aux Français de l’Ancien Régime... Je n’entretiens aucun doute sur le caractère national qui doit être donné au Bas-Canada : ce doit être celui de l’Empire britannique, celui de la majorité de la population de l’Amérique britannique, celui de la race supérieure qui doit à une époque prochaine dominer sur tout le continent de l’Amérique du Nord. Sans opérer le changement ni trop vite ni trop rudement... la fin première et ferme du Gouvernement britannique doit à l’avenir consister à établir dans la province une population de lois et de langue anglaises, et de n’en confier le gouvernement qu’à une Assemblée décidément anglaise... Et cette nationalité canadienne-française, devrions-nous la perpétuer pour le seul avantage de ce peuple, même si nous le pouvions? Je ne connais pas de distinctions nationales qui marquent et continuent une infériorité plus irrémédiable. La langue, les lois et le caractère du continent nord-américain sont anglais. Toute autre race que la race anglaise (j’applique cela à tous ceux qui parlent l’anglais) y apparaît dans un état d’infériorité. C’est pour les tirer de cette infériorité que je veux donner aux Canadiens notre caractère anglais... On ne peut guère concevoir nationalité plus dépourvue de tout ce qui peut vivifier et élever un peuple que les descendants des Français dans le Bas Canada, du fait qu’ils ont gardé leur langue et leurs coutumes particulières. C’est un peuple sans histoire et sans littérature. La littérature anglaise est d’une langue qui n’est pas la leur... La plupart dé leurs journaux sont écrits par des Français de France...
II I Nouveautés techniques et scientifiques Théories sociales
164 73 - (1819, 28 mars.) OPPOSITION A L’USAGE DU GAZ POUR L’ÉCLAIRAGE PUBLIC Article de la Ciilnische Zeitung du 28 mars 1819, reproduit par H.Pi1NICKE, Quellen zur Geschischte des 19 Jalzrhunderts (Paderborn, F. Sch0ningh, 1954), p. 16- 17. Trad. —Le gaz d’éclairage devait apporter (le grands changements dans la vie urbaine, mais son usage ne se répandit pas facilement. Découvert vers 1785 par le français Philippe Lebon, le gaz ne connut ses premières applications pratiques que vers 1805 et les progrès en furent lents : Londres commença à s’éclairer au gaz en 1810, à Paris les premiers essais eurent lieu en 1818, et à cette date encore des oppositions parfois curieuses se manifestaient contre la nouvelle découverte. Tout éclairage des rues par le gaz est condamnable 1° pour des raisons théologiques; car il est une atteinte à l’ordre divin...; 2° pour des raisons juridiques, parce que les frais d’installation de cet éclairage seront supportés par des contributions indirectes...; 3° pour des raisons médiqales : les émanations d’huile et de gaz sont nuisibles à la santé des personnes délicates et nerveuses et provoquent aussi de nombreuses maladies; en rendant plus commode et plus agréable le séjour nocturne dans les rues, il est cause chez les promeneurs de rhume, toux et refroidissement...; 4° pour des raisons philosophiques : la moralité est dégradée par l’éclairage au gaz. La lumière artificielle dissipe dans les coeurs la crainte de l’obscurité qui retient les faibles de commettre maints péchés. Cette clarté rend le buveur plus assuré, car celui-ci fait bombance jusqu’à la nuit (lans les tavernes, et elle accouple les amoureux...; 5° pour des raisons de police : elle rend les chevaux peureux et les voleurs audacieux...; 6° pour des raisons économiques : pour l’huile ou le charbon de terre de cet éclairage, chaque année une somme importante part vers l’étranger, ce qui amoindrit la richesse nationale...; 7° pour des raisons politiques : les fêtes publiques ont pour but de stimuler le sentiment national, les illuminations conviennent parfaitement pour cela. Mais cet effet s’épuise s’il est émoussé par une quasi illumination de toutes les nuits...
- —165 —74 - (1825, 25 mars.) UNE OPINION ANGLAISE SUR LES CHEMINS DE FER Article de la Quarterlg Review, de mars 1825 sur le projet de chemin de fer de Liverpool à Manchester, reproduit par ASPINALL et A. SMITH, ouvrage cité, p. 549. Trad. J. DEGEORGE. —Si, en 1814, Stephenson avait pratiquement mis au point la construction d’une locomotive à vapeur, la première ligne de chemin de fer ouverte au public en 1825 n’utilisait encore que la traction animale (entre Darlington et Stockton dans le nord de l’Angleterre). Mais avant même l’inauguration officielle de cette voie, fixée au 27 septembre 1825, des ingénieurs avaient présenté des projets de construction d’autres lignes utilisant la traction à vapeur. Ils se heurtèrent à l’hostilité d’une large partie de l’opinion anglaise, comme le montre cet article extrait d’un grand journal tory. Quant à ces gens qui envisagent l’extension à tout le royaume de chemins de fer qui remplaceraient les canaux, chariots, malles-poste, diligences, et chaises de poste, bref, tous les autres moyens de transport sur terre et sur eau, nous estimons qu’ils ne méritent pas la moindre attention, ni eux, ni leurs projets visionnaires. La grossière exagération de la puissance des locomotives à vapeur, ou pour parler clairement, de la machine à vapeur, peut tromper un certain temps, mais doit se terminer par la confusion de ceux dont je parle... Nous trouvons un compatriote de M. Telford 1 qui écrit ces lignes : e On nous transportera à raison de 400 miles 2 par jour, avec tout le confort dont on jouit sur un bateau à vapeur, mais sans le malaise causé par le mal de mer, et sans courir le danger d’être brûlé ou noyé. s Il est, certes, réconfortant pour ceux que l’on va faire tourbillonner à la vitesse de dix-huit ou vingt miles à l’heure grâce à une machine à haute pression, de s’entendre dire qu’il n’y a aucun risque de mal de mer sur la terre ferme, qu’ils ne seront ni ébouillantés, ni noyés par l’explosion de la chaudière et qu’il est inutile de se demander s’ils se feront tuer par les projections d’éclats ou déchiqueter par la rupture d’une roue... 1. célèbre ingénieur, né à Londres (1757-1834) constructeur de nombreux ponts, aqueducs, canaux, etc. 2. Le mile anglais vaut 1.609 mètres.
166 —75 - (1845, 18 mai.) PREMIÈRE EXPÉRIENCE DE TÉLÉGRAPHE ÉLECTRIQUE EN FRANCE Moniteur universel, 19 mai 1845, P. 1345 —Vers 1840 la France avait un très bon réseau de télégraphe optique (système Chappe), organisé depuis le Premier Empire, mais elle fut alors sur le point d’être dépassée par d’autres pays qui venaient d’adopter le télégraphe électrique dont plusieurs brevets avaient été déposés presque simultanément ea Europe et en Amérique. En 1844 sur le rapport d’Arago, la Chambre des députés vota un crédit de 240.000 francs pour faire des essais de télégraphe électrique entre Saint-Germain-en-Laye et Rouen. Ils eurent lieu le 29 avril 1845 et furent concluants. La nouvelle invention entrait dans le domaine pratique. Une expérience de télégraphie électrique a eu lieu aujourd’hui, à la gare du chemin de fer de Saint-Germain, en présence de MM. Passy, sous-secrétaire d’État du ministère de l’Intérieur, Arago, Pouillet, Becquerel, Regnault, Michel Chevalier, Denis, Vergé’, Foy, administrateur des télégraphes, et de MM. les administrateurs des compagnies des chemins de fer de Saint- Germain et de Rouen. Cette expérience a parfaitement réussi; plusieurs dépêches, dictées par les personnes qui y assistaient, ont été transmises de Paris à Rouen avec une grande rapidité et un succès complet. Trois appareils différents ont été essayés : l’un donnant des signes par la combinaison de deux aiguilles 2; un autre reproduisant les signaux du télégraphe aérien et le troisième, présenté par M. le docteur Dujardin, et écrivant en signes la dépêche transmise . La commission a pu s’assurer de la facilité avec laquelle on peut employer ces diverses espèces d’appareils. Cette épreuve n’a laissé aucun doute sur la possibilité d’établir les télégraphes électriques sur de grandes distances. 1. Dominique Arago, célèbre savant et vulgarisateur des inventions et découvertes modernes, député des Pyrénées-Orientales siégeant à l’extrême gauche; Pouillet député, membre de l’Institut; Becquerel : membre de l’Institut, oncle du grand Becquerel; Régnault, mathématicien; Michel Chevalier : conseiller d’Ittnt; Denis député; Vergé : traducteur en chef des dépêches télégraphiques. 2. Système mis au point par Ampère. Il sera vite abandonné. • 3. Système dû à Bréguet, lui aussi abandonné rapidement. 4. Perfectionnement du système Morse transcrivant en clair le télégramme, c’est ‘ancêtredirect du télégraphe actuel.
—167 —76 - (1839, 4 août.) LES DÉBUTS DE LA PHOTOGRAPHIE Vienne (Autriche), Haus- Hof- und Staatsarchiv, Staatskanzlei, Wissenchaft, Kunst und Literatur, fasz 7. Original en français. Communiqué par la Direction des Archives. Extrait. —La photographie, une des grandes inventions modernes, fit ses débuts en France grâce aux travaux de Niepce (1770-1833). Celui-ci avait perfectionné une remarque du physicien Charles (1745-1823) faite en 1780 selon laquelle un papier enduit de sels d’argent noircissait à la lumière, puis il s’associa en 1829 avec Daguerre (1787-1851) qui mit aù point en 1839 le premier système photographique sur verre. Au même moment en Angleterre, Talbot (1800-1877) poursuivait les mêmes recherches et entrait en concurrence avec Daguerre. Au retour d’un voyage à Paris, le grand naturaliste prussien, Alexandre de Humboldt (1769-1859), qui s’était intéressé de près à la nouvelle découverte, en fait le point dans une lettre adressée au chancelier de Metternich. Sans faire oublier à Votre Altesse l’ennui de ma longue et sentimentale épitre, j’ajoute comme petite pièce 1 quelques échantillons photogéniques 2 que vient de m’adresser Mr Talbot le concurrent peu heureux de Mr Daguerre. L’effet est détestable en comparaison des tableaux admirables de la méthode de Daguerre. Mr Tglbot employe le chlorure d’argent qui noircit à la lumière, de sorte que dans les dessins tout est noir de ce qui est lumineux dans la nature. C’est i’opposé de Daguerre, chez lui la lumière produit de la lumière et Cendrillon ne serait pas une négresse . D’ailleurs Cendrillon et la marine de Herschel sont copiés sur des dessins. Daguerre demande toujours ces 200.000 francs et ne communique pas un échantillon, tandis que par la méthode de Talbot (analogue aux silhouettes blanches que fesoit Charles 6 dans ses cours de physique il y [a] 40 ans) on vend déjà dans les rues de Londres du ((papier sensible » (sensitive paper), du papier photogénique. Une chambre obscure placée clandestinement dans une alcôve fera connoître impitoyablement à Monsieur les visites qu’aura reçu Madame. Le mouvement donne des images multiples un peu effacées ce qui doit aigrir le soupçon. Voilà une nouvelle branche de police intérieure : un enregistrement photogénique. 1. Terme de théâtre courte pièce suivant la pièce principale de la séance. Ici complément. 2. Au lieu de photographie », on utilisa longtemps le mot de « photogénie 3. Comme sur l’épreuve de Talbt. 4. Les premières photographies reproduisaient des dessins; les premiers portraits sont de 1841. 5. En 1839 Daguerre cherchait à monnayer son invention, il la vendit à l’État le 30 juillet, moyennant une pension annuelle de 6.000 francs. Humboldt ne devait pas être encore au courant de cette transaction. 6. Charles plaçait une personne devant un large écran enduit de sels d’argent, en éclairant le personnage son ombre se détachait sur l’écran, lapartie ombrée restait blanche, la partie éclairée noircissait.
—168 —Agréez je vous supplie, mon prince, l’hommage renouvellé de la respectueuse affection, avec laquelle j’ai l’honneur d’être de Votre Altesse Sér[énissime] le très humble et très obéissant serviteur. Al. HUMBOLOT. A Berlin ce 4 août 1839. 77 - (1816.) INVENTION DU STÉTHOSCOPE PAR LAÊNNEC LAENNEC. De l’auscultation médiate... t. I (Paris, 1819), pp. 7-11. —1816 est dans l’histoire de la médecine une date capitale. Elle marque la rupture entre la vieille médecine héritée du Moyen Age et la médecine moderne par la découverte d’un procédé d’examen qui nous paraIt aujourd’hui élémentaire : l’auscultation au stéthoscope. Grâce à sa découverte, Laénnec fit faire des progrès considérables à la connaissance des affections pulmonaires. Je fus consulté, en 1816, pour une jeune personne qui présentait des symptômes généraux de maladie du coeur, et chez laquelle l’application de la main et la percussion donnaient peu de résultat à raison de l’embonpoint, l’âge et le sexe de la malade m’interdisant l’espèce d’examen dont je viens de parler’. Je vins à me rappeler un phénomène d’acoustique fort connu si l’on applique l’oreille à l’extrémité d’une poutre, on entend très distinctement un coup d’épingle donné à l’autre bout. J’imaginai que l’on pouvait peut-être tirer parti, dans le cas dont il s’agissait, de cette propriété des corps. Je pris un cahier de papier, j’en formai un rouleau fortement serré dont j’appliquai une extrémité sur la région précordiale, et posant l’oreille à l’autre bout, je fus aussi surpris que satisfait d’entendre les battements du coeur d’une manière beaucoup plus nette et plus distincte que je ne l’avais jamais fait par l’application immédiate de l’oreille. - Je présumai dès-lors que ce moyen pouvait devenir une méthode utile, et applicable non-seulement à l’étude des batte- mens du coeur, mais encore à celle de tous les mouvemens qui peuvent produire du bruit dans la cavité de la poitrine... Dans cette conviction, je commençai sur-le-champ, à l’hôpital Necker 2 une suite d’observations que je n’ai pas interrompues depuis. J’ai obtenu pour résultat des signes nouveaux, sûrs, saillans pour la plupart, faciles à saisir, et propres à rendre le diagnostic de presque toutes les maladies des poumons, des 1. A cette époque selon Laènnec l’application directe de l’oreille « aussi incommode pour le médecin que pour le malade » était ‘àpeu près impraticable dans les hôpitaux et à peine proposable chez la plupart des femmes 2. A Paris.
—169 —plèvres et du coeur, plus certain et plus circonstancié, peut-être, que les diagnostics chirurgicaux établis à l’aide de la sonde ou de l’introduction du doigt... Le premier instrument dont j’aie fait usage était un cylindre, ou rouleau de papier, de seize lignes de diamètre et d’un pied de longueur, formé de trois cahiers de papier battu, fortement serré, maintenu par du papier collé, et applani à la lime aux deux extrémités. Quelque serré que soit un semblable rouleau, il reste toujours au centre un conduit de trois à quatre lignes de diamètre, dû à ce que les cahiers qui le composent ne peuvent’ se rouler complètement sur eux-mêmes. Cette circonstance fortuite m’a donné occasion de faire une observation importante: ce conduit est indispensable pour l’exploration de la voix. Un corps tout-à-fait plein est le meilleur instrument dont on puisse se servir pour l’exploration du coeur : il suffirait même pour celles de la respiration et du râle’; cependant ces deux derniers phénomènes donnent plus d’intensité de son à l’aide d’un cylindre perforé et évasé à son extrémité, jusqu’à la profondeùr d’environ un pouce et demi, en forme d’entonnoir. Les corps les plus denses ne sont pas, comme l’analogie pourrait le faire penser, les plus propres à former ces instrumens. Le verre et les métaux, outre leur poids et la sensation de froid qu’ils occasionnent en hiver, communiquent moins bien que des corps moins denses les battemens du coeur et les sensations que produisent la respiration et le râle. D’après cette observation, qui me parut d’abord singulière, j’ai voulu essayer les corps les moins denses, et j’ai fait faire en conséquence un cylindre de baudruche tubulé, que l’on remplit d’air au moyen d’un robinet, et dont le conduit central est maintenu par un tube de carton. Ce cylindre est inférieur à tous les autres; il donne une moindre intensité de son... Les corps d’une densité moyenne, tels que le papier, le bois, le jonc à canne, sont ceux qui m’ont constamment parus préférables à tous les autres. Ce résultat est peut-être en contradiction avec un axiome de physique; mais il me paraît tout-à-fait constant. Je me sers, en conséquence, actuellement, d’un cylindre de bois, percé dans son centre d’un tube de trois lignes de diamètre, et brisé au milieu à l’aide d’une vis, afin de le rendre plus portatif. L’une des pièces est évasée à son extrémité, à une profondeur. d’environ un pouce et demi, en forme d’entonnoir. Le cylindre ainsi disposé est l’instrument qui convient pour l’exploration de la respiration et du râle . 3. Pied: O m. 325; pouce O m. 027; ligne O m. 002. 4. Note de Laénnec : cc Je n’avais pas cru nécessaire de donner un nom à un instrument aussi simple; d’autres en ont jugé autrement, et je l’ai entendu désigner sous divers noms, tous impropres et quelquefois barbares; et entre autres sous ceux de sonomètre, pectoriloque, pectoriloquie, thoraciloque, cornet médical, etc. Je pense que si l’on veut lui donner un nom, celui qui conviendrait le mieux seraitstéthoscope.
—170 —78 - (1829-1847.) L’AMPUTATION AVANT ET APRÈS LA DÉCOUVERTE DE L’ANESTHÉSIE L’anesthésie est une découverte capitale pour l’évolution de la chirurgie.Un premier procédé (protoxyde d’azote) fut expérimenté en 1844 par l’américain Horace Wells sans résultat décisif. Puis en 1846 l’américain Jackson expérimenta l’éther sulfurique que le dentiste Morton utilisa bientôt couramment. De là, la découverte passa en Angleterre, puis en France; en 1846 plusieurs chirurgiens, après quelques échecs, opérèrent avec succès sous anesthésie. En 1847, plusieurs séances de l’Académie des sciences furent consacrées à la lecture de leurs rapports. Rien ne montre mieux les progrès dus à l’anesthésie que les deux récits suivants: le premier celui d’une amputation faite par, un chirurgien-barbier dans les conditions traditionnelles qui nous paraissent aujourd’hui effroyables, le second fait par Laugier (1798-1872), chirurgien des hôpitaux de Paris, qui venait de mettre au point l’anesthésie par l’éther. A la fin de la même année Flourens devait commencer des essais avec le chloroforme. A) Amputation sans anesthésie (1829). SILvIo PELLICO. Mes prisons, trad. N. THEIL (Troyes, 1838), pp. 228-233. Extraits. —S. Pellico, et quelques autres patriotes italiens, avaient été arrêtés par la police autrichienne à Milan, le 13 octobre 1820. Condamné à 15 ans de « carcere duro », il fut gracié en 1830. Dans un ouvrage publié en 1833 il a raconté les terribles épreuves de sa captivité, passée en majeure partie dans la forteresse du Spielberg, près de Brùnn (Brno), en Moravie. Voici le récit de l’amputation subie par un de ses compagnons de captivité. Il était venu à mon pauvre Maroncelli une tumeur au genou gauche. Au commencement, ce ne fut d’abord qu’une douleur assez légère qui le forçait seulement à boîter; puis il eut peine à traîner sà chaîne, et il ne put sortir que rarement pour la promenade... Lorsque le médecin le vit, il se décida enfin à lui faire ôter sa chaîne. La tumeur empira de jour en jour, et devint d’un volume énorme, en même temps que la douleur augmentait continuellement. Telles étaient les souffrances du pauvre malade, qu’il ne pouvait avoir de repos ni dans son lit ni hors de son lit. Sangsues, cautères, pierre infernale, cataplasmes secs et humides, tout fut essayé par le médecin: c’était autant d’accroissemens de douleur, et rien de plus. Après l’application de la pierre infernale, la suppuration s’établissait; la tumeur n’était plus qu’une vaste plaie; mais jamais elle ne diminuait, jamais la suppuration n’apportait aucun adoucissement à la douleur.... Ce qu’il eut à souffrir pendant neuf longs mois ne se peut décrire. On finit par accorder une consultation. Le médecin en chef arriva.., et se retira sans donner son avis sur la gravité du mal et sur ce qui restait à faire. Un moment après vint l surintendant qui dit à Maroncelli ((Le médecin en chef n’a pas voulu prendre sur lui de s’expliquer ici en votre présence. Il craignait que vous n’eussiez pas la force
—171 —de vous entendre annoncer une dure nécessité! Je lui ai dit que le courage ne vous manquait pas. —J’espère, dit Maroncelli, en avoir donné quelque preuve en souffrant ces tourmens sans me plaindre. Me proposerait-on par hasard? —Oui, Monsieur, l’amputation... Le malade fut porté dans une chambre plus grande. Il demanda que je le suivisse. ((Je pourrais expirer pendant l’opération, dit-il; que je me trouve du moins entre les bras de mon ami. Ma compagnie lui fut accordée. L’abbé Wrba, notre confesseur, vint administrer les sacremens à l’infortuné. Cet acte de religion accompli, nous attendîmes les chirurgiens qui n’arrivaient pas. Maroncelli se mit encore à chanter un hymne. Les chirurgiens arrivèrent enfin : ils étaient deux; l’un le chirurgien ordinaire de la maison, c’est-à-dire, notre barbier. Lorsqu’il se présentait quelque opération à faire, il avait le droit de a faire de sa main, et ne voulait en céder l’honneur à personne. L’autre était un jeune chirurgien, élève de l’école de Vienne, et jouissant déjà d’une grande renommée d’habileté. Celui-ci, envoyé par le gouverneur pour assister à l’opération, aurait bien voulu l’exécuter lui-même; mais il lui fallut se contenter de surveiller l’exécution. Le malade fut assis sur le bord du lit, les jambes en bas. Je le tenais entre mes bras. Au-dessus du genou, à l’endroit où la cuisse commençait à être saine, on forma une ligature pour marquer le cercle que devait, suivre l’instrument. Le vieux chirurgien tailla tout autour à la profondeur d’un doit; puis il releva la peau ainsi coupée, et continua à opérer sur les muscles mis à nu. Le sang coulait par torrent des artères, mais elles furent bientôt liées par un fil de soie. En dernier lieu on scia l’os. Maroncelli ne poussa pas un cri. Quand il vit emporter sa jambe coupée, il lui jeta un regard de compassion, puis se tournant vers le chirurgien qui l’avait opéré, il lui dit : ((Vous m’avez délivré d’un onnemi, et je n’ai aucun moyen de recônnaître ce service. » Il y avait sur la fenêtre une rose dans un verre. Je te prie de m’apporter cette rose », me dit-il. Je la lui portai, et il l’offrit au vieux chirurgien, en lui disant « Je n’ai pas autre chose à vous offrir pour vous témoigner ma reconnaissance. Celui-ci prit la rose et pleura. Les chirurgiens avaient cru que l’infirmerie du Spielberg serait, pourvue de tout ce qu’il fallait, à l’exception des instrumens qu’ils avaient apportés. Mais l’amputation finie, ils s’aperçurent qu’il leur manquait diverses choses indispensables : de la toile gommée, de la glace, des bandelett’s, etc.
—172 —Le malheureux mutilé dut attendre pendant deux heures que tout cela fût venu de la ville. Enfin il put s’étendre sur le lit, et la glace fut posée sur le moignon. Le jour suivant, ils débarrassèrent le moignon des grumeaux de sang qui s’y étaient formés, le lavèrent, tirèrent la peau en avant, et placèrent les bandages. B) Amputation sous anesthésie (début 1847). Moniteur universel du S mars 1847, P. 452. —L’Académie des Sciences de Paris consacra ses séances des 25 janvier, 1er et 8 février 1847 àla lecture de comptes rendus d’opérations chirurgicales pratiquées sous anesthésie. Le texte suivant montre la transformation profonde de la chirurgie grâce à l’anesthésie. Dans une lettre adressée à M. Arago 1 M. Laugier rend compte d’un essai qu’il a fait, à l’hôpital Beaujon 2 de la nouvelle méthode pour un cas d’amputation de la cuisse. Voici ses paroles La malade, jeune fille de dix-sept ans, après avoir respiré pendant trois ou quatre minutes le mélange d’air et de vapeur éthérée, dans l’appareil dont l’idée est due à M. Gratton, dentiste à Cork, en Irlande, et qui a été exécuté à Paris par M. Luer, fabricant d’instruments de chirurgie, a été plongée dans un véritable sommeil extatique. J’ai aussitôt pratiqué l’amputation, dont tous les temps ont eu lieu isolément e 1° Section circulaire de la peau; ((2° Séparation de la peau et de l’aponévrose par la dissection; « 3° Section des muscles jusqu’à l’os; «4° Section des fibres musculaires profondes adhérentes à l’os; «5° Enfin, section du périoste, puis de l’os, par la scie à amputation. « La durée de cette opération a été d’une minute et demie. « J’ai ensuite lié les vaisseaux, et j’allais commencer le pansement, lorsque la malade a repris connaissance en se plaignant d’avoir été réveillée, et d’être revenue parmi les hommes, ce sont ses expressions; car, nous a-t-elle dit, elle se croyait, pendant son sommeil, avec Dieu et ses anges, qu’elle voyait autour d’elle. « Elle n’avait donné, pendant l’opération, aucun signe de douleur, et quand je lui ai demandé si elle avait souffert, elle s’est écriée avec l’expression de l’étonnement e Comment! est-ce que ma cuisse a été coupée! e « Cette exclamation suffisait pour démontrer le fait de l’insensibilité complète pendant l’amputation, et la malade l’a confirmé en ajoutant qu’elle n’avait rien senti. Vingt personnes présentes à l3opération ont trouvé la démonstration péremptoire. e 1. VoIr texte n° 75, n. 1, p. 166. 2. HÔpital de Paris, aujourd’hui disparu.
—173 —79- (1822-1825.) VUES DE SAINT-SIMON SUR L’ORGANISATION SOCIALE L’OEuvre d’fIeiu’i (le Saint-Simon. Textes choisis, Pr C. IIOUGLÉ (Pari s, 1925), pp. 136-137, 158,1199. —Le comte de Saint-Simon (1760-1825) dans les dernières années d’une vie agitée, arriva, après de longues études,àla certitude qu’un monde où « les moins aisés se privent journellement d’une partie de leur nécessaire pour augmenter le superllu des gros propriétaires » allait à l’envers. Aussi, dans de nombreux opuscules et articles, en proposa-t-il la transformation. Il fallait, selon lui, arriver à classer chacun suivant sa capacité et le rétribuer selon ses oeuvres; le moyen en était de confier le pouvoir suprême aux seuls producteurs. Les extraits suivants caractérisent bien sa pensée. A. —Extraits de : Des Bourbons et des Stuarts (1822). Ce qui servira de base au nouveau système sera un traail par lequel les désirs communs à tous les Français, ainsi que les moyens qui devront être employés pour les satisfaire, seront clairement exprimés... Je vous dirai d’abord : il est évident que l’intention de toùs les Français est d’améliorer leur existence au physique et au moral... Vousi conviendrez que le pays où les hommes sont le mieux nourris, le mieux logés et le mieux vêtus, où ils peuvent voyager le plus facilement et se procurer partout les nécessités, ainsi que les douceurs de la vie, est celui où ils sont le plus heureux sous le rapport physique. Vous conviendrez également que si, dans ce même pays, l’intelligence des hommes est développée, s’ils sont capables d’apprécier les[ beaux arts, s’ils connaissent les lois qui régissent les ph énomènes naturels, ainsi que les procédés au moyen desquels on peut les modifier; enfin, s’ils sont bienveillants à l’égard les uns des autres, leur bonheur, sous le rapport moral, est le plus grand possible... Pour atteindre à (ce bonheur), il est nécessaire que les travaux de culture, de fabrication et de commerce soient encouragés et favorisés autant que possible. On doit exciter, par l’appât d’avantages particuliers, toutes les entreprises ayant pour objet la construction des canaux, des chemins et des ponts, ainsi que les dessèchements, les défrichements et les irrigations; il ne faut point chicaner sur les bénéfices que doivent produire les travaux d’utilité publique et en faire très facilement concession entière aux particuliers qui les entreprennent. Quant à ce qui concerne le bonheur moral de la nation, il faut confier l’instruction de la jeunesse et du peuple aux savants dont les connaissances sont le plus positivement. utiles...
174 —B. —Extrait du : Catéchisme des Industriels, 1er cahier (1823). La tendance politique générale de l’immense majorité de la société est d’être gouvernée au meilleur marché possible, d’être gouvernée le moins possible, d’être gou’ernée par les hommes capables et d’une manière qui assure complètement la tranquillité publique. Or, le seul moyen de satisfaire, sous ces différents rapports, les désirs de la majorité, consiste à charger les industriels’ les plus importants de diriger la fortune publique; car les industriels les plus importants sont les plus intéressés au maintien de la tranquillité; ils sont les plus intéressés à l’économie dans les dépenses publiques; ils sont aussi les plus intéressés à la limitation de l’arbitraire; enfin, ils sont, de tous les membres de la société, ceux qùi ont fait preuve de la plus grande capacité en administration positive, les succès qu’ils ont obtenus dans leurs entreprises particulières ayant constaté leurs capacités dans ce genre. C. —Extrait de : L’organisation sociale (1825). Les gouvernants croient que le meilleur moyen pour maintenir la subordination des gouvernés consiste à multiplier les fonctionnaires publics et à donner aux plus importants une grande représentation, c’est-à-dire beaucoup d’argent; la force physique et la ruse, l’armée soldée et la police, sont les principaux moyens qu’ils emploient pour appuyer leurs opérations; la persuasion et la démonstration ne leur paraissent que des moyens secondaires, tandis que ce sont les seuls moyens employés par les administrateurs. Quand il plaira au roi de confier la haute direction des affaires publiques à une administration industrielle, les frais de gestion se trouveront sur-le-champ énormément réduits, car les savants et lesartistes, qui ont constaté par leurs travaux une capacité du premier ordre, n’ont pas besoin pour se procurer de la considération, de faire des dépenses d’apparat et d’afficher une grande représentation. Quant aux industriels importants, ils tiendraient à grand honneur de ne recevoir aucun traitement pour les soins qu’ils donneraient à l’administration de la fortune publique. 1. Voici ce qu’entend Saint-Simon par industriel: a Un industriel est un homme qui travaille à produire ou à mettre à la portée des différents membres de la société un ou plusieurs moyens matériels de satisfaire leurs besoins ou leurs goûts physiques; ainsi un cultivateur qui sème le blé,... est un industriel; un charron, non maréchal, un serrurier, un menuisier sont des industriels; un fabricant de chapeau... est un industriel; un négociant, un roulier.., sont des industriels. Les Industriels.., forment trois grandes classes qu’on appelle les cultivateurs, les fabricants et les négociants.
—175 80 - (1822.) NÉCESSITÉ DE L’ASSOCIATION SELON FOURIER Ch. FOURIER. Traité de l’Association domestique-agricole, 2’ éd. t. II (Paris, 1840), pp. 9-13. Extraits. —Fourier (1772-1837), frappé comme Saint-Simon du désordre économique, proposa dans plusieurs gros ouvrages un système nouveau. Sa pensée est parfois confuse et souvent bizarre. Fourier laisse l’État en dehors de son plan de réorganisation, l’essentiel pour lui réside dans l’association : les riches apportant les capitaux, les autres leur travail ou leur talent. Cette association doit être volontaire et lorsque ce système se sera généralisé l’État devenu inutile se dissoudra de lui-même. On voit l’Association s’introduire dans quelques menus détails d’économie rurale comme le four banal. Un village de cent familles reconnaît que s’il fallait construire, entretenir et chauffer cent fours, il en coûterait en maçonnerie, combustible et manutention dix fois plus que ne coûte un four banal.... Il suit de là que si on pouvait appliquer l’Association à tous les détails d’exploitation domestique et agricole, on trouverait en moyen terme une économie des neuf dixièmes sur l’ensemble de la gestion indépendamment du produit que donneraient les bras épargnés et ramenés à d’autres fonctions... Certaines classes pauvres, comme les soldats, se rallient forcément à l’économie sociétaire. S’ils faisaient séparément leur chétive cuisine, autant de soupes que d’individus, au lieu de préparer le potage pour la chambrée entière, il leur en coûterait beaucoflp de dépenses et de fatigues, et en triplant les frais ils seraient moins bien nourris. Qu’un monastère de trente religieux essaie de faire trente cuisines séparées, trente feux au lieu d’un, et ainsi du reste, il est certain qu’il dépensera six fois plus en matériaux, vaisselles et salaires d’agents, et qu’on sera moins bien traité qu’en gestion unitaire. Comment la politique moderne tout enfoncée dans les minutieux calculs, dans les balances par sous et deniers 1 n’a-t-elle pas songé à développer ces germes d’économie sociétaire, et proposé d’étendre aux villageois et citadins cette Association domestique dont on trouve des lueurs dans notre système social? Ne pourrait-on pas amener trois cents familles de cultivateurs à une réunion actionnaire, où chacun serait rétribué en proportion des trois facultés industrielles, qui sont capital, travail et talent 2? Aucun économiste ne s’est occupé de ce grand 1. Monnaies utilisées en France avant la Révolution. Une livre (ou franc) valait 20 sous, le sou 12 deniers. L’expression signifie : avec rigoureuse exactitude. 2. Dans la répartition des bénéfices Fourier prévoyait une distribution de 4/12 au capital, de 5/12 au travail, dc 3/12 au talent.
—:176 —problème; cependant quelle serait l’énormité du bénéfice dans le cas où on aurait un seul et vaste grenier bien surveillé, au lieu de trois cents greniers exposés aux rats et. aux charançons, à l’humidité et à l’incendie! Une seule cuverie pourvue de foudres économiques, au lieu de trois cents cuveries, meublées souvent -de futailles malsaines et gérées par des ignorants qui ne savent ni améliorer, ni conserver les vins dont on voit chaque année d’immenses déperditions! Ne nous effrayons plus des obstacles apparents puisque le problème est résolu, et osons envisager l’immensité des économies sociétaires dans les plus.. petits détails. Cent laitières qui vont perdre cent matinées à la ville seraient remplacées par un petit char suspendu portant un tonneau de lait. Cent cultivateurs qui vont avec cent charrettes ou ânons, un jour de marché, perdre cent journées dans les halles et les cabarets, seraient remplacés par -trois ou quatre chariots, que deux hommes suffiraient à conduire et servir. Au lieu de trois cents cuisines exigeant trois cents feux et distrayant trois cents ménagères, la bourgade aurait une seule cuisine à trois feux et trois degrés de préparation pour les trois classes de fortunes; dix femmes suffiraient à cette fonction qui, aujourd’hui, en exige trois cents. On est ébahi quand on évalue le bénéfice colossal qui résulterait de ces grandes Associations à ne parler que du combustible, devenu si rare et si précieux, n’est-il pas certain que dans les emplois de cuisine et de chauffage, l’Association épargnerait les 7 /8 du bois que consomme le système actuel, le mode incohérent et morcelé qui règne dans nos ménages? Le parallèle n’est pas moins choquant si on compare spéculativement les cultures d’un canton sociétaire gérant comme une seule ferme, et les mêmes cultures morcelées, so u mises aux caprices de trois cents familles. L’un met en prairie telle pente que la nature destine à la vigne; l’autre place du froment là où conviendrait le fourrage; celui-ci pour éviter l’achat de blé, défriche une pente roide que les averses déchausseront l’année suivante; celui-là pour éviter l’achat de vin, plante des vignes dans une plaine humide. Les trois cents familles perdent leur temps et leurs frais à se barricader par des clôtures et plaider sur des limites et des- voleries; toutes se refusent à des travaux d’utilité commune qui pourraient servir des voisins détestés; chacun ravage à l’envi les forêts et oppose partout l’intérêt particulier au bien public... C’est l’Association et non le morcellement qui est la destinée de l’homme... Pour apprécier la justesse de éé principe, réfléchissons sur l’immensité de connaissances qu’exige l’agriculture, et sur l’impossibilité où est le villageois de réunir seulement le vingtième des moyens qui, constitueraient le parfait agronome : il faudrait - 3. A ce moment le bois était encore le principal combustible.
—177 —qu’à de grands capitaux, il pût ajouter Ies lumières disséminées sur cent têtes savantes et deux cents praticiens consommés; en outre, il faudrait rendre immortel l’agronome (loué de ces nombreuses connaissances. Si le propriétaire dont il s’agit mourait sans avoir un successeur d’égal talent, on verrait le canton décliner rapidement. Ce n’est que dans l’Association qu’on pourra réunir à perpétuité les talents et les capitaux dont je viens de supposer le concours; l’Association est donc le seul mode sur lequel le Créateur ait pu spéculer... 81 - (1839.) L’ORGANISATION DU TRAVAIL ET LES ATELIERS SOCIAUX SELON LOUIS BLANC L. BLANC, Organisation du travail, 5° éd. (Paris, 1847), pp. 13, 20 et 102. —Louis Blanc (1811-1882) se fit connaître par un petit ouvrage : L’organisation du travail, qui eut plusieurs éditions jusqu’en 1848. Il y attaque vivement le système économique contemporain, en particulier la concurrence sur le marché du travail, génératrice des bas salaires, donc de la misère ouvrière. Pour lui, seul l’État peut réformer la société. Celui-ci doit non seulement racheter les chemins de fer, les banques, etcb, mais créer des « ateliers sociaux » où toutes les industries privées viendraient s’incorporer. L’État serait ainsi un jour le seul patron et les travailleurs choisiraient eux-mêmes leurs chefs et se répartiraient entre eux les bénéfices. L’émancipation des prolétaires est une oeuvre trop compliquée, elle se lie à trop de questions, elle dérange trop d’habitudes, elle contrarie, non pas en réalité, mais en apparence, trop d’intérêts, pour qu’il n’y ait pas folie à croire qu’elle se peut accomplir par une série d’efforts partiels et de tentatives isolées. Il y faut appliquer toute la force de l’État. Ce qui manque aux prolétaires pour s’affranchir, ce sont les instruments de travail : la fonction du gouvernement est de les leur fournir. Si nous avions à définir l’État dans notre conception, nous répondrions : l’État est le banquier des pauvres... Qu’on ne s’y trompe pas, du reste; cette nécessité de l’intervention des gouvernements est relative; elle dérive uniquement de l’état de faiblesse, de misère, d’ignorance où les précédentes tyrannies ont plongé le peuple. Un jour, si la plus chère espérance de notre coeur n’est pas trompée, un jour viendra où il ne sera plus besoin d’un gouvernement fort et actif, parce qu’il n’y aura plus dans la société de classe inférieure et mineure. Jusque là, l’établissement d’une autorité •tutélaire est indispensable. Le socialisme ne saurait être fécondé que par le souffle de la politique.
—178 —De quelle manière on pourrait, selon nous, organiser le travail. Le gouvernement serait considéré comme le régulateur suprême de la production et investi, pour accomplir sa tâche, d’une grande force. Cette tâche consisterait à se servir de l’arme même de la concurrence, pour faire disparaître la concurrence. Le gouvernement lèverait un emprunt, dont le produit serait affecté à la création d’ateliers sociaux dans les branches les plus importantes de l’industrie nationale... Le gouvernement étant considéré comme le fondateur unique des ateliers sociaux, ce serait lui qui rédigerait les statuts. Cette rédaction, délibérée et votée par la représentation nationale, aurait forme et puissance de loi. Seraient appelés à travailler dans les ateliers sociaux, jusqu’à concurrence du capital primitivement rassemblé pour l’achat des instruments de travail, tous les ouvriers qui offriraient des garanties de moralité. Bien que l’éducation fausse et antisociale donnée à la génération actuelle rende difficile qu’on cherche ailleurs que dans un surcroît de rétribution un motif d’émulation et d’encouragement, les salaires seraient égaux , une éduçation toute nouvelle devant changer les idées et les moeurs... Pour la première année qui suivrait l’établissement des ateliers sociaux, le gouvernement réglerait la hiérarchie des fonctions. Après la première année, il n’en serait plus de même. Les travailleurs ayant eu le temps de s’apprécier l’un l’autre, et tous étant également intéressés.., au succès de l’association, la hiérarchie sortirait du principe électif. On ferait, tous les ans, le compte du bénéfice net, dont il serait fait trois parts; l’une serait répartie par portions égales entre les membres de l’association; l’autre serait destinée : 10 à l’entretien des vieillards, des malades, des infirmes; 2° à l’allègement des crises qui pèseraient sur d’autres industries, toutes les industries se devant aide et secours; la troisième enfin serait consacrée à fournir des instruments de travail à ceux qui voudraient faire partie de l’association, de telle sorte qu’elle pût s’étendre indéfiniment... Chaque membre de l’atêlier social aurait droit de disposer de son salaire à sa convenance; mais l’évidente économie et l’incontestable excellence de la vie en commun ne tarderaient pas à faire naître, de l’association des travaux, la volontaire association des besoins et des plaisirs. Les capitalistes seraient appelés dans l’association et toucheraient l’intérêt du capital par eux versé, lequel intérêt leur serait garanti sur le budget; mais ils ne participeraient aux bénéfices qu’en qualité de travailleurs. 1. La première édition disait : la différence des salaires serait graduée sur la hiérarchie des fonctions .
—179 —82 - (1842.) LA VIE EN « ICARIE » SELON CABET M. CABE’I, Voçage en Icarie, 4e éd. (Paris, 1846), P. 52 —Cabet (1788-1858),. avocat, quelque temps procureur général, puis député, conspirateur, finalement exilé, décrit d’abord dans son ouvrage, un pays idéal organisé par un certain Icar, l’Icarie. L’État, c’est-à-dire la communauté des habitants, y est seul propriétaire, distribue seul le travail et les bénéfices; par sa prévoyance il a éliminé toutes les possibilités de conflit. Dans une deuxième partie, Cabet essaye de montrer, parfois de façon confuse et embarrassée, le passage de l’état présent à cet état idéal. Le texte suivant est extrait d’une lettre d’un Icarien à son frère. Il n’y a absolument rien, dans tout ce qui concerne les aliments, qui ne soit réglé par la loi. C’est elle qui admet ou qui prohibe un aliment quelconque. Un comité de savants, institué par la représentation nationale, aidé par tous les citoyens, a fait la liste de tous les aliments connus, en indiquant les bons et les mauvais, les bonnes ou mauvaises qualités de chacun. Il a fait plus : parmi les bons, il a indiqué les nécessaires, les utiles et les agréables, et en a fait imprimer la liste en plusieurs volumes, dont chaque famille a un exemplaire. On a fait plus encore, on a indiqué les préparations lès plus convenables pour chaque aliment, et chaque famille possède aussi le Guide du cuisinier. La liste des bons aliments ainsi arrêtée, c’est la République qui les fait produire par ses agriculteurs et ses ouvriers, et qui les distribue aux familles... Elle fait produire d’abord les nécessaires, puis les utiles, puis les agréables, et tous ceux-ci autant qu’il est possible. Elle les partage entre tous également, de manière que chaque citoyen reçoit la même quantité d’un aliment quelconque, s’il y en a pour tous, et que chacun n’en reçoit qu’à son tour, s’il n’y en a, chaque année ou chaque jour, que pour une partiede la population... Ce n’est pas tout : le comité dont je t’ai parlé tout à l’heure a discuté et indiqué le nombre des repas, leur temps, leur durée, le nombre des mets, leur espèce et leur ordre de service, en les variant sans cesse, non-seulement suivant les saisons et les mois, mais encore suivant les jours; en sorte que les dîners de la semaine sont tous différents. A six heures du matin, avant de commencer le travail, tous les ouvriers c’est-à-dire tous les citoyens, prennent en commun, dans lèur atelier, un avant-déjeuner très-simple (que nos ouvriers• de Paris appellent la goutte ou le coup du matin), préparé et. servi,. par le restaurateur de l’atelier. A neuf heures, ils déjeunent dans l’atelier, tandis que leurs, femmes et leurs enfants déjeunent dans leurs maisons,
—180 —A deux heures, tous les habitants de la même rue prennent ensemble, dans leur restaurant républicain, un dîner préparé par un des restaurateurs de la République. Et le soir, entre neuf et dix heures, chaque famille prend,dans sa propre habitation, un souper ou une collation préparée par les femmes de la maison. A tous ces repas, le premier TOAST est à la gloire du bon Icar, bienfaiteur des ouvriers, BIENFAITEUR DES FAMILLES, BIENFAITEUR DES CITOYENS. 83 - (1844.) LE DÉBUT DU COOPÉRATISME OUVRIER EN ANGLETERRE : LES PIONNIERS DE ROCHDALE Cath. WEBB, Industrial Co-operalion, pp. 68-69, reproduit par BLAND, BROWN et TAWNEY. Ouvrage cité, p. 643. Trad. P. MARCHAND. —Les premiers théoriciens socialistes essayèrent de mettre en pratique leurs idées mais leurs tentatives, aussi bien en Grande-Bretagne qu’en France ou aux fitats-Unis, se soldèrent par des échecs. Toutefois en Angleterre, à Rochdale, dans le Lancashire, 28 ouvriers, en majorité tisserands, fondèrent une coopérative de consommation : ce fut une réussite et le début du mouvement coopératif appelé à un grand avenir. Cette Société a pour but de prendre un ensemble de mesures visant à l’avantage financier de ses membres et à l’amélioration de leur situation sociale etdomestique. En réunissant un capital suffisant, sous forme de parts d’une livre chacune, elle permettra la mise en application des projets et dispositions suivantes Installation d’un grand magasin de vente pour les vivres et les articles d’habillement. Construction, achat ou édification d’un certain nombre de maisons où pourront résider ceux de ses membres qui désireront s’entre-aider afin d’améliorer leur situation domestique et sociale. Mise en oeuvre de la fabrication de produits, sur le choix desquels la Société pourra se prononcer, afin de fournir un emploi à ceux de ses membres qui éventuellement s’en trouveront dépourvus ou subiront le préjudice de diminutions de salaire répétées. Afin de faire bénéficier ses membres d’une garantie supplémentaire, cette Société achètera ou louera une ou plusieurs propriétés que cultiveront ceux de ses membres qui se trouveront sans emploi ou dont le travail sera mal rémunéré. Aussitôt qu’il lui sera pratiquement possible de le faire, la société s’attachera à l’organisation des possibilités de production, de distribution, d’éducation et de gouvernement : autrement dit,
—181 —elle établira dans notre pays une. colonie autonome sur la base de la communauté d’intérêt et apportera son aide à d’autres sociétés pour établir de semblables colonies. Un ((Hôtel de Tempérance’ » sera ouvert dans une des maisons de la société aussitôt que le besoin s’en fera sentir pour l’encouragement à la tempérance. 1. Sans alcool. 84 - (1840.) LA « PROPRIÉTÉ » SELON PROUDHON P. J. PROUDHON. Qu’est-ce que la propriété? Recherches sur le principe du droit et du gouvernement, dans ses OEuvres complètes, t. I (Paris, 1873), pp. 13-14 et 222- 224. —Proudhon (1809-1865) se fit connaître en 1840 par la publication d’un petit ouvrage : Qu’est ce que la propriété? qui en fit le chef de file d’une école socialiste appelée à une certaine extension. Auteur fécond et prolixe, Proudhon devait par la suite développer ses idées de réformes sociales. Amateur de formules à l’emporte- pièce et du paradoxe, il a une pensée parfois difficile à suivre et non exempte de contradictions. Nous citons ici les premières lignes et la conclusion de son premier ouvrage : il y condamne la propriété (ou plutôt son usage abusif) et définit quels doivent être, selon lui, les rapports sociaux. Si j’avais à répondre à la question suivante : Qu’est-ce que l’esclavage? et que d’un seul mot je répondisse : C’est l’assassinat, ma pensée serait d’abord comprise. Je n’aurais pas besoin d’un long discours pour montrer que le pouvoir d’ôter à l’homme la pensée, la volonté, la personnalité, est un pouvoir de vie et de mort, et que faire un homme esclave, c’est l’assassiner, Pourquoi donc à cette autre demande : Qu’est-ce que la propriété? ne puis-je répondre de même : C’est le vol, sans avoir la certitude de n’être pas entendu, bien que cette seconde proposition ne soit que la première transformée? J’entreprends de discuter le princip.e même de notre gouvernement et de nos institutions, la propriété, je suis dans mon droit; je puis me tromper dans la conclusion qui ressortira de mes rècherches, je suis dans mon droit; il me,plaît de mettre la dernière pensée de mon livre au commencement, je suis toujours dans mon droit. Tel auteur enseigne que la propriété est un droit civil, né de l’occupation 1 et sanctionné par la loi; tel autre soutient qu’elle est un droit naturel, ayant sa source dans le travail; et ces doctrines, toul opposées qu’elles semblent, sont encouragées, applaudies. Je prétends que ni le travail, ni l’occupation, ni la loi ne peuvent créer la propriété; qu’elle est un effet sans cause; suis-je répréhensible? 1. L’occupation est la mainmise sur une chose immobilière, l’occupant n’ayant aucun titre reconnu.
—182 —Que de murmures s’élèvent! —La propriété, c’est le volt Voici le tocsin de 93! voici le branle-bas des révolutions!... —Lecteur, rassurez-vous : je ne suis point un agent de discorde, un boute-feu de sédition. J’anticipe de quelques jours sur l’histoire; j’expose une vérité dont nous tâchons en vain d’arrêter le dégagement; j’écris le préambule de notre future constitution. (Au cours de son ouvrage Proudhon montre le rôle néfaste de la propriété, il faut donc la supprimer. Pour terminer, il résume les conclusions auxquelles il est arrivé.) J’ai accompli l’oeuvre que je m’étais proposée; la propriété est vaincue; elle ne se relèvera jamais. Partout où sera lu et communiqué ce discours, là sera déposé un germe de mort pour la propriété; là, tôt ou tard, disparaîtront le privilège et la servitude; au despotisme de la volonté succédera le règne de la raison. Quels sophismes, en effet, quelle obstination de préjugés tiendraient devant la simplicité de ces propositions. I. La possession 2 individuelle est la condition d la vie sociale; cinq mille ans de propriété le démontrent; la propriété 2 est le suicide de la société. La possession est dans le droit; la propriété est contre le droit. Supprimez la propriété en conservant la possession et, par cette seule modification dans le principe, vous changerez tout dans les lois, le gouvernement, l’économie, les institutions; vous chassez le mal de la terre. II. Le droit d’occuper étant égal pour tous, la possession varie comme le nombre des possesseurs; la propriété ne peut se for- mer . III. L’effet du travail étant aussi le même pour tous, la propriété se perd par l’exploitation étrangère et par le loyer. IV. Tout travail humain résultant nécessairement d’une force collective, toute propriété devient, par la même raison, collective et indivise; en termes plus précis, le travail détruit la propriété. V. Toute capacité travailleuse étant, de même que tout instrument de travail, un capital accumulé, une propriété collective, l’inégalité de traitement et de fortune, sous prétexte d’inégalité de capacité, est injustice et vol . 2. D’après le Code Napoléon la possession (art. 2228) est la détention ou la jouissance d’une chose ou d’un droit que nous tenons ou que nous exerçons par nousmêmes, tandis que la propriéàl (art. 544) est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue. Proudhon en conclut que : « La propriété engendre nécessairement le despotisme, le gouvernement du bon plaisir, le règne d’une volonté libidineuse... » (ouv. cité, p. 218). 3. Proudhon condamne formellement le droit de propriété acquis par prescription. 4. Proudhon dit ailleurs: « La tendance de la société est à l’égalité des intelligences et au nivellement des conditions... ‘
—183 —VI. Le commerce a pour conditions nécessaires la liberté des contractants et l’équivalence des produits échangés; or, la valeur ayant pour expression la somme de temps et de dépense que chaque produit coûte, et la liberté étant inviolable, les travailleurs restent nécessairement égaux en salaires, comme ils le sont en droits et en devoirs. VII. Les produits ne s’achètent que par les produits; or, la condition de tout échange étant l’équivalence des produits, le bénéfice est impossible et injuste. Observez ce principe de la plus élémentaire économie, et le paupérisme, le luxe, l’oppression, le vice, le crime, avec la faim, disparaîtront du milieu de nous’. VIII. Les hommes sont associés par la loi physique et mathématique de la production, avant de l’être par leur plein acquiescement; donc l’égalité des conditions est de justice, c’est-à-dire de droit social, de droit étroit. L’estime, l’amitié, la reconnaissance, l’admiration, tombent seules dans le droit équitable ou proportionnel. IX. L’association libre, la liberté, qui se borne à maintenir l’égalité dans les moyens de production, et l’équivalence dans les échanges, est la seule forme de société possible, la seule juste, la seule vraie. X. La politique est la science de la liberté; le gouvernemént de l’homme par l’homme, sous quelque nom qu’il se déguise °est oppression; la plus haute perfection de la société se trouve dans l’union de l’ordre et de l’anarchie . La fin de l’antique civilisation est venue; sous un nouveau soleil, la face de la terre va se renouveler 8, 5. Les échanges entre particuliers (produits pour produits, service pour service) doivent être réglés, sans monnaie, par une Banque du peuple de forme coopérative. 6. Proudhon se méfie de toute autorité, même de celle émanant du suffrage univetsel. 7. L’anarchie est ainsi définie par Proudhon: « Absence de maître, de souverain, telle est la forme de gouvernement dont nous approchons tous les jours... ‘(ouv.cité, p. 216) et dans une note il ajoute: « Le sens ordinaire attribué au mot anarchie est absence de principe, absence de règle ; d’où vient qu’on l’a fait synonyme de désordre » (p. 216). Dans un autre ouvrage, il dit : « Plus d’autorité! c’est-à-dire le contrat libre à la place de la loi absolutiste; la transaction volontaire au lieu de l’arbitrage de l’état... » (Idée générale de la Révolution au XIXO s., p. 342). 8. L’essentiel de cet extrait est résumé ailleurs : « Tu as travaillé! n’aurais-tu jamais fait travailler les autres? Comment alors ont-ils perdu en travaillant pour toi ce que tu as su acquérir en ne travaillant pas pour eux... » (Ouv. cité, p. 192.)
—184 —85 - (1848, février.) LE PROGRAMME COMMUNISTE DE KARL MARX K. Muix, Le manifeste communiste, trad. par J. M0LIT0R (Paris, 1953), pp. 94-97. —Vers la fin de 1846 les dirigeants des divers groupements communistes convoquèrent un congrès général à Londres pour le 1r mai 1847, mais celui-ci ne put sè réunir que quelques mois plus tard. Au cours des discussions Engels, l’ami et le disciple de Karl Marx, fut chargé avec ce dernier de préciser la doctrine du parti (décembre 1847). C’est ainsi qu’en six semaines fut rédigé par Marx, avec la collaboration d’Engels, le Manifeste communiste. La parution en février 1848 de ce petit ouvrage, dont l’influence devait être par la suite considérable, passa, au milieu des troubles qui agitaient alors l’Europe, complètement inaperçue. La révolution communiste 1 est la rupture la plus radicale avec le système traditionnel de la propriété. Faut-il donc s’étonner qu’au cours de son développement elle rompe de la façon la plus radicale avec les idées traditionnelles? Mais laissons là les objections faites par la bourgeoisie au communisme... La première étape de la révolution ouvrière, c’est la constitution du prolétariat 2 en classe régnante, la conquête dù régime démocratique. Le prolétariat usera de sa suprématie politique pour arracher peu à peu à la bourgeoisie tout le capital, pour centraliser entre les mains de l’État, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dirigeante, tous les instruments de production et pour accroître au plus vite la masse des forces de production. Dans les débuts, cela ne peut se faire naturellement que par des empiétements despotiques sur le droit de propriété, et les conditions bourgeoises de la production, donc par des mesures qui, au point de vue économique, paraissent insuffisantes et précaires, mais qui, au cours du mouvement, se dépassent elles- mêmes et sont inévitables en tant que moyens pour bouleverser tout le mode de production. Ces mesures, cela va de soi, seront différentes suivant les pays différents. Cependant, dans les pays les plus avancés, les mesures suivantes pourront trouver une application assez générale 1. Karl Marx définit ainsi le communisme: « Le communisme est un système d’après lequel la terre doit être le bien commun des hommes, d’après lequel chacun doit travailler, produire, suivant ses aptitudes, et chacun jouir, consommer suivant ses forces, Les communistes veulent donc démolir tout l’ordre social et mettre à sa place un ordre entièrement nouveau. » Tandis que le socialisme : « n’établit pas de système nouveau et son occupation principale, c’est de réparer le vieil édifice, de recoller... les oeuvres du temps. » (Ouv. cité, p. 127.) 2. « Le prolétariat est la classe de la société qui tire de quoi entretenir son existence, seulement et uniquement de la vente de son travail et non du profit d’un capital quelconque... » (Ouv. cité, p. 135.)
—185 —1° Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière à des dépenses d’État. 2° ImpÔt fortement progressif. 3° Abolition du droit d’héritage. 4° Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles. 5° Centralisation du crédit entre les mains de l’État, au moyen d’une banque nationale avec capital d’État et monopole exclusif. 6° Centralisation entre les mains de l’État de tous les moyens de transport. 7° Multiplication des manufactures nationales, des instruments de production, défrichement et amendement des terres d’après un plan d’ensemble. 8° Même obligation de travail pour tous, organisation d’armées industrielles, en particulier pour l’agriculture. 9° Réunion de l’agriculture et de l’industrie; mesures en vue de faire disparaître progressivement l’opposition entre la ville et la campagne. 10° Éducation publique et gratuite de tous les enfants. Suppression, sous [sa] forme actuelle, du travail des enfants dans les fabriques. Réunion de l’éducation et de la production matérielle, etc. Une fois que, dans le cours du développement, les différences de classe ont disparu et que toute la production est concentrée aux mains des individus associés, le pouvoir public perd son caractère politique. Le pouvoir politique est, au sens propre, le pouvoir organisé d’une classe en vue de l’oppression d’une autre. Si le prolétariat, dans sa lutte contre la bourgeoisie, en arrive forcément à s’unir en classe, s’il s’érige, par une révolution en classe dirigeante et, à ce titre de classe dirigeante,supprime par la violence les conditions anciennes de production, il supprime, en même temps que ces conditions de production, les conditions d’existence de l’antagonisme de classe et des classes en général, et, par là, sa propre suprématie de clàsse. L’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classe, est remplacée par une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement çle tous. (Karl Marx termine son manifeste par la célèbre conclusion :) Les communistes dédaignent de dissimuler leurs idées et leurs projets. Ils déclarent ouvertement qu’ils ne peuvent atteindre leurs objectifs qu’en détruisant par la violence l’ancien ordre social. Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste! Les prolétaires n’y ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous! 3. F’lora 1’ristan, théoricienne socialiste, avait déjà en 1843, dans son opuscule, Z’ Union ouvrière, lancé l’appel : Ouvriers unissez-vous t
—186 —86 - (1846, 17 mai.) LETTRE DE PROUDHON A KARL MARX PROUDUON, Correspondance, t. II (Paris, 1875), p. 198 sq. Extrait. —En juillet 1844, donc avant la publication du Manifeste communiste, Proudhon avait fait la connaissance de Karl Marx alors en exil. Celui-ci, qui avait déjà, dans plusieurs articles parus en Allemagne et en France, jeté les bases de ses théories sociales, fut en 1845 expulsé de France et s’installa à Londres. Au début de 1846 il devint un des propagandistes les plus actifs d’un groupement politique fondé en 1840 par de exilés allemands : « l’Association des ouvriers allemands ‘.Pour développer cette propagande sur le plan international, Marx organisa à Bruxelles, avec quelques amis, un comité de correspondance entre les chefs socialistes des différents pays d’Europe. Le 5 mai 1846 il fit ainsi appel à Proudhon qui était alors employé dans une compagnie de batellerie sur la Saône à Lyon. Proudhon répondit par la lettre suivante qui expose les profondes divergences existant entre les deux hommes. Mon cher Monsieur Marx, je consens volontiers à devenir l’un des aboutissants de’ votre correspondance, dont le but et l’organisation me semblent devoir être très-utiles. Je ne vous promets pas pourtant de vous écrire ni beaucoup ni souvent; mes occupations de toute nature, jointes à une paresse naturelle, ne me permettent pas ces efforts épistolaires. Je prendrai aussi la liberté de faire quelques réserves, qui me sont suggérées par divers passages de votre lettre. D’abord, quoique mes idées en fait d’organisation et de réalisation soient en ce .moment tout-à-fait arrêtées, au moins pour ce qui regarde les principes, je crois qu’il est de mon devoir, qu’il est du devoir de tout socialiste, de conserver pour quelque temps encore la forme antique ou dubitative; en un mot, je fais profession avec le public, d’un anti-dogmatisme économique, presque absolu’. Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode dont ces lois se réalisent, le progrès suivant lequel nous parvenons à les découvrir; mais, pour Dieu, après avoir démoli tous les dogmatismes à priori, ne songeons point, à notre tour, à endocriner le peuple; ne tombons pas dans la contradiction de votre compatriote Martin Luther, qui, après avoir renversé la théologie catholique, se mit aussitôt, à grands renforts d’excommunications et d’anathèmes, à fonder une théologie protestante. Depuis trois siècles, l’Allemagne n’est occupée que de détruire le replâtrage de M. Luther; ne taillons pas au genre humain une nouvelle besogne par de nouveaux gâchis. J’applaudis de tout mon coeur à votre pensée de produire un jour toutes les opinions; faisons-nous une bonne et loyale polémique; donnons au monde l’exemple d’une tolérance savante et prévoyante, mais, parce que nous sommes à la tête du mouvement, ne nous faisons ‘pas1. Proudhon ne fut pas en effet un bâtisseur de système strict; dans ses critiques contre la société, il émit parfois des argumehts contradictoires.
—187 —les chefs d’une nouvelle intolérance, ne nous posons pas en apôtres d’une nouvelle religion; cette religion fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison. Accueillons, encourageons toutes les protestations; flétrissons toutes les exclusions, tous les mysticismes; ne regardons jamais une question comme épuisée et, quand nous aurons usé jusqu’à notre dernier argument, recommençons, s’il faut, avec l’éloquence et l’ironie. A cette condition, j’entrerai avec plaisir dans votre association, sinon, non! J’ai aussi à vous faire quelque observation sur ce mot de votre lettre : Au moment de l’action 2 Peut-être conservez-vous encore l’opinion qu’aucune réforme n’est actuellement possible sans un coup de main, sans ce qu’on appelait jadis une révolution, et qui n’est tout bonnement qu’une secousse. Cette opinion, que je conçois, que j’excuse, que je discuterais volontiers, l’ayant moi-même longtemps partagée, je vous avoue que mes dernières études m’en ont fait complètement revenir. Je crois que nous n’avons pas besoin de cela pour réussir; et qu’en conséquence, nous ne devons point poser l’action réoolutionnaire comme moyen de réforme sociale, parce que ce prétendu moyen serait tout simplement un appel à la force, à l’arbitraire, bref, une contradiction. Je me pose ainsi le problème : faire rentrer dans la société, par une combinaison économique, les richesses qui sont sorties de la société par une autre combinaison économique. En autres termes, tourner en Êconomie politique la théorie de la Propriété contre la Propriété, de manière à engendrer ce que vous autres socialistes allemands appelez communauté, et que je me bornerai pour le moment à appeler liberté, égalité. Or, je érols savoir le moyen de résoudre, à court délai, ce problème : je préfère donc faire brûler la Propriété à petit feu, plutôt que de lui donner une nouvelle force, en faisant une Saint-Barthélemy des propriétaires. Mon prochain ouvrage , qui en ce moment est à moitié de son impression, vous en dira davantage. Voilà, mon cher philosophe, où j’en suis pour le moment; sauf à me tromper... Je dois vous dire en passant que telles me semblent être aussi les dispositions de la classe ouvrière de France; nos prolétaires ont si grand soif de science, qu’on serait fort mal accueilli d’eux, si on n’avait à leur présenter à boire que du sang. Bref, il serait à mon avis d’une mauvaise politique pour nous de parler en exterminateurs; les moyens de rigueur viendront assez; le peuple n’a besoin pour cela d’aucune exhortation... Votre tout dévoué. P.-J. PROUDHON. 2. Karl Max préconisait déjà dans ses premiers articles un soulèvement d’ensemble des masses populaires pour établir la dictature du prolétariat ». 3. Philosophie de la Misère, auquel Marx répliqua par Misère de la philosophie (1847); cette double publication marqua la brouille définitive entre les deux hommes.
TABLE CHRONOLOGIQUE DES TEXTES No des Dates textes Pages 1814 déc. —I —Défense de la Charte par Chateaubriand 8 1815 26 sept. - 40 - La Sainte Alliance 98 20 nov. —41 —Reconnaissance de la neutralité suisse 99 15 déc. —3 —Surveillance des colporteurs 11 1815 —56 —Loi sur les grains en Angleterre 129 1816 —77 - Invention du stéthoscope 168 1817 28 juil. - 42 - Accord anglo-portugais sur la traite des Noirs 101 3 nov. —6 - Répression d’une grève ouvrière 15 1818 4 nov. - 43 - Accord sur l’évacuation de la France 103 1819 28 mars - 73 - Opposition à l’usage du gaz d’éclairage 164 1er nov. - 63 - L’expansion des États-Unis 144 1819 —2 —Justification de l’émigration 9 1820 8 déc. —44 —Résultats des conférences de Troppnu 105 27 déc. —5 —Enquête sur une société secrète 14 1821 24 sept. - 4 —La presse dans la Moselle 12 28 oct. —45 —Refus de Castlereagh d’intervenir en faveur des Grecs 107 1822 25 juil. - 8 - Critique du budget 19 1822 —80 —L’association selon Fourier 175
189 1823 19 juin —7 —Voeux en faveur des institutions religieuses 17 20 août —46 —L’Angleterre et la révolte des colonies espagnoles 108 2 déc. —48 —La doctrine de Monroé 112 1824 22 janv. —10 —Ouverture du premier pont suspendu 28 1824 - 49 - La Charbonnerie 114 1825 25 mars —74 —Opinion anglaise sur les chemins (le fer 165 1825 —61 —La misère en Jrlande 140 1822-1825 —79 —Vues de Saint-Simon sur l’organisation sociale 173 (entre 1818 et 1826) - 47 - Un portrait de Bolivar 110 (entre 1819 et 1827) - 70 - L’avenir de l’Inde britannique 158 1828 20 mai - 9- A. —Le collège rIe Saint-Quentin 22 27 déc. - 66 - La vie des esclaves à la Guadeloupe 149 1829 23 sept. - 71 - L’émigration en Australie occidentale 159 1829 - 78 - A. —Une amputation sans anesthésie 170 1829 - 57 - L’émancipation des catholiques anglais 130 1830 mars-mai - 9 - B. —L’enseignement primaire à Saint-Quentin 26 27-29 juil. —11 —Un récit des Trois glorieuses 30 7 déc. - 13 - Doctrines politiques de Lamennais 35 1830 - 67 - Alger avant la conquête française 152 1831 30 janv. —50 - Opposition française à l’annexion de la Belgique 117 28 mars - 51 —Manifeste de l’Association nationale belge 119 juil. - 53 - Inquiétudes provoquées par le Zollverein 122 19 sept. —19 —A. —Montalembert et la liberté de l’enseignement 48 20 oct. - 52 - Abandon de la Pologne par lEurope 121 1er nov. - 68 - Alger après un an d’occupation française 154 27 nov. - 17 - Rapport d’un préfet après les troubles de Lyon 43 1831 —14 —Inertie de la vie provinciale 37 1831 - 12 - Le régne des e Quasi » 33 1831 - 15 - A. —La e Résistance » 38 1832 29 nov. - 15 - B. —Le e Mouvement » 40 1833 4 déc. - 65 - A. —Statuts de la Société contre l’esclavage 147 1833 —16 - Programme de la Société des droits de l’homme 41 1833 - 20 - Idées de Guizot sur l’enseignement primaire 52 1833 - 23 - La légende napoléonienne 60 1835 9 sept. —18 —La ‘loide septembre » sur la presse 46 7 déc. - 64 - Déplacement des Indiens vers l’Ouest 145 16 déc. - 65 - B. —La Caroline du Sud contre la propagande abolitionniste 148
—190 —1836 7 avril - 54 - Situation économique de la Turquie 124 10 nov. - 33 - Apparition du commis voyageur 82 1835-1837 - 26 - A. —Les ouvriers du textile à Lille 66 1839 4 avril - 26 - B. —Les tisseurs lyonnais 69 4 août - 76 - Débuts de la photographie 167 1839 —81 —Les ateliers sociaux selon L. Blanc 177 1839 72 - Projet d’assimilation des Franco-Canadiens par les Anglais 161 1840 24 avril —31 - La liberté du commerce 79 16 mai —21 - A. —Critique du système électoral 54 13 sept. - 55 - A. Fortification de Paris 127 1840 - 27 - Quelques pratiques du compagnonnage 71 1840 - 84 - La propriété selon Proudhon 181 1841 22 mars - 28 - Loi sur le travail des enfants en France 73 juil. —55 - B. —Opinion anglaise sur la Convention des Détroits.. 128 1842 15 fév. —21 —B. —Rejet de la réforme électorale par Guizot 56 2 mai - 60 - A. —Présentation de la «Charte » aux Communes 136 5 mai - 60 —B. —Discours aux Communes contre la « Charte » 139 11 juin - 34 —Loi sur les chemins de fer 83 1842 —82 - La vie en « Icarie » selon Cabet 179 1844 22 avril - 19 - B. —Cousin contre la liberté de l’enseignement 50 1844 - 83 - Début du coopératisme en Angleterre 180 1844 —69 - La colonisation de l’Algérie 155 1836-1844 - 35 - Les transports de Paris à Rouen 84 1845 18 mai —75 —Première expérience de télégraphe électrique en France 166 21 juil. - 62 - Programme irlandais d’O’Connell 142 29 juil. - 25 - Les paysans et la conscription 65 30 sept. - 37 - La maladie de la pomme de terre 90 1845 - 58 - Le travail dans les mines anglaises 131 1845 —59 —Invectives d’Engels contre la bourgeoisie anglaise 134 1845 - 24 - La paysannerie française 62 1842-1845 - 30 - Le machinisme dans l’industrie textile 78 1 846 17 mai - 86 - Lettre de Proudhon à Karl Marx 186 1847 début - 78 - B. —Une amputation sous anesthésie 172 janv. - 38 - Émeute à propos de la cherté des grains 92 24 mars - 22 - La « corruption » des collèges électoraux 58 1847 - 29 Production du charbon et du minerai de fer 1848 24 fév. - 39 - La journée du 24 février 94 fév. - 85 - Le programme communiste de Karl Marx 184 6 juin - 36 - Rapport sur le chemin de fer du Centre 88 181 5-1 848 - 32 - Prix et salaires à Thiers 81
TABLE DES MATIÈRES Pages AVANT-PROPOS 5 LA FRANCE HISTOIRE INTÉRIEURE 7 QUESTIONS INTERNATIONALES. PAYS ÉTRANGERS. EXPANSION EUROPÉENNE 97 NOUVEAUTÉS TECHNIQUES ET SCIENTIFIQUES. THÉORIES SOCIALES 163 TABLE CHRONOLOGIQUE DES TEXTES 188 Imprimerie CHANTENAY, Paris. NO d’édition 2629. NO d’imp 2444. Dépôt légal 4e trim. 1961.Printed in France.