Author: Pia Pascal   Carlier Robert   Minazzoli Gilbert  

Tags: vocabulaire   érotisme  

ISBN: 2-221-09318-6

Year: 1971

Text
                    DICTIONNAIRE
DES
ŒUVRES ÉROTIQUES
Domaine français
PRÉFACE DE PASCAL PIA
TABLE DE RENVOIS
RÉPERTOIRE DES AUTEURS ET DES ŒUVRES
ROBERT LAFFONT


© Mercure de France, 1971 © Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2001, pour la présente édition Les lettres anthropomorphes illustrant le début des chapitres sont extraites ’un alphabet dessiné par Joseph Balthazard Silvestre, 1834. Coll, particulière - Archives Gallimard. Cf Massin, La Lettre et VImage, Paris, Gallimard, 1970 ISBN : 2-221-09318-6 Dépôt légal : mai 2001 - N° d’éditeur : L 09318
NOTE DE L'ÉDITEUR Le présent Dictionnaire des œuvres érotiques a été publié pour la première fois en 1971. Pascal Pia, Robert Carlier et Gilbert Minazzoli avaient réuni autour d’eux toute une équipe de critiques, de chercheurs et de collectionneurs pour rédiger les quelque 700 notices consacrées aux ouvrages de 500 auteurs français du Moyen Âge à nos jours. Pascal Pia était l’un des meilleurs connaisseurs de la littérature française dans ce qu’elle a de plus secret, de plus provocant, mais de plus vivant et de plus drôle aussi. Après Apollinaire, Fleuret et Perceau, il avait rédigé un précieux catalogue des Livres de VEnfer de la Bibliothèque nationale (première édition en 1978 chez Coulet et Faure, deuxième édition accrue de 200 notices inédites chez Fayard en 1998). Dans sa préface il montre que la littérature libertine fait partie de la littérature tout court, que la manie des spécifications tendait à établir des frontières qui n’existaient pas, et que la notion d’outrage à la religion, à la morale et aux bonnes mœurs évoluait beaucoup à travers les âges, sans pour autant devenir plus précise. Elle servait d’ailleurs la plupart du temps de prétexte pour réprimer une littérature jugée dangereuse non pas tant à cause de la liberté des mœurs qui s’y étalait au grand jour, mais à cause de son irrespect, de son irrévérence, de sa liberté de pensée. Les autorités, quelles qu’elles soient, accusent volontiers de perversion ceux dont elles craignent la subversion. Aussi, ce Dictionnaire des œuvres érotiques est-il le complément indis¬ pensable du Dictionnaire des œuvres ; l’Enfer de la Bibliothèque nationale ayant disparu, il sera peut-être un jour incorporé à ce dernier... Nous n’avons bien entendu pas touché aux notices rédigées par Pascal Pia et par ses nombreux coéquipiers. Nous nous sommes contentés de compléter certaines dates. Nous n’avons pas ajouté de notices nouvelles
VI / Note de l'éditeur non plus. D’aucuns ont jugé la première édition de ce Dictionnaire «lacunaire» (tout en ajoutant qu’il comportait «des notices intéressantes par de bons auteurs»). Le but recherché n’avait pas été l’exhaustivité. Il s’agissait de faire exister, dans la conscience du public cultivé, un genre occulté depuis trop longtemps et de donner à l’érotisme sa vraie place dans nos lettres, une des premières. Un mot enfin, sur les illustrations : seule une petite moitié des illustra¬ tions de l’édition originale a été retenue. Pour des raisons faciles à deviner, nous n’avons pu privilégier, comme ils eussent mérité de l’être, de grands artistes contemporains. Robert Kopp
PRÉFACE À L'ÉDITION DE 1971 Voici une dizaine d’années que le mot érotisme est entré dans le vocabulaire courant, prenant ou plutôt recouvrant une signification bien différente de celle que lui donnait le Petit Larousse : « Erotisme, n. m. Méd. Amour maladif. » À vrai dire, le lexicologue ne devait pas ignorer que sa définition de l’érotisme était beaucoup trop restrictive, mais s’il n’en proposait pas de plus complète, c’est que des censures tacites l’en empêchaient. La sexualité a été longtemps un sujet à éviter. Peut-être tombe-t-on aujourd’hui dans l’excès contraire. Il n’est guère de savon de toilette, de parfum, de dentifrice ou de shampooing qui, pour sa publicité, ne recoure à des images de jeunes femmes montrant ou laissant deviner d’agréables rondeurs. La radio, la télévision traitent de l’intimité des couples avec une franchise qui, naguère, eût soulevé des clameurs. Des prêtres catholiques revendiquent sans ambages le droit de prendre femme; d’autres n’hésitent pas à se déclarer homosexuels. Des cinémas mettent à leur programme, sous la seule réserve d’interdiction aux spectateurs de moins de dix-huit ans, des films qui, récemment encore, n’eussent même pas été tournés, les producteurs sachant d’avance qu’ils ne pourraient pas obtenir le visa nécessaire à leur projection en salle publique. Certes, la liberté d’expression n’est pas absolue en matière de mœurs — l’exposition de certains ouvrages dans les librairies ou de certains périodiques chez les marchands de journaux est tantôt autorisée et tantôt prohibée sans qu’apparaisse toujours clairement ce qui justifierait cette tolérance ou cette sévérité —, il n’en est pas moins patent que le livre, la presse, lé disque, la scène ne sont plus astreints à la réserve qu’on leur imposait hier en vertu de lois qui n’ont pas été abrogées, mais dont l’évo-
VIII / Préface lution des mœurs se trouve réduire de plus en plus l’application. Comment poursuivre des écrivains ou des artistes pour outrage à la morale publique, dès lors que le public, dans son ensemble, ne se sent nullement outragé par ce que ces écrivains et ces artistes lui donnent à lire ou à voir? C’est précisément parce que de telles poursuites seraient malvenues que les autorités procèdent, par simples arrêtés, à des interdictions d’exposition et d’affichage, accordant ainsi quelque satisfaction aux rigoristes mécon¬ tents et, le cas échéant, tracassant tel ou tel éditeur considéré comme trop audacieux ou tenu, à tort ou à raison, pour un adversaire politique. Mais on se tromperait en pensant qu’il s’agit là de procédés d’une inspiration toute nouvelle. Depuis plus de trois siècles, les gouvernements ont toujours biaisé dans la répression de la licence, faute de pouvoir assigner des limites nettes et invariables à la liberté d’expression. La littérature du Moyen Âge, les œuvres des trouvères et des trouba¬ dours abondent en gaillardises qui ne rebutaient ni la société à laquelle elles s’adressaient, ni les clercs qui nous en ont laissé des copies manus¬ crites. Au xvie siècle, l’imprimerie ayant été réglementée peu après sa naissance et aucun ouvrage ne pouvant être mis sous presse sans que son auteur ou son éditeur eût obtenu un « privilège » qui constituait un impri¬ matur et un titre de propriété littéraire, nombre de livres purent se débiter ouvertement qui, en prose ou en vers, contenaient des pages d’un ton fort vif et semées de mots très crus. Les censeurs de qui dépendait l’octroi d’un privilège d’impression n’émettaient de refus ou ne suggéraient de correc¬ tions que si le texte qui leur était soumis leur paraissait porter atteinte à la royauté ou à l’Église. Qu’un conteur découvrît les fesses de Perrette ou fît voir une veuve ardente s’assouvissant avec un «passetemps» velouté n’alarmait nullement les experts chargés d’opiner sur des recueils de gaietés et de bigarrures. Il en a été ainsi jusqu’au procès intenté en 1623 à Théophile de Viau, dont l’impiété indignait quelques jésuites, lesquels, pour perdre le poète, inspirèrent probablement la publication, sous son nom, de vers qu’il a nié avoir écrits, ce qui ne prouve point qu’il n’en soit pas l’auteur, mais qu’à coup sûr il n’avait pas eu l’imprudence d’introduire lui-même dans le Parnasse satyrique contre quoi tempêtait le père Garassus. À la vérité, les poursuites engagées à propos de ce recueil tenaient moins à des soucis de moralité qu’à des raisons politiques. Elles eurent cependant pour conséquence directe l’exercice d’une censure plus vétilleuse, et même le renoncement des libraires à l’exploitation d’ouvrages précédemment pourvus d’un privilège, mais contre lesquels auraient pu être repris les reproches de « saleté » adressés à Théophile et à trois autres des poètes figurant dans le dangereux Parnasse de 1623. Une atmosphère de crainte va dès lors peser sur la librairie jusqu’à l’époque de la Fronde, où, à l’instigation du prince de Conti et du cardinal
Préface / IX de Retz, les auteurs de mazarinades outragent à qui mieux mieux la reine mère et son premier ministre. Mais cette révolte assoupie, le conformisme, la pruderie et même la pudibonderie redoublent. Ce n’est pas que les mœurs soient devenues plus austères ; c’est que l’hypocrisie est de rigueur. Parmi les ouvrages qui circulent sous le manteau, très rares sont ceux dont l’impression s’est faite en France. L’édition française se développe aux Pays-Bas, où de nombreux huguenots sont venus chercher refuge. Jusqu’aux approches de la Révolution, c’est-à-dire pendant près d’un siècle, c’est d’Amsterdam, de Rotterdam, de La Haye, de Leyde, d’Utrecht que provien¬ dront non seulement toutes les gaillardises et tous les pamphlets que nos imprimeurs n’auraient pu composer et tirer sans péril, mais encore tous les essais critiques ou philosophiques dus soit à des religionnaires, soit à des déistes, soit à des athées. Malgré la vigilance de la police, les éditions hollandaises de textes français ne vont cesser de se répandre dans tout le royaume. La prohibition qui les frappe les recommande à l’attention des curieux. Elles contribueront grandement à la diffusion d’idées nouvelles, tant en France que dans la plupart des pays d’Europe. Bayle, dont le Dictionnaire historique, s’il eût pu être édité à Paris, n’aurait peut-être été connu ailleurs que d’un petit nombre de lettrés, acquiert, aux Pays-Bas où il s’était fixé, la réputation internationale qu’il méritait. Les ouvrages licencieux ne constituent alors qu’une faible partie de l’édition française expatriée. Protestants pour la plupart, les écrivains français ayant choisi de s’exiler sont rarement des amuseurs ou des fanfarons de vice. Mais comme la clientèle des libraires de Paris et de la province n’a pas perdu le goût des livres épicés, les écrits obscènes, peu nombreux sous le règne de Louis XIV, se multiplieront sous la Régence, des indus¬ triels de la plume étant allés s’installer aux Pays-Bas pour y faire imprimer des textes dont ils savent que le débit clandestin en France est assuré. La cour et la ville se disputent en effet tout ce qui fleure l’érotisme. En 1687, Mme de Montchevreuil, gouvernante des demoiselles d’honneur de Madame la Dauphine, découvrait un exemplaire de L 'École des filles dans la chambre des jeunes personnes confiées à sa surveillance. Soixante ans plus tard, une des filles de Louis XV, Madame Adélaïde, se laissera surprendre s’instruisant à quinze ans des choses de l’amour par la lecture de Y Histoire de Dom B.... portier des Chartreux. Tout au long du xvme siècle, la liberté d’esprit et la liberté des mœurs s’accentuent. Les ministres successifs renoncent presque à réprimer la littérature licencieuse. La police procède quelquefois à des saisies d’ouvrages ornés de gravures indécentes, mais aucune poursuite n’est diligentée contre les auteurs, les illustrateurs et les éditeurs de ces ouvrages. On se contente d’envoyer l’un de ces délinquants à la Bastille et de l’y retenir quelques jours ou quelques semaines, la durée de sa détention pouvant être très brève s’il compte des amitiés dans le monde de la cour, dans la magis¬
X / Préface trature, chez les gens de finance ou chez les gens d’Église, ce qui est le cas de beaucoup d’écrivains. Les libraires ne prennent même plus la précaution de soustraire aux regards des passants des livres dont la page de titre comporte une mention d’origine ostensiblement fallacieuse : à Paphos, à Cythère, à Suburre, au Vatican. Dès le début de la Révolution, la licence ira jusqu’à la plus vive grossièreté. Dans les galeries du Palais-Royal se vendent couramment des ouvrages intitulés Le Godmiché royal, Les Fureurs utérines de Marie-Antoinette, Les Fouteries chantantes ou les Récréations priapiques des Aristocrates en vie, La France foutue, « tragédie lubrique et royaliste», etc. Contrairement à ce que croient encore nombre de gens, ce n’est pas à cause de sa Nouvelle Justine suivie de Y Histoire de Juliette que Sade devait finir sa vie en captivité, mais parce que son internement avait été sollicité par sa famille, qu’alarmait la crainte de le voir dissiper ses biens. Certains historiens ont voulu faire honneur à l’Empire d’avoir ramené la littérature à la civilité. C’est prêter à Napoléon des scrupules qui lui étaient étrangers. Il a rétabli la censure parce qu’il n’admettait pas que ses décisions et ses actes fussent discutés, mais il ne lui avait pas déplu, à l’époque du Consulat, que Pigault-Lebrun fît imprimer des ouvrages licen¬ cieux où l’Église était moquée. Cela s’accordait alors à sa politique. Il lui était indifférent que le second consul fut un homosexuel avéré, Camba¬ cérès, qu’il devait d’ailleurs élever ensuite à la dignité d’archichancelier de l’Empire. Il n’en est venu à la répression de l’obscénité qu’à partir de la conclusion du Concordat, qui lui déléguait, le privilège de nommer les archevêques et les évêques. La Restauration, en matière de presse et de librairie, n’a pas eu à se pourvoir de moyens de contrôle et de répression. Il lui a suffi de mettre en œuvre ceux que lui laissait le régime impérial. Qu’elle en ait abusé — le recensement le prouve — des condamnations prononcées entre 1815 et 1830 contre des éditeurs coupables d’avoir fait réimprimer La Religieuse de Diderot, Les Liaisons dangereuses de Laclos et bien d’autres ouvrages déclarés contraires aux bonnes mœurs parce que s’y expriment des idées qui contrariaient le gouvernement et la prélature. La monarchie de Juillet se serait montrée, à cet égard, plus accommodante, mais menacée à son tour par ses adversaires, elle s’est trouvée amenée à traquer, elle aussi, les libraires et les imprimeurs. Plus vigoureusement combattu, le second Empire a déployé plus de zèle encore dans la tracas¬ serie. Il aurait pu n’exercer sa sévérité que contre les pamphlets politiques, mais pour se concilier le clergé, en grande partie légitimiste, il est allé jusqu’à déférer aux tribunaux, comme s’il s’agissait de publications obscènes, Madame Bovary et Les Fleurs du mal. Notons toutefois que la responsa¬ bilité d’aussi extravagantes poursuites judiciaires n’incombe pas aux seuls détenteurs du pouvoir : elle est partagée par des directeurs de journaux ou de revues qui, pour justifier leurs appétits de subventions et de rubans, se
Préface / XI posaient à tout propos en défenseurs de l’ordre établi et en professeurs de vertu. On peut juger diversement les ouvrages dont les auteurs ont dû comparaître en justice correctionnelle sous le second Empire ; du moins ne devrait-il pas y avoir de divergences sur le caractère de leurs dénoncia¬ teurs. Un Villemessant, un Bourdin étaient, à la lettre, des personnages nauséabonds. Leur activité eut pour effet d’inciter au repliement sur la Belgique des éditeurs comme Gay et son fils, ou comme Poulet-Malassis, qui, ne se mêlant pas de publications politiques, auraient dû pouvoir continuer de faire paraître en France des ouvrages que toutes les bibliothèques se disputent aujourd’hui. Qu’ils aient produit à Genève, à Turin, à San Remo et surtout à Bruxelles, des éditions beaucoup plus audacieuses que celles qui leur avaient valu des ennuis quand ils travaillaient dans leur propre pays, il n’y a pas à s’en étonner. On les avait contraints à se mettre hors la loi. Ils auraient pu alléguer, en manière d’excuse, l’alexandrin ridicule de Ponsard : « Quand la borne est franchie, il n’est plus de limites ! » La IIIe République, durant ses deux premières décennies, n’a pas observé plus de mesure que le second Empire dans l’application des lois relatives au livre. Elle était, il est vrai, administrée par des notables généralement fidèles à l’une ou l’autre des anciennes dynasties. Plusieurs des jeunes romanciers naturalistes de 1880, notamment J. K. Huysmans et Lucien Descaves, ont dû se faire éditer d’abord en Belgique. Isidore Liseux, libraire savant, modeste et consciencieux, a subi, à la même époque, plusieurs condamnations pour avoir fait imprimer à petit nombre d’excel¬ lentes éditions annotées de l’Arétin et de quelques autres satiriques italiens du xvie siècle, comme si les mœurs eussent été gravement blessées par la diffusion, à cent exemplaires, des Ragionamenti ou du Zoppino. Le parquet et les tribunaux ne trouvaient pas injuste de traiter de la même façon l’éditeur soucieux d’érudition et le fabricant de feuilles grivoises vendues à la criée sur les Grands Boulevards. Ils n’ont commencé à établir de distinction entre la littérature et la spéculation commerciale que dans les dix ou quinze années qui précédèrent la Première Guerre mondiale. Encore ne renoncèrent-ils plusieurs fois à poursuivre les ouvrages préfacés par Guillaume Apollinaire pour la Bibliothèque des Curieux que parce qu’ils ignoraient que les mêmes textes avaient déjà valu des peines d’amende à l’infortuné Liseux. S’ils avaient eu connaissance de ces jugements antérieurs, ils eussent probablement dépêché le nouvel éditeur en correc¬ tionnelle. Faute de pouvoir alléguer des condamnations antérieures, la législation leur imposait en effet, s’ils estimaient que des poursuites étaient indispensables, de soumettre à la cour d’assises l’appréciation du délit constitué par la publication d’un livre régulièrement édité et dont le dépôt légal avait été effectué dans les délais normaux. Il a été heureux, somme toute, pour les éditeurs des années 1900-1939 qu’aucun bibliographe n’eût
XII / Préface réellement complété le travail de Drujon, qui recense toutes ou presque toutes les condamnations dont des livres ont fait l’objet avant 1875. Comme nous l’avons dit plus haut, les pouvoirs publics préfèrent aujour¬ d’hui ne pas diligenter de poursuites contre des livres dont ils peuvent limiter le débit par des mesures administratives prises sans délai, sans débat, et immédiatement exécutoires. S’ils observent une relative discrétion dans l’emploi de ce subterfuge, c’est que la notion d’outrage aux mœurs est maintenant des plus imprécises. L’érotisme a cessé de scandaliser. La sexualité est devenue un sujet d’études parmi d’autres. Le présent diction¬ naire ne prétend pas fournir un inventaire complet de tous les ouvrages de langue française ressortissant plus ou moins largement à l’érotique : un tel inventaire serait d’ailleurs impossible. Nous espérons seulement n’avoir omis aucun des livres, aucun des auteurs — romanciers, conteurs, poètes, essayistes — qui, d’une manière ou d’une autre, ont mérité une place soit dans l’enfer des bibliothèques, soit à proximité de cet enfer. Nous avons également mentionné divers ouvrages qui, sans être brûlants, ne sauraient être négligés par qui s’intéresse à l’histoire littéraire des mœurs. Inutile de dire que ce dictionnaire est tout autre chose qu’une bibliographie. On s’en rendra compte à la lecture des notices qu’il comporte et où chacun de nos collaborateurs s’est attaché à rendre compte de ce que contiennent les ouvrages qu’il a examinés. Ni la Bibliographie des ouvrages relatifs à ïamour, établie par Gay et son fils, ni la nomenclature, par Apollinaire, Fleuret et Perceau, des volumes qui, en 1913, figuraient dans L 'Enfer de la Bibliothèque nationale, ne donnent systématiquement de précisions sur ce qu’on trouve dans ces ouvrages. La Bibliographie du roman érotique, publiée par Perceau en 1930, est çà et là plus explicite, son auteur y ayant cité ce que racontaient des catalogues de livres clandestins, mais elle ne concerne que les ouvrages de fiction en prose, et laisse de côté toute production antérieure au xixe siècle. Aussi sommes-nous en droit d’avancer que ce dictionnaire a son originalité. Loin de répéter tel ou tel biblio¬ graphe, il constitue en quelque sorte un inventaire descriptif et critique entièrement inédit. Pascal Pia.
PASCAL PIA Pascal Pia (1903-1979), né Pierre Durand, à Paris, d’une famille des Cévennes, est une figure aussi importante que secrète des lettres françaises du xxe siècle. Ayant perdu son père dans la guerre de 1914-1918, il quitte très tôt le foyer de sa mère et vit de petits boulots dès l’âge de quatorze ans. Autodidacte, doué d’une prodigieuse mémoire et d’une curiosité universelle, il publie ses premiers poèmes à seize ans sous le pseudonyme de Pascal Pia et donne quelques chroniques à la NRF. Il fréquente le milieu des libraires, collectionneurs, hommes de lettres, peintres et poètes qui font la gloire du Montmartre des années folles. Collaborateur discret du bibliophile Frédéric Lachèvre pour ses ouvrages consacrés au liber¬ tinage érudit, il passe ses journées à la Bibliothèque nationale et devient un des meilleurs connaisseurs de la littérature clandestine. Journaliste à La Lumière, à Voilà, au Progrès de Lyon, à Ce soir, puis à Alger Républi¬ cain, il se lie d’amitié avec Camus et entre, en 1942, dans la Résistance. Responsable national de Combat, journal alors clandestin, il en devient, à la Libération, le directeur, et il s’entoure de collaborateurs prestigieux, tels Camus, Nadeau, Colet, Grenier. Mais il quitte le quotidien dès 1947 pour devenir directeur du Rassemblement, organe du RPF. Il est par la suite rédacteur en chef du Journal du Parlement, puis de Carrefour, où il publie d’innombrables chroniques littéraires (un choix a été publié par Maurice Nadeau, Denoël, 1971, et un autre, en deux volumes, chez Fayard, en 1999 et 2000). Éditeur d’Apollinaire, de Baudelaire, de Cros, de Lautréamont, de Rimbaud, Pascal Pia est un spécialiste de la littérature de la deuxième moitié du xixe et du début du xxe siècle, y compris des livres de second rayon. Il s’est entouré d’une bibliothèque personnelle contenant plus de 20 000 titres (livres et périodiques). Malheureusement, ce fonds a été attiré
XIV / Pascal Pia hors de France; il est actuellement conservé à la Vanderbilt University, Tennessee. Pascal Pia a toujours été un solitaire, un insoumis. Ses passions étaient les supercheries littéraires et les livres interdits. Ainsi, la part qu’il prit dans le Dictionnaire des œuvres érotiques est plus que celle d’un collabo¬ rateur parmi d’autres. Le portrait le plus juste de Pascal Pia a été tracé par Roger Grenier dans Pascal Pia ou le droit au néant, Gallimard, 1989. R. K.
AVERTISSEMENT Le présent dictionnaire a pour objet l’essentiel de la littérature érotique de langue française, des origines à nos jours. Chacun de ces termes constitue un engagement dont il convient de préciser les limites. Érotique. Toute œuvre est justiciable d’une étude des motivations sexuelles inconscientes (les Oraisons funèbres au même titre que Les Liaisons dangereuses). Or, forte du défi qu’elle se porte inlassablement à elle-même, la lecture postfreudienne échappe au savoir totalisateur. D’un autre point de vue, un concept comme « approbation de la vie jusque dans la mort» (Georges Bataille) n’admet qu’un très petit nombre d’œuvres où l’érotisme implique nécessairement une problématique du mal, de la trans¬ gression, de la finitude. À elles (Laclos, Sade, Bataille, Klossowski) revient ici la première place. Mais la matière que nous avons réunie appelle une définition aussi large que : toute œuvre remarquable, ayant pour thème, apparent ou sous-jacent, l’amour physique — l’instinct sexuel et ses manifes¬ tations (déviations comprises). Il fallait aussi discerner, pour l’exclure, ce qui est seulement sensuel ou dérive d’un naturalisme indifférencié. En revanche, si élaboré ou masqué qu’il soit chez des auteurs aussi différents que Racine, Rousseau, Mallarmé et quelques autres, l’érotisme y atteint une telle violence, y joue un rôle si déterminant que l’ignorer, eût été déséquilibrer gravement cet ouvrage. Littérature. Tous les genres sont ici représentés : roman, poème, théâtre, essai, à l’exclusion des traités purement scientifiques. Aux confins de cette littérature: d’une part, les pamphlets politiques et anticléricaux; d’autre part, les «curiosités» (ouvrages à prétentions historiques, morales ou théologiques, pittoresques et édifiants).
XVI / Avertissement Essentiel. Les œuvres ont été retenues pour leur valeur littéraire, psychologique et philosophique, mais aussi pour leur intérêt du point de vue de l’histoire des mœurs, que cet intérêt naisse de leur contenu ou qu’il soit lié aux circonstances de leur publication, aux vicissitudes de leurs auteurs. Le cas échéant, il nous a paru opportun de présenter une œuvre dépourvue de valeur intrinsèque mais dont le succès a constitué, à un moment donné, un phénomène sociologique (fétichisme d’époque, mode, mythe) digne d’être étudié en lui-même. De langue française. La littérature érotique de langue française, l’une des plus riches d’Occident, justifie tout un volume. Certaines exceptions ont été faites en faveur d’auteurs français écrivant en latin. Somme toute, notre propos est des plus modestes. Nous souhaitons seulement apporter un complément aux dictionnaires, histoires et manuels actuellement en usage. De nos jours, un homme cultivé peut encore, sans rougir, tout ignorer d’un secteur fort important de notre littérature, que les tabous et les préventions n’ont cessé d’occulter. Le temps est peut-être venu de rendre justice à quelques chefs-d’œuvre inconnus, méconnus ou que leur réputation a défigurés. C’est, du même coup, faire justice d’un grand nombre de produits qui doivent tout leur prestige à l’ombre où on les tient. L’originalité du présent ouvrage apparaîtra d’autant mieux qu’une abondante bibliographie existe sur le sujet. Encore les travaux les plus importants remontent-ils à la fin du siècle dernier et au début du nôtre. Malgré de nombreuses imperfections, fort explicables en ce domaine, ils font encore autorité. Or, si le fonds érotique, dans sa matérialité, a donné lieu à toutes les coquetteries (sinon à toute la rigueur) de l’érudition biblio- philique, il est rare qu’un auteur se risque à donner le moindre aperçu sur le contenu des œuvres répertoriées. Conçus au rebours des sèches notices de catalogue, les articles que nous avons rassemblés sont essentiellement des comptes rendus de lecture. Grâce à une analyse des thèmes ou de la trame romanesque, grâce aux citations, c’est la substance même de cette littérature que nous donnons à apprécier. La bibliographie n’a pas pour autant été négligée. La brièveté des renseignements fournis à cet égard ne doit pas être prise en mauvaise part. Le chaos de la production licencieuse, auquel ont contribué de tout temps l’anonymat des œuvres, la clandestinité des éditions et des contrefaçons, la fantaisie des libellés, l’effronterie des attributions, relève d’une science éminemment conjecturale. Dans bien des cas, le silence nous a paru préfé¬
Avertissement / XVII rable aux hypothèses, parfois ingénieuses, souvent gratuites, des spécia¬ listes. Fondé sur la lettre même des œuvres qui en sont l’objet — et, dans cette mesure, inattaquable —, ce répertoire analytique et anthologique sera pour le bibliothécaire, pour le chercheur, pour l’étudiant, un instrument de travail sûr et commode, un indispensable «usuel». L’illustration a été puisée dans les éditions originales ou postérieures et, en l’absence d’éditions illustrées, parmi les œuvres graphiques qui entre¬ tiennent les plus étroites affinités avec les textes présentés dans notre dictionnaire. Remercier tous ceux qui nous ont aidés à le réaliser dépasse, ici, l’ordre de la simple courtoisie. Que MM. Pascal Pia et Robert Carlier trouvent, au seuil de cet ouvrage qui leur doit tant, l’expression de notre profonde gratitude. Mode d’emploi. Le grand nombre d’œuvres anonymes et d’attributions hypothétiques a imposé le classement par ordre alphabétique de titre, chaque titre étant considéré comme formant un seul vocable. Exemples : Amou[r a]postat {L ’) Amou[rs] Amou[rs s]ecrètes de M. May eux {Les) Amou[r v]énal (L ') L’article défini est rejeté à la fin du titre. Les œuvres homonymes sont classées subsidiairement dans l’ordre alphabétique des noms d’auteur : Contes!de Hamilton. Contes!de Vasselier. Citée ailleurs que dans l’article qui lui est consacré, l’œuvre est précédée d’un astérisque : l’*Abbé C. Les vers cités sont imprimés à la suite et séparés par des barres obliques ; dans les textes en prose, ces barres signalent les alinéas. Une table de renvoi, figurant à la fin du volume, orientera les recherches du lecteur dans le cas 1° où une œuvre est connue sous plusieurs titres; 2° où, sous le titre et à propos d’une œuvre principale, sont analysées d’autres œuvres qui s’y rattachent. Une table, in fine, regroupe les œuvres par noms d’auteur. Quand l’illustration qui accompagne l’analyse d’une œuvre provient d’une des éditions auxquelles celle-ci a donné lieu, le titre de cette œuvre est rappelé en légende et placé entre guillemets.
Ont collaboré à ce dictionnaire, conçu et réalisé par Gilbert Minazzoli, avec le concours de Pascal Pia et Robert Carlier, d'après la documentation réunie par Nathalie L ’Hopitault : Robert Abirached; Jacques-Pierre Amette; Yves de Bayser; Martial Beauvais ; Yves Benot ; Jacques Bens ; André Berry ; Yvonne Caroutch ; Jean Chalon ; Claude Michel Cluny ; Danielle Collobert ; Victor Del Litto; Jean-Pierre Deloux; Jean-Dominique Devaud; Pierre Dournes ; Claude Fournet ; Jean Freustié ; Xavière Gauthier ; Dominique Grandmont; Jacques Guillerme; Paul Jérôme; Hubert Juin ; Paul Kesseler ; Rémy de La Soudière ; André Laude ; Quentin Lefebvre; Jean Lempert; Bernard Noël; Pascal Pia; Jean-Paul Ponthus ; Georges Préjean ; Patrick Reumaux ; Michel Rostain ; Alain Royer ; Fernande Schulmann ; Pierre Silvain ; Marc de Smedt ; Uccio E.-Torrigiani. Pour l'édition de 1971
DICTIONNAIRE DES ŒUVRES ÉROTIQUES
ABBÉ C. (L') Roman de Georges Bataille (1897- 1962]. Publié en 1950. Ce que nous vivons, ce que nous pensons, tout se dérobe, nous laissant la nostalgie d’une totalité qu’un dieu seul pourrait satisfaire. Mais dieu est mort (l’idée de dieu) parce que nous savons bien que tout ce qui s’engage dans le temps est condamné à périr. Il n’y a d’étemel que le non-commence¬ ment, ou l’absence — cette absence innommable que nous pressentons au bout de nous-même, en ce lieu où le cœur nous manque. Autrefois, quand dieu faisait la somme, rien n’était défi¬ nitivement perdu, car chacun pouvait entretenir l’illusion de participer à sa plénitude ; maintenant, depuis que sans aucun doute le concept et le temps sont liés et ne cessent ensemble de se perdre, il ne nous reste que le déchirement de nous savoir irrémédiablement relatifs et mortels. Et désormais, la souverai¬ neté que l’homme trouva dans la pléni¬ tude, il s’agit pour nous de la tirer du déchirement : 1 ’Abbé C. nous y engage — ou du moins est-ce une de ses lec¬ tures possibles, car une œuvre de Bataille n’est jamais univoque. (Par ailleurs, si les romans de Bataille sont «érotiques», c’est que l’érotisme est l’expérience la plus évidente du déchi¬ rement — de la « fente ».) L 'Abbé C. est à la fois le roman d’un certain abbé C. et l’abc d’une certaine méthode, la forme même du livre, c’est- à-dire son tissu romanesque, jouant entre ces deux niveaux du récit le rôle que tient le corps entre l’expérience et la réflexion. Le texte est ainsi un orga¬ nisme qui agit et qui réagit, cependant que les expériences auxquelles l’écri¬ vain l’oblige et s’oblige le portent à un état d’excès, qui les découvre entière¬ ment. L’étrange est qu’alors le roman devient le lieu de la plus grande sim¬ plicité, comme la nudité, mais qu’à ce comble d’éclat, le désir de savoir aveugle le lecteur, comme le désir de posséder aveugle l’amant. Rage et sim¬ plicité caractérisent tous les romans de Bataille, de L ’*Histoire de l ’œil à *Ma mère, et leur lecture est une épreuve qui fait perdre la tête pour la chan¬ ger. Au niveau romanesque, L'Abbé C.
4 / Abécédaire des filles et de l'enfant chéri met en scène deux frères jumeaux : Charles C. et l’abbé C. (Robert). Charles est un libertin; l’abbé est un fidèle, chez qui la fidélité à sa prêtrise ne rend que plus vive la tentation de la lubricité, d’où une déchirure, qui en lui faisant perdre la plénitude, l’amène à épeler l’abc d’une autre connais¬ sance. Charles a pour complice de ses débauches Éponine, laquelle voudrait séduire l’abbé parce que cette conquête comblerait son vice en le portant, croit- elle, à sa plénitude. Le désir d’Éponine rencontre celui de Charles, qui, mis à la question par la résistance de son frère, pense que sa chute le renverra au contraire à son niveau : le refera son double. Charles, ce faisant, raisonne en simple jouisseur, car son libertinage ne transgresse rien ; Éponine est assez brû¬ lée par son désir pour devenir amou¬ reuse; l’abbé transgressera ce qui lui est interdit, mais pour «tomber» alors loin d’eux tous, car tombant de plus «Abécédaire des filles et de l'enfant chéri ». Vignette de Jules Pascin, Paris, 1924. © Adagp, Paris, 2001. haut, il ne peut aller qu’au fond. («Étant prêtre, il lui fut aisé de devenir le monstre qu’il était. Même il n’eut pas d’autre issue. ») Le déchirement débride absolument l’abbé, qui vit sa débauche sans réserve, sans échappatoire, c’est- à-dire purement vers le bas, depuis l’avilissement d’aller déféquer sous la fenêtre d’Éponine en train de faire l’amour avec Charles, jusqu’à l’avilis¬ sement de la trahison : il « donne » aux Allemands les noms de Charles et d’Éponine — il les donne parce qu’il les aime, alors qu’aucune torture ne peut lui arracher les noms des résistants qui lui sont « étrangers ». Ce passage de la «sainteté» au comble du « mal » (vécu avec une fer¬ meté égale à celle de la sainteté) s’opère à travers une inversion du sens, qui rend les mêmes mots contradictoires. L’expérience de l’excès exige ce double excès du sens, car les mots ne peuvent se contenter de dire : ils sont cette vio¬ lence même qu’ils nomment, et qui n’a pas d’autre véhicule qu’eux pour se porter jusqu’au bout. Vouloir unique¬ ment ep rendre compte, c’est essayer de se tenir en leur milieu, alors qu’ils vous emportent ; leur résister équivaut à laisser passer le sens ; les suivre, à s’y perdre. La trajectoire de l’abbé C. passe par un «malaise», un «écœurement plus désirable que la vie » pour débou¬ cher sur un « bonheur » fait de la suffo¬ cation même de cet écœurement, dont la pratique est justement l’abc du bon¬ heur en question. Le sens se referme sur lui-même, se dérobant à celui qui voudrait le décrire sans le vivre. Et c’est en quoi la démarche de ce livre est par excellence érotique : il utilise éros pour donner au lecteur la tentation d’aller dans son sens ; il n’est pas plutôt connu qu’il ranime le désir de le re¬ connaître. B. N. ABÉCÉDAIRE DES FILLES ET DE L'ENFANT CHÉRI Poèmes, non signés, de Pierre Dumar- chey, connu sous son pseudonyme de
Pierre Mac Orlan (1882-1970). Publiés en 1924. Vingt-cinq majuscules et leurs motifs déploient, dans leur somme, une fresque de priapées, tel un modeste chemin de croix. Ces représentations, anonymes, figurent sur les pages de gauche. Leur faisant face, chaque fois un quatrain, en lui-même presque toujours sans relation aucune avec la lettre en cause. « Abécé¬ daire» est donc ici façon d’écrire. Quant aux textes eux-mêmes, leur mot à mot n’a rien de dévergondé. D’autre part, eux aussi se présentent sans signature. Ce qui autorise à les attribuer à Pierre Dumarchey tient à quelques détails du décor d’époque, et bien sûr à ce qu’on est convenu de nommer la magie du style. Faisant face à la lettre E, le qua¬ train gravé comme un graffiti : « La jambe du milieu, discrète,/Me rappelle le bataillon,/Ninon-la-Gaieté, Nancy/Et le prêt du cabot clairon.» Et faisant face à la lettre M, la plus humble eau- forte. Le carnaval érotique oublié, il y revit quelque chose des Flandres : « Sur ce pont, passent les lanciers :/Ceux de Bruges, orange et bleu./Sous les arches les cygnes dévorent/Le carillon éparpillé. » M. B. ACADÉMIE MILITAIRE (L'J ou les Héros subalternes. Chroniques imaginaires de Claude Godard d*Au- cour (1716-1795). Publiées en 1749. Il n’y a dans cet ouvrage que peu de passages dignes de piquer la curiosité des amateurs de littérature érotique; toute vraie crudité en est exclue ; l’au¬ teur se limite à dépeindre des situations galantes, souvent cocasses, dans les¬ quelles soldats et gradés se trouvent engagés. Le parti de bannir la rhéto¬ rique triomphaliste de la caste aristo¬ cratique fait le principal mérite de ce morceau de critique sociale. La narra¬ tion des peines et des mérites obscurs laisse filtrer dans ce carnaval militaire une intention polémique. Mais l’auteur est autrement dur pour le clergé dépeint comme «un tas de fainéans [...] dont Acajou et Zirphile / 5 tout l’emploi est de n’en point avoir». Il persifle très conventionnellement les maris, assortissant la raillerie de calem¬ bours jouant de la terminologie des sièges : « Autrefois prendre une ville n’étoit rien et prendre une femme étoit quelque chose... aujourd’hui c’est le contraire. Jamais, je crois, les places, comme les fronts des maris, ne furent flanquées de tant d’ouvrages à cornes. » Cependant, homme de lettres raté, le narrateur a conservé un goût de délica¬ tesse, comme en témoigne ce fragment de rêve : « Mon héroïne, négligemment couchée sur un lit de repos, la tête tour¬ née sur un double coussin, m’invitoit par les noms les plus tendres à passer dans ses bras : je ne me fis prier qu’au¬ tant de tems qu’il falloit pour rendre mes désirs plus vifs. Je suis délicat en amour, et fais toujours l’assaisonne¬ ment de mille petits préliminaires qui ne laissent pas que d’avoir leurs agré- mens. » Effet d’une hâte d’écriture, le décousu de la composition est rece¬ vable si l’on se persuade qu’il rend compte de l’indécision du narrateur entre les « deux chemins qui conduisent à la gloire : les lettres et la guerre ». J. G. ACAJOU ET ZIRPHILE Conte de Charles Pinot Duclos, dit Duclos (1704-1772). Publié en 1744. C’est un récit féerique un peu leste qui ridiculise le conte de fées, et s’en prend, Duclos étant moraliste de pro¬ fession, aux usages du monde. Acajou et Zirphile a une histoire. C’est un pari qui avait été fait dans la compagnie libertine de « ces messieurs ». Un fami¬ lier du cercle, le comte de Tessin, ministre de Suède en France, avait com¬ posé une fantaisie sur le mode badin : Jaunillane. Boucher avait illustré ce texte, et une douzaine d’estampes furent tirées. Là-dessus, Tessin dut repartir vers le nord, et le livre ne parut pas. Il fut question d’inventer un récit qui cadrerait avec les estampes de Bou¬ cher. L’abbé de Voisenon en fit deux ; Caylus, un. Duclos, écrivant Acajou et
6 / Adamite (L') Zirphile, emporta la palme. Son récit fut publié avec les gravures, et aussitôt Favart en fit un opéra-comique. H.J. ADAMITE (L'| ou le Jésuite insensible. Bref exposé ano¬ nyme de la doctrine et des aventures du jésuite Roche. Publié en 1684, et repu¬ blié parfois à la suite de * Vénus dans le cloître, dont il est contemporain et parent par l'esprit. Après une sorte d’introduction qui s’en prend aux complications de la théologie, aux excès des moines (« Ces impuissants volontaires et ces inutiles au monde»), et surtout aux jésuites, on arrive à la doctrine définie en dix maximes par le jésuite Roche, à Reims, et dont le principe est la condamnation de la pudeur; les maximes exigent que chacun, homme ou femme, se dénude ou contemple la nudité de l’autre sans honte et sans trouble. Car «plus on acquiert et l’on forme d’habitude contre cette embarrassante pudeur, plus on approche de la perfection, la honte fai¬ sant toute l’imperfection que nous avons à vaincre». Selon qu’elles découvraient seulement quelques parties de leur corps ou davantage, ou enfin toutes, les dis¬ ciples du père Roche étaient donc plus ou moins avancées en l’état de perfec¬ tion. L’histoire, cependant, finit mal, par suite, à ce qu’il semble, de rivalités entre les disciples elles-mêmes, et l’af¬ faire est découverte. Bien que l’exposé soit aussi concis qu’il se pouvait, il n’en est pas moins visible qu’il tend à assurer aux maximes naturistes du jésuite la publicité qui convenait. Et la tendance de l’auteur lui-même était sans doute favorable à cette « nouvelle doctrine » — laquelle a pour lointains antécédents l’hérésie des nudistes du 11e siècle et les théories de sectes de «lucifériens» apparues en Europe centrale au XIIIe et au xve siècle, mais, en fait, dérive plus directement de l’esprit de la Renaissance. Y. B. ADÈLE DE COMM... ou Lettres d'une fille à son père. Roman de Nicolas-Edme Restif de La Bretonne (1734-1806], Publié en 1772. Aventures mélodramatiques où se mêlent, dans la plus grande confu¬ sion, récits de mariages, substitutions d’enfants, révélations et dénouements toujours heureux. L’auteur annonce : «Intéressant tableau d’un père, qui se conduit avec sa fille de manière qu’elle ne puisse voir dans le monde personne de plus vertueux, qui l’aime davantage ; personne qu’elle puisse regarder comme plus digne d’être aimé, d’avoir sa confiance, de l’éclairer. » Toujours pour¬ suivi par ses désirs d’inceste, Restif abonde cette fois dans le sens de la vertu. Le sentiment qui rattache père et fille est ici des plus purs, tendresse où l’équivoque se révèle pourtant : lorsque la filiation légitime d’Adèle est un ins¬ tant mise en doute au profit d’une autre jeune fille, Restif lui propose le mariage. L’auteur n’arrive jamais à dissimuler parfaitement sa mauvaise foi. Bien que dans cette longue et ennuyeuse corres¬ pondance, l’érotisme soit pour ainsi dire àbsent, on y retrouve encore les traces de fétichisme : « le pied qui fixe tous les regards », « une élégante chaus¬ sure, tantôt molle et voluptueuse, tantôt plus galante, tel un soulier, qui dessine un pied souple et délicat». Dans le monde de la vertu, où Restif par¬ fois s’installe assez maladroitement, en opposant sans nuance les bons et les méchants, une âme vertueuse est tou¬ jours sauvée, même au prix de l’invrai¬ semblable. Adèle succombe aux assauts du comte d’Ol... : « J’étais sans défiance de moi-même, ni de lui, malgré ses entreprises qui croissaient de plus en plus [...]. Je le sentis alors me presser avec une ardeur, ou plutôt une témérité [...] ensuite, je ne sais comment, il osa !... » Point de faute, car Adèle a été mariée secrètement, et à son insu ! Effet de son humour, ou de son ennui pour des aventures assez peu conformes à ses
Aimienne / 7 Gravure de Binet pour un ouvrage de Res- tif de La Bretonne. Paris, 1789. goûts véritables, Restif fait dire au comte: «Tout le monde est si plato¬ nique ici, qu’il faut bien chercher dehors quelqu’être qui soit un peu du parti d’Épicure. » D. C. ADVANTURES DE LA COUR DE PERSE (les) divisées en sept journées où, «sous des noms estrangers», sont racontées plu¬ sieurs histoires d'amour et de guerre, parj. D. B., 1629. Ces aventures garanties d’époque, dans lesquelles la ligne de démarcation entre la grande et la petite histoire est joyeusement et souventes fois franchie, pour la plus grande gloire du commé¬ rage considéré comme un des beaux- arts, ont le mérite d’être contées par un témoin de marque, puisque sous les ini¬ tiales de J. D. B. se cache Jean Baudoin, éditeur, et que sous Jean Baudoin se cache Louise-Marguerite de Lorraine, demoiselle de Guise, devenue plus tard princesse de Conti. La scène se passe quelque vingt années auparavant, en Ecosse, peu après le retour de la belle Marie Stuart, veuve de notre regretté François II, puis en France où s’ouvrent et se ferment les règnes agités nuit et jour d’Artaxerxès (Henri III) et d’Er- gaste, le bon ouvrier en toutes choses (Henri IV vert, sinon galant). La famille de Guise, il faut bien le dire, a le très beau rôle, qu’il s’agisse d’Alcidor (le duc), de Florizee (le che¬ valier) ou de Daphnide (Louise-Margue¬ rite elle-même) dont Stéphanie (Gabrielle d’Estrées), Cloridan et Floridan (le duc de Bellegarde et le prince de Joinville), sans parler d’Olinde et de Trophile (la comtesse de Guiche et le duc de Mayenne), ne cessent de piétiner les chambres, les antichambres et les plates- bandes. Alcidor y laissera même sa peau. Vu par le bon côté de la lunette — la transparence des noms égalant la transparence vestimentaire — ce voyage en Perse laisse toute une société à nu. D. G. AIMIENNE ou le Détournement de mineure. Roman de Tinan (Jean Le Barbier de Tinan, 1874- 1898], Publié en 1898. Personnage central, Raoul de Val- longes, jeune écrivain. Sa maîtresse, Odette. Celle-ci en voyage en Italie, avec le mari. Une fillette aborde Vallonges, près du Palais-Royal. C’est Aimienne («mais on m’appelle Mimi»). Elle a quitté sa famille. C’est-à-dire son père et ses jeunes sœurs. La mère est morte, mais la maîtresse du père, jalouse, lui flanque des gifles. Vallonges héberge Aimienne chez lui. Il veut protéger son innocence. Elle-même déclare sa voca¬ tion de la noce. Il est vrai, en sainte ignorance. Vallonges cède son lit à Aimienne. Lui dort mal dans un fauteuil. Des jours passent. Aimienne veut deve¬ nir sa maîtresse. Vallonges est moqué par ses amis. Une de ses anciennes maîtresses propose à Aimienne de la conseiller. Vallonges se décide à parta¬ ger son lit avec la fillette. Elle a quatorze ans et demi. Long baiser. Épuisements sublimes (dans ce seul baiser). Espé-
8 / À la feuille de rose, maison turque rances entrevues. Quatre jambes qui s’entrecroisent. Alors Vallonges retourne à son fauteuil. Jean de Tinan a trans¬ posé dans ces pages une aventure de sa vie. Un jour, il hébergea une jeune vagabonde dont il ne savait rien. C’était la fille de J.-H. Rosny aîné. Le roman finit là, inachevé. Une manière de postface signée H. A. (Henri Albert) restitue le dénouement, d’après des notes laissées par l’auteur. La maî¬ tresse rentre d’Italie. Vallonges rend la gamine à son père. Celui-ci n’est pas tant touché que désireux de répéter son numéro socialiste. Lui-même est parle¬ mentaire, et dans le cours du livre avait déclaré «Il n’y a pas à réprouver la presse pornographique car elle ne cor¬ rompt que les enfants des bourgeois. » Quant à Jean de Tinan, sans doute se moquait-il de tout dénouement, en ce sens du moins que son ouvrage épouse « la vie ». Une manière de longue chro¬ nique, avec une méthode. Du reste, Aimienne se présente comme une suite à un premier roman, Penses-tu réussir ou les Diverses Amours de mon ami Raoul de Vallonges. Tel est l’essentiel de l’œuvre de Jean de Tinan, qui mou¬ rut à vingt-quatre ans. Il y faut ajou¬ ter des marges assez substantielles : L ’* Exemple de Ninon de Lenclos, * Maî¬ tresse d’esthètes (signé Willy), des chro¬ niques d’époque. Aujourd’hui, Jean de Tinan ferait penser à Musset, Jacques Bens, Jean Fayard. Noter aussi l’in¬ fluence décisive de Sterne. M. B. À LA FEUILLE DE ROSE, MAISON TURQUE Farce de Guy de Maupassant (1850 1893). Publiée en 1945. Cette pièce, jouée pour la première fois en 1875, a attendu soixante-dix ans pour être imprimée, et encore à deux cent vingt-cinq exemplaires : tirage presque confidentiel. Sa paternité, long¬ temps contestée, est aujourd’hui cer¬ taine. Maupassant l’a légitimée par cet aveu, la meilleure des preuves : « Nous allons, quelques amis et moi, jouer une pièce absolument lubrique [...]. Inutile de dire que cette œuvre est de nous. » Un de ces amis, Léon Fontaine, a précisé : « Lejeune écrivain tenait la plume, mais chacun y apportait son grain de sel.» Maupassant a donc préparé le rôt, ses camarades l’ont saupoudré d’épices. La maison turque est, en réalité, la mai¬ son de Zoraïde, Turc qui accueillait au bord de la Seine une clientèle moins respectable que La * Maison Tellier et dont Flaubert écrivait dans L ’Éducation sentimentale : « Ce lieu de perdition [...] projetait un éclat fantastique. » Le thème et le lieu de l’action sont donc fournis par Flaubert et l’on peut voir dans le sujet une sorte de nouvelle Éducation sentimentale que Maupas¬ sant a voulu placer également sous « l’ombre du grand marquis » (de Sade). Un jeune couple, nouvellement marié, vient de sa province à Paris pour passer sa nuit de noces. Cherchant un hôtel, il se trouve hébergé dans une maison close. La pièce commence avec un sémina¬ riste lavant des capotes. On assiste ensuite au défilé des pensionnaires et des habitués, instituant une sorte de gui¬ gnol obscène. Les jeunes gens passeront de l’un à l’autre, du simple débauché au perverti. Les personnages les plus curieux, qui annoncent certains anti¬ héros de Beckett ou de Ionesco, sont un vidangeur qui se partage entre les débor¬ dements des cabinets et les exigences du sexe et un bossu assez vicieux. Mais le dialogue est faible : de cette scatolo¬ gie se dégage une drôlerie pesante et lugubre. Sur les circonstances dans lesquelles cette œuvre fut représentée en 1877 pour la seconde et dernière fois, Pierre Borel qui l’a éditée, le peintre Maurice Leloir chez qui elle fut jouée et Edmond de Goncourt, dans la partie de son Journal restée inédite jusqu’en 1956, fournis¬ sent des indications intéressantes. L’as¬ sistance était de choix : Zola, Flaubert, Tourgueniev, Goncourt. Seuls avaient été invités «les hommes au-dessus de vingt ans et les femmes préalablement déflorées», suivant l’expression même
À la recherche du temps perdu / 9 de Maupassant. Goncourt raconte que les rôles féminins étaient tenus par des jeunes hommes travestis, « avec la pein¬ ture sur leurs maillots d’un large sexe entrebâillé ». Flaubert, ne portant qu’un gilet de flanelle (celui de Bouvard et Pécuchet ?) en assurait la mise en scène. Ce spectacle aurait-il paru innocent à l’époque de Hairl Dans les débuts austères de la Répu¬ blique bourgeoise, il ne pouvait que scandaliser. Ainsi Edmond de Goncourt s’indigne-t-il dans son Journal : «Je me demandais de quelle absence de pudeur naturelle il fallait être doué pour mimer cela devant un public [...]. Le mons¬ trueux, c’est que le père de l’auteur, le père de Maupassant, assistait à la repré¬ sentation. » Goncourt rapporte le juge¬ ment de Flaubert : « C’est très frais. » Et il ajoute : « Frais, pour cette salauderie, c’est vraiment une trouvaille.» Si cette « salauderie » ne contribue, certes, en rien au mérite littéraire de Maupassant, elle n’en apporte pas moins des indications révélatrices sur un aspect de son carac¬ tère ainsi que sur ses relations avec Flaubert. Toutefois, il semble qu’Ed- mond de Goncourt se fasse ici l’écho d’une rumeur invérifiable. Rien ne per¬ met de savoir si Guy de Maupassant était un enfant adultérin. En tout cas, le véritable père n’a pas été Flaubert. P. D. À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU Cycle romanesque de Marcel Proust (1871-1922), cpmprenant : Du côté de chez Swann, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Le Côté de Guermantes, Sodome et Gomorrhe, La Prisonnière, La Fugitive, Le Temps retrouvé. Publié de 1913 à 1927. Dès son apparition, au début de l’œuvre, dans laquelle les notations et les rapports s’enchevêtrent indissocia¬ blement, l’érotisme est donné d’emblée dans la forme et dans la nature que Proust va privilégier. La forme est liée presque exclusivement à l’exercice du regard, «à la fenêtre duquel se pen¬ chent tous les sens, anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait toucher, captu¬ rer, emmener le corps qu’il regarde et l’âme avec lui» (Du côté de chez Swann). Et le narrateur, encore adoles¬ cent, et que le baron de Charlus vient de fixer «avec des yeux qui lui sor¬ taient de la tête », un moment plus tard devient sans le comprendre un voyeur — ce qu’il ne cessera plus d’être, fut- ce par personnage interposé. L’éro¬ tisme que le hasard dévoile à l’enfant, dans l’odeur du printemps normand, il le retrouvera beaucoup plus tard, dans les affres de la jalousie, quand, après avoir tenu « Albertine prisonnière sous [son] regard», il imaginera comment, avec des femmes, elle le trompe. La révélation ici du saphisme à l’occasion des jeux surpris de la fille de Vinteuil et de son amie va nourrir tout au long du cycle ce ressort du comportement qu’est la jalousie. Ouverture d'À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann éclaire, avec cette seule scène, ce que sera l’érotisme proustien (n’oublions pas les yeux de Charlus), fondé essentiellement sur l’inversion, et nourri par le désir de voir. Le regard est le sens majeur, c’est lui qui crée un rapport, furtif ou pressant selon le lieu, le moment, les êtres en présence. Ce qui échappe au regard est transféré à l’imagination par la jalousie, c’est-à- dire par sado-masochisme : ce seront les souffrances de Swann, et les tour¬ ments du narrateur, trompés tous deux par des femmes (Odette, et Albertine, ou Gilberte) qui aiment les femmes. Dans cette première scène où l’éro¬ tisme affiche ses couleurs — celles de Gomorrhe, auxquelles se mêleront bien¬ tôt celles de Sodome —, la profanation de l’image du père (Vinteuil) est une délectation comparable, dans sa nature, à celle de Charlus, prince de lignée royale, se faisant fouetter par des porte¬ faix (Le Temps retrouvé). Mais les inten¬ tions érotiques sont inverses : pour les deux jeunes filles, c’est le transfert d’une révolte, le besoin de crier victoire au nez de la société («quand même on
10 / Album zutique (V) nous verrait, ce n’en est que meilleur»), alors que le baron furtif descend se vautrer avec ceux qui ne sont, aux yeux du faubourg Saint-Germain, que «la canaille»... Bravade et déchéance qui ne seraient que ridicules si Proust ne nous livrait une clé qu’il serait bon d’accrocher à la porte de bien des livres : «Il n’y a guère que le sadisme qui donne un fondement dans la vie à l’es¬ thétique du mélodrame. » C’est encore le regard qui fait se comprendre, et se rejoindre, les invertis des deux sexes dans ce monde à la fois préoccupé de paraître et de dissimuler : Charlus ainsi devine Morel sur un quai de gare, et se voit deviné par Jupien (alors que le narrateur les épie) ; mais l’allié le plus précieux de l’œil, c’est le temps, qui impitoyablement détruit les masques, et rassemble les fils de cette tunique de Nessus qu’est la jalousie. Tout est signes (même la manière de prononcer un oui, ou un non), mais qui aussi s’inversent — ou se renversent : ainsi « cette passion mystérieuse [pour Albertine], je l’éprouvais encore mais, par une interversion de signes, dans le domaine de l’horreur» (Sodome et Gomorrhe). Le paraître est presque toujours le contraire de l’être éro¬ tique : la virilité affichée d’un Charlus « femelle » ; les deux amies lesbiennes s’aimant sous les yeux des maris {La Prisonnière) ; Saint-Loup entretenant Rachel, mais courant les garçons et troussant un liftier, puis s’éprenant de Morel une fois marié... A mesure que les écrans protecteurs sont renversés (par les imprudences, les racontars, les yeux dessillés, le temps révélateur), l’érotisme manifeste sa vraie nature ou, plus exactement, dans une œuvre qui appartient encore trop au xixe siècle pour avoir pu rejeter toutes ses idées reçues, l’érotique d’une certaine homo¬ sexualité et de ses aberrations, dans lesquelles «même dans la plus folle l’amour se reconnaît encore» {Le Temps retrouvé). C’est toute une époque qui se reflète dans l’œil du narrateur, avec ses dandys monoclés, ses demi-mon¬ daines de Lesbos, ses maisons de passe — monde où tout est codifié, dont le déchiffrement, à travers les signes visibles qui renvoient le reflet inversé des apparences, révèle un immense dépérissement, et suscite le besoin de regarder vers le passé, de se sauver par la mémoire (seule véritable posses¬ sion). Ce n’est plus, aux prises avec le temps, qu’une sexualité affolée par la montée de la mort. Et Proust écrit alors, dans La Fugitive (qui est l’avant-der¬ nier livre) : « A partir d’un certain âge, nos amours, nos maîtresses sont filles de notre angoisse. » C. M. C. ALBUM ZUTIQUE (L7) Recueil de poèmes, pastiches, apho¬ rismes, bons mots, etc., dus, ou attri¬ bués, à Léon Valade, Arthur Rimbaud, Charles, Henri et Antoine Cros, Ger¬ main Nouveau, Paul Verlaine, Henri Mercier, Ernest Cabaner, André Gill, Raoul Ponchon, Charles de Sivry et Jean Richepin, principalement. — Les cher¬ cheurs, entre autres Pascal Pia — auteur de deipc éditions présentées et annotées de L’Album zutique — semblent pen¬ ser que les textes furent écrits par ces poètes à partir de l’automne 1871. Envi¬ ron un an plus tard le groupe était plus ou moins dispersé. Plus de réunions périodiques; plus d’écrits d’occasion, de lectures drôles, etc. L’existence de L ’Album zutique est devenue publique en 1936 à l’occasion d’une mise en vente de livres et manuscrits, à Paris. La première publication ne devait avoir lieu qu’après guerre. Dans la perspective érotique et à ne s’en tenir qu’aux attri¬ butions qui semblent élucidées, citons le « Sonnet du Trou du Cul » publié en 1903 dans le recueil posthume de Ver¬ laine, *Hombres (mais la lecture du manuscrit révèle un apport de Rimbaud), et les « Remembrances » du même Ver¬ laine (quoique la signature soit donnée à François Coppée, cet abruti étant l’une des têtes de Turc du groupe : «Lorsque j’étais petit enfant, j’avais
Aline et Valcour / 11 «Album zutique». Fac-similé. Ce croquis est très probablement de Verlaine lui-même. Il semble que Verlaine se soit efforcé de don¬ ner à l'onaniste de ses « Remembrances » le profil de François Coppée (P. P.]. coutume,/.../De me branler avec cette bonne pensée/D’une bonne d’enfants à motte de velours./Depuis je décalotte et me branle toujours») — une parodie brève (trois strophes de cinq vers) des Fêtes galantes de Verlaine par Rimbaud — une autre parodie de cet ouvrage, mais de Germain Nouveau sous la forme d’un sonnet, dans lequel un par¬ fum se mêle: «Au brusque jet des pines, si savant/Qu’il fait trembler les âmes en extase/Et s’humecter d’amour chaque divan/Et se pâmer les fleurs au bord des vases ! » — des sonnets mono¬ syllabiques (l’un surtout, où Charles Cros fait dialoguer Tristan et Yseult), — le « Sonnet de la Langue » de Ger¬ main Nouveau, dont voici le premier tercet « Je voudrais être femme, et dési¬ rée, afin/De t’offrir un retrait, le plus intime, ô fin/Et vorace animal doué d’une âpre vie»; — le pastiche d’un sonnet des * Fleurs du mal par Ver¬ laine, — mais surtout les très belles «Remembrances d’un vieillard idiot» de Rimbaud, que la pure citation éro¬ tique déséquilibrerait. M. B. AUNE ET VALCOUR ou le Roman philosophique par Dona- tien-Alphionse-François de Sade (1740 1814). Le livre porte en sous-titre : «Écrit à la Bastille un an avant la Révolution française». De fait, plusieurs années séparent le début de la rédaction de la mention que Sade en donne dans son Catalogue rai¬ sonné de 1788. Les premières pages dateraient de l’achèvement du rouleau des *Cent vingt Journées de Sodome (28 novembre 1785) et l’impression de l’œuvre sera reculée jusqu’en août 1795 (entre-temps Sade fait un séjour dans les prisons républicaines tandis que l’éditeur auquel il avait confié le manuscrit est guillotiné, si bien qu’il ne récupère ses papiers — qu’il vou¬ drait d’ailleurs remanier — que le 5 décembre 1794). Ailleurs le roman est présenté comme le «fruit de plu¬ sieurs années de veille». Dans un aver¬ tissement titré « Essentiel à lire », Sade s’explique ainsi : «L’auteur croit devoir prévenir qu’ayant cédé son manuscrit lorsqu’il sortit de la Bastille, il a été, par ce moyen, hors d’état de le retou¬ cher; comment, d’après cet inconvé¬ nient, l’ouvrage, écrit depuis sept ans, pourrait-il être à l’ordre du jourl» Sade se considère comme un précur¬ seur de la Révolution. Il l’a annoncée. Il tient à ce qu’on le reconnaisse. Pourtant son roman philosophique se présente plutôt comme la somme romanesque de tout un siècle. L’ambition sadienne ici n’est pas éloignée de La Nouvelle Héloïse, de *Jacques le Fataliste (inconnu à l’époque), de Candide. Avec ceci en plus que Sade ne cherche pas à refaire ce que le xvme siècle finissant s’acharne
12 / Aline et Valcour «Aline et Valcour». Paris, 1795. à délayer. Au contraire, l’auteur tente une « œuvre universelle » où sa pensée philosophique et politique serait mêlée à la fiction, à toutes les possibilités que le roman du xvme permet ou a per¬ mises. D’où les dimensions de l’œuvre. D’où la complication des situations. D’où le fait, particulièrement, que le roman philosophique est un roman double, une double histoire où les fic¬ tions se mêlent jusqu’à l’invraisem¬ blance. Ainsi l’amour d’Aline et de Valcour est-il doublé par celui de Léo- nore et de Sainville. Dans un cas, l’his¬ toire simple et tragique d’un amour impossible; dans l’autre, l’aventure impossible d’un amour réalisable. Dans les deux cas (et c’est l’histoire du livre), deux destinées confrontées à des puis¬ sances obscures : naturelles et humaines. Soit que les éléments s’opposent à l’union de Léonore et de Sainville, soit que le président de Blamont, l’une des créations les plus monstrueuses de Sade, empêche celle d’Aline et de Valcour. Une même puissance nocturne. Là où la nature renonce à persécuter (Léonore et Sainville feront le tour du monde avant de se retrouver), l’homme (le pré¬ sident de Blamont) ira jusqu’au bout. Les deux amants (Aline et Valcour) ne seront réunis que par la mort. Ce qui fonde la persécution du prési¬ dent de Blamont envers sa propre fille, c’est encore l’inceste. Marier Aline au grotesque financier Dolbourg revient pour le président à nier toute vie pos¬ sible en dehors de ses désirs ; la prosti¬
Allouma / 13 tution de sa femme et de sa fille à son esclave réalisera l’accouplement mons¬ trueux qui consiste «à adapter à un volume épais de matière (Dolbourg), l’âme la plus déliée et la plus sensible (Aline) ». Ici la quête du mal que carac¬ térise le président de Blamont pren¬ dra toute sa mesure, tout son pouvoir de dérision. Il écrit à Dolbourg (lettre xliv) : «N’est-il pas affreux, dira-t-on, de chercher des plaisirs avec celle qu’on accable de chagrins? Elle ne conçoit pas la liaison de tout cela, la chère dame; elle n’entend pas que l’ébranlement causé par le chagrin sur la masse des nerfs détermine sur-le- champ à la volupté, dans les femmes, les atomes du fluide électrique, et qu’un individu de ce sexe n’est jamais plus voluptueux que quand il est saisi dans ses pleurs. » Il s’exclame un peu plus loin, s’adressant encore à Dolbourg : « Si tu savais que le plaisir que je cherche avec toi n’est nourri que du charme piquant de te tromper [...] que ton erreur [...] que ta bonhomie [...] que la manière enfin dont je te rends ma dupe, compo¬ sent tout le sel que je trouve aux volup¬ tés dont je m’enivre...» Dolbourg est la victime au même titre qu’Aline ou que sa mère. Le président de Blamont reste le maître, celui qui fomente l’or¬ donnance des choses, un dieu, comme il l’écrit dans la lettre lu, qui n’a de cesse qu’un grotesque soit l’heureux époux de toute sa famille pour ainsi jouir dans l’inceste du «plaisir des dieux». Mais Blamont, c’est aussi l’ab¬ sence, l’impossible devant lequel tout doit plier et qui n’est rien d’autre qu’une loi forcenée, qu’un principe de mort. À la fin du roman, le seul personnage qui ne change pas (que rien n’atteint), c’est encore le président. En exil, il continuera ses débauches et sa fille (cette fois la fille légitime, Léonore, celle qu’une substitution avait enle¬ vée à Blamont pour l’imbroglio de l’action) subviendra aux besoins du monstre. C. F. ALLELUIAH (L'| Œuvre de Georges Bataille (1897- 1962). Publiée en 1947, puis rééditée en 1961 à la suite du Coupable pour for¬ mer le tome II de la «bomme athéolo- gique». Ce petit livre porte en sous-titre : «Catéchisme de Dianus», et est com¬ posé de réponses à une femme dont les questions sont laissées en blanc. Il constitue en effet un enseignement au centre duquel est l’érotisme. Mais qu’est-ce que l’érotisme? Non pas la recherche du plaisir, mais le seul appro¬ fondissement du désir à travers une expérience rageuse de l’obscénité, de la bassesse, du rien. Il s’agit de faire crier le désir en nous jusqu’à ce déchi¬ rement du corps, dont l’avidité conteste les limites de notre condition. «Le désir demeure en nous comme un défi au monde même qui lui dérobe infini¬ ment son objet. » Le désir entraîne for¬ cément la mise à nu : il dévoile la « fêlure » et déclenche chez les amants « le délire de déchirer et d’être déchiré». Sa force brisante interdit l’assouvisse¬ ment, interdit l’apaisement lâche du plaisir, car sans trêve elle rouvre ce vide insatiable qui est en nous l’envers du ciel. L’érotisme est donc l’art de refuser toute satisfaction : il devient ainsi une méthode de connaissance qui a pour moyen la transgression du plai¬ sir, et pour but le développement de notre pouvoir d’exiger de nous-même ce que nous ne sommes pas. A ce point d’ouverture (le déchirement) naît un effroi, qui est la chute dans «l’horreur de l’être», mais qui se double, indici¬ blement, d’une «gaieté d’ange», car cette peur fait rire — d’un rire éperdu, puéril, insensé, qui est Yalleluiah du désir. B. N. ALLOUMA Nouvelle de Guy de Maupassant ( 1850 1893). Publiée en 1889. Le boulevard parisien, la campagne normande, les bords de Seine, mais aussi ceux de la Méditerranée sont les
14 / Almanach des honnêtes femmes décors familiers de Maupassant. Il fut un des premiers à décrire avec précision et exactitude la sensualité des Arabes mais aussi celle des Européens en Afrique du Nord. Ici le conteur évoque ses rapports sexuels avec la maîtresse de son serviteur Mohammed. Elle s’ap¬ pelait Allouma. «Je ne l’aimais pas — non — on n’aime point les filles de ce continent primitif. Entre elles et nous, même entre elles et leurs mâles natu¬ rels, les Arabes, jamais n’éclôt la petite fleur bleue des pays du Nord [...]. Aucune ivresse de la pensée ne se mêle à l’ivresse sensuelle que provoquent en nous ces êtres charmants et nuis.» Et pourtant Allouma, comme l’Afrique, exerce un envoûtement «par le bien- être discret dont elle baigne tous nos organes ». Allouma fait des fugues, puis revient. Le narrateur lui est attaché comme à une bête, « une bête à plaisir qui avait un corps de femme». Mais, une nuit, Allouma s’en va et Moham¬ med répète qu’elle est partie pour tou¬ jours, reprise par l’existence nomade. «Voilà un amour dans le désert», conclut Maupassant qui demande à celui qui est censé lui avoir conté cette his¬ toire : « “Si elle revenait ?” Il mur¬ mura : “Sale fille !... Cela me ferait plaisir tout de même.” » Malgré la min¬ ceur de l’intrigue, Maupassant ajoute une terra incognita à la carte, non du Tendre, mais de l’érotisme: l’Afrique et sa fascination animale, son désert de l’amour. P. D. ALMANACH DES HONNÊTES FEMMES pour l'année 1790. Attribué à Sylvain Maréchal (1750-1803). Publié en 1790. Il ne fait aucun doute que cette attaque plus venimeuse que drôle ne peut être imputée à Sylvain Maréchal, lequel songeait, il est vrai, à des alma¬ nachs de ce genre. Il les fit. Il avait montré, dans la grivoiserie, une audace des plus rares. Il avait publié, en 1788 probable¬ ment, le Dictionnaire d’amour, ouvrage audacieux, avouant pour auteur : le Berger Sylvain. La même année, 1788, il livre aux protes L ’Almanach des hon¬ nêtes gens, dont il fera, après la publi¬ cation du Testament du curé Meslier, un Dictionnaire (en 1791). Dans ce Dictionnaire, il s’insurge contre l’im¬ putation qu’on lui fait du présent ouvrage : « Ce pamphlet ordurier est une grossière parodie de l’almanach des honnêtes gens : production morale et philosophique qui n’était pas desti¬ née à servir de modèle pour de telles infamies.» Le personnage de Sylvain Maréchal est assez mal connu, généra¬ lement. Il semble, à le mieux connaître, qu’on puisse sur ce point lui faire confiance. Quoi qu’il en soit, ceX Alma¬ nach des honnêtes femmes est mal¬ venu, et ne comporte que des traits faibles. H. J. ALOISIAE SIGCEAE... SATYRA SOTADICA Alias : Dialogues de Luisa Sigea, Meur- sius, L'Académie des dames, etc. Nicolas Chorier, Dauphinois, né à Vienne en septembre 1612, docteur en droit de l’université de Valence en 1640, marié à Lyon en 1642, avocat dans sa ville‘natale de 1643 à 1659, installé à Grenoble sur la fin de cette année, avocat de la ville, procureur du Roy, accusé un jour de concussion, acquitté en 1675, mort, après certains ennuis non tous étrangers à ses ouvrages, le 16 avril 1692, n’ayant que de quelques voyages à Paris coupé une vie stu¬ dieuse de juriste et d’historien, est l’au¬ teur, seulement soupçonné de son vivant, aujourd’hui reconnu sans conteste, des Dialogues de Luisa Sigea, écrits en latin, imprimés à Lyon en 1660. Le titre exact est : Aloisiae Sigœae Toleta- nae Satyra Sotadica de arcanis amoris et Veneris. Aloisia hispanice scripsit, latinitate donavit Joannes Meursius V. C. L’illustrissime Satire sotadique sur les arcanes de l’Amour et de Vénus était aussi présentée, au départ, comme l’œuvre espagnole de Luisa Sigea, mise en latin par Jean Meursius : person-
Aloisiae sigœae... Satyra sotadica / 15 Gravure de Mellan. nages qui ont d’ailleurs existé, Luisa ou Aloysia Sigea comme fille d’hon¬ neur royale, née à Tolède vers 1530 et morte vers 1560 après avoir tenu à la cour de Lisbonne une place importante. Jean II Meursius comme humaniste né à Leyde en 1613, mort en 1653. De son attribution, par une supercherie insou¬ tenable, à ces respectables personnages, le livre a gardé les appellations fami¬ lières d'Aloysia ou de Meursius, sans que, bien entendu, on doive en charger la mémoire de l’un ni de l’autre. La première édition ne comportait que six dialogues, le sixième, comme ajouté, étant d’ailleurs paginé séparément. Le septième n’apparaît que dans l’édition publiée sous la rubrique d’Amsterdam, sans doute à Genève en 1678, et por¬ tant à la suite du titre primitif : Editio nova Emendatior et auctior, accessit colloquium ante hac non editum Fes- cennini ex ms. recens reperto. Une édition datant des environs de 1680 porte le titre, appelé à reparaître souvent, d’Elegantiae latini sermonis. Une première traduction en français a paru à Grenoble, dès 1680, et dans la seconde moitié du xvme s’est répandue une adaptation de l’abbé Terrasson : L’Académie des Dames ou les Sept Entretiens galants d’Aloisia. On trou¬ vera aussi le Meursius français ou l’Académie des Dames. Les rééditions latines de Pierre Moet (1767) et de Meunier de Querlon (1774) désignent pour la première fois le véritable auteur. La démonstration sans réplique n’en a toutefois été administrée qu’à la fin du xixe siècle, lorsque Alcide Bonneau, sous un anonymat de pure convenance, publia les Dialogues de Luisa Sigea ou Satire sotadique de Nicolas Chorier, prétendue écrite en espagnol par Luisa Sigea et traduite en latin par Jean Meursius, édition mixte franco-latine (Liseux, 4 vol. in-16, 1881) puis l’an d’après, chez le même éditeur, les Dia¬
16 / Aloisiae sigœae... Satyra sotadica logues de Luisa Sigea... Texte latin revu sur les premières éditions, et tra¬ duction littérale, la seule complète, par le Traducteur des Dialogues de Pietro Aretino (4 vol-in-80; Musée secret du Bibliophile, n° i. Nous ne savons pas si, depuis, le Meursius et son auteur ont fait — avec le relais de B. de Vil¬ leneuve, éditeur en 1910 dans la Bibliothèque des Curieux, n° I, d’une traduction expurgée et décolorée — l’objet d’une étude plus circonstanciée que celle dont nous avons accompagné en 1959, au Cercle du livre précieux, une sévère révision de la traduction d’Alcide Bonneau sous le titre : Des Secrets de l 'Amour et de Vénus, Satire sotadique de Luisa Sigea de Tolède, par Nicolas Chorier, Préface d'André Berry. Nous ne saurions, dans une analyse sommaire de l’ouvrage, que reprendre nos propres termes. Les sept dialogues de la Satire sota¬ dique (ainsi dite de Sotadès de Maro- née, dit le Cinédologue, auteur du temps de Ptolémée Philadelphe cité comme licencieux par Athénée) sont de lon¬ gueur très inégale. Dans le premier : «l’Escarmouche», deux jeunes Ita¬ liennes, Tullia et Ottavia, l’une déjà mariée avec un certain Callias et l’autre, sur ses quinze ans, à la veille d’épouser un certain Caviceo, échangent des pro¬ pos sur ce que connaît la plus expéri¬ mentée et ce qui attend la plus jeune. Dans le second : «Tribadicon», Tullia, en même temps qu’elle fournit dans la causerie les révélations essentielles, initie Ottavia au plaisir saphique. Dans le troisième : «Anatomie», Tullia ren¬ seigne Ottavia sur les instruments, la mécanique et les termes de l’amour. Dans le quatrième : «Le Duel», Tullia fait part à Ottavia des expériences phy¬ siques de son mariage avec Callias. Le cinquième est intitulé «Voluptés». Ottavia, tout en poursuivant le jeu les¬ bien, livre à Tullia le détail intime de ses récentes noces avec Caviceo. Inter¬ vient, seulement évoqué, l’important personnage de Sempronia, mère d’Ot- tavia. C’est tout un « retour en arrière », appelant une autre histoire : celle des relations de ladite Sempronia et d’une Lucrezia, d’une Vittoria, de Tullia elle- même avec un jouvenceau du nom de Giocondo — et une autre histoire encore : celle des étranges pénitences de la jeune Ottavia, soumise par sa mère à un fustigateur plus ou moins stoïcien, Teodoro. Le sixième dialogue «Façons et Figures », est le plus déplaisant et le plus décousu. Quatre personnages sont réunis : Tullia, Ottavia et deux liber¬ tins, Lampridio et Rangoni, qui essaient avec elles toutes les postures. Deux digressions, d’ailleurs à reprise : les rela¬ tions antérieures de Tullia avec trois hommes étrangers au dialogue, et celles de Lampridio et de Rangoni avec une certaine Laura. Un préfet trouble dis¬ crètement les jeux : presque toute la fin est remplie par une longue dissertation de Tullia sur divers sujets intéressant l’amour, dont la sodomie. Le septième dialogue, « Fescinnini ou Historiettes » est un pot-pourri d’histoires à bâtons rompus que se racontent Tullia et Otta¬ via. Il s’agit d’une sorte d'Art d'aimer entrelàrdé d’anecdotes et de récits. Le lendemain d’une fête chez une certaine Alienor, Ottavia, au cours d’une jour¬ née de conversation, raconte sa nuit: occasion pour elle de multiplier les « his¬ toriettes» sur les personnes présentes et sur ses propres aventures, occasion pour Tullia (mais non toujours pour elle seule) de raisonner sur les questions amoureuses. À noter, parmi les épisodes : les amours parallèles d’Ottavia avec le phi¬ losophe Teodoro et de Sempronia avec le philosophe Crisogono, les amours du faux jardinier Pedro avec les nonnes et la supérieure, les amours de Lucia avec le jeune domestique Juan, les amours d’Ottavia avec le petit Roberto, déguisé une fois en fille, une autre fois en Cupi- don, les amours de Lucia et de Judit, les amours de Margarita avec son pré¬ cepteur Luiz et son mari Don Manuel, les amours de la chaste Clemenza et de
Ambigu / 17 Padilla, les amours de Françoise de Foix et de François Ier. A relever, parmi les sujets d’entre¬ tien : les diverses parties du corps fémi¬ nin, les voluptés buccales, l’étroitesse et la largesse des femmes, les rapports existant entre certains traits du visage et certains organes, les moments les plus favorables à l’amour, la fréquence des rapports, les mouvements à obser¬ ver, les postures favorables, la nudité dans l’art, les livres érotiques, les amours contre nature, les relations des jeunes gens avec les femmes, les vêtements, la pudeur, etc. Une Italie directement empruntée aux Ragionamenti de l’Aré- tin, fournit le décor des six premiers dialogues. Chose remarquable, l’Es¬ pagne, dans le septième, a remplacé une Italie qui pouvait paraître, sous une plume prétendue espagnole, peu vrai¬ semblable. La qualité étrangère des per¬ sonnages n’est jamais, au demeurant, qu’une couverture. Mis à part ce qui est strictement livresque, il est hors de doute que Chorier a pris ses modèles dans la société dauphinoise ou lyonnaise, voire dans la parisienne, pour peu qu’il ait eu connaissance de cette dernière. Si, honorée au cours des siècles d’une longue persécution, sensible dans le peu qui nous est resté d’éditions pour¬ tant très nombreuses, YAloysia reste pour Nodier le «livre infâme» qu’on ne touche que du bout des doigts ; For- berg, dès 1824, «ne sait pas ce qu’il faut y admirer le plus, ou de l’élégance du style ou de la gaîté et de la grâce du badinage, ou de l’art suprême avec lequel l’auteur a su varier prodigieuse¬ ment un thème unique » ; Bonneau salue un livre « dont la place, s’il eût été plus répandu, aurait été immédiatement mar¬ quée parmi les plus étonnantes produc¬ tions d’une époque si féconde pourtant en chefs-d’œuvre». Le même mot de chef-d’œuvre apparaît sous la plume des auteurs (Apollinaire, Fleuret, Per- ceau) du Catalogue de VEnfer. B. de Villeneuve vante «une fiction pleine de documents sur les mœurs intimes des anciens et des modernes, au sur¬ plus empreinte d’une philosophie sexuelle très clairvoyante et très pra¬ tique, émaillée des maximes d’une morale sage». C’est, en effet, cette phi¬ losophie, cette morale alors si auda¬ cieuses, qui assurent à Chorier, sur l’Arétin même dont il s’inspire jusqu’à en être le pendant français, une supé¬ riorité indéniable. L’auteur de Meursius est moins un dépravé qu’un fouailleur de l’hypocrisie et un défenseur du droit naturel. Il pousse, d’autre part, avec énergie le procès de Sodome, celui du séquestre mystique, au profit de la liberté chamelle de la jeunesse, arri¬ vant à dire, je ne sais où, dans les admi¬ rables « Fescinnini » : « Les caresses d’une femme d’esprit persuadent mieux que Platon en personne.» Cet aspect éducatif de Chorier ne doit pas, selon nous, être négligé. Ne fait-il pas à cer¬ tains égards, en ce xvue siècle où la sottise sexuelle était de mise, figure de précurseur? Quand il n’y aurait pas d’autres droits, il devrait encore, pour ce que son œuvre renferme de haute¬ ment spéculatif, être sauvé du fumier où voudraient le maintenir les petits esprits. À côté des pages voluptueuses les plus élégantes qui aient jamais été écrites, à côté des pages les plus plai¬ santes qui aient jamais fait voir en pein¬ ture la luxure comique, Chorier offre, en effet, un grand nombre de passages dont les penseurs les plus huppés du Grand Siècle n’eussent pas rougi. Ce serait mal comprendre le Meursius que de saluer seulement en lui l’œuvre mère, l’œuvre maîtresse de l’érotisme classique. A. B. AMBIGU Recueil de cinq nouvelles de Robert Margerit (19101988). Publié en 1946. Robert Margerit est bien plus à l’aise dans la nouvelle que dans le roman. Son écriture parvient à une sobriété qui n’est pas sans lyrisme, ses propos se dépouillent. Avec «Au Verdelin» il
18 / Amélie de Saint-Far atteint même le niveau des plus grands. «Le Bal des voleurs» transforme une réunion du demi-monde en un ballet d’érotisme et de mort. «Un drame his¬ torique» révèle l’existence muette des mannequins, tout entière vouée à la religion du corps. «Ambigu I» dit les angoisses d’un travesti. «Ambigu II» jette une lumière trouble et prenante sur les mystères du sacrifice rituel, où la chair a sa part. J. L. AMÉLIE DE SAINT-FAR ou la Fatale Erreur. Roman de la com¬ tesse Félicité de Choiseul-Meuse. Publié en 1802 (voir notice biographique à *Julie ou j'ai sauvé ma rose). Selon la convention des romans de cette époque, et particulièrement des romans de cet auteur, les personnages se divisent en bons et en mauvais, en purs, innocents, angéliques et en cyniques, pervertis, débauchés. Ici, par exemple, Mme Durancy est dissolue et femme galante. Consciente de l’effet de ses charmes sur les hommes, elle en joue savamment, quitte à contrefaire momentanément les prudes, pour leur ravir fortune et nom. Elle sait surtout capter les hommes dans l’amour même : «Son délire est trop grand; il ne caresse pas, il ravage.» À l’opposé, Amélie, douce, tendre, naïve, ignorante et bien élevée, comme une demoiselle qui sort du couvent, est chastement éprise d’Ernest, son pendant mascu¬ lin, délicat, rougissant et respectueux. A l’opposé d’Ernest (puisque tout s’équilibre), le colonel Charles, terrible débauché, «tombeur» de femmes, cynique, décide de violer Amélie, car sa curiosité est piquée par la première femme qu’il n’obtient pas : «Une enfant me résiste.» Avec lui, sa complice, Mme Durancy, est « folle d’excitation » et, «dans l’ardeur de ses désirs», elle essaie «les postures les plus volup¬ tueuses ». Comme Charles, elle est atti¬ rée par la jeune innocence et réussit à séduire Ernest en persiflant : «Tu n’es pas un homme. » Alors, Ernest « lui fait sentir une colonne enflammée qui bon¬ dit sous ses jolis doigts. Le serpent écume de rage. » Entre les deux extrêmes se place M. de Saint-Far, vertueux veuf, bon mais faible, qui se trouve totale¬ ment sous l’emprise de Mme Durancy. La morale de l’histoire est donc, bien sûr, qu’il faut se méfier du « sexe » et de ses excès, l’ensemble étant écrit sur un ton précieux et souvent empha¬ tique : « Ils nagent dans une mer de délices et l’excès de leurs sensations leur fait enfin perdre le sentiment. » Ce roman est un échantillon remarquable du produit dont la comtesse avait le secret : une liqueur aphrodisiaque cou¬ pée d’eau-de-rose. X. G. AMIES (Les) Recueil de six sonnets de Paul Verlaine (1844-1896). Publié sous le manteau vers la fin de 1867 par les soins de Poulet- Malassis, et repris ensuite dans *Parallè- lement en 1889. C’est, au fond, un exercice d’école sur le thème du lesbianisme que Les *Fleurs du mal — révélées, elles aussi, par Poulet-Malassis — venaient de mettre à la mode chez les jeunes poètes de l’époque. L’imitation est par¬ ticulièrement évidente dans « Été » : « Elle a, ta chair, le charme sombre/Des maturités estivales», par exemple, ou encore: «Ta forte chair d’où sort l’ivresse/Est étrangement parfumée»; mais il est non moins évident que, si Baudelaire semble faire école, c’est pour devenir aussitôt un fournisseur de clichés. Des tentatives, maladroites, de dislocation rythmique ne parviennent pas à sauver les sonnets du «licencié Pablo de Herlanez » (ainsi était signé le recueil de 1867). Parfois, un passage annonce le langage dru de *Femmes et Hombres. Ainsi dans « Printemps » : « Laisse errer mes doigts dans la mousse/ Où le bouton de rose brille » ou encore dans « Pensionnaires » : « Et sa sœur, les mains sur ses seins, la baise. » Mais l’ensemble sent l’effort, et le scandale fait long feu. Y. B.
Amour apostat (L') / 19 AMI PATIENCE (I/) Conte de Guy de Maupassant (1850 1893). Daté 4 septembre 1883. Inspecteur des finances de passage à Limoges, le narrateur rencontre, dans une brasserie, Robert Patience, un cama¬ rade de collège, il découvre en lui un homme bruyant, comblé par le sort. L’inspecteur des finances se dit qu’il est un peu commun, ce type. Enfin, tout de même, un bon père de famille qui lui a confié: «J’ai quatre enfants, des mioches étonnants. Mais tu les ver¬ ras avec la mère.» Rendez-vous pris pour le lendemain midi. À l’heure dite, le haut fonctionnaire se présente au domicile de Patience. C’est cossu, d’as¬ sez mauvais goût. Et une atmosphère lourde. Le visiteur, introduit au salon, aperçoit par la fenêtre, se promenant dans le parc, trois femmes charmantes. Hélas, elles disparaissent derrière un bosquet. Le visiteur se détourne de la fenêtre. Arpente le salon. Trouve main¬ tenant à l’endroit une étrangeté point si déplaisante. Il découvre des estampes libertines, les contemple. Alors arrive Robert Patience. Et toujours bruyant, toujours comblé par le sort, mais avec dans les yeux une lueur d’amusement. Il ne va pas cacher l’origine de ses res¬ sources à un camarade de collège, tout de même ! Il fait un geste circulaire, comme pour embrasser la fortune de ces lieux. Enfin il déclare : « Et dire que j’ai commencé avec rien... ma femme et ma belle-sœur. » M B. AMOUR Aphorismes de Paul Léautaud (1872- 1955). Publiés en 1934. Pour Léautaud, l’amour sentiment n’existe pas, et cette absence est une fort bonne chose. Sans cet amour, qui consiste à «préférer un autre à soi- même», nous sommes indépendants et raisonnables. La sentimentalité, les pas¬ sions en général sont méprisables : «L’amour, c’est le physique, c’est l’at¬ trait charnel, c’est le plaisir reçu et donné, c’est la jouissance réciproque, c’est la réunion de deux êtres faits l’un pour l’autre. Le reste, les hyperboles, les soupirs, les “élans de l’âme” sont des plaisanteries, des propos pour les niais, des rêveries de beaux esprits impuissants.» En 1934, Paul Léautaud, encouragé par Ambroise Vollard et Édouard Vuillard, réunit ses idées sur l’amour dans une petite plaquette de luxe. Dans les phrases lapidaires et étincelantes d'Amour, l’auteur retrouve le brio des grands moralistes du xvme siècle. On pense surtout à Cham- fort, qu’il admirait tant. «Je suis un moraliste à rebours», dit-il. Il s’agit avant tout de dévoiler les mensonges, de rectifier les demi-vérités. Un écri¬ vain doit être réaliste, donc franc. Pour¬ quoi embellir les rapports entre les hommes et les femmes? Les rapports sont faits de cet amour « dont la haine mortelle des sexes est la base». P. K. AMOUR APOSTAT (L') Roman d'Augustin Delmas (1709-?). Publié en 1739. Le libertinage est enfant de l’Église. Plus que toute autre femme, une belle nonne est désirable, car la séduire, c’est défier les lois humaines et divines. Piètre sacrilège quand on sait par ailleurs combien elle songe à rompre ce vœu de chasteté qui l’a fixée au Sei¬ gneur. Avec quel art elle joue du voile et de la cornette pour émoustiller un prélat ! Telle cette abbesse d’âge tendre qui s’éprend du jeune de Lime au cours d’un pèlerinage et qui le poursuivra de ses assiduités jusqu’à Toulouse. Mais il préfère une jolie bénédictine qu’il abandonne bientôt à un abbé pimpant comme un Adonis. Jésuites et francis¬ cains se disputent d’ailleurs le plaisir de confesser les jeunes nonnes, et celles- ci, amoureuses du prochain comme de soi-même, leur rendent mille douceurs. De Lime et son ami du Mont s’épren¬ nent de Victoire et d’Araminte, mais cet amour est un obstacle à leur novi¬ ciat. Ils quittent la compagnie pour aller à leur recherche. Une grâce diabo-
20 / Amour aux colonies (L') lique les pousse et ils se jouent de maintes nonnes, mais ils seront frustrés tour à tour: on a beau être libertin, Dieu veille au grain. J.-P. P. AMOUR AUX COLONIES (L7) Ecrit pour « un petit nombre de gens stu¬ dieux chercheurs de l'immuable vérité», à qui elle est offerte ici sans voiles, dépouillée de ses oripeaux convention¬ nels. Publié en 1893 à Paris par le doc¬ teur Jacobus X. C’est un atlas amoureux des anciennes colonies françaises d’Asie, d’Amérique, d’Afrique et d’Océanie, étayé de cita¬ tions érudites, d’observations ethnolo¬ giques et de souvenirs personnels dans lesquels le puritanisme de mise ne le dispute qu’à la crudité du propos. Des fêtes salées des Chinois d’Indochine à la description des organes génitaux des Annamites, de l’opium pris en commun aux « mariages de la main gauche » et aux lupanars japonais, rien d’asiatique ne demeure étranger au lecteur et le «violon anal» comme le «hérisson chinois» ou «l’œuf à mercure» rejet¬ tent vite dans l’ombre les vertus aphro¬ disiaques traditionnelles des nids de salangane. Un développement particu¬ lier est consacré aux « labours en terre jaune», c’est-à-dire à la prostitution masculine dans l’ensemble de la pénin¬ sule. — L’humeur badine des dames créoles, quarteronnes et mulâtresses ouvre le chapitre américain, où la des¬ cription des organes génitaux nègres et câpres figure en bonne place. Les effets multiples de l’«aubergine enragée» précèdent de peu l’inventaire des per¬ versions antillaises des fonctionnaires français, tandis que l’auteur s’attache à comparer les mœurs respectives des Hindous de Guyane, des Arabes et des bagnards. Un chapitre à part traite des fricatrices et lesbiennes de la Marti¬ nique. — La beauté des négresses du Sénégal se trouve célébrée en tête des chapitres africains, où l’on peut se réfé¬ rer à une comparaison en règle des caractères morphologiques des Yolofs, Toucouleurs, Peulhs, Sarrakholais, Kas- sonkés, Malinkés et Bambara (le tirail¬ leur sénégalais). Des considérations sur l’esclavage, la polygamie et la condi¬ tion féminine ouvrent le chapitre des danses érotiques, bamboula des Yolofs, danse du ventre des Landoumans du Rio Nunez et «danse obscène» du massacre des blessés et de la mutilation des morts sur le champ de bataille. Les propriétés de la noix de kola sont pas¬ sées en revue, de même que d’autres subterfuges amoureux et les modalités de la défloration des négrillonnes par les indigènes Toubab. — Le voyageur océanien s’attache, d’abord, à la des¬ cription du physique néo-calédonien, en particulier celui des vierges canaques, avant de mettre en lumière le rôle des sorciers, tout à la fois bouffons et médecins, dans les cérémonies anthro- pophagiques où la danse érotique du pilou-pilou est reine. Polyandrie et pédé¬ rastie canaques, lesbiennes, fellatrices et bagnards entre-mariés précèdent alors l’analyse que fait l’auteur des causes du viol des femmes blanches décapi¬ tées lors des insurrections de 1868 et de 1878.' Une classification des tatouages mélanésiens ouvre le récit du sacrifice des veuves maories des îles de Tanna et d’Anatom. Le panorama s’achève sur les danses nocturnes de la «Nouvelle- Cythère» qu’est Tahiti, et enfin sur la journée, mais aussi les postures préfé¬ rées d’une vahiné de Papeete. D. G. AMOUREUSE INITIATION (L7) Roman d'Oscar Venceslas de Lubicz- Milosz (1877-1939), Lituanien d'expres¬ sion française. Publié en 1910. Très long, très envoûtant poème éro¬ tique d’amour impossible, où M. de Pinamonte, duc de Brettinoro, conte à un inconnu sa folle passion, dans une Venise du xvme, langoureuse et mor¬ bide, pour Annalena, jeune et belle aventurière, gourgandine peut-être, dé¬ barquée près des lagunes avec son frère Alessandro aux trop gracieuses manières. Brettinoro (quarante-cinq ans),
Amours / 21 résolu à se retirer dans la glorieuse cité déchue qui lui convient si bien, a conservé, insatisfait pourtant par la vie, toutes ses illusions. « Ma volupté même n’a jamais été autre chose qu’un dére¬ glement de l’imagination. Cruellement dupé dans ma recherche de l’amour pur, je me vengeais de mon âme en polluant mon corps. » Il arrive à Venise lourd d’un passé de débauches : « Mon sang amer et dou¬ loureux a charrié l’immondice romaine et la cendre de Sodome. L’ignominie de ma luxure coula sur la chair de l’en¬ fant, comme dégoutte de la fleur la bave horrible des limaces d’octobre. » Il avoue n’avoir jamais eu de courage si ce n’est pour s’avilir : « En dehors du vice, j’étais la timidité même. Je n’adressais qu’en tremblant la parole aux filles que j’outrageais quelque temps après de la façon la plus brutale et la moins natu¬ relle du monde. » À cette ensorceleuse de rencontre, prise de goût pour lui, il demandera d’exaucer ces rêves d’amour absolu, quasi mystique. Haine, abjec¬ tion, tendresse, extase, désespoir, dé¬ chéance sensuels alternent, bercés par Venise. De délire amoureux, Pinamonte en vient même à confondre amante et cité des eaux. Comment ne pas idolâtrer ces lieux ? « Escabeau velouté pour des genoux de la prière, [...] lacrymatoire précieux de toute l’amoureuse dou¬ leur humaine... » Pinamonte cultive la sombre flamme dévorante, drogué de sa maîtresse, harassé d’hallucinations où cadavre violé de monstres hideux renaît « impératrice des Gaupes et reine de Lesbos, invariablement étendue sur un visqueux monceau de vermine aveugle et de jeunes amoureuses éven¬ trées, présidant du haut de son trône excrémentiel et sanglant, aux funèbres visions de ma cervelle amollie». Les quelques éclairs de lucidité sont super¬ flus car boue et absolu se confondent. Brettinoro, sur le tard, surprendra Anna- lena en compagnie de son frère et de deux amis qui se livrent sur elle à des actes sans équivoque. Au milieu de ses ébats, la jeune personne est demeurée tout ingénuité, et M. de Pinamonte doit se joindre au groupe, par crainte du ridi¬ cule. Mais sa désillusion sera grande. «Que ne rompons-nous avec la sottise de considérer comme notre semblable une Eve dont nous ne connaîtrons jamais l’esprit ni la chair? Car que pouvons-nous espérer d’une créature qui nous sait demeurer fidèle dans le moment même qu’elle essuie le feu d’un corps de garde au complet?» À l’instant des adieux, d’une boulever¬ sante pudeur, deux vers lui reviennent en mémoire : «Ta femme, ô Loth, bien que sel devenue,/Est femme encor, car elle a sa menstrue. » Il faut signaler l’in¬ tense pouvoir émotionnel de ce roman d’une construction téméraire. «Aucun roman antérieur ne se présente ainsi, écrit André Lebois : d’une seule cou¬ lée, sans commencement ni presque fin, d’un cours continuel et toujours renou¬ velé, comme le Grand Canal.» D’une poé-sie sensuelle, onirique et baroque, ses images coulent à flux continu : « Je buvais le vin doux-amer de sa jeune volupté comme le Scythe boit la sève à même la blessure du saule.» Ici, la luxure initie au sentiment cosmique de la sexualité, lequel débouche sur l’ascétisme. Annalena est une épreuve envoyée par Dieu pour que s’accom¬ plisse l’ascension mystique du héros. De ses souillures surgira enfin l’illu¬ mination de l’amour vrai. «Tous les sentiments définis, toutes les amours personnifiées ne sont que les formes de manifestation de l’amour unique, d’un amour étemel qui est le principe de l’être. Quand donc viendra-t-il, le jour promis où le Solitaire, se penchant sur la foule des hommes, se sentira ému dans ses entrailles comme à la vue de la mer ou de la forêt ?» Y. C. AMOURS Livre de souvenirs de Paul Léautaud (1872-1956). Publié en 1906 dans le Mercure de Fronce puis repris en 1956 dans un volume d'«oeuvres complètes» avec Le * Petit Ami et In memoriam.
22 / Amour d'Anne d'Autriche (Les) C’est en amoureux tendre, sentimen¬ tal et naïf que l’auteur misogyne du Journal littéraire se dépeint dans ce livre. Il avait seize ans, elle en avait vingt. Paul est un soupirant adolescent, banal, timide, un peu niais mais d’une sincérité désarmante. Jeanne, sa maî¬ tresse, plus âgée et plus mûre, lui fait découvrir les enchantements de l’amour charnel. Le jeune homme est d’abord étonné, troublé et il n’y aura que des baisers. «Nous nous accordions mutuel¬ lement un assez vif onanisme, voilà tout. Je n’ai plus ces mouvements très présents à la mémoire, ou du moins le souvenir de mes sensations. Sans doute, notre imagination à tous les deux n’al¬ lait pas plus loin que ces jeux où moi je ne devais pas oser, et elle tout en y pen¬ sant fort devait hésiter à se décider.» Bientôt il habite dans la famille de Jeanne; la rousse capiteuse est son amante, pour de bon cette fois-ci. P. K. AMOURS D'ANNE D'AUTRICHE (Les) Ouvrage longtemps resté anonyme, mais dont la paternité semble devoir revenir à un certain Eustache Le Noble (1643-1711). Imprimé à Cologne en 1692. Parmi les nombreux libelles qui cir¬ culaient sur la reine de France dans la première moitié du xvne siècle (se reporter à la *Custode de la reyne, qui dit tout) la plupart lui attribuaient, en accord avec la rumeur publique, la plus grande intimité avec Mazarin lui-même. Les Amours d'Anne d'Autriche, qui prennent la forme d’une chronique tout aussi scandaleuse, ont ceci de particu¬ lier que l’amant qu’on prête généreuse¬ ment ou non à la reine (en la personne de son compatriote le comte Rant- zau) est supposé être le père réel de Louis XIV, qui serait ainsi le moins français des rois de France... Les amours d’une reine, ou comment Éros peut faire mentir les plus solides généa¬ logies. D. G. AMOURS (Les) DE CHARLOT ET DE TOI- NETTE «pièce dérobée à V...» (Versailles). Londres et Paris 1779-1789 (plusieurs édi¬ tions). La première édition de ce livre fut achetée à Londres par ordre de la Cour pour la modique somme de dix-sept mille francs et pilonnée à la Bastille. Quelques exemplaires de ce libelle de huit pages ont néanmoins pu échapper à la destruction, de même qu’à celle ordonnée en 1865 par le Tribunal cor¬ rectionnel de la Seine — condamna¬ tions motivées moins par le thème de l’impuissance de Louis XVI que par le récit des amours de Chariot (comte d’Artois, c’est-à-dire le futur Charles X) et de Marie-Antoihette, lequel offensait les bonnes mœurs et excitait les mau¬ vaises imaginations. La reine ne cesse d’attendre que sonne à nouveau le cor¬ don. Le comte lui-même n’attend guère. Mais c’est peut-être le personnage de Louis XVI qui retient pourtant le plus l’attention, et l’époque ne s’y trompa pas, qui répétait à son sujet avec l’au¬ teur: «On sait bien que le pauvre sire/Trois ou quatre fois condamné/Par la salubre Faculté/Pour impuissance très-complette/Ne peut satisfaire Antoi- nette./De ce malheur bien convaincu/ Attendu que son allumette/N’est pas plus grosse qu’un fétu/Que toujours molle et toujours croche/Il n’a de Vit que dans la poche/Qu’au lieu de foutre il est foutu/Comme feu le prélat d’An¬ tioche. .. » Le coup d’envoi était donné, et c’est dès lors par dizaines qu’on put compter livres et recueils sortis des «boudoirs secrets de la reine Marie- Antoinette». D. G. AMOURS DE LOUIS LE GRAND ET DE MADEMOISELLE DU TRON par Bontemps, Rotterdam 1697, à l'en¬ seigne de la Sphère. Ce pamphlet satirique fort rare, dirigé contre Louis XIV et indirecte¬ ment contre Mme de Maintenon, a été «condamné et supprimé» par mesure
Amours de Psyché et de Cupidon (Les) / 23 administrative sous la Restauration. Il conte par le menu l’aventure d’un vieux roi et d’une jeune demoiselle et comment un ecclésiastique de haut rang, qui n’est autre que le R. P. La Chaise, joue en tout bien tout honneur le rôle d’entremetteur. La même his¬ toire se trouve évoquée, assaisonnée de bon gros sel, dans les extraits de la correspondance, qualifiée par l’éditeur d’«allemande», de Mme Élisabeth- Charlotte de Bavière, duchesse d’Or¬ léans et mère du futur Régent, que l’on réimprima sous la Restauration sous le titre de Mémoires sur la cour de Louis XIV et de la Régence. Ces chro¬ niques mondaines que n’effraient ni la franchise ni la «rondeur» de l’expres¬ sion furent saisies par arrêt de la Cour royale, le 26 juin 1823, pour «outrages à la morale publique et religieuse». Les amours, même menées de main de prince, même préparées par son clergé particulier, se doivent de rester secrètes, même si elles ne le restent que rarement. D. G. AMOURS DE NAPOLÉON III (Les) ou le Lupanar élyséen dévoilé par Schoel- cher, représentant du peuple, Londres et Genève 1852, avec un frontispice représentant la tête de l'empereur des Français, formée de femmes nues dans des attitudes obscènes. Le livre valut tout d’abord un pro¬ cès retentissant de Schoelcher à l’au¬ teur véritable, Pierre Vésinier, lequel se réfugia à Londres après l’écrasement de la Commune de Paris. Interdit, il n’en continua pas moins de circuler sous le manteau, bien que les faits aient un peu perdu de leur actualité poli¬ tique. Les orgies de Badinguet et de ses complices avec leurs maîtresses et cour¬ tisanes constituent la trame d’un récit où la polémique n’étouffe pas tout sentiment, quand même ce sentiment serait d’indignation et d’horreur. Car ce Badinguet-là pousse le badinage au- delà de ses limites conventionnelles, et l’hypocrisie de la barbiche, l’attentat feutré aux mœurs, le sourire pornogra¬ phique y sont monnaie courante. L’au¬ teur n’épargne pas plus la femme de César que César lui-même. Auprès de Victor Hugo qui publie la même année son pamphlet, Napoléon le Petit, et au même titre que Rochefort, journaliste de La Lanterne, Pierre Vésinier se taille une place d’inquisiteur redoutable de la famille impériale. D’autres suivront son exemple en donnant au public des Nuits de Saint-Cloud, des Nuits de César, une liste des Femmes galantes de Napoléon, prêtresses de Vénus selon les uns, du diable selon les autres, et enfin un recueil des Amours d 'Eugénie. Les Amours de Napoléon ///, au milieu de toute cette littérature, restent l’at¬ taque la plus virulente qui ait été portée contre la vie privée de l’empereur et la plus riche en détails à faire rougir un brigadier. D. G. AMOURS DE PSYCHÉ ET DE CUPIDON (Les) Récit en prose mêlée de vers, œuvre de Jean de La Fontaine (162H 695). Paru en 1669. Chef-d’œuvre d’art baroque et reprise de l’histoire d’Éros et de Psyché (IIe siècle) d’Apulée. La Fontaine rema¬ nie et orne le thème, donne style et cadre nouveaux. Dans le parc de Versailles l’auteur, Polyphile (La Fontaine), livre son œuvre à trois compagnons, Tragé¬ die, Idylle, Comédie (Racine, Boileau, Molière — ou Chapelle). Les Amours de Psyché (vers et prose) mélangent les trois genres. Ni roman, ni poème, ni dialogue, ni conte, comble d’artifice, c’est une œuvre qui perpétue d’audace et de liberté délicieuses avec ses jeux de miroirs, l’antique fable du dieu épris d’une mortelle. Du mythe, du décor où évoluent Polyphile et ses amis, naissent incessamment des tableaux. La grotte magique de Thétis aux voluptueux jeux d’eaux, où « l’onde sert de flambeaux », nous fait pénétrer avec Psyché dans le palais de l’Amour, par la galerie d’un jardin dépouillé des vestiges d’une fête, celui des infortunes de Psyché exilée
24 / Amours de Psyché et de Cupidon (Les) de son paradis. On connaît l’histoire de Psyché : Vénus, jalouse de sa trop grande beauté, la fait conduire au som¬ met d’une montagne inhospitalière afin que s’accomplisse l’oracle qui veut qu’elle soit livrée à un monstre. Mais du séjour des hydres, elle est transpor¬ tée en grand deuil dans le palais de Cupidon où, servie par des nymphes soumises, elle connaîtra l’amour dans les bras du dieu toujours enveloppé de ténèbres, et qui lui interdit de chercher à voir ses traits, ce qui la désole, car elle ne peut jouir vraiment d’une pré¬ sence où les yeux n’ont aucune part. (Déjà, lorsque Vénus avait éloigné d’elle tous ses soupirants, elle se lamentait : « Les dieux ne t’ont pas faite pour être vue, puisqu’ils ne t’ont pas faite pour être aimée.») Coquette et curieuse, Psyché ne sait apprécier son bonheur en ce palais où tous ses vœux sont pourtant exaucés par une sorte d’en¬ chantement prophétique. Ses sœurs l’ayant convaincue que son époux est un monstre, elle désobéit à l’ordre divin, mais une goutte d’huile enflam¬ mée tombe sur la cuisse du bel endormi qu’elle contemple, et voici notre héroïne brusquement abandonnée dans une hor¬ rible contrée où elle aura tout loisir de méditer sur sa faute. Nous assistons aux efforts de Psyché pour reconquérir son amant perdu ; elle devra s’acquitter de tâches surhumaines imposées par Vénus, et dont la dernière consiste à rapporter des enfers une boîte qu’elle ne devra pas ouvrir avant de la remettre à la déesse. Comme Psyché cède une fois encore au démon de la connaissance, elle y gagne un visage d’Ethiopienne. À présent, c’est elle qui se dissimule aux yeux d’Éros retrouvé, alors que celui-ci voudrait maintenant l’aimer au grand jour. La même situa¬ tion qu’au début, mais inversée, se déroule au fond d’une grotte obscure. La jeune personne futile qui se conten¬ tait de se laisser adorer au commence¬ ment de l’histoire est devenue une amante qui a souffert, qui connaît le prix de la possession ; elle sait désormais que l’amour s’exalte dans l’absence, et que les biens invisibles surpassent l’illusion des apparences. Éros, touché par ses larmes, lui rend son teint de rose, lui pardonne sa désobéissance et l’impose comme son épouse aux dieux de l’Olympe, après en avoir fait une déesse. L’enfant qui naîtra de leur union sera la Volupté. Une certaine ironie vient parfois masquer la gravité du mythe de l’époux invisible connu dans la complicité des ténèbres d’une grotte, époux perdu à la suite d’une curiosité funeste, puis regagné après de terribles épreuves; on retrouve ici la trace du thème platonicien de l’âme en quête de divin, mais il s’agit également d’un voyage initiatique, et d’un rite amou¬ reux. Les péripéties de l’histoire rap¬ pellent maintes traditions : Pandore, Andromède, l’Oiseau bleu, le chevalier au cygne, Cendrillon, Mélusine. «Per¬ manente matière de rêve humain sur le symbolisme des amants liés par des tabous, enchaînés à d’obscures puis¬ sances, sur les risques et les sortilèges de l’amour, sur les secrets de la nuit, sur ta part d’inconnu et de songe à inclure dans toute relation passion¬ nelle. » (Jean Rousset). L’époux de Psy¬ ché cache sa nature afin «qu’après la possession, vous ayez toujours de quoi désirer». Ne lui confie-t-il pas que les dieux eux-mêmes, sous peine de s’en¬ nuyer, doivent toujours se créer quelque nouveau sujet d’inquiétude? Lorsque, métamorphosée par ses souffrances, Psyché retrouve enfin Cupidon, «elle se fut jetée à ses pieds si elle n’eût su comment on doit agir avec l’amour». Le livre s’achève sur un hymne à la volupté : « Ô douce Volupté, sans qui, dès notre enfance,/Le vivre et le mourir nous deviendraient égaux...» Et, plus loin: «... il n’est rien/Qui ne me soit souverain bien,/Jusqu’au sombre plai¬ sir d’un cœur mélancolique. » Y. C.
Amours de Zeokinizul (Les) / 25 AMOURS DE SAINFROID, JÉSUITE, ET D'EU- LAUE, FILLE DÉVOTE (Les) Histoire véritable. Roman anonyme publié à La Haye en 1729, chez Isaac van der Kloot. Bien qu’il exploite le thème tradi¬ tionnel du mauvais prêtre, dont le pro¬ totype est le jésuite hypocrite, ce récit, par ses aspects funèbres et sataniques, est déjà un roman noir. C’est un jeu pour un jésuite tel que Sainfroid de gagner la confiance de ses pénitentes. Toutefois, pour séduire la jeune Eula- lie, il lui faut user de stratagèmes et, en dernier recours, promettre le mariage. La présence d’un oncle défunt, enfermé dans son cercueil, ajoute aux délices de la possession. Cette union a des consé¬ quences prévisibles mais non inéluc¬ tables — l’avortement y portant à chaque fois remède. Sainfroid dérobe le trésor de l’église, fuit en Angleterre avec Eulalie et l’épouse. Là, il étend le champ de ses activités en ouvrant une pension pour étudiants. Trompée, bafouée, Eulalie démasque le fourbe et retourne en France, pleine de remords. Après avoir empoisonné une autre de ses victimes, enceinte elle aussi de ses œuvres, et mis le feu à la pension, Sain¬ froid disparaît avec une somme consi¬ dérable, sans plus laisser de traces que le diable en personne. Curieusement cette « histoire véritable » préfigure une célèbre affaire qui fut instruite deux ans après la première édition des Amours de Sainfroid. — v. *Procès de Jean- Baptiste Girard. P. J. AMOURS DE ZEOKINIZUL (Les) roi des Kofirons. Traduit de l'arabe du voyageur Krinelbol. Amsterdam 1746. Grand succès de librairie au xvme siècle puisqu’il fut réédité une dizaine de fois entre 1746 et 1770, l’ouvrage fut d’abord attribué à Cré- billon alors que l’auteur véritable se trouvait être Laurent Angliviel de La Beaumelle (1726-1773), signataire deux années plus tard de L’Asiatique tolé¬ rant, de facture sinon de contenu com¬ parable. Zeokinizul, c’est évidemment Louis XV, héritier de Zokitarezoul (Louis XIV) après une régence difficile. Présenté sous la forme d’un récit de voyage aux antipodes, mais dans un pays dont les mœurs et les inclina¬ tions sont, en effet, «fort semblables aux françaises», le livre conte de la façon la plus apparemment naturelle les amours successives du jeune roi, mis en présence de la belle Liamil (demoiselle de Mailly) par un entou¬ rage que sa fidélité platonique envers son épouse légitime inquiétait. Après Liamil, sa sœur Lenertoula (La Tour¬ nelle), soutenue par Jeflur (Fleury) qui ménage ainsi ses propres intérêts, sinon ceux de la patrie kofirane, entre dans cet étrange ballet côté cour et en ressort par la même porte, tandis que l’étoile de la Vorompdap (Pompadour) s’élève au firmament du prince. D’Alniob au Nhir (Albion et le Rhin) et des Mano- ris (Romains) aux Kofirans eux-mêmes (les Français), l’on admire en silence et l’on médit tout haut. L’auteur des Amours de Zeokinizul s’attache en par¬ ticulier à décrire la suite d’artifices par lesquels chacune des favorites essaie de gagner, de conserver ou de reprendre le cœur du roi, la manière neitilane (ou italienne) n’étant pas la plus mauvaise. Une jeune inconnue, Nasica, est fina¬ lement supposée avoir supplanté la Vorompdap tandis que l’auteur conclut, non sans ironie, sur les résolutions qu’aurait prises le souverain de se consacrer désormais au bien-être de son peuple. Si la manière du livre est plus diplo¬ matique que le piquant libelle de Moufle d’Angerville, * Vie privée de Louis XV, Les Amours de Zeokinizul sont néan¬ moins le premier écho littéraire de l’in¬ quiétude qui se fait jour dans l’opinion quant aux mœurs aristocratiques en général et princières en particulier. L’auteur remonte en effet jusqu’à Zeo- terizul (Louis XIII) et semble prouver que, de Kofir à Tesoulon (de Paris à Toulouse), toutes les Kismares (mar¬
26 / Amours du chevalier de Faublas (Les) quises) sont les mêmes et l’ont été, ce qui ne laisse pas d’inquiéter un tiers état frustré et, par réaction peut-être, plus sobre dans ses ébats. À la même époque, la *Thérèse philosophe d’Arles de Montigny occupait vivement l’opi¬ nion publique, au point de développer un courant ouvertement antireligieux. Cet ensemble littéraire, qui devait se grossir de nombre d’anecdotes tou¬ chant de près à la Du Barry, met en lumière le rôle qu’a pu jouer la littéra¬ ture érotique fortement politisée du xvme siècle dans l’avènement désor¬ mais proche de la République. D. G. AMOURS DU CHEVALIER DE FAUBLAS (Les) célèbre roman d'aventures galantes. Roman de Jean-Baptiste Louvet de Cou- vray (1760-1797). Publié en 1787-1790. Première partie : « Une année de la vie de Faublas». Faublas est jeune, beau et innocent. Il éprouve un amour passionné et émerveillé pour une amie de couvent de sa sœur Adélaïde, la douce Sophie de Pontis. Il doit ruser pour l’entrevoir au parloir pendant le sommeil de Mme Munich, terrible gou¬ vernante. Sophie est éperdument amou¬ reuse de Faublas mais ne lui pardonne pas une liaison parallèle. Un jour, en effet, son ami Rosambert a amené le jeune garçon, travesti, à un bal, espé¬ rant exciter la jalousie de sa maîtresse, la marquise de B... Mais celle-ci, fei¬ gnant de croire que Faublas est réelle¬ ment une jeune fille, le conduit dans son lit avec l’approbation de son naïf époux. Là, elle donne la première leçon d’amour au jeune garçon, qui se révèle un élève fort doué. Les intrigues se compliquent et s’enchevêtrent, car tous les personnages doivent cacher quelque chose à quelqu’un : Faublas a, en outre, des aventures avec Justine, servante de la marquise de B.... chargée de lui ménager des rendez-vous, et avec Coralie, danseuse, chez qui son père, le baron, le surprend au matin d’une nuit de plaisirs. Indigné par les « vices » de son fils, il l’enferme dans une maison d’où la marquise le délivre — pour le cacher sous le nom de Mme Dusange, qui serait enceinte. Tout en passant de bons moments avec sa bienfaitrice, Faublas soupire après Sophie, est enlevé par Rosambert... qui le cache près du couvent. Après quelques acrobaties, il passe utie nuit délicieuse, Sophie ayant «livré le dernier combat de la pudeur vaincue». Ils voudraient se marier, mais, d’une part, le père de Faublas a juré de donner son fils en mariage à la fille (disparue) de son meilleur ami, M. du Portail (lequel avait souvent fait passer Faublas, déguisé en fille, pour Mlle du Portail), d’autre part le père (supposé) de Sophie est à l’étranger. Faublas, qui s’est battu en duel pour une affaire d’honneur, enlève Sophie. On les surprend dans une chambre : scandale, déshonneur, coup de théâtre — le vrai père de Sophie est M. de Por¬ tail — et mariage. L’intrigue peut paraître compliquée ; elle n’est ici que fort schématiquement résumée et devient encore plus touffue dans la deuxième partie : « Six semaines de la vie du chevalier de Faublas» et dan£ la troisième : « La Fin des amours du chevalier de Faublas ». Pour ne pas lasser le lecteur actuel, qui se passionne beaucoup moins qu’à cette époque pour le rocambolesque, qu’il nous suffise de dire que Sophie est enlevée le jour de son mariage, que la marquise, souvent déguisée en homme et présentée sous le nom du vicomte de Florville, sera tuée à la fin par son mari qui a décou¬ vert la supercherie, que Faublas sera éperdument aimé par Éléonore, com¬ tesse de Lignolles, qui, enceinte, se tuera de désespoir quand Sophie réapparaî¬ tra, au tableau final. Du fait même de la confusion générale, de l’imbroglio des situations, des multiples rôles qu’ont à jouer les personnages, du langage à double, si ce n’est à triple ou quadruple sens qu’ils sont contraints d’employer, certains moments «critiques» sont un modèle d’invraisemblance et de drô¬ lerie. Ainsi Faublas et la marquise se
Amours folastres ef récréatives de Filou et de Robinette (Les) / 27 cachent précipitamment dans une étroite armoire quand apparaît le marquis qui, tout en courtisant Justine, lui démontre, preuves à l’appui, que Faublas est bien une fille et qu’il est par conséquent impossible que son épouse le trahisse avec le chevalier. Celle-ci, précisément, est en train de faire l’amour dans l’ar¬ moire et n’en sort qu’au moment où le marquis arrive à ses fins avec la ser¬ vante. La marquise fait une scène et entraîne son mari. Justine se venge avec Faublas, toujours caché dans l’armoire. Il y a aussi des revenants fort cares¬ sants, des religieuses légères qui pren¬ nent la place de leur prisonnier, des jeunes filles innocentes qui se trouvent déflorées sans le savoir par une soi- disant jeune fille, à deux pas de leur duègne, des maris qui s’inquiètent de savoir si leur femme est malade quand ils l’entendent gémir de plaisir à côté d’eux. Au milieu de tout cela, le séduc¬ teur infatigable, entreprenant, adulé des femmes qui se battent pour lui et se l’arrachent, écarte les reproches éven¬ tuels du lecteur moraliste : « Le moyen d’entendre la raison quand le plaisir est là ? » Au reste, le langage est réservé, les termes étudiés. « Je craindrais trop, confie l’auteur, de profaner la liberté par la licence. » X. G. AMOURS DU COMTE DE CLARE (Les) Roman de Jean-Baptiste-Joseph Willart de Grécourt (1683-1743). Publié en 1700. Le comte de Clare fait des niches à la marquise de Nerville, sans succès : elle est mariée. Après maints billets, soupirs et soupers, elle consent à le recevoir dans un déshabillé à la sultane qui laisse tout espérer: «Son corps potelé était plus blanc que neige et plus uni qu’une glace, ses cuisses, qui avaient les mêmes avantages, étaient rondes et proportionnées, et soutenaient agréa¬ blement un tombeau animé de l’amour, où l’amant le moins sensible revivrait en mourant avec plaisir. Il était couvert d’un feuillage sombre que la nature y avait fait naître. » On ne s’embarrasse pas de préliminaires et trois heures après, chacun se quitte satisfait et les reins fourbus. Le mari, tôt soupçon¬ neux, exile sa femme dans un couvent où le comte ne tarde pas à la retrouver et à lui rendre de fréquentes et déli¬ cieuses visites nocturnes. Elle joue au mari la comédie de l’innocence : il lui pardonne et scelle leur réconciliation d’une nuit éclatante. Mais la marquise est déjà enceinte et le gros poupon dont elle accouchera est fils du comte de Clare. Les enfants de l’amour sont l’or¬ gueil des cocus. J.-P. P. AMOURS ET PRIAPÉES Recueil de soixante-dix sonnets signés Henri Cantel. Publié en 1869. Lamp- saque (Poulet-Malassis, Bruxelles). Un frontispice de Félicien Rops. — Célé¬ brations des jeux des amants. Il est fait quelque Place aux particularités («Les Tribades», «Vénus Callipyge», etc.). Beaux vers (presque tous alexan¬ drins). M. B. AMOURS FOLASTRES ET RÉCRÉATIVES DE FILOU ET DE ROBINETTE (Les) Roman anonyme. Fin du XVIIe s. Il ne s’agit pas d’une banale histoire d’amour, encore moins d’ailleurs de folastreries grivoises où les personnages ne seraient que l’occasion d’un débal¬ lage sensuel. Ce roman commence d’in¬ quiéter dès le début, parce que ses deux personnages principaux ne sont pas tout à fait fictifs. Le Filou a peut-être existé : bandit souteneur à la barbe hir¬ sute, voleur musicien des ponts de Paris, il apparaît avec Robinette, dans la littérature populaire au début du xviie siècle. Et sa partenaire, «belle nymphe de cuisine » dont le nom fut mis en chanson, a la même existence mi- légendaire, mi-réelle ; peut-être fut-elle une lavandière provinciale venue très jeune à la cour de France. Avec ces deux êtres hors du commun, la mystifi¬ cation est en place. D’un bout à l’autre du roman, le lec¬
28 / Amours galanteries et passe-temps des actrices (Les) teur est surpris, déçu et ravi à la fois, et la logique n’est sauve qu’à condition d’accepter l’irréalité de personnages sur qui elle avait fondé probablement trop d’espoirs. Le Filou, fou d’amour pour Robinette, l’a conquise dès le premier instant, mais leur union reste chaste et platonique, Robinette ayant fait de grandes protestations de pudeur virgi¬ nale. Et lui, rentré dans sa maison, « se mit à faire un beau repas spirituel». Mais le Filou s’aperçoit vite — décep¬ tion atroce — que son amoureuse est entourée d’autres présences masculines. Robinette, ne pouvant rien avouer qui ne brise son bel amour, parvient à ras¬ surer son ami. Toute la valeur du récit, à ce point précis, réside dans le drame supposé de ces deux êtres qui, parce qu’ils ne manquent pas de grandeur, ne parviennent pas à matérialiser leur amour trop haut logé. Hélas, la désillu¬ sion est brutale : Robinette se moquait du Filou, et voici ses amants qui pro¬ fitent honteusement de la naïveté du provincial qui va jusqu’à payer de sa bourse les dépenses d’une débauche dont il est exclu. Mais la logique même de cette his¬ toire est mise encore une fois en défaut : la joyeuse troupe, ayant fait mettre le Filou en prison, l’en ayant fait sortir, le mystifiant de toutes manières (avec l’étrange et passive complicité de Robi¬ nette), finit par arranger le mariage des deux amoureux. Le Filou, simple objet entre les mains de ses moqueurs, a donc gagné la partie in extremis, par le bon vouloir des autres, comme un enfant impuissant que l’on aurait pu aussi bien mettre au coin... ou faire mourir. Sans dissiper tout à fait l’ambi¬ guïté du début, un dénouement aussi désinvolte retire nécessairement aux personnages leur densité, à l’amour, sa profondeur, et impose a posteriori l’évi¬ dence risible d’une mascarade. R. L. S. AMOURS GALANTERIES ET PASSE-TEMPS DES ACTRICES (Les) ou Confessions curieuses et galantes de ces dames, « rédigées par une baya- dère de l'Opéra... 1700.» Publiés vers 1833. Ce petit recueil veut nous faire entrer dans l’intimité des actrices. La scène se passe en attendant le café après un dîner bien arrosé; les dames se sont retirées laissant les hommes parler poli¬ tique ; à tour de rôle, elles content l’épi¬ sode de leur vie galante où elles eurent le plus de plaisir. Nous suivons ainsi douze récits décrivant autant de pos¬ tures de prédilection, en autant de lieux différents : fourrés, bois, chaises d’an¬ tichambre, lits, sombres détours de cou¬ loirs, voilà les supports de l’action. Le style, volontiers métaphorique, demeure néanmoins des plus transpa¬ rents : « Je saisissais ce charmant serpent [...] puis quand sa tête, rougissant de colère de se voir ainsi captif [...] et gui¬ dant moi-même le monstre aimable dont la fureur me menaçait...» Ces dames sont précieuses jusque dans leurs ébats les plus effrontés : « Jouant avec la forme de ma motte, il m’inspira je ne sais quel désir de volupté...» Trois de ces jeunes femmes aiment surtout à goûter les plaisirs dits de la «petite oie», donc du simple pelotage, par peur des consé¬ quences. .. On remarque que le cadre et l’impromptu de la situation jouent un rôle essentiel, créant la force inoubliable de l’orgasme raconté. M. DE S. AMOURS SECRÈTES DE Mlle JUUE B*** (Us) devenue comtesse de l'Empire. Roman publié anonymement en 1815. Autre titre : Matinées du Palais-Royal. Un étrange malentendu dont un émi¬ nent spécialiste de la littérature éro¬ tique, Jules Gay, se fait l’écho, veut que les Amours secrètes de Mlle Julie B. soient un «libelle obscène, dirigé contre une princesse de la famille de Napoléon Ier». Le titre, en effet, semble indiquer une intention politique ou du moins polémique de l’ouvrage. Il n’en
Amours secrètes de Napoléon Bonaparte (Les) / 29 est rién. On ne décèle à l’intérieur du récit aucune allusion à la famille impé¬ riale. Le roman raconte les nombreuses aventures galantes de Julie B. Il n’est nullement provocant mais bien plutôt d’une sagesse peu commune au genre, qui exclut toute crudité du propos. Cette retenue, conservée même dans les situa¬ tions les plus délicates, aboutit à une prose d’une poésie transparente. Les descriptions des corps et des comporte¬ ments érotiques sont précises, d’un réa¬ lisme qui bouscule les conventions pour devenir presque surréaliste. « Assis près de moi, sur le canapé, il me prit alors dans ses bras et voulut cueillir une rose... Mais ô douleur ! après quelques tentatives infructueuses, il fit naufrage au port, son amour causa son désastre : plus il semblait en perdre les moyens et plus il augmentait mon dépit. » Cepen¬ dant le signifié n’est pas à la hauteur du signifiant. La trame et les décors du roman sont conventionnels. Le dépuce¬ lage, le mariage et les débauches de Julie B. sont situés dans les salons aus¬ tères de style Empire, dans les maisons closes que fréquentent des pères de famille honorables, voyeurs et exhibi¬ tionnistes honteux. L’érotisme bour¬ geois est né. P. K. AMOURS SECRÈTES DE M. MAYEUX (Les) écrites par lui-même. Anonyme. La pre¬ mière édition connue est datée de Bruxelles 1832. Cette prétendue autobiographie du célèbre bossu est le récit de quelques- unes de ses aventures érotiques. Confié à l’âge de quatre ans aux bons soins d’une tenancière de bordel, il trouve là un lieu propice au développement de son insatiable sensualité. C’est avec la participation de six putains qu’il épui¬ sera en quelques heures tous les genres de jouissance possibles. Par la suite, ce sera donc à travers l’insolite des situa¬ tions, à travers la diversité des carac¬ tères de ses partenaires, leurs fantaisies particulières, et surtout l’impétuosité de leur tempérament, qu’il recherchera de plus grandes voluptés. Il s’éprend de la femme d’un postillon : «J’eus un plaisir inexprimable, c’était la première fois que je faisais un cocu. Je crois que je l’aurais bien aimée sans son opinion bonapartiste exagérée.» Il va de cui¬ sinière en modiste, ou recherche les situations imprévues dans le lit d’une jeune fille veillée par une vieille qui lui sert de chaperon, entre lesquelles il passe une nuit fort agitée, ne pouvant apaiser ses ardents désirs avant le lever du jour, au départ de la vieille. Il fré¬ quente l’une de ces «sociétés chan¬ tantes et dansantes de l’époque» et y fait la connaissance de Sophie, puis de Constance, qui lui feront connaître un plaisir inattendu, celui du jouet. t\ les quittera pour la femme d’un ébéniste, à l’appétit inépuisable, et finira par se marier. Ce livre rejoint les * Douze, Journées érotiques de Mayeux par son érotisme d’une pesante vulgarité, son humour grossier (« Mon père était cou¬ vreur et par conséquent couvrait assez souvent ma mère»), son imagination étriquée, la monotonie des aventures dans lesquelles on retrouve toujours les mêmes clichés, les mêmes détails, mal¬ gré l’apparition parfois d’un certain pit¬ toresque dans la description des lieux ou des objets. D. C. AMOURS SECRÈTES DE NAPOLÉON BONA¬ PARTE (Us) par M. le baron de B***, sept fois édi- tées entre 1815 et 1836. Un profond mystère a longtemps couvert non seulement les amours éven¬ tuelles de l’empereur, plus connu comme chef de guerre que comme bourreau des cœurs, mais jusqu’à l’identité de l’écrivain qui s’est acharné, avec une constance si notable, sur Napoléon et sur sa famille. On connaît en effet onze pamphlets de celui qu’on crut long¬ temps être M. de Bourienne et qui n’était autre qu’un certain Charles Doris, citoyen de Bourges. L’atteinte aux bonnes mœurs et peut-être la force politique du parti bonapartiste valurent
30 / Amour> terre inconnue à l’auteur, qui s’avéra plus soucieux de tirer subsistance concrète de ses anti¬ légendes napoléoniennes que convaincu des maux politiques qu’il faisait ainsi métier de dénoncer par le biais scanda¬ leux, une condamnation du Tribunal de la Seine en date du 3 avril 1823. Non point la prison, mais la destruction de ses livres, et un engagement à tremper sa plume dans un autre encrier. Le por¬ trait de Napoléon qui ressort de ces lignes ressemble de fait plus à ce qu’en attendait l’opinion républicaine qu’aux images des hagiographies officielles. Un homme dur, sans scrupules exces¬ sifs, pressé de conquérir et se lassant vite, à moins que la timidité, surtout dans les premiers temps, ne le cloue à cette sorte de tendresse que donnent les occasions manquées. L’érotisme y est bref, le temps d’un entracte entre le politique et le militaire. Encore le sabre ne traîne-t-il jamais loin. D. G. AMOUR, TERRE INCONNUE Roman de Martin Maurice. Publié en 1928. Entre Michel et Andrée, mari et femme, «le plongeon qu’il nomme amour» ne dure jamais plus d’une minute. Pendant ce « formalisme biheb¬ domadaire », comment la femme pour¬ rait-elle connaître la moindre jouissance sous «les trépidations d’une batteuse mécanique»? Aussi n’est-il pas éton¬ nant qu’elle prenne un amant, Roland, qui la « révèle » et l’épanouit. Il est plus étonnant que Roland, le meilleur ami de Michel, en soit terriblement jaloux, au point de quitter sa maîtresse parce qu’elle refuse de quitter son mari. Sans les caresses de l’homme aimé, le corps d’Andrée s’exaspère. Elle finit par affo¬ ler son mari en glissant quelque fantai¬ sie dans les relations conjugales. Michel, inquiet d’abord de ce «carnage amou¬ reux» qui lui montre une nouvelle épouse, impudique et savante, se laisse enfin emporter par leur commun plai¬ sir. Il ose même regarder le visage de sa femme dans «l’ivresse chamelle» et, pour la première fois, «la posses¬ sion rejoint le désir». Ce livre, de fac¬ ture plutôt traditionnelle, est cependant assez courageux puisqu’il révèle et combat les inhibitions tant masculines que féminines, les préjugés ou les tabous sur le plaisir physique du couple. Il se lit agréablement. X. G. AMOUR VÉNAL (L') Récits de Francis Carco, pseudonyme de François Carcopino-Tusoli (1886-1958]. Première édition en 1924 (s,ous le titre Tableau de l'amour vénal). Edition aug¬ mentée en 1925. L’ambition de l’auteur est de «pré¬ server les mœurs par la peinture fidèle d’un monde si spécial». Il n’épargne aucun détail pénible ou sordide, décrit sans ménagements la vie des prosti¬ tuées traquées par la police, soumises à la loi du milieu (la récalcitrante est égorgée dans sa chambre ou criblée de balles sur le trottoir). Au «mauvais garçon qui les exploite », elles manifes¬ tent un « bas attachement ». Ainsi quand l’un d’eux fait taire une femme à coups de poing dans les côtes, elle lui lèche amoureusement la main. Le ton est tan¬ tôt celui de la pitié pour ces «filles enfermées dans les lieux de plaisir et à jamais déchues des droits d’un être humain», tantôt celui du mépris et du dégoût pour ces affreuses mégères, ces «fillasses» malpropres et laides qui tiennent des propos orduriers. Le livre nous mène à travers les «cloaques» lyonnais, le monde crimi¬ nel des «gaillards» de la Villette qui passent leur temps à s’entre-tuer, les bosquets du bois de Boulogne et des Champs-Elysées, lieu d’élection des voyeurs et des exhibitionnistes, la rue de la Gaîté et la vie des demoiselles de l’Olympia. La description des pri¬ sons de Saint-Lazare est assez impres¬ sionnante : les prostituées, surtout les «madeleines» (syphilitiques), y sont enfermées et gardées par des religieuses qui les considèrent à peu près comme des animaux. Mais Carco a beau vili-
Anglais décrit dans un château fermé (Lf) / 31 pendèr ces «pitoyables délices», s’écrier que n’importe quelle honnête femme «reculerait à la vue d’une si sombre abjection», il a beau sentir dans ce «vice» un «fond d’amère détresse et de froid désenchantement » et éprouver une « secrète et sombre angoisse » dans le lit aux rideaux clos, il n’en est pas moins attiré par ces « amours légères et qui ont le goût sacré de l’aventure». Ainsi écrit-il, plein de romantisme : «Le bouge s’ouvrait tel qu’un noir paradis à la fréquentation des mauvais anges. » X. G. ANECDOTES SUR MADAME LA COMTESSE DU BARRY Longtemps attribuées à Charles Théve- neau de Morande, ouvrage en fait du célèbre journaliste à scandales de la fin du XVIIIe siècle Matthieu-François Pidan- sat de Mairobert (né en 1727, mort par suicide en 1779). Fort au courant des secrets de bou¬ doir des grandes dames du régime, que seule une cloison parfois sépare des coulisses de la politique, le chroni¬ queur se fit un jeu de les noter sur le vif, pour la joie du plus grand nombre. L’auteur de la *Secte des Anandrynes révèle ainsi qué la maîtresse du bon Louis XV joignait d’autres faveurs à celles du roi, façon de dire que le pays entier portait des cornes, ou de suggé¬ rer que l’institution royale, toutes galan¬ teries gardées, ne présentait pas de différence essentielle avec celles des jardins du Palais-Royal. D. G. ANGLAIS DÉCRIT DANS UN CHÂTEAU FERMÉ (L7) Roman de Pierre Motion (pseudonyme occasionnel d'un écrivain français contemporain). Publié s. d. (condamné en 1955). Certains esprits délicats seront peut- être choqués par les mœurs d’un nommé M. de Montcul, riche citoyen britan¬ nique, retiré avec une étrange escorte en son château fort de la Côte de Vit, isolée du monde et des hommes. Le narrateur, parvenu avec peine dans cette résidence de Gamehuche qui se dresse au milieu des eaux, va nous livrer un ahurissant récit qui comporte deux par¬ ties fort distinctes : l’une qui raconte une soirée orgiaque chez Montcul; l’autre qui nous donne les clefs essentielles du tempérament de ce héros sadien. La première moitié du livre s’offre comme un divertissement parfaitement irréel où l’imagination de l’écrivain se donne libre cours en un langage minutieuse¬ ment outré. Les temps forts du récit sont ceux où l’on sodomise une plantu¬ reuse fille du nom d’Edmonde au moyen d’un gigantesque phallus qui n’est autre qu’un glaçon, et où l’on jette une pucelle de treize ans déguisée en courtisane, la petite Michelette, dans un aquarium empli de poulpes avant de la faire femme de toutes les façons, deux beaux molosses achevant cette initia¬ tion grâce à une poudre « attire-chiens » dont on oint l’enfant. Ce sont là deux scènes tellement extraordinaires, contées avec tant de luxe et d’humour féroce, qu’on peut les considérer comme des sommets de l’anecdote érotique française. Plus tard, la scène de la sanglante humiliation de deux officiers allemands atteint son point culminant lorsque l’un des bourreaux juifs arrache avec ses dents les parties génitales de sa victime et les dévore sous la menace, tandis que la propre nièce du supplicié donne le signal d’autres cruelles vexations et s’offre avec une joie sauvage à Mont¬ cul. Le châtelain sait doser ses plaisirs ; quelque temps après l’évocation de la macabre fin des deux militaires, il offre à ses hôtes le spectacle enivrant d’une chaste jeune femme que l’on vient d’écarteler devant son bébé, lequel sera écorché vivant par le rasoir d’un Noir. Le visage de la mère prend la teinte de l’enfant, et Montcul commente calme¬ ment le phénomène de cette réaction nerveuse. « Généralement, voyez-vous, cela les échauffe. » Et, en effet, la jeune femme se donne furieusement au bour-
32 / Angola reau de son fils. «— Regardez bien, dit Montcul. Penché vers la figure de Béré¬ nice, il explorait aussi son pouls. Celle- là, les traits égarés complètement, les yeux agrandis, ouvrait une bouche baveuse qu’elle tendait avec une sorte de désespoir vers les lèvres du violent qui la foutait en arquant le corps.» Il faut préciser que Montcul est lent à s’émouvoir, en dépit des stimulants de toutes sortes et de la science des com¬ parses, hommes et femmes, qui l’en¬ tourent. Mais son château, dit-il, «est un énorme vit courtaud, toujours bandé, qui peut décharger d’un instant à l’autre». Car depuis le début du récit plane la menace de centaines de tonnes d’explosifs entreposés dans les caves. Montcul n’a qu’un geste à faire pour anéantir son royaume. « Et je le ferai, je le jure, à la première fois qu’après avoir bandé je ne serai plus capable de jeter du sperme. » Le narrateur, effrayé de l’inhumanité de son hôte, prendra la fuite. L’histoire se termine, on s’en doute, par «l’éjaculation grandiose» de Gamehuche, revanche du fiasco de Montcul. Dans une interview, l’auteur nous révèle qu’il n’éprouve pour la femme que respect et adoration. Mais «c’est la vertu essentielle de la littérature de pousser les actions au paroxysme et de décrire des actes paroxystiques ». Il dit aussi : « Je voudrais parler de cette prodigieuse source d’inspiration qu’est à la fois la douleur mêlée à l’humour, à un certain érotisme, à un certain sadisme, à un certain masochisme, à une observation des plus aiguës, et à un formidable amour de la vie.» L’An¬ glais décrit dans le château fermé illustre parfaitement la définition tra¬ gique de l’érotisme que donne Georges Bataille : « Une approbation de la vie jusque dans la mort. » Laissons conclure André Pieyre de Mandiargues : « Dans le domaine littéraire, on ne vantera jamais assez les vertus de l’excès, de l’outrance et de leurs anomalies qui poussent l’écrivain vers un certain absolu, un certain au-delà par rapport à la banalité quotidienne. » Y. C. ANGOLA ^ Conte féerique de Charles-Jacques de La Morlière (1719-1785]. Publié en 1746. Sous-titrée «Histoire indienne, ou¬ vrage sans vraisemblance », cette œuvre expose allégoriquement le système de la galanterie dans la société brillante et privilégiée du temps. La valeur de cette fiction tient à l’abondant répertoire de la minauderie langagière qui organise le développement de l’intrigue; l’au¬ teur en était bien conscient, qui fit imprimer en italique néologismes et tournures à la mode. Le livre a pour argument une sorte d’éducation senti¬ mentale du fils d’Erzed-Can à la cour de la fée Lumineuse. Il y apprend « le brillant et les manières évaporées » d’un monde où le plaisir est la récom¬ pense de l’habileté à maîtriser un code d’attitudes convenues. Celles-ci ont pour principale fonction de graduer les émotions ; les femmes que rencontre le héros sont «peu sensibles à un amour où iLn’entre que du sentiment... elles n’exigent qu’une flamme vive et entre¬ prenante, qui ait tous les agréments par où finissent les grandes passions, sans avoir les ennuis qui en composent le cours ». Aussi, les convenances n’exis¬ tent que pour donner propos de « minau¬ der supérieurement », et les partenaires du prince ont soin d’exhiber des atti¬ tudes, par exemple, le «mal de poi¬ trine» (déjà), propres aux «femmes d’une certaine façon ». Les acteurs de ce théâtre de galante¬ rie conspirent tous au renversement libérateur du système des signes tou¬ jours reconstitué et l’ardeur amoureuse trouve sa mesure dans la dérive du lan¬ gage : la « folie qui ne ressemble à rien» précède les «ravissements inex¬ primables». Après maints épisodes galants fondés sur la «sympathie d’or¬ ganes», le héros s’éprend de la prin¬ cesse Luzeide qu’il parvient à épouser.
Antérotique de la vieille et de la jeune amie (L') / 33 «Angola». Gravure de Tardieu d'après Eisen. Edition de 1751. Mais un maléfice borne ses transports ; la cure qu’il va faire dans les terres de Moka prélude à un dénouement aussi féerique que scabreux. Si le merveilleux de l’intrigue ne touche guère nos sensi¬ bilités, l’œuvre mérite attention, cepen¬ dant, par l’étourdissant brio d’un style praliné. J. G. ANNALES AMUSANTES (Les) Recueil anecdotique de Pnilippe Bri-dart V de La Garde (1710-1767). Publié en 1741. Tout se vend en ce bas monde, reli¬ gion, justice, amitié, conseils, protec¬ tions; rien n’échappe au commerce usuraire, et surtout pas les dames. Tel président se rend chez la maîtresse qu’il entretient et la trouve au lit avec un autre. Il n’en veut voir davantage et décampe. On le rejoint et le persuade qu’il ne s’agissait que d’un gros chien. Il consent à se coucher et déjà rou¬ coule, mais l’autre amant, caché dans la cheminée, manifeste sa jalousie par des injures. Le président l’enfume, il s’enfuit; seule la dame, payée en plai¬ sir et en espèces, est ravie. Telle autre, plus discrète, attend dans l’obscurité son amant. Survient un page qui saisit l’occasion, usurpe la place et remplit l’office. La méprise se révèle, mais qu’importe? Le plaisir fut pour eux. Heureux aussi cet oncle qui joue au trictrac avec sa grande nièce sur les genoux. Il en profite pour la fixer à sa manière. La mère en face, toute à son jeu, ne devine rien de la scène; elle perd et s’écrie de dépit, en termes de jeu: «Je suis enfilée!». La fille n’en pense pas moins, mais l’adversité lui a fait meilleure mesure. J.-P. P. ANTÉROTIQUE DE LA VIEILLE ET DE LA JEUNE AMIE (L') Poème de Joachim Du Bellay (1522- 1560). Publié en 1561. Comparaison entre une «vieille à trois petits bouts de dents,/Tous rouillez dehors et dedans», vieille horrible, à l’haleine fétide, «peste», et une douce jeune fille, à peine arrivée à l’âge de quinze ans. Les quatre-vingt-dix pre¬ miers vers sont consacrés aux corres¬ pondances de la vieille avec les choses les plus immondes de la nature. Lan¬ gage fortement imagé : « ma plume vomit ces vers» devant cette vieille dont la mort même ne s’approche pas. Puis les quatre-vingt-dix vers suivants sont louange à cette jeune fille pour qui «l’œil, la main, l’écriture s’égarent». Autant la description précédente pou¬ vait sembler répugnante, absolument anti-érotique, ici au contraire nous débouchons sur un délire des sens que les mots essaient de traduire au moyen
34 / Antijustine (L') des plus belles images : « Haleine fleu- rante/Mieux que l’Arabie odorante», des plus suggestives aussi «... quelque petite nue/Nous rend la clarté moins connue». Le poème est fait d’une musique très délicate quoique exacer¬ bée : «Et d’un long soupir adouci,/ M’embrasse et serre tant ainsi,/Que la vigne aux cent bras épars,/Étreint l’or¬ meau de toutes parts. » Enfin, les der¬ niers vers reviennent à une ultime comparaison sur le thème de l’étemel passage des choses : «Tu en as vieille, fait l’épreuve,/Qui en ta plus chaude partie/Est plus froide que la Scythie. » Pourtant le spectacle de jeunes amou¬ reux ne laisse pas la vieille insensible et ces scènes charmantes «Échauffent tes os languissants.» Car, des heures agréables de la vie, seul le souvenir demeure un peu plus longtemps. Le chassé-croisé entre l’imagination et la tristesse vécue reste le sentiment prépondérant chez Du Bellay : pour lui jeunesse entraîne vieillesse, beauté n’existe pas sans laideur ni amour sans malheur. R. DE S. ANTIJUSTINE (L'| ou les Délices de l'amour. Roman de Nicolas-Edme Restif de La Bretonne (1734-1806). Publié en 1798, sous le pseudonyme de M. Linguet. Récit autobiographique rapportant les expériences voluptueuses du narrateur, ce livre est écrit pour « donner à ceux qui ont le tempérament paresseux un Érotikon épicé qui leur fasse servir convenablement leur épouse qui n’est plus belle». «Antijustine» aussi, parce que «les horreurs de la Dfsd [Sade] sont aisées à représenter; c’est la pein¬ ture de la douce volupté qui est le chef- d’œuvre du génie». Le thème essentiel du livre de Restif est celui de l’inceste, de ses premières excitations érotiques auprès de ses sœurs, son dépucelage par sa mère, à sa profonde passion pour sa fille Conquette-Ingénue. Leurs rapports amoureux sont au centre du livre. Après diverses tentatives pour initier sa fille, celle-ci le quitte pour épouser un personnage sinistre qui veut la prosti¬ tuer. Le père, in extremis, soustrait sa fille aux assauts d’un moine terrifiant, qui déchire, tue, coupe en morceaux et dévore la putain qui a pris sa place le soir convenu. Après avoir finalement dépucelé sa fille, dans la plus grande des voluptés, il l’installe auprès de lui, lui procure des amants qu’il choisit avec soin, ainsi que des « Payeurs », et orga¬ nise pour elle de « grandes Fouteries ». Recherche continuelle de nouveaux plaisirs, de plus profondes voluptés, telle est, avec excès, et peut-être une certaine monotonie, la démarche que Restif décrit avec une jouissance incomparable des mots eux-mêmes : on y enconne, encule, gamahuche, râle de plaisir à chaque page. On retrouve dans L ’Anti¬ justine les ornements de l’érotisme dont Restif fait souvent usage : le féti¬ chisme du soulier — il rend hommage chaque soir au soulier de sa fille —, et, mêlé au voyeurisme, le plaisir de l’eau. Au cours des orgies les femmes se font laver par leurs amants, et c’est «à la toilette» que le père, caché dans un cabinet secret, présente sa fille à ses «Payeurs». L’érotisme chez Restif n’est jamais lié à la souffrance et, s’il évoque des scènes atroces, c’est pour le plaisir avoué de pasticher Sade. Contrairement au climat qui règne dans ses autres ouvrages, Restif veut pour L ’Antijustine une innocence absolue, une absence totale de repères de la morale habi¬ tuelle. Le bon, le bien, c’est ce qui est voluptueux, et l’inceste devient ici le comble de la volupté, car il baigne dans des sentiments d’affection, de tendresse infinie, de reconnaissance réciproque, qui rendent parfaitement naturelle la prostitution de la fille par son père, chacun d’eux n’ayant pour seule pen¬ sée que le plaisir, le bien-être de l’autre. La volupté de l’inceste s’accompagne toujours, chez Restif, du désir de la procréation, comme s’il s’agissait là d’un retour, d’une répétition sans fin
Aphrodite / 35 du souvenir heureux de la première volupté. Il en vient à imaginer, au cours d’une orgie, une surprenante série éro¬ tique, composée par tous les membres d’une famille, chacun issu d’inceste, qui se termine par une petite fille de trois ans suçant le vit de son arrière- grand-père. L’innocence morale de L ’Antijustine se double aussi de l’innocence par rap¬ port à Dieu : le blasphème, ici, est voluptueux, non par un sens quelconque du péché, mais parce que Dieu, Jésus, Marie, participent aux orgies, deviennent eux-mêmes «Saint Fouteur, Maque¬ reau, Garce et Putain » ; on les invoque, on les remercie du plaisir qu’ils accor¬ dent. L ’Antijustine est, en raison juste¬ ment de cette totale innocence, le livre de Restif qui révèle avec le plus d’évi¬ dence sa constante et corrosive mau¬ vaise foi. Il entraîne l’imagination et la corrompt, non par persuasion, dialogue, découverte d’abîmes tentateurs, mais par le flot d’une volupté facile. D. C. ANUS SOLAIRE (L7) Texte de Georges Bataille (1897-1962). Ecrit en 1927, publié en 1931 à cent exemplaires et seulement repris en 1970 dans le tome I des Œuvres complètes. Au surréalisme, toujours tenté par une envolée, une fuite vers le haut, Bataille n’a cessé d’opposer la néces¬ sité de l’expérience du bas. Il voyait l’humanité aimantée par deux pôles : l’appropriation et l’excrétion — ce der¬ nier gouvernant la «dépense», c’est-à- dire aussi bien la fête physique que la fête intellectuelle (le plaisir, la poésie ou l’extase relevant d’une même acti¬ vité d’excrétion). L’alliance des mots «anus» et «solaire» souligne violem¬ ment ce rapport, que Bataille déve¬ loppe par ailleurs dans « L’Œil pinéal » et dans « La Valeur d’usage de D.A.F. de Sade» (voir Œuvres complètes, tome II). L’Anus solaire transcrit la vision d’où naquirent les divers déve¬ loppements théoriques : il est le pre¬ mier de ces textes où, écrivant sans distance, Bataille transmet le halète¬ ment d’une pensée en train de se faire — d’où un rythme tout en saccades, avec des cassures, des arrêts, des sus¬ pensions abruptes, qui donnent à la lecture quelque chose d’extrême et d’impudique, chaque phrase mettant à nu ce qui la dicte et se liant aux autres dans un mouvement de copulation, qui ne laisse jamais le lecteur innocent: soit que le texte le possède, soit qu’il en devienne le voyeur. B. N. APHRODISIAQUE EXTERNE (L7) ou Traité du fouet et de ses effets sur le Ésique de l'amour. Petit volume à 3ge des médecins publié à Paris et Genève en 1788 par l'un d'eux, le doc¬ teur Doppet. Dans une étude succincte, qui ne prétend pas être exhaustive mais n’élude aucune précision, l’auteur se penche sur un sujet où jusqu’alors l’amateu¬ risme régnait en maître. S’il traite des divers effets de la flagellation sur l’éveil ou le réveil du désir, il étaie en effet ses constatations médicales de tous les exemples, anciens et nouveaux, qu’il peut trouver dans l’histoire et dans la chronique. De l’aphrodisiaque externe il passe dès lors aux aphrodisiaques internes, alimentaires ou autres, dont la tradition, et pas seulement la tradition paysanne, donne un éventail des plus ouverts. Enfin, ce qui est plus rare, se trouve dressée la liste de divers contre- stimulants aptes à réfréner, si besoin s’en faisait sentir, les ardeurs amou¬ reuses les plus enflammées. D. G. APHRODITE Moeurs antiques. Roman de Pierre Louÿs (1870-1925). Publié en 1896. Si son thème était déjà cher à l’au¬ teur, l’histoire littéraire de ce livre est complexe. Le point de départ est la Salomé qu’Oscar Wilde écrivit direc¬ tement en français, mais que Pierre Louÿs révisa. Le premier chapitre d'Aphrodite parut d’abord en plaquette, Chrysis ou la Cérémonie matinale, que
36 / Aphrodites (Les) Vallette, directeur du Mercure de France, publia sous le titre L ’Esclavage. L’auteur n’avait pas retenu certains fragments, particulièrement érotiques, qui ne seront recueillis que vers 1930 dans une édition clandestine et illustrée de gravures libres. Le roman, mis en librairie en 1896, dut son succès à un article très élogieux du Journal, signé par François Coppée, poète des familles... L’œuvre est cependant la plus médiocre du chantre de Bilitis. Alexandrine par le cadre et le style, elle relate les hauts faits et considérables prouesses du sculpteur Démétrios, amant de la reine et idole de toutes les femmes. Celle qu’il préfère, la courti¬ sane Chrysis ne lui suffit pas : il lui faut la déesse Aphrodite-Astarté. Chrysis se présente, devant le peuple, nue, en Aphrodite. La supercherie découverte, Chrysis sera condamnée à mort. Avant qu’elle ne boive la ciguë dans sa pri¬ son, Démétrios pourra modeler d’elle une statue qui sera son chef-d’œuvre. Comme le Cromwell de Victor Hugo, Aphrodite ne mérite de survivre que par sa préface qui souligne l’inspiration fondamentale de Pierre Louÿs : défense et illustration des «mœurs antiques», de l’absence d’hypocrisie (de cette hypocrisie sociale qui valut les travaux forcés à son ami Oscar Wilde), de la simplicité primitive qui suggère au moderne adorateur d’Aphrodite une phrase de dix-huit lignes, l’une des plus belles qu’il ait écrites et dont voici l’essentiel: «Qu’il soit permis à ceux qui regretteront pour jamais de n’avoir pas connu cette jeunesse enivrée de la terre [...] de revivre, par une illusion féconde, au temps où la nudité humaine, la forme la plus parfaite que nous puis¬ sions connaître et même concevoir puisque nous la croyons à l’image de Dieu, pouvait se dévoiler sous les traits d’une courtisane sacrée... » P. D. APHRODITES (Les) ou Fragments thali-priapiques pour servir à l'histoire du plaisir. Dialogues d'An¬ drea de Nerciat (1739-1800). Publiés en 1793. C’est l’ouvrage capital du chevalier de Nerciat, car il donne des lumières sur des sociétés libertines qui existèrent réellement. Nerciat, d’entrée, affirme : «L’ordre, ou la fraternité des Aphro¬ dites, aussi nommés Morosophes, se forma dès la régence du fameux duc d’Orléans. » Il précise, en note, que le néologisme Morosophe est tiré « de deux mots grecs dont l’un signifie folie et l’autre sagesse. Ainsi les Morosophes sont des gens dont la sagesse est d’être fous à leur manière. » Dans une lettre retrouvée que le marquis de Châteaugi- ron envoyait à M. de Schonen pour accompagner un exemplaire des Aphro¬ dites, le marquis déclare : « Il est assez remarquable, comme historique, car il peint, dit-on, au naturel une société qui s’est formée aux environs de Paris, du côté de la vallée de Montmorency, et dont un certain marquis de Persan était président. Cette association à laquelle chacun des initiés concourait dans une proportion convenue, n’avait d’autre but que le libertinage.» L’ordre, Andrea de Nerciat nous en décrit par le menu l’organisation et les mécanismes. Il tient ses assises dans une demeure convena¬ blement agencée : l’Hospice. La surin¬ tendante de l’endroit, c’est Mme Durut. On paie fort cher le droit d’en faire partie, à l’exception des femmes qui sont admises gratuitement. Il y a deux sortes de membres : les adeptes dits «intimes», puis des «auxiliaires» qui ne sont pas mis au fait des secrets et du fonctionnement de l’association. Il faut ajouter une domesticité nombreuse et choisie suivant les critères du seul plaisir: les Camillons et les Camil- lonnes. Passé l’enceinte, tout est pos¬ sible : il ne règne plus que la liberté des mœurs. La licence y est souveraine absolue. Monselet a raison de signaler qu’il y «Les Aphrodites». La maîtresse en cire. Paris, 1793. ►
38 / Apparution de Thérèse philosophe à Saint-Cloud (L') a, dans ce livre, aussi, «quelques par¬ ties dramatiques et même fantasmago¬ riques ; — l’histoire d’un baronnet qui se fait suivre partout de l’image de sa défunte maîtresse, en cire, de grandeur naturelle; — les jalousies, les fureurs sentimentales et la mort d’un comte de Schimpfreich ; — mais ce sont des par¬ ties faibles et hors leur place. En outre, M. de Nerciat ne perd jamais l’occa¬ sion de donner son coup de griffe aux événements et aux hommes de la Révo¬ lution. » Il est exact que l’attaque poli¬ tique paraît à diverses reprises dans cet ouvrage. Dans Le *Diable au corps, on disait, pour sodomiser, «loyoliser». Dans Les Aphrodites, c’est « villetti- ser». Et Nerciat prend soin, en une note en bas de page, de préciser son propos : «L’univers sait que l’équi¬ voque marquis de Villette est le prési¬ dent perpétuel du formidable Club des citoyens rétroactifs, partant zélé parti¬ san de la Constitution, où tout est sens devant derrière. » Cependant, pour l’essentiel, Les Aphrodites content les exploits en tous genres de ces person¬ nages bien « pourvus » qui ont nom : la comtesse de Troubouillant, le vidame de Cognefort, le comte de Vitbléreau, le vicomte de Durengin, la duchesse de Confriand, milady Beaudéduit, le che¬ valier de Boutavant, le marquis de Fou- tencour, la baronne de Vaquifout... Il y en a, ainsi, des dizaines. Ils n’ont qu’un rôle, qu’une fonction : démontrer que la physique de l’amour prime le sentiment. H. J. APPARUTION DE THÉRÈSE PHILOSOPHE À SAINT-CLOUD (L') ou le Triomphe de lo volupté. Ouvrage dédié à la reine, que l’au¬ teur présente comme volé dans la poche d’un aristocrate par un certain et illustre Bamave, président général de non moins augustes sénateurs, publié à Saint-Cloud, chez la Mère des Grâces, en 1790. Ce pamphlet politique à l’adresse de La Fayette et du comte de Mirabeau ne serait que cela, c’est-à-dire certaine¬ ment beaucoup, si l’on n’y trouvait une surprenante célébration des mérites physiques de la reine, en forme d’«eu- logie » classique, mais dépourvue d’académisme quant à la nature de l’inspiration, comme on peut en juger par l’envolée lyrique de l’auteur, sin¬ cère ou non, qui vient de qualifier la reine de «femme charmante douée de toutes les grâces de la jeunesse, de la sensibilité d’un sexe fait pour la volupté», etcv, et qui narre ainsi son apparition : « O ciel, que vois-je ; douce volupté, tu pénètres mes sens. Je vois la Reine mollement allongée sur un sopha. Les chefs de nos guerriers sont à ses pieds et lui jurent un amour, une fidélité étemels! Quel charmant tableau ! Des femmes à demi nues offrent à ces guerriers, pour prix de leur courage, les appas dont la nature les a ornées... » Si la philosophie dans son acception courante n’y trouve pas entièrement ce que le titre laissait entre¬ voir, on souhaite néanmoins aux psy¬ chologues le plaisir d’analyser un tel témoignage sur la complexité des senti¬ ments royalistes et la survivance du cultê d’Athéna Nikê. Quant à la faute d’orthographe qui singularise le titre, elle existe bien dans l’original. D. G. APPRENTI (L') Roman de Raymond Guérin (1905-1957). Publié en 1946. Le monologue de M. Hermès, jeune homme de vingt ans, bachelier, myope, mis en apprentissage par son père dans un grand hôtel parisien, déshabille lit¬ téralement l’espèce humaine, en met à nu tout ce qu’elle a d’ignoble, phy¬ siologiquement et psychologiquement, dans la vie quotidienne. Les rapports sexuels et sentimentaux des humains sont, eux aussi, regardés et autopsiés avec la même brutalité. Bien que le héros, dans le cours du roman, ait deux liaisons successives, l’une avec Angé¬ lique, jeune ouvrière, tendre et bête, l’autre avec Totoche, employée d’hôtel par qui il contracte une blennorragie,
Apprenti sorcier (L') / 39 M. Hermès est surtout dominé par les goûts jumeaux de l’onanisme et du voyeurisme. La première scène du roman illustre avec une force particu¬ lière le second de ces goûts. Rentré dans son hôtel meublé, Hermès écoute d’abord l’arrivée d’un couple dans la chambre à côté de la sienne, puis va coller l’œil au trou de la serrure pour surprendre les ébats des voisins. M. Hermès se «baissa de nouveau. A son étonnement, un étonnement qui l’immobilisa dans sa position fatigante de voyeur, la femme se remuait mainte¬ nant, imperceptiblement, sur l’homme qui l’avait prise. Comme une barque sur la mer calme. M. Hermès sentait la moiteur de ses paumes sur les genoux de son pantalon de pyjama... Quand la femme commença à gémir, M. Hennés fut déçu, oui : presque déçu. Cela avait monté trop vite. La femme creusait et gonflait ses reins comme une chèvre. L’homme, sur le dos, restait inerte, souriant. Il tenait les seins de la femme dans ses mains, comme des poires qu’il aurait voulu cueillir. Il semblait l’at¬ tendre. Mais, très vite, la femme ne fut plus qu’une chair qui roule, qui se brise sous le déferlement d’une force liquide et qui sombre. Elle battait l’air de la tête, les cheveux fous, comme irritée. Elle cria. Elle cria de plus en plus fort. Elle avait perdu tout contrôle. Possé¬ dée, elle ne se possédait plus. Elle se débattait furieusement contre une résis¬ tance qui s’acharnait en elle. Elle s’était finalement dressée sur ses bras gra¬ ciles, comme crucifiée, raidie, doulou¬ reusement raidie dans un spasme qui irradiait son visage. Puis elle hoqueta, des bulles de salive autour des lèvres. Et, les cheveux collés par la sueur sur les tempes, elle hurla tout d’un coup dans la nuit telle une égorgée, avant de s’abattre sur le corps de l’homme.» Tout au long du récit, Hermès manifes¬ tera la même capacité de tout dire et de tout voir, et les étreintes successives d’Angélique ou de Totoche seront vues et décrites avec la même précision, attentive au détail et aux actes, que celle-ci. Mais Hermès, qui écoute et observe partout les hommes, et surtout les femmes — dans les chambres closes, mais aussi dans les rues, au théâtre, au restaurant —, ne peut se satisfaire ni du voyeurisme, ni d’ailleurs de l’amour réel : l’onanisme auquel il ne renonce jamais lui permet d’éprouver de plus fortes jouissances. Il le pratique sans avoir besoin de toucher son sexe, sim¬ plement en s’abandonnant à certaines images ; mais surtout, dans l’onanisme, il n’est plus l’homme, il s’identifie à telle ou telle femme, imaginaire (Lily) ou non, et jouit en tant que femme. L ’Apprenti est, en vérité, une des rares œuvres romanesques où l’onanisme ait été peint à fond et dans toute l’ampleur d’une participation à l’éros et à la soli¬ tude universels. Y. B. APPRENTI SORCIER (L') Roman d'Abdallah Chaamba, pseudo¬ nyme de François Augérias (1925-1971). Publié en 1959, anonymement. Nous savons aujourd’hui que ce curieux récit d’apprentissage de l’ho¬ mosexualité a été écrit par Abdallah Chaamba, l’auteur du *Vieillard et l’en¬ fant. Texte autobiographique, ou consi¬ déré comme tel, il s’agit en fait d’un appel à un néopaganisme. Un adoles¬ cent ému par un enfant va l’aimer au sein de la Dordogne et retrouver à tra¬ vers lui certains rites antiques. Il imagi¬ nera les bases d’une sensibilité nouvelle fondée sur la magie naturelle et la créa¬ tion d’une cosmologie où le débride- ment des instincts devrait rejoindre le souci des plus hautes cultures. Peu éloigné des thèses gidiennes sur l’ho¬ mosexualité, Chaamba a également conservé de l’auteur des Nourritures terrestres le goût d’une ferveur. L’en¬ fant de l’Apprenti sorcier pourrait être le Giton de quelque Satyricon moderne, mais Chaamba ne s’intéresse guère à la fin d’un monde. C’est l’aube qui lui importe. Dès lors, l’enfant appa¬ raît plutôt comme un petit dieu naïf des
40 / Après-midi d'un faune (L') premiers jours d’une humanité réno¬ vée, la Vézère devenant le fleuve des forces telluriques. Le sexe ne rencontre ici l’érotisme que par une erreur d’in¬ terprétation que l’auteur qualifierait volontiers de «parisienne». À moins que l’éros ne retrouve ici sa vertu essentielle, qui est d’être le médiateur entre l’homme et une nature non plus transcendée, mais rendue à sa virginité première. Y. C. APRÈS-MIDI D'UN FAUNE (L7) Égloaue de Stéphane Mallarmé (1842- 1898). Publiée en 1876. De même qu’*Hérodiade s’aban¬ donne à son rêve de pureté stérile et glacée, le faune, dans le brasillement de l’immobile été sicilien, cède aux puissances d’illusion. Les fêtes soli¬ taires ne sont pas sans périls. Mais si le faune se laisse prendre aux pièges de la rêverie voluptueuse, jusqu’à tomber dans un état de confusion où ne se peu¬ vent plus séparer les images de la chair que lui impose un « souhait de ses sens fabuleux» et la vision de quelque couple de nymphes enlacées, c’est pour, ensuite, à la faveur d’un brusque retour d’ironie ou de doute, rétablir le «manque» à partir de quoi le désir inassouvi prend un nouvel essor. À l’extrême pointe de la lucidité, avec cette maîtrise instrumentale de l’imagi¬ nation que seule permet une intelli¬ gence du plaisir absolument libre et dégagée, le faune pratique une forme supérieure de sensualité qui s’adresse aux objets de pure «représentation» — les figures irréelles mais puissamment suggestives suscitées par la tension érotique — plutôt qu’à ceux qui, réelle¬ ment investis et possédés, le rejette¬ raient bientôt dans cette sorte de mort qu’est la retombée du désir. Et si, par¬ fois, la bête excédée par la tyrannie du sexe, se prend à rêver à l’ingénuité du premier émoi amoureux, il faut bien dire que là encore ce n’est qu’une feinte, une reprise momentanée, un repli sur une fausse nostalgie d’innocence, en vue d’exalter un peu plus le désir. Désir qui repousse indéfiniment sa délivrance dans le spasme et grâce à quoi l’être se donne, peut-être mieux que par la parole ou par le chant, la preuve durable de son existence. Désir, aussi, qui n’est jamais plus exténuant que lorsqu’il s’offre «pour triomphe la faute idéale des roses», c’est-à-dire lorsqu’il se condamne à poursuivre, à travers l’ab¬ sence même de tout objet manifesté, l’impossible vertige. P. S. À REBOURS Roman de Joris-Karl Huysmans ( 1848- 1907). Publié en 1884. Joris-Karl Huysmans ne s’était pas encore converti au catholicisme lors¬ qu’il écrivit ce roman misogyne obsédé par un érotisme trouble et morbide. Le héros de À rebours, des Esseintes, incarne la décadence et le raffine¬ ment de la fin du xixe siècle. Pour le dépeindre, Huysmans semble avoir pris pour modèle Robert de Montesquiou qui se retrouvera plus tard dans l’œuvre de Proust, sous les traits du baron de Charlus. Noble héritier d’une famille disparue, des Esseintes s’installe à Paris, sitôt ses études terminées, mais il n’y restera pas longtemps, car les aristo¬ crates momifiés, la jeunesse dorée, les hommes de lettres, les libres penseurs tour à tour le déçoivent et ne méritent plus de jouir du spectacle de ses extra¬ vagances esthétiques. D’ailleurs, son système nerveux se délabre, miné par des expériences amoureuses de toutes sortes. (Il ira même jusqu’à stimuler ses sens engourdis par «l’excitante mal¬ propreté de la misère».) Il se retire dans une thébaïde, somptueux cocon capitonné, qu’il décore avec toutes les subtilités d’un esprit hypersensible. Pour lui, l’artifice est la marque du génie de l’homme. Il s’entoure de pierreries, d’objets rares, de plantes précieuses, il manie les parfums et les liqueurs avec un art qui eût séduit Baudelaire, il invente toute une «communicabilité nerveuse des sensations» (André Bre¬
Arétin français (L') / 41 ton). Ses luxures consistent donc en des exercices de sensualité solitaire. Épris de sensations malsaines, il collectionne certaines fleurs de serre parce qu’il voit dans leurs pétales toutes les lèpres, les syphilis, les croûtes et les ulcères d’un épiderme malade. Le mépris de l’hu¬ manité le domine, et dans ses rêveries, il évoque un misérable adolescent de seize ans qu’il obligea naguère à se pervertir dans une maison de rendez- vous afin de le préparer à la carrière d’assassin. Mais l’attrait du mysticisme marque déjà cet homme qui se repaît des charmes d’une déesse sanglante. Il décrit ainsi la Salomé de Gustave Moreau qui orne sa retraite : « Déité symbolique dans l’indestructible luxure, déesse de l’immortelle hystérie, la Beauté mau¬ dite, élue entre toutes par la catalepsie qui lui raidit les chairs et lui durcit les muscles... » Cet auteur fut annexé par les surréalistes qui le citent dans leur lexique de l’érotisme (Boîte alerte, 1959) : «Il prit ce corps qui se tordait en craquant et il éprouva l’extraordi¬ naire impression d’une brûlure spas¬ modique, dans un pansement de glace. » (*Là-bas.) Y. C. ARÉTIN FRANÇAIS (L') Recueil de dix-neuf courts poèmes servant de légendes à une suite de gra¬ vures, d’Elluin d’après Borel, illustrant les postures amoureuses à la manière de la célèbre suite de Jules Romain commentée par l’Arétin. Publiés à Londres en 1787, les poèmes de L ’Aré¬ tin français sont de Félix Nogaret (1740-1831), qui est aussi l’auteur des pièces Les Epices de Vénus, publiées dans le même volume. — Les poèmes- légendes sont tous de huit vers, avec des mètres libres. L’auteur, comme dans les autres pièces, recherche moins
42 / Arétin moderne (V) la variété ou l’originalité que l’insis¬ tance sur quelques termes supposés provocants. Ce passage de la Figure deuxième en donnera une idée appro¬ priée : « Foutons ! oui, foutons promp- tement./Foutre est le vœu de la Nature./ Du vit avec le con le lien est char¬ mant...» La dernière légende, en un vers, tente d’accumuler tous les attraits féminins «Jambes, cuisses, genoux, ventre, cul, con/Chacun de vos trésors tour à tour m’intéresse. » Les pièces des Épices de Vénus, qui relèvent de la poésie-divertissement des salons du xvme siècle, sont, elles aussi, caractéri¬ sées par ces soucis de vocabulaire; , l’une d’elles s’intitule « L’Art de foutre » h («Foutre est un art, on croit que ce n’est rien»). Si l’on ajoute, aux termes précédents, bander et téton, on aura l’essentiel de ce lexique d’un poète fort prisé de son temps. B. Y. ARÉTIN MODERNE (I/) Essai de l'abbé Henri-Joseph Du Laurens ( 1719-1797]. Première édition en 1763, sous le titre L'Arretin. Les tribulations du Chinois Xan Xung servent de prétexte à maintes réflexions et anecdotes. Le recueil est placé sous le signe du coq «qui entretient à lui seul quinze ou seize femmes dans une paix admirable». Évangile du coq, belle bête de combat, « chef-d’œuvre de l’es¬ prit humain », dont la loi est celle de la chair et du sang. On retrouve ici l’es¬ prit satirique de l’abbé Du Laurens, et sa haine de l’esprit religieux qui voue l’homme à être autre chose que ce qu’il est vraiment. « Les Dieux, écrit-il, ont fait les singes et les hommes. Pouvons- nous être autrement que nous sommes ? » Ainsi «les Demoiselles ou les singes femelles ont du tempérament comme les bourgeoises de la rue Saint-Denis ». Ou encore : « Chez les nonnes, une fille spirituelle embéguinée trois ou quatre années devient bête.» Une verve qui semble intarissable, comme dans « His¬ toire de mes trois baptêmes » qui ouvre le recueil. «Mon père, demande Xan Xung au prêtre qui récite l’Ave Maria, pourquoi bénissez-vous le ventre du crucifix?» Certes le cloître n’est pas le pays d’une jolie fille et la «vertu bleue» des vierges pâlira devant «la vertu choux » exprimée par cette admi¬ rable formule : « Signore volete farmi quelle che hanno fatto per farmi. » C’est une sagesse priapique que chante l’abbé Du Laurens, et dont témoigne ce beau refrain : « Ramonez ci, ramonez là/La cheminée de haut en bas. P. R. ARMANCE Roman de Stendhal, pseudonyme de Henri Beyle (1783-1842). Publié en 1827. Stendhal se souviendra de la désa¬ gréable expérience du fiasco (v. *Sou- venirs d’égotisme) dans son premier roman, Armance, où il reprendra le sujet d’un conte scandaleux de Mme de Duras, Olivier ou le Secret, qui circu¬ lait alors sous le manteau. Le héros, Octave de Malivert, est, lui, un véri¬ table «babilan». Pour son malheur, il tombe amoureux de sa cousine Armance. La maladresse de la jeune fille et les intrigues de son entourage font que le mariage devient inévitable. En homme d’honneur, Octave épouse Armance, mais, plutôt que de se livrer à un pénible aveu, il aime mieux se donner la mort. Car, que peut faire, en se mariant, un «babilan»? Stendhal s’en est expliqué dans une lettre du 23 décembre 1826 à son ami Pros- per Mérimée : « Le babilanisme rend timide ; autrement rien de mieux que de faire l’aveu. Ce mari du lundi, M. de Maurepas, M. de la Tournelle, l’ont bien fait. M. de la Tournelle est mort désespéré et amoureux fou de sa femme. Olivier, comme tous les babilans, est très fort sur les moyens auxiliaires qui font la gloire du Président. Une main adroite, une langue officieuse, ont donné des jouissances vives à Armance. Je suis sûr que beaucoup de jeunes filles ne savent pas précisément en quoi consiste le mariage physique./Je suis
Artaud le Mômo / 43 également sûr de ce second cas beau¬ coup plus fréquent : l’accomplissement du mariage leur est odieux pendant trois ou quatre ans, surtout quand elles sont grandes, pâles, élancées, douées d’une taille à la mode. Il est vrai que j’ai copié Armance d’après la dame de compagnie de la maîtresse de M. de Strogonoff qui, l’an passé, était tou¬ jours aux Bouffes.../Le vrai babilan doit se tuer pour ne pas avoir l’embar¬ ras de faire un aveu. Moi (mais à qua¬ rante-trois ans et onze mois), je ferais un bel aveu; on me dirait: “Qu’im¬ porte?” je mènerais ma femme à Rome. Là, un beau paysan, moyennant un sequin, lui ferait trois compliments en une nuit.../Quand même Armance, cou¬ chant avec Olivier toutes les nuits à Marseille, serait étonnée :/l° elle l’adore; et avec la main, il lui donne deux ou trois extases chaque nuit;/2° par timidité, par pudeur féminine, elle n’oserait rien dire./Mais l’amour seul suffit pour tout expliquer./Le genre de peinture dont je me sers, le genre noir sur blanc, ne me permet pas de suivre la vérité. En 2826, si la civilisation continue et que je revienne dans la rue Duphot, je raconterai qu’Olivier a acheté un beau godmiché portugais, en gomme élastique, qu’il s’est propre¬ ment attaché à la ceinture, et qu’avec ledit, après avoir donné une extase com¬ plète à sa femme, et une extase presque complète, il a bravement consommé son mariage, rue de Paradis, à Mar- seille./Quand on est songe-creux, homme d’esprit, élève de l’École poly¬ technique, comme Olivier, voilà ce qu’on fait. » V. D. L. ARTAUD LE MÔMO Ecrit d'Antonin Artaud (1896-1948). Publié en 1947. Rarement les écrits d’Artaud ont atteint cette violence, cette sauvagerie. Au point que dans sa haine, son déses¬ poir, il ne parle plus, il hoquette, il râle, il crie, il défèque sur le visage du lec¬ teur. Impossible de faire encore sem¬ blant de penser. Aussi bien, tout ce qui se détache de l’âme comme du corps, fruit de l’inconscient, tombe-t-il comme un soulagement, comme une douleur. « Pas de philosophie, crotter, crotter. » Un déferlement scatologique accueille les hommes, ces «empafrés d’étrons». Ils ne peuvent pas comprendre, Artaud le sait, « l’image qui est au fond de mon trou de con». Cette lourde angoisse d’être un homme ou (et) une femme, cette inacceptation de la différence des sexes, hurlée comme un défi, c’est la peur de la castration, du « totem étran¬ glé» et l’aveu qu’il ne reste que le «membre coupé d’une âme». Mais, diront les âmes simples, pourquoi Artaud accuse-t-il, insulte-t-il avec une telle rage ? À qui en veut-il et de quoi ? Il en veut d’abord — et toujours — à ses parents de l’avoir fait naître. Il en veut à Dieu d’avoir voulu son existence. Et c’est la même intolérable pensée. Il en veut aux médecins de l’avoir fait mou¬ rir. Et c’est la même inacceptable trahi¬ son. Tout ceci se situe en dehors du champ de la volonté, écrase et balaie cruellement la douce illusion de liberté. C’est pourquoi la révolte d’Artaud a un accent si heurté. Elle n’est que sou¬ bresaut de l’animal traqué et pris au piège. Il replace vivement la religion, pure et éthérée, dans son contexte de saleté : les bénitiers sont « latrines de sublimité ». Les parents, avant que l’enfant n’existe, ont copulé. Cette copulation, première trahison de la mère avec le père, est ce qui a donné la vie à l’en¬ fant, une vie qui n’est qu’une mort. Il a senti le «frottement de leurs couilles pleines/afin de me pomper la vie». Dans son «exécration du père-mère», il veut à la fois pénétrer et tuer sa mère. « Crèvera le ventre de naître. » Il veut «cogner» chaque femme-mère. «C’est la vie qui roule sa panse obscène.» Parce qu’on l’a fait « sortir du sperme », il abomine tous les déchets, morve, salive, « pets », « rots », « foutre », « des¬ quamations du con». Il s’y roule en
44 / Art de jouir (L') même temps avec délices. Avec les médecins, c’est la même horreur, san¬ glante, obscène, aliénante. Ils créent les malades pour pouvoir les «charcuter», les «dépiauter». Après l’électrochoc: «J’y suis passé. On ne remonte pas de ces ténèbres. » X. G. ART DE JOUIR (L') Essai de Julien-Jean Offray de La Mettrie (1709-1751], Publié en 1740. Médecin et philosophe, La Mettrie va appliquer à l’amour les deux maximes de la connaissance, règles d’or de Y En¬ cyclopédie : observation et expérience. Il y a des choses bien curieuses à obser¬ ver dans l’amour. Par exemple que « des verges trop longues ou trop grosses incommodent les femmes et ne produi¬ sent rien ». Que chez ces mêmes femmes «le conduit de la pudeur trop étroit s’oppose toujours à la copulation et à la génération». Parfois c’est «le clitoris qui devient si grand qu’il en défend l’entrée», ou les lèvres «si longues et si pendantes qu’on est obligé de les couper aux filles avant de les marier». Il y a mieux. Un observateur vraiment attentif remarquera l’analogie entre les organes sexuels de la plante, par exemple, et ceux de la femme. Corres¬ pondance des règnes : « Le Stylus de la femme est le vagin; la vulve, le mont de Vénus avec l’odeur qu’exhalent les glandes de ces parties répondent au stigma ; et ces choses, la matrice, le vagin et la vulve forment le pistille, nom que les botanistes modernes don¬ nent à toutes les parties femelles des plantes. » Nanti de ce précieux bagage, quelles leçons tirer du jeu amoureux ? La réponse de La Mettrie est sans ambi¬ guïté : « Plaisir, maître souverain des hommes et des Dieux, devant qui tout disparaît jusqu’à la raison même, tu sais combien mon cœur t’adore et tous les sacrifices qu’il t’a fait.» L’art de jouir sera avant tout un art de la maîtrise et de la mesure. Le plaisir, remarque l’auteur, n’habite jamais des cœurs impurs et corrompus. La Raison, lors¬ qu’elle est au service du plaisir «em¬ prunte le sentiment des Dieux». Une morale naturelle, en somme, mais par¬ ticulièrement raffinée : « Soyez seule¬ ment habiles économes de vos plaisirs ; sachez l’art délicat de les filer, de les faire éclore dans le cœur d’une amante endormie.» Jeux raffinés des Flore et des Tircis, des Daphnis et des Phylis, où au plaisir de voir succède bientôt le plaisir de sentir, et dont la devise serait : «Ne m’approchez pas, mortels fâcheux et truculents, laissez-moi jouir. » P. R. ART DE PLUMER LA POULE SANS CRIER (L) Recueil d'anecdotes d'un auteur ano¬ nyme, publié en 1710. C’est l’art des faquins et des coquins, des catins et des libertins. Un commis flaire une bonne affaire en couchant avec une aventurière. Mais elle lui laisse, argent comptant, la vérole. Le drôle, embarrassé, retrouve sa jeune maî¬ tresse, enceinte et mariée, qu’il ne peut, sans manquer, s’épargner de besogner. Quand revient le mari, il fait fête intime à sa dame, et voilà le trio conta¬ miné. La grisette de la maison, que monsieur lutine, reçoit même aumône, qu’elle fait partager avec un financier. Seul l’innocent est châtié dans l’his¬ toire : c’est le fœtus, qui crève dans le ventre de la jeune mère et s’échappe en lambeaux sanglants. J.-P. P. AUBE OU LA VERTU Roman de Michel Bernard (né en 1934). Publié en 1964. La vertu, c’est l’ignorance, ou le ver¬ tige de l’innocence. En ce curieux et charmant récit, Michel Bernard réussit la gageure d’évoquer l’érotisme sans que presque rien soit décrit. Il est vrai que dans le monde de l’Establishment où règne un prince absent et que dirige Mme de Kransfeld tout n’est qu’allu¬ sion, caresse et miroir. Aube, une jeune ballerine, encore une enfant, sera-t-elle initiée à on ne sait quel jeu dans le ch⬠teau où des spectacles sont parfois don¬ nés? Et qu’est-ce que l’Establishment?
Au bord du Ht / 45 Quelles amours, quelle religiosité, quel vice, quel art peut-être hantent ceux qui sont assujettis aux règles délicates de cette société? Nous l’apprendrons len¬ tement tout en suivant l’aventure de Marc, attiré par Aube, et qui reconnaî¬ tra au terme de déconcertantes et minu¬ tieuses épreuves que l’Establishment ne peut rien lui enseigner d’autre que l’apparence et la passion. Aube, au col¬ lège, avait aimé une autre petite fille, Mylène. Elles se retrouveront dans le château. Mme de Kransfeld les amènera à participer à un délicieux concours afin de décider laquelle des deux est la plus belle. Mais, en fait, il ne s’agit que de préparer les jeunes filles au spec¬ tacle secret du lendemain où Marc est mystérieusement convié. Sur une scène de théâtre de plain-pied avec la salle, des filles nues dansent de manière méca¬ nique. Une seule joue à la statue. C’est Aube. Un rideau de gaze sépare ce groupe juvénile et les voyeurs. Marc, exaspéré, s’enivre, fait scandale en caressant une invitée masquée, avant de s’apercevoir que les danseuses n’étaient autres que des automates. Aube se brise telle une Vénus de plâtre. Les vraies demoiselles sont dans la salle, déguisées en soubrettes. Un jeu va les désigner. Marc ôte le masque d’une servante. C’est Aube. «Que dési¬ rez-vous?» lui demande-t-elle. Marc ne désire plus rien qu’attendre, dévoré par le désir, mais un désir d’une qualité si rare que jamais il ne pourra sans doute franchir les bornes du réel. Telle peut être la règle fondamentale de l’Establishment et le sens des spec¬ tacles donnés dans le château. « Ce qui, dans d’autres pays, n’eût été qu’une simple représentation licencieuse gar¬ dait ici le caractère sacré d’une insti¬ tution millénaire.» Toutefois, Aube n’aime pas Marc et le lui dit. Tout n’était vraiment que reflets. «Mais qui croit à la pureté? dit Irène, vive et acerbe. — Personne, naturellement. — Alors, comment expliquez-vous que l’Establishment ne sombre pas, n’ait pas encore sombré ? Laurence accentua on sourire : — Il faut croire qu’il est de quelque utilité.» Y. C. AU BORD DU UT/de Maupassont Conte de Guy de Mau passant (1850 1893], daté 23 octobre 1883. Le comte et la comtesse de Sallure. Le comte avait avoué une liaison à son épouse. Or le voici jaloux des avances qu’un M. Burel lui fait. C’est le soir, au salon. Les époux se disputent. La femme fait dire à son mari qu’une maîtresse lui coûte à peu près cinq mille francs par mois. « Eh bien, mon ami, donnez-moi tout de suite cinq mille francs et je suis à vous pour un mois, à compter de ce soir. » Il se fâche. Elle s’en va. Dans la chambre de la comtesse. La comtesse se déshabille pièce à pièce. Elle repousse son mari. Elle continue le déshabillage. Il insiste. En ôtant ses bas, elle s’ex¬ plique enfin : « Rien de plus naturel. Nous sommes étrangers l’un à l’autre, n’est-ce pas? Or, vous me désirez. Vous ne pouvez pas m’épouser puisque nous sommes mariés. Alors vous m’achetez, un peu moins peut-être qu’une autre. Or, réfléchissez. Cet argent, au lieu d’al¬ ler chez une gueuse qui en ferait je ne sais quoi, restera dans votre maison, dans votre ménage. Et puis, pour un homme intelligent, est-il quelque chose de plus amusant, de plus original que de payer sa propre femme ? On n’aime bien, en amour illégitime, que ce qui coûte cher, très cher. Vous donnez à notre amour... légitime, un prix nou¬ veau, une saveur de débauche... Est-ce pas vrai ? » Le comte de Sallure donna six mille francs à son épouse. M B. AU BORD DU UT/de Vérineau Poèmes d'Alexandre de Vérineau, pseu¬ donyme de Louis Perceau (1883-1942). Publiés en 1927. Ces vers nous présentent trois poses : en «levrette», en «artilleur» («Je vais te ramoner de mon écouvillon») et en «gamin» («Tu m’enfourches bien vite en un geste gamin./Ton corps comme
46 / À une courtisane en fureur sur mon dard se démène ») ; trois femmes : l’artiste, la jouisseuse et la passionnée («Son sexe fond et coule ») ; trois fantaisies : la « coupe » («Fixant ton souvenir aux poils de ma moustache»), la «flûte» («La tête de mon dard dans tes lèvres goulues») et le «duo»; enfin le «culispice», que préfère la «vicieuse» qui «d’un doigt prompt à la divertir, par-devant, s’as¬ tique». X. G. À UNE COURTISANE L’attribution de ce poème à Charles Baudelaire (1821-1867) constitue une supercherie bouffonne, faite aux dépens d’un éditeur peu lettré et de biblio¬ philes qui ne l’étaient pas davantage. Publié d’abord en 1924 dans La Quin¬ tessence satyrique du XIXe siècle, le faux fut repris en plaquette en 1925. Tirée à un petit nombre d’exemplaires, illustrée d’eaux-fortes de Creixams, celle-ci ne fit l’objet d’aucun service de presse et trouva d’emblée sa clientèle parmi les amateurs d’éditions dites « de luxe». De l’annotation exhaustive que Claude Pichois a donnée des œuvres attribuées à Baudelaire et qui fait auto¬ rité (in Œuvres complètes de Baude¬ laire, deux volumes, Le Club du meilleur livre, 1955), nous reproduisons l’ex¬ trait suivant relatif à cette plaquette : «précédée de “Notes en marge d’un Poème” où Pascal Pia indique que ce poème a été retrouvé dans les papiers d’Alphonse Lécrivain — un ami de Baudelaire — “qui avait épousé une couturière flamande, ne revint en France qu’en 1875 et se retira dans un petit vil¬ lage du Midi”. À sa mort, ses papiers passèrent entre les mains d’un parent, viticulteur dans l’Hérault, chez qui un amateur prit connaissance de ces vers avant de les confier au publicateur... » Encore que le pastiche soit très ingé¬ nieux, peu de baudelairiens s’y laissè¬ rent prendre. On y trouve l’évocation chère à Baudelaire, de la belle dont la «gorge ondule sous les vêtements» et dont la chevelure apporte l’odeur des îles. Plus audacieuse est la description du «large c... bistré», de Malvina. «Trompette du plaisir que chaque soir embouche/Un v... lampsacien au pré¬ puce doré. » Le thème général est celui de la force attractive de la femme qui fait «b... » tous les mortels : sage, fou, seigneur florentin, dont «le membre bat pour toi» sous sa cape, ivrogne «qui donne de l’air à Priape», prince, marchand, «enfant souffreteux» dans sa province. Quand Malvina offre à leur désir «le vallon d’un c...», tous ces « complices pâmés » sont « vaincus par le plaisir». Ce qui n’empêche pas la femme qui triomphe de sa déchéance de jouer la candeur naïve ! X. G. AURORA Roman de Michel Leiris (1901-1990). Publié en 1946, mais composé une vingtaine d'années plus tôt, à l'époque où l'auteur appartenait au groupe sur¬ réaliste. Si l’érotisme naît du croisement de l’imagination et de la sexualité, il sur¬ vit parfois à leur rapprochement et donne alors un hybride dont l’organisme esf fconstitué soit d’un rituel propre à mettre en jeu le corps, soit d’un corps de mots propre à mettre enjeu l’imagi¬ nation. Ce corps de mots — ce livre — peut représenter des scènes dont la succession équivaut à l’enchaînement de l’activité érotique ; il peut aussi, plus rarement, être entièrement érotisé, tant son mouvement intérieur reproduit ces alternances extrêmes et contradictoires de vitesse et de fixité, qui caractérisent l’érotisme. Ainsi dans Aurora, livre indéfinissable où tout se déroule juste¬ ment entre vitesse et fixité, dans un balancement perpétuel qui va de la froideur à la brûlure, de la présence à l’effacement. Il n’y a pas de «sujet», mais un défilé de phantasmes auquel est si bien lié le déroulement des phrases que, vraiment, les mots sont la chose. On cesse d’être un lecteur, on devient «le pendule des larmes sous la coupole d’un vagin» ou bien cet
«oiseau fossile» emprisonné dans un filon d’amour. Tout le texte est un voyage (un regard) aux péripéties im¬ prévisibles, car chacune est suscitée par l’automatisme de l’écriture — un automatisme absolument aimanté par le désir. Et quand on veut les analy¬ ser, les définir, les mots d'Aurora vous embarrassent comme de bizarres cris¬ taux déboîtés ou des ossements inco¬ lores. C’est que l’érotisme qu’ils tra¬ duisent est fait d’obsessions minérales plus qu’organiques, tout ce qui est mou, humide, tiède y étant rejeté pour la seule recherche du froid, du géomé¬ trique, de l’immuable (pour le «je» qui écrit le livre, Aurora est le seul nom féminin tolérable « à cause de son ado¬ rable froideur»). Faute de pouvoir se figer lui-même en une statue froide, l’adorateur d’Aurora éprouve ses amantes en les faisant coucher sur un bloc de glace, puis leur chair ayant durci et blanchi, il les fait raser et épi¬ ler pour les rendre d’albâtre avant de les aimer «étendu sur les dalles de marbre » d’une pièce entièrement vide. Le récit de ces amours blanches est le sommet érotique d’un livre qui doit avoir la même beauté que les * Chants de Maldoror puisqu’il a les mêmes pouvoirs. Également bouleversante est la scène où Aurora s’empale sur la pointe d’une pyramide et, s’offrant au vent du désert, tourne, comme une girouette amoureuse, et use tout son corps sur la pierre, qui se tache de rouge. On retrouve une écriture et des obsessions semblables dans Le Point cardinal, récit publié par Michel Lei- ris en 1927 et repris en 1969 dans Mots sans mémoire. En témoigne, par exemple, ce passage : « Sur un lit, tout au fond de la chambre, une femme dor¬ mait, comme un animal tapi au fond de sa coquille, et son sexe dormait aussi, comme un animal tapi au fond de sa coquille. Les murs de la chambre étaient peints à la chaux, les cuisses de la femme blanchies à la céruse; et, Au temps du bien-aimé / 47 d’une fêlure du plafond écaillé, sortait un gigantesque doigt de plâtre orienté vers le sexe béant... » B. N. AU TEMPS DU BIEN-AIMÉ Recueil de contes de Fernand Fleuret (1884-1945). Publié en 1935. Coauteur avec Apollinaire et Louis Perceau de la bibliographie de L ’Enfer de la Bibliothèque nationale, Fernand Fleuret laisse une œuvre mineure, mais nombreuse, vivace, singulière, d’ailleurs plusieurs fois évoquée — le * Carquois du sieur Louvigné du Dézert, Rouen- nois et *Histoire de la bienheureuse Raton fille de joie. Ses écrits s’égaillent à travers les genres sans vraiment les épouser : évocations, adaptations, trans¬ positions. Ou encore : transcriptions et belles-lettres. La dominante érotique transparaît, assez obsessionnelle. Quelques titres d’ouvrages éclaireront ces chemins : Épîtres plaisantes (ce sont des poé¬ sies), L ’Archidiable Belphégor (traduit de Nicolas Machiavel). Il y a encore dix présentations ou commentaires d’œuvres satyriques (parfois en collaboration avec Louis Perceau). Or les décennies qui précéderont 1789 furent pays de connaissance à une espèce de gentil¬ homme, d’autre part transplanté de Normandie parmi les journaux, les édi¬ teurs, les brasseries, etc., lieux où tout de même il trouva ses pâtures — litté¬ rature et vie en étrangeté, gaillarde ou mélancolique. Il semble normal que Au temps du Bien-Aimé s’achève par un Supplément au « Spectateur nocturne » de Restif de La Bretonne, composé de quatre nuits (v. les *Nuits de Paris), enfin que la dernière nuit montre l’aven¬ ture morbide d’un seigneur normand et érotomane venu mourir dans une folie de déchéance au quartier parisien dit, c’est approprié, de La Muette. Cet homme avait deux filles, mais du fait de ses manies dispendieuses : «M. de Bourbillon dut abandonner le château de sa femme à l’une, et à l’autre une gentilhommière de la région,
48 / Autour d'un clocher enfoncée dans des marécages et que n’habitaient plus que les corneilles, les rats, les escargots et les cloportes.» Mais, dit le narrateur (il y a, dans ce supplément nocturne, un savant jeu de passe-plume) : « Je ne dépeindrai pas le tableau lamentable d’un vieux débau¬ ché de province qui a conservé des illu¬ sions et de la gaucherie dans la pratique des voluptés, si j’ose employer ce noble terme pour l’appliquer à des grimaces. » Fleuret n’écrit jamais mal. Au temps du Bien-Aimé comporte d’abord six récits, qu’on peut à la rigueur dire consacrés à la douceur de vivre. «Le Voleur» montre comment une mar¬ quise fut absolument déshonorée et honorée par le pistolet majeur d’un bri¬ gand des routes. «Le Duel» rapporte les amours inoubliables d’un godelu¬ reau de la carrière des armes avec une châtelaine, jeune veuve qui joue aux nymphes dans la rivière proche et, dans la franchise des nudités, fera sa ren¬ contre («Un Ondin qui monte à che¬ val, qui a une valise en troussequin et une bien longue épée »). Dans « Le Por¬ trait », un gentilhomme revenu des îles fait faire le portrait de sa veuve par un barbouilleur, lequel prend pour modèle sa maîtresse, toutefois en s’aidant des cancans concernant la disparue. Dans «Le Bourreau de Soissons», le héros, c’en doit être un, travaille sa maîtresse en s’aidant d’ordres militaires: «De- par-le-Roi — tendez, tirez! — brû¬ lez, fendez ! — coupez, frappez ! » «L’Aventure marine» dispense aux épouses des hobereaux terriens les joies marines que leur apportent les sei¬ gneurs de Normandie maritime dégui¬ sés en corsaires anglais (« M. de Cerisy mit le second genoù en terre, si l’on peut dire, pour déguster de Vénus ce qu’elle a de plus marin et de meilleur»). «La Pensionnaire trans¬ fuge» («Supplément aux Mémoires de M. Guillaume, cocher»), récit du picaresque parisien, déridera tous les enfants d’un certain âge par le ton soutenu d’un burlesque bonhomme et gaillard. Le cocher narrateur emmène des religieuses à la recherche, dans la nuit de la capitale, d’une de leurs ouailles réfugiée au bordel : selon tous ces noms, Louison, la Vache-à-Paniers. Les saintes personnes sont accueillies au mieux, de maison en maison. À un moment donné, Pierre Mac Orlan, de son vrai nom Pierre Dumarchey, appa¬ raît, un peu déguisé, dans un hourvari de bienvenue : «... Et comment que va la Sœur Supérieure, et M. l’Aumô¬ nier, l’abbé Dumarchais, qui s’appelle, même qu’il se prénomme Pierre, pas vrai?... Et le perroquet, que c’est si gênant, qui dit toujours des b... et des f... révérence parler ?» MB. AUTOUR D'UN CLOCHER Roman de Louis Desprez (1861-1885) et Henry Fèvre. Publié en 1884. Cet ouvrage, dont le contenu ne sus¬ citerait aujourd’hui aucune émotion, est un roman de mœurs rurales, ayant pour principal personnage un paysan brutal et cupide. Ses auteurs visaient au réalisme qui caractérisait alors les pro¬ ductions de l’école «naturaliste». Ils y avaient ajouté des couleurs rabelai¬ siennes et une ironie grasse s’exer¬ çant notamment aux dépens de curés de campagne hypocrites et salaces. On ne saurait dire pourtant qu’ils fussent allés au-delà de ce que s’étaient déjà permis Zola et ses disciples. Le parquet de la Seine en jugea autrement. À l’instigation, dit-on, d’un garde des Sceaux aussi stupide que méchant, M. Martin-Feuillée, qui, dans sa jeu¬ nesse, avait dédié des vers enthou¬ siastes à Napoléon III et qui, converti à la République, n’en était pas moins resté farouchement hostile à la liberté d’expression, Autour d’un clocher fut saisi chez les libraires, et des pour¬ suites engagées contre ses deux signa¬ taires. Le plus jeune, Henry Fèvre, n’avait pas encore atteint l’âge de la majorité légale. Il n’avait pas participé directement à la conclusion d’un contrat avec l’éditeur.
Aux pieds d'Omphale / 49 Le juge d’instruction le fit bénéficier d’un non-lieu, estimant qu’il avait « agi sans discernement». Seul, Louis Des¬ prez, âgé de vingt-trois ans, eut à com¬ paraître le 20 décembre 1884 devant la cour d’assises de la Seine, sous l’in¬ culpation d’outrages aux mœurs, l’ac¬ cusation ayant retenu contre lui cinq passages de son livre. Le jury com¬ prenait un marchand de futailles, un métreur, un emballeur, un charpentier, un maître maçon, un couvreur, un épi¬ cier, un négociant, un ingénieur et trois rentiers. Desprez ne leur cacha pas qu’il doutait de leur compétence en matière de littérature. Ils le condamnèrent à mille francs d’amende et un mois de prison. Il était coxalgique et tuberculeux. On lui fit purger sa peine à Sainte- Pélagie en compagnie de cambrioleurs et de souteneurs, le délit qui l’avait fait poursuivre n’étant pas considéré comme un délit de presse. En prison, son état de santé se détériora à tel point qu’il mourut quelques mois après sa libéra¬ tion. Goncourt nota alors dans son Jour¬ nal que, sous aucun régime, on n’avait encore détruit ainsi un écrivain de vingt ans. Dans une chronique du Figaro, Zola écrivit : « Ceux qui ont assassiné cet enfant sont des misérables. » P. P. AUTRICHIENNE EN GOGUETTE (L'J ou l'Orgie royale. Bref opéra publié en 1789 et attribué à Mayeur de Saint-Paul (1758-1818). Sans grand effort d’imagination ou de développement, l’auteur met en scène, dans un salon des petits appartements de Versailles, Marie-Antoinette entou¬ rée de son amant le comte d’Artois et de sa partenaire femelle, la duchesse de Polignac. Le trio est décidé à se livrer au bonheur. Survient Louis XVI, mais, après quelques verres de champagne, il s’endort et ronfle, la tête sur la table. Aussitôt, la reine s’étend sur un canapé, et le comte d’Artois la branle sous les yeux de la Polignac, puis lui fait l’amour. Mais Marie-Antoinette trouve mieux : elle profite du sommeil du roi abattu sur la table pour combiner tous les plaisirs. La Polignac s’étend sur le dos de Louis XVI, la reine s’allonge sur sa bien-aimée, et les deux femmes se caressent, tandis que le comte d’Ar¬ tois, par une voie plus éloignée, baise de nouveau la reine. Ce pamphlet, il est bon de le rappeler, ne faisait que donner forme écrite à des propos et des convic¬ tions largement répandus dans l’opinion publique parisienne dans les dernières années de l’Ancien Régime. Y. B. AUX PIEDS D'OMPHALE Roman de Henri Raynal (né en 1929). Publié en 1957. Luc est amoureux de Mathilde et deviendra peu à peu son esclave. Elle commence par lui faire servir son petit déjeuner au lit tandis qu’il murmure : « Pavane-toi comme une reine paisible et fière, régnant sans effort, sûre de son droit.» Il est subjugué par ses seins, «aiguisés, relevés et saillants comme des cornes, pointus et guerriers comme des tours, profilés et alarmants comme des fusées ». À genoux, il baise la trace de ses pas. Un jour, intolérable sup¬ plice, elle lui lie les mains, se dévêt et danse nue, devant lui. Après une « impo¬ sition des fers barbare et solennelle», elle l’emprisonne à la cave, le fouette et le cravache, « répandant le sang et la douloureuse ivresse de l’esclave». Elle a pris à son service une fille dure, Lina, et contraint Luc, mortifié, à lui obéir. « Il appartenait à une étrange créature, mi-femme, mi-caoutchouc, à la fois matrone et robot. » Mathilde ressemble plutôt à « la Vénus à la fourrure ». C’est un «ange botté, vigoureux et splen¬ dide, au sein fier et au fouet brandi, walkyrie armée de grâce». Quand elle est lasse de lui, elle le tire comme un chien par la chaîne qui ne le quitte plus et le vend à la châtelaine de Gurut, « aventurière dépravée » et cynique qui lui fait lécher ses bottes pour s’assurer qu’il est bien dressé. Le livre se termine sur une évoca¬ tion de la mer et de la liberté et par un
50 / Avantures satyriques de Florinde (Les) baiser de Mathilde à Luc... rêve d’esclave. Ce récit diffère de la plupart des livres érotiques par l’originalité de son sujet, qui est l’inverse de celui His¬ toire d’O. En des termes parfois lyriques, parfois réalistes, il évoque l’entière soumission et la dépendance de l’homme vis-à-vis de la femme. Il ne reste «aux hommes comme puis¬ sance à encenser que celle de la Femme dressée sur son sexe et sur les ergots de ses seins». X. G. AVANTURES SATYRIQUES DE FLORINDE (Les) habitant de la basse région de la Lune. C.l. Imprimé l'an MDCXXV. Quoi que dise le titre dont nous venons de donner le libellé exact, cet ouvrage n’a pas pour héros un person¬ nage lunaire. Les scènes qu’il décrit, tantôt en vers, tantôt en prose, se situent dans des lieux comme Éphèse, qui appartiennent à l’histoire grecque, mais ils s’y déroulent à une époque indéter¬ minée. Visiblement, l’auteur s’est pro¬ posé d’intriguer, de susciter des com¬ paraisons, des rapprochements, bref de faire lire son livre comme un livre à clef. Le fait est qu’on peut y discerner des allusions à l’offensive qu’après la régence de Marie de Médicis, le père Garasse, soutenu par Mathieu Molé, président du Parlement, engagea contre les libertins, c’est-à-dire contre les mécréants. La plupart des vers qui par¬ sèment les Avantures satyriques de Florinde auraient pu figurer dans le *Parnasse satyrique pour lequel furent condamnés Théophile Colletet, Berthe- lot et Frenicle. Le texte en prose qui les relie et les commente contient des malices, quelque peu difficiles à saisir aujourd’hui, mais qui ne pouvaient échapper aux amis de l’auteur. Une sorcière, Upérorque, incarne, semble-t-il, l’Église romaine. Neuf magiciennes, que l’on peut iden¬ tifier aux Muses, attirent les hommes dont elles méditent la perte. En 1625, quel lecteur un peu subtil n’eût pas découvert là une transposition des mésa¬ ventures que sa liberté d’esprit avait values à Théophile? À la désinvolture de ce dernier s’apparente d’ailleurs souvent l’attitude de Florinde. Ainsi dira-t-il d’une belle personne qui s’est montrée trop distante et trop imbue de soi: «Si j’avois foutu la beauté/Que vouloit adorer mon ame,/Je pourrois dire en vérité/Qu’appaisant l’ardeur de ma flame/J’aurois mis la gloire à l’en- vers/Et, pénétrant dedans son centre,/ Foulé, non des pieds, mais du ventre/ L’arrogance de l’Univers. » Imprimé sans nom d’auteur ni de libraire, ce livre ne dut être l’objet que d’une diffusion très restreinte. Peut- être jugea-t-on prudent d’en détruire les exemplaires. Il n’en a subsisté qu’un seul, lequel, acquis vers 1927 par un collectionneur américain, se trouve pro¬ bablement encore aux États-Unis. C’est d’après cet exemplaire, qui avait aupa¬ ravant appartenu à Pierre Louÿs, que fut établie, en 1928, une réédition, pré¬ facée par Bertrand Guégan. Celui-ci s’est ingénié à dissiper l’anonymat de l’auteur. Sur la page de titre de 1625, deux majuscules : C I, se détachent. Que signifient-elles? Il semble plus normal de les tenir pour des initiales que d’y voir des chiffres romains. Selon Guégan, Les Avantures satyriques de Florinde pourraient être l’œuvre d’un gentilhomme d’origine italienne, dont le père avait été un des officiers domes¬ tiques de Marie de Médicis et C I serait à traduire par : Codoni, Italien. On sait que cet Henri de Codoni a signé de son nom des vers dédiés à Tristan L’Her- mite. Compromis en 1618 dans la mys¬ térieuse affaire qui causa la perte du poète Étienne Durand, il avait été lui- même emprisonné quelque temps. Le souvenir de ces ennuis inspirait peut- être ce que dit Florinde des «lieux où l’effort d’une main sanguinaire le vou¬ loit mettre à mort». Il est certain, en tout cas, que l’auteur de Florinde était un libertin lettré, qui, en plusieurs
Aventure de Catherine Crachat / 51 Balthus. La lecture. 1963-1964. © Adagp, Paris, 2001. endroits de son ouvrage, s’est rappelé les Dialogues de courtisanes de Lucien et VEuphormion de John Barclay. P. P. AVENTURE DE CATHERINE CRACHAT Romans de Pierre Jean Jouve (1887-1976]. I. Hécate, publié en 1928. — La fille aux longues jambes, au casque de cheveux ténébreux coupés court qui lui font une tête de garçon, l’actrice des années 25 aux innombrables films, tous oubliés, mais dont les titres agissent encore sur une certaine sorte d’imagi¬ nation {Le Fleuve du feu, La Fille men¬ diante,, Le Sang versé, L 'Élégie), la star fameuse du muet qui exerce un orageux pouvoir de séduction sur les hommes autant que sur les femmes, porte un nom «de saignement et de douleur» : Catherine Crachat. Mais sur les affiches de cinéma elle est : Catharina. Elle fait, comme elle le dit, beaucoup de « choses assez grossières» avec beaucoup de messieurs et fréquente le bal nègre. Pourtant, à vingt ans, pour garder sa pureté, elle trace chaque matin, avec du fard, entre ses seins, la «Hgne bleue» : la retrouver intacte au bout de la jour¬ née est un grand bonheur (d’enfant). Sa grande «aventure» commence lorsque Pierre Indemini, l’athlétique garçon qui a le genre jeune-seigneur-vénitien, aper¬ çoit dans l’échancrure de la blouse la ligne bleue que Catherine a de nouveau tracée (façon de se refaire une virgi¬ nité). L’aventure est quelque chose comme une féerie obscure qui se pour¬ suit en ligne ascendante jusqu’au jour
52 / Aventures de Jodelle (Les) où Catherine découvre que Pierre la trompe avec la grande Gogan, une Amé¬ ricaine qui a créé le rôle de la Made¬ leine dans Golgotha (jambes mordorées et robes fendues sous les bras pour qu’on voie l’épaisseur élastique du sein). Mais elle a reçu un signe du ciel sous la forme d’un rêve où elle sent un arbre lui pousser entre les genoux. Cet arbre la condamne à mort. Plus tard, avec la baronne Fanny Félicitas Hohen- stein, se déroule l’épisode viennois de l’existence de Catherine Crachat. La baronne autrichienne a été en amour avec beaucoup de personnes des deux sexes et ses «épopées sensuelles» n’ont pas entamé sa terrible vitalité. Elle voit aussitôt en Catherine la bête sexuelle, et comme il se trouve que son amant de l’heure est Pierre Indemini, elle lui pro¬ pose la combinaison à trois, afin de « brûler dans un plaisir unique » la souf¬ france qui naît forcément de la «jalou¬ sie tournante». Catherine refuse. Et l’«aventure» reprend avec Pierre, mais sans que jamais ils se touchent. Leur amour sera désormais renoncement. Ils se séparent, pour ne plus se revoir, « en pleine force d’adoration». Ils s’écri¬ vent chaque jour, et Pierre Indemini, dans ses lettres, lui trace la voie spiri¬ tuelle que lui-même découvre dans une solitude alpestre et italienne. Catherine vivra «veuve d’un amour secret», en pleine gloire cinématographique. C’est cela, le destin d’une Crachat, qui peut dire enfin: j’ay ung arbre de la PLANTE D’AMOURS ENRACINÉ EN MON CŒUR PROPREMENT... II. Vagadu, publié en 1931. Vagadu (ou encore Wagadu, c’est-à-dire, selon la légende africaine, la force qui vit dans le cœur des hommes) constitue une tentative d’explication de Cathe¬ rine Crachat à travers ses rêves. Qu’il s’agisse de ses rêves dans l’état de som¬ meil, ou de ses rêves éveillés, Cathe¬ rine Crachat, lorsqu’elle les raconte à M. Leuven, psychiatre, ou qu’elle se les remémore au réveil, les subit moins qu’elle ne tente de se forcer à travers eux une voie vers la lumière. S’ils sont révélateurs, de l’extérieur, d’un certain nombre d’instincts, de hantises, et en particulier d’un sentiment profond de culpabilité à l’égard de l’amant qu’elle s’accuse de n’avoir pas su aimer (Pierre Indemini), ils demeurent pour Cathe¬ rine Crachat l’énigme même, qui, n’était l’énergie qu’elle met à «vouloir en sortir», se refermerait sur elle et la condamnerait à la folie. Énigme vécue au niveau même de la réalité, insépa¬ rable des actes et des intentions de la vie quotidienne, et qui, par la puissance d’illusion qu’elle exerce sur le sujet, le conduit malgré lui à certaines attitudes mentales qui font surgir à leur tour de nouveaux rêves. Au milieu de ces interférences, de ce réseau qui se déve¬ loppe et se ramifie sans cesse, Cathe¬ rine veut voir, à tout prix, comme, dans l’un de ses rêves, il lui est commandé d’ouvrir le corps du Christ mort pour voir ce qu’il contient. Au bout de l’aven¬ ture onirique, que reste-t-il ? La décou¬ verte, peut-être, d’une créature nue, non différente des autres. Et en tout cas, pour Catherine Crachat, une libération. Si bien que cette petite fille, qu’elle a tout ensemble rêvée et inventée, «la petite X», ce double sur lequel elle se décharge de ses sentiments coupables, elle peut la congédier. Catherine est maintenant en mesure de s’assumer toute seule : « Les choses se terminent bien », dit-elle. P S. AVENTURES DE JODELLE (Les) Bandes dessinées de Guy Peellaert et Pierre Bartier. Publiées en 1966. Plein d’humour et d’ironie, carica¬ ture de notre société, avec ses néons, son «yé-yé», ses slogans, ses tristes loisirs, ce livre est rempli de couleurs et de nudités. Les hommes sont de petits êtres chétifs, tel l’empereur Auguste en bermuda rayé, de braves et bêtes sol¬ dats ou de stupides athlètes tel Gla- mour, «Monsieur Muscle» au cœur tendre. Les femmes sont des matrones, telle l’espionne-chef et ses gros cigares,
Aventures de Pomponius (Les) / 53 des vamps aux longs ongles bleus qui déchirent, telle la terrible et sotte pro- consule. Le plus souvent, ce sont des « poupées », à la poitrine et aux fesses proéminentes, à peine cachées par des tissus légers, échancrés de toutes parts, par des salopettes ou par de minuscules maillots de bain, vêtements qui tom¬ bent lestement avec des «Knip», des «Hop» et des «Hmmmm». Les che¬ veux sont d’un rouge, d’un rose, d’un vert ou d’un violet agressif. Face à elles, d’atroces vieilles crachent un venin qui réduit à l’état de loque verdâtre celle qu’elles embrassent. D’autres tortures sont allègrement infligées, devant un public de cardinaux inquisiteurs : ainsi le «mouli-gratteur», râpe à fromage à l’échelle humaine dans laquelle l’hé¬ roïne va être broyée quand son amie intervient, arme au poing. Et méfions- nous de l’innocent séminariste; il peut se transformer impromptu en vam¬ pire... X. G. AVENTURES DE POMPONIUS (les) Pamphlet, ou mieux pot-pourri, sur l'époque de la Régence, publié en 1724 soi-disant à Rome, attribué long¬ temps à Labadie et aujourd'hui à l'abbé Prévost (1697-1763]. C’est dans le cadre d’un prétendu roman, dont la trame aurait dû être constituée par les aventures du jeune chevalier romain Pomponius vers la fin du règne de Tibère, qu’est introduit le tableau de la Régence et l’éloge du prince de Relosan (anagramme de Orléans) : Pomponius et ses compa¬ gnons, par une invention renouvelée de L ’Autre monde de Cyrano de Bergerac, ont en effet été transportés dans la lune, où se trouve une bibliothèque conte¬ nant tous les livres qui seront écrits jus¬ qu’à la fin du monde. Il nous importe assez peu ici que l’éloge du Régent comporte, sous couleur de justification, l’évocation de ses amours incestueuses avec sa famille : Michelet en donnera un récit d’une tout autre vigueur. Que l’auteur, s’inspirant ici de la tradition rabelaisienne, consacre un chapitre entier à la question du pucelage — dont il existe une sorte de conservatoire sur la lune —, pour conclure que nulle personne nubile ne saurait l’avoir conservé, ne nous fait pas non plus sor¬ tir des sentiers battus de la gauloiserie. En revanche, les six premiers chapitres retiennent l’attention : c’est la jeunesse de Pomponius et l’histoire de ses amours avec Octavie et, accessoirement, sa sui¬ vante Amise, dont l’intervention néces¬ saire donne lieu à une partie à trois. Pomponius et Octavie sont tombés amoureux l’un de l’autre sur la seule vue de leurs portraits. Leur passion, qui trouve rapide¬ ment son accomplissement physique, ne s’embarrasse d’aucun complexe, remords ou survivance chrétienne. Quand Octavie est envoyée chez les Vestales, en guise de punition, Pompo¬ nius, sans perdre de temps, se dégui¬ sera en femme, se fera recevoir chez les mêmes Vestales, et c’est dans le couvent même qu’il retrouvera le bon¬ heur de posséder Octavie et Amise qui l’a accompagnée au couvent. Au pas¬ sage, quelques lignes non moins claires que le reste, évoqueront les amours les¬ biennes des couvents, là encore en les inscrivant, pour ainsi dire, au bien : «Elles disposent indifféremment, avec une amoureuse indolence, de toutes les parties du corps, l’une de l’autre... » Bref, ce petit roman que constituent à eux seuls ces six chapitres, est une exaltation de l’amour des corps, qui ignore ou nie toute tentative de le dra¬ matiser. D’ailleurs, le ton désinvolte de ce récit annonce quelque peu celui de Stendhal. Quand Octavie, après avoir découvert que Pomponius, appelé au couvent Lucie, couche avec Amise, veut se venger et échoue, l’auteur ajoute seulement : « Lucie ne se vengea de ce tour qu’en exigeant d’Octavie le double des faveurs qu’elle avait accoutumé de lui accorder. » Ou encore, ce portrait du père d’Octavie : «Octavien avait l’hon¬ neur en recommandation» et aussitôt,
54 / Aventures du roi Pausole (Les) il envoie sa fille chez les Vestales. On ne saurait d’ailleurs rendre en quelques lignes le charme de ce roman d’amour physique et instantané, qui semble d’une autre main que le reste du livre. Y. B. AVENTURES DU ROI PAUSOLE (Les) Roman de Pierre Louÿs (18701925], Publié en 1901. Divertissement dans le ton badin et élégant du xvme siècle, ce roman pro¬ cède également du don voltairien de l’ironie qui lui conserve de l’intérêt, l’anecdote étant, au demeurant, fort mince. Le roi Pausole, personnage que l’on croirait emprunté à La Belle Hélène, est un homme «couvert de femmes». Encore a-t-il poussé la continence jus¬ qu’à n’en garder qu’une par jour, c’est- à-dire trois cent soixante-six les années bissextiles. Il règne de façon débon¬ naire sur le royaume de Tryphéme d’où toute personne laide est bannie, les jeunes filles ne portant pour tout cos¬ tume qu’un «mouchoir jaune soleil» sur les cheveux et aux pieds des «mules clair de lune». Pausole a une fille, la blanche Aline dont la description est donnée bien « au-delà du décolletage ». Or, un jour, Aline a disparu. Pausole part à sa recherche, accompagné du grand eunuque, Taxis, protestant à la mine funèbre, et du beau page Giglio qui ne cesse de se moquer de Taxis. Celui-ci, finalement, sera renvoyé par son maître. De nombreuses conversations parsè¬ ment le récit. On y trouve des tableaux de mœurs assez piquants : ainsi une galerie de portraits de Parisiennes dans les diverses catégories sociales. «Dans les classes inférieures, la femme exprime sa déférence envers l’homme âgé en levant le pied à la hauteur de son œil...» Dans les milieux bourgeois, une dame suivie par un septuagénaire tire sa jupe et « la relève de façon à mouler les formes en arrière, tout en dévoilant le mollet gauche ». « Dans les classes dites supérieures, le retroussé est plus en faveur du côté du décolle¬ tage. » Au bout de sept kilomètres parcou¬ rus à dos de mule, Pausole rejoint Aline qui avait fait sa fugue en compa¬ gnie d’une danseuse d’opéra travestie. Elle a été recueillie par une association charitable, «l’Union tryphémoise pour la sauvegarde de l’enfance » qui a, entre autres principes, cette maxime : «Nous déconseillons aux jeunes filles les ami¬ tiés particulières mais c’est pour leur présenter les amitiés multiples comme un meilleur emploi de leurs jeunes ten¬ dances. » On montre à ces demoiselles « les dangers d’un amour unique » et on leur épargne ainsi le sort tragique de Juliette et autres héroïnes qu’un cœur exclusif a perdues. Simple récréation dans l’œuvre de Pierre Louÿs, ce petit roman ne rap¬ pelle l’érudition exceptionnelle de son auteur que par les citations, toujours malicieusement choisies, qu’on lit en épigraphe de chaque chapitre et où Saint-Amant et Rémy Belleau se ren¬ contrent avec Théocrite et même Aris¬ tote. Certains, qui font état de confi¬ dences de l’auteur, prétendent que Gide aurait inspiré le personnage de Taxis, tandis que le page Giglio serait un des prototypes de Lafcadio. P. D.
BAIN DE DIANE (Le) Essai de Pierre Klossowski (né en 1905). Publié en 1956. «J’aimerais vous parler de Diane et d’Actéon : deux noms qui dans l’esprit de mon lecteur évoquent peu et beau¬ coup de choses : une situation, des pos¬ tures, des formes, un motif de tableau, à peine la légende, car l’image et le récit, vulgarisés par les encyclopédies, ont réduit à la seule vision d’un bain de femmes surprises par un intrus ces deux noms dont le premier fut l’un des mille que porta la divinité au regard d’une humanité disparue. » Sous des noms aux théophanies mul¬ tiples, quel regard cache la déesse pour permettre aux hommes l’apparition de la chimère du Désir. Ou plutôt : com¬ ment désirer celle qui se montre et se dérobe d’un même geste ? Gomment la chasteté de Diane devient-elle séduc¬ trice? Klossowski, dans une série de variations, obscurcit et éclaire le mythe, retrace les généalogies multiples de l’approche, de la tentation, du «débat» de la déesse delphique avec Actéon, descendant de Cadmus qui passe pour être l’introducteur du dionysisme en Grèce. Dès lors, pourquoi l’héritier d’Aphrodite convoite-t-il, dans l’Arté¬ mis d’Éphèse, l’autre face de la divi¬ nité amoureuse? Et comment instituer le viol de Diane sinon par cette aspi¬ ration apollinienne des cultes diony¬ siaques? Déjà Aphrodite était l’in¬ faillible rivale d’Artémis : lieu d’un débat dans le corps d’Actéon dont le procès revient à tenter une incarnation de Diane, à renverser l’ordre platonicien qu’inaugure la déesse. Et si Actéon est mis à mort, c’est qu’Artémis, au contraire d’Aphrodite, s’invoque mais ne se possède pas. Le désir qu’elle anime est tel que la déesse, au-delà du destin, exprime une «nature fermée», un ordre où « il serait permis aux dieux de s’unir aux femmes des mortels, et interdit aux hommes de posséder des déesses». Comme si l’incarnation, par le processus de la chair, rejoignait dans le désir d’une virilité mortelle l’impos¬ sibilité de posséder une « terre immor¬ telle» — là où l’esprit peut féconder la matière.
56 / Baisers lesbiens Sens également d’une trajectoire où la question de l’incarnation posée à l’univers païen rejoint la kenosis chré¬ tienne, comme le note Klossowski à propos d’une interprétation du mythe par saint Augustin; accentuant par ailleurs la nature contradictoire de ce qu’il appelle une «Theologica thea- trica», lieu théâtral où les dieux s’in¬ carnant, amènent les hommes à suc¬ comber aux plus immorales séductions pour mieux les punir. Et donnent, par là, dans la possibilité du mal, la méta¬ phore du Bien étemel qu’ils sont cen¬ sés représenter. Ainsi, lorsque saint Augustin s’insurge contre les dieux païens, c’est qu’il retrace en eux un cheminement où le mal participe inti¬ mement au bien, où les dieux ne seraient pas tout à fait bons, alors qu’il postule que le Dieu des chrétiens est nécessai¬ rement parfait. Dès lors, les dieux témoignent d’une exigence contradic¬ toire : ils veulent se faire adorer dans leur comportement le plus immoral, le plus honteux. Et Klossowski ajoute : «Ces dieux prennent plaisir à leur propre honte. Pareille notion ne pou¬ vait évidemment se former que dans la réflexion d’un esprit chrétien qui pro¬ jette le mystère de l’incarnation dans une théologie pour qui la scène mythique tenait lieu d'incarnation. « L’esprit antique n’a pas conscience de cette contradiction, il y participe trop dans la mesure où l’amoralité était implicite à la fonction des mythes : les protestations des philosophes païens contre l’imagination sacrilège des poètes ne se faisaient que d’un point de vue moral et rationnel. Ce qui est propre¬ ment original à saint Augustin, c’est d’avoir admis que les démons, se fai¬ sant passer pour des divinités, aient pu se présenter sous la forme de Dieux se voulant intouchables en tant que divinités mauvaises du point de vue des mœurs ou souffrant d’être calom¬ niés comme telles par l’imagination humaine. » Dès lors, féconder la déesse, c’est aussi doubler l’analogie du désir d’incarnation des dieux, d’une commu¬ nion à double sens où le Dieu se donne aux contemplateurs de son adoration tandis qu’il prend plaisir à s’avilir, que, s’avilissant, il reconnaît dans les hommes ce qu’il leur donne, et par la mise à mort (même symbolique), ce qu’il est, c’est-à-dire esprit, Bien éter¬ nel malgré tout... D’où la question de Klossowski et la mesure d’une diffé¬ rence (malgré une problématique de la grâce qui demeure semblable). Peut- être un déplacement insensible où la question, plus extérieure, devient aussi plus illusoire, et par là, plus désirable, plus proche de la divinité qu’elle recherche. C. F. BAISERS LESBIENS Idylle saphique. Par le duc de Rosalex. Publiée en 1902. Suite de courts dialogues en vers, entre deux jeunes filles : Nina, qui commence sa dix-huitième année, et Lysis, qui vient d’avoir dix-neuf ans. L’auteur écrit : « C’est après les avoir surprises, un soir, se prodiguant leurs caresses amoureuses, qu’elles n’eurent plus de secrets pour moi au sujet de leur intimité saphique. Elles me confiè¬ rent leur amour, en me laissant le récit détaillé de leurs nuits, couchées ensembles. » Ces demoiselles n’ont que des paroles melliflues. Il leur arrive d’emprunter une métaphore au Can¬ tique des Cantiques, mais il semble bien qu’elles aient élu pour maîtres, en matière de littérature, des auteurs parti¬ culièrement douceâtres, comme Ber- quin ou Bernardin de Saint-Pierre. Il faudrait être bien sévère pour voir en elles des « femmes damnées ». Ce sont des novices qu’émerveille le plaisir qu’elles trouvent à leurs attouchements. Plaquette de très petit format, Baisers lesbiens se présente comme le deuxième numéro d’une « Petite Bibliothèque fan¬ taisiste» réunissant cinq ouvrages du même auteur. Nous connaissons le pre¬ mier de cette série : Le Rosier. Il n’est pas sûr que les trois autres
Balcon (Le) / 57 aient paru. Ils étaient annoncés sous les titres suivants : Visite pastorale ; Rimes folles ; et Contes graves, graveleux, gra¬ vés par un graveur de Graveson qui combattit à Gravelotte. Baisers les¬ biens comporte en frontispice une photo de femmes nues, analogue aux images dont s’ornaient, vers 1900, les romans d’aventures galantes édités chez Offens- tadt ou chez Per Lamm. Pour mettre un peu de mystère dans ce petit livre, l’éditeur a posé un loup sur le visage des deux femmes, qu’il aurait dû choi¬ sir un peu moins rondes : il serait dif¬ ficile de ne donner que dix-huit ou dix-neuf ans à ces modèles d’atelier, confortablement épanouis. P.P. BALAI (Le) Poème héroï-comique en dix-huit chants composé par l'abbé Henri-Joseph Du Laurens (1719-1797) en vingt jours et publié en 1761. Un curieux conte sert de préface à l’ouvrage : « La Sagesse était un manche à balai qui tomba du ciel ; en tombant il fut brisé par la foudre en mille pièces minces comme des allumettes. » Nous serions, poursuit l’aimable philosophe, « inconsolables des malheurs du manche à balai [...] si les dames ne nous avaient conservé précieusement ce dépôt sacré [...] J’ai vu des filles très gentilles qui soufflaient tous les jours sur les allu¬ mettes de leurs amoureux me jurer sur leur honneur qu’elles tenaient un beau brin du manche à balai. » Les dix-huit chants du poème retracent les épi¬ sodes de la guerre du manche à balai : «Aimable Eglé, tu veux donc que je chante/Ces fiers ébats, cette guerre écla- tante/Qu’un vieux balai, qu’un dépit insolent/Firent trois mois régner dans un couvent.» Apologie du balai qui devient tour à tour «L’herbe qui croît dans la main d’une fille» ou «L’objet vivant qu’on désire à la grille. » Torture, effervescence et baroque. L’amour, pour terminer la guerre, enverra aux nonnes une boîte contenant des objets mystérieux, tableaux man¬ qués de la virilité. Ce qui nous vaut ces vers savoureux «C’est là qu’en proie à son ardeur secrette/L’outil en main chaque ardente nonette/Croit, mais en vain, par un heureux effet/Réaliser un bonheur imparfait. » La morale ? Peut- être celle-ci : « Ma sœur vous aimez donc le sexe masculin./L’air du cou¬ vent, le froid de la sagesse/Ne valent point la main qui vous caresse./La chasteté, ce mot qui ne dit rien/N’est-il pas vrai, ne vous irait pas bien. » P. R. BALCON (Le) Œuvre dramatique de Jean Genet (1910 1986). Publiée en 1956. Maison de passe luxueuse et austère solennellement dirigée par une mère maquerelle, Irma, qui se veut prêtresse, le Balcon est un lieu où l’on vient pour assouvir des vices sublimes, pour plon¬ ger dans le plus délicieux des vertiges : celui d’une représentation de soi exacte et éphémère, conduite selon un scéna¬ rio rigoureux qui approche le réel à tel point que le simulacre devient bien plus vrai que la réalité. Nous voyons ainsi un évêque recueillir avec componc¬ tion la confession d’une jolie péche¬ resse, un juge régler avec son bourreau le rituel d’un supplice au fouet, une fille de joie servir de cheval à un vieux général. Du dehors ne parvient que le bruit étouffé mais menaçant de la révolte qui secoue la ville. A moins que la révolte ne fasse aussi partie du jeu. Ce qui semble réel jusque-là c’est la comptabilité qu’Irma tient avec Car¬ men, sa préférée. Les deux femmes attendent le chef de la police. Celui-ci arrive et annonce qu’une grande partie de la ville est aux mains des insurgés, que le Palais-Royal est sur le point de tomber et que la destruction et la mort encerclent la maison de passe. Le pro¬ chain tableau va d’ailleurs nous mon¬ trer les insurgés qui ont fait de Chantal, une ancienne pensionnaire du Balcon, le porte-drapeau et le symbole de la révolution. La lutte fait rage, le palais explose, n’en finit pas d’exploser, mais
58 / Ballet des quolibets la révolution, parvenue au faîte de sa puissance, s’essouffle. La cour prépare avec le chef de la police un redresse¬ ment sournois : Irma remplacera la reine morte, l’évêque, le juge et le général du bordel l’escorteront pour former le cortège magique qui rétablira l’ordre. Cette manœuvre réussit et la révolu¬ tion est matée dans le sang. Le chef de la police voit maintenant réalisé son vœu le plus profond : son personnage entre dans la mythologie du bordel et c’est justement Roger, un des chefs révolutionnaires, qui vient jouer ce rôle dans la salle funéraire du Balcon. Mais Roger, pris dans le vertige contradic¬ toire de son illusion, ne sait plus jouer; il se veut réel et ne peut que se mutiler : il se châtre et salit la belle moquette de Mme Irma qui, furieuse, congédie tout le monde et reprend ses comptes. Œuvre singulière et extrêmement dense qui marque l’ouverture des thèmes de Genet à ces dimensions épiques qui se développeront dans Les Nègres et Les Paravents, Le Balcon semble affirmer avant tout le triomphe du reflet, de l’image. Comme dans un jeu de miroirs, le désir, la dérision et la mort se renvoient l’un à l’autre et finis¬ sent par se confondre dans le même simulacre. Mais le mécanisme profond des pulsions érotiques est toujours pré¬ sent, qui alimente ces situations de comédie avec des « sentiments » lourds du poids de ces chairs à l’agonie lente et laborieuse. Sous leurs oripeaux gro¬ tesques, les personnages les plus falots tremblent dans la même crainte irrai¬ sonnée. Est-ce pour les rassurer que Mme Irma a veillé à ce que chacun de ses spectacles contienne toujours un détail infime mais concret qui doit montrer que l’on joue et que la fiction est délibérément consentie? U. E. T. BALLET DES QUOLIBETS Poème du sieur de Sigogne (Charles de Beauxoncles, sieur de Sigogne, 1560 1611). Publié en 1627, et «dansé au Louvre, à la maison de ville et à l'arse- nac par Monseigneur, frère du Roi. » Hommage satyrique aux charmes des dames de la cour. Couplets tour à tour dits par maître Mouche et ses valets, maître Gonin, les lantemiers, les chau-lanciers, le capitaine Riflandouille, le baladin, les marmousets. Pilier de cabaret, Sigogne affectionne les vers musclés, un peu débraillés qui disent la vie, le vin et l’amour. Voici qui res¬ semble fort à un autoportrait : « Je suis un homme de gambade/Qui guéris à coups d’estocade/Aux filles les pâles couleurs/Et qui dans deux tours de sou- plesse/Sais faire apaiser les douleurs/ De l’endroit où le bas les blesse.» Hymne à l’amour en tous lieux : « Dans les salles, dans les greniers,/Derrière une tapisserie/Sur un coffre ou contre un buffet. » Hommage aux dames de la cour que l’on peut deviner flattées par ce couplet des chau-lanciers : « Après avoir couru la terre/Dont nos valeurs ont fait le tour/Nous venons pour faire la guerre/Aux belles dames de la cour.» Hommage d’un expert dont la science est affirmée avec orgueil dans ces deux vers : «je sais jouer au trou madame/Mieux que tous les hommes vivants.» P. R. BAPHOMET (Le) Roman de Pierre Klossowski (né en 1905). Publié en 1965. Selon une tradition du Moyen Âge et de la Renaissance, le Baphomet nomme Mahomet dans un courant occulte de l’islamisme dont les Templiers, avec les croisades, auraient été les propaga¬ teurs en Occident. Eliphas Lévi résume ainsi l’hétérodoxie : « Le Baphomet des Templiers, dont le nom doit s’écrire cabalistiquement en sens inverse, se compose de trois abréviations : tem ohp ab, templi omnium hominum pacis abbas, le père du temps de paix de tous les hommes. » L’existence, au sein du christianisme, d’un élément rédempteur où les pro¬ blématiques de l’incarnation suspen¬
Baphomet (Le) / 59 draient le dogme de la résurrection des corps à l’hypothèse d’une seule chair pour un seul esprit, est déviée, dans les doctrines baphométiques, par l’accep¬ tation d’une chair multiple, indéfini¬ ment réincarnée, où les « souffles » de l’esprit libéré par la mort viendraient, jusqu’au jugement dernier, indéfiniment se conj oindre. Hérésie dont le procès des Templiers retrace par ailleurs les termes, même si le pouvoir temporel, représenté alors par Philippe le Bel, apparaît comme le contrepoint diabo¬ lique d’une recherche non moins exces¬ sive dont l’enjeu serait la question de la grâce, du péché et de la chair comme instruments de rédemption, au milieu des autres turpitudes (laïques, voire politiques...) d’une époque dont elles ne se distinguent pas dès l’abord. Une telle recherche de la grâce était déjà au centre de la trilogie des *Lois de l’hospitalité, publiée par Pierre Klos- sowski entre 1953 et 1960. Le Bapho¬ met reprend le thème dans le cadre de la tragédie historique (la condamnation puis l’exécution des Templiers après un procès inique), laquelle devient dès lors l’espace métaphorique où se situe l’un des débats les plus brûlants (des plus soufrés aussi) des itinéraires de la mystique chrétienne. Aussi Le Baphomet commence-t-il par le récit circonstan¬ cié du piège que le pouvoir temporel, convoitant les richesses (matérielles) du spirituel, a tendu à la commanderie du Temple. Valentine de Saint-Vit, pour reprendre les terres données par un grand-oncle à l’ordre des moines-che¬ valiers, imagine d’introduire son neveu Ogier de Beauséant dans le monastère où le jeune garçon remplira la charge de page. Bientôt séduit par le moine au service duquel il a été placé (ou séduc¬ teur de ce moine?), puis joué aux échecs pour le désir d’un autre moine, il sera à l’origine d’un scandale que le Grand Maître de l’Ordre jugulera en murant l’offertoire où s’est commise la turpitude sur Ogier pendu, en compa¬ gnie des deux moines. Le livre pourrait s’arrêter là, l’in¬ trigue étant révélée au cours de l’ins¬ truction d’un procès contradictoire dont on ne sait s’il correspond à une édifica¬ tion ou à la recherche d’une vérité. Cependant la clôture dont l’offertoire symboliquement muré donne la clé, en est surtout l’énigme : la première partie du livre devient le prologue, la descrip¬ tion d’une limite dont rien ne saurait être tiré qui puisse correspondre à une justice humaine. Il restait donc, pour Klossowski, à poser une autre question, essentielle pour lui, où l’histoire d’Ogier de Beauséant deviendrait le symbole d’un débat plus général, d’une question différente... Ainsi la seconde partie du livre déroule les cycles d’une question où, dans l’incidence de la séduction d’un adolescent par deux moines, Klossowski rejoint la préoccupation centrale de son œuvre : comment atteindre la grâce (la sainteté) ? Surtout, comment ne pas reconnaître dans la dépravation du désir l’instrument providentiel de la rédemption ? Les fictions que déroule ce second volet disposent, dans des orbes de plus en plus vastes, un débat où les protago¬ nistes, infiniment «réincarnés», repo¬ sent la question du corps d’Ogier, de l’adoration de la chair, de la séduction de la vie comme lieu même de l’atti¬ tude religieuse. Après les moines, avec les moines coupables, le Maître de l’Ordre connaîtra la tentation du corps d’Ogier pendu dans l’offertoire, impu¬ trescible, quand les Templiers, condam¬ nés après leur mort à devenir des «souffles», erreront autour de la dé¬ pouille séductrice, posant incessamment la problématique d’une possession de l’esprit par le corps, du corps par l’es¬ prit — alors même que l’esprit est séparé du corps. Écoutons Klossowski : « Dans sa rotation [celle du corps pendu d’Ogier] s’offrait sous toutes ses faces l’épi¬ derme livide de sa poitrine et de son ventre, de ses flancs lisses et de ses fesses fermes, et le galbe parfait de ses
60 / Barbarella jambes : sans le phalle court et large, les testicules rebondis, on l’eût pris pour une fille; les mains nerveuses encore liées derrière le dos. Ni la pen¬ daison d’un enfant, ni les circonstances de l’exécution qu’il avait lui-même ordonnée ne furent pour quelque chose dans le mouvement qui amena le vieux Templier à s’approcher de l’objet de sa vision: ce corps juvénile cachait un mensonge [...]. Alors espérant sonder lui-même les secrets ressorts de cette présence qui feignait la gloire future, le Grand Maître tenta de s’insuffler dans le corps par la bouche : mais si impé¬ tueux qu’il se voulût, loin de se répandre dans cet orifice, il se dispersa vaporeu¬ sement aux bords des lèvres du garçon [...]. Vexé de ce que les orifices nobles — la bouche, les oreilles, les narines, ces symboles de la profération, de l’as¬ sentiment et de la réprobation — lui demeurassent interdits, il s’était emporté à tourbillonner plus bas autour des flancs du garçon : au-dessous des poi¬ gnets liés derrière le dos, effleurant ces mains exsangues aux paumes renver¬ sées sur les fesses, longuement il hésita devant l’orifice d’ignominie. Si l’accès de l’anus restait également interdit à son insufflation, il fallait se rendre sinon à l’évidence du moins à l’hypo¬ thèse que le Ciel soutenait ce corps d’adolescent dans le vide, à la fois intègre et inaccessible»... Pourtant la consommation a lieu. Le « souffle » du Grand Maître est sept fois traversé par la semence de l’adolescent, retrouvant ainsi son « corps de péché » et, avec lui, pour la célébration de sa mort sur le bûcher des Templiers, l’énigme d’une réincarnation à laquelle Ogier de Beau- séant répondra: «C’est pour me faire adorer, ô Grand Maître, que je me suis fait pendre ! Pendu, je me suis trouvé moi-même adorable, m’adorant moi- même dans l’attente d’un adorateur ! » Saisi d’un doute, le sieur Jacques dénude Ogier de Beauséant. « Aussitôt jaillirent, albâtres, deux seins de jou¬ vencelle» qui n’en appartiennent pas moins à l’adolescent... Bientôt Ogier épellera son nom. Mais pour cela, un pacte est conclu entre l’adolescent et le vieillard : «Trop respectueux du Créa¬ teur, j’observe loyalement le pacte qui nous lie : la mémoire est son domaine, le mien l’oubli de soi chez ceux qui renaissent en moi. » Ogier sera le Baphomet, et le vieux Templier pourra l’aimer, se «réincarner» en lui, s’il consent à oublier, à devenir le jeu du « Prince des Modifications », de cet être ni homme ni femme, incarnation de sainte Thérèse aussi bien que du tama¬ noir maléfique assimilé à l’Antéchrist, du Templier ou de cet Ogier de Beau- séant qu’il figure encore. Ce que prophétise le Baphomet: «Toi qui as négligé de te nourrir du lait virginal d’une sorcière, bois donc au phalle d’une histrionne la semence d’une garce.» Dans les dernières pages du livre, le Baphomet répétera le rite ini¬ tiatique sur un nouvel arrivant parmi la cohorte des morts. Il le séduira comme il a séduit le Grand Maître, comme il le fit déjà peut-être des milliers de fois ; puis il se pendra dans la cellule : « À peine était-il allongé sur le dos qu’il fut soulevé lentement dessus le sol et jus¬ qu’à la voûte, et planant dans cette posi¬ tion horizontale doucement il s’abaissa sur le lit et là en travers, le cou et les poignets toujours liés par son chapelet, il demeura immobile. » C. F. BARBARELLA Bandes dessinées de Jean-Claude Forest (1930-1998|. Publiées en 1968. En quoi Barbarella diffère-t-elle des autres romans d’aventures et de science- fiction ? Mondes étranges, univers extra¬ terrestres, fusées, situations périlleuses, armes qui vont de la concentration de pensée au fouet-robot en passant par la torche fumigène, bons qui triomphent des méchants. Tout ceci est un fond commun aux livres d’action. Sans doute le délire imaginatif est-il particulière¬ ment développé ici, comme en témoi¬ gnent les diaboliques inventions des
Belle de jour / 61 jouets carnassiers ou de l’homme atteint de lèpre ajourée. Mais l’aspect le plus original est certainement la place faite à l’érotisme, nœud, ressort et piment du drame. Avant d’être une intrépide voyageuse ou une tireuse d’élite, Bar- barella est une jeune femme d’une beauté provocante. La facilité avec laquelle elle dévoile ses charmes est surprenante. Tout est prétexte à se dévêtir et à se revêtir de costumes qui la rendent attirante : combinaisons qui moulent ses formes de star, soutiens- gorge qui font jaillir son abondante poitrine, sans parler de la merveilleuse robe baroque de la reine de Sogo. Tout est prétexte à Barbarella pour faire l’amour: curiosité, manifestation de sympathie, remerciement, moyen de défense et d’attaque contre les hommes qu’elle laisse hors de combat. Les femmes ont moins de chance avec elle. Pourtant la Méduse et la terrible majesté borgne sont séduites par cette éclatante héroïne qui nous apprend, au passage, que les anges, à défaut de mémoire, ont un sexe et que ce sont de bien agréables et athlétiques géants. X. G. BÂTARDE (La) Récit de Violette Leduc (1907-1972). Publié en 1964. Une femme descend au plus profond d’elle-même et se raconte avec la fran¬ chise de celle qui ne s’est jamais refu¬ sée à aucune aventure. Elle idolâtre une mère tyrannique qui la trahit en se mariant lorsqu’elle a quatorze ans. Isabelle, qui passe dans sa vie comme un météore flamboyant, lui révèle les ivresses chamelles. Dès lors elle n’aura de cesse d’apaiser ses «entrailles insa¬ tiables» : elle trompe l’ardeur paisible que lui voue Hermine, qui se noie avec elle dans le plaisir et cède à tous ses caprices, par une camaraderie équi¬ voque et clandestine avec Gabriel, qui deviendra son mari. Au masochisme ironique de celui-ci elle préfère bientôt l’homosexualité souriante de Maurice Sachs. Mais rien ne la satisfait; prise dans le dilemme sans fin d’être un objet pour l’autre ou de posséder l’autre comme un objet, elle conclut en disant : «Piétiner, voilà ma débauche. Je suis venue au monde, j’ai fait le serment d’avoir la passion de l’impossible.» Elle sait le lieu de ses angoisses : « Je suis la tragédienne de mes ovaires », et l’avoue sans fausse pudeur à l’occasion de toutes ses rencontres. Elle joue son histoire en ce lieu, tragédienne perdant toujours la possibilité d’une joie triom¬ phante des sens dans un impossible désir. Et cet inassouvissement même est la source de toute volupté. J. L. BELLE DE JOUR Roman de joseph Kessel (1898-1979). Publié en 1929. Une petite fille est violée par un plombier. «Elle sentit contre elle une odeur de gaz, de force.» Elle oublie. Devenue femme, Séverine ne songe qu’à entourer d’affection et de ten¬ dresse Pierre, son mari, pur comme un enfant, qui avec son extrême délica¬ tesse ne parvient pas à la faire jouir. Une amie lui parle d’une femme du monde qui va dans une maison de ren¬ dez-vous. Séverine ressent une impres¬ sion «de bestialité et d’épouvante». C’est alors que Husson, un homme qui la trouble par son cynisme, lui donne l’adresse d’une de ces maisons où les hommes «prennent des femmes- esclaves, comme il leur plaît, sans contrôle», leur imposant tous leurs désirs, «les plus exigeants et comme on dit les plus honteux. C’est pire ou mieux qu’un viol.» Terrifiée et mor¬ tellement attirée, elle se rend chez Mme Anaïs et s’y livre à une prosti¬ tution qui lui apporte «lassitude et détresse ». Mais un jour, avec un «homme au cou obscène», brutal et ivre, elle connaît la révélation sensuelle dans une «volupté affreuse». Puis avec Marcel, voyou sauvage, cousu de cicatrices, elle «s’enfonce chaque fois plus avant
62 / Bigarrures du seigneur des accords (Les) dans ses sens». Enfin Husson vient l’humilier et lui cause un malaise ter¬ rible. Affolée à l’idée qu’il puisse tout révéler à son mari, elle demande à Marcel de tuer Husson. Il le manque et c’est Pierre qui reçoit le coup. Il en res¬ tera paralysé, puis muet quand sa femme lui aura tout avoué. Il y a quelque chose de fascinant dans le personnage de Séverine : c’est la complète dichoto¬ mie entre sa vie d’épouse aimante, douce et honnête, et sa vie cachée et sordide, dans laquelle elle s’enfonce de plus en plus, luttant de toutes ses forces, mais poussée, par l’inexorable fatalité du traumatisme de son enfance, jusqu’à la complète déchéance. X. G. BIGARRURES DU SEIGNEUR DES ACCORDS (Les) Recueil humoristique d'Etienne Tabourot, seiqneur des Accords (1549-1590). Publié en 1572. Avec Les Bigarrures, c’est un peu par la petite porte que Tabourot nous fait pénétrer dans l’esprit de son siècle. Pour donner une idée de l’ouvrage, il en faudrait reprendre un à un les cha¬ pitres qui n’ont entre eux de commun que ce qu’ils dénotent chez l’auteur de curiosité et d’éclectisme. Tabourot fouine dans tout ce qui peut amuser un homme d’esprit, et sa légèreté se réjouit en découvrant que ce qui pos¬ sède un sens n’a en définitive pas d’im¬ portance. Les équivoques, les contre¬ pèteries, les anagrammes forment le gros du livre qui est illustré en outre de quelques gravures qui en sont comme les fleurs naïves. L’étonnant, dans cet ouvrage de compilation, c’est la trou¬ vaille ici et là d’idées très belles, à vrai dire souvent empruntées : Tabourot nous explique par exemple comment « mettre la mort en musique», ou, plus loin, s’adressant au mystère : « Respons Écho et bien que tu sois femme/Dis vérité, qui fait mordre la femme?» Let¬ tré, Tabourot connaît Scaliger, Pindare, l’«inimitable Rabelais», et les cite, mais il préfère de loin la drôlerie et «Bigarrures et Touches du seigneur des Accords». 1583. l’esprit populaire, et nous propose des contrepèteries telles que : « La cotte du mont/La motte du con.» «Il le dit à deux femmes/Il le fit à deux dames » ; ou composer «L’Épître d’un gentil¬ homme à une merdoiselle et response de la gentilhommesse au merdoiseau». Cette manipulation du langage qui confine parfois à la magie (ba — be — bi — bo — bu = Dieu, Vertu, Amour, Maison, Père), est assez bien symboli¬ sée par une gravure représentant un abbé mitré mort dont l’anus entrouvert
Bijoux indiscrets (Les) / 63 laisse passer un superbe lis des champs. Simple illustration d’un jeu de mots, elle finit par signifier autre chose : l’an¬ nexion du sacré par l’homme, l’ap¬ privoisement du mystère, c’est-à-dire, pour finir, sa négation. R. L. S. BIJOUX INDISCRETS (Les) Roman de Denis Diderot (1713-1784]. Publié en 1748, à l'exception des cha¬ pitres xvi, xviii et xix des éditions actuelles, qui ont été écrits vers 1772 et publiés pour la première fois en 1798. C’est, selon l’usage de l’époque, une suite de contes licencieux, placés dans un cadre exotique, en l’occurrence le Congo (comme d’autres romans de ce genre étaient, au xvme siècle, censés se passer en Afrique ou en Amérique), et reliés par l’histoire de l’anneau magique donné par le génie Cucufa au roi Man- gogul, anneau grâce auquel, en le tour¬ nant d’une certaine manière, il peut faire parler les sexes des femmes. Les confessions qu’il recueille ainsi lui per¬ mettent de se distraire et aussi de dis¬ traire sa favorite Mirzoza. L’anneau révèle donc quelques liaisons secrètes de femmes de la cour, en attendant d’ailleurs que les bijoux des bourgeoises parlent à leur tour. Et cette aventure jette le trouble dans Banza, capitale du Congo : les savants voient dans ces faits un triomphe de la raison, les prêtres un triomphe de la providence, et les commerçants en profitent pour fabri¬ quer et vendre des muselières à bijoux, jusqu’au jour où Mangogul s’amuse à faire parler un bijou muselé, dont la propriétaire est sur le point de mourir de cette fantaisie. Cependant, si, chemin faisant, on fait connaissance avec Haria, qui couche avec ses chiens aussi souvent qu’avec les hommes, et oblige ses amants à par¬ tager son lit avec ses bêtes, si le bijou de Fricamone révèle qu’elle n’aime que les femmes, c’est seulement avec le vingt-sixième essai de l’anneau que l’on rencontre un bijou qui ne se contente pas de nommer des amants successifs, mais donne des peintures plus réalistes de scènes érotiques. Il est vrai que c’est un bijou polyglotte. Donc, parlant anglais, le sexe de Cypria raconte d’abord: «Un riche seigneur, qui voyageait en France, m’entraîna à Londres. Ah ! quel homme : il me péné¬ trait six fois le jour, et tout autant la nuit. Sa queue jetait des étincelles comme celle d’une comète : jamais je n’ai ressenti des transes aussi fou¬ droyantes et déchirantes. Mais un mor¬ tel ne pouvait pas tenir longtemps à ce rythme : aussi baissa-t-il peu à peu, et je reçus son âme qui s’en alla par son sexe. Il me donna cinquante mille gui- nées. Lui succédèrent deux capitaines de vaisseaux, retour de croisière; et comme ils étaient amis intimes, ils me foutirent comme ils avaient navigué, de compagnie, rivalisant d’ardeur... D’après mon calcul, en huit jours, je fus baisée cent quatre-vingts fois...» C’est ensuite à Vienne que s’en va Cypria avec un comte allemand, pourvu de « couilles rugueuses et serrées comme celles de Lorraine, et d’un phallus si long et si épais que j’en recevais à peine la moitié», personnage créateur de sorte qu’ensemble «nous inventions des voies nouvelles pour surmonter la monotonie des foutreries quotidiennes. Souvent, il plaça son priape gonflé et écumant sur ma bouche, tandis que, lèvres contre lèvres, il me pénétrait d’une langue fellatrice. » En Italie, où Cypria doit se faire courtisane pour goûter d’autres plai¬ sirs, ce sont des parties carrées où se combinent homosexualité et hétéro¬ sexualité, un des deux cavaliers, par exemple, baisant l’autre, en même temps que ce dernier besogne Cypria. Aux récits des bijoux, qui révèlent souvent autant de goût pour l’argent que pour la luxure, s’ajoutent ceux du vieux courti¬ san Sélim qui, formé aux plaisirs dès son plus jeune âge, aligne un tableau de chasse impressionnant. Et, pour cou¬ ronner le tout, c’est Sélim qui racontera le conte de l’amour platonique, où Hilas
64 / Blason d'un corps et Iphis, l’un impuissant, l’autre fri¬ gide, s’unissent en raison de leur mal¬ heur commun. Aussitôt leur malheur cesse : preuve finale qu’il n’y a pas de sentiment qui tienne, que seule compte la capacité physique. D’ailleurs, un des chapitres ajoutés propose une solution rationnelle à toutes les difficultés senti¬ mentales : c’est l’épreuve du thermo¬ mètre par lequel un peuple d’insulaires mystérieux vérifie que l’homme et la femme sont convenablement assortis l’un à l’autre. Du coup, le roman prend un sens philosophique. Y. B. BLASON D'UN CORPS Roman de René Etiemble (né en 1909). Publié en 1961. Un journaliste que ses voyages conduisent à travers le monde envoie à sa maîtresse des lettres qui s’étendent sur plus de dix années. Seule la mort de Mayotte mettra fin à cet amour. C’est une métisse qui a déjà un époux et des enfants, mais son goût pour l’indépen¬ dance la porte vers l’aventure. Sa liaison avec le journaliste est souvent mouve¬ mentée : griffes et coups, ruptures vio¬ lentes, et même une tentative de suicide. Les deux amants s’appliquent à main¬ tenir leur passion à un degré de haute tension. Mayotte se révèle aussi douée que son compagnon pour prolonger leur entente ; de longues absences les sépa¬ rent, et ils refusent farouchement toute tentative de cohabitation lors des périodes où ils sont réunis. Un jour, par hasard, le journaliste apprend que Mayotte est tuberculeuse, ce qu’elle dissimule soigneusement. Doit-elle au bacille de Koch cette singulière ardeur au plaisir qui la caractérise? Étiemble nous explique qu’il a voulu exprimer l’échec d’une réussite. «Tout homme de quarante ans, toute femme de trente, s’ils ont aimé ou vécu, voyez leur corps balafré de cicatrices; les plus doulou¬ reuses, les invisibles, se cachent à l’in¬ térieur. Au lieu de tuer son partenaire, l’amant, par maladresse, la femme, par cruauté, presque toujours se bornent à le blesser.» Le héros du récit attend sa blessure. Mayotte frappera, en effet, «mais pour se revancher d’un coup qu’il lui porta parce qu’elle lui faisait par trop de bien ». Y. C. BLASONS ET CONTREBLASONS DU CORPS MASCUUN ET FÉMININ (Us) composez par plusieurs poetes. L’en-tête d’une des rares éditions (Bonfons, vers 1560, B.N. Enfer n° 600) qui nous soit parvenue, ajoute : « avec les figures au plus près du naturel ». Le volume de la Bibliothèque nationale a été composé d’après un exemplaire de l’édition de Charles Langelier datant de 1550. Il est malheureusement incom¬ plet et qui plus est, d’une lecture ren¬ due difficile par les fautes d’imposition de l’ouvrier imprimeur. Cela tient à des coupures, à des rejets, à la perte de l’un des cahiers que l’imprimeur de Bon¬ fons ne semble pas avoir détectés. La faute est d’ailleurs partagée puisque l’édition de 1550 est aussi confuse. Dans une note manuscrite qui suit, dans le volume de la Nationale, les Blasons et Contreblasons, on peut lire la liste des pièces que ne contient plus cet exemplaire : « L’exemplaire de la Biblio¬ thèque de l’Arsenal [aujourd’hui le nôtre] a été châtrée [sic], mutilée, par une main pudibonde de barbare qui en a arraché quelques feuillets.» Il en résulte une «marche à suivre dans la lecture de ce volume» où la même plume tente de déchiffrer le labyrinthe. Selon le commentateur il existerait une édition antérieure à 1550, datée de 1536 ou 1537 et qui «ne contenait certainement point les contreblasons, puisque le frontispice de l’édition de Langelier, les déclare de nouveau com¬ posez et additionnez avec les figures, le tout mis par ordre, composez par plu¬ sieurs poètes contemporains ». Une édi¬ tion de 1543 les mentionne, semble-t-il, pour la première fois. On peut, dès lors, dater l’ensemble des Blasons et Contreblasons de la pre-
Blasons et contreblasons du corps masculin et féminin (Les) / 65 mière moitié du xvie siècle. Du moins ceux que retient l’exemplaire de la Bibliothèque nationale puisque la liste donnée à la fin du livre, nomme, dans l’édition «originale», beaucoup plus d’auteurs. Chaque poète choisit son bla¬ son. Chaque partie du corps — mascu¬ lin ou féminin — est ainsi analysée, chantée dans des poèmes souvent courts (généralement des dizains en déca¬ syllabes, mais la règle est souvent enfreinte) ; le tout précédé d’un dessin du blason choisi. Quant à la forme déployée, on sait, comme le souligne Louis Perceau, que c’est Clément Marot qui inventa ce genre de poésie. Ainsi son « Blason du beau Tétin», accueilli avec enthou¬ siasme par toutes les « Dames et Demoi¬ selles de la Cour», suscita vite de nombreuses imitations. Pourtant, si la louange du corps est d’abord le propos, la satire est bientôt introduite. Marot en donne encore l’exemple dans son «Contreblason du Tétin». Prenons d’abord le blason exemplaire: «Tetin refaict plus blanc qu’un œuf,/Tetin de satin blanc tout neuf,/Tetin qui fait honte à la rose,/Tetin plus beau que nulle chose,/Tetin d’or, non pas tetin noir,/Mais petite boulle d’y voire... » Et le contreblason: «Tetin qui n’a rien que la peau/Tetin fiat, Tetin de drap- peau,/Grande tetine, longue tetasse,/ Tetin, doy-ie dire bezasse,/Tetin au grand vilain bout noir,/Comme celui d’un entonnoir... » Scève écrit un « Bla¬ son du front» tandis qu’on doit à Albert Le Grand celui de «l’Oreille». C’est J. N. Darles qui détaille le «Bla¬ son du nez », E. de Beaulieu, le « Bla¬ son de la dent», Charles celui du «Genou» et de l’«Esprit». Deux ano¬ nymes se chargent du « Blason du con », le second intitulé «Blason du con de la pucelle » : « Con non pas con : mais petit sadinet/Con, mon plaisir, mon gentil jardinet/Ou ne fut onq plante, arbre ne fouche/Con ioly, con à la ver¬ meille bouche...» Auquel répond un autre blason sur le même sujet (la pucelle en moins) : « Petit mouflard petit con rebondy/Petit coussin plus que leurier hardy/.../Coussin grasset, sans attestes sans os,/Friant morceau de naysve bonté...» Ou encore celui de Bochetel : « Con petit con, dont la bouche vermeille,/A faict dresser à mains grand vit l’oreille,/Con que Ion doit plus qu’un sainct tenir cher/Quand ainsi resusciter la chair... » Pourtant jamais ne se perçoit la ten¬ tation d’animer ces descriptions pour introduire à la débauche. On chante le corps de la femme, on le décrit, il est rare qu’on le montre en action. Une exception cependant, quoique voilée, et qui concerne les « Blasons du cul ». Le sujet est dangereux. Même dans une période qui prépare la Renaissance. Des deux blasons contenus dans notre volume, l’un est anonyme, l’autre d’Eustorg de Beaulieu. Les joies de Sodome sont à peine esquissées dans le premier: «Votre sçavoir en vaut autre cinq sens,/Chascun cognoit, & voit cui- demment,/Que de beaulté estes le fon¬ dement,/Vous faictes bien & mal sé vous voulez,/Vous sçavez tout, & des secrets celez,/O cul vaillant, O noble et vaillant cul/En charité avez tousiours vescu,/Faisant plaisir au sens quand vous pouvez...» Beaulieu fait preuve d’un plus net courage lorsqu’il tente une histoire du cul où Sodome serait à sa place : « O tu ne tiens tousiours la bouche close,/Fors quand tu vois qu’il faut faire autre chose/Cul bien fioncé cul bien rond, cul mignon,/Qui fait heur¬ ter souvent ton compagnon,/Et tres¬ saillir quand s’ayme ou embrasse/Pour accomplir les ien du meilleur grâce... » Et plus loin : « O puissant cul que tu es à doubter/Car tu sçais seul par ta force arrester/Ou il te plait seigneurs, serfz, folz, & sages,/Dont les uns ont pour te moucher des pages,/Qui soit ainsi, par toy jadis on veid/Le roy Saul, qui pour- suyoit David» [ici manque une page que nous reprenons dans la version manuscrite de l’exemplaire de la Biblio¬ thèque nationale] « Si très forcé, que à
66 / Bleu des fonds (Le) David se vint rendre,/Sans y peuser, lequel ne le vint prendre,/Ni le occit, quoiqu’il l’eust en sa main,/Plus aymant paix, qu’espandre le sang humain.» Dans un «Contreblason du cul» (sans doute de Charles de La Hueterie), si la version excrémentielle de « cet estât du corps» est longuement détaillée, jamais la luxure n’est exactement produite. On y regrette tout au plus que le cul ne soit une fontaine sécrétant de l’eau claire. Et le poète conclut «Cul qui souvent aux yeulx fais la moue,/Cul qui assez est laid, ord & infame/N’ ayant besoing d’avoir un plus grand blasme. » D’ailleurs les Contreblasons ont une unité de ton qui n’existe pas dans la première partie. Ils sont ainsi libel¬ lés : « Contre-Blasons de la Beauté des membres du corps humain. Envoyé à Françoys de Sagon, secrétaire, avec l’esprit responsive d’iceluy. Faict par Charles de La Hueterie. » Une première épître, signée par l’auteur, est suivie de pièces anonymes qui sont probable¬ ment de la même plume. Une seule exception, le «Contreblason du Tétin», attribué nommément à Clément Marot. Le ton plus soutenu, plus moralisateur aussi, se rapproche de la satire plus que du poème érotique. Un «Contreblason du corps humain» termine le livre et tente de signifier la dérision de toute aventure physique : «Viens ça le corps qui te ditz précieux,/le te diray que le seigneur des cieulx,/Est descendu mira- culeusement/Dedans la Vierge, & sans attouchement/Elle a conceu de parolle & essprit...» Et plus loin: «Or ça le corps, tu n’es que pourriture/Pourquoy as tu loué a l’adventure/Chascun ton membre? & si tu voulois dire,/Que ce n’est toy, tu ne le puis desdire/Car si un membre avoit voulu s’esbatre/Tant se louer iusqu’à deux, trois, & quatre,/ Cinq, six prenant les membres un à un/Ilz sont le corps, cela est tout commun.» C. F. BLEU DES FONDS (Le) Pièce en un acte de Joyce Mansour (1928-1986]. Publiée en 1968. En cet acte théâtral, proche du rituel, dont le titre évoque contradictoirement Le *Bleu du ciel de Georges Bataille, une femme et deux hommes transmués en symboles déchirants et déchirés tentent d’exprimer l’étemel conflit de l’être aux prises avec les hantises majeures de l’inconscient: la femme, le père et l’époux. Mais ici la femme est à la fois Déméter et Perséphone, le père est Jéhovah et Adam, l’époux est Jésus et don Juan. Et la femme, surtout, est la nature; le père, la contrainte du destin; l’époux, l’imagination malha¬ bile. Ou encore : Maud est l’amante, le Flotteur est l’autorité, peut-être la morale, tandis que Jérôme est le fils. Ainsi, au fur et à mesure d’un échange aux destinations aléatoires, souvent paroxystiques, les trois voix confron¬ tent leurs pouvoirs comme s’il se pou¬ vait qu’elles fussent magiques — et il arrive effectivement qu’elles le soient dès qu’elles rencontrent les fondements ontologiques de l’existence, mais il s’agit là d’une parodie, voire d’un blas¬ phème. Lorsque les trois personnages sem¬ blent converser autour d’une tasse de thé, ils se condamnent mutuellement à mort. C’est que la femme est une veuve qui doit se prostituer pour sentir en elle bouger l’enfant — tantôt le fils, tantôt le père — tandis que l’époux tente d’accumuler des œuvres dérisoires et que le Flotteur, comme son nom l’in¬ dique, flotte entre deux eaux, entre fange et horizon, ces deux concepts mani- chéistes épuisés. L’érotisme constant de l’œuvre peut être considéré comme une transposition lyrique des thèmes de l’inceste. En ces fonds, l’amour de la femme est le couronnement du désir face à une mort que, loin de nier, elle exalte et assume victorieusement, révo- lutionnairement. Y. C.
Boîfe verte (La) / 67 BLEU DU CIEL (Le) Roman de Georges Bataille (1897- 1962). Publié en 1957, mais écrit en 1935. Les mots « viveur » et « faire la vie » passent pour péjoratifs, et il n’est pas sûr que le verbe «vivre» soit lui-même tellement bien vu. En bonne morale, vivre consisterait plutôt à éviter tout ce qui est «vif», car choisir «la vie» au lieu de se contenter de rester « en vie » n’est que débauche et gaspillage. A son degré le plus simple, Le Bleu du ciel renverse cette morale prudente pour décrire un personnage qui se « dépense », buvant et couchant jusqu’à s’en rendre malade. Ainsi le voit-on d’abord, avec la belle Dirty, terminer une soirée dans l’odeur de vomi, de pisse et de whisky. Il ne s’agit même pas d’atteindre le plaisir, mais d’aller au fond du malaise et de l’écœurement. Le narrateur décrit volontiers sa veulerie et sa lâcheté; il se voit devenir, «risiblement», un « idiot qui s’alcoolise et qui pleure » ; il déclare: «J’avais l’espoir de venir à bout de ma santé.» Et il y travaille très consciemment. Tombé enfin vrai¬ ment malade et tout près de mourir, il demande à la jeune femme qui le veille de se mettre nue et de chanter à pleine gorge une rengaine car, lui dit-il : « Tu es ici pour rendre ma mort plus sale [...]. ce sera comme si je crevais dans un bordel. » Plus tard, une fois rétabli, il boit au lieu de participer à la « révo¬ lution » et trouve pour finir la plus belle extase à faire l’amour dans la fange, au-dessus d’un cimetière où les cierges de la fête des morts font, dans la nuit de novembre, comme un autre ciel, «un abîme d’étoiles funèbres», cependant que le ventre de Dirty s’ouvre à lui « comme une tombe fraîche ». Ce roman pourrait être l’expression d’un « mal du siècle » propre aux années qui précédèrent la Seconde Guerre mon¬ diale — et l’époque, en effet, y a sa part —, mais son intérêt est ailleurs, dans la description d’une «dépense» volontaire et poussée volontairement jusqu’au bout. Elle n’est pas un aban¬ don mais une méthode, le personnage du Bleu du ciel s’acharnant à travers elle à éprouver tout vif le déchirement de la mort. Il inverse ainsi les valeurs, car il transforme la «perdition» en connaissance et découvre le «ciel» dans le bas. Face à la mort, il ne peut être lucide¬ ment question de se «sauver» puisque rien ne lui échappe, et la volonté de se perdre est seule éclairante — seule à faire jaillir une nouvelle souveraineté, qui sera désormais au centre de tous les livres de Bataille. Le Bleu du ciel en décrit l’apprentissage, avec une vio¬ lence plus naïve sans doute que celle de *Madame Edwarda ou de L’*Abbé C, mais d’autant plus directe, et elle dénude irrémédiablement cette fente en nous qui est la présence de notre propre mort — présence qu’il s’agit de renverser pour tomber dans le bleu d’un ciel dont Y impossible nous appelle aussi verti¬ gineusement que notre vie appelle sa mort. B. N. BOITE VERTE (La) Notes du peintre français Marcel Duchamp (1887-1968), relatives à son œuvre capitale, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, à laquelle il travailla de 1912 à 1923. C’est entre 1910 et 1915, à New York et à Paris, que Marcel Duchamp élabora le pro¬ jet de son grand Verre (objet peint sur glace transparente), accumulant notes et documents préparatoires. Ces textes ne constituent pas seulement un com¬ mentaire de l’œuvre graphique. En les réunissant dans La Boîte verte (1934) puis dans La Boîte en valise (1938, publiée en 1940), Duchamp a montré qu’il les considérait comme partie inté¬ grante de son entreprise. La fiction mécanicienne qu’il utilise ici pour décrire le phénomène amoureux lui permet de matérialiser, avec le maxi¬ mum d’efficacité, cette union des contraires où Breton verra plus tard l’objet même de la quête surréaliste. Le
68 / Bonnes (Les) rapprochement des bornes : mariée- célibataire, virginité et non-virginité, frigidité-ardeur érotique, soumet le «regardeur» à une tension intolérable mais cet intolérable est la mesure même de sa liberté. Aussi l’interpréta¬ tion que Duchamp donne lui-même de sa tentative est-elle destinée moins à éclairer qu’à engendrer une succes¬ sion d’éclairs où la raison acculée, prise à son propre piège, doit renoncer à l’innocence terrible des machines : « 2 éléments principaux : 1. Mariée. — 2. Célibataires... Les célibataires devant servir de base architectonique à la Mariée, celle-ci devient une sorte d’apo¬ théose de la virginité. Machine à vapeur avec sous-bassements en maçonnerie. Sur cette base en briques, assise solide, la machine célibataire grasse, lubrique (développer). — À l’endroit (en mon¬ tant toujours) où se traduit cet érotisme (qui doit être des grands rouages de la machine célibataire) ce rouage tour¬ menté donne naissance à la partie-désir de la machine. Cette partie-désir change alors d’état de mécanique — qui de machine à vapeur passe à l’état de moteur à explosions. Ce moteur-désir est la dernière partie de la machine célibataire. Loin d’être en contact direct avec la Mariée, le moteur-désir en est séparé par un refroidisseur à ailettes (ou à eau). Ce refroidisseur (graphique¬ ment) pour exprimer que la Mariée, au lieu d’être seulement un glaçon asensuel refuse chaudement (pas chastement) l’offre brusquée des célibataires... « Mariée. — En général, si le moteur Mariée doit apparaître comme une apo¬ théose de la virginité, c’est-à-dire le désir ignorant, le désir blanc (avec une pointe de malice) et s’il (graphique¬ ment) n’a pas besoin de satisfaire aux lois de l’équilibre pesant, néanmoins une potence de métal brillant pourra simuler l’attache de la pucelle à ses amies et parents... La Mariée à sa base est un moteur. Mais avant d’être un moteur qui transmet sa puissance-timide elle est puissance-timide même. Cette puissance-timide est une sorte d’auto- mobiline, essence d’amour, qui, dis¬ tribuée aux cylindres bien-faibles, à la portée des étincelles de sa vie constantes, sert à l’épanouissement de cette vierge arriérée au terme de son désir. (Ici le désir-rouage tiendra une plus petite place que dans la machine célibataire. Il est seulement la ficelle qui entoure le bouquet.) Toute l’impor¬ tance graphiquement est pour cet épa¬ nouissement cinématique. Commandé par la mise à nu électrique, il est l’au¬ réole de la Mariée, l’ensemble de ses vibrations splendides : graphiquement, il n’est pas question de symboliser par une peinture exaltée ce terme bien¬ heureux-désir de la Mariée ; seulement plus claire, dans tout cet épanouisse¬ ment, la peinture sera inventaire des éléments de cet épanouissement, élé¬ ments de la vie sexuelle imaginée par la Mariée-désirante. Dans cet épa¬ nouissement, la Mariée se présente nue sous deux apparences : la première, celle de la mise à nu par les célibataires, la seconde celle imaginative-volontaire de la Mariée. «'De l’accouplement de ces deux apparences de la virginité pure, de leur collision dépend tout l’épanouisse¬ ment, ensemble supérieur et couronne du tableau. Donc développer : 1) l’épa¬ nouissement et mise à nu par les céli¬ bataires ; 2) l’épanouissement et mise à nu imaginative de la Mariée-désirante ; 3) des deux développements graphiques ainsi obtenus, trouver la conciliation qui soit l’épanouissement sans distinc¬ tion de cause. » X. G. BONNES (Les) Pièce en un acte de Jean Genet (1910 1986]. Commandée par Louis Jouvet et ins¬ pirée de l’affaire des sœurs Papin, qui avait passionné la France des années trente, c’est la première œuvre thé⬠trale de Genet (publiée en 1947). Il s’agit, pour l’auteur, d’une date impor¬ tante, car si ses œuvres commencent à
Bonnes (Les) / 69 être connues et appréciées, il se trouve aussi, en cette même année, sous le coup d’une condamnation à la reléga¬ tion à vie. Ses amis écrivains, parmi lesquels Sartre et Cocteau, obtiennent du président Auriol une remise de peine. C’est ainsi que Genet cesse d’être un criminel. Son entrée au théâtre va marquer un tournant très important de son œuvre car Genet a saisi, d’emblée, le caractère rituel et magique de la représentation théâtrale. À partir de cette date, il écrira presque exclusivement pour la scène. Son apport à la révolu¬ tion théâtrale, qui s’esquisse en ces années-là, sera décisif et ses pièces vont bientôt lui donner une réputation internationale. Claire et Solange haïssent leur patronne, Madame, et projettent, peut- être depuis toujours, de la tuer. Par une dénonciation anonyme, elles ont fait arrêter son amant, Monsieur. Mais celui- ci va être relâché et, craignant d’être démasquées, les bonnes essaient d’em¬ poisonner Madame, échouent lamenta¬ blement, et n’ont ainsi d’autre choix que de simuler sa mort. C’est Claire qui se tue, en absorbant le poison « pour le compte» de sa maîtresse. Ceci n’est que l’apparence car ces trois person¬ nages, comme des tourniquets, mon¬ trent sans arrêt des faces diverses et déroutantes. Il faut souligner, d’abord, que l’auteur a indiqué dans son texte que les rôles des femmes doivent être tenus par des garçons. (En fait la pièce a été jouée par des femmes mais c’est une concession que Genet a voulu faire, sans doute pour des raisons d’« ordre ».) Mais on aurait tort de croire que l’au¬ teur a voulu, seulement, se laisser aller à son goût pour les beaux adolescents et les travestis ; cette indication scénique a une signification plus profonde. Car si Solange et Claire haïssent Madame, c’est parce qu’elles éprouvent à son égard un sentiment ambigu, qui semble franchement homosexuel ; cela revient à dire que ces deux femmes sont, en fait, des garçons. Ce sentiment se tra¬ duit, tout naturellement chez Genet, par un désir d’identification — les bonnes s’habillent des robes de leur maîtresse, mettent ses fards, singent son lan¬ gage — qui, poussé à ses conséquences extrêmes, devient désir dévorant, pas¬ sion meurtrière. Le mécanisme de cet émoi sexuel est trop violent pour se résorber, il doit se décharger ; ne pou¬ vant pas, ou ne voulant pas, supprimer Madame, les bonnes doivent s’entre¬ dévorer. Claire, qui est la plus forte des deux, en se tuant retourne son désir contre elle-même. On peut voir aussi dans Les Bonnes la transposition, dans un univers féminin, du monde propre à Genet, celui des tapettes et des voleurs, la fascination du mal et de ses rites. Mais ce mal ici a quelque chose de nécessaire. Il est sus¬ cité, aussi, par les conditions sociales. La haine des bonnes est déjà une haine de classe. On sait que Jean Genet, voleur et pédéraste, se considère en réalité comme volé et violé par la société. Et les rapports entre maîtres et domes¬ tiques sont suffisamment ambigus pour pouvoir, à la fois, relever de l’écono¬ mique et du sexuel. Un passage de *Pompes funèbres est déjà très expli¬ cite à ce sujet : Gisèle, la mère de Jean, accuse sa bonne de cracher dans les plats : « Je le sais, quand elle crache. J’en reconnais le goût amer, le goût d’une bouche de bonne, le goût amer de toutes les amertumes accumulées au fond de l’estomac de toutes les domes¬ tiques de bonne qualité... » La bouche pleine, elle continue : « Les domes¬ tiques. Leur corps est sans consistance. Ils passent. Ils sont passés. Ils ne rient jamais : ils pleurent. Toute leur vie pleure et ils souillent la nôtre en osant s’y mêler par ce qui doit rester le plus secret, donc le plus inavouable.» Et Claire, en train de jouer Madame, s’ex¬ clame : «Tout ce qui vient de la cui¬ sine est crachat ! » Chez Genet, cette souillure du crachat est beaucoup plus qu’un symbole ou une manifestation de haine : elle « est » le sperme (Cf. *Jour¬
70 / Bordel des muses (Le) nal du voleur). Toutes les œuvres de l’auteur évoquent les liens entre le vol et la relation sexuelle. Claire, jouant Madame, tandis que Solange l’habille, lui dit : « Ecartez-vous, frôleuse ! » Et Solange, se méprenant (ou, mieux, l’au¬ teur jouant à se méprendre) : «Voleuse, moi ? » On voit le parti que l’auteur tire du jeu théâtral : au lieu de demander à ses personnages de simuler une réalité, il creuse leur apparence, et sous chaque apparence il en découvre une autre, et ainsi de suite, jusqu’au vertige. U. E. T. BORDEL DES MUSES (Le) ou les Neuf Pucelles putains, caprices satyriques de Théophile le jeune. Poèmes de Claude Le Petit (16397-1662]. Saisis et détruits en 1662. Publiés à Leyde en 1663. Les frères Rebuffé, imprimeurs à Paris, rue Saint-Germain, près du Pont Neuf, procédaient au tirage de ce recueil de vers, lorsque la police fit irruption dans leur atelier au mois d’août 1662. Elle saisit les feuilles sorties de presse, ainsi que le manuscrit de l’ouvrage, et arrêta aussitôt l’auteur, Claude Le Petit, avocat dont les débuts au Palais devaient être assez récents. Âgé seulement de vingt-trois ou vingt-quatre ans, il avait, en effet, passé trois ans et demi hors de France entre 1657 et 1661, s’arrêtant d’abord en Espagne, puis en Italie, en Bohême, en Autriche, en Hongrie, aux Pays-Bas et en Angleterre. Comme le laissait entendre le nom de fantaisie dont il comptait signer son Bordel des Muses, ce nouveau Théophile donnait dans le libertinage, qui avait failli perdre Théophile de Viau. C’était, lui aussi, un athée, et qui ne faisait pas mys¬ tère de son indépendance d’esprit. Les magistrats auxquels son procès fut confié ne l’eussent peut-être qu’admo¬ nesté si ses vers n’avaient été que gaillards et que leur plus grande audace eût été de comporter les cinq ou six mots crus dont les poètes avaient usé librement en France avant que Riche¬ lieu et l’Église ne voulussent, pour réfréner la licence, faire triompher l’hy¬ pocrisie. Mais Le Petit s’était permis bien d’autres hardiesses que Malherbe et ses écoliers ou que les satiriques du genre de Sigogne. On lui eût passé de faire des «neuf sœurs» des filles publiques, ces païennes n’ayant droit à aucun respect, mais qu’il osât ironiser sur la religion, sur ce qu’elle enseigne, et sur les relations de la reine douairière avec Mazarin, cela était impardonnable. Aussi sa condamnation était-elle acquise dès la saisie de son livre. Son arresta¬ tion avait eu lieu le 23 ou le 24 août 1662. Dès le 26, Daubray, qui, en qua¬ lité de lieutenant civil, exerçait des fonctions analogues à celles que rem¬ plit aujourd’hui le préfet de police, écrivait au chancelier Seguier que, le public ayant «besoin d’exemple», le procès du poète avait été instruit si rapidement que la chambre criminelle du Châtelet venait de rendre son arrêt. Le Petit était condamné à avoir le poing droit coupé et à être brûlé vif en place de Grève. L’appel interjeté ne devait pas être moins promptement débattu. La Cour de Parlement, ayant entendu l’dccusé le 30 août, confirma le 31 la sentence de la chambre criminelle, n’y apportant qu’un correctif non men¬ tionné dans le texte du nouvel arrêt : à savoir que le condamné serait secrète¬ ment étranglé au poteau avant d’être livré aux flammes. Il fut supplicié le lendemain. Sans doute pensait-on avoir anéanti avec lui son œuvre, dont les feuillets avaient été aussi jetés au feu. Mais il en existait un autre manuscrit, d’après lequel un gentilhomme allemand, le baron de Schildebeck avec qui Le Petit s’était lié d’amitié au cours de ses voyages, allait, quelques mois plus tard, faire imprimer Le Bordel des Muses à Leyde. Qu’advint-il de cette édition? Comprenait-elle tous les poèmes ins¬ crits dans la table des matières, au début de l’ouvrage? On ne saurait le dire; le seul exemplaire qu’en aient signalé les bibliographies ne contenait
Bordel des muses (Le) / 71 qu’un petit nombre de pièces. Il appar¬ tenait à la Bibliothèque nationale et y portait la cote Ye 4920, mais il en a disparu voici cent vingt ans, et nous n’en connaissons la teneur que grâce aux copies qu’en avaient levées séparé¬ ment, entre 1840 et 1850, deux hommes de loi qui se sont distingués dans l’éru¬ dition : Édouard Tricotel, qui était huis¬ sier, et Alfred Bégis, syndic de faillites. C’est à l’aide de ces copies que Frédé¬ ric Lachèvre a pu établir en 1918 une édition, tirée à deux cents exemplaires, des Œuvres libertines de Claude Le Petit. D’après sa table, Le Bordel des Muses réunissait soixante-treize sonnets, stances, chansons, rondeaux, madrigaux et épigrammes, plus cinq grands poèmes satiriques consacrés à des capitales : Paris ridicule, Venise ridicule, Vienne ridicule, Londres ridicule et Madrid ridicule. Ne nous sont parvenus que huit des petits poèmes, plus Paris ridicule et Madrid ridicule, et il est peu probable qu’on sache jamais ce que disaient Le Fouteur politique et chrestien, Le Fou- teur des juives, L Argent foutu, la chan¬ son sur la Vierge de T. et bien d’autres pièces dont le titre donne à penser qu’elles s’apparentaient aux « gayetez » colligées un demi-siècle plus tôt par les éditeurs du *Cabinet satyrique ou des *Délices satyriques. Pourtant, ce qui nous est resté de l’infortuné Le Petit permet de se représenter l’ampleur de ses ressources poétiques. S’il a rimé souvent, semble-t-il, sans autre ambi¬ tion que de divertir des amis, son Paris ridicule montre, en plusieurs endroits, qu’en dépit de sa jeunesse, il était un maître dans l’art des vers et qu’il n’éle¬ vait pas de prétention outrecuidante en se présentant comme un nouveau Théophile. On peut même estimer qu’il eût largement surclassé Théophile s’il eût vécu quelques années de plus. Quand il ne se borne pas à jouer sur des mots auxquels Boileau reproche de braver l’honnêteté, quand son scepti¬ cisme s’exprime au sujet de la nature humaine, des croyances et des institu¬ tions, il fait entendre des accents qui ne sauraient laisser insensible l’ama¬ teur de poésie qu’enchantent les vers de Villon. À titre d’échantillon de sa produc¬ tion la plus facile et la plus débouton¬ née, voici le Sonnet foutatif sur lequel s’ouvrait son Bordel des Muses : «Foutre du cul, foutre du con,/Foutre du Ciel et de la Terre,/Foutre du diable et du tonnerre,/Et du Louvre et de Montfaucon.//Foutre du temple et du balcon,/Foutre de la paix, de la guerre,/ Foutre du feu, foutre du verre,/Et de l’eau, et de l’Hélicon.//Foutre des valets et des maistres,/Foutre des moines et des prestres,/Foutre du foutre et du fou- teur.//Foutre de tout le monde ensemble,/ Foutre du livre et du lecteur,/Foutre du sonnet, que t’en semble?» C’était assurément pousser très loin l’irrespect que d’associer dans la même gausse- rie le sexe de la femme et son voisin l’anus, les valets et les maîtres, la rési¬ dence royale et le gibet. Ni les plus âpres satiriques de la fin du xvie siècle, ni Malherbe que ses disciples appe¬ laient «le Père Luxure», ni même le premier Théophile n’étaient allés jusque- là. Mais peut-être retint-on davantage encore contre Le Petit les strophes du Paris ridicule, où il risquait des allu¬ sions aux amours d’Anne d’Autriche et de Mazarin et aux « goûts italiens » que des rumeurs prêtaient au jeune roi : « Sur cette espineuse matière, N’en disons guere, et qu’il soit bon : J’apperçois Louis de Bourbon,/Gaignons la porte de derriere./C’est un tres-digne souve¬ rain ;/De plus il est sur son terrain,/ Malheur à qui le scandalise !/J’ay des pensers bien différens :/S’il est fils aisné de F Eglise,/Mazarin est de ses parens.//Les monarques ont les mains longues,/Ils nous attrapent sans cou- rir/Et n’ayment pas à discourir/Avec un peseur de diphtongues./Dieu nous garde de celuy-cy,/Particulièrement icy :/Nos lauriers seroient inutiles./Tirons donc nos chausses d’un saut !/S’il prend les
72 ! Bordels de Paris (Les) gens comme les villes,/Nous serions bien-tost pris d’assaut.» L’abbaye de Saint-Germain-des-Prés avait alors pour maître un fils naturel de Henri IV, le duc de Vemeuil, qui fut plus tard évêque de Metz et qu’à cause de son obésité les Parisiens appelaient «l’abbé Pansu». L’église dépendant de l’ab¬ baye s’ornait de trois clochers en forme de pyramide. Aucune difficulté d’inter¬ prétation n’eût gêné les lecteurs du dizain de Paris ridicule consacré à Saint-Germain-des-Prés : « Dix vers de grâce à l’Abbaye,/En faveur de l’abbé Pansu ;/Cet illustre Bougre est issu/ D’une royalle fouterie./Ces trois pyra¬ mides à jour/Que je voy là tout à l’en- tour/Me causent bien de la surprise;/ Au nom de Dieu, pourquoy meton/ Trois clochers dessus une eglise?/Un cabaret n’a qu’un bouchon.» L’accent villonien dont nous parlions plus haut, il n’est pas d’admirateur du Testament qui ne puisse le percevoir dans les strophes où Le Petit moralise à sa manière ironique sur ce qu’il aperçoit du haut des tours de Notre-Dame : « Ha ! que de nids d’oyseaux farouches !/ Que de hiboux et de choucas !/Les gens ne paraissent là-bas/Pas plus gros que des pieds de mouches./Je voy des clo¬ chers, des maisons,/Des habitacles, des cloisons,/Et des giroüettes sans nombre./ Qu’icy l’air est à bon marché/Et qu’il dort de bestes à l’ombre,/Lorsque le soleil est couché.//Descendons : la teste me tourne,/Le cœur me manque et la rai son./Je tombe à terre en pasmoi- son/Si plus tard icy je sejoume./Mais que je suis un bel esprit !/Plust à Dieu que la mort me prist/En finissant cet epigramme./Si je mourais dans ces hauts lieux,/Mon corps aurait fait pour mon ame/La moitié du chemin des Cieux. » Nous ne voudrions pas terminer cette notice sans avoir dit quelques mots d’un autre poème de Le Petit, un éblouissant Virelay, qui, pour n’être pas entré dans Le Bordel des Muses, n’en est pas moins digne d’attention. C’est un tour de force que de composer sur un sujet entièrement exprimé en douze mots, cent deux vers rimés soit en ille soit en son. Nous n’en citerons que la fin : « Si la fille point ne fille,/Ny n’enfle point sa roupille/Et ne cause ny soupçon,/Ny murmure, ny bisbille,/Ny querelle, ny castille,/Dans une hon- neste famille,/Une telle peccadille/Ne vaut pas qu’on en sourcille :/Le garçon est pour la fille,/La fille pour le gar- çon./Qu’on me frotte, qu’on m’étrille,/ Qu’on me berne, qu’on me quille,/ Qu’on me brusle, qu’on me grille,/ Qu’on me pende ou me pendille,/Je diray cette chanson :/Le garçon est pour la fille,/La fille pour le garçon. » P.P. BORDELS DE PARIS (Les) avec les noms, demeures et prix. Plan salubre et patriotique soumis aux illustres des Etats généraux pour en faire un article de la Constitution. Rédigés par MM. Dillon, Sartine, Lenoir, La Trolière et Compagnie. Dédié à la Fédération et publié le 14 juillet 1790, «l’an second de la Liberté», ce rapport très sérieux et fort documenté vise à faire interdire de toute urgence la prostitution, «dont les femmes viles font le métier et commerce dans tous les quartiers, dans tous les carrefours et dans toutes les places de la capitale», mais qui a surtout pour effet de donner aux messieurs cousus d’or le pas sur d’infortunés adolescents. Les auteurs proposent, au demeurant, le remplace¬ ment de la prostitution par la prostition, celle-ci recevant toutefois de notables aménagements constitutionnels. Dans chacun des faubourgs Saint-Germain, Saint-Honoré, Saint-Antoine et Saint- Marceau sera établie en effet une « mai¬ son vaste, belle et propre à y loger 400 personnes», c’est-à-dire un cou¬ vent de joie en belle et due forme sur la porte duquel on inscrira : « Du plaisir pour de l’or, et santé garantie. » Bal et souper seront donnés en salle com¬ mune, passionnés et amateurs pouvant faire à loisir, dans une galerie avec
Bourgeoise pervertie (La) / 73 « portraits bien ressemblants », un choix « capable tout à la fois de les animer et de les satisfaire». Un inspecteur sera chargé de retour¬ ner les portraits des demoiselles occu¬ pées. Les billets d’entrée seront à 6 livres pour la galerie, les «billets de société » à 18 livres pour la salle com¬ mune et les «billets d’escrime», valables jusqu’au lendemain à 10 heures pré¬ cises, à 24 livres, ce qui porte l’en¬ semble à 48 livres service compris. Vingt-quatre heures de la vie des pen¬ sionnaires salariées sont alors décrites par les auteurs du projet, compor¬ tant visite médicale à 11 heures, déjeu¬ ner à 11 h 30, toilette à 15 heures, dîner à 16 heures puis récréation. Le traitement est fixé à 800 livres par an, avec retraite après dix ans de service. Les congés seront de vingt- quatre heures par mois, et toute autre forme de prostitution sera sévèrement réprimée. L’ouvrage s’achève sur un état de la prostitution à l’époque du projet, com¬ prenant principalement la liste des bor¬ dels de la capitale alors en activité. On relève le « Bordel des négresses » de la rue Neuve-de-Montmorency, sans prix fixe, « la négresse, la mistife et la mul⬠tresse y étant marchandées comme femmes de caravane», le «Bordel des pucelles», à l’entrée du faubourg Mont¬ martre, aux pucelages artificiels pour la plupart, à poils bruns ou blonds, le « Bordel des élégantes », spécialités de «soupers splendides», pour hommes opulents, celui des Bourgeoises, rue Croix-des-Petits-Champs, maison de rendez-vous de bourgeoises anonymes, celui des Grisettes et Marchandes, celui des Provinciales en costume national et parlant patois, celui des Paillards pour vieillards essoufflés, disposant d’un assortiment rare de verges à poinçons, nœuds et panaches, ainsi qu’un réper¬ toire de dames recevant à domicile ou possédant à leur tour un carnet d’adresses fourni. D. G. BOURGEOISE PERVERTIE (La) Roman psycho-physiologique, par André Ibels (1872-1932). Publié en 1930 en «édition privée». Ce roman commence au début du siècle et s’achève dans les années 20. Régina Sutter et son amie Colette, dont les familles se partagent la location d’une villa à Fontenay-sous-Bois et passent ensemble les vacances sur une plage normande, fréquentent les mêmes cours, éprouvent les mêmes curiosités et se donnent l’une l’autre des caresses très prolongées. Un cousin de Régina, un peu plus âgé qu’elles, les émous- tille, les dépucelle le même jour et les amène promptement à le rejoindre toutes deux, la nuit, dans son lit. Elles ont alors dix-sept ans. Ni l’une ni l’autre n’ont opposé de difficultés aux entreprises de leur séducteur, Jude Weiss, qui, loin de les bercer de romances sentimentales, ne leur cache pas qu’il tient les jeux de l’alcôve pour de simples exercices phy¬ siques, indispensables à notre équilibre. Il les associe à une orgie au cours de laquelle cinq ou six jeunes gens les possèdent sans qu’elles esquissent la moindre protestation, leur initiateur les ayant parfaitement endoctrinées. A partir de là, ce roman devient le roman de Régina. Ses premiers parte¬ naires apparaîtront encore, mais n’auront dans son existence qu’un rôle épiso¬ dique. Elle épouse un officier d’admi¬ nistration, qui la croit sage et dont elle aura un fils, mais fiancée, jeune mariée ou mère, elle ne cesse de tromper M. Goder, soit avec des amants, soit avec des inconnus qui l’ont abordée dans la rue. Certains de ces compagnons de rencontre, croyant avoir affaire à une professionnelle, lui offrent un ou deux louis, qu’elle refuse. Ce n’est pas une putain, c’est une bourgeoise en quête de brèves aventures. Pervertie, dit le titre du roman qui semble imputer le dévergondage de cette dame aux leçons reçues dans son adolescence. En réa¬ lité, Régina n’eût-elle pas été incitée de bonne heure à la dépravation, elle n’eût
74 / Bravade (La) probablement pas observé plus de rete¬ nue. C’est une nymphomane qui, lorsque les circonstances la privent de mâles, recourt à la masturbation ou à l’emploi d’instruments postiches. André Ibels a imprimé à ce roman un caractère d’étude sociale et physiolo¬ gique. Il s’est souvenu et de La *Gar¬ çonne et des Rougon-Macquart. Mais ses ressources le rapprochent moins de Zola que des auteurs de romans- feuilletons. P. P. BRAVADE (La) Roman de Gianni Segré, auteur contem¬ porain. Publié en 1970. C’est une histoire originale et inté¬ ressante. On y trouve des détournements de mineurs, des scènes d’inceste et de bestialité, des crimes, un avortement, sans que le récit, soutenu par un ton toujours extrêmement juste, cesse d’être convaincant, calmement agressif. Chris¬ tiane, une jeune institutrice de village, fait l’amour avec un de ses élèves de douze ans. Mais son véritable amour reste son frère avec qui elle a de scandaleuses et bouillantes relations, d’ailleurs pleines d’humour. Dans ce conte «monstrueux» et limpide, la jouissance vient du dialogue, de la parole, plus que des actes. Ainsi Chris¬ tiane écoute-t-elle son frère lui confier comment une femme qu’il désirait vio¬ lemment lui racontait ses caresses avec une amie d’école. Christiane elle-même est supposée rapporter tout cela, en jouissant, à l’auteur. Ce procédé narra¬ tif traditionnel, en redoublant la perver¬ sité du discours érotique, acquiert ici une singulière efficacité. X. G.
CABINET SATYRIQUE (Le) ou Recueil parfait des vers picquans et gaillards de ce temps. Recueil de poé¬ sies de Sigogne, Régnier, Motin, Berthe- lot Maynard et autres poètes français. Publié en 1618. Réédition en 1632. Le Cabinet satyrique porte peut- être au sommet l’érotisme littéraire du xviie siècle français. N’oublions pas que c’est une anthologie, où les meilleurs morceaux des spécialistes ont été réunis à l’intention de ceux «que l’amour regarde de travers, n’ayant rien que de flasque au dedans de leurs chausses». Avertissement précieux, car cet hymne à la liberté sexuelle est comparable dans son intention didactique aux Nourri¬ tures terrestres, avec cette différence que l’une étouffe de richesses quand l’autre succombe peut-être à la tenta¬ tion de l’esthétisme. On part ici en pleine putainerie, comme si cette réalité représentait la clef essentielle ouvrant le chemin de la libération (la putain n’est-elle pas, pour bien des hommes, la première serrure et aussi l’initia¬ trice?) «L’Hymne de macquerellage» (Motin) fait même de ce métier le fon¬ dement des quatre éléments, et dans un amusant dialogue entre deux de ces dames d’amour, il est dit que la plus laide, parce qu’elle a quasiment péché d’être ce qu’elle est, aura pour puni¬ tion. .. de la marjolaine au cul. En effet, cet univers de la puissance exclut a priori la laideur, l’impuissance, la mal¬ formation, et cette intolérance est un signe de santé ; elle approche parfois le fanatisme: «Je n’ayme point ces c. dont la peau touche l’os/Qui bâillent comme une huistre au soleil dessei- chée.../Et toujours de pissas ou de merde tachée/Tels c. pour y chier doi¬ vent servir de pots. » A cette satire fait écho le superbe sonnet anonyme : « Là ! Là ! pour le dessert, troussez-moi ceste cotte...» L’allure souveraine de cette pièce (« ... mais se pourrait-il faire/De voir un si beau con et ne le foutre pas?») la signe avec un tel éclat qu’on serait tenté d’y voir un pastiche, n’était un manuscrit autographe de Racan attes¬ tant la paternité de Malherbe. La femme, la femme partout, comme objet de satisfaction, marchant précédée de ses attributs, femme-cheval, femme-procès,
76 / Cadenas et ceintures de chasteté femme-démon. L’une, qui se masturbe «fait à l’envers la grenouille», l’autre, grande prostituée et furie vagabonde, soupçonnée d’homosexualité, est mau¬ dite en termes dignes de l’Ancien Tes¬ tament: «Devant ton œil sorcier les pucelages tombent/... Va-t’en dans les enfers, Paris t’est défendu. » L’homme lui aussi n’est qu’un arse¬ nal sexué : taille et couleur des verges, rapidité du bandage, masturbation, tout y passe. Le plus souvent entreprenant, il est parfaitement exhibitionniste, et cela peut être dit de façon charmante : « Un conseiller plein de cautelle/ Fourny d’engin comme un mulet/Pour séduire une Damoiselle/Monstrait au loin son flageollet. » Des stances « contre une vieille décrépitée», reprises aux *Gaillardises de Faucherand de Mont- gaillard mais imprimées ici sans nom d’auteur, constituent un morceau digne de figurer dans toutes les anthologies de la poésie française : «Vieille ha ha, vieille hou hou/Vieille chouette, vieille hibou/... Vieille qui mord avec le nez/Vieille morue de dix ans/Vieille médaille de la nuit/Vieille bréneuse à cul foireux/Vieille lanterne d’oublieur», etc. Un grand nombre de pièces du même genre visent des personnages comme Mlle du Tillet, fort connus à la cour et à la ville, sous le règne de Henri IV et sous la régence de Marie de Médicis. Entre sagesse et folie, extrême profondeur et légèreté sans appel, cette définition de l’amour par Régnier est une dernière profession de foi qui nous fait tout comprendre d’un coup : «Amour est une affection/Qui par les yeux dans le cœur entre/Puis par une défluction/S’escoule par le bas du ventre. » Définition qui exclut étrange¬ ment la femme. R. L. S. CADENAS ET CEINTURES DE CHASTETÉ Notice historique publiée à Paris en 1883 dans le propos de faire le tour de la question d’un œil positif, sinon posi¬ tiviste, ce qui n’exclut pas l’exposé, avant discussion, des divers mythes et légendes auxquels l’invention et sur¬ tout l’usage de ces instruments singu¬ liers (dont une description illustrée figure en annexe) ont pu donner nais¬ sance dans les pays d’Europe occiden¬ tale des temps médiévaux et classiques. En avant-propos figure le célèbre plai¬ doyer de M. Freydier, avocat à Nîmes, contre l’introduction desdites ceintures, prononcé en 1750 lors du procès en défense de la demoiselle Lajon et réédité en 1863 à Paris. Esprit éclairé décidé à lutter contre cette forme d’esclavage, le maître défend sa cliente contre un amant dont c’est un jeu pour lui de dénoncer la bar¬ barie, bien que l’histoire, dit-il, doive «coûter beaucoup à la pudeur et au cœur de la jeune personne». Enfuie d’Avignon costumée en jeune homme, celle-ci se verra en effet contrainte, par un escroc au mariage dont une grande différence d’âge la sépare, de revêtir un «caleçon brodé et maillé de plusieurs fils d’archal, réunis par des coutures et maintenus par des cachets de cire d’Es¬ pagne», avant d’en saisir la justice, après bien des mois de désespérance, et de' demander réparation du préjudice subi. L’ouvrage proprement dit nous apprend comment le « nœud herculéen » devenu «bergamasque de velours et d’or» connut sa plus grande faveur dans l’Italie de la Renaissance, sur l’instigation du légendaire Francesco de Carrara, dernier souverain de Padoue, destiné qu’il était à « libérer» la femme de la jalousie de son époux. Répandu en Espagne, l’usage de tels engins semble avoir rencontré d’assez vives résistances en France et surtout en Angleterre — bien qu’on les ait vite nommés ceintures anglaises; mais si Voltaire croyait encore ou feignait de croire que l’emploi en était général à Rome et à Venise, l’exemplaire rap-» porté par Mérimée n’était déjà plus qu’un objet de musée. Suivent les conclusions de l’enquête menée par Diderot pour Y Encyclopé¬ die, décrivant l’appareil lui-même com-
Callipyges (Les) / 77 posé de « deux lames de fer très flexibles assemblées en croix, cou¬ vertes de velours ou de soie» et s’unis¬ sant à l’endroit d’un cadenas «dont le mari tient le secret». Une anecdote de Brantôme sur de fins serruriers et la reproduction d’une lettre d’Agnès de Navarre à Guillaume de Machaut le suppliant de ne point perdre sa clef viennent clore un recueil qui débar¬ rasse les musées d’amateurs des repré¬ sentations « aussi curieuses que fausses auxquelles cette coutume a servi de passeport». D. G. CADRAN DES PLAISIRS DE LA COUR (Le) ou les Aventures du petit page Chérubin — pour servir de suite à la vie de Marie- Antoinette, Paris 1792 et An lll, avec trois figures obscènes. Anonyme. Ce libelle, dirigé contre la reine et la princesse de Polignac à l’instigation supposée de Philippe-Egalité, fut trouvé cinquante ans plus tard «détestable et attentatoire aux bonnes mœurs et à la morale publique» par la cour d’assises de la Seine qui en ordonna la saisie et la destruction en date du 9 août 1842. Considéré comme un pamphlet aussi infâme que tous ceux qui s’attachaient à décrire la vie privée prétendue liber¬ tine et scandaleuse de la souveraine depuis son arrivée d’Autriche, le livre n’en échauffa pas moins les esprits, au château des Tuileries comme dans les cours étrangères, à la seule idée des frasques réelles ou supposées de la femme de Louis XVI et de ses petites amies, de la variété des plaisirs qu’elles pouvaient retirer et sans doute aussi des complicités sur lesquelles il leur fallait pouvoir compter pour organiser avec une telle minutie leur temps d’aimer et d’être aimées. Le Cadran des plaisirs est le panorama secret de ces prome¬ nades à Cythère, pour lesquelles il n’était pas trop d’un Trianon, et des antiques et pourtant très modernes usages, à en croire le ou les auteurs, auxquels on sacrifiait le plus volon¬ tiers. D. G. CALAMISTE ALIZÉ (Le) Poèmes de Louis de Gonzague Frick (1883-1959). Publiés en 1921. Mince plaquette de vers, parue sans signature, et dans lesquels le poète glo¬ rifie le sexe, l’anus et toutes les sécré¬ tions et déjections de sa «Reine». Le vocabulaire, quoiqu’il ne soit pas exempt de recherche, en est moins rare, moins farci de mots tirés du grec, que ne le sont en général les autres écrits de l’auteur. Il n’y a pas d’indiscrétion à noter aujourd’hui que ces poèmes sont de Louis de Gonzague Frick. Dès juin 1922, un ami de ce dernier, Robert de La Vaissière, consacrait au Calamiste alizé, dans la revue Le Carnet critique, une note laudative où il souhaitait que l’on offrît à Frick une chaire d’érotique au Collège de France, afin qu’il trai¬ tât sans ambages des jeux de l’amour devant un auditoire composé proba¬ blement d’autant de femmes qu’on en avait vu aux cours de Bergson. Ce vœu n’a pas été exaucé, mais Le Calamiste alizé a fait l’objet, vers 1933, d’une seconde édition, un peu augmentée, reproduisant le texte autographe du poète et qu’accompagnent des eaux- fortes qu’on peut, sans erreur, attribuer au graveur Brouet. P. P. CALLIPYGES (Les) ou les Délices de la verge. Chronique imaginaire signée E.D. (auteur de Jupes troussées). Publiée en 1889 («à Paris, chez la petite Lolotte, Galeries du Palais- Royal»). Il y avait deux tomes, mais seul le premier figure au catalogue de la Bibliothèque nationale. Il s’agit d’une suite de conférences suivies de travaux pratiques. Le lieu est anglais, l’affabulation éducative, le personnel féminin (à noter pourtant la figuration rémunérée de trois soldats des horse-guards). Le thème, flagella¬ tion et saphisme. Instruments habituels, outre la main plate : le martinet, la cra¬ vache, les verges. On ligote quelque¬ fois. Les poses varient (sur les genoux, à
78 / Calotine (La) Illustration pour un roman sur la flagellation. califourchon, chaises, fauteuils). Après l’exposé de l’avant-propos et les exer¬ cices à deux (voyeuses présentes), les combinaisons s’amplifient. Le vocabu¬ laire alterne mots d’usage et méta¬ phores («mappemondes empourprées»). Quelques dames étrangères apportent leur concours, presque toujours actif et passif (une négrillonne, une Anda- louse, une Française) à cette pathologie de la honte, assez monotone. M. B. CALOTINE (La) Poème satyrique de Claude-François- Xavier Mercier dit de Compïègne (1763- 1 800], Publié en 1789. L’ouvrage est dédié à Toinon, qui a «grand œil et petit con». Il narre en sept chants la tentation de saint Antoine. L’ascète est au désert avec pour seul compagnon un cochon. Surgissent cent diablesses «lui décelant le satin de leurs fesses [...] jambes écarquillées, motte saillante » ; elles le déculottent et «voyant son équipage/Infiniment petit et sans courage/De le pincer, mordre et le chatouiller». Le saint ne bronche pas, mais un lutin l’embroche par-der¬ rière; le voilà tout pollué; il a gardé son pucelage mais perdu sa virginité. Proserpine à son tour le tente, glisse la main sous la bure, ne trouve rien, cherche encore et « Bravo ! déjà se montre un petit bout de vit/Caché par quelques poils, puis l’une et l’autre couille./On les secoue et le tout s’agran¬ dit. . ./Et le foutre est prêt à couler/De la cénobitique pine. » Mais le tonnerre interrompt ces ébats. Cité à l’ordre des saints, Antoine a bien mérité du Para¬ dis. Quant au cochon, on le changea en chanoine à tout faire. J.-P. P. CANAPÉ COULEUR DE FEU (Le) Conte faussement attribué à Fougeret de- Montbron (7-1761). Publié en 1714. Chaque âge a ses contes et prend avec les fées le plaisir qui lui sied. Ainsi ce chevalier, transformé en épa¬ gneul par la fée Printanière, se préci¬ pite sous ses jupes : « Je m’élançais le long de ses jambes, je lui baisais les genoux, et mes petites pattes et ma langue allaient fourrageant où elles pou¬ vaient atteindre. » Mais lorsque Crapau- dine, qui règne au royaume des fées, veut l’entraîner dans une jouissance monstrueuse, il a l’esguillette nouée. De rage, elle le transforme en canapé : il le restera tant qu’il n’aura pas sup¬ porté pareil ébat sans conséquences. Sa carrière commence chez des prélats pleins de vaillance, grands saigneurs de pucelles, tel ce paillard qui en saisit une et « la coucha de son long, lui leva la chemise, et lui ayant claqué préala¬ blement les fesses, il me fit plier un instant après sous ses efforts [...]. J’en¬ tendis faire deux ou trois fois ouf! à la fille et je n’entendis plus rien, preuve qu’il n’y avait plus rien à faire. » Un autre pratique le culte du fouet, cher aux communautés consacrées à Vénus. Il se fait fouetter, culottes aux jarrets, puis déploie sur sa fouetteuse une ardeur sans pareille, avant de l’étriller à son tour jusqu’au sang. Amori et dolori sacrum. Fourbu par des mous¬ quetaires, le canapé se retrouve chez
Cannevas de la Paris (Les) / 79 des convulsionnaires, qui se convulsent surtout avec de jolies filles. Tout déla¬ bré, il échoit à une dévote qui le souille de ses lavements tandis que son confes¬ seur le sèche aux vapeurs nauséabondes de ses digestions. En guenilles, il finit chez un procureur. La nièce s’y repose et l’oncle, en passant, la taquine sous la jupe. Badinage présomptueux ! Sa nou¬ velle épouse voudrait tâter d’un autre doigt, qui se tient coi. Et le canapé redevient chevalier ! J.-P. P. CANNEVAS DE LA PÂRIS (Les) ou Mémoires pour servir à l'histoire de l'hôtel du Roule. Recueil historique et anecdotique, publié vers 1755, et attri¬ bué à Moufle d'Anaerville (1729-vers 1794) et Rochon de Œabannes (1730 1800). C’est une sorte de guide de la mai¬ son que dirigeait la Pâris dans le second quart du XVIIIe siècle, et qui joua vers les années 40 le même rôle que celui de la Gourdan — v. * Correspondance — vers 1750-1770. Après une rapide mise en scène, d’un modèle fréquent dans ce genre au xvme siècle, l’étranger décou¬ vrant les filles du Palais-Royal, puis initié par quelque cicérone à la haute galanterie parisienne, on trouve un pré¬ tendu manuscrit de la Pâris où sont consignées les histoires respectives d’elle-même et de quelques-unes des filles de sa maison. La Pâris, comme la plupart de ses pensionnaires, vient de la campagne, et a commencé de bonne heure à coucher à droite et à gauche. Elle-même se vante d’ailleurs d’avoir épuisé tour à tour tous les villageois de son pays natal. Puis elle s’enfuit à Paris avec son dernier amant, comme font pour une raison ou pour une autre toutes les héroïnes du livre. Elle est abandonnée par son amant, donne nais¬ sance à une fille, et, par besoin d’ar¬ gent, se met à faire commerce de femmes. Malheureusement, cette auto¬ biographie s’interrompt au moment où elle allait devenir vraiment originale. En revanche, l’histoire qui suit est l’oc¬ casion d’une scène plus curieuse. Une pensionnaire anonyme est entretenue par le fils d’un sous-fermier, jeune homme timide qu’elle prend soin de ne pas satisfaire en profitant de son manque de tempérament. On en arrive à une partie à trois : Vidagnon, le jeune entreteneur, qui a fini par exiger pour de bon les faveurs de sa protégée, couche dans le même lit qu’elle, où il lui fait face, tandis que de l’autre côté l’ami de Vidagnon, qui est le véritable amant, fait l’amour à l’insu de l’autre. Et la demoiselle de faire croire à Vida¬ gnon que c’est lui qui la fait jouir. Avec l’histoire d’Émilie, nous tom¬ bons sur une scène d’amour avec un moine, comme il arrivait fréquemment à l’époque (et, comme le souligne Emi¬ lie, il était fort «vigoureux»...). Elle est malheureusement interrompue, après trois « assauts consécutifs », par l’irrup¬ tion de quelques jeunes gens du voisi¬ nage, puis de la police, alertée par les voisins : autres détails puisés dans la réalité de l’époque. La vie d’Adélaïde nous ramène à un thème courant de la littérature galante du xvme siècle : la chaude-pisse et la syphilis. Adélaïde, atteinte de bonne heure, non seulement distribue généreusement la première, mais encore s’en sert comme d’un moyen de vengeance contre le cheva¬ lier de Chanouba, qui comptait l’abuser par une promesse de mariage. Mais le morceau le plus remarquable de ce petit livre, écrit en général avec élégance et vivacité, est sans aucun doute l’éloge funèbre de dame Justine, supposé avoir été prononcé par la Pâris, et qui sera repris et remanié dans L ’*Èspion anglais (texte réimprimé dans La Gazette noire, 1784). Dans les deux versions, cette orai¬ son funèbre a pour épigraphe, et pour thème directeur, ce vers de Robbé de Beauveset: «La vérole m’a criblé jusqu’aux os»; on exalte la fermeté, l’héroïsme de la défunte qui, se voyant condamnée, n’en a pas moins poursuivi jusqu’au dernier souffle sa carrière de
80 / Capucinade (La) débauche. Dans les deux versions, on retrouve le schéma général, et surtout ce début de biographie : « Justine naquit de parents pauvres, mais vigoureux; consumés tous les deux d’une maladie héréditaire, leur passion n’en devint que plus violente ; ils confondaient leurs maux ensemble, et ils les oubliaient. Des plaisirs si réitérés les conduisirent bientôt au lit de la mort.» C’est à ce moment qu’ils exhortent Justine à consacrer sa vie au plaisir. Dans la ver¬ sion de L ’Espion anglais, elle met aus¬ sitôt ce conseil en pratique, et fait l’amour avec le menuisier chargé de fabriquer le cercueil des parents. Cette seconde version introduit aussi l’épi¬ sode central de la carrière de Justine, la nuit où, après maints assauts, elle triomphe de l’ambassadeur turc Mehe- met Éffendi, lui fait enfin «baisser la lance ». Au total, cette seconde version paraît être la mise au point du canevas initial, déjà élégant mais parfois un peu trop vague, voire abstrait, et c’est le texte de Pidansat de Mairobert qui a définitivement promu l’oraison funèbre définitive au rang d’un des chefs- d’œuvre les plus achevés de la littéra¬ ture érotique du XVIIIe siècle. Y. B. CAPUCINADE (La) Roman publié en 1769 par Nougaret (1742-1823) sous le pseudonyme trans¬ parent de Frère P. J. Discret N... Comme le titre l’indique, c’est d’abord une satire des moines men¬ diants, très précisément des capucins. Reprenant le thème traditionnel de la paillardise des moines et de leur tartuf¬ ferie, l’auteur fait raconter à l’un d’entre eux toute la succession de ses bonnes fortunes, depuis ses premières amours avec la gouvernante d’un curé de vil¬ lage jusqu’à sa curieuse aventure avec la jeune et émouvante Thérèse. Cette orpheline, pauvre et sage, est la seule devant laquelle le frère (car son igno¬ rance du latin l’empêche de passer au rang des pères) s’est senti «pénétré de respect auprès d’une femme». Il finira par la séduire, après l’avoir sortie de la misère en utilisant une part du produit de ses quêtes, et un jour, elle disparaî¬ tra. Elle ne reparaîtra qu’une fois par¬ venue à la fortune et entretenue par un duc. Retrouvant le frère, elle lui témoi¬ gnera sa reconnaissance — pécuniaire et physique — pour l’avoir préservée de croire à la vertu et à la sagesse : ainsi a-t-il fait son bonheur. Pour tradi¬ tionnel qu’il soit, le roman de Nougaret n’en est pas moins écrit avec verve, rempli de scènes amusantes et de viva¬ cité anticléricale. Y. B. CAPUCINIÈRE (La) ou le Bijou enlevé à la course. Poème en vers attribué à Pierre-François Tissot (1763-1849). Publié en 1780. Saint François, dans sa jeunesse, était un joyeux luron qu’une vérole malen¬ contreuse, sa petite fleur, détourna vers la dévotion. Il confie à ses frères une pucelle avec défense de la toucher. Cha¬ cun enfreint l’ordre, tâte la gueuse, la serre au plus près, mais la force se retire au moment de triompher. À son retour, François s’assure de l’intégrité dû ' pucelage à la façon de saint Tho¬ mas, et c’est finalement le bon saint Éloi qui le ravira. J-P. P. CAROUNE DE SAINT-HILAIRE ou les Putains du Palais-Royal. Roman de Rioust. Publié en 1817. Cet ouvrage en deux tomes valut à son auteur une condamnation à deux ans de prison. Œuvre libertine, un peu bâtarde, sans doute, ce roman rend hommage à la femme. C’est une femme qui mime le défi de l’héroïque libertin des xvie et XVIIe siècles; une femme qui par son adresse se libère de son esclavage et soumet les hommes. Dans la mai¬ son étrange de Mme Durancy, de Turenne et Brabant abusent de Caroline pendant son sommeil. N’osant l’abor¬ der franchement, ils avancent vers elle masqués. Turenne porte le travesti d’une couturière, Brabant, celui d’une bonne. L’inversion des rôles est dangereuse.
Carquois (Le) du sieur Louvigné du Dézert Rouennois / 81 Caroline démasque les deux hommes et les soumet. Les séducteurs sont séduits, les rôles du jeu sont perturbés et se compliquent. Les deux hommes sont devenus objets de la femme, esclaves d’une passion. Pris au piège, soumis par une vraie libertine, abandonnés aus¬ sitôt après, ils en meurent. Caroline court vers d’autres victoires. Cepen¬ dant le rêve est plus beau que le réel. Seule, elle se remémore le passé, jouit de l’avenir. «Je m’enivrais de plaisir lorsque j’entendis du bruit dans l’ap¬ partement voisin. Mes oreilles furent frappées de cette espèce de sifflement qui est causé par des baisers ardents [...] je les comparais à ceux que je venais d’éprouver et ils me semblaient provenir de la même source. » Les rêve¬ ries brisent Caroline. Elle échoue contre les réalités sociales de son temps. Les hommes régnent; l’argent, les avan¬ tages et les droits sont de leur côté. Elle est héroïque comme don Juan qui court à sa perte. Ruinée, elle doit se prosti¬ tuer. Faite pour dominer, elle est domi¬ née. Faite pour vivre, pour annoncer une ère nouvelle, elle est persécutée comme le matérialiste du xvie siècle écartelé et mis à mort. P. K. CARQUOIS (Le) DU SIEUR LOUVIGNÉ DU DÉZERT ROUENNOIS d'après les fragments d'un manuscrit inéait et précède d'une vie de l'auteur par son fils, avec un avant-propos et des notes par Fernand Fleuret. Poèmes de Fernand Fleuret (1883-1945). Publié en 1912 (Londres, K. Kings), cet ouvrage aussitôt relégué, sous la cote 825, dans cet Enfer au catalogue duquel devait plus tard travailler avec Apollinaire et rerceau, le vrai Louvigné : Fernand Fleu¬ ret en personne. Le Carquois reparut sous sa propre signature, mais avec le même intitulé, chez M. P. Trémois, en 1938. C’est, en vers, l’ouvrage le plus scandaleux de l’auteur de U ^Histoire de la Bienheureuse Raton fille de joie, celui dont le remords devait le plus hanter sa folie. Les rimeurs les plus tru¬ culents du temps de Louis XIII ont, dirait-on, porté sur les fonts du pastiche le poète qui d’abord se présente ainsi : «Avoir chanté Philis qui n’était que Catin,/N’avoir que récipés en guyse de butin/Et, soldat valeureux qu’une jambe de fresne ://Lecteur, tel est mon lot, oui, tels sont les profits/D’un qui fut à la fois poète et capitaine./— Ha! ha! foutre des Dieux et foutre de Louys ! » On relèvera, en feuilletant, une « Satyre » relatant les dégoûtantes amours de l’auteur avec une vieille racoleuse, des «Stances à Coralte», courtisane, un sonnet consacré aux amours du poète avec une chèvre, une « Rodomontade » d’ordre militaire, où le soldat prétend sodomiser les fuyards qui lui tournent le dos, un «Blesquin» paillard dans l’argot du temps, des «Stances à la Louange d’Églé Fille Sale», un «Madri¬ gal en rondeau pour une jeune per¬ sonne de bon ton qui disait souvent Merde en compagnie», un «Sonnet pour un Petit Conin », un « Sonnet pour une Grande Fendasse », une « Saincte- Face » terriblement blasphématoire, un « Sonnet pour une Belle Nonnain qui se disait épouse du Christ et repoussait un cavalier», un «Sonnet pour une Belle Personne de qui l’on disait que le gros derrière avait le balancement agréable d’un navire », plus loin les « Visions de Corydon », les « Stances d’un Bardache ambitieux à son bougre de eu», les «Paroles à mon Vit», la «Grande Tentation Saint-Antoine », d’une parti¬ culière obscénité, l’« Inscription pour l’urinal en faïence dont le fond s’ome d’un œil», le «Sonnet pour la Boiste du Godemichy (c’est la Boiste qui parle)», le «Rondeau pour une riche intendante qui payait ses amans», un «Sonnet où l’Autheur, entrant dans la Vieillesse, dit Adieu à l’Âge meur»; enfin l’«Épitaphe d’un Libertin»: «Avec boutton de Naple et croustes de galeu/Je fus trois mille fois de Gomorrhe à Sodome», dit ce glorieux paillard, invitant le passant à pécher et à jouir comme lui. Les titres, sans
82 / Carré blanc besoin de plus longs extraits, parlent d’eux-mêmes. Nous ne sommes pas, il s’en faut, en présence d’un professeur de morale. Satisfaisons-nous de l’ap¬ plication à l’œuvre d’art et de la qua¬ lité de l’exécution. Or, elle est parfaite ; Mathurin Régnier, Claude Le Petit, Saint-Amant et tous les satiriques avec qui Fleuret a eu commerce, sont non seulement égalés, mais battus. On ne regrettera dans ce chef-d’œuvre de l’éro¬ tisme comique, où l’éclat de la verve, la richesse du langage et la souplesse du métier vont de pair avec la virtuosité du pasticheur, qu’une salacité parfois un peu poussée et surtout un goût du sacrilège à gêner les athées les plus recuits. A. B. CARRÉ BLANC Poèmes de l'écrivain égyptien d'expres¬ sion française Joyce Mansour (née en 1928). Publiés en 1965. Cinq ans après *Rapaces, Carré blanc rassemble de nouveaux poèmes dont le titre se veut symbole d’une fête interdite. Maurice Chappaz n’a-t-il pas déjà remarqué : « Citer Joyce Mansour dans un panorama sur l’amour, c’est citer l’un des cercles de l’Enfer. » Ici, haine et désir s’enchevêtrent dans des vers provocants et cruels: «J’aime couler ma haine dans l’entonnoir/De l’amant/Dépecer son pénis à la hache. » Mais «peut-on jouir impunément sous les glaçons du souvenir?» L’homme se venge, le temps, les sentiments. « Je panse la pesante dorure de ma bles- sure/Tendre pierre à mon pubis atta¬ chée.» L’amertume voile parfois ces images teintées d’un humour féroce. Carré blanc ressemble à un cri de révolte en faveur d’une humanité in¬ comprise, et si le recueil s’achève sur un amer constat («nomenclature du cauchemar»), nous conservons cepen¬ dant l’impression d’une éclatante vic¬ toire de la femme sur les puissances obscures ; il lui a suffi de marcher, les yeux bandés, offerte comme cible, vers le gouffre où s’affrontent les passions les plus pures, parce que les plus sordides. Y. C. CATÉCHISME DES GENS MARIÉS Par le père Féline. Edité en 1782 à Caen, repris à Bruxelles en 1881 après une longue disparition, du fait de l'inter¬ diction du livre par les autorités ecclé¬ siastiques. D’inspiration libérale, écrit dans un langage clair et franc non dépourvu d’une certaine saveur toute terrienne, le livre se veut avant tout un guide pra¬ tique qui ne s’embarrasse pas d’excès casuistiques. En quinze leçons et une exhortation se trouvent définis l’état du mariage et ses principales fins, les obs¬ tacles à la génération (excès, boissons, emploi des doigts, changements de pos¬ ture, choses criminelles), les devoirs des femmes enceintes, les règles de la chasteté conjugale dites de la personne, du temps et du lieu, les péchés que commettent d’habitude les gens mariés et les prétextes qu’on peut alléguer pour se dérober au devoir conjugal. L’auteur prescrit notamment d’accomplir l’acte chaque fois que le désir en est ressenti, dé4façon d’éviter le pire, mais avertit les époux, bien que cela soit à son avis assez inutile, «qu’il ne leur est jamais permis d’user du mariage dans les lieux spécialement consacrés au culte divin». L’ouvrage, qui insiste en conclusion sur le rôle des confesseurs comme conseillers en la matière, surtout dans les campagnes, invite d’une manière quasi médicale les sujets chrétiens à vaincre les pudeurs néfastes. ‘ D. G. CATÉCHISME LIBERTIN à l'usage des filles de joie et des jeunes demoiselles qui se décident à embrasser cette profession, par Mlle Théroigne. Recueil anonyme publié en 1792, et gra¬ tuitement attribué, dans sa seconde édi¬ tion, à Théroigne de Méricourt. Dédié à « l’abbesse de Montmartre », selon une tradition déjà établie, mais enrichi d’une brève «oraison à sainte Magdeleine patronne des putains» et
Cent nouvelles nouvelles (Les) / 83 de « litanies des filles de joie », mêlant des saintes officielles et d’autres qui le sont moins, le catéchisme traite le métier de putain comme un art obéis¬ sant à des règles précises. S’il exige des putains qu’elles aient les trois qua¬ lités indispensables : effronterie, com¬ plaisance et métamorphose, il prend nettement position contre la bougrerie, marque son souci d’hygiène en interdi¬ sant de baiser à celles qui ne sont pas « saines » ou ont leurs règles, et affirme sa bonne conscience révolutionnaire par cette remarque à propos des verges que doit posséder toute putain: «Aujour¬ d’hui que tout est à la patriote, que l’on fout même patriotiquement, il suffit d’un ruban aux trois couleurs» pour orner ces verges. Cependant, les goûts de l’auteur du catéchisme nous parais¬ sent plutôt aristocratiques que jaco¬ bins, et l’ameublement de la chambre de la putain, avec peintures licencieuses, estampes voluptueuses et glaces ser¬ vant à répéter les attitudes du plaisir, suppose une fille assez bien pourvue. Il faut remarquer que le catéchisme se termine par une « approbation » fictive, sous laquelle ont été inscrits les noms de l’évêque Maury et «d’Autun», c’est- à-dire Talleyrand. Le tout est concis, et d’un style direct et leste. Y. B. CENT NOUVELLES NOUVELLES (Les) Recueil anonyme (xve s.). L’édition la plus ancienne que nous possédions ajoute : « Contenant les cent histoires nouveaux, qui sont moult plai- sans à raconter, en toutes bonnes com¬ pagnies par manière de joyeuseté.» Dans un volume daté de 1432, une dédicace présente le livre comme un «ensemble de nouvelles composées pour l’amusement du roi Louis XI, lorsqu’il n’était encore que duc de Bourgogne [s/c]». S’il est maintenant établi que le recueil a été composé à la cour de Bourgogne dans la première moitié du xve siècle, les incertitudes sont nombreuses quant à l’attribution. Thomas Wright, qui en a donné une édition critique à la fin du xixe siècle, n’écarte pas l’hypothèse que le duc de Bourgogne lui-même en soit l’auteur. Pourtant il semble plus vraisemblable que le recueil ait été rassemblé «à la requeste », comme le mentionne la dédi¬ cace, du prince Philippe le Bon. Avant Wright, Le Roux de Lincy penchait pour l’attribution à un familier de la cour de Bourgogne, Antoine de La Sale, connu par le Roman du Petit Jehan de Saintrê et les Quinze Joies du mariage. Premier maître d’hôtel du duc, il aurait, à sa demande, rassemblé, à l’imitation des Cento Novelle (recueil italien du début du xve siècle qui avait obtenu un grand succès), la contrepartie française. D’où le titre des Cent Nouvelles nou¬ velles. Pourtant l’ensemble est loin d’être aussi original que la dédicace veut bien le dire. L’imitation ne s’ar¬ rête pas aux Cento novelle, les thèmes de Boccace et du Pogge sont largement repris. Plusieurs contes, donnés pour contemporains de la cour de Bour¬ gogne, sont empruntés à des fabliaux des xme et xivc siècles. Il devient dès lors malaisé d’extraire du fond tradi¬ tionnel l’originalité d’Antoine de La Sale. D’autant plus que le schéma tra¬ ditionnel de la chronique courtoise est repris dans la composition du recueil. Usant de l’habitude italienne dont L’*Heptaméron de Marguerite de Na¬ varre sera un siècle plus tard l’expres¬ sion la plus accomplie, l’ensemble des Nouvelles nouvelles est présenté comme une suite de récits que des hommes et des femmes de la cour se font pour la réjouissance et l’enseignement du prince et de ses amis. Et s’il y a quelque ana¬ chronisme à placer dans la bouche des courtisans des contes qui débordent lar¬ gement la vie intime de la brillante cour de Bourgogne, c’est encore que le propos inavoué de l’ouvrage est de dresser un tableau beaucoup plus géné¬ ral des mœurs de l’époque. Comme chaque fois qu’il s’agit de décrire des rapports amoureux dans les dangers et les plaisirs qu’ils occasion-
84 / Cent nouvelles nouvelles (Les) «Les Cent Nouvelles nouvelles». Édition de A. nent, le conteur se doit de tirer une morale, de justifier des détails qui ne conviendraient peut-être qu’imparfai¬ tement à une stricte édification reli¬ gieuse. Chaque fois aussi, le prétexte des dangers de l’aventure est à peine balancé par le piquant des situations. Le récitant joue presque toujours sur une double scène et il n’est pas cer¬ tain que le propos moralisateur soit le plus attendu. Ainsi la vieille tradition moyenâgeuse qui consiste à attaquer les mœurs des couvents, est ici reprise d’abondance (comme l’a d’ailleurs fait Boccace, comme le fera L ’Heptamérori) et ceci, non seulement pour confondre les mauvais moines, mais encore parce qu’une situation de célibat, déjà jugée par beaucoup comme ambiguë, devient la source providentielle d’anecdotes où le scabreux penche plus aisément du côté de la paillardise et de la pornogra¬ phie que dans la dénonciation de telles mœurs. Les précautions sont souvent oratoires et l’on ne peut s’empêcher de rappeler une tradition de libertinage qui trouve dans le sophisme de l’édifica¬ tion de la vertu par le récit des misères de la concupiscence, une trajectoire Vérard. Paris, I486. dont Sade et le xvme siècle représen¬ tent le point culminant. Il semble même que le Moyen Âge, encore présent dans Les Cent Nouvelles nouvelles, soit, sur ce point, beaucoup plus net que les reçpeils libertins de la Renaissance, où l’histoire du plaisir se mêle souvent à quelque spéculation plus abstraite. Par exemple les versions platoniciennes que l’on rencontre dans L’Heptamèron de Marguerite de Navarre sont à peu près absentes des Cent Nouvelles nouvelles. Il ne s’agit pas d’abord d’édifier les lecteurs sur les dangers de l’amour vénal pour ensuite les conduire à des solu¬ tions plus spirituelles, mais de décrire la vie comme elle est. Malgré la tradition courtoise, Les Cent Nouvelles nouvelles sont de cette veine réaliste. L’accommodement entre les partenaires est plus souvent invoqué que le droit moral qui se déduit habi¬ tuellement du sacrement de mariage. Et il est très rare que les ébats, même les plus scabreux, conduisent à des condamnations exécutoires. On cherche plutôt la conciliation et bien souvent en dehors de toute bienséance. Comme s’il importait plus de vivre en paix que
Cent Vingt Journées de Sodome (Les) / 85 de vivre selon des codes prescrits par la religion. Il va sans dire que la tendance ici affirmée n’atteint jamais le propos subversif. À aucun moment la morale officielle n’est attaquée de front. On se contente de minimiser les solutions qu’elle propose.^ Et s’il faut chercher dans le Moyen Âge finissant la preuve d’une liberté beaucoup plus grande que celle qu’il est d’usage d’attribuer à l’époque, c’est sans doute dans des contes comme ceux qui nous sont racon¬ tés ici que le fait devient le plus évi¬ dent. Les complications individualistes qu’impose une morale du remords et de la responsabilité sont au xve siècle beaucoup moins probantes qu’elles ne le seront un siècle plus tard dans l’at¬ mosphère de crise religieuse qui marque le xvie siècle. Le privilège des Cent Nouvelles nouvelles et de quelques autres recueils libertins dont les sources restent moyenâgeuses devient précisé¬ ment la preuve d’une liberté que les siècles ultérieurs ont tenté d’occulter tout en suivant, selon des voies plus détournées, les mêmes chemins : ceux d’une misère ou d’un bonheur simple, quels que soient les turpitudes ou les avantages que le fait de vivre et de désirer dispense aux hommes. C. F. CENT,VINGT JOURNÉES DE SODOME (Les) ou l'Ecole du libertinage, par Donatien- Alphonse-François de Sade (1740 1814). Le 22 octobre 1785, le marquis de Sade, prisonnier de la forteresse de Vincennes, commence à mettre au net, sur de petites feuilles qui, collées bout à bout, formeront un rouleau de douze mètres dix, la copie d’un manuscrit dont la perte, selon son propre aveu, lui, fera verser en 1790 des «larmes de sang». Le manuscrit est provisoire. Seules l’introduction et la première partie sont rédigées. Les trois autres parties restent à l’état de notes et de plan. Sade y a soigneusement numéroté une suite de six cents perversions, se promettant de rédiger plus tard, dans des temps plus favorables, ce qu’il considérait alors comme son chef- d’œuvre. Avec le pillage de la Bastille, le rouleau disparaît. Il réapparaîtra au début de ce siècle, entre les mains du psychiatre berlinois Iwan Bloch, qui en donnera en 1904 la première édition. Il faut attendre 1929, date à laquelle Maurice Heine se rend acquéreur du manuscrit, pour qu’une édition satisfaisante en soit donnée. La publication s’en poursuivra jusqu’en 1935 et peut être considérée comme la véritable originale, celle de 1904 accu¬ mulant plusieurs milliers d’erreurs. Le rouleau des Cent Vingt Journées ne pré¬ sente donc qu’une ébauche d’un projet, qui aurait eu, si l’auteur avait retrouvé son manuscrit, des proportions qu’il donnera, dix années plus tard, à La *Nouvelle Justine. Il est presque cer¬ tain que l’achèvement impossible des Cent Vingt Journées est à l’origine de l’extension des Malheurs de la vertu, que 1 ’ *Histoire de Juliette ou les Pros¬ pérités du vice forme le contrepoint romancé de la systématique que Sade avait tentée dans les Cent Vingt Journées. Les notes de travail qui remplissent les trois dernières parties contribuent pour une part importante à donner au rou¬ leau le caractère de traité médical qui avait retenu le psychiatre Iwan Bloch. Il faut y ajouter la somme des théories que Sade ne cessera de commenter dans ses autres livres et dont le résumé, suivant Gilbert Lely, peut être trouvé dans le portrait du duc de Blangis, créature chez qui le mal devient l’expé¬ rience « du vide et du néant », où le vice est la seule possibilité de faire éprouver à l’homme «cette vibration morale et physique, source des plus délicates voluptés ». Il ne saurait y avoir de plai¬ sir, de vie même, en dehors du crime et de la violence. L’exorde des Cent Vingt Journées affirme nettement ce propos. Il ne s’agit plus de montrer les ravages du mal pour exalter les pouvoirs de la vertu (comme Sade feint de l’annoncer au début de la première Justine), mais
86 / Cent Vingt Journées de Sodome (Les) de montrer l’homme tel qu’il est: «C’est maintenant, ami lecteur, qu’il faut disposer ton cœur et ton esprit au récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe, le pareil livre ne se rencontrant ni chez les anciens ni chez les modernes. Imagine- toi que toute jouissance honnête ou prescrite par cette bête dont tu parles sans cesse sans la connaître et que tu appelles nature, que ces jouissances, dis-je, seront expressément exclues de ce recueil et que, lorsque tu les rencon¬ treras par aventure, ce ne sera jamais qu’autant qu’elles seront accompagnées de quelque crime, ou colorées de quelque infamie. Sans doute, beaucoup des écarts que tu vas voir peints te déplairont, on le sait, mais il s’en trou¬ vera quelques-uns qui t’échaufferont au point de te coûter du foutre, et voilà tout ce qu’il nous faut. Si nous n’avions pas tout dit, tout analysé, comment voudrais-tu que nous eussions pu devi¬ ner ce qui te convient? C’est à toi à le prendre et à laisser le reste ; un autre en fera autant; et petit à petit tout aura trouvé sa place. » Et Sade ajoute : «C’est ici l’histoire d’un magnifique repas où six cents plats divers s’offrent à ton appétit. » Le Banquet auquel convie Sade représente, dans l’œuvre du marquis, la fiction la plus inexorable qu’il ait jamais mise en place. Dans un château perdu de la Forêt-Noire, quatre libertins (le duc de Blangis, l’évêque son frère, le président de Curval et le financier Durcet) s’enferment pour une orgie de cent vingt jours. Du 1er novembre au 28 février et au-delà (pendant vingt journées supplémentaires où les crimes et les orgies s’accélèrent jusqu’à la mise à mort de trente personnes) se déroule un cérémonial complexe où nos quatre libertins, entourés de quarante-deux objets de luxure (selon le mot de Gil¬ bert Lely), soumettent à leurs désirs leurs épouses, un sérail de huit jeunes garçons et de huit jeunes filles, huit «fouteurs» sodomites, quatre duègnes sexagénaires, six cuisinières et ser¬ vantes, enfin quatre proxénètes « histo¬ riennes », dont la fonction consistera à raconter (et à faire mettre en pratique par les libertins) les six cents perver¬ sions qui correspondent, dans la classi¬ fication sadienne, aux passions dites «simples», «doubles», «criminelles» et « meurtrières ». Rappelons que seule la première partie est développée. La gradation des excès, comme ressort principal de la fiction des Cent Vingt Journées, y est plusieurs fois affirmée. Dans les notes qui suivent la rédaction du rouleau, Sade insiste, pour ses déve¬ loppements futurs, sur cette nécessité : « Adoucissez beaucoup la première par¬ tie», écrit-il en se vouvoyant, «tout s’y développe trop ; elle ne saurait être trop faible ou trop gazée », et il précise : « Ne faites surtout jamais rien faire aux quatre amis qui n’ait été raconté... » Aussi bien jamais la passion du détail, de sa nécessité, d’un réalisme scienti¬ fique de la description, n’a été à l’œuvre dans une fiction avec autant d’acharne¬ ment. C’est sans doute l’originalité des Cent Vingt Journées que d’investir un récit libertin de tout ce qui pourrait concerner une histoire naturelle de l’homme au travers de ses passions. L’aventure (la fiction) de la vie (du désir) comme expérimentation d’un mécanisme des corps (d’une matière), donnant ainsi, à-propos de l’érotisme, la définition d’un roman matérialiste où les phantasmes n’existent que dans les corps qui les décrivent, sans qu’à aucun instant l’imagination ou le rêvé en deviennent l’exutoire. Refus donc de la pitié, de l’espoir, d’une consola¬ tion quelle qu’elle soit, au profit de cette histoire des corps dont le récit sadien décrit minutieusement tous les arcanes. Roman matérialiste aussi parce que l’histoire des corps dans leur§ désirs, pour devenir possible (et, chez Sade, cela signifie toujours dicible), ne saurait avoir lieu en dehors du vertige incessant qui ramène l’homme à sa dimension la plus rude, à sa surface la
Ce qui ne meurt pas / 87 plus nue : celle d’un corps confronté à son désir, à la transgression de l’un ou de l’autre comme seule ontologie où puisse se conjuguer la vie. Dès lors, l’expérience de la souffrance des autres comme condition de son propre plaisir devient l’axe du récit sadien. Mais à la position sadique s’ajoute aussitôt son corollaire, l’attitude masochiste. Couple du masculin-féminin qui s’articule au narcissisme, à l’activité sexuelle géné¬ rale, à l’alliage constant, dans la ques¬ tion du Je, du couple domination- soumission. C’est ce sadisme moral (création d’une norme, d’un universel par lequel l’individu et la société se répondent tour à tour) que le Dr Hes- nard relève, par ce que « Sade, sous ses apparences révoltées, avait deviné dans l’opposition de la société aux aspira¬ tions humaines profondes de l’indi¬ vidu» — dans le fait que «dans un scénario érotologique au décor sym¬ boliquement inquiétant, une foule de personnages très différents des plus immondes aux plus gracieux corres¬ pondent chacun à tel thème ou à telle variation érotique». L’insistance de Sade dans la description, la minutie avec laquelle il annote le rouleau des Cent Vingt Journées montrent suffi¬ samment que le propos n’est pas seule¬ ment littéraire. Les trois dernières parties du rouleau, dans l’«abstraction» des combinaisons érotiques qu’elles énu¬ mèrent, permettent peut-être de suivre ce cheminement dans toute sa séche¬ resse. Qu’on en juge par quelques exemples extraits de la troisième par¬ tie : « 6. Il se fait péter dans la bouche par quatre filles, en enculant une cin¬ quième, puis il change. Toutes pètent, et toutes sont enculées ; il ne décharge que dans le cinquième cul. 7. Il s’amuse avec trois jeunes garçons ; il encule et se fait chier, en les changeant tous trois, et il branle celui qui est dans l’in¬ action. 8. Il fout la sœur en cul, en se faisant chier dans la bouche par le frère, puis il les change, et dans l’une et l’autre jouissance on l’encule. 9. Il n’encule que des filles de quinze ans, mais après les avoir au préalable fouettées à tour de bras.» La chaîne des paresthésies qu’il développe ainsi n’omet aucune aberration, aucun schéma. Plusieurs reviennent comme motifs obsessionnels. Les perversions coprolagniques y jouent un rôle pri¬ mordial. Gilbert Lely note que sur les six cents cas anormaux narrés par les historiennes, plus de la moitié offrent l’image d’une ingestion d’excréments, autonome ou associée à une autre pas¬ sion. Dans la dernière partie, les muti¬ lations, les crucifixions, supplices de toutes sortes, tuent une trentaine des quarante-deux convives de la fête. Lors¬ qu’à la dernière page Sade dresse un compte des victimes, les chiffres sup¬ plantent les noms, il ne reste plus qu’à tirer un trait : dénombrer la mort dans le plaisir des survivants, c’est surtout montrer sur quelle nuit achoppe dès lors le livre. Sans un mot de regret, avec juste ce détail ajouté à la dernière ligne : « Récapitulez avec soin les noms et qualités de tous les personnages que vos historiennes désignent, pour éviter les redites», le rouleau s’achève en un suspens abrupt qui exclut toute fin. L’impératif d’une tâche ferme le cycle, dès lors à parcourir sans trêve. Gilbert Lely marque cet enchaînement : « Or, sur les proies délicieuses, ressuscitées à l’aube de la cent vingt et unième journée, le langage étendra sa merci. » C. F. CE QUI NE MEURT PAS Roman de Jules-Amédée Barbey d'Aure¬ villy (1808-1889). Publié en 1884. L’inceste, thème entre tous cher à d’Aurevilly, constitue un des pôles de cet ouvrage. Alors que, dans *Un prêtre marié, l’ambiguïté de ses rapports, tout chastes qu’ils sont, avec sa fille jette un père dans d’extrêmes aberrations, ici la passion est vécue par des êtres appa¬ rentés non par le sang mais par l’ac¬ coutumance et le sentiment : mère, fils, frère, sœur, adoptifs — la fille arra¬ chant à sa mère véritable l’amant de
88 / Cerise celle-ci pour en faire son époux. Allan, un orphelin de dix-sept ans, s’est épris d’Yseult de Scudémor qui l’a élevé avec sa fille de quatorze ans, Camille. Après bien des hésitations et quoique, à quarante ans, elle ne se sente plus capable d’amour, Mme de Scudémor cède au jeune homme. Yseult pourtant n’est pas insensible. À quinze ans elle éprouve pour une adolescente des « désirs insensés » que sa timidité seule l’empêche d’exprimer. Elle s’en tient alors à la tendresse: «du moins je pouvais savourer, au nom de l’amitié comme elle [son amie] la sentait, tout ce qui ne rassasiait pas la mienne... » Ensuite elle se marie, et sa lune de miel «fut un soleil dévorant». Son époux n’étant qu’un libertin, elle s’en éloigne et a une liaison ardente avec Octave ; quand celui-ci se détachera, elle som¬ brera dans une indifférence irrémé¬ diable. Cependant Allan la rejoint en secret dans sa chambre et l’auteur décrit longuement ces rencontres entre cette belle femme mûrissante, demi-nue et abandonnée et ce jeune homme fou¬ gueux que désespère la tranquille froi¬ deur de son idole: «Je n’ai pas le pouvoir d’augmenter d’une pulsation de plus la vie qui l’anime. » Pour ten¬ ter de distraire Allan, Yseult l’emmène deux ans en Italie. À leur retour, les relations d’Allan et de Camille de fraternelles deviennent amoureuses. Camille, qu’avait toujours fascinée le garçon «s’appelait [...] son incestueuse sœur. Il semblait qu’avec ce mot [...] elle aiguillonnât ses transports.» Le jeune homme est déchiré: «La figure d’Yseult se levait maintenant dans sa pensée à côté de celle de Camille et l’épouvantait, et il fallait cacher son épouvante à Camille pour ne pas lui déshonorer sa mère.» Il ne peut plus «partager l’ivresse» de cette maîtresse «ivre d’amour». Puis Camille est enceinte et Allan répugne à s’en ouvrir à Yseult. Les réticences de son amant renforcent les soupçons de celle-là qui a toujours jalousé sa mère; elle lui jettera elle-même la vérité au visage. Les jeunes gens sont unis. Dans l’in¬ tervalle, Yseult, souffrante, révélera à Allan qu’elle est grosse de lui. Cette nouvelle le détache de sa fiancée. La nuit de noces est pour lui un cauche¬ mar, les élans de son épouse l’exaspè¬ rent, tandis qu’elle prend pour de la passion la fureur de son emportement. Il brûle de nouveau pour Yseult et sa répulsion pour la jeune femme grandit. Yseult accouche d’une fille et meurt. Yseult disparue, les époux vivent en étrangers et Allan, malgré la pitié qu’il ressent pour sa compagne, se remémore sans cesse «ces temps d’une volupté torréfiante et anéantie [...] qui ne reviendraient jamais ». F. S. CERISE ou les Moments bien employés. Roman de Dellfos (Eric Losfeld?). Publié en 1969 (en réalité, la première édition de cet ouvrage parut vers 1959 mais passa alors inaperçue). Sommes-nous en présence de l’éro¬ tisme du xxie siècle? Le décor est un pçy futuriste. Vêtue d’un casque et d’un blouson, l’héroïne se promène en héli¬ coptère de plastique, dit «élico» en français basique. Elle use du « télécom » aussi fréquemment que nous donnons un coup de fil et a inventé un système d’amour par ce moyen : elle tient son sexe ouvert tout contre l’écran tandis que son interlocuteur braque le sien dans sa direction. Pourtant la vie sexuelle et amoureuse de Cerise n’est pas abso¬ lument originale. Troublée et éveillée sensuellement par les caresses fur¬ tives et les baisers intimes d’un homme âgé, elle est «dépucelée» maladroite¬ ment par un camarade d’études, prend quelques amants beaux et forts qui la «laissent en panne». Vient celui qui, après quelques gifles, l’emmène «jus¬ qu’au bout» et lui fait «goûter» de la femme, puis celui qui est terriblement jaloux... Les rapports des hommes et des femmes ne semblent pas telle¬ ment changés. Les journaux à sensa-
Chair molle / 89 tion font leur plein d’événements insi¬ pides, « émoustillants » et attendrissants. La morale bourgeoise et la justice s’in¬ quiètent de savoir si une jeune fille qui a été sodomisée est digne de se marier. Et l’amour dans le confessionnal a tou¬ jours sa délicieuse saveur de péché. Mais ce récit a un mérite très rare. Bien qu’écrit par un homme, il montre un véritable désir de femme et son plaisir — en partie esthétique — à voir et tou¬ cher un sexe d’homme comme objet de désir. X. G. CES PLAISIRS... Ces plaisirs que l'on nomme, à la légère, physiques. Réflexions de Colette (Gabrielle-Sidonie Colette, 1873-1954]. Publiées en 1932. Colette donne ici la mesure de son don d’observation et d’analyse, de son intelligence critique, légèrement en retrait de ce qu’elle décrit, toujours intéressée, la mesure, surtout, de son génie de l’écriture. Elle conte ses approches de différents mondes : le monde des fumeurs d’opium, celui de l’homosexualité masculine et surtout féminine, l’univers de la jalousie, le cadre du donjuanisme. Analysant ses rencontres, ses ami¬ tiés, elle campe des personnages dont les contours sont amoureusement des¬ sinés : Charlotte, chanteuse aux douces prunelles grises qui feint le plaisir pour satisfaire un jeune amant; son ami X..., que de nombreuses maîtresses fatiguent; Damien, qui «doit» quitter les femmes pour qu’elles languissent «comme des brûlées»; «la Cheva¬ lière», patronne d’un cabaret de les¬ biennes, virile et pure, androgyne jamais heureuse dans son désir d’absolu; la poétesse Renée Vivien dont le «corps ployant refusait tout relief de chair», alcoolique et irréelle, acharnée au plai¬ sir et nappée d’un halo de lumière noire ; Amalia, qui quittait un sultan repu et marchait seule dans les rues d’Istanbul pour retrouver son amie; les «Ladies de Llangollen» qui, après une rupture scandaleuse avec leur aristocratique milieu, vécurent dans la retraite et le bonheur pendant cinquante-trois ans ; Pépé, noble Espagnol, amoureux des ouvriers blonds à blouse bleue. Au sein de ce peuple hétéroclite, Madame Colette évolue, sûre d’elle-même, tou¬ chée ou choquée, moralisant ou bénis¬ sant; elle vibre au son de la plainte amoureuse, s’attendrit sur un couple de femmes, fragile et menacé, se sent atti¬ rée par les «monstres» pédérastes et lance des sortilèges et des menaces de mort contre ses rivales. Finalement, « véridique hermaphrodite mental », elle effraie les hommes par sa vigueur mêlée de grâce, et cette peur, elle l’ana¬ lyse avec acuité : « Certaines femmes représentent, pour certains hommes, un danger d’homosexualité. » X. G. CHAIR MOLLE jjfo Roman de Paul Adam (1862-1^20). Publié en 1885. Ce livre était écrit à vingt-deux ans. Visiblement l’auteur y fait état, sous l’influence naturaliste, quoique avec un brin d’artisterie, d’une expérience pré¬ coce, la sienne, vécue dans les villes du nord de la France : Douai, Arras, Lille. Cette expérience lui donne la matière et le sujet d’une vie de «fille», Lucie Thirache. Au premier chapitre, Lucie descend à la gare de Douai, se fait conduire en fiacre au 7 de la rue Pépin, est accueillie par Madame. Au deuxième, «l’entrée de Lucie au grand salon pro¬ voqua un tumulte ». On chante et boit dans ce lieu, et tout est au mieux d’abord. Puis c’est la visite médicale, les ennuis, il faut quitter le bordel. Puis... des aventures classiques, ici narrées avec fraîcheur, de telle sorte que le portrait est éclairé sous plusieurs angles. C’est ce que disait le préfacier, Paul Alexis, de ce livre de débutant : «Qui de nous n’a rencontré quelque Lucie Thirache? Eh bien, celle du livre nous fait mieux comprendre celles de la réalité. Intelligence crépusculaire, volonté capricante, vacherie native déve¬
90 / Champavert loppée dans l’exercice de la prostitu¬ tion : tout est posé, déduit, éclairé par des faits. » Le cœur vague, une épave futile, rusée quoique dupe toujours. Lucie Thirache, sœur de *Nana et de Boule-de-Suif, rêvant d’amours inef¬ fables avec Léon, à l’hôpital. M. B. CHAMPAVERT Contes immoraux. Contes de Joseph- Pétrus Borel (1808-1859). Publiés en 1833. « Je caresse la mort, je souris au sui¬ cide», écrivait Pétrus Borel dans ses Rhapsodies. Ce lycanthrope — ainsi se surnommait-il, homme-loup, seul dans le «marais fétide qu’est la société» — ne pouvait produire que des œuvres dominées par le désespoir et le néant. L’ivresse des sens n’apparaît guère, mais quelque chose qui a à voir directe¬ ment avec éros, ici et là dans quelques pages un peu libres, et partout dans cette fréquentation de la mort et de ses plaisirs qui sont l’objet des Contes immoraux. Marginal, révolté, Pétrus Borel consacre deux de ses contes grin¬ çants au colonialisme et à la mission civilisatrice dont se pare l’Occident chrétien. «Monsieur de l’Argentière» vaut surtout par la jouissance secrète qui anime, dans la même trame dési¬ rante, un accusateur public, depuis le moment où il viole et met enceinte une jeune fille jusqu’à l’instant où, après l’avoir lui-même fait condamner à mort pour infanticide, il contemple, tout en mangeant, la tête de sa victime roulant sous la guillotine. «Don Andréa Vesa- lius » est un anatomiste inquiétant, un vieillard impuissant, qui épouse une jeune vierge, mais dont la véritable nuit de noces se déroule dans son labora¬ toire, lorsqu’il dissèque le cadavre de sa femme. Nulles voluptés à propre¬ ment parler dans tout cela, ni sadisme, ni cruautés exaltantes, d’autant moins que le style reste allusif. Mais une fine compréhension des arcanes du désir. Pour mieux faire éprouver le côté alar¬ mant de son message, Pétrus Borel se dédouble. «Pétrus Borel s’est tué!» annonce-t-il dans la préface. «Son vrai nom était Champavert.» Et de consa¬ crer le dernier conte à décrire le suicide de Pétrus Borel, chez un équarisseur, parmi les cadavres de chevaux. Misé¬ rable, sans succès, Pétrus Borel s’est suicidé plus «naturellement», après s’être exilé en Algérie : laboureur, il refusait de porter un chapeau. Il mourut d’une insolation. M. R. CHANDELLE D'ARRAS (La) Poème héroï-comique en dix-huit chants composé par l'abbé Henri-Joseph Du Laurens (1719-1797) en moins de quinze jours et publié en 1 765. La préface de 1835 nous avertit que c’est un ouvrage assez bien versifié et plus amusant que La *Pucelle de Vol¬ taire, dans lequel l’abbé Du Laurens s’attaque aux préjugés, superstitions, abus de tous genres qui avaient pris naissance et se maintenaient à la faveur de la religion de Rome. La satire a pour thème une apparition de la Vierge qui fit don à Lambert, évêque d’Arras en, 1105, d’une chandelle miraculeuse capable de guérir les habitants de cette ville «punis d’une étrange maladie procédant comme d’un feu ardent qui brûlait la partie du corps atteinte de ce mal». Sur ce fond, le redoutable abbé crée une intrigue et une action, avec les incidents et les détails les plus gro¬ tesques. Il narre les aventures terrestres et supraterrestres des deux « coqs » d’Ar¬ ras : Jean La Terreur et, Jérôme Nulsi- frote. L’épisode le plus spectaculaire est sans nul doute celui où saint Duns- tan ramène par la voie des airs Jean La Terreur à Arras, en le tenant suspendu au bout d’une pince. Survient un orage à la faveur duquel Jean essaie de se libérer. Mais le saint le rattrape «par son engin»... «et la pince au même instant/Tout rasibus lui coupe l’instru¬ ment». Ce qui donne lieu à la jolie scène que voici : une nonnette rêvait au' bord d’une onde claire... «La jeune
Chansons de Bilitis (Les) / 91 sœur d’une main innocente/Légère- ment caressait son beau sein./Dans ce moment, sur sa gorge naissante,/De la terreur tombe le triste engin./Sur ce sein blanc Priape s’électrise/Et, du cor¬ set glissant sous la chemise,/Il va se perdre... on ne sait pas bien où./ C’était, je crois... ce n’était pas au cou. » Don du ciel, la chandelle a rejoint la terre des hommes où elle est devenue un objet de ferveur : « Saint Lampion, s’écria la pucelle/Vous me brûlez, que vous avez d’appas/Divin Pasteur : N’ar¬ rête point ton zèle/Enfonce encore, si tu peux, la chandelle... » P. R. CHANSON DES GUEUX (La) Recueil poétique de Jean Richepin (1849-1926). Publié en 1876. L’auteur fut condamné pour ce livre à trente jours de prison et cinq cents francs d’amende. Deux textes furent retranchés des éditions suivantes : la «Ballade de joyeuse vie», et «Fils de fille », d’autres durent subir des mutila¬ tions : « Idylles de pauvres », « Frère, il faut vivre», «Voyou». En tout cas, l’édition de 1881, précédée de deux préfaces de l’auteur (auxquelles les précisions ci-dessus sont empruntées) ne comporte rien qu’on puisse dire subtilement érotique ou libertin, ni rien certes de pornographique ou d’obs¬ cène. Le crime de Richepin fut de lèse- bourgeois, et c’est dans l’argot qu’il trouve son ton le mieux assuré. Lui- même, poète, se définit en roi des gueux, et l’on continuera d’apprécier certaines de ses apostrophes, pour cette raison. Au bourgeois, Richepin déclare assez candidement: «Garde tes filles sans appas,/Nous gardons notre épitha- lame./Non! non! nous ne les aurons pas,/Mon vieux, mais nous avons ta femme. » M. B. CHANSONS DE BILITIS (Les) Poèmes lyriques en prose de Pierre Louÿs (18701925). Publiés en 1894. Devançant Marcel Schwob dont les Vies imaginaires paraîtront en 1896, Pierre Louÿs introduit son ouvrage par une biographie érudite de la poétesse grecque dont il prétend publier l’œuvre lyrique. Contemporaine et amie de Sapho (dont elle partage les goûts), Bilitis s’exprime dans un langage pré¬ cieux qui se rattache plus à la fin du Parnasse français qu’à l’alexandrinisme hellénique (ce qui n’empêcha pas un philologue allemand de prendre la chose au sérieux et de soulever, sur la ques¬ tion des sources, une controverse assez cocasse). Après cette préface « savante », Pierre Louÿs est censé avoir traduit trois séries de poèmes qu’achèvent trois épitaphes pour le tombeau de Bilitis. La première partie, intitulée «Bucoliques en Pam- philie », fait penser au roman de Lon- gus. Il s’agit des amours de Bilitis pour le berger Lykas. Mais il y a de la « nym¬ phomanie» chez Bilitis. Elle aime à être une et à se contempler telle : « Je me suis dévêtue pour monter à un arbre; mes cuisses nues embrassaient l’écorce lisse et humide ; mes sandales marchaient sur les branches. » Dès les premiers poèmes apparaît le thème les¬ bien qui éclate dans la deuxième par¬ tie : « Élégies à Mytilène », hymnes à la belle Mnasidika: «Je fus jadis amou¬ reuse de la beauté des jeunes hommes, et le souvenir de leurs paroles, jadis, me tint éveillée. Aujourd’hui Mnasi¬ dika seule et pour toujours me possède. Qu’elle reçoive en sacrifice le bonheur de ceux que j’ai quittés pour elle. » La troisième partie, «Épigrammes dans l’île de Chypre», reprend le même thème mais sur un autre ton : Bilitis, vieillie, aime une enfant de quinze ans, Mydzouris qui, « petite ordure », insul¬ tée par les femmes, reste « pure malgré tout». «Viens sous mon bras et sèche tes yeux. Oui, je sais que tu es une hor¬ rible enfant et que ta mère t’apprit de bonne heure à faire preuve de tous les courages. Mais tu es jeune, et c’est pourquoi tu ne peux rien faire qui ne soit charmant. » Disposant d’une érudition prodi¬
92 / Chansons érotiques gieuse, Pierre Louÿs, à la différence de son ami Valéry, n’a pas d’invention véritable. Son style sent toujours le pastiche, son inspiration est décadente et, par endroits, est vraiment très « fin de siècle ». Ainsi : « Et autour de moi j’entendais bruire la rumeur ardente de la foule, tandis que l’haleine des désirs flottait sur ma nudité, dans les brumes bleues des aromates. » Cette Bilitis fait figure de vieille Parque... Mais elle a, de-ci, de-là, des trouvailles qui sont d’un bel écrivain : « Si ton âme lui plaît, c’est que ton regard sans doute lui rappelle le sien.» La dernière épi¬ taphe de Bilitis donne un parfait exemple du style de son auteur. Elle se termine sur ce verset : « Et maintenant, sur les pâles prairies d’asphodèles, je me promène, ombre impalpable, et le souvenir de ma vie terrestre est la joie de ma vie souterraine. » Les Chansons de Bilitis ont souvent inspiré les musiciens, surtout Claude Debussy qui, dès 1898, composa des mélodies pour trois de ces poèmes. À la différence de ces derniers, la parti¬ tion ne date pas. L’œuvre littéraire n’est plus que le témoignage d’une époque, sa transcription musicale a une splen¬ deur qui défie le temps et suffit à immortaliser Bilitis, que Pierre Louÿs montrait si navrée de se savoir vieillie. — Outre ce recueil, Pierre Louÿs a composé une suite intitulée Les Chan¬ sons secrètes de Bilitis d’une tonalité beaucoup plus érotique. P. D. CHANSONS ÉROTIQUES Poèmes de Pierre-Jean de Béranger (17801857], Publiés en 1834 puis, dans leur ensemble, en 1864. « Et cul par-dessus tête/Gai, gai, l’on est chez nous/Toujours en fête,/Et sens dessus dessous.» L’amour, ici, et ses déviations, ne sont plus un problème. Adaptées à des airs en vogue, ces chan¬ sons se rattachent à la tradition joyeu¬ sement paillarde que les romans peuvent rarement respecter. En quelques cou¬ plets joliment tournés plus un refrain stimulateur, hommage est rendu à Éros et à Dionysos, loin de toute angoisse. La chanson, avec son caractère franc et humoristique, est destinée aux sociétés. Elle ne se consomme pas en suisse. La complicité qui s’établit entre chanteurs — convives ou camarades — invite au pur plaisir, à la dépense libre de l’éner¬ gie sexuelle. De son propre aveu Béran¬ ger voulait être le «champion des intérêts populaires». Ses pamphlets contre la Restauration lui valurent la prison. Ses chansons furent condam¬ nées. Elles n’étaient pourtant que l’ex¬ pression des joies faciles, et d’une tra¬ dition solidement ancrée dans le peuple. En quarante-quatre chansons, on fait allègrement le tour de la volupté la plus simple et la plus heureuse. Tous les plaisirs y sont célébrés, sauf l’art — érotique entre tous il est vrai — de souffrir en amour. La culpabilité est tournée en dérision, et les perversions ne transgressent plus aucun interdit. Si l’on parle de la masturbation («Ma mère avait raison, je le vois,/Notre bon¬ heur est au bout de nos doigts»), c’est pour indiquer les phantasmes les plus riches pour cette pratique. Le lavement devient ailleurs ce qu’il est : une source supplémentaire de plaisir. Les risques de grossesse ne sont plus redoutés dans les chansons : grâce aux enfants, curés et nourrices ont du travail, et puisque, en ce temps-là, aucune contraception n’était efficace, autant valait «manger la sauce avec l’anguille». Seule la pédérastie ne trouve pas grâce, mais c’est souvent conforme au folklore. Par contre, l’inceste, les amours saphiques, la flagellation, l’exhibition¬ nisme, etc., ont tous les couplets qu’ils méritent. Si l’on méprise l’impuissance et la frigidité, c’est que l’on dénonce toutes les défenses contre la jouis¬ sance. Quant à l’éjaculation précoce, on sait l’utiliser pour redoubler le plai¬ sir: «l’amour viendra en aide». Au passage, on épingle l’Église et l’armée, ces deux institutions répressives.' Et de bout en bout on plaide énergique¬
Chansons qui n'ont pu être imprimées / 93 ment pour la morale du plaisir qu’a su engendrer la sagesse populaire. M. R. CHANSONS QUI N'ONT PU ÊTRE IMPRIMÉES et que mon censeur n'a point dû me passer, de Charles Collé (1709-1783). Publiées en 1784. L’un des ressorts caractéristiques de ce recueil de ballades et chansonnettes, c’est l’application du graveleux sur les motifs de ritournelles à la mode et de vaudevilles récents. Il règne dans la plupart de ces pièces un ton de supé¬ rieure impertinence qui donne licence de tout dire sans litote. Sans doute maintes inventions de Collé perdent un peu de leur sel, par l’oubli dans lequel sont tombées les pièces qu’il paro¬ die. Le curieux d’aujourd’hui s’amu¬ sera cependant des commentaires éro¬ tiques sur des productions non littéraires qui ont été retenues par l’histoire cultu¬ relle. Les vers où Collé met en scène la « Marchande de vits » font vraisembla¬ blement écho à La Marchande d‘Amours de Vien. Cette peinture, exposée au Salon de 1763, paraphrasait un thème antique connu par une gravure de Nolli dans les Antichità d’Ercolano (1762). En veine de moralisme, Diderot déplo¬ rait alors que la composition fut «un peu déparée par un geste indécent» d’un petit Amour, dont « le bras en se relevant indique d’une manière très significative la mesure du plaisir qu’il promet». Les inventions de celui que La Met- trie honorait du nom de « nouveau Pro- méthée» donnent à Collé l’occasion d’un de ses plus charmants badinages : «... Ô Nature ingrate/Les vits ne sont pas toujours droits/Je payerois/Pour avoir un vit automate/À Vaucanson/ Tout ce qu’il voudrait.../Que l’inno¬ cent fabrique/Au lieu de son méchant flûteur/Un bon fouteur.. ./Nos mirli- flors/Vaudroient-ils cet homme à res¬ sort? » Il n’y a là, somme toute, qu’une simple extrapolation paillarde du projet de Vaucanson sur les «anatomies mou¬ vantes », formulé également par Le Cat à la même époque; le chirurgien de Rouen n’espérait pas moins qu’une « démonstration par machines des prin¬ cipales fonctions du corps humain»; son automate « aura la fièvre, on le sai¬ gnera, on le purgera, et il ressemblera trop à un homme». Le sens de l’actua¬ lité de Collé s’exerçait aux dépens des mondains, comme dans cet épithalame impertinent : « Si je quitte le rang de Duchesse de Chaulnes/Et le siège pom¬ peux que m’accorde ce nom/C’est que Giac a le vit long d’une aulne/Et qu’à mon cul je préfère mon con. » Outre les parodies, outre les badi¬ nages de circonstance, l’œuvre de Collé sacrifie aux thèmes traditionnels de la grivoiserie, inconstance des femmes, dépérissement du désir par l’habitude : «Tout dans le Sacrement/Se fait maus- sadement/Et gauchement.» Il met à traiter les thèmes conventionnels une certaine complaisance à l’énormité. Sa «Veuve un peu consolée» consomme incessamment les maris, descendant l’échelle sociale tout en gravissant celle de la puissance virile. Dans son « Epi¬ taphe» à l’« impudique cendre/De la plus grande putain qui jamais ait été », il invite le passant à «branler sa pique/Ou bien à tout le moins de pisser au monument». Collé excelle encore à rendre le ton de fête de la gaillar¬ dise populaire. Dans sa «Guinguette», « ... tour à tour,/L’on boit et l’on s’ac- cole/Couchés ou debout/Ici, là, partout, l’on boit et l’on fout». Enfin, sa verve ne manque pas de plaisanter les mœurs prêtées aux clercs réguliers. Si les béné¬ dictins ne négligent pas les femmes, il n’en irait pas de même des jésuites; l’échec des tentatives d’une garce de bonne volonté pour ramener ces sodo¬ mites à la secte des conistes, s’achève en imprécations : « Ciel ! Quand est-ce qu’on/Pourra désabuser le monde/De foutre ces bêtes de cons/Des animaux les plus immondes./Dans toute la Chré- tienté/Il faut que la Société/Envoye des Missionnaires.../Qui tirant les vits des omières/Prêchent l’Évangile des eus.»
94 / Chants de Maldoror (Les) Collé ne déçoit pas les amateurs de langue verte. J. G. CHANTS DE MALDOROR (Les) Poème en prose en six chants, de Lau¬ tréamont (Isidore-Lucien Ducasse, comte de, 1846-1870). Publié, mais pratique¬ ment sans diffusion, en 1869. Ici le sexe est l’arme furieuse de «l’homme aux lèvres de jaspe», Mal¬ doror, Éblis ténébreux, séduisant, redou¬ table, impitoyable au pou humain comme au Créateur. Dressé, érigé sur la terre, et menaçant le fondement même de l’ordre et du sacré... Mais l’érection de Maldoror, comme les rap¬ ports érotiques, sont presque toujours métaphoriques et dépourvus de sen¬ sualité, au profit d’une surréalité de l’image, capable de détruire l’attendris¬ sement lyrique (sur soi) et d’égarer la raison du voyeur fervent des excitantes «beautés de littérature» (iv, 7). Ce recul est celui de l’écriture, car Les Chants de Maldoror se sont très vite imposés à Ducasse en tant qu’espace littéraire. Quand on compare la première édi¬ tion (anonyme) du premier chant, qui date de 1868, et la seconde — celle complète de 1869 —, on assiste à la métamorphose de l’érotisme même à l’intérieur de l’œuvre. Étonnante lumière : Georges Dazet, condisciple de Ducasse au lycée de Tarbes, était nommément célébré et seul aimé tout au long du premier chant dans sa ver¬ sion originale : « Ah ! Dazet ! toi dont l’âme est inséparable de la mienne ; toi le plus beau des fils de la femme, quoique adolescent encore...» (i, 9). La signature du comte de Lautréamont va métamorphoser Dazet, jamais plus nommé, en crapaud, en rhinolphe, en arcarus sarcopte, et surtout en ce superbe «poulpe au regard de soie» digne enfin d’être enlacé par Maldo¬ ror ! Lautréamont ne sera pas le chantre des amours de Ducasse... L’érotisme a le champ libre pour assumer de rares accords ou, d’une manière plus constante, des rapports de violence. Dazet métamorphosé, Maldoror va connaître d’autres figures d’adolescents mais, au cours de ces cinq nouveaux chants, seuls trois êtres demeureront aimés et impunis : Holzer, retiré de la Seine (n, 14) et Mario (m, 1), plus jeunes et protégés, le temps d’un rapide passage, comme la jeunesse même. La pudeur dans ces pages est comme née de l’évidence de l’amour. C’est l’éro¬ tisme heureux (et chaste) des Chants de Maldoror, l’eau pure courant sous l’en¬ fer, la source où une autre figure qui n’est plus Ducasse boit encore à l’amour de Dazet... Mais le troisième être aimé, et impuni de l’avoir été ? Ce n’est plus le poulpe mais la femelle du requin que Maldoror épouse au cours des plus belles noces marines de la poésie (n, 13). Les métamorphoses ont ouvert l’érotisme à la bestialité — et la métaphore comme la force de l’image créent un lyrisme sauvage seul capable de vaincre la résistance de la raison et... de la littérature. « Je cherchais une âme qui me ressemblât»; dès lors la verge de «l’homme aux lèvres d’ai¬ rain» a consommé l’alliance de l’intel¬ ligence et du mal, bafoué les interdits du Créateur. A partir de cet épisode, les désirs formulés par Maldoror dans les premières strophes du chant n vonf pouvoir se réaliser. Son exaltation des¬ tructrice va frapper «ces êtres ima¬ ginaires» (m, 1) que sont Falmer, Merwyn ou Léman, et la seule fillette livrée à sa fureur érotico-sadique — aussi violée par son chien (m, 2). Bes¬ tialité, mais aussi vampirisme — ce que déjà le premier chant annonçait —, dont par un curieux renversement Mal¬ doror à son tour devient la victime, deux adolescents beaux comme le jour, issus du ventre «d’une araignée de la grande espèce » buvant chaque nuit son sang (v, 6). Le cercle se ferme, de Mal¬ doror suspendant ses lèvres au sexe des pédérastes (v, 5), à la soif de sang des éphèbes qui l’ont adoré. Principes de
Chant secret / 95 vie, le sang et le sperme, alcools de l’érotisme, font communier la beauté (des adolescents, parfois impubères) avec le magnifique ange du Mal. Même si Maldoror n’en a pas puni tous ceux qu’il a aimés. Érotisme de transgression et dénon¬ ciation d’un ordre établi. Le mépris de Maldoror pour l’homme n’est surpassé que par sa haine de Dieu, vautré dans toutes les déchéances — et déchu parce qu’il veut cacher son goût du sang et les appétits de son sexe (avec la courti¬ sane — m, 5, et le pédéraste — v, 5). C’est justement dans cette même strophe du cinquième chant que la métaphore accorde à l’agression érotique ses dimensions réelles : « Oh ! si au lieu d’être un enfer, l’univers n’avait été qu’un céleste anus immense... » Il s’agit moins de prendre du plaisir que de régler son compte à la Création. C’est une sodomisation cosmique : jamais en érigeant un coutre on n’avait atteint à une aussi splendide violence ! C M C. CHANT SECRET Poèmes de Jean Genet (1910-1986]. Publiés en 1945. Cette plaquette réunit « Le Condamné à mort» (qui avait paru clandestine¬ ment en 1942) et «Marche funèbre». Ce sont les deux premiers textes de Genet et sans doute n’ont-ils pas encore «l’exacte rigueur», la beauté hau¬ taine et l’originalité qui feront de Jean Genet un écrivain unique et libre de toute influence littéraire. Mais déjà sa voix impose l’attention, s’affirme avec des images fulgurantes et singulières, esquisse les thèmes fondamentaux de sa vision érotique et, surtout, dévoile le mécanisme de sa création littéraire. Genet a décrit dans le *Journal du voleur comment des «blocs sonores» se formaient en lui (par exemple, « mois¬ sonneur des souffles coupés») qui s’écoutait, avec un plaisir étonné, com¬ poser des bribes de vers. Il a d’ailleurs raconté à Sartre la genèse du «Condamné à mort», son premier texte. Enfermé à Fresnes avec des prévenus en civil, et revêtu, par une erreur de l’administration pénitentiaire, de l’uniforme du bagnard, il était l’ob¬ jet du mépris des autres détenus. Il y avait parmi eux un jeune homme qui composait des poésies «pleurni¬ chardes» que les autres admiraient beaucoup. Genet veut gagner leur ami¬ tié et c’est ainsi qu’il écrit le «Condamné». Mais ce public naïf se moque de ses vers, le méprise davan¬ tage. Genet est trop habitué à jouer sa vie « à qui perd gagne » pour se laisser décourager par des railleries. Et puis il écrit pour s’entendre, car il est toujours l’Autre, le disparu, «l’enfant mort en moi bien avant que me tranche la hache ». L’essentiel pour lui est de pou¬ voir s’exalter dans une vision radieuse et il associe ainsi dans le même mouve¬ ment les «fastes» de Mettray et 14 gloire ensanglantée de Maurice Pilorge — le jeune meurtrier décapité en 1939 à Saint-Brieuc, à qui le poème est dédié. En s’identifiant avec Pilorge, Genet veut faire revivre «le spectre d’un tueur à la lourde braguette» vers qui son imagination — et son émoi — le précipite. Tout le poème vibre de cette passion haletante, où se mêlent l’ur¬ gence de la mort et celle du désir: « Mordille tendrement le paf qui bat ta joue/baise ma queue enflée, enfonce dans ton cou/le paquet de ma bite avalé d’un seul coup/étrangle-toi d’amour, dégorge, et fais la moue. » Dans l’exci¬ tation sexuelle, les objets se métamor¬ phosent, le sexe devient une dame à qui l’on dénonce la mort imminente; la prison se défait, «vole et tremble», s’emplit de roses, d’azur, tandis que les flots de son amour transforment la cadence classique de l’alexandrin en un chant subversif qui se moque — avec les armes culturelles de cette même société — des « valeurs », de la morale des convenances et donne des ailes iri¬ sées à un discours pornographique. La «Marche funèbre», hantée aussi
96 / Chariot s'amuse par l’exécution de Pilorge, est une évo¬ cation lente et rythmée de la mort, une mort chamelle et indéchiffrable à la fois, que l’auteur sent vivre en lui, vivre dans ses veines mais avec une cadence plus calme, car une autre métamor¬ phose est en train de s’opérer sous ses yeux : ici Jean Genet parle en son nom, et non par la bouche de Pilorge. Il en chante encore la mort, mais il s’en¬ chante et s’observe, module sa voix et l’interroge: il «voit» les mots passer de sa bouche « à la page blanche où vos rires l’accueillent». Peu lui importe le mépris des autres : Genet le voleur est en train de réussir une autre mue, il va devenir écrivain. U. E. T. CHARLOT S'AMUSE Roman de Paul Bonnetain (1858-1899). Publié en 1883. Un gros ouvrage, 348 pages, sérieux, écrit dans la foi naturaliste. À Paris. Le gazier Duclos meurt dans un accident du travail. Un contre¬ maître ramène à la maison le garçon qui pleure après son père. La nuit même, le contremaître est assailli par la veuve lubrique. Il cède, presque à son corps défendant. Ensuite il flanque une raclée à cette immonde femelle. L’en¬ fant réveillé, oubliant la mort de son père, s’exclame : «Papa ! papa ! ne bats pas maman... Elle ne le fera plus...» Au soir de l’enterrement, l’enfant, Char¬ iot, se masturbe. Sa mère le met en pension chez les Frères, en Lorraine. Le supérieur, le père Hilarion, ensuite le père Eusèbe pervertissent Chariot. Le garçon, dit l’auteur, est «à jamais détraqué ». Ce qui suit est le roman de l’onanisme. La pédérastie s’accomplit entre Chariot et un camarade l’école, Lucien. Ils échangent des lettres, nour¬ ries d’humanités. Lucien est Alexis, et Chariot Duclos, Chariot Corydon. «Chariot était la femme, toujours dominé. » D’autre part, Chariot a trouvé dans une vieille fille une manière de mère adoptive. Lucien, cependant, commence de courir les filles. Puis quitte Saint-Dié pour le régiment. La vieille demoiselle meurt. Chariot se repent de s’être tant masturbé. Il veut s’engager, il lui faut ses papiers. Il apprend que sa mère véritable a disparu depuis six ans. Soldat, à Marseille, Chariot échoue à retrouver Lucien. Tou¬ tefois, la fatigue militaire paralyse son imagination. Puis il retourne au vice. Des camarades le surprennent. On lui demande : « Il a plu cette nuit ? » Un jour les camarades l’emmènent au bor¬ del, exigeant pour Chariot les services des filles. Chariot est dégoûté. Une fille fait de son mieux, en vain la première fois. Puis Chariot se convertit. Alors il veut recommencer, donc économise ses sous. Il veut maintenant être aimé d’une femme. Mais, trop pauvre, il ne peut pas retourner au bouge. Il se masturbe. Il est d’une effrayante maigreur. Il passe la visite. Il est réformé. Il retourne à Paris, devient comp¬ table rue des Vinaigriers, chez un marchand de fer. Il rencontre une pros¬ tituée, est écœuré, puis se re-masturbe. Un temps il vit dans cette alternance. Dépression, agitation, hébétude. Pro¬ menades dans la capitale, d’où nou¬ veaux désirs. Il rêve d’assassiner une fillette. Il s’arme d’un canif. Il fuit les lieux. Il revoit la fillette. Elle lui reproche d’avoir fui. Chariot a des hal¬ lucinations, des défaillances. Il fré¬ quente les passages, s’arrête devant des étalages de photos, visite des musées. Il s’achète vingt parfums et un peignoir de femme. Le dimanche, il revêt ce pei¬ gnoir et lit les œuvres d’Octave Feuillet. Deux dimanches de suite il va à la messe. Une fois, il communie. Il achète pour mieux connaître Paris un guide à l’usage des étrangers. Un ami médecin l’emmène au cours du professeur Char¬ cot. Celui-ci fait venir des femmes sur l’estrade, afin que chacune dise son cas. Chariot Duclos, en une d’elles, reconnaît sa mère. L’ami médecin entraîne Chariot. Dans les jourç sui¬ vants, il lui explique et vante le-com¬ merce des femmes. Chariot essaie de
Chassepot (Le) / 97 mettre en pratique ces bons conseils. Échecs. Il se masturbe. Dans Paris, il regarde passer les trains de l’Est et du Nord d’au-dessus du tunnel. Un jour, près de la gare du Nord, une femme se jette dans ses bras, pour échapper aux agents des mœurs. Elle s’appelle Fanny Méjean. Tous deux commencent par s’aimer d’amour. Puis Fanny retourne à son mauvais passé. Un jour elle est enceinte. Chariot se masturbe. À la dernière page, il se noie en entraînant l’enfant. Poursuivi pour la publication de ce livre, Paul Bonnetain fut acquitté par la cour d’assises de la Seine le 27 décembre 1884. M. B. CHASSE DES DAMES D'AMOUR (la) avec la Réformation des filles de ce temps. Récit anonyme. Paris 1625. Si le grand sujet a toujours été les prostituées, il n’est pas commun de les faire parler et réfléchir en dehors de l’exercice de leur fonction. Ce livre anonyme commence par une assemblée générale de ces dames qui font part à leurs collègues de leurs doléances, et aussi multiples sont les maux dont elles souffrent, aussi diverses les recettes. La philosophie elle-même a sa part dans la résolution des problèmes, et une belle maxime clôt le débat qui paraît aux putains la clef universelle de l’action et de la connaissance: «La nature a horreur du vide. » Puis, nous entrons sans coup férir dans l’intimité d’une mère et de sa fille (la Réforma¬ tion) qui font le même métier, évidem¬ ment. On pourrait croire que c’est l’été. Paris est pour quelque temps dépeuplé des gens d’épée, et la mère interroge sa fille : « Que vas-tu faire maintenant ? » La fille : « Je cours maintenant après les crocheteurs au lieu qu’autrefois je me faisais chevalier à de gros Mes¬ sieurs. » C’est une pauvre saison pour les filles qui sont en rut. Que faire ? Eh bien, s’embaucher comme bonne à tout faire en attendant meilleure saison. — Le lecteur ne peut s’empêcher d’éprou¬ ver quelque déception. Le titre de l’ouvrage lui avait promis beaucoup plus. R. L. S. CHASSEPOT (Le) Londres 1865. Saisi en Belgique à l’instigation de l’ambassade de France, le livre ne peut paraître ni être distribué. Il est vrai que des choses tout à fait scandaleuses y sont contées sur la haute société, hommes et femmes, qui composait la cour de César Badinguet, alias Napo¬ léon III. L’origine de ce sobriquet, évoquée dans L Intermédiaire, journal paraissant en 1874, est à trouver dans la mésaventure survenue à l’empereur au château de Ham, du temps qu’il n’était que prince. Réduit à s’enfuir dudit château à la sauvette, il emprunta le costume d’un maçon nommé Badin¬ guet. Le concierge lui ayant demandé qui passait, il répondit (tenant une planche devant son visage): «C’est Badinguet. » Le nom lui resta, et Roche- fort en fit des « badinguettes » dans les années 50, dont la mode fut grande chez les libellistes, qui inondèrent Paris, du mariage de Napoléon III avec Mlle de Montijo jusqu’à la Commune, de ces chansons de plus en plus inci¬ sives. Le Chassepot prend à partie, au cours d’un tir qui ressemble vite à un jeu de massacre, les personnalités proches du pouvoir ou suspectes de compromission, ne serait-ce qu’en acceptant d’en être une gloire. C’est ainsi que George Sand est peinte sous les traits d’une Messaline assoiffée, à la fois tribade et nymphomane. L’ac¬ trice Léonide Leblanc y vend une enfant de dix ans au duc de Persigny. Le même, et la duchesse de Goyen sont condamnés pour bestialité avec un âne, et la célèbre Rachel elle-même règne aussi bien dans les jardins que dans les salles du Palais-Royal, comme une vul¬ gaire grisette de luxe. D. G.
98 / Château de Cène (Le) CHÂTEAU DE CÈNE (Le) Roman publié sous le pseudonyme d'Ur¬ bain d'OHhac, en 1969. L’histoire se noue sous le signe d’Hécate : pour le héros, échoué dans une île sauvage, il s’agit de posséder une jeune fille élue, sous les regards du peuple assemblé en l’honneur d’une antique cérémonie rituelle. Le jeune homme a été choisi pour dépuceler la nouvelle lune, symbolisée par l’adoles¬ cente Emma. Les coups pleuvront sur lui avant qu’il ne parvienne à son but, mais il triomphera de l’épreuve et connaîtra quelques jours d’un bonheur fou avant d’être alerté par cette autre île au loin, île interdite où demeure une femme miraculeusement belle qui lui est apparue, dénudée, au cours de la cérémonie dédiée à la lune. Seul, il atteindra les rivages de cette île dange¬ reuse où régnent Hécate et ses chiens. Il devra d’abord se mesurer à deux molosses insatiables, conduits par un nègre, avant de pénétrer dans le ch⬠teau où il assiste au supplice d’un jeune homme qui lui ressemble et qui est mis en pièces par les chiens pour avoir voulu voir la comtesse Ora. Emma sur¬ vient, inaccessible derrière une paroi transparente. Elle est nue, livrée au plaisir déjà, lorsqu’un serpent l’enlace et cherche l’ouverture où déposer son venin. Enfin, Urbain se trouve en pré¬ sence de la comtesse, qui apprécie qu’il ait si souvent côtoyé la mort afin d’être digne de cette rencontre. En cet instant, on pense irrésistiblement à la phrase du Moine de Lewis : « Restez, enchante¬ resse, restez pour ma perdition. » Suit une extraordinaire scène amou¬ reuse au cours de laquelle Ora déploie sa domination redoutable. Ce récit évoque la fatalité liée à certains objets ou lieux tabous dans les contes. Au cours de ses épreuves initiatiques, le héros doit surmonter les obstacles qui se dressent devant le chevalier perdu dans la forêt enchantée ; il doit affron¬ ter les plus graves périls avant d’accé¬ der à l’amour d’Ora, pénétrer dans le cercle fermé, sorte de société secrète où l’on ne peut être admis qu’au prix du plus grand courage et d’un total dépouillement de soi-même. Un courant à haute tension traverse les membres durcis des personnages, hommes et bêtes, de cette île soumise à Ora la magicienne. Le sadisme, presque tou¬ jours présent, explose en certaines scènes, comme dans l’épisode où le héros, enfin libre, en pleine lumière, s’apprête à se venger de ses humilia¬ tions et de ses souffrances en faisant tremper dans un bouillon brûlant le phal¬ lus d’un nègre parvenu à son comble d’excitation. S’il a été convié à l’ultime banquet, toutefois, le héros ne doit point se méprendre : c’est parce qu’il a su parler en oracle, et qu’on lui demande d’être l'imagination de ce corps qu’est le groupe. Y. C. CHIEN APRÈS LES MOINES (Le) Poème satyrique anticlérical d'une grande violence, publié vers 1782, et arfois attribué, sans preuves, à Mira- eau (Gabriel-Honoré Riquetti, comte de, 1749-1791). •L’auteur, qui s’en prend avec vigueur à la vie privée des moines, à leur hypo¬ crisie, à leur sadisme et à leur despo¬ tisme, nous intéresse ici pour l’épisode de la confession. Le poète fait parler le ffère confesseur en insistant sur sa curiosité indécente à l’égard des pra¬ tiques onanistes de la dévote. Ainsi : «Chère sœur, avez-vous pénétré bien avant ?/N’avez-vous qu’effleuré le por-, tique indécent ?/... Le coup est-il parti ? Avez-vous consommé/De tant de mou¬ vements le charmant résumé?» Mais le confesseur, qui va apprendre que la pénitente s’est donnée à un révérend père, et s’inquiète de savoir si ce der¬ nier s’est attaqué « au derrière », décou¬ vrira pour sa peine qu’elle préfère un soldat à un moine, car, à l’encontre d’une opinion courante à l’époque, elle juge qu’en amour «un moine est, pire qu’un vaurien». Il ne s’agit là, il* convient de le souligner, que d’un épi-
Chronique d'une passion / 99 sodé dans un poème qui réclame l’abolition des vœux monastiques et la dissolution de tous les ordres reli¬ gieux. Y. B. CHOLÉRA Roman de Joseph Delteil (1894-1978]. Publié en 1923. Trois adolescentes se sont juré une fidélité étemelle. Alice, maigre et dure, lit Sade, et son long corps de momie est un cercueil d’acajou dévoré d’allusions littéraires. Elle a des yeux d’évêque et des jambes de serpent. On voudrait coucher avec elle sur un lit de sel devant les étangs. Corne, de pleines mains de graisse et de joues roulées dans le suif, évoque « le beurre, la vache, l’anus et Madame Butterfly». Alouette d’août, petits os et riche en viande, gavée de cœur et de lymphe, c’est une pyramide aux yeux de lait, une arche de lard au ventre asiate, toute plénitude et majesté. On songe à elle, à l’heure où le désir insatisfait des femmes et des sexes cherche à tâtons dans le crépuscule des voluptés éléphantesques. Choléra, brune et longue, possède une immense cheve¬ lure, deux jambes avec un nez dessus et un sexe entre — et peut-être des habi¬ tudes. C’est l’enfant d’une déesse, zèbre et corps de houille, tigre et étoile, l’in¬ telligence et la sagesse incarnées. On voudrait être un hérésiarque en flamme pour la violer dans une ville sans lune un soir d’épidémie. Choléra nous retrace les péripéties de l’amour fou que le narrateur vit tour à tour avec ces trois tentatrices. Voulant porter remède à la jalousie qui les torture, elles vont se réfügier en secret dans un couvent d’Espagne. C’est un sacrifice héroïque qu’elles regret¬ tent bien vite, car dans leurs cellules, elles ne sont plus que «trois femmes avec trois ventres ». Elles appellent leur séducteur à grands cris, mais toutes trois ne peuvent repartir avec lui. C’est Alice qu’il emmène au pied des ch⬠teaux de Louis II après un curieux pèle¬ rinage wagnérien. Puis c’est Corne qui le suit en Irlande, avant qu’il découvre que c’est Choléra qu’il aime éperdu¬ ment, Choléra qui l’attend toujours dans son cloître. Au cours de cette vaste fresque érotique, truculente et halluci¬ née, Alice se noie dans la romantique Bavière; elle s’immole à ses sœurs, mais elle demeure sensuelle jusqu’en son ultime décision, car elle s’abat dans le lac de telle façon que, sa bouche tou¬ chant l’eau tout d’abord, «cette mort commençât par un baiser». Corne finit sous la mortelle morsure d’un renard, et Choléra, la divine, se tuera en tom¬ bant d’une échelle à l’instant où elle va enfin rejoindre l’objet de sa passion si longtemps attendu. Mais ce drame n’af¬ flige pas outre mesure notre héros : n’allait-il pas rejoindre naguère sa douce Alice dans une chambre d’eau au milieu du lac? Y. C. CHRONIQUE D'UNE PASSION Chronique amoureuse de Marcel Jou- handeau (1888-1979). Publiée en 1949. «L’ironie et l’extase à ce point mariées au coin d’une bouche humaine et au fond d’un regard, où, dans une lumière surnaturelle, toutes disputes cessantes, on se demande qui est pré¬ sent du Diable ou de Dieu. » On retrouve ici l’itinéraire spirituel tracé par Jou- handeau dans son essai sur l’abjection. L’idée que «la volupté à un certain degré, c’est déjà l’enfer, la bouilloire, la chaudière». Il y a dans ce livre de très belles pages sur le désir et sa pos¬ sibilité de transfiguration. Ainsi : « Que l’Extase est la fin de l’amour; l’Ex¬ tase : être hors de soi. Il y a extase même si l’objet est réel, tangible.» Éros est le dieu qui nous fait sortir de nous-mêmes (qui nous énerve si l’on veut) jusqu’au délire. «Tu es magni¬ fique de te torturer ainsi et Dieu sait si cela me gêne et me touche à la fois... Mon grand homme sur le pavois, je voulais dire sur le pavé ! » L’action devient mélodramatique dès qu’Élise s’en mêle. L’infortuné Jacques, après
100 / Citateur (Le) avoir été la victime (consentante) du monstre qui sommeille en Jouhandeau, subit maintenant les foudres d’Élise armée (comme dans Musset) d’une dague et animée d’une fureur aussi sus¬ pecte que sacrée. Suprême délectation pour l’auteur. P. R. CITATEUR (Le) Pamphlet de Guillaume Pigault de l'Epi- noy dit Pigault-Lebrun (1753-1835). Publié en 1803. Livre qui attaque d’une manière goguenarde et licencieuse les récits de la Bible et les écrits des premiers auteurs chrétiens. On raconte que Napo¬ léon, rendu furieux par un bref agressif du pape, voulut en 1811 répandre quatre-vingt mille exemplaires de ce factum anticlérical. Le titre est un néo¬ logisme dont l’auteur demande pardon à ses lecteurs. Il s’agit bien, en fait, d’un montage de citations, certaines ridicules, d’autres scabreuses. Ainsi, après que les Sodomites eurent voulu «violer deux anges qui étaient sans doute de très beaux garçons», Dieu brûla la ville et la femme de Loth, pour s’être retournée, fut transformée en sta¬ tue de sel. «Le bonhomme Loth se console de la métamorphose de sa femme en couchant avec ses deux filles.» Pigault-Lebrun n’épargne pas davantage le Nouveau Testament mais s’en donne surtout à cœur joie avec les Pères de l’Église, saint Épiphane par exemple qui « accuse les gnostiques de se chatouiller les uns les autres; il ajoute que le mari présentait à sa femme un jeune initié, et qu’il lui disait : «Fais l’agape avec mon frère. » Pigault-Lebrun est loin de l’ironie légère de son maître Voltaire. P. D. CLÉ (La) Roman de Yassu Gauclère (1907-1961). Publié en 1951. On découvre le cadavre putréfié de Laure, dans une odeur «nauséeuse de mouton mort». Pourquoi s’est-elle sui¬ cidée? Son mari, «affolé de désir», était devenu impuissant entre ses bras et l’avait quittée pour trouver ailleurs le plaisir complet tandis que Laure pen¬ sait : «Il faudrait priver l’amour de sa fin pour qu’il pût vivre encore.» Liée d’amitié avec un homosexuel, Laure s’emporte contre les bien-pensants qui méprisent cet « anormal ». N’ont-ils pas eux aussi leurs particularités ? Celui-là jouit en criant « cocorico » et en se fai¬ sant arracher une à une les plumes dont il s’est couvert ; cet autre a eu le rectum perforé «par le membre d’un vaillant taureau». Amoureuse d’un militaire, Laure en est séparée, avant même que leur union soit consommée, par Ange- lica, à l’ensorcelante chevelure mais au visage de morte. Folle de douleur, fas¬ cinée par sa « meurtrière », elle se sent esclave du couple dont les cris de volupté la hantent : « Je les entends râler sous le plaisir et je suis entre eux deux, mon corps pulvérisé dans l’élan de leur amour. » L’intérêt de ce livre, affadi par la sentimentalité des tradi¬ tionnelles «histoires d’amour», est d’approcher le plaisir dans son non- accomplissement, douloureux jusqu’à la* mort. X. G. COMPÈRE MATHIEU ou les Bigarrures de l'esprit humain. Roman de l'abbé Henri-Joseph Du Lau- rens (1719-1797). Publié en 1772. On retrouve dans ce roman qui eut un succès éclatant tous les thèmes chers à l’abbé Du Laurens, extraordi¬ naire personnage «gros, court, replet; défiant, caustique, vindicatif, vif, tur¬ bulent, inquiet, hypocondre et vision¬ naire ». Le livre fit scandale car on y vit un outrage perpétuel au bon sens, à la morale et à la religion. Inégal comme tous les écrits de l’abbé Du Laurens, Compère Mathieu abonde en « pensées neuves et hardies à côté des trivialités les plus basses et du cynisme le plus dégoûtant». Il s’agit d’une série d’épi¬ sodes décousus narrant les aventures et les tribulations du compère et de ses compagnons de rencontre. Le person-
Complément au bouquet d'orties / 101 nage de Diégo est particulièrement inté¬ ressant car il relate un double voyage : dans le monde et dans l’autre monde. «Compère Mathieu». Édition de 1798. Dans le monde, Diégo, devenu le directeur de conscience de la supérieure d’un couvent d’ursulines, nous relate la lutte sans merci de l’ardente religieuse contre les assauts de la concupiscence. Très vite réduite à céder à la violence de son tourment et «à s’abandonner au seul soulagement que la nature lui suggérait dans son état», Diégo lui donne ce conseil, qui est un admirable sophisme : « Je lui dis que les moyens dont elle se servait pour éteindre la concupiscence ne contribuaient qu’à l’enflammer, que les jeûnes, les veilles et la discipline échauffaient le sang au lieu de le tempérer, et que le moyen de s’affranchir de l’importunité de ses désirs était de les suivre. » Diégo montrera que les amours de l’autre monde ne sont que le pâle reflet de ceux du sexe, de la chair et du sang. C’est le fin mot de ce finaud. Succu¬ lente est l’histoire de sainte Thérèse rencontrée par Diégo, vrai pèlerin du paradis. «Anges du ciel qui m’êtes apparus tant de fois dans ma vie, lui confie la sainte, n’en soyez point jaloux, mon amant était mille fois plus brillant et plus aimable que vous.» «Ah, ma chère sœur, répond Diégo, satanique docteur, que c’est un grand chemin de fait dans l’amour mystique que d’avoir exercé auparavant toutes les facultés de son âme dans celui d’un amant. » P. R. COMPLAINTE DE MONSIEUR LE CUL contre les inventeurs de vertugalles. Pièce en vers, anonyme, publiée en 1552 et dédiée «aux bonnes pour en bien user et aux moins sages pour n'en abuser». Sournois éloge de la sodomie que la femme désire et redoute, le livre est en fait une curieuse invite à la brutalité : le corps n’est dévoilé que s’il est envahi par surprise. Les vers sont plats, le ton reste badin, de ce badinage dont on use pour recouvrir des eaux troubles. Com¬ plainte de Monsieur le Cul : « Je suis frappé sans dire gare/Et le Mal tombe sur ma tête/Auparavant que je m’ap- prête/Étant toujours pris en sursaut/... Je n’ai loisir de m’apprêter/Qu’on ne commence à culleter. » Étonnant vête¬ ment que le vertugalle, fendu devant et derrière. Quel moraliste a écrit : « Mais je sais bien qu’on ne va pas/En paradis par ce trou-là » ? P. R. COMPLÉMENT AU BOUQUET D'ORTIES Recueil poétique de Pascal Pia ( 1903- 1979). Publié en 1924. Lorsque Léger Alype rédige en 1925 la préface du Cortègepriapique d’Apol¬ linaire, il n’agit pas en critique, mais en
102 / Comtesse au fouet (La) confrère. Pascal Pia, qui se cache der¬ rière ce pseudonyme curieux, est l’au¬ teur d’un très beau recueil de poèmes érotiques. Le Complément au bouquet d ’orties comprend un bref « Impromptu sur le décès d’Antonin D.b.st. » et un long poème, «La Muse en rut». Les muses dont Priape s’entoure dans une maison close s’appellent « Sidonie, Su¬ zanne, Simone,/joli miracle du péché. » Les images audacieuses d’un songe, renvoyées par « un miroir terni », épou¬ sent les souvenirs, qui pâlissent, puis s’émoussent. «Je faisais l’amour sous un arbre/Avec la belle aux seins de marbre/... La belle était échappée/ D’entre les feuillets d’un roman.» Le poète rompt les charmes, brise la beauté des images, la préciosité du rythme, par l’humour, un humour qui est le meilleur moyen de dominer sa plume, et de ne jamais tomber dans la mièvrerie. P. K. COMTESSE AU FOUET (La) Récit de Pierre Dumarchey, connu sous son pseudonyme de Pierre Mac Orlan (1882-1970). Publié en 1911. « Belle et terrible », proclame le sous- titre. Il y a des hors-texte de L. Riézer proches en esthétique de la photogra¬ phie d’art. Ils montrent des person¬ nages dûment habillés. L’audace est dans les légendes « La comtesse ne prit pas de verges...», «Ses mains soule¬ vaient l’unique jupon... ». Les chapitres, l’armature, le développement d’un roman. 251 pages. La comtesse en cause, Maria Nicolaievna, manie les verges comme les cosaques le knout. Fillette pubère, elle prend le dessus sur sa gouvernante française, Émi- lienne Suze. C’est aux dépens de celle-ci qu’elle fait, haut la main, ses premières armes. Ensuite, elle épouse un obéis¬ sant vieux beau. Plus tard, un soupi¬ rant, Yvanoff, est plus que mal traité. Une grande dame anglaise sera humi¬ liée aussi. Le sous-texte lesbien est évi¬ dent sans être explicitement dit («des satisfactions trop intimes pour être détaillées»). Un vocabulaire pudique du commencement à la fin du récit. En somme, il s’agit de développer le thème de la flagellation à travers des variantes suggérées, que les connaisseurs repére¬ ront. Le décor est figuré à l’arrière- plan, paresseusement, quoique l’auteur ait, pour une assez grande part, fait des lieux de ce voyage particulier le décor de son œuvre vraie. On pourra donc se croire successivement à Bruges, à Knokke et à Cologne, mais aussi, dans les derniers chapitres, en Méditerranée. C’est à Saint-Pétersbourg que, dans les premières pages, la démoniaque fillette éduque sa gouvernante. M B. COMTESSE D'OLONNE (La) Comédie en un acte et en vers, attribuée à Grandval fils, comédien et auteur dramatique (François-Charles Ragot, dit Grandval, 17101784). Publiée en 1738, réimprimée sous le même titre dans la *Lettre philoso¬ phique de M. de F..., dans le Théâtre gaillard (Glasgow, 1776 ; édition Cazin, Londres, 1788, t. n ; voir *Recueils de comédies) et dans Les Foutaizes de Jéricho, c’est une réduction de La Comédie galante de M. de B., pièce en quatre actes très courts, faits de scènes indépendantes, publiée à Paris en 1667. Dans le Théâtre gaillard (éd. de Glas¬ gow, 1782) et dans le Nouveau Théâtre gaillard (Concarneau, 1867), la pièce complète prend elle-même, selon Gay, le titre de La Comtesse d’Olonne, ce qui risque de la faire confondre avec l’acte unique de Grandval, autrement vif et spirituel. On a parlé, pour les deux, contre toute vraisemblance, de la pater¬ nité de Bussy-Rabutin, du seul fait que le sujet est emprunté, dans un cas comme dans l’autre, à des pages fameuses de L ’*Histoire amoureuse des Gaules rela¬ tives à Mme d’Olonne, classique illus¬ tration de la coquette aux prises avec le bardache ambivalent. La comtesse d’Olonne est désignée sous le nom d’Argénie, le comte de Guiche ious celui de Bigdore, M. de Fiesque sous
Con d'Irène (Le) / 103 celui de Gélonide ; Manicamp, le giton du comte de Guiche, garde son propre nom. Cinq scènes : dans la scène i, la comtesse d’Olonne s’entretient avec sa suivante Lise de la vision qu’elle a eue de son ancien amant le duc de Can- dale, et des reproches, des prédictions funestes que le fantôme lui a faits; dans la scène n, la comtesse d’Olonne, éprise du comte de Guiche, mais peu rassurée sur ses mœurs, consulte la comtesse de Fiesque, qui en a tâté, mais, quelque peu pincée, cherche sur¬ tout à éluder la question : « Par incli¬ nation c’est un branleur de pique», insinue la première, « Et qui cherche le con par pure politique », complète sim¬ plement la seconde. La scène iii est une parodie de la scène du Cid : « À moi, comte, deux mots. — Parle. — Ote- moi d’un doute ;/Connais-tu bien le c...?» La comtesse d’Olonne inter¬ pelle le comte de Guiche, puis s’offre à lui ; il essaie de jouer d’elle, mais fait fiasco et s’excuse. Dans la scène iv, le comte de Guiche, ayant raconté l’aven¬ ture à Manicamp, incrimine le vit défi¬ cient. Dans la scène dernière, il retourne à la comtesse d’Olonne et se tire d’af¬ faire à son honneur, quitte à four¬ nir cette galante explication : « Je fais des cons aux culs beaucoup de diffé¬ rence,/Et si jusqu’à présent j’ai mieux aimé les culs,/Reine, c’est que les cons ne m’étaient pas connus. » A la grossiè¬ reté près, un découpage de Bussy, et pour les parties parodiques, une sorte de Chapelain décoiffé du libertinage : le tout, pour ceux qui n’ont pas peur des mots, fort plaisant, comme la plus grande partie de ce Théâtre gaillard si injustement négligé, encore que si fré¬ quemment condamné. A. B. CONCUBINES DE LA DIRECTRICE (Les) Récit signé Tap-Tap. Publié en 1906. Dominante de flagellation et de saphisme, mais interventions mâles et fellation. Bref, tout va. La même des¬ cription vaut pour Miss Mary (1906), du même «Tap-Tap» et, toujours du même, pour Le Secret de miss Sticker (1907). Ces trois ouvrages ont un même sous-titre, «Par le Fouet et par les Verges», et plusieurs «personnages» communs. La série entière comporte d’autres titres. Qui fut, s’il fut, le dénommé «Tap- Tap»? Comme d’autres productions, la littérature pornographique connut vers 1900 un début de taylorisation qui tendit à en faire une industrie spéci¬ fique, soumise aux lois du marché, avec ses procédés de fabrication standardi¬ sés, ses auteurs besogneux payés au forfait par un éditeur qui se réservait d’exploiter leur ouvrage sous toute forme qui lui convînt (parfois simple¬ ment manuscrite), ses réseaux plus ou moins clandestins de colporteurs, etc. «Tap-Tap», alias Le Nismois (pseudo¬ nymes d’Alphonse Momas), fut le plus actif de ces rédacteurs d’officine, riva¬ lisant de servilité envers un public de maniaques aux goûts immuables. M B. CON D'IRÈNE (Le) Pseudo-récit, ou mieux poème, publié anonymement en 1928 à tirage restreint et communément attribué à Louis Ara¬ gon. (1897-1982), bien qu'il n'ait jamais confessé cette paternité. Apparemment, et au-delà d’une apos¬ trophe liminaire, ce livre commence à la manière d’un roman, d’un ton plus ou moins stendhalien. Cependant, le séjour du personnage dans une ville française de l’Est, son rêve et sa visite au bordel, tout ce début d’une histoire ne tarde pas à se casser net dès que s’introduit l’image d’Irène. De place en place, et sans que rien soit clairement énoncé à cet égard, lyrisme ou allusions imposent l’idée que le nom d’Irène cache celui d’une femme à jamais per¬ due, et dont l’amour hante et hantera définitivement l’auteur. Mais l’évocation d’Irène, et les quelques pages d’hymne à son sexe — ou mieux, de blason à la manière du xvie siècle — s’inscrivent, à leur tour, dans un semblant de récit; celui-ci a
104 / Confession anonyme (La) pour cadre une ferme où se succè¬ dent le grand-père paralytique, muet et voyeur, sa fille Victoire qui étend le domaine et couche autant avec les femmes qu’avec les hommes, enfin Irène qui ne couchera qu’avec les hommes, mais férocement. Or c’est à peine si cette singulière mise en scène crée une éphémère illusion chez le lec¬ teur : il est trop clair que l’essentiel est ailleurs que dans ces toiles peintes. De quoi s’agit-il donc? D’érotisme, ou de provocations érotiques comme, un ins¬ tant, le donne à croire l’auteur parlant de sa « nom de dieu de queue » ? On découvre vite, et l’on pouvait déjà s’en douter à la virtuosité de l’apos¬ trophe initiale, qu’il s’agit d’abord du langage. « Moi par exemple je ne pense pas sans écrire, je veux dire qu’écrire est ma méthode de pensée. Le reste du temps, n’écrivant pas, je n’ai qu’un reflet de pensée, une sorte de grimace de moi-même, comme un souvenir de ce que c’est. C’est ainsi que j’envie beaucoup les érotiques dont l’érotisme est l’expression. Ce n’est vraiment pas le mien.» De fait, dans cette rivalité qui se définit ici, l’auteur, armé de sa pensée langagière, va défier l’érotique pur, et l’hymne qui donne son titre au livre entier est un prodigieux exemple de triomphe du langage, sans nul doute un des plus bouleversants poèmes de l’époque surréaliste. «Nymphes au bord des vagues, au cœur des eaux jaillis¬ santes, nymphes dont l’incarnat se joue à la margelle d’ombre, plus variables que le vent, à peine une ondulation gra¬ cieuse chez Irène... Déjà une fine sueur perle la chair à l’horizon des désirs. Déjà les caravanes du spasme apparais¬ sent dans le lointain des sables... » On ne saurait donner une idée juste de ce long poème qu’est, en définitive, Le Con d’Irène, par quelque citation que ce soit, parce que ce langage-là parcourt sans effort tous les tons et tous les registres, qu’il use, bien entendu, de stupéfiantes images et très largement (« le foutre pareil aux neiges des som¬ mets »), mais il peut tout aussi bien jouer du monologue intérieur, du style parlé, du récit, voire du pastiche (de Lautréa¬ mont, Breton, Stendhal ou Constant), le tout emporté dans un mouvement irrésistible. D’Irène, il nous est dit qu’« il flotte autour d’elle un grand par¬ fum de brune, de brune heureuse, où l’idée d’autrui se dissout». On serait tenté d’appliquer ces mots au poème lui-même. Y. B. CONFESSION ANONYME (La) Récit anonyme publié en 1960. Une femme se raconte. Elle détaille son «précoce désordre» des sens, son amour pour un de ses professeurs, Frau- lein Linder, dont elle respire avec délices le tablier et la chaise sur laquelle elle s’est assise, sa liaison, surtout, avec Livio, un Italien violent et mystique. Elle aime qu’il la gifle, la rudoie, malaxe son visage et l’écrase sous son poids, ou bien qu’avec impudeur, il soulève sa jupe et se jette sur elle. Mais un jour, Livio fait vœu de chasteté pour sauver un ami. «Le séducteur, le débauché rêve du rocher d’améthyste. » En fait, ce com¬ bat contre l’« appétit de jouissance » et vers l’amour pur n’est que prétexte à montrer la faiblesse de la chair. La femme, dans sa position favorite, s’age¬ nouille devant l’homme qui transforme vite la caresse de la bouche en effrac¬ tion, en viol. On a beau instituer une sorte de religion de l’amour, dont Platon est le dogme, lutter contre la tentation chamelle, tenter de pratiquer l’absti¬ nence, la privation amoureuse est elle-même une jouissance. Ainsi est pré¬ senté, d’une façon traditionnelle à réso¬ nance chrétienne, l’étrange — et faux — dilemme qui consiste à se demander si l’amour est «vouloir de possession» ou « vouloir de perdition ». X. G. CONFESSION ET LES CONFESSEURS (La) Publiée dans la collection « les Porno- graphes sacrés», à la Librairie anticléri¬ cale, par Léo Taxil (1854-1907), Paris 1882.
Confessions (Les) / 105 Le dessein de l’auteur est de mettre en garde la population contre les confesseurs dangereux, dont « les ques¬ tionnaires par trop détaillés incitent garçons et filles à des découvertes abu¬ sives ou jettent le trouble dans les ménages». Dénonçant les «secrets de la religion catholique », le conférencier s’élève non sans verdeur contre «le confessionnal, cette tanière des plus immondes cochons » et contre le sacre¬ ment lui-même, dont il met en valeur les dangers politiques et dont il réclame la suppression. À l’appui de ses dires figurent les extraits des principaux ou¬ vrages en usage dans les grands sémi¬ naires et chez les prêtres confesseurs (Les Mystères du confessionnal, cf. *Manuel secret des confesseurs), eux- mêmes suivis d’un Traité de mœchialo- gie, c’est-à-dire de la luxure, exclusi¬ vement destiné au clergé et dénonçant dans une première partie les dangers des pollutions nocturnes ou diurnes, des mouvements déréglés, des mastur¬ bations, sodomie, bestialité et adultère, de l’inceste et du sacrilège, la luxure non consommée, c’est-à-dire le «dédale des pensées obscures », délectations moroses, complaisances et attouche¬ ments mais aussi regards — chansons et théâtre occupant la seconde partie. Cette anthologie est enrichie d’un compendium contenant la solution de tous les cas de conscience particuliers en la matière, sorte de guide de poche des confesseurs dans lequel tout est mis en scène au moyen de personnages fictifs, jusqu’à la trouvaille que peut faire une veuve d’une correspondance amoureuse ignorée dans le secrétaire de son défunt mari. Les Diaconales de Mgr Bouvier figurent en fin de volume. D. G. CONFESSION IMPARDONNABLE (La) Roman de Louis Pauwels (1920-1997], Publié en 1969. «J’ai demandé je ne sais quoi de plus que l’amour. Mais... je ne m’ai¬ mais pas moi-même, et je demandais à ces femmes qui furent toutes admi¬ rables, de me le faire oublier.» Telle est, résumée par l’auteur, la démarche profonde de ce livre. Valse-hésitation autour de quatre femmes successives, durant une période couvrant trente années d’une vie. Nous retrouvons la vieille dialectique qui oppose à la réa¬ lité du désir l’inertie irréductible de son objet. Le héros peut rêver de «brû¬ lants désordres», peut désirer le désir chez l’autre, l’accomplissement de ces rêves ne laissera qu’amertume, lassi¬ tude, remords parfois. Besoin illimité de posséder la femme entière, dans toute sa vérité. Quête de l’androgyne. Mais le délire de l’esprit ne coïncidera jamais avec les fêtes du corps, l’unité cherchée étant en fait redoutée et abou¬ tissant à une dispersion complète : «J’ai voulu tout avoir à la fois. Et tout était inversé. C’était Ariane la pureté, ma femme la débauche.» Quand l’autre s’éloigne, le recours à l’orgie, comme à l’ultime chance de resserrer les liens, se révèle catastrophique : « Au moment où j’aurais dû exploser de plaisir orgiaque, lié à ma femme dans cette explosion, je sentais la sécheresse s’abattre en moi et dans les autres... on jouissait mais vaincus. » A chaque fois «l’essence» tant cherchée de l’être se dérobe. Cette quête désespérée provo¬ quera la rupture douloureuse entre les partenaires successifs, la destruction et, à nouveau, la solitude. Désert du sexe, mort de l’être. Car si «la vraie femme est rare», il n’en reste pas moins vrai que «tant que nous n’existons pas, rien ni personne n’existe en propre... Nous ne touchons que nos reflets, terribles ou merveilleux. » M. DE S. CONFESSIONS (Les) Récit autobiographique de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778], Publié en 1782 (livres l-VI) et 1788 (livres VII-XII). La vie de Rousseau, telle qu’il nous la raconte, a quelque chose de sur¬ prenant : sa vie sexuelle est presque inexistante, sa vie sensuelle est riche,
106 / Confessions (Les) voire débordante, envahissante. Il n’a pas connu sa mère, morte à la suite de ses couches. Il fut ainsi pour son père à la fois un reproche vivant et un succé¬ dané de sa femme morte, qu’il embras¬ sait en de « convulsives étreintes ». Il se peut bien que Rousseau en ait gardé un profond sentiment de culpabilité et une attitude constamment passive en amour. Une fessée, donnée par une main de femme, provoqua son premier émoi érotique : «J’avais trouvé dans la dou¬ leur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m’avait laissé plus de désir que de crainte de l’éprouver dere¬ chef de la même main. Il se mêlait sans doute à tout cela quelque instinct pré¬ coce du sexe. » Ce plaisir pris, enfant, à un châtiment, en fit un masochiste pour la vie. Il n’a jamais osé avouer aux femmes aimées ce « goût bizarre, tou¬ jours persistant et porté jusqu’à la dépravation, jusqu’à la folie», mais se délectera d’actes d’humilité. «Être aux genoux d’une maîtresse impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à lui demander, étaient pour moi de très douces jouissances. » Ainsi une de ses premières amours est pour une marchande qu’il contemple en silence. Un jour, hors de lui-même, il se jette à ses genoux, «en tendant les bras vers elle d’un mouvement pas¬ sionné». Il tressaille, crie et ose lui bai¬ ser la main. L’idylle s’arrête là mais il est comblé. «Rien de tout ce que m’a fait sentir la possession des femmes ne vaut les deux minutes que j’ai passées à ses pieds sans même oser toucher sa robe. » Malgré son physique agréable (et d’ailleurs assez féminin : «joli pied, la jambe fine, la bouche mignonne»), il reste tout à fait chaste et même totale¬ ment ignorant des choses du sexe. Il partage ainsi la chambre d’un couple sans comprendre pourquoi la femme a de si «bruyantes insomnies»... Il vit dans une perpétuelle rêverie « tourmen¬ tante et délicieuse qui, dans l’ivresse du désir, donne un avant-goût de la jouissance. Mon sang allumé remplis¬ sait incessamment mon cerveau de filles et de femmes mais, n’en sentant pas le véritable usage [sic], je les occupais bizarrement en idée à mes fantaisies. » Il se livre alors à «d’extraordinaires manœuvres » : il se cache dans des allées sombres et expose «aux personnes du sexe», non pas «l’objet obscène», comme on l’attendrait de tout exhibi¬ tionniste, mais «l’objet ridicule». Il espère que «quelque résolue» lui fera subir le «traitement désiré», c’est-à- dire la fessée. Rousseau occupa long¬ temps et un peu partout des fonctions de domestique. Bien qu’il s’en plaigne («Quoi! toujours laquais!»), il en éprouve une grande jouissance. Auprès de Mlle de Breil, il sent que son ambi¬ tion est «bornée au plaisir de la ser¬ vir». Un jour qu’elle daigne lui jeter un regard, il en est si vivement ému qu’il renverse un peu d’eau sur sa robe. Acte manqué dont le symbolisme est assez clair... La plus étrange relation fut sans doute celle qu’il eut avec Mme de Warens ; il l’appelait Maman, elle l’ap¬ pelait Petit. La violente passion de Jean- Jacques prenait de délirantes formes fétichistes : «Combien de fois j’ai baisé mon lit en songeant qu’elle y avait cou¬ ché, le plancher même sur lequel je me prosternais en songeant qu’elle y avait marché ! » Il va jusqu’à lui retirer de la bouche le morceau qu’elle mastiquait pour le mettre dans la sienne... Cares¬ sant « son image au fond de [son] cœur», il se livre au plaisir solitaire, màis continue de « [se] refuser » aux femmes malgré leurs avances et «agaceries». Honteux de sa timidité, il ajoute néan¬ moins : «L’innocence des mœurs a sa volupté. » C’est une belle défense de ce que Freud appelle «le plaisir prélimi¬ naire » face à la sexualité génitale, dite normale. Enfin Mme de Warens décide de l’initier à l’acte sexuel : l’idée même l’emplit de terreur, la «possession» se fait sans joie et entraîne d’atroces remords: «J’étais comme si j’avais commis l’inceste. »
Confessions du comte de *** (Les) / 107 Il connaîtra la jouissance mais avec une femme qui devra presque le violer. Et il se retrouvera dans les bras d’une prostituée mais parce que ses amis l’y poussent. Encore voit-il en elle une déesse, malgré son «téton borgne». Il se met ensuite en ménage avec une fille du peuple qui cesse très vite d’émou¬ voir ses sens. Il connaît enfin l’amour passionné mais non partagé pour la maîtresse d’un ami. Il est étrange de penser que Rousseau adorait aussi l’amant à travers la femme. «Nous étions ivres d’amour l’un et l’autre, elle pour son amant, moi pour elle; nos soupirs, nos délicieuses larmes se mêlaient. » D’ailleurs l’attitude de Rousseau à l’égard des hommes est toujours forte¬ ment ambiguë. Son premier amour fut pour son cousin. «Tous deux dans le même lit, nous nous embrassions avec des transports convulsifs, nous étouf¬ fions.» Il a la même attitude maso¬ chiste à l’égard des hommes que des femmes. Il raconte, dans Les Rêveries du promeneur solitaire, qu’il ne voulut jamais dénoncer un garçon qui lui avait donné un coup de mail sur la tête à lui «faire sauter la cervelle». «Il crut, dit Rousseau, m’avoir tué. Il se précipite sur moi, m’embrasse, me serre étroite¬ ment en poussant des cris perçants. Je l’embrassais aussi de toute ma force en pleurant comme lui dans une émotion confuse qui n’était pas sans douceur. » À Turin il est en proie aux avances d’un Maure, qui veut «passer aux pri¬ vautés les plus malpropres » et se mas¬ turbe devant lui, à son grand effroi. «Tandis qu’il achevait de se démener, je vis tomber à terre je ne sais quoi de gluant et de blanchâtre qui me fit sou¬ lever le cœur. » Il est vrai que Rousseau ne fait ici que subir mais la psychana¬ lyse nous âpprend que rien n’arrive par hasard mais toujours selon un secret désir. Il sera d’ailleurs deux autres fois en butte aux propositions d’homo¬ sexuels. À Turin, il s’éprend d’un ami : « Me voilà engoué au point de ne pou¬ voir le quitter», et plus tard d’un « aimable débauché » qui lui fait presque oublier Mme de Warens. «Très heu¬ reusement pour mes mœurs et pour ma tête, nous fumes séparés.» Il dut partager sa faveur auprès de Mme de Warens avec, entre autres, un jardinier, mais au lieu d’en prendre ombrage, il se lie d’amitié avec son rival et appelle leur «ménage à trois», une «société sans exemple». Toutes ses amitiés d’hommes sont brûlantes et débor¬ dantes. Ainsi quand il vit Diderot à Vincennes : «Je ne fis qu’un saut, un cri, je collai mon visage sur le sien, je le serrai étroitement, j’étouffais de ten¬ dresse et de joie » et quand il rencontre Maréchal : «Je vis dans l’œil perçant et fin de Milord, je ne sais quoi de si caressant que j’allai sans façon parta¬ ger son sofa.» Sans doute Rousseau n’a-t-il jamais actualisé ses tendances homosexuelles mais ses désirs pour les femmes ne furent pas beaucoup plus souvent assouvis : type parfait du per¬ vers qui trouve son plaisir dans l’inac¬ complissement. «Jouir! Ce sort est-il fait pour l’homme ?» X. G. CONFESSIONS DU COMTE DE ••• (Les) Roman de Charles Pinot, dit Duclos (1704-1772). Publié en 1742. De Duclos, causeur redoutable, cé¬ lèbre à l’Académie comme dans les cabarets, Richelieu disait qu’il était un «bavard impérieux». C’est en 1742, et avec ce livre, qu’il atteint et donne sa mesure. Cette sécheresse particulière à Duclos, et qui fit si longtemps penser qu’il était un moraliste d’importance, y prend un relief étonnant : c’est écrit presto, d’une main sûre, et d’une mer¬ veilleuse observation de la société. Mme de Rochefort, comme de coutume, exagère, lorsqu’elle s’écrie: «Duclos est un homme impayable. On dit qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Duclos fait bien mentir le proverbe : car il est bien sûr qu’il n’a et n’aura jamais son pareil. » Le comte de *** tient une partie de
108 / Confessions et observations psycho-sexuelles son expérience de l’expérience de Duclos. Celui-ci, en effet, passe à la lit¬ térature, ayant épuisé le libertinage. C’est le libertinage qui va faire le fond de ses œuvres romanesques. Celle-ci est particulière : l’intrigue y est vague, d’occasion, et morale à souhait. La femme qu’aime le comte de *** le pousse au libertinage dans les sociétés les plus frelatées et ne consent à lui céder qu’au moment où il s’en revient, dégoûté jusqu’au fond de l’âme : ainsi lui sera-t-il fidèle... Sur cette intrigue banale et artificielle, Duclos tisse une sorte d’exploration de l’amour au xvme siècle. Son héros aime une prude, une bigote, une théâtreuse, la femme d’un marchand, etc. Ce sont des scènes rapides, enlevées avec un peu de la saveur qu’il y a dans Boucher : des ron¬ deurs roses qui ont fait longtemps croire que le xvmc siècle avait été un siècle facile. Ce qui a pour beaucoup contribué au succès des Confessions du comte de ***, c’est qu’il s’agit, en fait, d’un roman à portraits. Les lecteurs modernes perdent ce plaisir qu’avaient les contemporains de Louis XV, de mettre un nom sous chaque personnage. Il demeure cependant une œuvrette qui se lit avec agrément. H.J. CONFESSIONS ET OBSERVATIONS PSY¬ CHO-SEXUELLES tirées de la littérature médicale et clas¬ sées par Maurice Heine (1884-1940). Paris 1936. Cette suite de récits très détaillés, plus riches qu’aucun romancier n’en peut imaginer, emprunte aux annales de médecine légale et d’hygiène publique, aussi bien qu’aux archives de neuro¬ logie, aux écrits d’Havelock Ellis, de Freud, de Sacher-Masoch et de Sade lui-même, en passant par une étude médico-légale en règle de l’attentat aux mœurs, la confession autographe du célèbre Bertrand, déterreur de cadavres et constitue un catalogue complet et illustré des anomalies, aberrations et perversions sexuelles et le matériau d’un panorama détaillé et personnalisé des diverses inclinations sexuelles du genre humain. Le mérite scientifique ajoute ici à la qualité et à l’authenticité des documents littéraires, qui sont dus aux médecins ou aux sujets eux-mêmes et exposent crûment et honnêtement le détail le plus insolite. Du bisexualisme à l’homosexualité, de l’hermaphrodisme psychique à la gynandrie, de l’héma- todipsie à l’autophagie et jusqu’aux mystères de l’«Equus eroticus», des fétichismes homo et hétérosexuels de la chaussure à ceux du tablier blanc, des fourrures et des nattes de cheveux, le lecteur, même averti des paresthésies physiologiques et psychologiques, ne pourra aborder que d’un pas incertain les arrière-travées de ce cabinet fantas¬ tique où exhibitionnisme et flagellation, nécrosadisme et zoophilie, auto-éro¬ tisme et paradoxie sont les pratiques les plus banales. D. G. CONFIRMATION (La) Roman de Gianni Segré, auteur contem¬ porain. Publié en 1969. Dans un pauvre village espagnol, TÉtranger rêve de la petite Marie- Modeste : douze ans, des nattes blondes ; bientôt séduite, elle se laisse « faire des choses». Puis c’est à Rosalie qu’il fait goûter le plaisir. Enfin aux deux petites filles réunies et prêtes à tous les jeux. Vient s’y mêler une femme qui s’attache au trio mais s’en trouve vite exclue. Bravant le risque d’être découvert, l’Étranger emmène les deux gamines, le jour même de leur confirmation, en «voyage de noces». Récit simple et discret, pudique comme les adolescentes qu’il fait «parler, désirer, trembler, rire nerveusement, avouer, rougir». X. G. CONSTITUTION DE L'HÔTEL DU ROULE (La) ou les Cent Une Propositions de la très célèbre Madame Pâris. Recueil d'épi- grammes d'un auteur anonyme. Publié en 1755. Ce recueil raille surtout l’Église et son dogme. La Trinité «n’est que fou-
Contes / 109 taise»; l’Incarnation: «en ce vit l’Amour s’est fait chair»; la Rédemp¬ tion, c’est pucelle tremblant avant l’as¬ saut du fouteur; l’Espérance, c’est, pour les hommes mal pourvus, que petit poisson deviendra grand ; le bap¬ tême, c’est «le foutre qui régénère le con » ; enfin, au Jugement dernier, Dieu reconnaîtra les Juifs en disant : Haut les vits! J.-P. P. CONTEMPORAINES (Les) ou Aventures des plus jolies femmes de l'âge présent. Récits de Nicolas-Edme Restif de La Bretonne (1734-1806). Publiés en 1780. Bien que Restif prétende dans ce livre «peindre» le portrait des jolies femmes de son temps, ce sont surtout les intrigues, les aventures, les ren¬ contres qui l’intéressent, plus que le caractère, la personnalité de ses person¬ nages. Le seul «cœur humain» dont il semble vraiment s’être préoccupé, c’est le sien. Restif est essentiellement un conteur. Sans aucune construction précise, il rapporte ici différentes aven¬ tures dont les héroïnes sont des jeunes filles séduites, et le plus souvent aban¬ données, des orphelines sorties de la misère par quelque noble ou riche bour¬ geois, des jeunes filles vertueuses sou¬ mises aux plus terribles coups du sort, des femmes du monde ou des bour¬ geoises dont le mariage favorise les goûts pour le vice ou la vertu, suivant les intrigues. Les aventures se situent à tous les niveaux de la société : paysannes, mar¬ chandes, bourgeoises, femmes de grande ou petite noblesse, provinciales et femmes de la ville, prostituées et actrices. À travers ces aventures, le plus souvent invraisemblables, se dégage la véritable image que Restif se fait de la femme : faible mais pleine de ruse, atti¬ rante mais toujours dangereuse. La jeune fille idéale est pure et innocente, la femme idéale, noble et soumise. Il s’agit toujours ici de personnages et d’intrigues exemplaires; la vertu est exaltée, le vice honni, et l’érotisme soi¬ gneusement dissimulé. Seuls colorent ces récits les regards lubriques de quelques vieillards, sur les appas des tendres jeunes filles, les caresses de celles-ci entre elles, mises au compte de l’amitié et d’une tendresse exces¬ sive, ou bien encore quelques situations inattendues, où de jeunes hommes tra¬ vestis en filles arrivent à donner le change à leur maîtresse, jusque dans les débordements de la passion. D. C. CONTES/de Hamilton Œuvre d'Anthony Hamilton, Irlandais d'expression française (1646-1720). Pu¬ bliée en 1730. Ces contes peuvent sembler insi¬ pides et anodins, mais une lecture freu¬ dienne y découvre une singulière richesse. Ainsi dans l’«Histoire de Fleur d’Épine» (fleur des pines), la sorcière Dentue remue, avec sa grande dent (symbole phallique), le bouillon de ses sortilèges au fond d’un chaudron (sym¬ bole vaginal) où le jeune Tarare gâte la sauce en versant un sac de sel (symbole de l’éjaculation). Et lorsque la sorcière se brise la dent, elle s’écrie : «C’en est fait, tous mes charmes m’abandon¬ nent. » Un spectre hante ce monde : le complexe de castration. Dans «les Quatre Facardins», on retrouve, avec les tribulations d’un prince qui cherche le pied convenant à une certaine chaus¬ sure, la hantise de l’impuissance et de la frigidité. Quant au « Bélier», il semble camou¬ fler une bien triste histoire : celle d’une mère qui aurait contraint ses deux enfants à coucher ensemble, sans qu’ils y parviennent, car la fille, vierge, avait alors ses règles et se serait ensuite enfuie pour se prostituer — le père devenant fou de douleur. Le xvme siècle est trop raisonnable pour avoir toute sa raison ; ses puissances irration¬ nelles sont formidables : avec Hamil¬ ton, il les cache; avec Sade, il les avouera. J.-P. P.
110/ Contes CONTES/de Vasselier Publiés en 1800. Vasselier (1735-1798) tombé dans un quasi-oubli, n’est pas n’importe qui ; lors d’une réédition de ses Contes en 1913, Guillaume Apollinaire s’empara du personnage et n’hésita pas, en préfa¬ çant le livre, à le situer parmi « les bons conteurs en vers de la France». Cet homme, qui connaissait tous les écri¬ vains du xvme siècle et avait l’amitié de Voltaire, écrit en vers courts, élé¬ gants et précis. «Monté sur sa belle jument,/Un curé voyageait ayant sa nièce en croupe./Sur le même chemin passait un régiment... » Ces contes ont presque tous un goût de plaisanterie de salon, de gauloiseries parfois très cor¬ sées, mais qui sont bien obligées de se couler dans le langage du xvme, ce qui donne de curieux effets. L’histoire du «Zéro» mérite d’être rapportée en entier: «A la table d’hôte, un cadé- dis/Sous-Lieutenant d’infanterie/Disait qu’en fait de fouterie,/Il allait tou¬ jours jusqu’à dix./Chacun glosa sur la dizaine./Peste, Monsieur, quel numéro !/ Va, si le fait est vrai, dit un vieux capi¬ taine, /Je gage que l’anus te tient lieu de zéro. » Les liaisons de langage rempla¬ cent quelque peu les accouplements de corps, et l’exemple précédent n’est qu’une gasconnade parmi toutes celles qui émaillent le livre. R. L. S. CONTES/de Voisenon Claude-Henri de Fusée naquit au château de Voisenon, le 8 juillet 1708. Abbé à la mode, bel esprit, écrivain libre, il mourut en 1775, entouré d’une estime qui, à l’époque, allait volontiers à ce genre d’hommes. Il laissait une œuvre lyrique et dramatique assez considérable, ainsi que des contes en prose qui seuls nous intéressent aujour¬ d’hui. Les principaux sont, par ordre de publication : Zulmis et Zelmaïde, Amsterdam 1745 (réimpression en 1747 et 1767) ; Le Sultan Misapouf et la prin¬ cesse Grisemine, ou les Métamorphoses, Londres (Paris) 1746 ; Il eut tort, 1750 ; Histoire de la félicité, Amsterdam (Paris) 1751 (réimpression en 1767); Tant mieux pour elle, «A Villeneuve, de l’imprimerie de l’Hymen» 1760 (réimpression à Liège la même année et, sous la rubrique de Londres, en 1767). Souvent réimprimés, ces contes ont été réunis au complet dans le cin¬ quième et dernier volume des Œuvres de Voisenon, publiées par la comtesse de Turpin, en 1781. Il n’est pas question, dans ce recueil, d’un petit ouvrage posthume «Exer¬ cices de dévotion de M. Henri Roch avec Mme la duchesse de Condor par feu l’abbé de Voisenon, de joyeuse mémoire et de son vivant membre de l’Académie française», publié pour la première fois à Paris dès 1780, republié à Vaucluse en 1786 et 1788, sans que la supercherie subodorée par certains apparaisse manifeste, ni plus vraisem¬ blable l’attribution, par exemple, à Meusnier de Querlon. Les contes de Voisenon relèvent de deux humeurs très différentes : une humeur morale assez pure, et une humeur fantas¬ tique inclinant vers le licencieux. A la dêuxième veine appartient Le Sultan Misapouf : œuvre maîtresse non plus seulement de la féerie folâtre, mais de l’obscénité allégorique, digne d’être examinée en détail, comme spécimen du talent de Voisenon. De cette nou¬ velle ramassée et compliquée indiquons du moins les grandes lignes. Misapouf, sultan dans le plus pur goût des turqueries du temps, s’entre¬ tient avec la sultane Grisemine de toutes les aventures qui ont précédé leur mariage : marquées surtout par des mutations, non pas dues à la métemp¬ sycose, mais à des enchantements suc¬ cessifs. Misapouf, né des œuvres adul¬ tères du précédent sultan, a encouru de ce fait une malédiction de la Fée Téné¬ breuse : il ne pourra occuper le trône paternel, qu’il n’ait délivré d’ensor¬ cellements opposés deux princesses, et mis à mal un certain nombre de per¬ sonnes. Il a déjà passé, à l’âge de
Contes / 111 quinze ans, par l’état de baignoire, et, à ce titre, lavé le derrière de la Fée Téné¬ breuse elle-même, sans parler de celui d’un eunuque noir, quand, refait homme et s’étant endormi dans une forêt, il est réveillé par la main, lui saisissant un euphémique petit doigt, de la Princesse Zémangire. C’est que la Fée Ténébreuse a jeté sur celle-ci un autre sort : la fai¬ sant accoucher de deux filles qui, munies, la plus grande d’un tout petit anneau, la plus petite d’un anneau trop grand, ne sauraient se marier avant d’avoir trouvé les doigts adéquats. Il est aussitôt apparu à Zémangire que le «petit doigt» de Misapouf pourrait convenir à la plus grande, nommée Ne vous y fiez pas, dans l’anneau duquel s’est déjà pris le nez d’un imprudent chevalier. En effet, Misapouf, guidé par le bonze Césarin, triomphe de l’épreuve. Sans nous attarder au désensorcelle- ment de l’autre princesse, nommée Trop est trop, voyons avec horreur la punition, par la Fée Ténébreuse, du bonze coupable, qui voit sa bouche remplacée par un anneau dans le goût de celui de la Princesse Ne vous y fiez pas, tandis que dans l’anneau de celle- ci il pousse des dents, d’où une grande incommodité pour Misapouf... Là-des¬ sus se greffe une histoire d’arracheur de dents un peu pénible. On voit le bonze, après diverses péripéties, changé en bidet (de toilette, s’entend). Quant à Misapouf, pour purger la seconde partie de la malédiction ini¬ tiale, il passera tour à tour par les états de lièvre et de renard : à ce titre il dévo¬ rera une maîtresse changée en poule, ainsi que les six enfants de la future sultane, alors lapine. Enfin le voilà sul¬ tan, et heureux époux de celle qui à ses confidences va retourner un récit paral¬ lèle. Issue d’une noble famille de Fin¬ lande, elle eût pu épouser le roi du pays ; mais « il fallait, pour épouser le roi de Finlande, qu’une fille partît à l’âge de douze ans, étant très ignorante, et qu’elle revînt à seize, tout aussi peu instruite ». Le roi, qui a signé ce traité à dix-huit ans, va en avoir soixante-dix- neuf, et il est encore célibataire ! Grise- mine, treizième de ses sœurs, affronte l’épreuve. Commence alors une nou¬ velle série d’aventures dont Grisemine est cette fois l’héroïne : métamorphoses en barbue, en lapine et même en pot de chambre ! Travestissements de filles en garçons et de garçons en filles, à la faveur desquels Grisemine consomme l’amour le plus tendre avec le jeune Zéliman. Le sultan Misapouf apprend du même coup qu’il n’a pas lui-même épousé une pucelle, mais, devant une confession si sincère, ne s’en offusque pas outre mesure. Sur son pardon s’achève cette histoire abracadabrante (mais à laquelle la psychanalyse pour¬ rait rendre toute sa cohérence), produit, dirait-on, d’un mâtinage de Voltaire en caleçon et de Mme d’Aulnoy en che¬ mise de nuit. Une invention délirante, beaucoup de polissonnerie, peu de volupté : mais un esprit endiablé, servi par une plume parfaite, emporte tout. Citons encore Tant mieux pour elle, conte où la grivoiserie est plus voilée. Le Prince Discret, après quelques aven¬ tures comme sa coucherie obligatoire avec sa future belle-mère et sa transfor¬ mation en coq-perdrix, obtiendra enfin les faveurs de Tricolore, mais c’est Potiron qu’elle épousera. Les scènes scandaleuses ne manquent pas. Trou¬ vera-t-on plus d’érotisme dans les Exer¬ cices de dévotion de M. Henri Roch avec Mme la duchesse de Condor : exercices qui consistent, pour le pre¬ mier, à détourner sur les voies de l’amour, en jouant avec les termes sacrés, les dispositions religieuses de la seconde? Excellente scène d’un Tar¬ tufe plus heureux, qui finirait, avec une Mme Orgon plus bigote, dans le lit. À son caractère sacrilège, plus qu’à son effronterie cafardement gazée, l’ou¬ vrage doit la place qu’il occupe, seul de ceux de Voisenon (si vraiment il lui appartient), dans le dérisoire Enfer de la Bibliothèque nationale. A. B.
112/ Contes de fées (Les) Dessin anonyme. XVIIIe siècle. CONTES DE FÉES (Les) Le Grand Siècle aura été celui des fées. Le parc de Versailles, les grandes eaux, les grottes chargées de sculptures, les bosquets baroques, en partie dispa¬ rus maintenant, semblent une illustra¬ tion des contes. Les statues qui ornent le parc établissent une vivante liaison de pierre entre les faunes et les nymphes de l’Antiquité et le peuple des fées issu des folklores celtiques, goths, nor¬ mands, arabes. Répondant au vœu de Mme de Maintenon, qui voyait ces créatures démoniaques d’un mauvais œil, Mme d’Auneuil ne les condam¬ nait-elle pas à « faire marcher les pompes qui font monter les eaux aux jardins enchantés tandis que leurs vic¬ times changées en statues ou en bêtes recouvreront la liberté?» (Youri). Mais que dissimulent ces fables? Le sujet de la plupart des contes est l’amour, l’éveil à l’amour, la fatalité de l’amour qui sait déjouer tous les pièges. Les contes, disait Perrault, renfer¬ ment une morale très sensée qui se découvre plus ou moins selon le degré de pénétration de ceux qui les lisent (cf. la remarquable étude de Marc Soriano sur Les Contes de Perrault, culture savante et traditions popu¬ laires, 1968). Or, il est évident que les grands conteurs français (Perrault, Mme d’Aulnoy, Mme Leprince de Beaumont, Mme Murat, la comtesse de Ségur, etc.) n’ignoraient pas que leurs pages renfermaient ce que Michel Car- rouges nomme un «cryptogramme de la sexualité». Point n’est besoin de psychanalyse pour déceler le symbole sexuel de maints objets métaphoriques dont ces contes regorgent : fuseaux qui blessent, coffrets interdits emplis de joyaux, clefs tachées de sang, roses
Contes de fées (Les) / 113 funestes, coraux éblouissants, mais intouchables. Leur érotisme voile l’in¬ nocence de ces écrits destinés à initier les enfants. Il est d’ailleurs significatif de constater que leur existence s’ac¬ compagne presque toujours d’un inter¬ dit lié au temps. Au cœur de la forêt défendue, la rose ne peut être cueillie avant l’heure fixée par les fées. La clef sera tachée d’un sang indélébile par la faute de la jeune personne trop curieuse qui a devancé l’instant de la révélation. Une princesse sera métamorphosée en biche parce qu’elle a vu prématurément la lumière du jour. La mystérieuse cas¬ sette ne doit pas être ouverte avant la date prescrite, sous peine des plus grands désastres. Mais quoi de plus excitant que le péril, et comment résis¬ ter à la tentation lorsque l’objet tabou étincelle devant les yeux? «Blondine, Blondine, ne me demandez pas cette fleur perfide qui pique ceux qui la tou¬ chent. Ne me parlez jamais de la rose, Blondine; vous ne savez pas ce qui vous menace dans cette fleur.» Subtil hermétisme, destiné à faire pénétrer, par des images mythiques, dans le dur royaume des adultes. Dans L'Adroite Princesse, les que¬ nouilles de verre des deux sœurs aînées se brisent lorsqu’elles ont été séduites, et le roi peut constater que seule celle de Finette est demeurée intacte. Toute défaillance de la vertu ne peut être rachetée que par l’amour vrai ; le Prince éveillera la belle, endormie par la piqûre du fuseau, au bout de cent ans d’un sommeil purificateur. Bien sou¬ vent, l’objet du sombre châtiment n’est aussi périlleux que parce qu’il flamboie à l’intérieur des plus bouleversantes délices, comme l’arbre de corail cousu dans une toile qui laisse échapper quelques fragments brillant d’un éclat extraordinaire. Il s’agit fort clairement du cadeau de noces que Rosalie ne peut déflorer avant ses quinze ans. À peine a-t-elle désobéi que la toile se déchire de haut en bas avec un bruit de ton¬ nerre. La vision qui s’offre alors à ses yeux la fascine, mais aussitôt la demeure du prince, son fiancé, s’écroule. «Des cris effroyables sortaient des ruines du palais, et bientôt Rosalie vit le prince lui-même sortir des décombres, ensan¬ glanté, couvert de haillons. » (Mme de Ségur, La Petite Souris grise.) La jeune fille victime d’un mauvais charme n’en sera libérée qu’à la suite d’épreuves à l’issue desquelles l’amour lui apparaî¬ tra enfin tout-puissant; c’est le mythe de Psyché voulant reconquérir Éros — mythe que l’on retrouve au cœur de nombreux contes : La Belle et la Bête, de Mme Leprince de Beaumont, Le Ser¬ pentin vert, de Mme d’Aulnoy, le Bon Petit Henri, de la comtesse de Ségur. On en reconnaît également la trace à travers Pandore, Andromède, l’Oiseau bleu, Cendrillon, le Chevalier au cygne, Mélusine, etc. Hitler, que choquait la morale des contes (en particulier, celle du Chat botté), en avait interdit la vente en Allemagne. Il est vrai que cet univers est empli de redoutables séducteurs et séductrices, comme cette enchanteresse du Nain jaune qui crève les yeux du roi qu’elle convoite, pour lui rendre ensuite la vue et lui apparaître sous les traits d’une nymphe resplendissante. Encore heureux si, comme dans Peau d’Âne, la jeune fille n’est pas poursui¬ vie par l’amour incestueux de son père. Les bonnes fées, qui s’ingénient à réunir les amants au terme de leurs épreuves, apportent cependant tous leurs soins à les protéger des forces brutales de l’amour. Ainsi, dans La Princesse Hébé et le Prince Percin-Percinet, de Mme Murat, la demeure d’Anguillette est entourée de jeunes hommes qu’un sortilège retient endormis: «C’étaient des princes amoureux de la fée, et comme elle ne voulait pas entendre parler d’amour, tant elle en avait peur, elle ne leur avait pas permis d’aller plus loin. » L’éclat du jour, trop tôt entrevu, réserve aux fillettes trop curieuses, ou victimes d’un piège, les plus affreuses métamorphoses, la mort, parfois. Cer¬
114/ Contes en vers taines thèses psychanalytiques ne veu¬ lent voir dans les contes que l’illustra¬ tion de désirs persistants dont l’origine se situe dans la première enfance. A propos du Petit Chaperon rouge, E. Fromme écrit : « Le petit chaperon de velours rouge est le symbole de la menstruation, la petite fille dont on nous conte les aventures, devenue femme, doit maintenant faire face aux pro¬ blèmes du sexe. Ne point s’écarter du chemin, pour ne pas tomber et briser le pot de beurre, qu’est-ce d’autre qu’une mise en garde contre les dangers du sexe et la perte de la virginité?... Le mâle est décrit comme l’animal cruel et rusé, l’acte sexuel est présenté comme l’acte cannibalesque par lequel le mâle dévore la femelle. Mais tel n’est pas le point de vue de la femelle qui aime l’homme et jouit du sexe. Ne serait-ce point là l’expression de l’antagonisme foncier qui oppose l’homme et l’es¬ sence même de la sexualité?» Toutes les interprétations sont possibles : le chétif Petit Poucet est soumis à une dure initiation afin qu’il puisse conqué¬ rir sa virilité, Riquet à la Houppe est un rituel nuptial qui démontre le pouvoir de l’amour sur l’être aimé, etc. À la fin des contes, le Prince apparaît presque toujours, mérité ou reconquis, «écla¬ tant comme le jour». Mais l’amour a ses dangers contre lesquels on ne sau¬ rait jamais trop mettre les enfants en garde. Le conte leur révèle ces pièges que confusément ils devinent. Sous des dehors féeriques, tout est dit. «L’érotisme des contes, écrit Michel Carrouges, est aussi étranger à la pudi¬ bonderie qu’à l’obscénité. Il se place exactement aux antipodes des “machines célibataires” [v. Les * Machines céli¬ bataires] et fait apparaître l’amour dans sa totalité physique et mentale, rayonnante.» Y. C. CONTES EN VERS et quelques pièces fugitives. Recueil de poèmes publié en 1797 et attribué à l'abbé Claude Bretin (1726-1807). Art d’aimer exquis et impudique, ces pièces fugitives, petits tableaux précis comme des gravures, où s’ébattent Lin- dor, Lise ou Rosine, dévoilent et ne dévoilent pas, suggèrent, attisent l’es¬ prit et les sens, entourent de voiles et de dentelles des nudités toujours indé¬ centes, charmantes, faussement naïves. Les petites filles modèles sont devenues démoniaques : « Si le Diable, cousine, était fait comme toi/Je suis persuadé que la moitié du monde/Se damnerait exprès à commencer par moi. » Le plai¬ sir est un domino léger et gracieux qui pirouette entre les masques des fêtes galantes. Éventails, bosquets, senteurs, doigts légers et frivoles. «Comment fixer le cœur des belles ?/C’est en vain que l’amour jaloux/Pour les forcer d’être fidèles/Inventa grilles et verrous/Et bien d’autres secrets encore.» Telle cette Rosine à l’intimité protégée par une ceinture cadenassée et qui réussit à se procurer le double de la clef. Déception de l’amoureux qui voit ses espoirs s’envoler. Faussement candide, elle lui montre la clef qu’elle porte sur elle. Alors le jeu d’amour commence, les réti- cetïces, les soupirs, la fuite effarouchée car « Rosine absolument ne veut pas la donner/Et finit par la laisser prendre. » Que dire du conte étonnant de l’épouse que l’âge vénérable de son conjoint prive des joies légitimes de l’hyménée et qui s’aperçoit qu’en son sein grandit le fruit d’amours secrètes ? Le médecin du barbon cède aux sup¬ pliques de la dame et félicite son patient «À présent, j’en suis sûr, vous êtes de ces gens/Que parmi nous autres savants/ Nous appelons foutinambules. » À ce malheur, conclut Bretin avec humour, tout mari doit s’attendre, «Toutes les langues il saurait/L’hébreu, l’arabe, il le serait. » P. R. CONTES ET AUTRES BAGATELLES EN VERS Œuvre de Simon-Pierre Mérard de Saint- Just (1749-1812). Publiée en 1800: La mère de sainte Thérèse fut ver¬ tueuse au point d’avoir neuf enfants,
Contes et épigrammes / 115 tous du même père. Dès que les sens de la jeune Thérèse s’éveillèrent, on la mit au couvent. Son sang bouillonnait et le Christ en personne vint chastement la besogner. Ce furent alors soupirs et défaillances, et le Bemin nous l’a mon¬ trée murmurant dans la volupté : « Jésus, je plains qui ne t’adore. » Les éjacula¬ tions du Seigneur sont purement mys¬ tiques, aussi Thérèse d’Avila vécut en sainte au-delà de neuf mois. J.-P. P. CONTES ET DISCOURS D'EUTRAPEL L’auteur de ces Contes et discours, Noël du Fail, seigneur de la Hérissaye, gentilhomme breton, fut conseiller du roi au Parlement de Rennes, en 1571, juge au Présidial de la même ville et mourut à la fin de 1585 ou au début de 1586. Outre des Mémoires recueillis et extraits des plus notables et solen¬ nels arrêts du Parlement de Bretagne (1579), on a gardé de lui : les Propos rustiques de Maître Léon Ladulfi, Champenois, revus et ampliés par Vun de ses amis (Lyon 1547), sortes d’églogues satiriques en prose; Bali- verneries ou Contes nouveaux d ’Eutra- pel (Paris, 1548 ; Lyon, 1549) ; enfin et surtout les Contes et discours d ’Eutra- pel par le feu seigneur de la Hérissaye, gentilhomme breton (Rennes, 1585). On se gardera de confondre les Contes nouveaux avec les Contes et discours, qui sont un tout autre ouvrage, et Léon Ladulfi, anagramme de Noël du Fail, avec Eutrapel, nom dont il affuble, quand il se met en scène entre ses par¬ tenaires moralistes, son propre person¬ nage. Seuls dans les Propos rustiques, le sixième morceau : « La Différence du coucher de ce temps et du passé, et du gouvernement au village», et dans >Baliverneries, le premier: «Eutrapel amène un villageois cocu à Poly¬ game», intéressent tant soi peu l’amour. Quelques-uns seulement des Contes et discours d’Eutrapel sont d’un ton rela¬ tivement folâtre : le xne : « Ingénieuse Couverture d’adultère » ; le xxe : « De trois garses » ; le xxvme : « De la vérole » ; le xxxe : « Propos de marier Eutrapel » ; le xxxie : « Suite du ma¬ riage », et le xxxiic : « Du gentilhomme qui fit un bon tour au marchand et de l’amoureux qui trompa sa compagne.» L’enjouement que, pour rester fidèle au grec BVTQajieXoç, s’impose le conteur- discoureur, se réclame du précepte horatien de l’utile mêlé à l’agréable : il se satisfait, au demeurant, d’une sobre grivoiserie, même si la verdeur du lan¬ gage peut donner quelquefois la fausse impression de la gaudriole. Du Fail est aussi près, finalement, de Montaigne et de Béroalde de Verville — v. Le *Moyen de parvenir —, dont il se rap¬ proche par plus d’un trait. A. B. CONTES ET ÉPIGRAMMES Les contes en vers, en grande partie inédits, et les épigrammes de Jean- Baptiste Rousseau (1670-1741) ont été publiés en 1881, d’après un manuscrit du xvme siècle retrouvé. En fait, ces pièces avaient circulé, manuscrites, vers le début du xvme siècle, et étaient alors connues, bien que Rousseau, dont l’exil en 1712 avait pour cause réelle ses écrits irréligieux, ait pris soin de ne pas les faire figurer dans les recueils publiés de son vivant. Les contes en vers, d’un style souvent heurté, caho¬ teux, voire obscur par endroits, relè¬ vent de la tradition libertine, au double sens d’athéisme ou d’anticléricalisme et de liberté des mœurs. Ils sont parfois fort crus, comme «Le Clou» (il s’agit d’une femme affligée d’un furoncle à la fesse) ou «La Fourmi» (c’est une fourmi qui ayant pénétré dans le cul de Vénus, oblige Mars à se livrer à la bou- grerie pour la chasser, et ainsi est inau¬ gurée une méthode que Rousseau vante, à la différence de la plupart de ses contemporains). Parfois, la note irréligieuse s’af¬ firme comme la dominante : ainsi, dans l’ombre du séminaire, où un seigneur dévot, après s’être entouré de domes¬ tiques également dévots, découvre que tous ont successivement baisé une sm
116/ Contes et nouvelles vante de sa femme : « Puis fiez-vous aux frasques d’un bigot !/Ils sont tous faits ainsi, les bons apôtres ! » L’antifé¬ minisme de la bourgeoisie médiévale, toujours présent dans la tradition des conteurs «gaillards», se manifeste çà et là, notamment dans «La Coquette châtiée », où la jeune femme désobéis¬ sante, et qui rentre trop tard le soir, est simplement fessée, pour le plus grand plaisir du conteur, à ce qu’il semble. Naturellement, conformément à l’usage du temps, la débauche des moines et leur puissance sexuelle sont bien sou¬ vent rappelées et contées, à propos des carmes en particulier. En revanche, « le Bijou de Sainte-Élisabeth» montre tout un couvent de femmes en train de se satisfaire avec des phallus artificiels. Malheureusement, la lourdeur du style, le manque d’aisance de la poésie de Rousseau font obstacle au plaisir du lecteur. Y. B. CONTES ET NOUVELLES par Guy de Maupassant (18501893). Première édition complète publiée par A. M. Schmidt et G. Délaissement en 1956-1957. Voir: Allouma, L’Ami Patience, Au bord du lit, La Femme de Paul, Impru¬ dence, La Maison Tellier, Mouche, Le Moyen de Roger, Une partie de cam¬ pagne. CONTES ET NOUVELLES EN VERS Œuvre de Jean de La Fontaine (1621- 1695), publiée en cinq livres (1664, 1665, 1666, 1671 et 1674). Ces contes, écrits en vers, ne nous retiendront pas aussi longuement que Les * Amours de Psyché et de Cupi- don, mais ils méritent cependant d’être examinés, car ils portent souvent la marque d’un esprit licencieux. La Fon¬ taine sembla fort se divertir à les com¬ poser; jusqu’à sa tardive conversion, il conservera l’humeur voluptueuse qui le fit souscrire à cette maxime : «L’absti¬ nence des plaisirs me paraît un péché. » Son premier ouvrage n’avait-il pas été une adaptation de cet Eunuque de Térence, dont les situations scabreuses ne pouvaient que lui plaire? La Fon¬ taine révèle donc ici un talent de liber¬ tin raffiné qui se dissimule parfois sous la plus extrême décence. Bien qu’ils soient le plus souvent inspirés de Boc- cace, de l’Arioste, de Machiavel, de Marguerite de Navarre ou de Rabelais, l’auteur crut bon d’écrire une plaidoirie en faveur de ces contes, car il craignait que ses contemporains fussent choqués par la liberté de ces historiettes galantes. «L’on ne me saurait condamner que l’on ne condamne aussi l’Arioste devant moi et les anciens devant l’Arioste.» «Qui voudrait réduire Boccace à la même pudeur que Virgile ne ferait assurément rien qui vaille. » Etc. Mais Mme de Sévigné, loin d’être offusquée, recommandait à sa fille la lecture des pages les moins innocentes de ces contes. Il faut souligner que tous ne possèdent pas l’audace qui les fit condamner par certains moralistes. Le ton, tour à tour tendre et narquois, fait place parfois à un certain réalisme : «Un peintre était, qui, jaloux de sa femme,/Allant aux champs, lui peignit un baudet/Sur le nombril, en guise de cachet./Un sien confrère, amoureux de la dame,/La va trouver, et l’âne efface net,/Dieu sait comment...» Il faut citer : « Le Cocu battu et content», « la Vénus callipyge», «À femme avare, galant escroc», «Imitation d’Ana¬ créon», «Comment l’esprit vient aux filles » et cette « Courtisane amoureuse » où il est question d’un jeune homme un peu sauvage ; mais bientôt, « Amour le lèche, et tant qu’il le polit». Précisons que la réputation grivoise de ces Contes provient en partie des illustrations ornant quelques éditions de cet ouvrage (entre autres, celle dite des Fermiers géné¬ raux, avec les gravures d’Eisen). Y. C. CONTES ET POÉSIES DU ClITOYEN] COLLIER Contes en vers attribués par Quérard aus libraire Jacquemart (17301803). Publiés en 1792.
Contes mis en vers par un petit cousin de Rabelais /Il 7 Pour Jes contemporains, le « citoyen Collier», auquel l’auteur anonyme prête par dérision la paternité de son œuvre, désignait le cardinal de Rohan, mêlé à la scandaleuse affaire du collier de la reine. — Ce livre, paru dans la tour¬ mente révolutionnaire, nous révèle combien pouvait vivre encore, parallè¬ lement à la violence, le monde léger du xvme siècle. Les curés font, bien sûr, les frais de beaucoup d’histoires, avec leur eau bénite et leurs couilles man¬ quantes, et les moines dormants ser¬ vent à chauffer les lits, tel le pauvre cordelier qui va de lit en lit et, à son corps défendant... Hormis l’apparition de la culotte de saint Raimond de Pen- nafort et la dangereuse méprise de saint Maclou, hormis ces cas de sainteté, c’est plutôt dans la vie courante que Jacquemart puise son inspiration. Sa phrase balancée convient bien à ce livre sans génie où domine la romance du berger et de la bergère. Il faut se contenter de quelques beaux titres (« La Morte au monde») et de quelques situations précises où des mains par¬ courent le corps des bergères. R. L. S. CONTES IMMORAUX Roman par le prince Charles-Joseph de Ligne, écrivain belge (1735-1814). Publié en 1947. Ce texte posthume que le grand charmeur avait composé pour sa propre fantaisie est, contrairement à ce qu’in¬ dique son titre, un ouvrage de morale. Charles de Ligne s’en prend aux tar¬ tuffes et rejette la bigoterie. Il plaide pour les plaisirs de l’amour contre les feux de l’enfer. Un baron, qui est un diable, conte à des femmes charmantes, dans un parc qui ressemble à sa rési¬ dence de Belœil, des historiettes où l’on voit succomber bien des belles et plier bien des vertus. Lui, qui est envoyé sur terre pour gagner à l’enfer des âmes de coquettes et de dépravées, va démontrer le contraire : que rien n’est plus naturel, ni charmant, que les jeux et le manège des séductions, et que rien n’est plus licite que les désordres de la sensibilité. Il n’est pas dans la nature du prince de Ligne de pousser aussi loin qu’Andrea de Ner- ciat dans l’examen des figures du liber¬ tinage. Il ne fait pas un catalogue. Il se contente de plaider pour l’amour. Ainsi prévient-il son lecteur : « Les passions ne quittent pas l’impie ; il n’en a jamais eu. Je représente celle de l’amour comme un jeu. Je lui ôte la gravité qu’on y a mise depuis quelque temps. Je représente la sottise des flammes étemelles des amants de bonne foi, dupes presque toujours ; et la fastidieuse importance de ceux qui ne veulent être que des fripons. » Le romantisme ? Il se moque — on le voit — de Werther et de René par avance. Il demande que l’on ne mette pas tant de gravité dans le commerce des corps. Âgé, réfugié à Vienne, Charles de Ligne dira, quittant une grisette qui habitait au troisième étage : «Vous êtes la dernière que j’aimerai au troi¬ sième. .. » Voilà, dit-il, comment il faut être. «Jean-Jacques fait tout ce qu’il peut pour faire croire qu’il a eu une Julie : il n’a pas même eu une Warens telle qu’il le dit.» Cette persuasion donnait le ton à sa causerie dans cette société qui est celle des Contes immo¬ raux, et dont nous savons, par l’aveu qu’il en a fait, qu’elle est celle de Gre¬ noble. Il usait du terme « avoir » dans le même sens que faisait Stendhal : « avoir une femme» ne concernait que faible¬ ment le cœur et ses tourments. H. J. CONTES MIS EN VERS PAR UN PETIT COU¬ SIN DE RABELAIS Fables de Pierre-Louis d'Aquin de Ch⬠teau Lyon ou Chateaulion (1720-1796). Publiées en 1775. Filiation ou pas filiation avec Rabe¬ lais ? La question est tranchée, semble- t-il, par la faconde et la verdeur d’un livre où l’on reconnaît Rabelais au milieu de ses farces. Le côté fantaisie l’emporte si fort sur l’érotisme que les
Contes polissons / 119 corps sont comme pris dans un tour¬ billon et finissent par ne plus compter. Comment imaginer cette comtesse qui se fait porter un lavement par un joli garçon apothicaire pour mieux se faire embrocher? Existe-t-il, ce mari qui, pour gagner un pari minable contre sa femme, laisse un dragon en abuser sous ses yeux? (Et il se tait, car le jeu était de ne dire mot le premier.) Avec « Les Trois Sœurs», on est dans Tirréel absolu : ce conte en vers, encore des paris grotesques — et assez piquants —, le sexe présent partout, cet homme qui, « festoyant madame », s’aperçoit qu’elle n’est pas pucelle: «Comment donc ma chère/Vous me la baillez belle.» Presque tous les personnages marchent à sexe découvert, et l’on peut dire que dans cette mesure même, le sexe devient le terrain neutre à partir duquel Ch⬠teau Lyon exerce son esprit. On est peut-être en enfer. R. L. S. CONTES NOUVEAUX Récits d'Andrea de Nerciat (1739-1800], Publiés en 1777. De tous les récits de Nerciat, c’est bien le plus mauvais. Il est d’une lour¬ deur de style incroyable, et tout montre que l’auteur se désintéresse de son art d’écrire. La vie le presse de difficultés, et il se donne du mouvement pour sur¬ vivre. Il survivra, mais les grandes années du libertinage et la fréquenta¬ tion des sociétés d’amour sont déjà passées, forcloses. Et c’est — après tout — pour un trait biographique que ces Contes nouveaux nous importent. Ils furent, en effet, publiés à Liège, avec l’épigraphe « Sive me, liber, ibis, in urbem, ovidius». Et surtout, ce volume s’ouvre sur un texte fort plat (il est vrai) et louangeur en diable, qui a pour titre, et prétexte : « Épître dédica- toire au prince de Ligne. » Il s’agit bien évidemment du « prince rose », mais si Nerciat le paye d’une dédicace telle¬ ment chaleureuse, le prince ne lui a pas ◄ Touzé. Les Amusements dangereux. fait la grâce de se souvenir de lui dans l’un quelconque des trente-quatre volumes de Mélanges qu’il laissa. Sur leurs relations, nous ne savons donc rien ; au moins pouvons-nous imaginer qu’ils se rencontrèrent au théâtre dont ils étaient, l’un et l’autre, grands ama¬ teurs. A tel point qu’une pièce des Contes nouveaux, celle qui a pour titre : «Vérité» est dédiée à Mlle Angélique d’H... qui ne peut être que cette Angé¬ lique d’Hannetaire, l’une des deux sœurs comédiennes dont Charles de Ligne eut un enfant. Enfin, l’un des personnages des *Aphrodites, le prince Edmond, offre des traits de ressem¬ blance manifeste avec le prince de Ligne. Il est également certain qu’au moment où ce livre paraît, Nerciat nous échappe : il y a, dans la vie de ce per¬ sonnage insolite, des «trous» éton¬ nants. Puis nous le retrouvons à un autre bout de l’Europe, et dans une position inattendue. Qu’il soit de la police (de celle que l’on dit être «paral¬ lèle» à l’officielle), cela ne fait aucun doute. Il serait plus facilement encore agent triple qu’agent double. Quoi d’étonnant, dès lors, qu’il veuille s’at¬ tacher à Charles de Ligne, qui tient à toutes les nationalités et, en propre, n’en possède véritablement aucune?... Poulet-Malassis avait repris, en 1867, les Contes nouveaux et, à cette occa¬ sion, avait, en tête du volume, réim¬ primé, en la complétant, la notice de Beuchot, qui est dans la biographie Michaud. Il avait mis également, en frontispice, un portrait de Nerciat, «d’après la sanguine à M. Br. de Paris». Ce portrait est devenu fameux à force d’être reproduit, mais il est de Brac- quemont, et ne présente qu’un visage imaginaire. H.J. CONTES POLISSONS Récits d'Andrea de Nerciat (1739-1800). Publiés en 1890. Ces contes sont souvent nommés «Contes saugrenus», qui est le sous- titre de l’ensemble. Cela fît une confu¬
120 / Contes saugrenus sion telle que l’on attribua à Nerciat l’ouvrage qui a ce titre : * Contes sau¬ grenus, et qu’il faut rendre de préfé¬ rence à Sylvain Maréchal. Guillaume Apollinaire, sur la foi de l’existence d’un tirage improbable en 1787, avait d’abord donné à Nerciat ce qui appar¬ tient à Maréchal, puis, décidément averti, le rendit ensuite à Maréchal. L’ouvrage de Nerciat est, par rapport à la production de l’écrivain, d’un ton mineur. Il regroupe : « Le Mouvement de curiosité», «Le Témoin ridicule», « La Petite Académicienne », « Les Amours modernes », « Les Violateurs », «Les Folies amoureuses», mais, si la grâce de l’écriture et l’audace du voca¬ bulaire sont proches de celles de Ner¬ ciat, bien des doutes subsistent. H.J. CONTES SAUGRENUS Récits du publiciste Sylvain Maréchal ( 1750-1803). Publiés en 1789. Il s’agit d’un ensemble de neuf récits fort lestes et antireligieux. On a parfois attribué l’ouvrage au courriériste Métra, ce qui semble bien léger, Métra étant mort en 1786. C’est en 1839, en dres¬ sant et publiant le catalogue du fameux Pixérécourt, bibliomane averti et dra¬ maturge, que Charles Nodier et Paul Lacroix attribuèrent cette main de récits au Berger Sylvain : « M. Paul Lacroix attribue à Sylvain Maréchal ces jolis contes indévots et licencieux.» Plus tard, sous leur commun pseudonyme de chevalier de Percefleur, Louis Per- ceau et Fernand Fleuret maintinrent cette attribution. En fait, Maréchal avait abondamment donné dans le genre gaulois et libertin : il ne reculait pas devant les grivoiseries dont les Contes saugrenus offrent maints exemples. Par ailleurs, sa passion antireligieuse s’ac¬ compagnait d’une très grande érudition biblique et théologique. Il ne craignait pas le blasphème, que l’on retrouve ici à toutes les pages, principalement dans le conte qui a pour titre « La Résurrec¬ tion», où l’auteur nous montre dans la vallée de Josaphat les corps vaille que vaille reformés s’inquiéter de la perte de certains organes vitaux : « Il n’y avait que l’ange, amant de Marie, qui pût satisfaire son goût singulier, la sainte Vierge ayant encore ses oreilles. » H.J. COPIE D'UN BAIL ET FERME FAICTE PAR UNE JEUNE DAME DE SON CON - POUR SIX ANS Essai anonyme. Paris 1609. Les manieurs d’images du xvie siècle devaient nous donner cet opuscule qui, même s’il nous propose une mytholo¬ gie un peu usée, n’en reste pas moins original pour avoir inclus l’imagerie classique dans l’idée centrale d’un bail un peu particulier (un bail qui se révèle dans bien des cas la stricte réalité de certains rapports). L’idée prend corps d’une façon très simple : toutes les par¬ ties féminines commencent par être rebaptisées, ou plutôt, c’est sur la terre et les champs qu’est projetée la réalité de la femme [...]. Donnée à bail «une petite pièce (de terre) nommée le con, qui aboute d’un bout à une autre nom¬ mée le cul... » Le paysage comprend cours d’eau, champs, futaie, et chacun de ces élé¬ ments a ses servitudes. Celle de la futaie, par exemple, est qu’elle soit gardée des bêtes sauvages comme sont «poulx, pulces, morpions, lantes et autres ver¬ mines». Suit enfin la description de la « belle demeure », avec chambre haute, salle basse, salle au côté et salle par¬ tout. (On perçoit ici un glissement de la pensée qui se laisse prendre au piège du verbe. La tentation de l’image est trop forte.) Mais la femme-paysage n’a heureusement pas aliéné tout pouvoir, car la dernière clause du bail sauve¬ garde les droits de la bailleresse : si elle n’est pas bien payée du preneur, elle peut rentrer en possession de ses domaines. R. L. S. CORPS MÉMORABLE Recueil de poèmes de Paul Eluard, pseudonyme d'Eugène. Grindel ( 1895- 1952). Publié en 1948 (première édition en 1947, mais incomplète).
Correspondance de Mme Gourdan / 121 Écrits pour la plupart après la mort de la seconde femme du poète, Nusch (28 novembre 1946), ces poèmes sont un hymne à l’amour réel, revécu, réaf¬ firmé. La mort tient peu de place ici, et on ne devinerait pas le malheur à la seule lecture. Aussi bien, ce recueil de 1948 s’inscrit-il dans la lignée de L’*lmmaculée Conception (1930, en collaboration avec André Breton), La Rose publique (1934), Le temps déborde (1947), Le Phénix (1951) et de certains passages du Château des pauvres, révélé en 1953. «Il ne faut pas de tout pour faire un monde il faut/Du bonheur et rien d’autre», proclame le dernier poème cité, et c’est en effet le leitmotiv de toute la poésie amoureuse d’Éluard, à cet égard comme à bien d’autres le poète le plus totalement étranger à tout l’univers mental du christianisme, n’ayant même pas à le nier parce qu’il est en dehors. Très explicite est encore ce titre du premier poème de la Rose publique : « Une personnalité toujours nouvelle, toujours différente, l’amour aux sexes confondus dans leur contra¬ diction, surgit sans cesse de la perfection de mes désirs. Toute idée de possession lui est forcément étrangère. » Aussi, rien de plus clair que les poèmes de 1947-1948, où s’affirme sans effort le triomphe de l’amour, comme eût dit Marivaux, le triomphe de l’amour des corps : « Dans le lit plein, ton corps se simplifie ./Sexe liquide, univers de liqueurs,/Liant des flots qui sont autant de corps...» Et cet amour-là prend sa place dans la vie réelle de l’écrivain communiste, comme le dit sans ambi¬ guïté un des poèmes ajoutés en 1948 : «Comme si ces vivants que l’on nomme/Sel de la terre ou lumière de nuit/Ne pouvaient pas se contrefaire/ Ne pas avoir un ventre déférent/Des seins décents aimables complaisants/ Et ces mains obstinées au travail des caresses...» Avec la poésie d’Éluard, jusque dans ses accents les plus explicites, l’éro¬ tisme en vérité est aboli; non pas dépassé, ce qui supposerait encore qu’il soit sauvé ou critiqué, mais il n’a plus aucune raison d’être, parce que le poète a pénétré dans un univers lumineux, sans faute sans péché sans pudeur, réa¬ lisant peut-être le vœu ultime d’Apolli¬ naire d’entrer dans « la Bonté/Contrée immense». Y. B. CORRESPONDANCE DE Mme GOURDAN dite la Comtesse. Recueil de lettres sup¬ posées avoir été adressées à la célèbre maquerelle du XVIIIe siècle, Mme Gour¬ dan ; il en a été publié deux éditions, en 1783 et 1784. Il a été attribué à Théve- not de Morande (1748-1792). Les lettres sont censées écrites, tan¬ tôt par les « demoiselles » elles-mêmes, tantôt par les clients de la Comtesse, parfois encore par des fournisseurs, et le tout a été complété par une antholo¬ gie de chansons galantes, bachiques ou priapiques, à la vérité d’une audace toute relative. Il est bien probable que ce recueil, à l’époque, tenait de la lit¬ térature de chantage, largement illus¬ trée par le même Morande en d’autres domaines. Mais, sur ce point, l’intérêt du livre s’est éventé, d’autant plus que la vie de la haute société du xvme siècle a été largement mise au jour après 1789. On remarquera, en tout cas, que si les « clients » sont toujours désignés par des initiales, une seule exception est faite pour le banquier Peixotte, dont les goûts et l’aventure avec la Dervieux venaient d’être révélés par L’*Espion dévalisé. La diffamation mise à part, il reste un pot-pourri, ou un condensé, de toute la littérature consacrée depuis un demi- siècle environ aux biographies des, «demoiselles», à leur goût de l’argent, aux bizarreries des clients — la flagel¬ lation, donnée ou reçue ou les deux, semble cependant tenir ici une place grandissante. Beaucoup d’anecdotes sont simplement de nouvelles rédactions d’historiettes déjà connues ; ainsi, celle de la demoiselle de la Brisseau, une rivale de la Comtesse, dont le carrosse
122 / Correspondance d'Eulalie verse devant la porte de son client. Il faut bien reconnaître que cette cor¬ respondance, rééditée au xixe et au xxe siècle, si elle peut valoir pour nous par son sens du raccourci, de la syn¬ thèse en quelque sorte, manque d’ori¬ ginalité. Y. B. CORRESPONDANCE D'EULAUE ou Tableau du libertinage de Paris. Ouvrage d'un auteur anonyme. Publié en 1785. Eulalie est partie pour Bordeaux. Ses amies lui envoient des nouvelles de la capitale et de ses plaisirs. Julie lui raconte les fantaisies auxquelles la sou¬ met un joyeux abbé : ils se poursuivent à quatre pattes, tout nus, autour de la chambre, puis « étant entré en rut après quelques tournois, ce nouvel Adonis se mit en devoir de m’enfiler en levrette, hennissant comme un cheval qui va saillir sa jument. J’allais éclater de rire, quand son instrument, des plus longs et d’une grosseur énorme, qu’il poussait et repoussait avec une force incroyable, m’en ôta le pouvoir.» Un autre se fait éperonner les fesses : «Plus je redou¬ blais, plus son priape prenait de consis¬ tance et m’arrosait de la céleste liqueur. » Elle aime les ballets où l’on danse nu et jouit surtout d’essayer devant une glace avec son amant les postures de l’Arétin. Par contre, elle a horreur du plaisir à l’italienne qui lui déchire l’anus, alors que la Thévenin n’en tolère point d’autre, pour n’avoir pas d’enfants. Il n’est pas rare que des lesbiennes se déguisent en hommes pour briguer les faveurs de ces demoi¬ selles, sans pouvoir se dissimuler bien longtemps. En général, on les renvoie au petit chien qui toujours les accom¬ pagne et qu’elles ont dressé à leur don¬ ner de la volupté à coups de langue — ce qui s’appelle «mettre la tête dans l’étau». Les vieillards au priape plissé sont encore moins drôles : ils sont des heures avant de s’animer et de répandre une modeste libation. Mais on les préfère à de douteux compagnons, tel celui qui entraîna Rosalie au bois, la pendit et lui trancha les seins. Ce libertinage fin de siècle a perdu son sourire et comprend qu’on ne possède vraiment que dans la mort. J.-P. P. CORYDON Essai d'André Gide (1869-1951). Imprimé partiellement, mais non rendu public, en 1911 et en 1920 et publié sous sa forme intégrale en 1924. Le vieux procès en reconnaissance de la pédérastie est rouvert ici, sous la forme de quatre dialogues socratiques. La défense s’appuie sur les dernières découvertes de la biologie, de l’histoire et de la sociologie. On apprend par exemple que les femelles, mobilisées par la gestation après un bref coït, vouent les mâles à l’inaction forcée, de sorte que ceux-ci accumulent une sur¬ abondance de matière séminale qui sera tentée de s’employer ailleurs et à d’autres fins que la procréation (il y a «plus de semence, dit joliment l’au¬ teur, que de champ à ensemencer»). Que le sens olfactif, déterminant dans l’accouplement des espèces inférieures et n’intervenant plus que de manière surérogatoire chez l’homme, va lui per¬ mettre une première libération vis-à-vis de la femme — et bientôt le conduire à des dérogations. Que les plus riches périodes d’expression artistique (l’hel¬ lénistique de Périclès, la romaine d’Auguste, l’anglaise de Shakespeare, la persane d’Hafiz, la française de Louis XIII), sont celles qui s’accompa¬ gnent d’une explosion d’uranisme (qu’il convient de ne pas confondre avec la sodomie et l’inversion, car il est une « pédérastie normale »). Enfin que les mœurs grecques, loin d’être débilitantes, bandent, si l’on peut dire, les énergies, permettent que s’éta¬ blissent et se fortifient «la paix du ménage, l’honneur de la femme, la respectabilité du foyer, la santé des époux », et créent la plus noble émula¬ tion entre l’Amant et l’Aimé. Il est vrai
Cousines de la colonelle (Les) / 123 que Corydon prêche un converti, car son interviewer avant la lettre ne lui porte la contradiction que pour les besoins de la maïeutique. P S. COURRIER EXTRAORDINAIRE DES FOUTEURS ECCLÉSIASTIQUES (Le) Pièce révolutionnaire réimprimée textuel¬ lement sur l'édition originale de 1790, devenue très rare, à Neufchâtel en 1872. Considérée comme l’une des plus curieuses et des plus «effrontées» de la collection révolutionnaire, cette fou¬ cade d’évêque, puisqu’il semble bien que l’auteur longtemps anonyme n’ait été autre que Machault, évêque titulaire d’Amiens, ne saurait être mieux définie que par les figures symboliques qui l’ornent en guise de paraphrase illus¬ trée. On n’y voit pas seulement l’amour à cheval sur un énorme Priape rose, mais un certain abbé Renaud surpre¬ nant les ébats champêtres du fils du jar¬ dinier et de sa belle, auquel l’auteur ne peut s’empêcher de lancer ce distique en guise d’adresse : «Quel tableau, cher abbé, deux amants dans l’ivresse,/ Savourant de l’amour le prix et la ten¬ dresse ! ». Mais Durand, le valet de chambre, n’est pas de reste et, du jardin à la cui¬ sine, il n’y a qu’un pas que l’abbé fran¬ chit : Durand, de profil, contemple avant l’action la demoiselle Thérèse à genoux, jupes troussées, sur une chaise. Celle-ci tourne le visage vers son jouteur, et lui présente l’objet du délit qu’ils vont commettre. Le Courrier est ainsi une promenade bourgeoise et populaire, d’un style alerte, et l’enthousiasme révolutionnaire de l’auteur n’est pas loin d’être communicatif, dans une mai¬ son où loisirs et travail sont sainement sinon légalement confondus. D. G. COURTISANES (Les) Roman de Michel Bernard, né en 1934. Publié en 1968. Dans une Venise plus ou moins ima¬ ginaire, un moderne émule de Carpac- cio songe aux «Courtisanes». Ce sont les affres de la création, les insomnies du créateur. Un érotisme subtil, dou¬ loureux, est symbolisé par une naine et ses deux amies courtisanes, aussi exhi¬ bitionnistes que secrètes. Nous assis¬ tons à la préhistoire du tableau projetée dans les lagunes actuelles. Mais le per¬ sonnage érotique reste la ville, ses eaux, ses reflets, ses miroirs, ses architec¬ tures. L’auteur s’y promène comme dans un labyrinthe, comme dans sa conscience. La volupté se love au coin des rues, prend forme de serpent. Les Courtisanes ne seront jamais achevées, l’auteur ne conclut pas, tout est à recommencer. Y. C. COUSIN DE MAHOMET (Le) ou la Folie salutaire. Histoire plus que galante racontée par Nicolas Fromaget (?-1759). Publiée à Leyde en 1742. Connu pour ses recueils de contes lestes et divers, l’auteur flatte ici, sous une forme tout à fait romanesque, le goût croissant, si l’on ose dire, de ses contemporains pour ce qui était sup¬ posé se passer de l’autre côté de la Sublime Porte. Le héros en effet se trouve être vendu comme esclave à l’issue d’une mésaventure constantino- politaine, ce qui était un des aléas les plus courants du tourisme à l’époque, et introduit dans le harem du prince qu’il est censé servir. Drame d’amour et de jalousie dans les jardins secrets du Grand Turc, riches en belles Circas- siennes et Cappadociennes garanties d’origine. Et si son amante trouve la mort et lui le chemin du retour, notre héros ne s’en laisse pas moins aller aux plus fous souvenirs. D. G. COUSINES DE LA COLONELLE (Les) Roman de la marquise de Mannoury d'Ectot, signé vicomtesse de Coeur-Brû¬ lant. Publié en 1880. L’ouvrage fut d’abord attribué à Maupassant, sans que nulle vraisem¬ blance de ton ou de style le justifie. Léon Deffoux, puis Patrick Walberg
124 / Crimes de l'amour (Les) semblent avoir identifié l’auteur véri¬ table, que toutefois ils nomment Mme de Manoury. Cette orthographe est recti¬ fiée en marquise de Mannoury d’Ectot dans des «notes complémentaires» à une réédition de l’ouvrage (Cercle du Livre précieux, collection « Le Cabinet rose et noir» dirigée par Pascal Pia, 1960), qu’a préfacée Patrick Waldberg. La marquise de Mannoury d’Ectot accueillait poètes et artistes dans sa gentilhommière normande : notamment Verlaine, Charles Cros, etc. Son récit semble faire leur part à des influences d’imagination, quoiqu’il s’agisse d’un bon exemple d’érotisme douillet. Des ébats discrets, sur un arrière-plan de conventions jamais contestées. Un vieil homme fait sa jeune épouse demi- vierge. L’état de celle-ci est vérifié par une dame d’un certain âge. La cousine de la mariée se caresse, etc. Puis hom¬ mage sera rendu à quelques déviations, en somme banales, avant qu’on en vienne, parallèlement aux premiers récits, à l’initiation d’un coquebin par une dame adultère. Encore cet adul¬ tère n’est-il qu’une méprise. Après le dénouement, chacun connaîtra le bon¬ heur promis par les morales. Aupa¬ ravant, globes et roses, grottes et forteresses. Toute la métaphore, de la façon qu’on dit toute la lyre. M B. CRIMES DE L'AMOUR (Les) ou les Délires des passions. Précédés d'une Idée sur les romans. Recueil de nouvelles par Donatien-Alphonse-Fran¬ çois de Sade (1740-1814). Dans un plan primitif datant de 1788, le marquis de Sade projette de réunir un ensemble d’une cinquantaine de nouvelles où les histoires seraient « entremêlées de manière qu’une aven¬ ture gaie et même polissonne, mais toujours contenue dans les règles de la pudeur et de la décence, suit immédia¬ tement une aventure sérieuse et tra¬ gique ». Puis il abandonne son projet. Il le reprendra en l’an VIII (1800) sous une forme nouvelle. Renonçant à publier les « Histoires gaies », le marquis retien¬ dra pour Les Crimes de l’amour une série de onze récits qu’il tente d’orga¬ niser par ordre d’intensité. Si les pre¬ mières nouvelles (« Juliette et Raussai », «Rodrigue», «Laurence et Antonio») ne laissent pas d’exhiber une certaine froideur et même, selon Gilbert Lely, de la médiocrité, « Miss Henriette Stral- son», «Emestine», «Dorgeville» intro¬ duisent aux deux excellentes pièces que sont «La Comtesse de Sancerre» et «Faxelange», mais l’intérêt culmine avec «Florville et Curval ou le Fata¬ lisme» et «Eugénie de Franval». La couleur noire, estompée dans les pre¬ mières nouvelles, s’affirme sous un mode que le marquis a souvent déve¬ loppé : dans « Florville » et dans « Eugé¬ nie de Franval », le ressort dramatique est celui de l’inceste. Sade, avec «Flor¬ ville», parvient en peu de pages à cumuler deux meurtres et trois incestes perpétrés par la même femme. À la fin de la nouvelle, il fait dire à l’héroïne : «Eh bien, monsieur [...] croyez-vous qu’il puisse exister au monde une cri¬ minelle plus affreuse que la misérable Florville? [...] Reconnais-moi, Senne- val, reconnais à la fois ta sœur, celle que tu as séduite à Nancy, la meurtrière de ton fils, l’épouse de ton père, et l’in¬ fâme créature qui a traîné ta mère à l’échafaud... Oui, messieurs, voilà mes crimes ; sur lequel de vous que je jette les yeux, je n’aperçois qu’un objet d’horreur; ou je vois mon amant dans mon frère, ou je vois mon époux dans l’auteur de mes jours ; et si c’est vers moi que se portent mes regards, je n’aperçois que le monstre exécrable qui poignarda son fils et fit mourir sa mère.» Le raccourci vertigineux d’un pareil résumé implique, dans « Eugénie de Franval», une autre fatalité. L’in¬ ceste, tel que le décrit le marquis, scène presque classique où l’unité de sang semble remplacer l’unité de lieu, demanderait des développements qui ne sont pas possibles ici. Cependant «Eugénie de Franval» (que Gilbert
Custode de la Reyne (La) / 125 Lely appelle le «Triomphe de l’in¬ ceste»), dans le récit des souffrances de l’héroïne, atteint à ce que Jean Favre appelle une «liberté plus évidente et une perfection plus haute» où le mar¬ quis « libéré désormais de tout souci de démonstrateur, de toute préoccupation de virtuose, [...] a enfin conquis le droit d’être lui-même, de confier à une forme qui ne doit plus rien qu’à lui- même, tout ce qui lui paraît essentiel ». En ce sens Les Crimes de l ’ amour sont l’illustration de Vidée sur les romans dont l’auteur fait précéder le livre. Des romans classiques au roman noir, au romantisme qu’il inaugure dans ses Crimes de l ’amour, Sade préfigure cette actualité dont il a été l’un des premiers à se prévaloir avec Stendhal. C. F. CUSTODE DE LA REYNE (La) qui dit tout, 1649. Sept pages. Parmi les quelque sept ou huit mille pièces rédigées par les parlementaires et par les princes contre Mazarin (et contre la reine) lors de cette véritable guerre civile que fut la Fronde, cette courte mazarinade en vers est l’une des plus rares, son «odieux libertinage» ayant gardé assez d’actualité à travers les époques pour susciter l’indignation des ministres de la Restauration, qui voulaient n’y voir qu’une poignée de fort mauvais vers, diffamatoires envers la royauté. L’audacieux auteur de ces irrévé¬ rences, imprimeur de son état, fut condamné, le jour même où il les pro¬ duisit, à être pendu et étranglé. Mais il fut sauvé par une manifestation popu¬ laire qui l’arracha à ses gardiens, tan¬ dis qu’une bande d’«écoliers», que la lieutenance de police n’hésite pas à qualifier de « gens de néant, vagabonds sans nom, sans lieu et sans exercice», détruisait la potence dressée en place de Grève. Répondant au nom de Mor- lot, selon le baron Walckenaer, l’impri- meur-poète publia par la suite, à la louange de la reine, des pièces aussi pleines de chaleur orthodoxe que la première en était dépourvue, pour le plus grand plaisir des sujets de Sa Majesté qui avaient pu découvrir, dans La Custode de la Reyne, que celle-ci et plutôt deux fois qu’une, n’en était pas moins femme. D. G.
DAÏRA histoire orientale en quatre parties. Roman d'Alexandre-Jean-Joseph Le Riche de La Popelinière (1692-1762). Publié en 1761. Daïra fut enlevée à ses parents dans son jeune âge au cours d’une razzia. Un marchand la recueillit et l’éleva jus¬ qu’à l’âge nubile, puis la vendit au pacha de Syrie. Amoureuse d’un jeune Grec, elle refusa de coucher avec le pacha, qui la mit au cachot avant de la livrer à un esclave nègre. Celui-ci ne la toucha pas, reconnaissant la fille de son premier maître. Après maintes aven¬ tures qui mirent en péril son pucelage, Daïra l’offrit tout frais au jeune Grec qui avait su la retrouver. J.-P. P. DÉBAT DE FOUE ET D'AMOUR (Le) Dialogue en prose de Louise Labé (vers 1524-vers 1566). Publié en 1555. On comprend mal les réserves qui s’exercent souvent sur Louise Labé dans certains manuels de littérature. Point n’est besoin de la défendre, puisque son œuvre a déjà raison de toutes les injustices. Mais il est bien étrange qu’il lui ait été reproché de méconnaître la mythologie grecque alors qu’avec une parfaite maîtrise elle inventa une fable qui eût pu si vraisem¬ blablement appartenir à l’Antiquité que maints auteurs la pillèrent sans men¬ tionner leurs sources (La Fontaine en particulier). Dans ce débat, rebaptisé dialogue par l’auteur, six personnages prennent la parole tour à tour : Amour, Folie, Vénus, Jupiter, Apollon et Mer¬ cure. Folie, jeune déesse orgueilleuse, dispute la préséance à Amour, à l’en¬ trée du palais où Jupiter a convié tous les dieux afin de leur offrir un banquet. Le conflit s’envenime au point que Folie aveugle Amour, et pose sur ses yeux un bandeau si bien enchanté que nul ne pourra lui rendre la vue. Amour se désespère, car il ne lui sera désor¬ mais plus loisible de faire aimer qui bon lui semble ; ses flèches atteindront sans discernement ses victimes, confon¬ dant beaux et laids, jeunes et vieux, gens méprisables ou de mérite. Vénus elle-même ne peut réparer le tort fait à son fils par « la plus misérable chose du monde ». Jupiter et les dieux se rasscm-
128 / De deux choses l'une blent pour porter un jugement sur l’af¬ faire. Apollon plaide longuement la cause d’Amour, et avec tant d’élo¬ quence que les dieux émus sont déjà disposés à condamner Folie. Mais Mer¬ cure prend à présent la défense de cette dernière et fait un tel éloge de sa dignité et de sa grandeur que Folie ne se peut blâmer. «Qui eût traversé les mers sans avoir Folie pour guide?» Folie fait progresser l’univers et grave¬ ment se prodigue aux multitudes, alors qu’Amour ne dispense qu’un plaisir avare, «secret et caché». (Il faudrait citer chaque ligne de ce ravissant chef- d’œuvre.) Le différend est si grave que Jupiter, embarrassé, décide de remettre cette affaire à d’incalculables lustres. En attendant, sa sentence changera la face du monde : « Et guidera Folie l’aveugle Amour, et le conduira partout où bon lui semblera. » Ce Débat, sous des dehors mythiques, est en fait un pénétrant essai sur l’amour. «Ôtant l’amour, tout est ruiné», écrit Louise Labé pour qui la possession physique est la justification, la glorifi¬ cation de toute vie. Mais quel tourment s’y attache, car «quand cette affection est imprimée dans un cœur généreux de Dame, elle y est si forte qu’à peine se peut-elle effacer. Mais le mal est que le plus souvent elles rencontrent si mal : que plus ayment, et moins sont aymées». Et aussi : «Les plus grandes et hazardeuses folies suivent tous- jours l’accroissement d’Amour. » Grand poème en prose, cette œuvre n’a rien perdu de son originalité. Voltaire lui rendit hommage en signalant que si, à ses yeux, la plus belle fable des grecs était celle de Psyché, la plus jolie parmi les modernes lui semblait être «celle de la Folie, qui, ayant crevé les yeux à l’Amour, est condamnée à lui servir de guide». Il n’était pas encore question d’«érotisme» au xvie siècle, mais le terme «érotique» existait déjà, et il s’applique au Débat, lequel traite essen¬ tiellement de l’Amour. Cette œuvre qui prône la « chamelle réciprocité amoureuse» déchaîna les foudres des censeurs. Est-ce la raison pour laquelle les écrits de Louise Labé furent si calom¬ niés (sans parler de sa personne, dont on fit une vénale fille de joie, thèse qui s’accorde mal avec sa richesse, et la tradition qui lui donne Henri II pour amant)? Un auteur de la Renaissance assure que le Débat serait dû en grande part à Maurice Scève, qu’effectivement connut Louise Labé. Mais ce poète était trop exclusivement tourné vers la spiritualité de l’amour pour écrire des pages semblables, dont le style dif¬ fère d’ailleurs tant du sien. Il est en revanche tout à la gloire de Louise Labé d’avoir donné à son époque une œuvre résolument païenne, nullement préoccupée de morale. Elle met en scène l’Amour, et non le sentiment d’amour, détrônant la tradi¬ tion pétrarquiste qui impose encore à son temps l’idéalisation de l’union de l’âme et de la chair. Affirmant les droits tout-puissants de la jouissance phy¬ sique, Louise Labé fait preuve dans son Débat comme dans ses poèmes d’une indépendance unique parmi ses contem¬ porains ; à ce seul titre, on peut qualifier son œuvre de révolutionnaire. Y. C. DE DEUX CHOSES L'UNE Roman de Maurice Raphaël, auteur contemporain. Publié en 1949. La crasse, la misère, les glaires dans le bidet, l’odeur forte de crevette, les maladies, la prison, tel est le cadre où Marc grandit, devient un homme, découvre la sexualité. L’initiation est faite dans un caveau de famille par une grosse femme à chair molle et à jarre¬ tières mauves. Le plus souvent l’amour des pauvres se passe en plein air et en commun. Ou bien furtivement, quand la mère est partie, avec une jeune fille qu’une aiguille à tricoter fera «passer» en même temps que l’enfant qu’elle portait. Ou bien avec des prostituées «dont l’entrejambe était peuplé de fan¬ tômes», même lorsqu’il s’agit d’une
De la beauté / 129 naine atroce qui fait vomir. Il y a encore plus simple : la femme du légionnaire, c’est une feuille de cactus, fendue au couteau. Marc raconte aussi, sur un ton parfois amusé et ironique, parfois triste et plein de rancune, ses amours avec le «pion» qui se farde et jette aux men¬ diants des pièces chauffées à blanc, ainsi que son envie de « faire la peau » à la fille de bourgeois qu’il voit à la messe, car la cruauté et le désir de vio¬ lence vont de pair avec le pressant besoin sexuel. «Mes bourses ou la vie, ce n’est pas un dilemme, c’est une éthique de bobinard. » X. G. DEGRÉ DES ÂGES DU PLAISIR (Le) ou Jouissances voluptueuses de deux personnes de sexe différent aux diffé¬ rentes époques de la vie. Roman publié en 1798 et attribué, dès cette édition, à Mirabeau (Gabriel-Honoré Riquetti, comte de, 1749-1791), probablement à tort. L’histoire du chevalier de Belleval est divisée en huit chapitres, de la nais¬ sance à la vieillesse, et l’auteur prétend donner une vue complète de l’évolu¬ tion des désirs et de la vie sexuelle d’un homme tout au long de son existence ; le tout accompagné de poèmes pour les différents âges à titre de préambules ou de synthèses. En fait, c’est pour lui l’occasion d’entasser des peintures des positions et formes de jouissances les plus diverses dans un même récit, et autour d’un même personnage; le pro¬ cédé est courant, mais on ne saurait dire qu’il soit utilisé avec beaucoup d’art. L’abus des clichés et la monoto¬ nie du style érotique vont à l’encontre des intentions de l’écrivain. Les trois premiers chapitres nous mènent de la naissance du chevalier et de la jeune Constance dont il sera amoureux au jour où ils couchent ensemble pour la pre¬ mière fois. La description des appas de Constance (des « tétons fermes et sépa¬ rés [...] son ventre poli par les grâces, sa motte grassette et rebondie ») est le modèle de toutes celles qui suivront pour les multiples femmes ou prosti¬ tuées que le chevalier aura de dix-huit à soixante ans. Constance, bientôt, trom¬ pera le chevalier avec un abbé ; aban¬ donnée par lui, elle deviendra putain et racontera plus tard ses années au bordel sans nul regret ou amertume. Comme l’auteur est aussi très anticléri¬ cal, Constance soulignera la lubricité des moines : «Qui n’a jamais été fou¬ tue par un moine n’a point connu le plaisir, ou du moins n’en a qu’une imparfaite idée. » Belleval, de son côté, mène la vie de garnison, va au bordel, couche avec des comédiennes ambu¬ lantes, etc. (à chaque fois, la descrip¬ tion des postures est des plus directes). Il arrivera à Paris au moment de la Révolution. Les événements n’ont pas mis obstacle à l’exercice de la prostitu¬ tion, et il y a encore quelques beaux jours pour le chevalier. Constance, elle, meurt enfin de la vérole. Vient le temps où Belleval ne peut plus bander à moins de se faire fouetter, puis celui où il est complètement «nul». Là s’achève, avec un conte en prose, ce livre qu’Apollinaire nommait une «élucu¬ bration bizarre ». Y. B. ou Ce qui est beau et bon suivi de la Pauléçjraphie ou Description des beau¬ tés dune dame tholosaine nommée la Belle Paule, par Gabriel de Minut (vers 15201587), chevalier baron de Castera, séneschal de Rouergue, édité à Lyon en 1587 et dédié par sa veuve, devenue abbesse à Sainte-Claire de Toulouse, à Catherine de Médicis. Prudente mais sereine, cette célébra¬ tion des beautés de la nature, et de celles de la femme en particulier, prend volontiers la forme d’une promenade érudite et souvent fantasque à travers les diverses traditions et croyances, populaires ou non, touchant aux choses de l’amour. Si d’entrée de jeu l’auteur évoque le « singulier amour des Anciens envers les belles créatures, surtout en¬ vers leurs Empereurs, Roys ou Princes », les lois de Lycurgue dont il traite
130 / De l'abjection ensuite servent surtout d’introduction au récit de «la métamorphose d’une fille très laide en la plus belle fille du monde » et de son mariage avec un roi, tandis qu’une digression sur la «diligence des ours à former leurs petits» permet de traiter avec sympa¬ thie des coutumes eugéniques de plu¬ sieurs nations qui laissent coucher « tous allans et venans» avec leurs femmes pour avoir de beaux enfants. Mais ce bouquet de curiosités s’enrichit aussi de femmes engendrant des enfants qui ressemblent à leurs rêves, de vilains sosies de leurs rois, de cas d’hérédité absente où les enfants ne ressemblent ni en bien ni en mal aux parents, de l’influence déterminante du lait de la nourrice sur la paillardise ou l’ivrognerie des sujets, des dangers des almanachs et des malheurs causés par l’astrologie. Une parenthèse virgilienne sur l’ori¬ gine romaine et le bon renom de la famille de l’auteur accompagne une suite copieuse d’histoires de parricides, de mauvaises fréquentations, d’incon¬ duites de femmes volages et d’aban¬ dons de foyer. Une place particulière est accordée aux « filles ayant cédé pour ressentir le dégoût après, et ainsi lutter contre la luxure », tandis que sont mises en accu¬ sation ces Vénitiennes «qui se fardent sur tout le corps » et portent « les tétons dehors». Le corps du livre est consacré au devoir de beauté de la femme envers son mari, ladite beauté pouvant être moyenne, dangereuse ou parfaite. La «beauté séditieuse» et ses maux de «vérole et chancres que les putains donnent à leurs ruffians» sont écar¬ tés d’office, tout comme l’amour qui «conduit à se précipiter du haut des montagnes ou à s’étrangler». En revanche le mariage par amour malgré mauvaise réputation, les «histoires de femmes mortes de douleur après la mort de leur mari », et de « filles excel¬ lentes ayant fait hauts mariages du fait de leurs qualités et savoir», celles-ci parfois «colloquées par leurs parents avec gens de lettres plus qu’avec riches», ont la préférence d’un auteur qui ne pouvait mieux faire, pour ache¬ ver sa vivante dissertation, que chanter les louanges de la «beauté religieuse». Le blason détaillé de sa propre femme, qui clôt l’ensemble, s’attache à toutes les parties du corps de celle-ci, du Poil au Front, Œil, Sourcil, Nez, Bouche, Joues et Oreilles, de l’Encolure au Menton, Gorge, Tétins, Bras, Mains et Ventre, sans oublier la Porte de la sor¬ tie des enfants, les Cuisses et les Fesses, le tout constituant un «Temple dédié à Vénus » et à la Renaissance. D. G. DE L'ABJECTION Essai de Marcel Jouhandeau (1888- 1979). Publié en 1939. Un essai sur le mal qui est l’un des plus beaux livres de Jouhandeau. Ce livre retrace un itinéraire spirituel qui va d’un « avant la Faute » à un éloge de l’Abjection. Ce qui a frappé Jouhan¬ deau : « Un homme qui aime un homme est perdu... Il se préfère à l’œuvre de Dieu, il préfère sa nature proprement hmtiaine à la nature divine.» Fatalité des règles morales et religieuses. Mais fatalité délicieuse : « Mon idée fixe, ma tentation perpétuelle, mon péché, c’est l’homme. L’homme est ma passion. L’homme est mon vice et ma vertu. » Éros, ici, c’est le démon travesti en homme. Jouhandeau conte, par bribes, ses souvenirs, ses plus anciens souvenirs. Sa première expérience est relatée avec la gravité qui convient à une expé¬ rience mystique. Il a alors huit ans « Il se découvrit devant moi, mais sans vul¬ garité, offrant à ma vue son corps et puis son sexe avec un respect et une émotion infinis, plutôt comme on pré¬ sente à l’adoration dangereuse de quel¬ qu’un une relique d’un autre monde, un fétiche rare, mystérieux, sacré, interdit qui vous étonne vous-même.» Ainsi, dès l’aurore, le mal revêt un caractère mystique. Une étrange trinité : « Dieu,
Demi-vierges (Les) / 131 lui et moi. » Porté « de façon maladive à la volupté », Jouhandeau tire de son intimité avec Eros une connaissance de l’abjection qui lui procurera l’extase : « Le Péché, l’amour du Péché, une cer¬ taine vocation au Péché, s’ils atteignent un certain degré d’ardeur, une violence irrésistible, sont le seul digne pendant de la Sainteté. » Mais beauté et volupté ne sont que les robes du démon. Jouhandeau le sait, et c’est le désespoir. P. R. DÉLICES SATYRIQUES Ce recueil de poésies gaillardes, publié en 1620, ne se distinguerait guère des nombreux *Cabinet et *Parnasse satyrique parus à la même époque, s’il ne contenait deux sonnets remarquables qu’un manuscrit autographe de Racan permet d’attribuer à Malherbe (1555- 1628). Dans le premier, l’auteur déplore l’ignorance où il fut tenu durant les quinze premières années de sa vie : « Ce n’était pas pourtant qu’une étemelle envie/Ne me fît désirer une si douce mort,/Mais le Vit que j’avais n’était pas assez fort/Pour rendre comme il faut une Dame servie. » En vain travailla-t-il ensuite «à regagner sa perte» : ce qui est perdu est perdu : «Ô Dieu ! je vous appelle, aidez à ma vertu :/Pour un acte si doux, allongez mes années,/Ou me rendez le temps que je n’ai pas foutu ! » Dans le second sonnet, les lieux communs de sa rhétorique servent à en célébrer d’autres qui, à l’en croire, le sont moins : « Sitôt que le sommeil, au matin, m’a quitté,/Le premier souvenir est du con de Nérée,/De qui la motte ferme et la barbe dorée/Esgalent ma fortune à l’immortalité. » Même en l’ab¬ sence de preuves matérielles, qui ne songerait ici à Malherbe? Cette mâle vigueur a des accents qui ne trompent pas. P. J. DEMI-VIERGES (Les) Roman de Marcel Prévost, de l'Acadé¬ mie française (1862-1941]. Publié en 1894. Marcel Prévost a lu Taine. Il a appris à fabriquer des romans qui se ressem¬ blent : Mademoiselle Jauffre (1889), les Demi-Vierges, les Vierges fortes (1900). Des romans épais qui se pas¬ sent dans la bourgeoisie cossue. Plus que Bourget, Prévost s’intéresse à ce qui se passe dans les lits des dames. Non par souci d’affirmer ses observa¬ tions psychologiques, ou de rompre avec l’hypocrisie de la classe par l’éro¬ tisme, mais tout simplement pour faire vendre. Prévost reste toujours convenable, trop convenable à notre goût. Le sujet des Demi- Vierges est le flirt, les liaisons qui n’en sont pas. Pour «ces chastes frôleuses dont le titre et la vêture de vierges rendaient les discours, les allures plus déconcertantes », le flirt seul est possible, la liaison au grand jour n’est pas admise. Au lieu de briser les carcans, Pré¬ vost, faux auteur dangereux, ne fait que les accentuer. La morale doit rester sauve. Mademoiselle Jauffre trompe son fiancé peu de temps avant son mariage. Naissance, puis mort d’un enfant adul¬ térin. Tout rentre dans Tordre. Le péché est effacé. Le «qu’en-dira-t-on» est toujours présent à l’esprit des séduc¬ teurs et des filles de bonne famille. Le souci des convenances, les préten¬ tions du psychologue masquent les rap¬ ports érotiques. L’érotisme de l’époque est honteux. Quand il se manifeste ouvertement, il est de mauvais goût. Les plaisanteries dites gauloises (très appréciées par les dames de l’époque) ou les traits de pseudo-érudition aga¬ cent : «Nos jeunes filles [...] ne servent plus toutes nues à la table des Médicis, elles n’oment pas leur cou d’emblèmes générateurs mais elles sont aussi savantes des choses de l’amour que ces Florentines ou ces Romaines. » L’éro¬ tisme de Prévost se limite aux digres¬ sions de ce type et à la description de la peau laiteuse, de la chevelure dénouée, des gorges des jolies femmes. Une peau bronzée pourquoi pas? La peau
132 / Des divinités génératrices des femmes est laiteuse en vertu des habitudes du public. Le cou est long et la chevelure est dénouée. Recette éprouvée. Vous ne ratez jamais la soupe. Tous les snobismes du temps sont accumulés, tous les clichés parfai¬ tement disposés. Les vierges de Prévost sont drôlement hypocrites ou fortement masochistes. Ce qui est certain néan¬ moins, c’est qu’elles sont très louches. Le titre Les Vierges louches eût convenu à merveille pour Les Demi- Vierges. Le succès de Marcel Prévost étonne le lecteur d’aujourd’hui qui imagine mal les mondaines du salon de Mme Strauss se pâmant autour de l’écrivain. Les modes changent. P. K. DES DIVINITÉS GÉNÉRATRICES ou Du culte du phallus chez les Anciens et les Modernes, par Jacques-Antoine Dulaure (1755-1835], savant ae l'époque révolutionnaire qui dut s'exiler jusqu'à la Restauration. Le livre, édité en 1805, fut condamné en 1825 et réimprimé à Paris en 1885. Il s’agit d’un véritable atlas des arts et coutumes religieuses ou folkloriques de type érotique à travers le monde. Si l’auteur dénonce «les abbayes qui sont des bordels», les prêtres dont le cabi¬ net particulier est recouvert de pein¬ tures obscènes, les évêques qui, à cer¬ taines époques, vendent aux prêtres le droit d’avoir des concubines (nombre d’entre elles assisteront au concile de Constance), les concubines de cha¬ noines qui s’entrebattent pour avoir la première place à l’église, il s’attache bien plus à démontrer que la conti¬ nence entraîne un désordre pire, et prend prudemment le parti des femmes stériles qui raclent religieusement le phallus d’une statue d’âne, cet animal traditionnellement consacré à Priape. Traitant d’abord de l’origine du culte phallique et des cultes du Taureau et du Bouc zodiacal, qui correspondent aux cycles religieux de l’équinoxe de prin¬ temps, Dulaure dresse une liste com¬ plète des dieux érotiques, d’Hermès à Bacchus et d’Osiris à Adonis. Il s’at¬ tache à comparer les cultes du phallus chez les Égyptiens, les Palestiniens, les Hébreux, salue en passant le Beel-Phé- gor des Moabites, puis explore tout le Proche-Orient, notamment la Syrie où le temple du Phallus à Hiérapolis dépassait en hauteur les tours de Notre- Dame de Paris, puis l’Inde du dieu Lingam, avant de s’attacher au monde gréco-romain, mais surtout à ses in¬ fluences dans le christianisme tradition¬ nel où il n’a nulle peine à reconnaître Priape sous les traits de saint Arnaud (dont les dévotes stériles soulevaient le tablier les jours de marché), mais aussi de saint Foutin, saint René, saint Grelu- chon, saint Regnaud et saint Guignolé. Les cultes priapiques, à travers les populations gauloises, espagnoles, ger¬ maines, suèves et Scandinaves, sans oublier les Slaves d’Esclavonie, per¬ mettent d’expliquer la permanence, parmi les populations chrétiennes de France, de l’emploi de gris-gris éro¬ tiques, amulettes ou racines phalliques de mandragore, de même que la pré¬ sence de nombreux symboles phalliques dans les églises. La patience explora¬ toire de l’auteur s’exerce de même sur les traditions secrètes des chrétiens d’Italie, notamment de ceux du royaume de Naples. Du « droit de cuissage » des évêques aux « congrès de village » après les noces, il se fait un jeu de démontrer que « nombre d’usages et religions des siècles passés égale ou surpasse en indécence le culte du Phallus » propre¬ ment dit. Fêtes des fous et sous-diacres, «processions composées de personnes en chemise ou entièrement nues », fla¬ gellations publiques ne sont en effet pas rares. En conclusion, Dulaure donne un savant résumé sur «l’origine, les progrès et les variations successives du culte du Phallus» avant de s’étonner, pour finir, de «l’étrange opinion des peuples» sur les différents moyens d’«accroître les vertus divines» du phallus ou d’« attirer les bienfaits de Priape». Cette énumération, dont «l’in-
Détraquées (Les) / 133 décence flatte sans doute la divinité», n’a pourtant garde d’oublier qu’il y a peu, l’on «vendait encore à cet effet de la chair humaine dans les mar¬ chés»... D. G. DES HERMAPHRODITES accouchemens des femmes et traitement qui est requis pour les relever en santé et bien élever leurs enfants. Traité publié à Rouen en 1612, réimprimé à Paris en 1880, où sont expliqués «les figures des laboureurs et vergers du genre humain, signes de pucelage, défloration et conception» par Jacques Duval, méde¬ cin de Rouen. La singularité du sujet, que personne n’avait jusqu’alors étudié si à fond et que l’auteur étend bien au-delà de ses limites naturelles, valut, au xvne siècle, à ce livre, une renommée assez grande que la naïveté et parfois la bizarrerie du style, les étonnants développements donnés à certains détails physiolo¬ giques lui ont conservée jusqu’à nos jours. Appelé à déposer à une commis¬ sion de dix jurés médecins réunie pour une affaire délicate de changement de sexe dans la ville où il exerçait, le pro¬ fesseur Duval prit fait et cause pour la victime qu’il sauva de la potence. En si bon chemin, il entreprit de réunir sur les androgynes ou les gynanthropes, intermittents ou non, une documenta¬ tion littéraire et fabuleuse qui nous vaut un panorama complet, dont l’extrava¬ gance égale parfois celle des médecins de Molière, non seulement de l’herma¬ phrodisme caractérisé mais de la science du xviie siècle quant aux normes et anomalies physiologiques des corps masculin et féminin. S’arrêtant volon¬ tiers sur l’apparition subite d’une dent d’or à un noble Polonais ou sur telle jeune fille qui avait des tuyaux de plume de cygne en place d’ongles, le professeur Duval, « mauvais grammai¬ rien mais brave homme», achève sa thèse par force recommandations à l’adresse des sages-femmes ignares ou négligentes dont la responsabilité, dans ces surprises que réserve parfois la nature, ne lui semble pas au-dessus de tout soupçon. D. G. DÉTRAQUÉES (Les) Pièce de Pierre Palau (1895-1966), repré¬ sentée le 19 février 1921 et publiée dans la revue Le Surréalisme même, n° 1, 1956. Nous sommes dans une institution pour jeunes filles, à la veille de la dis¬ tribution des prix. La directrice attend fébrilement la venue d’une jeune femme, Solange, qui lui a déjà rendu visite l’année précédente, à la même époque. Une des fillettes du pensionnat fait preuve d’inquiétude ; elle veut quitter à tout prix l’établissement avant la fin de l’année scolaire. Elle a écrit à une parente, la suppliant de venir la cher¬ cher sur-le-champ. Confrontée avec sa parente et la directrice, elle taira les motifs de son angoisse, et finira par se soumettre. Sa parente la quitte, l’aban¬ donnant aux forces obscures qui ne vont pas tarder à se déchaîner. Paraît Solange ; jeune, adorable et belle, avec «ce rien de déclassé que nous aimons tant », écrit André Breton. Une secrète complicité unit Solange et la directrice. Bientôt, un geste hâtif et indiscret qu’elle accomplit sur scène nous apprend que Solange est morphi¬ nomane. Or, il semble que quelque chose se soit déjà passé dans cette école, un an plus tôt, jour pour jour. La petite élève craintive, qui paraît obéir mysté¬ rieusement à l’appel des deux femmes, surgit dans la pièce où elles se trou¬ vent. L’acte suivant nous révèle que l’enfant a disparu, bien que nul ne l’ait vue quitter le domaine. L’alerte est don¬ née : une autre fillette avait disparu dans les mêmes conditions, l’année précédente, lors du dernier passage de Solange. On finira par découvrir dans une armoire le corps ensanglanté de la fillette, tuée, sans doute à coups de plume. La critique se déchaîna contre la pièce. Les Détraquées seraient pro¬ bablement tombées dans l’oubli si les
134 / Deux gougnottes (Les) surréalistes n’avaient vu dans cette œuvre une sublime et scabreuse tragé¬ die. Le point culminant des Détraquées est atteint lorsque la directrice de l’ins¬ titution, comme irresponsable, ouvre elle-même la porte de l’armoire conte¬ nant le cadavre, après que Solange, somnambule, eut traversé la pièce. Est- ce dans une crise de folie sexuelle périodique que la directrice a été entraî¬ née par son amie droguée, lesbienne et sadique ? Nous ne saurons jamais qui est Solange. Y. C. DEUX GOUGNOTTES (Les) Pièce de théâtre de Henry Monnier (1799-1877). Publiée clandestinement à Bruxelles par Poulet-Malassis en 1864. Le sous-titre précise : « Dialogues infâmes. Scènes réelles de la vie de nos mondaines.» C’est bien dans une relation entre convention sociale (donc censure des mots) et réalité vécue (revanche des mots) — autrement dit, entre Y ego et le id — que «l’action» (il y en a une !) se profile et se trame. Très rarement en vérité le dévoilement du moi jusqu’au ça fut montré aussi bien, de sorte que c’est toute hypocrisie qui est ici révélée (et peut-être suggé¬ rée nécessaire) — pas seulement certes la vie du grand monde ! La satire sociale existe, mais elle sert surtout de cadre. Car ces jeux sans doute ne peuvent être modulés dans tout leur registre, de la prétention à la pure politesse jusqu’à l’aveu absolu, qu’à certaines conditions, disons d’éducation formelle et de bien- être. Tout particulièrement on admirera l’itinéraire qui fait passer le lecteur (à défaut du spectateur) à travers des champs verbaux successifs. L’action, dit Monnier, se passe dans un théâtre des bords de la Loire, en 1860. Mme de Croisy va introduire, dans l’appartement qui leur est des¬ tiné, ses amies Mme de Frémicourt et Mme de Laveneur. Julie, la femme de chambre, va et vient, puis disparaît. Châtelaine et femme de chambre n’ayant de toute façon pour raison d’être que de peupler le décor, nous n’allons plus les voir ou entendre. À la seconde scène (qui à elle seule est en somme toute la pièce), Henriette de Frémicourt et Louise de Laveneur se déshabillent et se mettent au lit. Henriette de Frémi¬ court dit : « Il est certain, chère madame, que nous serons ici on ne peut mieux ; n’est-ce pas?» Et quelques dizaines de répliques, sonnant parfaitement juste, suivent l’assez long, l’indispensable chapelet des conventions échangées. Ensuite les dames en viennent à évo¬ quer les insuffisances de leurs maris, puis leurs amies de collège : transitions, amorces. On atteint la moitié de la pièce avant leurs caresses. La suite de ces caresses va de soi, mais, et c’est Louise qui parle la première (la citation donne une idée de ce qu’est toute la deuxième moitié de la «pièce», actes et paroles) : «C’est mon petit con, ma minette chérie, mon petit con. — Dis mon con, trésor, mon petit con !... — Ton petit con. — Donne ton bec pour te remercier, ton cher petit bec ! Dis-le encore, ce mot, si joli dans ta bouche : mon con... dis : mon con. — Ton con, mfon ange, ton bon petit con ! — Vou- drais-tu m’enfiler, mon petit homme? — Oui, oui, je t’enfilerais! — Que mettrais-tu dans mon con, en m’en¬ filant? — Mon machin. — Quel machin? Ou plutôt quelle machine? Son nom, je t’en prie, son nom, à la machine? Si je te le dis, le répéteras- tu ? — Tout de suite. — Ma pine. — Ta pine. » M. B. DÉVOTIONS DE MADAME DE BETHZA- MOOTH ET LES PIEUSES FACÉTIES DE MON¬ SIEUR DE SAINT-OGNON (Les) Conte à la manière de Voltaire publié en 1789 (ou 1787, mais cette première édition n'est pas certaine) par l'abbé Th. J. Duvernet (17301796), oui fut l'ami et le biographe du philosophe de Ferney. C’est l’histoire de la ruse par laquelle M. de Saint-Ognon réussit à ramener à la raison une jeune femme riche et jolie, mais détraquée par la dévotion, et
Diable au corps (Le) / 135 qui se refusait à son mari, M. de Vau¬ cluse, parce qu’il n’était pas dévot comme elle : c’est pourquoi elle préfé¬ rait se faire appeler Mme de Bethza- mooth. Saint-Ognon, donc, s’introduit auprès d’elle en jouant la dévotion, et surtout l’érudition biblique : il retrouve le nom de Bethzamooth dans les Livres sacrés, il invite sa dévote à admettre sans discussion, sous peine de se faire complice des philosophes, toutes les absurdités bibliques, le soufflet d’Osée, l’histoire de Thamar, etc. En fin de compte, entraînée par d’aussi pieux exemples, et par celui de Robert d’Ar- drissel qui couchait entre deux jolies religieuses pour s’assurer de sa vertu, Mme de Bethzamooth, après avoir ins¬ tallé chez elle son nouvel ami, l’invite à renouveler avec elle l’aventure du moine cistercien. Il en résultera natu¬ rellement un enfant et, du même coup, la réconciliation avec le mari et avec le monde : Mme de Bethzamooth, redevenue Mme de Vaucluse, ira à l’Opéra-Comique, puis aux théâtres des Boulevards, et y trouvera du plaisir. Le mari, qui avait d’ailleurs conclu un accord avec Saint-Ognon au préa¬ lable, lui en sera reconnaissant, et admettra fort bien qu’il lui fallait être cocu pour être heureux et content. Bref, ce petit roman est une des nom¬ breuses œuvres de la «contrebande» des Lumières, et il n’est pas indigne, par sa vivacité, son allégresse, et son contenu, de l’inspirateur et maître de l’abbé Duvemet. Y. B. DIABLE AU CORPS (Le) Dialogues d'Andrea de Nerciat (1739- 1800). Publiés en 1803. Cet ouvrage s’annonce comme étant l’œuvre posthume «du très recom¬ mandable docteur Cazzonè, Membre extraordinaire de la joyeuse Faculté Phallo-coïro-pygo-glotto-nomique », et qu’Andrea de Nerciat avait simple¬ ment préparé pour la publication. On se doute de l’artifice. Il s’agit de dia¬ logues érotiques d’une licence com¬ plète. L’action (elle n’est que dans la progression amoureuse) se passe un peu avant la Révolution, à Paris. On voit par là que Le Diable au corps précède Les *Aphrodites qui montreront « la société d’amour» prendre ses quar¬ tiers à la campagne lors des convul¬ sions révolutionnaires. Parmi les acteurs de ce délire physique, il faut citer la marquise, « une superbe brune », qui est au centre ; la comtesse de Mottenfeu, un « laideron », mais qui est « piquante » ; Philippine, «soubrette matoise»; un âne; l’abbé Boujaron; Hector, qui est «Adonis par-devant, Ganymède par- derrière » ; le Tréfoncier, célèbre par son «libertinage d’officier» et ses «caprices de prélat». Voilà, avec plusieurs autres, moins notoires, mais tout aussi pitto¬ resques, les membres de la société. Il y a, dans ce livre, comme dans Les Aphrodites, un vocabulaire singulier. Sodomiser se dit « florentiner » ; le pen¬ chant antinature se dit aussi «loyoli- ser», en hommage aux vertus de la Sainte Compagnie. Il serait trop long de tout citer. Mais il faut se souvenir de ce que Baudelaire écrivait en songeant à l’utilité des livres de Nerciat : que « la Révolution a été faite par les volup¬ tueux». Puis il jette, dans son carnet, quelques notes importantes : « Les livres libertins commentent et expliquent la Révolution. — Ne disons pas : “Autres mœurs que les nôtres”, disons : “Mœurs plus en honneur qu’aujourd’hui”. — Est-ce que la morale s’est relevée ? Non, c’est que l’énergie du mal a baissé. Et la niaiserie a pris la place de l’esprit. — La fouterie et la gloire de la fouterie étaient- elles plus immorales que cette manière moderne d’“adorer” et de mêler le saint au profane? — On se donnait alors beaucoup de mal pour ce qu’on avouait être bagatelle et on ne se damnait pas plus qu’aujourd’hui. Mais on se damnait moins bêtement, on ne se pipait pas. » Il faut ajouter encore que cet ouvrage est d’un style dont l’aisance est remar¬ quable. Cet ensemble de dialogues est attrayant au possible. H. J
136 / Diaboliques (Les) DIABOUQUES (Les) Recueil de nouvelles de Jules-Amédée Barbey d'Aurevilly [1808-1889). Publié en 1874. Cet ouvrage constitue autant de varia¬ tions sur la passion amoureuse, celle-ci menant aux plus sanguinaires extrava¬ gances. Le lyrisme y paraît moins que dans les romans de l’auteur, tandis que le cynisme — que dément la furie des aventures rapportées — s’y marque davantage, s’adaptant mieux que l’exal¬ tation aux exigences de la nouvelle. « Le Rideau cramoisi » conte la liaison clandestine d’un sous-lieutenant de dix-sept ans avec la fille de ses logeurs, taciturne et provocante. Elle s’introduit dans sa chambre et se donne à lui sur un canapé de maroquin qui «se mit à voluptueusement craquer sous son dos nu». Albertine, impassible le jour, la nuit se révèle frénétique. Un soir qu’elle est plus «silencieusement amoureuse que jamais», elle succombe durant une étreinte. Son partenaire croit à un excès de plaisir; confronté à l’évidence, il s’enfuit. Dans «Le Plus Bel Amour de Don Juan», l’amant d’une femme aussi téméraire que «maladroite aux caresses» fascine sans le savoir la fille de sa maîtresse qui, pour s’être assise sur le siège qu’il vient de quitter, s’imagine enceinte: «Dans ce fau¬ teuil.. . Oh ! Maman !... c’est comme si j’étais tombée dans du feu.» C’est un assassinat impuni que relate «Le Bonheur dans le crime». Un homme place son amante Hauteclaire femme de chambre près de sa femme afin de l’empoisonner. «Il devait y avoir de fameuses jouissances dans ce concubi¬ nage caché avec une fausse servante », à la beauté sensuelle et puissante de «panthère humaine». L’épouse dispa¬ rue, le couple se marie et vit dans la félicité. Cette histoire est plus immorale qu’érotique à un enlacement près : «... le temps de boire, sans s’interrompre et sans reprendre, au moins une bouteille de baisers ! ». «Le Dessous de cartes» traite encore de meurtre — double infanticide. D’Aurevilly s’étend sur «le bonheur de l’imposture», thème qui revient fréquemment dans Les Diabo¬ liques. Piment du secret, comédie jouée à la société « dont on se rembourse les frais de mise en scène par toutes les voluptés du mépris». Le salon, très fleuri, de Mme du Tremblay «asphyxie comme une serre». Elle-même m⬠chonne obstinément « avec une expres¬ sion idolâtre et sauvage» les résédas de ses caisses. Herminie de Tremblay, sa fille, s’éteint, sans doute assassinée par sa mère qui en est jalouse. Quand Mme de Tremblay décède un peu plus tard, les fameuses plantes sont dépo¬ tées et l’on découvre le cadavre d’un nouveau-né. Ici comme précédemment, la singu¬ larité domine, les nouvelles suivantes étant plus érotiques. «À un dîner d’athées » relate la folie d’un jaloux qui cachète avec « le pommeau de son sabre qu’il enfonçait dans la cire bouillante» une femme infidèle, laquelle pousse un «cri sorti comme d’une vulve de louve ». La martyrisée, fort séduisante, coïhbinait étrangement la pudeur et la volupté : «jusque dans la femme vain¬ cue, pâmée, à demi morte, on retrou¬ vait la vierge confuse, avec la grâce toujours fraîche de ses troubles et le charme auroral de ses rougeurs... » Le dernier texte, «La Vengeance d’une femme», est précisément aurevillien. Pour se venger de son mari, l’épouse d’un grand d’Espagne décide de se prostituer. Le héros va chez celle qu’il croit «une fille à cent sous». Elle revêt une toilette transparente qui allie « Y osé de la chair avec le génie et le mauvais goût d’un libertinage atroce». Elle se donne au visiteur avec «une hennis¬ sante ardeur» et l’enivre «jusqu’au délire». Il suppose un caprice puis soupçonne qu’il est là «pour le compte d’un autre ». La fille avoue : le duc de Sierra Leone avait étranglé l’homme qu’elle chérissait platoniquement et jeté son cœur aux chiens : «Un baiser
Dictionnaire érotique latin-français / 137 déposé par lui sur une rose, et repris par moi, me faisait évanouir.» La duchesse-putain meurt rapidement, «cariée jusqu’aux os» et, selon son vœu, l’inscription Fille Repentie suit sur sa tombe la mention de ses titres nobiliaires. L’érotisme de Barbey d’Au¬ revilly, qui, dans ses romans, s’intégre à de longues descriptions de paysages, de cadres ou d’attitudes sans se dis¬ socier d’une recherche d’atmosphère, s’exprime ici par de brèves observa¬ tions émises sur le ton d’un constat. L’abondance de ces notations varie d’un récit à l’autre, mais la férocité l’emporte enfin sur l’érotisme, à moins qu’elle n’en soit une catégorie. F. S. DIALOGUE ENTRE UN PRÊTRE ET UN MORI¬ BOND par Donatien-Alphonse-François de Sade (1740-1814). Composé à Vincennes pendant l’été 1782, le dialogue faisait partie d’un cahier manuscrit qui fut publié pour la première fois par Maurice Heine en 1926. On ne sait s’il s’agit d’une copie d’un manuscrit antérieur ou d’un pre¬ mier jet. Quoi qu’il en soit, le texte du cahier, d’«une écriture ferme, nette, peu raturée», selon Maurice Heine, offre une des déclarations les plus irré¬ ductibles de l’athéisme sadien. L’auteur y précise des théories qu’il développe dans ses autres ouvrages. Il y dénonce une fois encore la tyrannie séculière de l’Église, une spoliation de la créature en faveur d’un créateur hypothétique, une déviation historique qui outrage la nature et, avec elle, la liberté de l’in¬ dividu et le «principe de plaisir» qui fonde, dans la théorie sadienne, la réa¬ lité de l’homme. Le moribond qu’un prêtre vient confesser est un libertin. Il n’a jamais eu de cesse que de satisfaire son corps, là où le prêtre lui propose les satisfac¬ tions futures de la divinité. Son refus, plus encore que par une argumentation, se traduit par la proposition faite au prêtre de partager les plaisirs qu’il s’est organisés pour ses derniers instants. Qu’on en juge par la fin du dialogue : «Renonce à l’idée d’un autre monde, il n’y en a point ; mais ne renonce pas au plaisir d’être heureux et d’en faire en celui-ci. Voilà la seule façon que la nature t’offre de doubler ton existence ou de l’étendre... Mon ami, la volupté fut toujours le plus cher de mes biens ; je l’ai encensée toute ma vie, et j’ai voulu la terminer dans ses bras : ma fin approche, six femmes plus belles que le jour sont dans ce cabinet voisin, je les réservais pour ce moment-ci ; prends- en ta part, tâche d’oublier sur leurs seins, à mon exemple, tous les vains sophismes de la superstition, et toutes les imbéciles erreurs de la supersti¬ tion. » Sade résume ainsi le dialogue : « Le moribond sonna, les femmes entrè¬ rent, et le prédicant devint dans leurs bras un homme corrompu par la nature pour n’avoir pas su expliquer ce que c’était que la nature corrompue. » C. F. DICTIONNAIRE ÉROTIQUE LATIN-FRANÇAIS par Nicolas Blondeau (xvme siècle). Publié en 1885. Nicolas Blondeau, avocat au Parle¬ ment, censeur des livres et inspecteur de l’imprimerie de Trévoux, ne publia jamais son dictionnaire, qui fut édité bien après sa mort par François Noël, inspecteur général de l’Université. Les fonctions de l’auteur et de l’éditeur pourraient laisser supposer un ouvrage austère ; il n’en est rien. Certes, ce dic¬ tionnaire est l’œuvre d’un érudit, mais qui se plaît, après quelques coquetteries morales et autres pudeurs, à émailler son ouvrage de notes libertines, comme celle-ci : « Badas, ae, am : qui se laisse métamorphoser en fille, qu’on emploie pour fille.» Une petite note discrète renvoie en bas de page, où l’on peut lire : « Par une erreur bien volontaire. » L’ouvrage se divise en deux parties; l’une est la stricte traduction lexicale des mots érotiques latins, l’autre est constituée des notes qui accompagnent, en bas de page, les définitions. Les
138 / Dictionnaire érotique moderne notes renferment quelques récits d’aven¬ tures libertines célèbres dans l’Anti¬ quité ou suggèrent du bout de la plume quelques fantaisies érotiques. L’ou¬ vrage, enfin, est précédé d’un essai sur la langue érotique qui, avec force réfé¬ rences aux grands auteurs et tout en gardant une dignité bien académique, s’amuse à prouver l’utilité d’un tel ouvrage. A. R. DICTIONNAIRE ÉROTIQUE MODERNE par Alfred Delvau, professeur de langue verte (1825-1867]. Ouvrage condamné à la destruction dans sa première édition de 1864 par le Tribunal correctionnel de la Seine en juin 1865, et tenu par cer¬ tains comme l'oeuvre la plus remar¬ quable de son auteur, les autres y voyant l'ouvrage «le plus froidement immonde qui existe». Une réimpression eut lieu à Bâle. « S’entrouducuter», ou même le plus courant «aller se faire foutre», autant de vocables et locutions de la langue vulgaire quotidienne qui pourraient res¬ ter de l’hébreu pour les étrangers, si des « esprits supérieurs et francs de col¬ lier» comme Delvau ne s’attachaient pas à la mise à jour de lexiques, ici véritable dictionnaire, qui «suppléent aux défaillances du Dictionnaire de l’Académie» (alors en sa sixième et dernière édition). De son propre aveu «Saint-Vincent-de-Paul des nombreux mots orphelins qui grouillent dans le ruisseau» — le style gaillard n’excluant pas l’esprit chaste —, l’auteur part du principe que ce qui se dit doit pouvoir s’écrire, et que ce qui peut s’écrire doit pouvoir se dire même devant les jeunes filles. «À langue châtrée, peuples cas¬ trats», telle est sa devise; «Où sont nos couilles du temps jadis ? », l’envoi de sa ballade protestataire. « Nous rou¬ gissons pudiquement», poursuit l’auteur dans son introduction, «jeunes vierges à barbe qui reprochons, si maladroite¬ ment, aux Anglais leur fausse pudeur, nous rougissons aux grossièretés de Rabelais» comme ils rougissent, «ces pucelles à favoris rouges, de leur Sha¬ kespeare ». Telle était la situation avant que Delvau ne vînt. Et de fait si certaines expressions telles qu’«abbayes de s’offre à tous», «accorder sa flûte», «avoir les talons courts» ou «agacer le sous-préfet» laissent aisément deviner leur signifi¬ cation, il est préférable pour le lecteur inexpérimenté de se laisser conduire par le franc guide et rédacteur de l’ou¬ vrage, pour lequel les «asperges à la sauce blanche», les «batailles de Jé¬ suites», le «cliquetage» et le «coco¬ tier» sont l’occasion de libérer sa verve de savant. Qu’on se «balance le chi¬ nois», qu’on se «coupe la mèche» ou qu’on «danse à plat» avec une «cou¬ sine des vendanges», l’expression sinon le fait a passé le cap de la révolution industrielle et serait comprise de nos jours, mais quant à se «dépenser les côtelettes», prendre «la diligence de Lyon», «écraser ses tomates», faire la «carpe», le «chapeau», la «patte d’araignée» ou le «tire-bouchon amé¬ ricain», le glossaire d’Alfred Delvau répond à son objet de trésor de mots rares, maintenus en vie grâce à des explications dont la clarté ne le cède qu’au goût de l’auteur pour les détails croustillants. C’est ainsi que l’« Oraison jaculatoire» le dispute à l’«Ouverture divine» et que, rompu aux «chemi¬ nements à la prussienne», le lecteur prendra connaissance des secrets du «tirliberly» et saura de surcroît ce qu’«avoir de la voix» veut dire, ou simplement que « faire des yeux blancs » n’est pas le plus sûr moyen de gagner son paradis. D. G. DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE ET AUTRES ŒUVRES de François-Marie Arouet, dit Voltaire (1694-1778). Accréditer le libertinage sur la répu¬ tation d’un homme dont un portrait moderne reste encore à inventer, serait une gageure si le goût du labyrinthe et de la contradiction n’était au centre
Dictionnaire philosophique et autres œuvres / 139 d’uné œuvre que d’aucuns jugent, avec d’autres raisons, comme une voca¬ tion à démanteler les idées reçues, sans jamais s’exposer systématiquement dans le «théorisme» qu’on attend du xvme siècle. Pour Voltaire, le person¬ nage et l’habit ont leur importance. Ce n’est pas tellement une conception du corps ou de la liberté de l’homme dans ses passions qui prévaut, mais des «cas», des «occasions» dont il faut tenter, à travers l’œuvre, de conjuguer les correspondances ou les discordances. Si l’on excepte *La Pucelle (1755), quelques poèmes érotiques assez pâles, le libertinage voltairien (puisqu’il faut ainsi l’appeler) court en filigrane dans tous les genres abordés par l’ency¬ clopédiste. De Zadig aux essais histo¬ riques (Essai sur les mœurs, 1756), des Lettres philosophiques (1733) au Dic¬ tionnaire philosophique (1764), sans oublier les innombrables lettres adres¬ sées à des femmes, maîtresses ou amies, Du Châtelet ou Mme Denis sa nièce; un «pot-pourri» où l’amour est abordé aussi bien que la religion, la politique autant que la chimie. De telle sorte que la répétition des thèmes, les variations incessantes sur des points qui, de loin, semblent identiques, introduisent à un univers plus secret qu’il ne semble. On l’a dit, Voltaire se cache. Il parle en son propre nom et c’est d’un autre qu’il parle. Il s’avoue le mieux lors¬ qu’il se déguise. Bref, il n’est nulle part et tout portrait érotique de l’œuvre devient une esquisse mouvante, contra¬ dictoire, où l’humour de l’auteur se joue plus que tout autre des « générali¬ tés de philosophe ». En 1713 (Voltaire a dix-neuf ans), il fait scandale par son libertinage dans le salon de Mme d’Osseville. En même temps il projette les sages alexandrins de La Henriade. C’est le même qui, en 1760, prend la défense d’un jeune homme bastonné chez une veuve légère par le curé de Moens, près de Femey où le patriarche (comme on commence à l’appeler) vit le parfait amour avec sa nièce, Mlle Denis. En 1772, à Paris, on s’étonne de ses ébats amoureux avec Mlle de Saussure ; Voltaire dément fai¬ blement... S’il lui arrive de frôler le scandale, il brouille les pistes, il donne des versions contradictoires, il se répond à lui-même après avoir eu le soin de s’attaquer, à la fois libertin et censeur, homme de cour et philosophe, scep¬ tique et théiste, et même, devrait-on dire, en même temps. C’est aussi qu’il n’y a rien de moins naturel que la nature dont se réclame Voltaire. Il déteste dans Rousseau le sentimentalisme du «bon sauvage». Il redoute toute spon¬ tanéité passionnelle. Pourtant il s’en¬ flamme, il sait «mourir d’amour». Mais cela ne dure pas. Le lendemain (ou presque), il raisonne sur ses folies de la veille. Quitte à recommencer le jour suivant. Et ceci aussi naturellement que si c’était la première fois. Dès lors, la réflexion amoureuse de Voltaire se res¬ sent de ce que René Pomeau a appelé son « nervosisme ». Les fluctuations sont telles qu’on peut douter qu’il ait connu une grande passion. Et pourtant! Cet homme sait nier les évidences amoureuses avec tant de chaleur qu’on suspecte sa bonne foi. Entre ce qu’il dit et ce qu’il fait, existe toujours une secrète connivence, une «pratique dérobée» qu’il avance avec ironie, niant ce qu’il propose ou démon¬ trant à la perfection ce qu’il condamne autre part d’un mot. Insaisissable dans sa dialectique, il l’est de la même façon qu’il se vit. Et le «superficiel» qu’on lui a si souvent reproché semble mieux correspondre à ce vide intérieur qu’il fut l’un des seuls à cerner au xvme siècle. D’ailleurs la «machine humaine» l’in¬ téresse plus que ses raisons. Et s’il retrouve les raisons, c’est encore pour démonter la machine. Le cercle est sans fin (comme on sait) et la roue ne cesse de tourner. La même roue, sur tout terrain. D’une telle tendance, maté¬ rialiste avant la lettre, Voltaire se défend avec acharnement. Il est théiste, il le répète. Il pourfend les athées comme il
140 / Dictionnaire philosophique et autres œuvres dénonce l’«infâme». Les passions humaines relèvent de la mécanique au même titre que ce Dieu géomètre qu’il décrit à peine moins laborieux que le tailleur qui ajuste sur son habit une doublure adéquate. Bref, raisonnant bien, il devient sacrilège, et sacrilège, il prêche la religion. Surtout, il ne fait aucune différence. Dans un siècle plus scolastique qu’on l’a cru, il ramène au même plan, il confond sciemment, il abolit sans mystère, il se veut lui-même. Et qui est-il ? Un animal pensant — à peine pensant, comme il le dit. Spon¬ tané et raisonneur, raisonnant sur la spontanéité, spontanément, selon une grammaire qui n’appartient qu’à lui : une contestation qui est plus dans le style que dans le fond, et qui, par là, détruit les mythologies de la profon¬ deur pour retrouver une « surface », un «art de vivre» dont on ne peut lui dénier quelque apparence. Mécanique amoureuse, ajouterons-nous? Mais le sarcasme n’est pas aussi clair (voir La *Pucelle). Dans le Dictionnaire philosophique (1764), plusieurs définitions sont don¬ nées de l’amour, qui méritent un recou¬ pement. L’ordre adopté par l’auteur ne laisse pas d’être signifiant : tout d’abord Y amour, puis Y amour de Dieu, Y amour- propre, enfin Y amour socratique. Et que dit Voltaire au début de son pre¬ mier article? «Il y a tant de sortes d’amour qu’on ne sait à qui s’adresser pour le définir. On nomme hardiment amour un caprice de quelques jours, une liaison sans attachement, un senti¬ ment sans estime, des simagrées de Sigisbé, une froide habitude, une fan¬ taisie romanesque, un goût suivi d’un prompt dégoût : on donne ce nom à mille chimères.» Plus loin: «Veux-tu avoir une idée de l’amour? Vois les moineaux de ton jardin, vois tes pigeons, contemple le taureau qu’on amène à la génisse, regarde ce fier cheval que deux de ses valets conduisent à la cavale pai¬ sible qui l’attend, et qui détourne sa queue pour le recevoir [...] et songe aux avantages de l’espèce humaine; ils compensent en amour tous ceux que la nature a donnés aux animaux, force, beauté, légèreté, rapidité. » Et que nous dit Voltaire de ces avantages ? « Comme les hommes ont reçu le don de per¬ fectionner tout ce que la nature leur accorde, ils ont perfectionné l’amour. La propreté, le soin de soi-même, en rendant la peau plus délicate, augmente le plaisir du tact, et l’attention sur la santé rend les organes de la volupté plus sensibles. Tous les autres sentiments entrent ensuite dans celui de l’amour, comme des métaux qui s’amalgament avec l’or: l’amitié, l’estime viennent au secours; les talents du corps et de l’esprit font encore de nouvelles chaînes.» Si bien que, pour Voltaire, ce qui différencie l’homme de l’ani¬ mal, c’est (avec ou sans jeu de mots?) Y amour-propre. Ce qui n’empêche pas le même auteur de le condamner, à l’article «amour-propre», pour le réha¬ biliter un peu plus loin comme le « seul instrument de notre conservation». Pour d’autres raisons Y amour de Dieu est aussi dangereux : « Les disputes sur L'amour de Dieu ont allumé autant de haines qu’aucune querelle théolo¬ gique [...]. C’est par ce même entraîne¬ ment que le fils d’un procureur de Vire trouve dans une douzaine de phrases obscures d’un livre imprimé dans Am¬ sterdam, de quoi remplir de victimes tous les cachots de France ; et à la fin il sort de ces cachots mêmes un cri dont le retentissement fait tomber par terre toute une société habile et tyrannique fondée par un fou ignorant.» Sade n’aurait pas démenti... Pourtant c’est encore ce que Voltaire appelle Y amour socratique qui attire les plus longs développements. Le sujet n’est pas facile. Il y faut quelque précaution. La forme interrogative prend ici toute son ampleur. Voltaire condamne apparem¬ ment, mais s’interroge en fait de telle façon qu’on ne sait si l’éloge ne voile pas chaque phrase. D’ailleurs l’article «amitié» où il est dit «que l’on sait
Dictionnaire philosophique et autres œuvres / 141 qu’il a été peu fréquenté» est assimilé aux tendances platoniciennes. Ce qui peut surprendre lorsque l’on connaît la vie intime de Voltaire. Ce qui surprend moins si l’on sait la place tenue par l’amitié dans ses aspirations et les déceptions qu’il encourut pour ce reste de naïveté. En fait, Voltaire s’applique, chaque fois, à briser la résonance, à déjouer le danger. L’émotion à laquelle il n’échappe pas, tourne à l’ironie amère. Plus qu’il ne déteste, il se méfie du primitif, du passionnel. Il dénonce l’«homme sentimental», il récuse l’apo¬ logie de la passion prononcée par Dide¬ rot. L’homme, répète-t-il, est un animal qui pense. D’où des combinaisons plus complexes, plus dangereuses, dont il faut se méfier, sans pour cela y renon¬ cer. Tout Voltaire est dans cette modu¬ lation. Il accepte de se laisser abuser jusqu’au moment où le plaisir le menace, où le désir devient besoin; alors il coupe, il rompt, « passer outre » devient la vertu cardinale de l’huma¬ nisme : ainsi l’on ne risque pas d’ou¬ blier que les hommes ne songent qu’à leurs intérêts et à leurs plaisirs. Sur¬ tout lorsque l’intérêt domine le plaisir. Comme le besoin domine le désir. Enfin, si Voltaire n’innove pas dans le domaine de l’amour, il en tire des conséquences suffisamment souples pour ne pas heurter son siècle. Ou plutôt, sans tirer des conséquences extrêmes (comme Sade, mais aussi Diderot l’ont fait) il désigne, il égra¬ tigne, il écarte au détour d’une phrase toute la sottise des «faiseurs de géné¬ ralités». Il se moque et il s’indigne comme on le fait d’une chose saugre¬ nue que décrirait, selon Mme de Staël, un «être d’une autre nature que nous, indifférent à notre sort, content de nos souffrances, et riant comme un démon, ou comme un singe, des misères de cette espèce humaine avec laquelle il n’a rien de commun». Mais c’est encore le cliché... Ce que chacun croit reconnaître en Voltaire. Ce qu’il n’est pas, tout en jouant le jeu. À l’article « Déjection » du Dictionnaire philosophique se trouve une remarque qui fera fortune un siècle plus tard : «Ne nous étonnons pas que l’homme, avec tout son orgueil, naisse entre la matière fécale et l’urine, puisque ces parties de lui-même, plus ou moins éla¬ borées, plus souvent ou plus rarement expulsées, plus ou moins putrides, déci¬ dent de son caractère et de la plupart des actions de sa vie. » Toüt dépend de l’humeur, et elle-même n’est qu’une stratégie du corps que la médecine explique mieux que la philosophie. Reconduire l’homme à l’animal, c’est d’abord se défier de l’homme au nom d’un animal bien plus parfait, et par là replacer l’homme à un juste niveau où est repris par un biais imprévu le thème pascalien : pour avoir voulu faire l’ange, il fait la bête. Voltaire préfère la bête qui fait l’homme. Et peut-être surtout la tête. Mais avec un corps dont il s’agit à tout instant d’affirmer les fonc¬ tions, quelles qu’elles soient. Si le scep¬ ticisme amoureux a pour corollaire le libertinage, c’est qu’il est aussi une épreuve de la liberté. Il n’est pas jus¬ qu’aux «grands hommes» qui doivent la subir. Et c’est presque toujours le meilleur d’eux-mêmes qui s’y révèle. Qu’on en juge par un extrait de Y Essai sur les mœurs où Voltaire reproche à Bayle sa méconnaissance, à l’article «Henri IV», d’un certain plaisir de vivre qui fait aussi les bons rois : « Bayle, écrit-il, commence son article de Henri IV par dire que, “si on l’eût fait eunuque, il eût pu effacer la gloire des Alexandre et des César”. Voilà de ces choses qu’il eût dû effacer de son dictionnaire. Sa dialectique même lui manque dans cette ridicule supposition : car César fut beaucoup plus débauché que Henri IV ne fut amoureux, et on ne voit pas pourquoi Henri IV eût été plus loin qu’Alexandre. Bayle a-t-il prétendu qu’il faille être un demi-homme pour être un grand homme ? Ne savait-il pas, d’ailleurs, qu’une foule de grands capi-
142 / Dieu des corps (Le) taines a mêlé l’amour aux armes? De tous les guerriers qui se sont fait un nom, il n’y a peut-être que le seul Charles XII qui ait renoncé absolument aux femmes; encore a-t-il eu plus de revers que de succès. Ce n’est pas que je veuille, dans cet ouvrage sérieux, flatter cette vaine galanterie que l’on reproche à la nation française; je ne veux que reconnaître une très grande vérité : c’est que la nature, qui donne tout, ôte presque toujours la force et le courage à ceux qui sont dépouillés des marques de la virilité, ou en qui ces marques sont imparfaites.» Et Vol¬ taire conclut : «Tout est physique dans toutes les espèces : ce n’est pas le bœuf qui combat, c’est le taureau.» Telle pourrait être la maxime finale. On comprend que Voltaire ait eu quelques raisons de s’en méfier... C. F. DIEU DES CORPS (Le) Roman de Jules Romains, pseudonyme de Louis Farigoule (1885-1972). Publié en 1928. Dédaigneux de leur faire la cour, dédaigneux de leur conversation, le héros passe de femme en femme, n’éli¬ minant que les moins valables, comme aux conseils de révision. Pourtant, lors¬ qu’il rencontre Lucienne, il n’a d’autre envie que de l’épouser. Au soir des noces, ému et légèrement inquiet, il essaie de rassurer la jeune fille. Mais celle-ci aborde l’amour physique avec une joie grave. Elle dénude ses seins qu’il couvre de baisers adorateurs. Le lendemain, c’est tout son corps qu’elle offre à sa vibrante adoration, tandis qu’elle découvre son corps d’homme par des caresses pudiques et auda¬ cieuses. Le plaisir vient aussitôt. «À peine l’avais-je pénétrée qu’un son ivre sortit de sa gorge, un jaillissement long, égal, qui tenait du cri et du souffle, du roucoulement et du hurlement. » Si, par son initiation, il s’efforce de transfor¬ mer cette «vierge exaltée» en une bonne «épouse sensuelle», c’est sou¬ vent elle, et dès le début, qui le guide et l’attire avec assurance. «J’adorais non seulement la chair de Lucienne mais ses volontés, ses inspirations.» Dans leur bonheur complet, l’union des corps est «mystère grandiose» et «achève¬ ment d’un rite d’adoration mutuelle». Ils instaurent, dans leur « royaume char¬ nel », une « espèce de religion sexuelle » qui va bien au-delà de la technique du plaisir et s’y oppose même. Ce rite qui se répète tous les après-midi lui devient tellement merveilleux et essentiel qu’il se sent lié, qu’il accepte et désire son esclavage. L’ensemble forme un bel hymne à la découverte et à l’union cor¬ porelle, ainsi qu’un hymne à la femme à laquelle l’homme voue un culte. Cet amour est protégé, plus qu’il n’est limité, par la légalité du mariage, car la société approuve et «l’assemblée hale¬ tante jouit avec vous ». Il est regrettable que des formules un peu creuses soient parfois énoncées sur un ton grandilo¬ quent. Ainsi, le désir et l’amour «au- delà des idées personnelles, vont remuer les grandes pensées ardentes qui se réservent au fond de l’homme com¬ mun », pseudo-philosophie qui gâte l’enthousiasme spontané et chaud du ton général. Il est tout aussi regrettable que l’introspection du «journal intime» se fasse avec une complaisance dont les constantes critiques ne sont que le symptôme. Il reste un accent vrai, lors¬ qu’il n’a pas besoin de se vouloir tel, et l’expression d’un confiant espoir en une réussite physique du couple, à peine altéré par la nécessité de séparations et la constatation que la vie n’est pas un étemel voyage de noces. Commencée avec Lucienne (1922), cette histoire d’un couple se prolonge et se magnifie dans Quand le navire (1929), troisième volet de la trilogie Psyché. Une séparation imposée par les circonstances met fin à l’existence char¬ nelle où Pierre et Lucienne vénéraient la divinité même de leur amour. Or, vécue de part et d’autre comme un into¬ lérable défi, l’absence unit le couple, au cours d’une troublante expérience
Dinah Samuel / 143 d’érotisme parapsychique qui ampli¬ fie les effets de la télépathie naguère décrits par Farigoule dans son essai sur La Vision extrarétinienne et le sens paroptique (1920). X. G. DIEU DES MOUCHES (Le) Roman de Frédérick Tristan, pseudo¬ nyme de Jean-Paul Baron (né en 1931). Publié en 1959. Ce roman est, en fait, le journal intime d’une jeune femme, Elisabeth, que son époux, Alexandre, délaisse volontairement afin d’accroître son désir. Enfermé dans une sombre de¬ meure, pareille à un cloître, le couple va lentement s’enfoncer dans une rigou¬ reuse folie, accompagné en cette des¬ cente aux enfers par deux domestiques, âmes damnées du Maître. Jour après jour, Élisabeth raconte son existence plus proche du rituel et du théâtre que de la vie ; mais peut-être habitons-nous déjà chez les morts? Souvent comparé à *Histoire d ’O, ce récit est, en vérité, à l’opposé de celui de Pauline Réage. Rien n’y est dit. Tout est suggestion. L’érotisme n’en est que plus exacerbé, et d’une violence voilée qui fit songer aux *Liaisons dangereuses et à La Chute de la maison Usher. En ce roman, l’auteur a réussi la jonction entre don Juan et Faust au niveau de notre culture profondément profanée. L’Occident ne serait-il rien d’autre qu’un spasme iro¬ nique? Le conquérant Alexandre en proie à l’amour d’une jeune fille, ce n’est peut-être que la revanche de la Tour de Babel... Éros, ici, est Onan. Y. C. DINAH SAMUEL Roman de Félicien Champsaur (1858- 1934). Publié en 1882. Qu’est-ce que l’amour? Que vaut- il? Que représentent les femmes pour l’homme? C’est ce que Champsaur peint de couleurs épaisses, légèrement criardes, c’est ce qu’il analyse d’une plume classique et agréable, c’est ce qu’il raconte abondamment à travers une romanesque histoire. Un jeune poète voit un jour Dinah Samuel, la grande actrice juive à la voix d’or, crier sur scène les douleurs chamelles de Phèdre. Dans son élan, elle lève le bras, mon¬ trant une touffe de poils, qui, «sou¬ daine évocation de la bête », révèle sa « femellerie intime ». Construisant tout un idéal d’amour, d’élégance, d’intelligence, de supério¬ rité autour de ce détail fétichiste, le jeune homme devient follement amou¬ reux de Dinah à laquelle il dédie de pompeux poèmes, assortis d’une grande déclaration d’amour. Ce soir-là, l’ac¬ trice l’éconduit après un baiser, puis s’endort dans les bras de son amie, Alice. Celle-ci est son véritable sosie et, quand le héros la rencontre, il est «assez lâche» pour la désirer comme un substitut. Il joue avec perversité de la ressemblance des deux femmes, pui¬ sant dans cet artifice un aliment pour ses frissons. Au demeurant, Alice est une «jolie petite jument simple et ner¬ veuse, bien douée, une cocotte sub¬ tile». Ne nous étonnons pas qu’il parle avec ce mépris et cette vulgarité. Il n’y a pour l’homme, à côté de la sublime déesse, que des grues avec lesquelles il se montre «insolent et commun». Ainsi dit-il à une fille : « Je me suis approché de toi, car j’ai la vue basse avec les jolies filles comme toi. » Ces femmes sont là pour la distraction et la jouissance. Cependant il aimera une autre juive d’un amour de cœur et d’un désir violent qui le rend ivre et le hante. Quelle place tient encore Dinah, bien des années après, dans l’esprit et les sens de cet homme qui est devenu un riche banquier? Il sait que la passion est égoïste. «Nous adorons une femme pour nos plaisirs. La femme est la maladie de l’homme.» Il n’a pas renoncé à conquérir Dinah et, un soir, elle s’abandonne. Il voit alors le car¬ min, le blanc, le kohol qui fondent sur son corps maigre, révélant les rides. « Elle se traitait comme une aquarelle. » Qu’elle doive recourir à tous ces arti¬
144 / Doctorat impromptu (Le) fices pour retenir ses charmes, cette découverte lui est insupportable. « Elle avait gardé jusqu’alors toutes les atti¬ rances et tous les prestiges de la femme. C’était sa dernière illusion. » Et il part, sans la toucher... C’est dans ce roman à clef (Dinah Samuel = Sarah Bemhardt) que fut imprimé pour la première fois le poème d’Arthur Rimbaud, Les Chercheuses de poux. Lui-même y apparaît sous les traits du poète Arthur Cimber. X. G. DOCTORAT IMPROMPTU (le) Conte d'Andrea de Nerciat (1739- 1800]. Publié en 1788. C’est un texte fort court composé de lettres adressées par Érosie à Juliette. Cette dernière est dans un couvent où elle attend l’issue d’une instance inten¬ tée à son mari pour raison d’impuis¬ sance. Érosie, elle, a fait vœu de ne plus céder à l’homme. Elle s’est fait un système «antimasculin» auquel elle a juré de se tenir, mais comme elle ne veut pas pour autant renoncer aux mou¬ vements du libertinage, elle entretient ses feux avec des objets de remplace¬ ment, ce qui lui permet d’écrire, plai¬ samment, qu’elle est une «vestale mitigée». Elle veut, dans cette corres¬ pondance, s’ouvrir à son amie Juliette d’une conversion qui vient de l’at¬ teindre : «... non seulement l’homme, enfin, a profané mes vierges appas, mais au même saut dont je franchissais la barrière qu’il m’avait plu d’opposer à ses mâles désirs, j’ai fait une culbute effrayante dans le gouffre du plus bl⬠mable dérèglement». Il serait trop long d’entrer dans le labyrinthe de l’histo¬ riette de Nerciat, qui, comme le voulait un certain goût du temps, compose un récit à tiroirs, chaque personnage racon¬ tant sa propre aventure qui, ainsi, vient s’agréger à l’ensemble. En fait, ce conte a été fait pour le seul bénéfice du trait final. Notre Érosie, à la suite de cir¬ constances amusantes, se retrouve cou¬ chée auprès d’un séminariste pour lequel certains abbés brûlent de beaucoup d’ardeur. Ils sont — Solange le sémi¬ nariste, et Érosie — occupés à des mignardises, Érosie se «prêtant beau¬ coup aux distractions amusantes d’une jolie main qui badinait avec le plus amoureux de [ses] charmes», lorsque la porte de la chambre se referme sur un troisième héros, l’abbé Cudard, dont le nom dit tout le programme. Voilà les trois personnages enfermés dans un lieu clos, et l’abbé décidé à obtenir ce qu’il souhaite : ou Solange ou Érosie, à la condition que cette dernière consente à la seule fantaisie qui plaise à Cudard. Il faut consentir. Solange s’étend sur le dos. Érosie se dispose sur lui de façon à présenter au redoutable abbé ce qu’elle nomme joliment ses «charmes neutres» (et Nerciat ajoute en note que c’est pour lui la raison qu’ils «ne sont ni masculins ni féminins ou sont com¬ muns à l’un et l’autre sexe»). Voilà la pauvre Érosie prise dans un double mouvement et décidée à ne céder en rien au plaisir, mais: «un je ne sais quoi ravissant me sollicite et promet à ma brûlante soif un soulagement infaillible. Hélas ! je suis muette ! je cède, je‘seconde.» Érosie termine ainsi sa confession à Juliette : « Avoue donc que mon inimaginable aventure a bien de quoi mettre en défaut tout système sur la cause et les effets de l’amour et de la volupté ! Qui m’eût dit, lorsque je reçus ton dernier baiser, il y a si peu de temps, que presque aussitôt je serais radicalement guérie de mon antipathie contre le sexe masculin, et, bien pis, que, sans m’amuser à prendre gra¬ duellement mes licences, par un fatal concours d’incidents, je me trouverais “impromptu” coiffée du bonnet de doc¬ teur. » Cette idée de la puissance du «mécanisme» de l’amour, et de sa détermination purement physique a tou¬ jours été défendue et illustrée par le chevalier de Nerciat. H.J. DOIGTS (Us) Roman de Roger Miiéma, pseudonyme de Roger Boussinot (né en 1921], Publié
Dom Bougre aux états généraux / 145 en T963 dans la collection « Pseudo¬ nymes et Patronymes». Voyage d’un conférencier parisien à Genève et Vienne, de nos jours. De l’itinéraire et des secrets singuliers, nous sommes instruits par les lettres que le narrateur adresse à son ami Fran¬ cis. La courbe du récit est montante, avec des plateaux d’arrêt (exploits ou parenthèses). L’érotisme, une problé¬ matique de la serrure. L’enjeu, la pleine féminité d’une vierge asiatique, fort avertie. La solution, paradoxale. Le point culminant, le héros abandonné aux trois femmes. Les complices de la vierge asiatique : Ingrid, l’Autrichienne laiteuse, et Lucrezia, la Vénitienne savante. L’auteur a délibérément écrit dans un ton renouvelé du xvme. Son meilleur chapitre montre les usages inattendus du mot truchement et de ses dérivés, surtout le verbe trucher. Toutefois, il paraît vraisemblable que Roger Boussinot a voulu surtout don¬ ner son avis sur ce qu’il nomme l’éro¬ tisme libérateur et son contraire. D’un côté, le libre-arbitre exercé. De l’autre, un érotisme chrétien, ou réactionnaire, ou de droite, qui suppose le démo¬ niaque, et s’étend jusqu’à Sade, inclus : « Si la sacristie sent le soufre, le soufre répand en se consumant une odeur plus forte encore de sacristie. Il y a autant du prêtre dans les écrits de Sade que de Sade dans les écrits professionnels d’un prêtre. » Boussinot, dans cette per¬ spective, fait reproche aux surréalistes d’avoir canonisé Sade. «... Il ne suffit pas de penser que, pour mériter son titre, le révolutionnaire doive se préoc¬ cuper de mettre en place le contraire dialectique de ce qu’il détruit! [...] Il ne suffît pas d’être hérétique pour ces¬ ser d’être réactionnaire. » M B. DOM BOUGRE AUX ÉTATS GÉNÉRAUX ou Doléances du portier des Chartreux, par l'auteur de la Foutromanie. Libelle attribué à Nicolas-Edme Restif de La Bre¬ tonne (1734-1806). Publié en 1787. Vigoureux pamphlet contre « les abus du vit», d’une parfaite et constante mau¬ vaise foi. L’auteur s’adresse aux légis¬ lateurs : « Branlez-vous Messieurs... plutôt que de venir tous les dimanches à Paris trouver les garces du Palais- Royal, dont le vagin meurtrier vous donnerait, pour un quart d’heure de plaisir, une semaine d’inquiétude.» Il leur représente la nécessité d’établir des lois réglementant le sexe afin d’éviter l’immense gaspillage de foutre ainsi que la dépopulation. Il traite des filles de joie, des sodomites, de la bestialité, de l’inceste, du gamahuchage, de divers abus tels que l’utilisation des redingotes à l’anglaise, l’habitude de décharger dehors, de se faire monter par sa femme, ce qui n’est point propice à l’enfantement, de foutre des femmes grosses, de laisser les femmes se bran¬ ler. À chacun de ces abus il trouve un remède des plus fantaisistes, tel par exemple celui de la création d’esca¬ drons de filles de joie « que le gouver¬ nement pourrait, en cas d’émeute, faire marcher tétons à découvert, dans les lieux où le peuple s’attrouperait». Sous le couvert encore de fustiger ces abus, il se plaît à de minutieuses descriptions des mœurs et ruses des prostituées, de la technique précise du gamahuchage, par exemple, ou des voluptueux raffi¬ nements des travestis. Si tant est que l’on reconnaisse dans ce texte nombre d’idées chères à Restif, et exprimées dans Le *Pornographe, il semble bien que l’attribution en reste douteuse. La concision, la fantaisie et l’humour constant, joints au goût évident de la satire, la fermeté et la virulence du ton contrastent avec le style habituel de Restif, moins rapide, moins précis, et dont l’érotisme apparaît en général sous des formes plus insinuantes. Tou¬ tefois, on connaît son goût pour les fausses attributions et la mention qui figure sous le titre : «par l’auteur de La *Foutromanie» (c’est-à-dire Sénac de Meilhan) laisse sceptique. L’éloge qui, par deux fois, est fait de Restif dans cet
146 / Donnant donnant ouvrage serait la meilleure raison de le croire bien de lui. Le fait est qu’il fut arrêté quand parut le libelle. Il se défendit vivement d’en être l’auteur et fut relâché. D. C. DONNANT DONNANT Roman de Marc Pierret, auteur contem¬ porain. Publié en 1968. Le livre pourrait porter en sous-titre : «Histoire d’une usurpation d’iden¬ tité... » Propos qui serait banal si cette impossibilité à définir un nom par lequel l’auteur devient nommable, n’était, à travers des mots, la recherche d’un corps, d’un lieu à partir de quoi, la littérature cessant, le plaisir et la vie pourraient enfin s’inventer. Ainsi le commencement de la littérature se confond-il avec l’alphabet anarchique où de pseudo-personnages, se créant (eux et les situations) comme les fan¬ tasmes que seuls permettent les mots, inventent une pseudo-histoire, et finis¬ sent par épuiser les possibilités et les verbiages pour retrouver une densité de surface, un corps sans histoire. Chercher au travers des phrases une conjonction où le désir aurait le nom de son auteur, c’est encore tenter de décrire pourquoi les autres corps (les corps nubiles, jeunes, inconnus) n’ont pas d’histoire. Et ce n’est plus telle¬ ment l’existence du désir qui est enjeu dans l’«érotisme» de Marc Pierret que son irréalisme. D’où l’inversion du schéma, une tendance à pervertir la simplicité des contacts, bref, un éga¬ rement qui ressemble aussi au désir d’écrire : une traversée, la trajectoire d’une « analyse » (l’auteur est lacanien) où tous les niveaux seraient littéraire¬ ment mêlés, tel un matériau brut, his¬ toire de toute fiction dont le roman épelle la dérision en même temps que l’innommable du plaisir, l’exhibition que comporte tout érotisme : l’histoire sexuelle d’une solitude. C. F. DOUZE JOURNÉES ÉROTIQUES DE MAYEUX (Les) Album anonyme contenant treize litho¬ graphies coloriées avec soin. Texte expli¬ catif en regard, soit lithographié, soit manuscrit (chapitres IV et vill). Publié en 1830. Récit des aventures érotiques d’un vigoureux bossu, Mayeux, qui, muni d’un «outil beau comme un soldat français », arrive au bordel de la Saint- Ernest. Les putains sont prises par des soldats revenant d’Algérie; Mayeux doit donc se contenter d’une servante, à laquelle il présente son vit, puis d’une soi-disant novice qui le traite de « scé¬ lérat» à son plus grand plaisir. Au cours de divers soupers il encule une jeune fille «aux admirables fesses», et trousse une écaillère séduite par l’énorme vit. Mayeux s’en va ensuite goûter dans les bois les charmes de l’amour à la campagne; puis il part pour l’armée, où il fait sur les canti- nières un concours de virilité. Il s’em¬ presse, à son retour, de rendre hommage à sa femme, et finit par éprouver le comble de la volupté entre deux filles dont l’une se met à lui caresser la bosse. Invité chez une jeune femme qui a eu vent de ses exploits, il échoue, après avoir brillamment servi son hôtesse, sur le corps endormi de la bonne : « La bonne est-elle bonne, Nom de D...» On sollicite Mayeux au bor¬ del pour choisir entre trois filles celle qui est la mieux pourvue pour servir un juge. Après avoir longuement admiré, tâté, sucé, il s’écrie: «Tonnerre de D... !, je les foutrai toutes les trois ! » Les journées de Mayeux finissent tragi¬ quement. Ayant rompu son vœu de ne point honorer deux fois le même autel, il installe une fille ; venant la voir sans être attendu, il la trouve enfourchée sur un garde. Il sort son sabre et les sépare en taillant entre pine et couilles, puis s’en va en s’exclamant: «Avec un Garde du Corps... Tonnerre de D... ! » Le ton de ces courtes scènes, toutes terminées par une exclamation de
Dragonne (La) / 147 Mayeux, est assez grossier, non point tant dans la description des exploits du bossu, que dans une certaine volonté de gaillardise et de bonhomie exagé¬ rée, ainsi que dans un humour parfois laborieux. D. C. DRAGONNE (La) Roman d'Alfred Jarry (1873-1907). Publié posthume en 1943. Première évocation : un petit village où le juge de paix, M. Paranjeoux- Sabrenas, rêve d’avoir un fils qui don¬ nerait glorieusement son sang pour la France. L’enfant naît enfin. Déception : c’est une fille, Jeanne. On la fiance à un jeune polytechnicien, Erbrand Sac- queville. Deuxième évocation : les com¬ bats, la bataille de Morsang, où s’élève le cri : « Sur l’absolu, feu à répétition. » Jeanne Paranjeoux-Sabrenas, devenue cantinière, est surnommée «Fleur-de- Sabre», parce qu’un jour la fille s’est offerte à tous, nue sur une table de mess, «au-dessus des armes portées vers elle par honneur ou par désir». Un matin, au petit jour, Erbrand est nu, au bord de l’eau. Des coups de feu s’abat¬ tent sur lui. C’est Fleur-de-Sabre, avec ses guêtres blanches. Elle essaie de réveiller les morts au son du clairon. Elle se dévêt, ne gardant que sa longue chemise de nuit bleue, et demande : «Tu veux bien de moi? — Plus que tous ceux-là, mais pas de la même manière», répond Sacqueville, qui tire son sabre et la frappe entre les seins. Il traîne la morte à la rivière. Troisième évocation : dix ans plus tard, Jeanne et Erbrand sont mariés. Elle le protège contre une louve. Lui, affaibli, est attiré par la « Mort, conduisant des chimères, l’amante étemelle». Joyeusement anti¬ militariste, ce livre mêle agréablement satire et poésie. X. G. D'UN UT DANS L'AUTRE Roman du peintre Maurice de Vlaminck (1876-1958] et de Fernand Sernada, pré¬ facé par Félicien Champsaur (1858- 1934], illustré par André Derain, écrit en 1900 («novembre 1900-octobre 1901 »), réédité en 1956. Au premier chapitre, le personnage, Robert, échoue à perdre sa virginité dans un bordel. Au dernier, l’une de ses amies donne naissance à un enfant rachi¬ tique. Entre-temps, les itinéraires d’une éducation sentimentale abrupte. Le livre présente trois mérites. Le premier est évidemment de dire quelque chose sur la jeunesse d’un des deux auteurs, le peintre Vlaminck. Le deuxième tient à la franchise, naïve ou hallucinée, d’un récit où passent en somme toutes les émotions d’un jeune homme (le héros a dix-sept ans quand l’aventure s’amorce). Enfin la topographie des traditions ajoute à l’attrait de ces pages. On est à Rouen d’abord; dans la me des Cordeliers, qu’une chanson de Mac Orlan célèbre. C’est ensuite un Paris reconnaissable encore dans la nuit délivrée de l’enfer automobile. La Madeleine. La me de Provence. La me Laferrière. La me Fontaine. M. B.
ÉCOLE DES BICHES (L') ou Mœurs des petites dames de ce temps. Publié à Bruxelles en 1868 sous la rubrique de Paris 1863, lieu et date où se situe l’action, ce roman dialogué serait dû à la collaboration de joyeux viveurs du second Empire dont Ernest Baroche, fils d’un ministre de la Jus¬ tice, Henkey, riche amateur anglais bien connu à Paris, Edmond Duponchel (vers 1795-1868), directeur de l’Opéra de Paris. Les biches dont il est ici ques¬ tion seraient directement issues de la réalité contemporaine. Conçu comme un pendant à V*Aloysiae Sigeae... de Nicolas Chorier, l’ouvrage comprend seize entretiens (quatorze, puis deux). La seconde partie est précédée d’une introduction et suivie d’un épilogue. Premier entretien : les deux cousines. Puis : les mêmes plus le comte, — le comte et l’une d’elles, — elles deux, — etc., étant entendu qu’il y a sept per¬ sonnages : trois hommes (le comte, l’artiste peintre, le rentier) et quatre femmes (les deux cousines, la demoi¬ selle de théâtre, la soubrette). Le récit même n’est que commentaire de l’ac¬ tion. Hormis l’homosexualité mascu¬ line, tout va, le reste est dans la tête. C’est du théâtre autant qu’un roman. Un happening concerté. M. B. ÉCOLE DES MARIS JALOUX (L7) ou les Fureurs de l'amour jaloux. Roman anonyme français. Publié en 1698. D’un traité qui se veut moralisant, on attend tout autre chose que les orages de ce roman, où les êtres, pris au piège de leur nature, sont, les uns après les autres, cause de leur perte réciproque. Beaucoup plus, même, que cela. Car si la jalousie mène au bain de sang, il y eut d’abord et surtout une vie entière de malentendus et de surdité, un grand ébat de fous, si tant est que la folie, en fin de compte, est de ne pouvoir communiquer. Au vrai, le prétexte de prouver quelque chose dissimule mal le sadisme et l’in¬ quiétude sexuelle. Et puis, l’histoire est bien trop extraordinaire pour qu’on y croie. Mais l’écriture est belle, bien que parfois un peu torturée, et certaines scènes ont assez d’intérêt pour faire de ce livre un ouvrage qu’on n’oublie pas.
150 / Écumoire (L') Fabrice, mari jaloux, et Virginie, sa femme. Cette dernière, très coquette mais sérieuse au fond, aime jouer jus¬ qu’à l’extrême limite du permis. C’est ainsi qu’après avoir mis son page en transe, «elle lui fit connaître qu’il n’y avait rien à espérer et que la réputation luy était plus chère que le plaisir»... jusqu’au jour où, ayant trop pensé à ce page, qui était un superbe Noir, elle mit au monde un enfant ébène, «le véri¬ table portrait d’Ismaël». Fabrice, fou furieux, laisse mourir l’enfant, ordonne que l’on noie sa femme, empoisonne ses serviteurs et meurt poignardé par un survivant. Nous avons là quelques pages dignes de Shakespeare. Mais Vir¬ ginie, sauvée des eaux, recommence sa vie, et ce rebondissement est l’occasion de la scène extraordinaire de sa nuit de noces, où l’on voit son nouvel époux, arrêté dans ses efforts par une ceinture de chasteté dont il ne soupçonnait pas l’existence, essayer de l’arracher, d’en ouvrir les cadenas (un seul lâche, il peut voir, mais pour pratiquer, rien à faire), de limer la ferraille. Et sa femme de se plaindre amèrement, humiliée d’être exposée ainsi nue à la vue d’un mari devenu bestial et frénétique, et en proie à des «transports intérieurs qui ne se peuvent expliquer». La ceinture finit par lâcher, mais hélas ! l’homme avait tant vibré à l’idée de l’accouple¬ ment... qu’il n’était plus en possession de sa virilité. Il se suicide aussitôt. Il avait été pourtant, du temps qu’elle était jeune fille, un soupirant très doux et plein de tact, et qui semblait ne s’in¬ téresser qu’aux âmes... C’est dans le décor, dans la campagne, les fêtes, les voyages, l’Italie des palais, dans tous ces objets morts qu’il faut chercher en définitive les seuls amis de la femme. Tous les hommes, même les mieux intentionnés, ont en eux la semence du sadisme et de la folie. La naïveté de bien des passages et la psychologie rudimentaire des personnages font res¬ sortir d’autant mieux l’opposition irré¬ ductible des consciences sexuées. Ce pessimisme néanmoins ne résume pas tout à fait la philosophie de l’ou¬ vrage. Si l’auteur nous explique finale¬ ment comment meurent les hommes de trop exiger des femmes, il y a, parmi les personnages secondaires, quelques figures de salut. Un salut, à dire vrai, qui ne fait guère envie. R. L. S. ÉCUMOIRE (L) ou Tanzaï et Néodorné. Roman de Cré- billon fils (Claude-Prosper Jolyot de Cré- billon, 1707-1777). Publié en 1734. Pendant tout le xvme siècle, l’Orient et l’Extrême-Orient sont à la mode et entraînent l’engouement de l’Europe, de la France surtout qui s’en inspire ou les imite dans sa littérature comme dans le décor de la vie (salons chinois, objets persans). Bien que connus avec une certaine exactitude par le témoi¬ gnage d’ambassadeurs ou de voyageurs, ces pays lointains gardent un aspect mythique et, dans cette époque à la morale aimable et facile, paraissent le lieu idéal des raffinements érotiques. Galland publie dès 1704 les Mille et Une Nuits que suivront des Mille et Un Jours, des Mille et Un Quarts d’heure, des recueils innombrables intitulés Contes orientaux. L’Ecumoire est la première «orientale» de Crébillon fils et la plus réussie. Tanzaï, prince héritier du royaume de Chéchianée, ne compte plus ses bonnes fortunes. Afin de perpétuer la couronne, on décide de le marier avec la princesse Néadamé. Tanzaï est vite animé par sa beauté, sa gorge «d’une forme si admirable, et d’une blancheur si éclatante. La princesse était dans un de ces déshabillés si négligés que par la faute d’une épingle qui vient à sauter, on expose plus de choses qu’on en défendait auparavant. » Tout irait pour le mieux si la fée Barbacela n’eût imposé à Tanzaï une épreuve singu¬ lière. «Tenez cette écumoire, lui dit- elle en substance. Le jour de vos noces, vous en enfoncerez sans pitié le manche dans la bouche de cette petite vieille
Éden, Êden, Éden / 151 qui est à côté du temple, puis vous irez la porter au grand prêtre, à qui vous ferez la même chose.» Cela pour détourner Tanzaï des malheurs qui le menacent. Le prince va s’exécuter, mais la vieille, furieuse, lui apprend qu’elle est la fée Concombre et qu’elle se ven¬ gera. Le grand prêtre refuse énergi¬ quement car lécher l’écumoire serait contraire à la dignité de son état. Vient la nuit des noces. Tout commence très bien pour les époux: «Tanzaï dévora des yeux toutes les beautés que l’hy¬ men lui soumettait. Ce qu’il voyait, il le baisait, ce qu’il avait baisé, il le revoyait encore. Ses mains inquiètes s’égaraient partout... » Soudain, « avec les mêmes désirs il ne se sentit plus la même puissance ». Néadamé essaie de le consoler. Mais il lui réplique qu’elle tiendrait un langage bien différent si elle connaissait de réputation seule¬ ment ce dont il déplore la perte. Pour détruire l’enchantement dont il est vic¬ time, Néadamé lui conseille de s’appli¬ quer l’écumoire. Le prince le fait mais, malgré tous ses efforts, l’écumoire s’in¬ cruste dans sa peau et il ne peut s’en défaire. C’est donc affligé de cet ins¬ trument qu’il doit désormais vivre et paraître. Fou de dépit, il s’en va, se retrouve tout aussi maladroit dans le lit de la fée Concombre qui savoure sa vengeance en lui disant : « C’est donc à moi de tout faire, petit ingrat, et si les charmes que je t’ai laissé voir ne sont pas assez puissants pour te rendre à toi- même, essayons si ce qui m’en reste peut te rappeler à la vie.» Et, jetant avec fureur le pan de drap qui recélait ses beautés encore non aperçues, elle dit en soupirant : « Vois, barbare, vois tout ce que mon amour t’abandonne. » Après diverses péripéties, qui mettent à l’épreuve la fidélité de Néadamé et entretiennent la jalousie de Tanzaï, une solution est trouvée : le grand prêtre sera fait patriarche. Pour satisfaire cette ambition, il acceptera de lécher l’écu¬ moire et Tanzaï retrouvera puissance et bonheur. «Il se fit le plus d’héritiers qu’il put. » Crébillon fils conclut avec modestie : « Ici, faute d’une plus ample chronique, finira une des plus extraor¬ dinaires histoires que peut-être on se soit jamais avisé d’écrire. » Ce qui est certain, c’est que L’Écu¬ moire paraît très supérieure au *Sopha : les situations sont plus piquantes que scabreuses ; pour abracadabrante qu’elle soit, l’histoire est bien construite et menée et l’on peut y reconnaître de nombreuses allusions politiques : ainsi, le cardinal Dubois et le cardinal de Noailles auraient inspiré le personnage du grand prêtre et la fée Concombre serait le portrait de la duchesse du Maine. P. D. ÉDEN, ÉDEN, ÉDEN Roman de Pierre Guyotat (né en 1940). Publié en 1970, avec préfaces de Michel Leiris, Roland Barfhes et Philippe Sollers. Après le *Tombeau pour cinq cent mille soldats, Éden, trois ans plus tard, articule d’une façon, semble-t-il, défi¬ nitive la dénonciation du précédent livre. Dans une longue phrase de deux cent soixante-dix pages, le recours aux fictions du Tombeau est à son tour aboli. C’est dans l’écriture même que s’inscrit la trame d’un énoncé dont il ne s’agit plus de mesurer les limites, d’en donner la configuration ou d’en justi¬ fier le mouvement. Si le lieu de l’insis¬ tance reste le même, si la cellule du livre est encore ce « Bordel/boucherie » qui mesure la coïncidence des actes les plus divers dans le même filtre d’une sexualité exacerbée, c’est que le livre systématise une position qui n’est plus la fiction décrite d’une série d’événe¬ ments, mais Y écriture même comme événement premier, lieu de l’articula¬ tion et de la dénonciation d’un «sys¬ tème de littérature» où l’activité de l’écrivain se subordonne. Or l’insou¬ mission est à chaque ligne d Éden. Tra¬ dition dans la rupture (au sens où la rupture nomme ses repères : Sade, Lau¬ tréamont, Mallarmé, Bataille, Artaud),
152 / Égarements de Julie (Les) elle n’en demeure pas moins la subver¬ sion la plus immédiate. Elle innove dans le sens où elle définit le moment présent de la rupture par une urgence peut-être inégalée depuis Sade. Si le propos demeure celui du corps, c’est que la question de la révolution («faire la révolution, c’est déplacer le sens», écrit Roland Barthes) où s’ins¬ crit Guyotat, est d’abord celle de la sexualité. Plus particulièrement que toute littérature manifeste cette sexuali¬ sation des signes, que tout discours qui tente de modifier ou de rompre, inau¬ gure la translation ou la rupture dans la recherche d’une nouvelle « corpora¬ lité». Il s’agit alors de déplier, pli selon pli, un corps occulté, marqué d’une culpabilité précise. Contre toutes les formes d’idéalisme, Guyotat, tente, dans son Éden, la production d’un texte qui « ferait corps », qui serait le corps même de la réhabilitation dans les codes d’un « corps individuel/social », comme condition à toute révolution. Si le lieu de l’articulation est la sexualité, et en elle, toutes les formes dont elle « signe » l’opacité ou la transparence, il sera entendu que le « livre pornographique », que le «récit scabreux» dans le jeu noir et blanc des oppositions où se joue toute mqrale, doivent être également abolis. Éden, pour le scandale de la critique traditionnelle, sera un «livre noir», là où il doit apparaître comme le «livre blanc» d’une révolution que tente aujourd’hui la littérature : une tra¬ jectoire qui devrait permettre, en situant le corps «tragique», impérialiste de l’Occident, d’en susciter un autre dont l’affirmation ne serait pas le supplice et la mise à mort de chacun. Aussi bien, Éden est l’histoire d’une réitération. Il n’est pas de phrase où la quête du corps n’articule l’écriture. Pas d’énonciation qui ne soit la recherche de ce corps dans un mouvement de conjonction. Et si ce «dépliage» se conjugue aujourd’hui dans le meurtre, dans le viol, l’inversion ou l’onanisme, c’est que les possibilités de la satisfac¬ tion, dans une société qui procède à tous les niveaux par censure, ne peut être que dans ce qu’elle condamne. En même temps, situer cette évolution dans un bordel plutôt que dans un boudoir, c’est éclairer une scène où l’inversion des valeurs prône justement comme moraliste une attitude qui relève de l’aliénation. Par là, Éden est la répétition exem¬ plaire, sous tous les modes possibles, d’une même dénonciation. Comme l’écrit, à propos de Sade, Maurice Blan- chot dans son Entretien infini : « Ici, c’est à la force simplement répétitive qu’est remise l’inconvenance majeure, celle d’une narration qui ne rencontre pas d’interdit, parce qu’il n’en est plus d’autre (toute cette œuvre-limite nous le raconte par la monotonie de son effrayante rumeur) que le temps de l’entre-dire, ce pur arrêt que l’on ne saurait atteindre qu’en ne cessant jamais de parler.» Le jugement peut aussi s’appliquer à Guyotat. C’est la finitude d’un désir dévasté que la reconquête du corps comme phénomène inscriptible dans toutes les langues, à tout instant, tenté de démanteler. Que le versant de la démonstration soit aussi celui de l’interdit, voilà où la révolution qu’im¬ plique Y Éden devient signifiante : le paradoxe de Sade s’ouvre à une nou¬ velle inclusion qui termine en lui un moment et qui pourrait bien être, comme éden, une approche matérialiste d’un accomplissement sur cette terre. C. F. ÉGAREMENTS DE JUUE (Les) Roman en trois parties publié en 1755, attribué par Barbier à J.A.R. Perrin (il serait mort en 1813), et par d'autres à- Claude-Joseph Dorât (1734-1780). Bien que précédée d’une épître «À la ***» qui pourrait être la célèbre Pâris, l’autobiographie de Julie reste une histoire morale, à laquelle ne manque pas le happy end désirable. Après deux grandes passions pour le jeune Valérie et pour le jeune Vépry, qui ont toutes deux mal tourné, la pre¬
Egarements du cœur et de l'esprit (Les) / 153 mière parce que Julie a quitté Valérie pour l’aventurier Bellegrade et a même été cause de son arrestation, l’autre parce que Vépry trahit Julie pour Beau- val, amie d’enfance de Julie, l’héroïne finira par trouver l’équilibre dans un amour partagé pour le philosophe Gerbo. Dans l’intervalle, et parce qu’il faut bien vivre, Julie aura été entrete¬ nue à Bordeaux par le riche commerçant Démery — qui meurt malencontreuse¬ ment sans avoir fait «d’arrangements» en faveur de sa maîtresse —, et à Paris par le financier Poupart, laid et peu spi¬ rituel, mais qui paie bien. Ces aventures nous promènent à travers la France, de Paris à Bordeaux, puis à Aix et Mar¬ seille via Toulouse, et enfin retour à Paris. Le tout raconté sur un ton qui tient parfois du Furetière du Roman bourgeois, et plus souvent du Mari¬ vaux de la Vie de Marianne. Y. B. ÉGAREMENTS DU CŒUR ET DE L'ESPRIT (Les) ou Mémoire [sic] de M. de Melcour. Roman de Crébillon fils (Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, 1707-1777). Publié en 1736. Avec les Égarements Crébillon fils a écrit son meilleur ouvrage et, sans doute, un des romans les plus remar¬ quables, les plus modernes de tout le xvme siècle, tant par le style que par l’analyse psychologique. Le sujet, très mince, tient en quelques lignes. Il s’agit de l’éducation sentimen¬ tale d’un jeune homme du monde, M. de Melcour. Aimé tendrement par une amie de sa mère, la marquise de Lur- say, il deviendra amoureux d’une jeune fille, Hortense de Théville. Mais il pré¬ férera, en définitive, l’initiatrice à l’ins¬ piratrice. La marquise lui a pardonné son inexpérience, il oubliera leurs âges. La forme des Mémoires permet au héros de procéder à une introspection minu¬ tieuse. Le loisir que procurait alors la paix l’incitait à la volupté mais il avoue, citant saint Augustin sans le savoir : « Je voulais aimer, mais je n’aimais point. » C’est alors que la marquise de Lur- say «se charge de son éducation». «Coquette jadis, même un peu galante, une aventure d’éclat, et qui avait terni sa réputation, l’avait dégoûtée des plai¬ sirs bruyants du grand monde.» Elle s’éprend de Melcour mais se garde d’abord de le lui dire. Et le jeune homme, que sa timidité et sa gaucherie rendent peu entreprenant, joue les amou¬ reux transis. La dame lui demande cependant de se contraindre moins avec elle. Elle lui fait penser, « mais par les agaceries les plus décentes, qu’il était le mortel fortuné que son cœur avait choisi». Son respect pour les bien¬ séances surmonté par la crainte de perdre l’amour du jeune homme, Mme de Lursay décide de se l’attacher. Mais c’est chez elle qu’il rencontre Mlle de Théville dont l’air froid le pique. Mme de Lursay sent le danger et attise à son tour la jalousie de Melcour en flirtant ouvertement avec une de ses anciennes conquêtes. Des conversa¬ tions longues et spirituelles parsèment le récit et reflètent bien cette vie de salon qui a fait un art raffiné de la cau¬ serie au cours du xvme siècle français. Les propos sont fort libres. Ainsi, tel défend les «Petites Maisons». «Tous deux soustraits à une pompe embar¬ rassante, arrachés de ces appartements somptueux où l’amour querelle, ou lan¬ guit sans cesse, c’est dans une petite maison qu’on le réveille ou qu’on le retrouve : c’est sous son humble toit que l’on sent renaître ces désirs étouf¬ fés dans le monde par la dissipation, et qu’on les satisfait sans les perdre. » Crébillon fils n’a pas attendu Gide pour comprendre que le désir devait s’entre¬ tenir lui-même et qu’il passait avant l’amour. La résistance que paraît lui opposer Mme de Lursay rend plus vif le désir de Melcour et semble enfin le décider à plus d’abandon dans les mouvements. Après un souper en tête à tête, son amie lui avoue de façon délicate et char¬ mante son amour, mais aussi, ajoute-
154 / Eléonore t-elle, avec «un extrême regret de ce que mon cœur n’était pas aussi neuf que le vôtre». Enfin elle demande à Melcour de lui donner la preuve qu’il l’aime. Le jeune homme la regarde fixement, trouve dans ses yeux une impression de volupté et c’est le dénouement : « Plus hardi, et cependant encore trop timide, j’essayai en trem¬ blant jusques où pouvait aller son indul¬ gence. Il semblait que mes transports augmentassent encore ses charmes. [...] L’ouvrage de mes sens me parut celui de mon cœur. Je m’abandonnai à toute l’ivresse de ce dangereux moment, et je me rendis enfin aussi coupable que je pouvais l’être.» Notre timide est devenu un roué et ajoute, fort satisfait de lui-même: «Je l’avouerai: mon crime me plut. » Assuré déjà de ne pas être fidèle, il lui promet, «malgré ses remords», de la voir le lendemain de bonne heure, « très déterminé, de plus, à lui tenir parole ». C’est sur cette saillie que s’achèvent ces Mémoires dont le héros fait souvent penser à un per¬ sonnage de Stendhal et où l’obser¬ vation minutieuse du monde comme l’étude pointilliste des «intermittences du cœur» annoncent Proust. M. de Melcour ne remarque-t-il pas, avant Jean Santeuil, que ce que l’on donne à l’affection, on l’ôte à l’estime? P. D. ÉLÉONORE ou l'Heureuse Personne. Roman d'un auteur anonyme. Publié en l'an VII. Éléonore, Ursule et Thérèse aiment à se retrouver derrière l’autel : toutes nues, elles pressent leurs seins, s’embrassent, s’enlacent, se couchent en tête-bêche et se lèchent le corps, se sucent et se mor¬ dillent l’épine du plaisir, chacune tour à tour dessus et dessous. Le ciel trans¬ forme Éléonore en homme : un prieur le dénude, le caresse, le tourne sur le ventre, lui pétrit les fesses, lubrifie l’anus avec sa salive, le chatouille de la langue, s’efforce de l’embrocher mais ne parvient qu’à le déchirer. J.-P. P. ELLES SE RENDENT PAS COMPTE Roman de Boris Vian (19201959). Publié sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, en 1948. Francis Deacon, aidé par son frère Richard, étudiant en médecine, mène une existence nonchalante, dorée par son papa. Pour se désennuyer, il part en guerre contre une bande d’homo¬ sexuels des deux catégories, mar¬ chands de drogue détraqués, que dirige une harpie tortionnaire et lesbienne. Il sort vainqueur de cette lutte inégale. Les scènes d’érotisme sont ici esquis¬ sées, à peine décrites : les interdictions frappant *J’irai cracher sur vos tombes et *Les morts ont tous la même peau avaient donc fini par décourager Boris Vian. J. B. ÉLOGE DES TÉTONS (L7) Œuvre de Jean-Pierre-Nicolas Du Com¬ mun dit Véron (1688-1745]. Troisième partie d'un ouvrage, les Yeux, le Nez et les Tétons, paru à Amsterdam en 1716- 1720. Réimprimée avec d'autres pièces en 1775. Tours vivantes d’albâtre et garantie des plus solides beautés, les seins de femmes sont l’écueil de notre liberté. Blancheur, rondeur et fermeté sont pour un sein d’essentielles qualités. Marot les aimait ronds et Benserade sans plis. Qu’importe ! Il suffit qu’un sein gonfle et tende le voile de gaze qui le couvre pour qu’il rende fou celui qui veut se perdre en lui. On trouve les plus beaux seins en Saxe, à Berne, à Neufchâtel. En Angleterre, ils sont sémillants et épanouis. Par contre les femmes d’Espagne semblent n’en avoir point : elles les couvrent de plaques de plomb pour mieux les empêcher de croître. Mais, sans la liberté de blâmer, il n’y a point d’éloge flatteur; aussi faut-il décrier les seins énormes, puants et suants, si semblables à des pis de vache, ou terreux et boutonneux. Les seins les mieux faits finissent par se faner, surtout après vingt années de mariage. Et si la chair est alors
Emmanuelle / 1 V> triste, on peut toutefois lire encore ce livre. J.-P. P. ÉMILIENNE Roman de Claude Des Orbes, auteur contemporain. Publié en 1968. Aventure assez originale, riche, piquante et prenante. Il est regrettable que le style soit parfois pompeux et entaché de rhétorique car le climat est poétiquement troublant. Claude a une femme, Émilienne, blonde Bretonne, cultivée, qui le rend heureux, et une maîtresse, Adilée, brune Algérienne, incendiaire, qui satisfait sa concupis¬ cence. Pourquoi, au lieu de ce compro¬ mis hypocrite, ne pas les réunir en des amours saphiques, puis en un trio qui découvre avec ravissement de nou¬ veaux plaisirs du corps et de l’esprit? Peu à peu, sous la lourde influence de « ces deux naïades agrippées l’une à l’autre», l’homme se trouve réduit à l’état de «femmelin», tandis qu’Adi¬ lée prend de plus en plus d’autorité dans le ménage. Quand celle-ci quitte le couple, Émilienne essaie de s’étour¬ dir dans les terribles bacchanales des veuves d’Ouessant ou en «chassant» de nombreuses femmes dans les bars parisiens. Elle ne peut oublier Adilée et donne l’ordre à son mari d’aller la rechercher à Saint-Tropez où elle vit dans un milieu homosexuel très « cor¬ rompu». Par sa science du plaisir, Adilée réus¬ sit à «posséder» complètement Claude, puis Émilienne qu’elle fouette et humi¬ lie. Elle a un enfant de Claude, ce qui lui permet de le contraindre à divorcer et à l’épouser. Une fois mariée, elle devient si atroce et «vicieuse» qu’il essaie de rejoindre son ex-femme. Celle- ci s’est mise en ménage avec une femme capitaine et le rejette. Il ne lui reste qu’Adilée, qui, au cours d’une orgie «écœurante», le fait sodomi¬ ser par un énorme Noir. «Frappé de déchéance, marqué de flétrissure», il doit accepter de vivre dans ce nouveau trio, bien différent de celui qu’il avait voulu former au départ par une curio¬ sité un peu littéraire. Moralité : ne jouez pas avec le feu ou avec les femmes. La machine vous échappe, se détraque et vous broie tout entier. Les gracieuses fleurs, qui formaient un si beau tableau, deviennent carnivores et vous happent ou vont s’épanouir en se fermant à l’homme. X. G. EMMANUELLE Roman d'Emmanuelle Arsan, auteur contemporain. Ce roman, composé de deux par¬ ties publiées à un an d’intervalle, «La Leçon d’homme» (1967) et «L’Anti- Vierge» (1968), raconte en principe l’initiation d’une jeune femme à une vie érotique totale. Du point de vue de la littérature il serait plutôt l’histoire de l’apprentissage d’un écrivain, de sa recherche d’un style personnel dans un genre où l’expression, parce que non limitée par principe, se heurte plus qu’ailleurs au barrage des mots. Son début rapporte dans un langage clas¬ sique le voyage en avion de la très jeune Emmanuelle qui va rejoindre, après une longue absence, son mari, ingénieur chargé de construire un bar¬ rage en Thaïlande. Emmanuelle n’a rien d’une oie blanche. Son goût du plaisir est certain. Elle le satisfera en vol entre Londres et Bangkok avec deux hommes inconnus et sans faire de manières. Pas davan¬ tage elle ne rechignera, une fois parve¬ nue à destination, à se laisser caresser par ses amies nouvelles, riches femmes que leur désœuvrement condamne au mode de vie du néo-colonialisme inté¬ gral. L’étroitesse d’un point de vue uniquement sexuel qui ne laisse entre¬ voir ni l’existence d’un indigénat ni la possibilité pour quiconque d’une vie sociale réelle, enlève à l’œuvre litté¬ raire son arrière-plan. Elle permet par contre de dessiner très vite le type d’érotisme d’Emma¬ nuelle. Exhibitionniste, éprise de mas¬ turbation, elle s’adresse pour les joies
156 / Emmène-moi au bout du monde non solitaires à l’un et l’autre sexe. Mais elle exclut le sadisme sous ses formes directes et demeure aussi hygié¬ nique en toutes circonstances qu’un bonbon enveloppé de cellophane. C’est le charme de ces jeux qu’aucune souillure ne puisse les atteindre. Leur innocence même deviendrait monotone si n’intervenait à un certain moment le classique théoricien de l’amour, un nommé Mario qui prétend convertir à ses vues fumeuses une personne qu’il juge douée. Il ne s’agit de rien d’autre que de pousser vers une «mutation» nouvelle, dans la manière évolution¬ niste de Teilhard de Chardin, l’être humain, finalement réduit au seul plai¬ sir du sexe, mais intense et continuel. Emmanuelle accueille assez favora¬ blement ces suggestions. Elle attendra pourtant la seconde partie du livre pour se mettre vraiment en chantier. Là, au cours d’une immense partouze de style pseudo-oriental, elle accueille des par¬ tenaires multiples de calibres divers jusqu’à ne plus distinguer la douleur du plaisir. Le livre devrait se terminer sur cette apothéose. Nous sommes loin du compte. Diverses « ébauches » vont être successivement tentées dont la plus intéressante a rapport avec ce qu’on pourrait appeler l’orthopédie érotique, avec ses ingénieux appareils à plaisir. Signalons pour mémoire une tentative, vite abandonnée, pour nous faire croire qu’Emmanuelle est tombée amoureuse d’une de ses amies. L’ouvrage dans sa construction se défait. On y voit même s’amorcer des scènes «inquiétantes» dont la suite n’est pas donnée comme s’il s’agissait de fragments épars. Quant au style, par l’intermédiaire d’un lyrisme parfois heureux et souvent vide, on le voit s’acheminer vers les résurgences d’un surréalisme esthétique qui se serait fixé pour modèle Leonor Fini. Cepen¬ dant que le bavardage théorique (Mario) se refuse à céder le pas, on sent que la tentation devient grande pour l’auteur de s’essayer à la science-fiction. En somme, y compris la tendresse, toutes les voies du labyrinthe éro¬ tique auront été empruntées. Le Mino- taure demeure introuvable. Emmanuelle Arsan, n’ayant pu établir son style propre, se trouve pour finir l’auteur d’une œuvre baroque, dont la sincé¬ rité, un goût vif pour le sexe, une cer¬ taine gentillesse à l’égard d’autrui qui somme toute va de soi, sont les qualités principales. J. F. EMMÈNE-MOI AU BOUT DU MONDE Roman «à clef» de Biaise Cendrars, pseudonyme de Frédéric Sauser Hall (1887-1961). Publié en 1956. Bien que le sexe affleure fréquem¬ ment dans son œuvre, Cendrars n’est pas un auteur érotique. Aussi ce roman, un de ses derniers livres, tranche-t-il sur le reste de sa production. Le ton est donné d’entrée. Les premiers mots : « Vérole !... disait l’homme en ahanant, et il travaillait la femme, vérole !... » introduisent dans une longue scène presque insoutenable deux des princi¬ paux protagonistes de ce conte étrange, riche et complexe. Elle, c’est Thérèse Églantine, une actrice vraisemblable¬ ment septuagénaire qui, magnifiée par les feux de sa chair, parvient au faîte de la gloire en se dépouillant tous les soirs sur scène d’une robe brodée de bijoux sans prix, pour apparaître intégralement nue au public. Lui, c’est «Vérole», alias Jean-Jean, alias Jean de France, légionnaire déserteur, trafiquant de drogue sur la plus grande échelle, sans doute assassin; garde du corps, amant et tortionnaire de Thérèse, il entretient quotidiennement — à sa demande — son œil au beurre noir et ses escarres. Après sa mort accidentelle, il volera les bijoux pour organiser avec les légion¬ naires de Sidi-bel-Abbès une gigan¬ tesque orgie qui clôt le récit. Autour d’eux gravitent un certain nombre de personnages ayant entre eux des rela¬ tions fort compliquées, où s’entremê¬ lent légende et réalité, vie scénique et vie privée : Félix Juin, le directeur du théâtre, démiurge maladroit ; Coco, aux
Enfants de Sodome à rassemblée nationale (Les) / 157 mystérieuses origines, décorateur de génie et amant de Guy, l’auteur de la pièce, drogué et probablement indic ; la Papayanis, doublure éclatante de santé de Thérèse, arriviste à qui tout réussit ; Émile, bistrot dont l’assassinat noue l’intrigue; la Présidente, une phoco- mèle dont le passé est stupéfiant, la propriétaire des bijoux; le chef de la police, etc. Cette histoire inextricable peut être comprise à plusieurs niveaux. En par¬ ticulier, elle nous plonge dans un uni¬ vers érotique très mal connu : celui des vieillards. Ce n’est pas le moindre mérite de Cendrars de nous décrire — avec quelle vérité — ce domaine prati¬ quement jamais étudié : les délires libi¬ dineux du Prince (cent un ans), gâteux vingt et une heures par jour et lucide à l’heure de la Bourse, ou l’exaltation narcissique de son talent que Thérèse puise dans l’orgie. Il semble d’ailleurs que ce soit le sexe qui assure la longé¬ vité : tout au long du livre, on sent l’énorme puissance vitale de la sexua¬ lité qui préserve les plus robustes et éli¬ mine les faibles (Bü-amer, personnage chaste et à peine sexué, n’est-il pas immolé en victime expiatoire avec le consentement de tous ?). Cela ne va pas sans deux contreparties. La violence d’abord: ce ne sont que fessées (la «jubilata» comme dit Thérèse, dont le nom évoque bien le lien qui unit plaisir et douleur. «Le cul n’a pas d’âme», ajoute-t-elle), horions, éventrations, cas¬ trations, amputations (il ne faut pas oublier l’importance que son bras coupé a pu avoir pour Cendrars). La déchéance de la chair, ensuite, suggérée par le chevauchement des époques et surtout par l’extraordinaire odeur de décompo¬ sition qui imprègne le récit : tatouages, chairs flétries, accouchements dans la douleur, tripes apparentes, remugles indescriptibles, vulves démesurées, pilo¬ sités anormales, etc. «Le sexe, c’est de la chimie », est-il dit quelque part. Bien entendu, ce monde grouillant de vie organique est terriblement éphémère et finit par s’abolir dans la mort. On se prend alors à évoquer à son sujet ce que Cendrars mentionne au cours du livre, en se mettant lui-même en scène, selon son habitude : un véritable théâtre éro¬ tique. J.-D. D. ENFANS DE SODOME À L'ASSEMBLÉE NATIONALE (Us) ou Députation de l'ordre de la Man¬ chette... Anonyme. 1790. En frontispice, une gravure représentant un trio mascu¬ lin en action. En épigraphe, une citation de Florian. Ce pamphlet approuve ironiquement un manifeste dont un groupe de dépu¬ tés de la Convention serait l’auteur et qui estime qu’en cette époque de lumières, l’Être suprême étant devenu moins rigide sur la bagatelle et ne s’amusant plus à incendier les villes pour des vétilles, la sodomie ou bou- grerie devrait voir la liberté de son exercice reconnue par la Constitution. Une assemblée générale des bougres, troublée par une célèbre bougresse faite aussitôt chevalière de l’Ordre, se réunit donc pour examiner le renouvellement de son comité central. Le président, le duc de Noailles, prononce un discours apologétique pour tous bougres, bar- daches, bardachins et bardachinets, avant qu’on ne procède à l’élection d’un vice- président et d’un secrétaire, les abbés Aubert et Duviquet, et au vote de la motion de base, qui déclare notamment lieux de rencontre libre le Panthéon, les jardins du Luxembourg, la Loge des Trois Sœurs et les Feuillans. Deux généraux et deux évêques sont alors chargés par l’Assemblée de rédi¬ ger un « Abrégé théorique de la manie, à l’usage des prétendans». Une longue liste dénonciatrice des principaux homo¬ sexuels de l’époque clôt le pamphlet, suivi en annexe par le récit des «Fre¬ daines lubriques » de J.-F. Maury, abbé prieur de Lyons-en-Santerre, dont la vie scandaleuse est, aux yeux de l’auteur qui ne lui pardonne pas d’être député de Péronne à l’Assemblée nationale, un
158 / Enfant de chœur (L') exemple achevé de libertinage. Bref, Maury est l’apôtre déclaré de la luxure. « De la chaire au tripot, du tripot à l’au¬ tel», telle est, selon l’auteur, la devise de l’abbé, ainsi complétée par la rumeur publique qu’il s’agit d’ameuter : « Maury ne fait qu’un saut de l’église au bor¬ del. » Tous les racontars rassemblés sur sa tête restent néanmoins un témoi¬ gnage vivant des mœurs, politiques ou non, des premiers mois de la Grande Révolution. D. G. ENFANT DE CHŒU* (I/) Roman de René Etiemble (né en 1909). Publié en 1937. Voici une copieuse tranche de vie qui devrait plaire aux amateurs d’anec¬ dotes intimes, car nous assistons à l’ap¬ prentissage de la sexualité que fait un très jeune garçon, André. Nous le sui¬ vrons jusqu’à sa sortie du lycée. Il a alors seize ans, mais ses expériences érotiques ne semblent guère lui avoir apporté ce qu’il peut en attendre, car trop de questions le tourmentent. Pour un enfant un peu gauche, soumis à la dictature des gifles d’une veuve abu¬ sive et vulgaire, le bilan est pourtant satisfaisant: si sa visite à la maison close s’est terminée par un humiliant fiasco, il a connu des rapports plus ou moins réussis avec un camarade de classe et avec une jeune personne de treize ans, plus délurée que lui. Surtout, il est parvenu — oh, très innocemment — à faire l’amour avec sa mère. Mais s’il faut, comme l’affirme un de ses amis convertis, adorer Dieu dans les créatures, l’histoire ne nous précise pas si c’est ce que fait notre héros lorsqu’il soulève les jupes de sa mère afin de respirer les vapeurs nauséabondes qui s’exhalent entre ses cuisses de syphi¬ litique. Ouvrage réaliste, qui esquive cependant les deux ou trois scènes qui pourraient faire la joie du lecteur. Y. C. ENFANT DU BORDEL (L7) ou les Aventures de Chérubin. Roman de Pigault-Lebrun (Guillaume Pigault de l'Epinoy, 1753-1835). Publié en 1800. Fils d’un page et d’une adorable marchande de modes, morte en couches, le «frais et leste» Chérubin est élevé dans un bordel par la maîtresse de la maison. Elle se charge aussi de son éducation sexuelle. Mais une des filles, jalouse de cette faveur, fait la conquête du jeune homme et se l’approprie si bien qu’ils sont chassés tous les deux. Commence alors une série d’aventures plus rocambolesques les unes que les autres. Déguisé en femme, Chérubin se prostitue et propose son clitoris de six pouces de long. Arrêté, envoyé à l’hô¬ pital, il est sauvé par un baron qui tente d’en profiter. Il crie au secours; la baronne accourt, le met dans son lit et c’est lui qui en profite... Emprisonné, il s’évade grâce à une jolie danseuse d’opéra. Il rencontre Mme de Seure- ville qui jouit en se faisant «enfiler» par un énorme godemichet (car son sexe n’est «pas un conin, pas même un con, c’est un gouffre ») en même temps qu’elle se fait «enculer» par Chérubin. Celui-ci a toujours un immense succès avec les femmes, notamment avec les jeunes vierges, promptes au plaisir: « elle se mit à remuer le croupion avec une agilité inconcevable». C’est qu’il sait leur «parler» et qu’il a toujours «quelque chose à dire». Les multiples aventures sont contées sur un ton agréable, divertissant en même temps que précieux. Ainsi le vagin se nomme-t-il « reposoir de l’amour» et les testicules, des «amou¬ rettes»... X. G. ENFANTEMENT DE JUPITER (L7) ou lo Fille sans mère. Roman de Huerne de Lamothe. Publié en 1743 à Amster¬ dam. Réédité à Genève en 1775-1776, sous le titre Histoire nouvelle de Margot des Pelotons ou la Galanterie naturelle. Ce titre pompeux couvre la relation des aventures licencieuses d’une jeune fille prénommée Junon, à laquelle trois femmes du faubourg Saint-Marceau se disputaient «la gloire [d’avoir] donné le jour». Celle qui eut le privilège
Entre chien et loup / 159 d’élever l’héroïne était connue sous le nom de Mme des Pelotons, plus fami¬ lièrement appelée Margot, et ravaudeuse de profession; Fougeret de Montbron qui immortalisera ce personnage du folklore parisien dans son roman *Mar¬ got la Ravaudeuse connaissait-il la libertine Junon? Tout comme ce der¬ nier, Hueme de Lamothe déclare que «l’étude de la vérité ne lui plaît que dans la nudité»; naturaliste, il s’atta¬ chera à la peinture des mœurs les plus basses ; trivial, il saura par sa franchise passer pour un observateur attentif. Les épisodes les plus réussis ont trait à l’as¬ cension sociale de l’aventureuse famille des Pelotons, vivant aux crochets d’un procureur naïf, et aux mariages suc¬ cessifs que Junon contracte avec des nobles imprudents pour couvrir son commerce galant. Déplorons que l’au¬ teur ait renoncé à peindre les bourgeois et les viveurs de son temps pour don¬ ner dans le genre romanesque le plus conventionnel. Sans les enlèvements, duels et repentirs dont il surcharge son intrigue, la postérité l’eût peut-être Missions à Cythère. Gravure anonyme. Vers accueilli comme novateur littéraire, au réalisme cru, au style incisif, alors qu’elle a presque oublié le nom de cet avocat rayé de l’ordre pour avoir publié un pamphlet intitulé Liberté de la France contre le pouvoir arbitraire de l’excommunication. J.-P. D. ENTRE CHIEN ET LOUP Roman de la comtesse Félicité de Choi- seul-Meuse (v. *Julie ou J'ai sauvé ma rose). Publié en 1 809. Mme de Sévigné aimait particulière¬ ment employer cette expression « entre chien et loup» qui désigne le moment où le jour tombe. Pour la comtesse de Choiseul-Meuse, «c’est l’heure favo¬ rable à la confiance et aux amours». Alors peuvent se dire bien des choses impossibles à avouer sous le soleil de midi. C’est le moment que choisissent sept nobles dames pour se livrer à un jeu de société dont elles ont fixé la règle : chacune doit à son tour décrire sans fard ni fausse pudeur ses premières découvertes amoureuses. L’auteur de Julie aurait pu intituler «Comment j’ai 1810.
160 / Entremetteuse (V) perdu ma rose» ce petit ouvrage des¬ tiné à montrer qu’en définitive « la pre¬ mière nuit n’est pas si terrible». En effet, ce nouveau bonheur dans la vie d’une jeune fille, découvert — toujours hors des liens du mariage —, chez les unes à leur corps quelques instants défendant, chez d’autres dans les bras d’un futur mari, ou encore par la grâce d’un arlequin de passage, ou d’une agréable compagnie d’ecclésiastiques, fut dans tous les cas tel que « l’excès du plaisir faisait surmonter avec courage l’instant de la douleur». Pendant le temps de ces agréables récits, la fille de la maîtresse de maison, enfermée dans sa chambre en raison de son jeune âge et de son innocence supposée, découvre à son propre compte ce qui se raconte au salon grâce à un amant audacieuse¬ ment passé par la fenêtre. Surprise, elle ne peut qu’être pardonnée par les dames échauffées du plaisir qu’elles se rappellent. M. R. ENTREMETTEUSE (L') Roman de Léon Daudet (1868-1942). Publié en 1921. Le polémiste vigoureux de L 'Action française, Léon Daudet, s’exerce dans L’Entremetteuse à faire de l’évaporé. Cette histoire d’un viol, bien que mieux charpentée que la plupart des récits de style « nouille », ne nous convainc guère. La santé de l’auteur transparaît. Manifestement, le genre sophistiqué ne lui est pas naturel. Une entremetteuse mondaine donne la possibilité à l’un des dandys décadents qui fréquentent son salon de violer une jeune fille. Or, le fils de cette femme, lequel ignore ses intrigues, est amoureux de la fille. Au passage, on reconnaît, déformées par la plume de l’auteur, la femme impi¬ toyable de Swinbume, la Mortelle de Marcel Schwob, la lassitude macabre de Georges Rodenbach. Dans cet exer¬ cice de style, Daudet démontre avec éclat que sa personnalité est trop forte et son style trop particulier pour se plier aux exigences du pastiche. P. K. ÉPÎTRE À PAUL VI Pamphlet d'Emmanuelle Arsan, auteur contemporain. Publié en 1968. Il s’agit d’une réponse fort brève à l’encyclique «Humanae vitae» du pape Paul VI condamnant l’usage des pro¬ duits anticonceptionnels. Un tel sujet ne peut être traité avec décence que sur le fond, c’est-à-dire par quelqu’un qui aurait bonne connaissance de l’histoire de l’Église et une culture philosophique réelle. À défaut on pourrait faire œuvre de pamphlétaire, pourvu qu’on soit doué d’ironie. Pas un des arguments d’Emmanuelle Arsan ne porte, phéno¬ mène que rend prodigieux la justesse même de la cause qu’elle défend. Bien plus qu’une mauvaise humeur réelle on sent chez l’auteur le désir frénétique de s’occuper des choses de son temps. En outre, une mystique de rechange se devine qui ne vaut sûrement pas mieux que celle qui est dénoncée. Accuser Gandhi des mêmes péchés que Paul VI quant aux problèmes de la natalité, c’est méconnaître les difficul¬ tés politiques d’un véritable homme d’État à un certain moment de l’his- tôire. Dire que Paul VI n’a jamais joui représente un pari risqué. Affirmer que personne en faisant l’amour ne pense au pape, c’est pour un auteur érotique ignorer singulièrement la démence des perversions. J. F. EROTIKA BIBLION Essai de Mirabeau, Gabriel-Honoré Riquetti, comte de (1749-1791). Publié en 1783 et composé d'une série de onze chapitres aux titres empruntés au grec et à Inébreu, chacun d eux traitant isolé¬ ment d'une singularité des mœurs. Ces recherches, qui portent notam¬ ment sur les superstitions juives, l’ona¬ nisme, la bestialité, le tribadisme, la mutilation sexuelle, la nymphoma¬ nie, s’appuient constamment sur des exemples tirés avant tout de la Bible (et c’est l’explication du titre), des Pères de l’Église ou des théologiens jésuites : à cet égard, l’essai de Mirabeau conti¬
Erotika Biblion / 161 nue et couronne toute une lignée d’œuvres critiques du XVIIIe siècle, qui, à l’exemple de Voltaire, ont mis en pleine lumière toutes les abominations et bizarreries sexuelles dont la Bible fournissait des exemples. S’y ajou¬ tent ici les exemples tirés de l’Anti¬ quité gréco-latine ; mais aussi, d’autres, empruntés à l’actualité ou à l’Afrique et à l’Asie, surtout dans les pages concernant les accouplements entre les humains et les bêtes, et leurs produits (pages qui imposent le rapprochement avec les réflexions de Diderot dans Le Rêve de d’Alembert, pourtant inédit à l’époque). On le voit, rien de plus sérieux et de plus méthodique que cet ouvrage saisi par la police royale comme impie et licencieux. D’ailleurs, il n’est que de lire pour trouver des professions de foi philosophiques qui éclairent fort bien l’entreprise de Mira¬ beau. Toutes les singularités sexuelles méritent une étude attentive parce que « la physique éclairée doit être le guide étemel de la morale». Et d’ailleurs, cette étude, cette connaissance exacte de ce qu’exige la nature, de l’action, en somme, du corps sur l’esprit, serait nécessaire pour créer enfin «une édu¬ cation nationale bien conçue». Même la nymphomanie est un état qui « tient purement à la nature et à notre consti¬ tution». Mais cette enquête, dont la portée dans le combat contre l’Église est trop évidente pour qu’on y insiste, débouche sur la notion de progrès : car la corruption criante du Paris de l’An¬ cien Régime ne supporte pas la compa¬ raison avec « ce que le peuple de Dieu savait faire». Contrairement à l’idée reçue, il faut reconnaître, soutient Mira¬ beau, « notre infériorité en fait de liber¬ tinage par rapport aux Anciens ». Aussi bien, cette morale annoncée — l’auteur l’indique dans son dernier chapitre — implique une critique radicale de la fidélité et de la monogamie, non moins que celle de Diderot dans le Supplé¬ ment au voyage de Bougainville : « La machine humaine ne doit pas être plus réglée que l’élément qui l’environne; il faut travailler, se fatiguer même, se reposer, être inactif, selon que le senti¬ ment des forces l’indique. Ce serait une prétention très absurde et très ridicule que de vouloir suivre la loi d’unifor¬ mité, et se fixer à la même assiette [...]. Le changement est nécessaire... » Donc, une œuvre de moraliste, et d’historien philosophe. Ce qui l’a fait passer, à l’époque ou plus tard, pour une œuvre licencieuse, aux yeux de certains, c’est la curiosité ironique qu’elle manifeste à l’égard des singularités sexuelles et des bizarreries des législateurs et des théo¬ logiens. Il est vrai que Mirabeau s’en donne à cœur joie, mais dans un style parfaitement voltairien. Il ne consacre pas moins d’un paragraphe à rappeler au lecteur l’histoire d’Onan telle qu’il la trouve dans la Genèse; il étudie, moins en libertin qu’en physicien, en ERROTIKA BIBLION. £» »r mc*. — Ç&r Abfîmfum ex eu dit. - ^.^■.r.Trra.r.T J K O M E y De l’ïmpbtmfrie x>v Yatxcàk MJJCCLXÎXI1I
162 / Erzsébet Bathory, la comtesse sanglante observateur attentif, comment la femme doit masturber un homme («Figurez- vous les deux acteurs nus dans une alcôve entourée de glaces et sur un lit à pente suivie; la fille adepte évite d’abord avec le plus grand soin de tou¬ cher les parties de la génération; ses approches sont lentes, ses embrasse¬ ments doux, les baisers plus tendres que lascifs, les coups de langue mesu¬ rés», etc.). Ailleurs, historien, il donnera de fort utiles précisions sur l’organisa¬ tion de la pédérastie dans le Paris de son temps, où il y avait «des lieux publics autorisés à cet effet », et où on avait réparti en trois classes les variétés de l’espèce. À d’autres moments, ce sont les jésuites qui font les frais de la verve de Mirabeau, par exemple Filliu- tius qui décide «qu’un mari a beau¬ coup moins à se plaindre lorsque sa femme s’abandonne à un étranger d’une manière contraire à la nature que quand elle commet simplement avec lui un adultère et fait le péché comme Dieu le commande... Ô qu’un esprit de paix est un précieux don du ciel ! » Ailleurs enfin, et surtout dans les dernières pages, la simple énumération des sin¬ gularités recueillies dans les enquêtes d’Érasme ou dans les œuvres des Anciens, suffit pour satisfaire la curio¬ sité : « Les lesbiennes sont citées pour l’invention ou la coutume d’avoir rendu la bouche le plus fréquent organe de la volupté... On exprima l’habitude qu’avaient les habitants de Sylphos, l’une des Cyclades, d’aider les plaisirs naturels par ceux de l’anus, au moyen du verbe siphiniasser», etc. L’essai philosophique tourne donc aussi à l’an¬ thologie et au répertoire historique : c’est un élément de son charme que cette variété. Y. B. ERZSÉBET BATHORY, LA COMTESSE SAN¬ GLANTE Essai de Valentine Penrose (1903-1970], Publié en 1962. Avec cette étude historique sur Erz¬ sébet Bathory, comtesse Nadasdy, qui vécut en la Hongrie encore féodale du xvie siècle, Valentine Penrose nous ouvre les portes du vieil inconscient occidental, celui qui se nourrit de diables et de lémures, s’abreuve de sang et d’humeurs et ne connaît d’autre culture que celle de la magie la plus barbare. Ce n’est pas qu’Erzsébet ne soit une aristocrate de haut lignage qui connut la Cour et y apparut comme l’une des femmes les plus belles de son pays. Mais en elle, toutes les légendes remontent avec la puissance inextin¬ guible du flux ancestral, et se réalisent avec la froide cruauté de qui, déjà, n’appartient plus à ce monde. Erzsébet est possédée. « Louve de fer et de lune, traquée au plus profond d’elle-même par l’antique démon, elle ne se sentait en sûreté que bardée de talismans, que murmurant incantations, que résonnant aux heures de Mars et de Saturne.» Dans son obscur château de Csejthe qu’elle quitte rarement, Erzsébet est un vampire qui ne veut pas vieillir. Pour cela, elle s’entoure de jeunes servantes qu’elle oblige à la satisfaire et que, bientôt, par un mélange de jalousie, de désir et d’anéantissement, elle va tortu¬ rer, se plaisant surtout à prolonger leur lente agonie. Gilles de Rais féminin, le beau monstre tuera ainsi six cent cin¬ quante filles dans le silence épais de son repaire. Toutes celles qui pénétraient dans le château n’en ressortaient que pour la fosse. Aidée par Dorko, une sorcière qui lui tient lieu de bourreau, la comtesse, pour une broderie mal achevée, fait couper la peau entre les doigts des couturières, plante des aiguilles dans leurs seins. Une suivante lui ayant mal répondu, elle la fait mettre nue dans la neige et asperger d’eau qui gèle aussitôt. La malheureuse achève sa vie en statue de glace. Erzsé¬ bet, entre deux incantations au Bapho- met, l’hermaphrodite des ténèbres, fait suspendre les filles dans des cages de fer, les fait écorcher et, assise sous elles, prend un bain de leur sang. Elle est Kâli, la mère de l’univers, armée de
Escole des filles (V) / 163 ciseaux, qui boit le sang violet du monde. Mais au fond de ses souterrains nauséabonds, ce que recherche Erzsé- bet est une eau pure, et c’est aussi l’en¬ fance perdue. En 1611, et bien que son haut rang l’ait longtemps protégée, la comtesse est arrêtée et jugée. Elle est condamnée à être emmurée vive dans son château. Prisonnière, seule au sein du théâtre désormais désert, Erzsébet vivra près de quatre années face à sa propre mort, sans qu’aucun remords ait jamais troublé sa terrible solitude. Ainsi la Comtesse sanglante demeure-t-elle le symbole de cette « grande colère noire qui voulait se formuler» dont parle Jacob Bôhme. Elle est, gantée de sang, l’un des agents les plus impitoyables de l’éros primordial, celui qui a tête de bouc, sexe de taureau, lui qui est né de la grande Lilith vierge, et qui porte un glaive rougi au feu dans son poing gauche. Y. C. ESCOLE DES FILLES (L7) ou lo Philosophie des Dames. Publié en 1655. C’est le plus ancien des manuels français d’érotologie. Dans une «épître invitatoire aux filles », l’auteur annonce qu’il a voulu instruire les demoiselles de ce qu’il leur faudra savoir: pour contenter leur mari, quand elles en auront un; pour se faire aimer des hommes, même si elles ne sont pas belles, et pour couler «en douceurs et plaisirs» le temps de leur jeunesse. L’ouvrage se divise en deux dia¬ logues, au cours desquels la jeune Suzanne, plus expérimentée que sa cou¬ sine Fanchon, révèle à celle-ci la diffé¬ rence et la collaboration des sexes, lui indique la conduite à observer avec le gentil Robinet qui s’intéresse à elle, puis ratiocine plus minutieusement, une fois son interlocutrice dépucelée. L’attrait de l’ouvrage tient à l’accent de naïveté que l’auteur s’est amusé à donner aux propos des deux jeunes filles. À Fanchon, qu’inquiète l’idée de rencontrer un garçon en cachette et qui objecte à sa cousine que Dieu sait tout, Suzanne répond : « Dieu qui sçait tout ne le viendra pas dire et ne descouvre rien aux autres. Et puis, à bien dire, ce n’est qu’une petite peccadille que la jalousie des hommes a introduite au monde, à cause qu’ils veulent des femmes qui ne soyent qu’à eux seuls ; et croy-moy d’une chose, que si les femmes gouvemoyent aussi bien les églises comme font les hommes, elles auroient bien ordonné tout au rebours. » Pour commenter les exercices sexuels dans un langage que puisse entendre Fanchon encore ignorante, Suzanne recourt à des comparaisons d’un charme inattendu : «Au commencement, je me voulois lever et faisois la retive, mais luy me prioit, me conjuroit, se desespe- roit, si bien que j’en avois pitié ; je me remettois, et luy prenoit son plaisir à me le fourrer dedans et le retirer tout d’un coup, se delectant à le voir entrer et sortir, et cela faisoit un bruict, cou¬ sine, comme les boulangers qui enfon¬ cent leur poing dedans la paste et le retirent soudain, ou comme les petits enfans qui retirent leur baston de leur canonnière où ils ont desjà mis un tam¬ pon de papier. — Quel dévergondage, ô Dieu! de part et d’autre. Et aviez- vous du plaisir à cela aussi, vous? — Pourquoy non? Quand on s’aime bien ce sont de petites coyonneries qui plaisent toujours et qui ne laissent pas de chatouiller un peu, et cela fait passer autant de temps agréablement, outre que l’on le trouve meilleur par après. » Imprimée à Paris sous la fausse rubrique de Leyde, l’édition originale de L'Escole des Filles fut en grande partie saisie par la police peu après sa sortie de presse, en 1655. Des pour¬ suites furent engagées contre ses édi¬ teurs clandestins : Jean L’Ange, ami de Scarron et de Tristan L’Hermite, et Michel Millot, contrôleur et payeur des suisses de l’armée royale. L’Ange écopa de deux cents livres d’amende. Millot, contumace, fut condamné à la potence et au bûcher, mais, quoique
164 / Espadon satyrique (L') introuvable, put faire appel du jugement et n’eut jamais à comparaître devant un tribunal, l’affaire ayant été classée, semble-t-il, assez rapidement. Par la suite, de nouvelles éditions de l’ou¬ vrage, effectivement venues des Pays- Bas, se répandirent en France. En 1687, la gouvernante des demoiselles d’hon¬ neur de Mme la Dauphine déplorait de trouver dans leur chambre des exem¬ plaires de L ’Escole des Filles. L’auteur n’a jamais été identifié. On s’est de¬ mandé si ce n’était pas Claude Le Petit. Ce n’est pas impossible. Ce qui est cer¬ tain, c’est que cet auteur appartenait à l’entourage de Scarron et de Mme Scar- ron, future maîtresse de Louis XIV, la redoutable Maintenon. P. P. ESPADON SATYRIQUE (L/) Poèmes de Claude d'Esternod ou Esterno (1592-1640). Publiés en 1619. Si l’on suit d’Esternod dans les arcanes du «Parnasse satyrique», si l’on en aime la fraîcheur parfois baroque, on s’aperçoit vite dans son Espadon que les dés sont pipés, qu’il s’agit d’an¬ timariages : « Un bon chien couche avec sa mère/Avec sa sœur avec son frère», de voluptés qui grincent, de vieilles femmes enlaidies dont le por¬ trait éveille on ne sait quelle cruauté, sauterelles et maquerelles à la tête chauve, aux tétins longs, à l’embou¬ chure étroite. Libre dans la plaisante¬ rie, l’espadon, cet «escrimeur d’entre cuisse », se désole et se défraîchit peut- être un peu facilement. Il en rit mais craint la chaude-pisse, et l’exorcise étrangement en exorcisant avec elle l’amour: «Ego juro par la savate/Et la crépide d’Hipocrate/Je le cognosce, il est certain/À cette jaune subucule/ Qu’avez planté votre mentule/Dans les dunes d’une putain.» La paillardise finit par détruire la fécondité, qui, pré¬ sente pourtant à chaque instant, perd la face en montrant son cul. Car toutes les parties du corps sont sœurs, avec leur vie propre et chacune une bouche, une bouche nerveuse et un cul qui s’enrage, et «rage du cul passe les dents». R. L. S. ESPION ANGLAIS (L') Œuvre journalistique du pamphlétaire, affairiste (et peut-être policier) Matthieu- François Pidansat de Mairobert (1727- 1779). Publiée en partie (les quatre premiers tomes) en 1779. C’est, pour l’essentiel, une série de comptes rendus datés de la situation politique, financière, militaire et cultu¬ relle de la France du début du règne de Louis XVI, sous forme de lettres sup¬ posées adressées à un lord anglais. Ce tableau ne serait évidemment pas com¬ plet s’il ne donnait tous les renseigne¬ ments désirables sur la vie sexuelle de la haute société, sur les bordels, etc. En particulier, le tome II, dont les lettres sont datées d’août 1775 à février 1776, contient plusieurs morceaux d’un vif intérêt. Dans la lettre VIII, datée du 11 septembre 1775, est présentée la fameuse Gourdan, qui venait d’être décrétée de prise de corps, mais avait pu s’enfuir. Il faut attendre la lettre XXIV, datée du 16 février 1776, pour trouver une intéressante description de la maison de Mme Gourdan, située entre les rues Saint-Denis et Saint-Sauveur. On commence par «la piscine», salle où Mme Gourdan faisait décrasser, parfu¬ mer, etc., les filles arrivant de province, et où l’on voit encore l’eau de pucelle, l’essence à l’usage des monstres, et le spécifique du docteur Guibert de Pré¬ val, « à la fois indicatif, curatif et pré¬ servatif du mal vénérien ». Puis viennent le cabinet de toilette et la «salle de bal» où l’on déguisait et habillait les nouvelles venues. Là appa¬ raît la porte secrète qui faisait commu¬ niquer la maison avec la boutique d’un marchand de tableaux de la rue Saint- Sauveur par où entraient hauts person¬ nages et grandes dames. Vient ensuite «l’infirmerie» où l’on «réveille les feux flétris » des libertins usés, décorée d’estampes lubriques, et pourvue «de
État de l'homme (L') dans le péché originel / 165 petits faisceaux de genêt parfumés » ser¬ vant à des flagellations régénératrices. C’est à ce point que viennent les deux anecdotes célèbres concernant « la scé¬ lératesse du comte de Sade, ce gentil¬ homme si renommé pour ses horreurs contre les femmes qui, étant restées impunies, l’ont autorisé à en commettre de nouvelles » : les dragées à la cantha¬ ride à Marseille, et la femme battue de la place des Victoires. Puis vient l’inventaire des pommes d’amour, des aides, redingotes, consolateurs, etc. Et enfin, le salon de Vulcain où se trouve le fauteuil dit «les filets de Fronsac», parce «qu’ils avaient été imaginés par ce seigneur pour triompher d’une vierge qui, quoique d’un rang très médiocre, avait résisté à toutes ses séductions... Une belle nuit, il fait mettre le feu à la maison de cette jeune fille par des coupe-jarrets à ses ordres; une vieille duègne, profitant du désordre qu’oc¬ casionna cet accident, s’empare de la demoiselle sous prétexte de lui donner un asile, et l’ayant soustraite aux yeux de sa mère, la conduit dans ce repaire. Le duc de Fronsac y était, on la préci¬ pite dans ce fauteuil infernal, et là, sans égard à ses larmes, à ses cris, à son effroi, il se livre à toutes les infamies que peut lui suggérer sa coupable lubri¬ cité. » Cependant, l’oraison funèbre de Justine Pâris qui suit et conclut le tome II n’est qu’un «remake» du texte qu’on trouvait déjà dans Les *Cannevas de la Pâris en 1755, où il était fait l’éloge de Mlle Justine, prononcé par Mme Pâris. Outre un inventaire des filles de l’Opéra et de la Comédie les plus cotées que l’on trouve à la lettre IX, il faut au moins signaler les comptes rendus de *Parapilla, lettre XXXIX, et surtout celui de la lettre XLIII : « Sur un livre obscène intitulé : La *Foutromanie » où Pidansat, tout en déplorant que l’au¬ teur «manque de l’essentiel en pareil genre, de l’énergie», le loue pour «sa description des débauches des cardi¬ naux » qui « est vive et rapide ». Y. B. ESPION DÉVALISÉ (L') Recueil d'indiscrétions et de révélations politiques ou privées, publié anonyme¬ ment à Londres en 1782, et attribué avec vraisemblance au président au Parle¬ ment Baudouin de Guémadeuc (1734- 1817), qmi de Galiani, de Diderot, de Mme d'Epinay, etc. C’est dans cette sorte de pot-pourri que l’on trouve l’histoire du banquier Peixotte et de la Dervieux, qui fut reprise et développée dans un pamphlet ultérieur. Peixotte n’aimait les femmes «que par un certain côté», et la bou- grerie était considérée au xvme siècle comme un goût «antiphysique» au même titre que la pédérastie. Les désirs du banquier, cependant, n’étaient pas tout simples. Il fallut que la demoiselle, moyennant finances, acceptât de laisser «placer entre ses belles fesses un petit étui de nacre de perle », muni de trous, par lesquels le banquier passa six plumes de paon ; après quoi, le banquier «commence avec lui-même l’opération d’Onan». Ce n’était qu’un prélude, et rendez-vous avait été pris pour aller jusqu’au bout, pour le prix de cinq cents louis ; mais, cette fois, Peixotte fut vic¬ time d’une mystification, où les pro¬ tecteurs de la Dervieux, déguisés en policiers, menacèrent le banquier de poursuites et le congédièrent. On trouve aussi dans le même recueil quelques détails sur la vie privée de Galiani à Paris. «Cet Italien était d’une salacité qui surpassait tout ce qu’on a connu en France en ce genre», et il aurait prati¬ qué en amour à la fois « les goûts ita¬ liens» — autre dénomination de la bougrerie — et les goûts français. Y. B. ÉTAT DE L'HOMME (L7) DANS LE PÉCHÉ ORI¬ GINEL Conte d'un auteur anonyme (l'attribution à Beverland est erronée). Publié en 1741. Ce serpent beau parleur, à point dressé, cette pomme croquée, cette nudité et les conséquences si funestes, tout invite à penser que le péché origi-
166/ Et on tuera tous les affreux nel fut une affaire de cuissage tendre. Ainsi se recompose une théologie amu¬ sante qui tourne les saints mystères en dérision et prêche le droit au plaisir. C’est un apologue dont Anatole France se souviendra pour son Jérôme Coi- gnard. J.-P. P. ET ON TUERA TOUS LES AFFREUX Roman de Boris Vian (19201959]. Publié sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, en 1948. Ce roman prend le contre-pied de L 7le du docteur Moreau, de Wells : dans une île du Pacifique, le docteur Markus Schutz fabrique des êtres humains sans défaut. Il placera ses créatures aux postes clés de la société humaine, afin de transformer celle-ci en une véritable aristocratie. Boris Vian laisse son his¬ toire inachevée, refusant peut-être de lui donner une fin qui ne pourrait pas ne pas être «morale». Le roman, écrit avec beaucoup de verve, est le plus réussi des Vernon Sullivan. Comme celui de *Vercoquin et le plancton, son érotisme est joyeux, chahuteur, déme¬ suré, plus proche de Rabelais que de Sade — plus proche de Boris Vian que de Vernon Sullivan. J. B. EUROPE GALANTE (L'| Récits de Paul Morand (1889-1976). Publiés en 1925. Des récits, mais la chronique les met en valeur. En somme, des textes mar¬ qués par leur époque, précieux à ce titre même. Bohème cosmopolite, sou¬ venirs de globe-trotter, peintres alors inconnus du public (Braque, Picasso), évocations d’un bois de Boulogne noc¬ turne, chambres de palace (avec déjà des micros branchés), mots surpre¬ nants, comme celui-ci : garden-partouze. L’aventure des personnages est néces¬ sairement fort intemporelle, mais le décor lui donne un prix. Qu’arrive-t-il, pourtant ? Une dame se masturbe devant son amoureux. Un monsieur et une dame achèvent à l’aube leur promenade en se demandant qui, de lui ou d’elle, leur amie préfère. Une épouse enferme son amant entre ses jambes, oubliant le travail. Il y a encore une épouse de diplomate et un fils d’industriel rhénan, en ce temps où la politique française désire provoquer un séparatisme. Et à la garden-partouze «il y a même un autocar». M. B. ÈVE RESSUSCITÉE ou la Belle sans chemise, avantures plai¬ santes. Roman anonyme publié en 1683 et réimprimé en 1882. La préface de 1882 nous avertit que «la Nouvelle Ève ne se trouve littéra¬ lement sans chemise qu’à la dernière ligne du volume. C’est alors seulement qu’elle est affranchie de ce dernier voile si cher à la pudeur. » Perche sans cesse tendue au désir du lecteur, ce roman montre combien la pudeur peut deve¬ nir impudique. C’est l’art du «presque mais pas»: accorder tout ce qu’il est possible d’accorder dans le badinage amoureux à condition de ne pas passer à la dernière faveur. Nous sont ainsi contées les aventures amoureuses d’An¬ gélique, victime de l’ostracisme d’une mère vieillissante qui la mit de force au couvent. Évadée grâce à la concupis¬ cente complicité de son confesseur, le père Stanilas, Angélique s’empressera de dévaliser ce faux dévot pour fuir dans le monde en compagnie d’un cavalier. Ici commence l’impudique badinage et les trouvailles du cavalier pour satis¬ faire ses désirs sans attenter à l’hon¬ neur de la belle enlevée : « Il appela la servante, la renversa sur le lit, fit cou¬ cher auprès d’elle Angélique, obligea celle-ci de lui ouvrir son sein, leva la jupe et la chemise de l’une et de l’autre et s’étant couché un peu de travers sur la servante, ayant placé une de ses mains sur les tétons d’Angélique et l’autre sur... et appuyé sa bouche sur la sienne, il jouit de l’une et embrassa l’autre avec autant de plaisir et de sen¬ timent que si tout le mystérieux com¬ merce se fut passé entre Angélique et lui.» Recueillie par une noble dame,
Exploits d'un jeune don Juan (Les) / 167 Angélique qui se fait maintenant appe¬ ler la baronne, enseignera à la fille de sa bienfaitrice comment un certain ins¬ trument, petit ou gros, long ou court, vraie «saucisse de velours», soulage les jeunes filles et leur procure du plai¬ sir « lorsque leur... les démange ». Gra¬ dation dans l’impudeur, voiles un à un tombés, on ne s’étonnera pas de retrou¬ ver la baronne belle de jour à La Haye. La fin du roman est humoristique. Angé¬ lique retrouvera le jésuite qu’elle a dévalisé et qui, plus jésuite que jamais, arrivera à lui reprendre les bijoux qu’elle garde précieusement cousus dans sa chemise, pendant qu’elle s’ébat dans l’eau. Alors, conclut l’auteur anonyme, «il se sauva au travers des dunes sans qu’on ait pu depuis ce temps-là apprendre de ses nouvelles, laissant donc cette belle sans chemise qui cou¬ rut inutilement après lui ». P. R. EXEMPLE DE NINON DE LENCLOS (I/) Evocation de Jean de Tinan [Jean Le Bar¬ bier de Tinan, 1874-1898). Publiée en 1898, à la suite du roman *Aimienne. L’auteur brode autour d’une vie commentée d’autre part dans les écrits de Mme de Sévigné, Mlle de Scudéry, Saint-Évremond, Tallemant des Réaux, Fontenelle, Voltaire, Saint-Simon, de Retz, sans compter des récits plus vifs publiés en Hollande. Bref, Ninon de Lenclos (1620-1705) n’était pas tant belle, mais avait reçu mille talents de société. Doit être tenue moins pour fille galante que pour âme passionnée. Fut en sa jeunesse l’inséparable de Marion de Lorme. Partagea nombre d’amants avec elle. Allait à ses aventures «en galant homme». Dans les bras d’un autre s’exclama à l’adresse de La Châtre auquel elle avait écrit un billet de fidé¬ lité : « Ah le bon billet qu’a La Châtre ! » Repoussa les avances d’un de ses deux fils. Devint l’un des luminaires de la Régence. Régna sur un salon d’épi¬ curiens. Fut renommée pour son ami¬ tié. Fit l’amour à quatre-vingts ans accomplis. M. B. EXPLOITS DE M. DUPANLOUP (Les) Poèmes de Jules Marry. Publiés en 1904. Onze poèmes, dont huit ballades d’un tour banvillesque. La première de ces ballades, qui porte en épigraphe : « À Monseigneur tout honneur», exalte ironiquement feu Dupanloup, qui fut évêque d’Orléans et membre de l’Aca¬ démie française. Dans un avant-propos, l’auteur, pour justifier le titre de sa pla¬ quette, note que « la chanson française, railleuse et grivoise, qui n’épargne ni les guerriers, ni les gens d’église, a transformé ce prélat en une sorte de Priape ou de Kharagheuz chrétien et, en lui prêtant les plus invraisemblables vertus génésiques, l’a fait entrer, vivant, dans la légende... M. Dupanloup (De pavone lupus) qu’on rencontre tour à tour en ballon, en chemin de fer, à l’Institut, à l’Opéra et, par un naïf ana¬ chronisme, au passage de la Bérésina, est honoré d’un véritable culte éro¬ tique et patriotique par nos troupiers qui, depuis un demi-siècle, ne cessent de chanter ses exploits pour bercer la longueur des marches et la fatigue des manœuvres.» Alléguant l’exemple de Villon qui hantait le bourdeau de la grosse Margot, Jules Marry chante les maisons closes — Quatre Vents, Botte de Paille — qui, pendant longtemps, ont accueilli les noctambules de la Rive gauche à l’heure où fermaient les cafés. Ses boutades l’apparentent à Georges Fourest ; parfois aussi à Franc-Nohain. Il faut se garder de le confondre avec son contemporain le romancier Jules Mary, dont les grands journaux se disputaient la production feuilletonesque. P. P. EXPLOITS D'UN JEUNE DON JUAN (Les) Par Guillaume Apollinaire, pseudonyme de Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky (1880-1918). C’est le récit par un jeune garçon de ses premières aventures sexuelles, des complaisances qu’ont eues pour lui les jeunes filles et les femmes de son entourage. À treize ans, dans la maison
168 / Exploits d'un jeune don Juan (Les) de campagne où sa famille passe les vacances, il fait offrande de sa virginité à la femme du régisseur. Comme elle est enceinte et manifeste de faibles scrupules, il lui promet d’être le parrain de l’enfant qu’elle attend. Il déflore ensuite la plus jeune de ses deux sœurs, qui a un an de plus que lui et vient d’être réglée pour la première fois. D’autres expériences l’associent à des servantes et à une femme dont le mari est à peu près impuissant. Aussi cette dernière, pour ne courir aucun risque, prend-elle soin de ne pas laisser s’ache¬ ver normalement sa conjonction avec le précoce Don Juan. C’est avec la bouche qu’elle lui procure un plaisir complet. Le gamin exploite ensuite sa sœur aînée, qui, momentanément pri¬ vée de son fiancé à qui elle a déjà cédé, ne résiste pas à la tentation que lui ins¬ pire une ostensible virilité. Après quoi vient le tour de la tante du séducteur. Elle a vingt-six ans et son neveu sait à quoi s’en tenir sur elle, l’ayant un jour entendue confesser à un capucin le sub¬ terfuge auquel elle recourt pour calmer seule ses ardeurs. Elle non plus n’a pas le cœur de repousser le jouvenceau, dont l’imprudence l’incitera bientôt à accepter les propositions de mariage d’un vieux célibataire, qui pourtant ne lui plaisait guère. En peu de temps, le jeune Don Juan se trouve avoir engrossé sa tante, sa sœur aînée et une des ser¬ vantes. Il en ressent une vive fierté. Il estime avoir ainsi bien servi sa patrie. Ce petit roman, écrit sur commande pour un éditeur clandestin, s’intitulait, dans sa première édition, les Mémoires d'un jeune Don Juan ; l’auteur n’était alors désigné que par des initiales, G. A., qui n’éclairaient guère le public. On l’a réimprimé plusieurs fois depuis lors, avec le nom d’Apollinaire, et M. Marc Poupon, dans un article concernant l’année que le poète passa autrefois en Allemagne, a révélé que le domaine où s’accomplissent les exploits du jeune Don Juan ressemble fort au domaine rhénan de Krayerhof où Apol¬ linaire servit de précepteur à une demoi¬ selle. N’en déduisez pas que ce roman licencieux soit autobiographique. L’au¬ teur n’avait ni tante ni sœurs. P. P.
FANNY Ernest Feydeau (1821-1873), banquier et spécialiste érudit des usages funé¬ raires de l'Antiquité, publia en 1858 ce livre qui reçut en deux ans dix-sepf éditions. Roman d’une sentimentalité assez pompeuse comme d’une psychologie assez courte, qui met en scène, entre l’épouse adultère la plus classique et le cocu le plus normal, un personnage devenu de nos jours assez rare : l’amant jaloux du mari. Le passage où celui-ci, Roger, installé à Chaville dans une villa contiguë à celle du ménage, épie du balcon à travers le tulle des rideaux les fornications du couple légitime, intéresse seul, comme peuvent l’in¬ téresser certaines pages de *Madame Bovary, une cafarde manière d’éro¬ tisme : « Enfin elle posa son bras ployé sur son épaule et se tourna paresseuse¬ ment vers lui. Je la vis alors par-der¬ rière : ses cheveux roulaient sur son dos, et sa robe s’étalait sur le parquet avec une impudeur splendide... Elle se leva enfin, cette femme de rayons et de fleurs et d’un seul mouvement des bras et des épaules elle fit glisser sa robe à terre sur ses pieds [...] elle dégagea vite ses pieds, dénoua l’étoffe et, un peu pâle cette fois, mais sans parler, elle s’avança vers le lit, relevant sur sa poitrine ses derniers voiles... Son mari lentement l’avait suivie... Horreur ! moi qui assistais à cela, comme si j’étais devenu fou, j’y prenais un plaisir sans nom dans les langues humaines. J’es¬ sayai encore davantage, car j’avais entendu des soupirs, et je voulais savoir de laquelle de ces bouches ils s’exha¬ laient...» L’amant, après avoir surpris cette odieuse tromperie, qui lui donne des doutes sur la vertu même de la femme adultère, n’a plus qu’à se jeter dans une mare, ce qu’il fait avec une promptitude qui déconcerte notre sens plus rassis de la passion. A. B. FÉLICIA ou Mes fredaines. Roman d'Andrea de Nerciat (1739-1800). Publié en 1776. Ce livre célèbre porte en épigraphe : «La faute en est aux Dieux qui me firent si folle.» C’est un roman au féminin au long duquel l’héroïne se
170/ Félicia confesse et s’efforce de ne rien voiler des circonstances qui la mènent à céder aux hommes. Elle ne cache pas non plus son goût pour la physique de l’amour. On la voit, de victime, devenir maîtresse — et si bien que plus tard on la retrouvera (dans Les *Aphro- dites) à la tête d’une fameuse « société d’amour». Ce roman est fidèle au genre : on y trouve le récit d’une initiation, un «voyage» dans l’intérieur de la société, une «philosophie» qui, prêtée à l’hé¬ roïne, est celle de l’auteur. C’est pour¬ quoi Félicia ne manque pas de traits moraux, qui, cela va sans dire, com¬ promettent la moralité en cours. Ainsi : « Cocuage ! bon, mais malheureux Monarque ! tes états sont immenses, tes sujets innombrables ; tu rends heureux par mille moyens différents tous ceux qui consentent à le devenir par toi ; cependant, la plupart sont des ingrats qui te maudissent, au lieu de te bénir ! quel aveuglement ! » Il semble ne faire aucun doute que le chevalier de Nerciat ait connu une femme de ce type. De la même façon, il est certain que, dans sa jeunesse, il fut un membre «prisé» d’une société d’amour dont l’exemple lui inspirera Les Aphrodites. Pour s’en convaincre, il faut citer — comme fait Guillaume Apollinaire — la dédicace en vers qu’il fit pour sa comédie de Dorimon : « Brûler encens à Paphos, à Cythère,/Fut l’office de mon printemps ;/Mais hélas ! ne dure longtemps/De prêtre de Vénus le galant ministère./Sage est celui qui n’attend de déplaire/A la déesse et qui prend son congé. » Puis, plus avant dans le poème : «J’eus, dans mon temps, un bon arche¬ vêché. » C’est qu’il faut tenir pour assuré que cette femme, ce « bon arche¬
Femme (La) / 171 vêché», doit être Félicia, non pas, on s’en doute, de ce nom-là, mais de cette manière-là. D’autant plus sûrement qu’à cette héroïne, qui domine absolument l’œuvre de Nerciat, fait pendant un héros : Monrose, qui est lui-même. C’est en 1792 que paraît ce nouveau roman : «Monrose ou Suite de Félicia, par le même auteur». Ce qui frappe, c’est le titre courant : «Monrose, ou le Libertin par fatalité»... Mais aussi, les faits sociaux qui marquent la carrière et la vie de Monrose sont exactement ceux-là qui rythment l’existence de Nerciat. Bien entendu, il ne faudrait pas prendre, à l’extrême, Monrose pour une confession fidèle. L’important est que la suite des ouvrages de l’auteur se place sous la protection (dirait-on) de ces deux libertins exemplaires Félicia et Monrose. C’est pour cela — sans doute — que les livres du chevalier de Nerciat tranchent si nettement sur les productions grivoises du temps. Il y a, en eux, une certaine rage qui sonne juste. Quant au «bon archevêché», il faut remarquer que c’est dans Monrose que l’on voit naître une de ces étranges «sociétés d’amour» dont les ébats se déroulent dans une charmante propriété située à quelques lieues de Paris, et auxquels Félicia et Monrose président. Toute l’ambition de Nerciat s’inscrit ici. H. J. FELLATORES (Les) Mœurs de la décadence. Roman signé docteur Luiz. Publié en 1888. En épi¬ graphe, une citation empruntée à Octave Miroeau : «Si, au lieu de s'acharner à cacher les hontes, on les dévoilait, j'ima¬ gine que tout n'en irait que mieux. » Vrai roman, sur la haute pédérastie. Comment dès dix-huit ans devenir «un» putain véritable. L’écriture est cursive, avec les tics de ces temps. Les préjugés aussi. À bas tous rastaquouères ! D’un point de vue sexologique : le registre en somme habituel, mais quelque bisexua¬ lité (un ménage à trois), et l’on frôle la messe noire. « Boïard habillait Clapotis d’un costume de religieuse, le forçait à marcher [...] les mains jointes, la tête baissée, les paupières closes, et il s’exaltait d’avoir chez lui un nonnain. » Documentaire social et itinéraires parisiens donnent quelque prix à l’ou¬ vrage, hormis la particularité des évo¬ cations. Au dénouement, un meurtre crapuleux, qu’une lettre de voyou — à traduire — explique : «... Surfin aguiche ses fumerons, y taupe le gniaf y l’estourbit. En y tortillant le sifflet, y fait flotter le chiffon rouge... » D’autre part, le « docteur Luiz » jette son venin d’homme de lettres. Sa vic¬ time est l’auteur de *Monsieur Vénus, Rachilde : « le champion des fellatores est une femme! [...] Elle vit avec un jeune poète qui compose des vers de cette force et qui les met en action : “Nous, les éphèbes bruns descendus des Sodomes.” Ce poète bizarre cor¬ rige les épreuves de cette romancière navrante [...]. Une tribade qui ose imprimer et qui affirme qu’elle se livre à l’amour contre nature est aussi peu femme que possible. » M. B. FEMME (La) Poèmes de Pierre Louÿs (18701925). Publiés en 1938, avec des dessins de l'auteur. Blason du corps de la femme, lieu privilégié du plaisir le plus rare, les sonnets qui marquent les haltes de l’iti¬ néraire amoureux sont précédés par un prétentieux envoi de corps de garde : «Madame, voici l’ex-libris/D’un auteur français qui peut-être/A mouillé votre clitoris/Plus d’une fois sans vous connaître.» Préciosité et raffinement, « main et sein de branlée », senteurs des bras et des reins, toilette et baisers entre les jambes ou aux cheveux. Si la lenteur des gestes et la complexité des poses sont celles d’un aristocrate, elles ne font que masquer une sorte de mépris sauvage, volonté de blesser dou¬ blée d’un appétit grossier. «Mon doigt peut t’enfiler tant que ma verge pend/ Et soûler ton désir rageur de jouis-
172 / Femme de Paul (La) sance.» Plonger dans la blessure de Vénus, fouailler et découvrir, petit pou- cet pervers, «le clitoris extasié par la douleur». A ce «rubis mystérieux qui bouge» correspond «l’enfourchement blanc des femmes affolées » tandis que les doigts «efféminés par de mauvais désirs/Rôdent luxurieux autour des chairs ouvertes». Chairs d’apocalypse dont le dernier mot tonne dans ces deux vers de fin du monde : « Et comme un dard de bouc à la vulve des chèvres/ Le membre de ma gueule enfilera ton con. » P. R. FEMME DE PAUL (La) Nouvelle de Guy de Mau passant (18501893]. Publiée en 1881. Dans un restaurant fréquenté par des canotiers, un couple reste seul : Paul, un jeune homme «presque imberbe» et sa maîtresse, Madeleine. La fragilité de Paul contraste avec la force qui se dégage des autres habitués de l’établis¬ sement. Le couple prend à son tour une yole et croise un canot monté par quatre femmes. L’une est habillée en homme, deux se tiennent par la taille. «V’ià Lesbos ! » crie-t-on de la Grenouillère où se trouvent les autres canotiers. Paul est indigné : « Je les ferai flanquer à Saint-Lazare, moi ! » Mais sa maîtresse ne l’entend pas ainsi, noue conversa¬ tion avec Pauline, la plus vulgaire des lesbiennes. Paul « qui aimait éper¬ dument», qui, malgré ses sentiments délicats, «subissait cet ensorcellement féminin, [...] cette domination prodi¬ gieuse du démon de la chair, sentit que «derrière son dos, une chose infâme, s’apprêtait». En effet, Madeleine et l’affreuse créature se lancent des bai¬ sers et se donnent rendez-vous pour le soir. Paul doit conduire celle qu’il aime à cette monstrueuse rencontre. Ils retournent en yole à la Grenouillère. On danse, puis Madeleine disparaît. Paul court comme un fou et... «il les vit. Oh ! si c’eût été un homme, l’autre. Mais cela! cela! Il restait là, anéanti, bouleversé, comme s’il eût découvert tout à coup un cadavre cher et mutilé, [...] une immonde profanation. » Alors il lança désespérément un cri : « Made¬ leine» et «d’un bond de bête, il sauta dans la rivière». Madeleine et sa com¬ pagne ont entendu. On retire de l’eau le cadavre de Paul. Madeleine sanglote. Pauline la console, l’embrasse: «Va, nous te guérirons, dit-elle. » Et Made¬ leine part, la tête sur l’épaule de Pauline «comme réfugiée dans une tendresse plus intime et plus sûre ». Cette excur¬ sion aux rives de Lesbos, pour excep¬ tionnelle qu’elle soit dans la peinture que Maupassant donne de la société, n’en apporte pas moins des varia¬ tions douloureuses sur quelques-uns des thèmes fondamentaux de l’auteur de Bel-Ami : la séduction de l’eau, le mépris pour les « hommes-filles » (titre d’une autre nouvelle), le dégoût pour les femmes qui n’ont pas de «fémi¬ nité» comme aurait dit Goncourt, le culte de la force virile, qu’elle se mani¬ feste dans la pratique de l’amour ou le bon usage de l’amour. P. D. FEMME ET LE PANTIN (La) Roman «espagnol» de Pierre Louÿs (1870-1925). Publié en 1898. Le chef-d’œuvre de Pierre Louÿs, non plus exercice décadent d’un esthète érudit, mais roman dont la netteté du trait, la violence des passions et la vigueur des caractères font penser à Mérimée, sans compter que, comme dans Carmen, l’action se passe en Espagne. Au carnaval de Séville, un jeune Français, André Stévenol, ren¬ contre une belle fille, Concha Perez, dont il s’éprend aussitôt. Il obtient d’elle un rendez-vous mais différera l’entre¬ vue car, entre-temps, il aura déjeuné avec un de ses amis, homme d’âge mûr, Don Mateo, qui lui raconte sa propre aventure avec Concha. Il y a trois ans, dans le train qui le ramenait de France en Espagne, Mateo remarqua, en face de lui, une fillette qui chantait. L’été suivant, il la retrouva à Séville dans une taverne où
Femme qui a connu l'empereur (La) / 173 elle s’exhibait en dansant de façon équivoque. Mateo sort avec elle, lui fait des reproches ; elle l’assure de son hon¬ nêteté et de son amour. Mais, tout en l’attirant, elle le repousse, moyen infaillible pour transformer en «pan¬ tin » le malheureux homme, épris de la jeune beauté. Le «pantin» couvre la «femme» de bienfaits, ira jusqu’à la doter, à lui acheter une maison. Une fois, elle accepte de venir chez Mateo pour s’abandonner. Mais, «en s’ha¬ billant chez elle, cette petite misérable s’était accoutrée d’un caleçon, taillé dans une sorte de toile si forte et si raide qu’une corne de taureau ne l’au¬ rait pas fendue ». La scélérate, sans se troubler, explique à Mateo : « Je serai folle jusqu’où Dieu voudra, mais pas jusqu’où le voudront les hommes. » En cet instant — le meilleur passage du récit — Mateo comprend que sa jeu¬ nesse à lui est finie mais il ne peut se déprendre de Concha qui, pourtant, lui manifeste avec un raffinement cruel qu’en réalité elle le hait. Il devient son véritable esclave. Elle l’accable d’in¬ cessantes demandes d’argent. Elle l’hu- miliera par un aveu et un spectacle odieux. «Mateo, j’ai horreur de toi, je ne trouverai jamais assez de mots pour te dire combien je te hais. » Elle appelle un jeune homme, une petite gouape qui répond au nom de Morenito. Elle s’écrie : « Le voilà, mon amant. Regarde comme il est joli et comme il est jeune. » « Enfin, comme si elle jugeait que ma torture n’était pas au comble, elle s’est unie à lui, là, sous mes yeux, à mes pieds. » Le lendemain, Mateo la frappe. Concha proteste de son innocence. «J’étais bien trop orgueilleuse pour prendre un Morenito. Je suis à toi, Mateo. Je serai ta femme ce matin, si Dieu veut. » Mateo ajoute « Et, en effet, Monsieur, elle était vierge.» Concha réservera d’autres tourments à Mateo, mais lui demande de la battre de nou¬ veau car cette fille singulière « avait le besoin du châtiment. Elle avait aussi le besoin de la faute. » Un matin, Mateo qui s’était réveillé tard, trouve un billet de Concha où il lit qu’elle a été rejoindre son amant. Mateo la repren¬ dra cependant encore, mais après une scène «ni plus violente, ni plus fasti¬ dieuse que les autres», il la quittera, définitivement, pense-t-il, la vie brisée. Après avoir écouté cette confession, André Stévenol n’en part pas moins le lendemain avec Concha. L’histoire se termine sur un dernier trait de cruelle ironie. Concha vient de recevoir une lettre dont André ne connaîtra la teneur que plus tard : c’est Mateo qui pardonne à l’infidèle, lui demande de revenir et baise ses pieds. P. D. FEMME QUI A CONNU L'EMPEREUR (La) Roman de Hugues Rebell, pseudonyme de Georges Grassal ( 1867-1905). Publié en 1898. En Bretagne, mais le picaresque des voyages et des temps est introduit par les visiteurs et le chassé-croisé des sou¬ venirs. L’époque : le second Empire puis la Commune. Ce récit de 499 pages demeure en tout cas ennuyeux jusqu’à la 221e. Mais à partir de là s’anime par l’intrusion des confidences d’une putain : Henriette. « Paris, commença Henriette, est la ville du jeu et des aventures, des ruines soudaines et des rapides fortunes. » Du fait d’Henriette, mais à travers elle de plusieurs autres personnages, le livre vire : un assez guilleret feuilleton. Et c’est Henriette elle-même, bien entendu, qui a connu l’empereur. Déchaînements des amours, depuis le bal Mabille jusqu’au Trône. Intrigues politiques. Un espion alle¬ mand, un aristocrate anglais noble mais brutal. L’esprit libéral qui est un dis¬ solvant. Outre Henriette, deux personnes d’un pittoresque intarissable : le douteux aris¬ tocrate italien — un drôle, un couard, un imprésario efficace — qui la pré¬ sentera à l’empereur; mais surtout la baronne dite Jeanne la Flamme. C’est auprès d’elle qu’Henriette commence
174 / Femmes châtiées dans la carrière (comme lectrice), mais bientôt ce sont là d’inséparables enne¬ mies. Voici pourquoi, comme disait Balzac : « Elle avait [Jeanne la Flamme, avec Henriette] pris un ton doucereux qui ne lui était pas ordinaire, pensant qu’elle viendrait aisément à bout de ma timidité et qu’elle saurait exiger de moi les plus odieuses complaisances.» Or Henriette ne veut pas : « Brusquement je me relevai, saisie de dégoût. Elle se redressa, m’empoigna par les cheveux et, d’un violent effort, me courba la tête vers sa chair. “Je le veux”, s’écria- t-elle, tandis que ses yeux brillaient d’une étroite férocité. » Mais quant au meilleur du livre, tout de même bien avaricieusement parsemé, il emprunte la démarche de confessions classiques : Fanny Hill, *Manon Lescaut, Moll Flanders. M. B. FEMMES CHÂTIÉES Recueil de nouvelles de Hugues Rebell, pseudonyme de Georges Grassal (1867- 1905]. Publié en 1905. Cinq nouvelles sur la flagellation. La première, « Gringalette », donnera son titre à la réédition de 1924. Gringalette est une fillette de Montmartre abandon¬ née de ses parents (la police les a arrê¬ tés). Un clown la recueille. Il l’emmène au cirque et l’y héberge. Or, il avait déjà recueilli une autre fillette dont il a fait une écuyère. C’est Juzaine. Gringa¬ lette jalouse Juzaine qui mourra pendant son numéro. Accident? Malveillance probable? L’intérêt érotique tient aux cravaches d’équitation. En somme, elles ponctuent le récit. — Deuxième nou¬ velle, «Un jeu de femme». L’épouse d’un universitaire. Son mari la néglige. Or il est anticlérical. Afin de raviver en lui la vivacité des sentiments, elle lui fait un conte, suivi de compléments et prolongements. Jeune fille, son confes¬ seur la fessait. Il l’a retrouvée. Mainte¬ nant ce sont les filles du ménage qu’il fouette à domicile. «Qui est ce misé¬ rable?» dit le mari (en substance). L’épouse donne le premier nom d’ec¬ clésiastique qui lui passe par la tête. Le mari déclenche l’action de la justice. C’est pourtant lui qui paiera les pots cassés, si l’on peut dire (deux ans de prison). — Troisième nouvelle, «Les Révoltées de Brescia» («récit d’un ancien diplomate»). Anecdotes que se racontent un prince et deux généraux. Il arriva qu’en réprimant l’émeute du quartier Saint-Antoine (1851), les sol¬ dats arrêtèrent une contestataire habillée en garçon. L’un des généraux narra¬ teurs en fit sa maîtresse après l’avoir fouettée beaucoup. Il arriva que l’autre général narrateur, l’Autrichien, fut chargé de réprimer les mutins de Bres¬ cia. Il ne fit pas fusiller la grande cour¬ tisane patriotique dans le secret des conjurés. Que non. Mais la fit fesser. «Les officiers poussèrent des “och! och !” de plaisir. » — Quatrième nou¬ velle, « La Comédie chez la princesse ». Le même schème, mais en Russie. Prin¬ cesse nihiliste fouettée par chef de police. Suivent des complications. Mi¬ modrame et happening orienté. Poli¬ tique et psychologie. — Cinquième, « La Crinoline ». La promise était ver- tûèuse comme une forteresse. Donc, la fessée. Ensuite, il appert que cette prude (demeurée prude après la correc¬ tion et même le mariage) joue les femmes à matelot. Elle a même des tatouages sur les fesses. Les choses cette fois se déroulant sous le second Empire. M. B. FEMMES et HOMBRES Recueils de poèmes de Paul Verlaine (1844-1896). Publiés, le premier par les soins du poète en 1890 à Bruxelles, le second, écrit en grande partie vers 1891, publié posthume par l'éditeur Messein en 1903. Les deux recueils doivent être consi¬ dérés comme un tout, dont la première pièce du Hombres affirme en effet l’unité en même temps que la différence. Que la débauche soit homosexuelle ou hétérosexuelle, elle est toujours pour Verlaine la poursuite d’une rédemption
Femmes honnêtes / 175 obsédante, qui sera recherchée par lui aussi bien dans les élans mystiques que dans le déchaînement sexuel. Les deux recueils sous le manteau sont donc à l’opposé de la sentimentalité de La Bonne Chanson pour Mathilde et des sonnets d'Amour pour Lucien Léti- nois : opposés, et cependant leur cor¬ respondant dans leur registre propre. Les héroïnes de Femmes sont évidem¬ ment des filles avec qui Verlaine a si souvent vécu dans ses dernières années ; quant à Hombres, le poète ne laisse aucun doute sur ses partenaires : « Mes amants n’appartiennent pas aux classes riches ;/Ce sont des ouvriers faubou¬ riens ou ruraux,/Leurs quinze et leurs vingt ans sans apprêts sont mal chiches/ De force assez brutale et de procédés gros. » En dépit du parallélisme indiqué dans certaines pièces, on doit remar¬ quer que si Verlaine a hésité à publier de son vivant Hombres, même sous le manteau, c’est un indice de la signifi¬ cation plus aiguë que ce second recueil avait pour lui. Et, pour un de ses «mille e tre» amants masculins, Ver¬ laine retrouve en 1891 des accents proches d’un sonnet jadis adressé à Rimbaud : « Monte sur moi comme une femme/Que je baiserais en gamin/Là. C’est cela. T’es à ta main?/Tandis que mon vit t’entre, lame/Dans du beurre, du moins ainsi/Je puis te baiser sur la bouche,/Te faire une langue farouche/ Et cochonne, et si douce aussi ! » Dans ce début de la pièce 7 de Hombres, il y a parallélisme avec la pièce 15 de Femmes, d’ailleurs intitulée «Gamine¬ ries». («Depuis que ce m’est plus commode/De baiser en gamin, j’adore/ Cette manière...»), mais il va de soi que le poème de Hombres exalte une ivresse supérieure, celle du « royal flot » du « gland chéri », « fait suprême, divin phosphore/Sentant bon la fleur d’aman¬ dier»... Autre parallélisme, non moins significatif, entre le poème de Femmes : « Goûts royaux » (« Louis Quinze aimait peu les parfums. Je l’imite», et c’est pour proclamer le goût de « ces fumets, qu’on tient secrets,/Du sexe et des entours, dès avant comme après/La divine accolade et pendant la caresse ») et la pièce, plus brutale, de Hombres : «Un peu de merde et de fromage/Ne sont pas pour effaroucher [...]. L’odeur m’est assez gaie en somme,/Du trou du cul de mes amants,/Aigre et fraîche comme de pomme...» Mais cette der¬ nière, dans son allure débridée et pro¬ vocatrice, n’en aboutit pas moins à l’extase mystico-sexuelle du dernier qua¬ train : «Débordant de foutre, qu’avale/ Ce moi, confit en onction,/Parmi l’ex¬ tase sans rivale/De cette bénédiction ! » La partie hétérosexuelle est certes rem¬ plie de peintures, et de blasons (à la manière de ce genre poétique du xvie siècle) du cul et du con féminin («Ton con joli, taquin, coquin,/Qui rit rouge sur fond de sable,/Telles les lèvres d’Arlequin»), mais il faut aller droit à la conclusion de Hombres (recueil auquel le «Sonnet du trou du cul» de Verlaine et Rimbaud a été ajouté par l’éditeur plus tard), pour trouver les peintures des deux recueils résumées en ces deux vers triomphaux : « Rinçons nos glands, faisons ripailles/ Et de foutre et de merde et de fesses et de cuisses. » Y. B. FEMMES HONNÊTES Petits contes moraux signés marauis de Valognes, pseudonyme de Josépnin Péladan (1859-1918). Publiés en 1885 avec un frontispice de Félicien Rops. Apolline s’aime elle-même. Lucie et Berthe s’aiment entre elles (à leurs maris, elles ont trouvé de la distraction ailleurs). Bibiane apporte la pensée d’un amant dans la couche du mari. En vacances, Thècle se fait un harem de petits jeunes gens. Vénérande est une allumeuse. Martiane est frigide. Colette traite son mari à la façon d’une débau¬ chée. Maurille chaque soir demande à Dieu la mort de son époux. Ténestine fait drôlement marcher les hommes. Odile procure à ses fils des soubrettes complaisantes. Renelde tolère que sa
176 / Femme visible (La) femme de chambre se prostitue puisque ainsi elle n’a pas à lui donner de gages. Félicienne recherche le stimulant qui la fera véridiquement femme. M B. ÇEMME VISIBLE (La) Ecrit de Salvador Dali ( 1904-1989). Publié en 1930. Accompagné de dessins peuplés d’hermaphrodites à grosses verges et à gros seins, ou à moustaches et à lèvres de sexe, se tortillant comme des flammes et s’ouvrant, c’est un beau manifeste de foi dalienne, dans le plus pur esprit surréaliste. Le vieux monde est un «âne pourri» sur lequel les grosses mouches se collent. C’est celui de la pensée matérialiste qui « confond crétinement les violences de la réalité et les violences des simulacres». C’est l’étouffante famille, «la chambre des parents non ventilée le matin, déga¬ geant l’affreuse puanteur d’acide urique, de mauvais tabac, de bons sentiments et de merde». Ce vieux monde, cette harmonie à laquelle nous ne partici¬ pons pas, sera détruite. Alors pourront s’élever de nouvelles images qui vont prendre «le libre penchant du désir». Ainsi s’effectuera la ruine de la réalité « au profit de tout ce qui nous ramène aux sources claires de la masturba¬ tion, de l’exhibitionnisme, du crime, de l’amour». En attendant, pour trouver le plaisir, l’homme et la femme se «com- pissent en pleine figure ». On peut donc assister à ce spectacle grandiose et pal¬ pitant : « L’urine bouillait au milieu de la poitrine», tandis que «l’homme mange/1 ’ incommensurable/merde/que la femme lui chie/avec amour/dans la bouche.» Car nous sommes encore dans un monde où un dilemme se pose entre la vraie et la fausse «merde», dans le monde du «grand masturba¬ teur», dont la membrane qui lui recouvre entièrement la bouche «durcit le long de l’angoissante/de l’énorme saute¬ relle». Nous sommes dans un monde où la femme n’est pas encore visible, nous sommes «loin de l’amour». X. G. FÊTE (La) Roman de Roger Vailland (1907-1965). Publié en 1960. Lui est un jeune écrivain. Elle, la femme d’un ami. Quand il la rencontre, il est tout de suite attiré par son « inimi¬ table port de cou », par la ligne sinueuse qui se dessine du creux de la tempe à la naissance de la gorge. La façon dont elle tient son cou fait la balance entre sa « fausse fragilité » et sa « force ambi¬ guë». Il commence à écrire un roman dont elle est l’héroïne. Mais cela ne lui suffit pas. Il voudrait qu’elle l’aime. Quand il la regarde, il a envie de rompre la traditionnelle conversation de salon. Il a envie de crier qu’il veut voir ses seins, ses hanches. Un jour, il lui saisit le poignet en implorant : « Donne-moi tes yeux ! », et la longue chemise de nuit de la femme frôle la rude étoffe de sa chemise de toile kaki. Puis il la plaque contre le mur, en murmurant : « Tu me plais. Ma crucifiée, ma tendre crucifiée, ma fête.» Ce qu’il cherche en effet dans sa vie, c’est la fête, la fête d’amour, qui se déroule dans un lieu clos, à l’abri du regard des autres, où chacun des deux amants se remet entre les mains de l’autre. Mais la femme peut-elle y croire? La réalité quoti¬ dienne lui en laisse-t-elle la possibi¬ lité? «Tu as cherché un château pour notre fête, avoue-t-elle, mais moi, le métro ne me lâche pas.» D’ailleurs, elle a peur. Elle se sent humiliée par un désir qui ne serait pas amour. Mais lorsqu’ils se serrent l’un contre l’autre, ils ne peuvent que se répéter : « Je suis heureux», «Je suis heureuse.» Il n’es¬ saie pas de faire ce qu’il fait habituelle¬ ment avec les autres femmes : gagner un sein, desserrer les jambes. C’est elle- même qui un jour se déshabille et dit : «Je suis venue pour cela.» Lucie est une femme enfant. Son amant remarque qu’elle a de l’enfant «la poitrine plate, les crispations, le visage qui fronce dans la recherche du plaisir, l’insatisfac¬ tion» et de la femme, «les hanches larges, la chaleur, les humeurs géné-
Fille aux yeux d'or (La) / 177 reuses, les gestes maternels». Elle s’ou¬ blie elle-même, n’aimant que son aban¬ don à lui, pudique en paroles et en gestes. Puis, un matin, c’est elle qui l’éveille par de «dures caresses». Emportée par «l’ardeur d’oser», c’est elle qui guide et exige. Le livre se ter¬ mine, dans le roman que le héros écrit et qui n’a cessé d’accompagner, suivre ou devancer les personnages, exacte¬ ment comme il avait commencé. Est-ce à dire que littérature et réalité coïncident ou s’opposent? De toute façon, l’un et l’autre cadre, avec leurs références cul¬ turelles au jazz et à Musset, ont l’as¬ pect démodé du snobisme. X. G. FEU DE BRAISE Nouvelles d'André Pieyre de Man¬ diargues (1909-1991). Publiées en 1959. «Florine» se rend dans une vieille maison près de l’église Saint-Sulpice, chez des Brésiliens qui donnent un bal. Elle ne connaît pas ses hôtes, mais elle n’en a pas moins revêtu une robe trans¬ parente qui laisse voir les jarretelles noires et les seins dénudés. Des valets (veste blanche et gants blancs) la font pénétrer dans un appartement anonyme qui semble loué tout exprès pour la soi¬ rée. Elle est surprise de découvrir que si peu d’hommes se trouvent là : plus très jeunes, ils sont fort mal habillés ; l’un d’eux même est en pantoufles. Seules des filles dansent entre elles, au fracas des cymbales, en se frottant le ventre. Florine ne peut se dérober à l’invitation d’une Brésilienne à l’odeur forte qui l’entraîne dans une danse furieuse avant de s’endormir dans ses bras. Lorsque Florine s’éveille à son tour, elle se trouve les mains liées dans une carriole, sous un grand clair de lune. Bientôt, deux hommes la déchar¬ gent au bord d’un fossé et poignardent ses flancs. — « Rodogune », sœur de la petite Marcelline du *Sang de l ’agneau, ne s’est pas éprise d’un lapin, mais d’un bouc, tendre et noir; le fait scan¬ dalise les habitants des environs, car Rodogune partage ses repas avec l’ani¬ mal, et délaisse sa maison pour l’étable. « Une femme qui a reçu la bête est une offense à l’homme, disent-ils. Elle porte le mal avec elle partout où elle va.» Une nuit, ils égorgent le bélier et en déposent la tête au-dessus de la porte de Rodogune, afin que le sang coule jusque sur le seuil. Rodogune placera le crâne poli aux cornes dorées au-des¬ sus de son lit, «grand crucifix bizarre dans une chambre de nonne ». — « Les Pierreuses» sont ces trois minuscules femmes nues qu’un homme découvre à l’intérieur d’une pierre qu’il a brisée. Exposées au contact de l’air, les pier¬ reuses seront réduites en cendres, et la révélation de ces merveilles tuera l’homme qui a respiré les émanations mortelles de la géode. — Après « Le Nu parmi les cercueils», où l’on voit une femme belle et nue circuler tel un auto¬ mate entre les bières après qu’elle a été abandonnée par son amant et violée par un entrepreneur de pompes funèbres qui la menace d’un rasoir, voici «Le Diamant», où se trouve emprisonnée une jeune vierge orgueilleuse, entre feu et glace. Un homme nu, à tête léonine, se trouve déjà là, bras et jambes écar¬ tés, le sexe érigé : il lui annonce qu’elle n’est venue dans la pierre que pour s’unir avec lui et en avoir un fils qui changera la face du monde. Et il prend la jeune fille tandis que le père de celle- ci examine le diamant, s’étonnant que son éclat bleuté se soit soudain em¬ pourpré. Enfin, «L’Enfantillage» nous conduit dans une chambre borgne où un homme besogne une prostituée, tan¬ dis qu’il traque en son esprit de loin¬ taines visions destinées à le libérer de sa hantise de la mort, à le transporter jusque dans « ce ciel et dans ce lumineux cristal où il n’y avait rien à craindre sauf que le soleil se retirât». Y. C. FILLE AUX YEUX D'OR (La) Longue nouvelle d'Honoré de Balzac (1799-1850). Publiée en 1834. Une fois oubliée l’insertion de ce récit dans Y Histoire des Treize, elle-
178 / Fille Élisa (La) même fragment des Scènes de la Vie parisienne, une fois oubliés aussi l’apparat descriptif et les apostrophes qui constituent une part assez considé¬ rable du texte de La Fille aux yeux d’or (en particulier, le long prélude sur Paris considéré comme un enfer), subsiste une anecdote lyrique ou romanesque. Au plus serré, celle-ci : Henri de Mar- say a vingt-deux ans vers fin 1814. Il est la séduction même. Il parvient à être conduit, par un mulâtre qui lui bande les yeux, auprès de l’énigma¬ tique demoiselle inconnue qui lui a fait des avances. Il est introduit dans son boudoir. Le héros conquiert la belle personne. Tout détail sur ce sujet est masqué sous l’emportement des adjec¬ tifs, mais plus tard : «... de Mar- say s’aperçut qu’il avait été joué par la fille aux yeux d’or, en voyant dans son ensemble cette nuit dont les plaisirs n’avaient que graduellement ruisselé pour finir par s’épancher à torrents. Il put alors lire dans cette page si brillante d’effet, en deviner le sens caché. L’in¬ nocence purement physique de Paquita, l’étonnement de sa joie, quelques mots d’abord obscurs et maintenant clairs, échappés au milieu de la joie, tout lui prouva qu’il avait posé pour une autre personne.» À peu de là, la fille aux yeux d’or est assassinée sauvagement par la rivale de Marsay. Il s’agit de Mme de San-Real. Qui plus est, celle- ci est sa propre sœur puisque Marsay et elle ont pour père lord Dudley. Ce roman a surtout la réputation de son étiquette saphique, à cette époque auda¬ cieuse en littérature officielle, en dépit de la réalité des mœurs; l’influence d’Ann Radcliffe, romancière d’ailleurs évoquée au passage, mérite d’être notée aussi. M. B. FILLE ÉLISA (La) Roman d'Edmond de Goncourt (1822- 1896], Publié en 1877. Après bien des expériences navrantes, Élisa, une pauvre prostituée qui pos¬ sède « des yeux angéliquement clairs », se prend d’une grande tendresse amou¬ reuse pour un soldat qui vient la voir avec un bouquet de fleurs à la main. Mais, atteinte d’une forme d’hystérie, l’horreur physique de l’homme, accom¬ pagnée du sentiment de l’indignité de son propre corps, elle tuera son soldat. Élisa, condamnée à mort, puis graciée, est soumise aux rigueurs du système pénitentiaire et meurt folle. — Edmond de Goncourt a souligné dans une pré¬ face virulente à son ouvrage que celui- ci ne relève pas du genre licencieux : «Ce livre, j’ai la conscience de l’avoir fait austère et chaste.» C’est un sujet qui ne peut inspirer au lecteur «qu’une méditation triste ». Traitant de son art, il constate que «le roman s’est imposé les études et les devoirs de la science », but qui ne requiert pas l’emploi «d’une prose galante et parfois polissonne». La prostitution, d’ailleurs, n’est qu’un épisode de l’histoire d’Élisa. «La pri¬ son et la prisonnière, voilà l’intérêt de mon livre.» Edmond de Goncourt s’élève avec indignation contre la folie pénitentiaire et sa loi du « silence continu» qui tue la raison. Y. de B. FILLE MANQUÉE (La) Roman de Han Ryner, pseudonyme de Henri Ner (1861-1938). Publié en 1903. Tout petit, le héros voit la femme comme un être «intolérant et intolé¬ rable», comme un «tyran». À l’école, ses manières font pleuvoir sur lui coups et sarcasmes et lui valent le surnom de « fille manquée ». Au lieu de s’en déso¬ ler, il se regarde dans un miroir, sourit à sa délicate beauté, se répétant avec un «bizarre orgueil», avec une douce satisfaction masochiste : « Fille man¬ quée, ah, fille manquée ! » Il ne se défend que faiblement quand un de ses camarades vient à lui. « Sa main cares¬ sait mon visage, puis descendait, émue et émouvante.» C’est tout de suite l’amour fou, les corps couverts de bai¬ sers, «l’étreinte inégale et tremblante». Et quand son amant meurt, c’est avec
Fin de Babylone (La) / 179 un frisson de plaisir qu’il entend les quolibets : « La fille manquée est veuve. » Il se livre ensuite à tous ceux qui veulent de lui. Prostitué, il devient « la reine Françoise », car, comme chez Genet, la déchéance est gloire. Sexuel¬ lement, il n’aime que subir. La «volupté active» le rend malade, au point qu’il s’évanouit dans la «secousse» du plai¬ sir et croit agoniser. Il se contente par¬ fois d’admirer et d’adorer de loin un garçon au « profil florentin », à la « sou¬ plesse voluptueuse». Quand on l’at¬ taque, il prend plaisir dans le combat à entraîner l’autre dans sa chute pour sentir le poids de son corps. Renversé sur le sol, le «cœur palpitant», il sent une caresse ou un baiser. Il cesse bien¬ tôt d’être à tous pour devenir l’esclave de Jean, «monstre adoré et haï». Quand celui-ci le pénètre, l’étreinte est «horri¬ blement douloureuse», mais il halète sous sa caresse. «Tu es mon para¬ dis. Tout est bon de toi, méchanceté, injures, douceur, brutalité, tendresse. » Est-ce à dire qu’il n’a jamais tenté d’ai¬ mer les femmes? Une fois, avec sa cousine, adorée avec la «gravité des fiançailles», avec l’emphase de «pro¬ messes d’éternité»: «Je me suis senti viril et je me suis précipité dans la joie redoutable.» Mais il en reste malade pendant plusieurs jours. Quelquefois, il paie des prostituées pour le simple plai¬ sir de dormir auprès d’elles et de leur dire «chérie». L’une d’elles est bien d’accord avec lui : «Les hommes sont des brutes et l’amour est une cochonne¬ rie qui me dégoûte. » Ils échangent de «chastes caresses émues». Mais l’hé¬ térosexualité ne peut être qu’un épi¬ sode. «Je reviens, dégoûté de l’erreur, vers la seule beauté réelle. » Un peu embrouillé, un peu larmoyant, le récit comporte cependant de beaux passages où le trouble se ressent et se communique au lecteur. X. G. FIN DE BABYLONE (La) Par Guillaume Apollinaire, pseudonyme de Wilhelm Apollinaris de Kosfrowifzky 11880-1918). Publié en 1914. Cet ouvrage, destiné à une collec¬ tion qui s’intitulait «l’Histoire roma¬ nesque», est à ranger dans ce qu’on peut appeler la production alimentaire d’Apollinaire. Pour ce genre de publi¬ cations, dont il n’attendait qu’un peu d’argent, Apollinaire n’hésitait pas à recourir à la collaboration de quelques amis, auxquels ne conviendrait pas l’éti¬ quette de «nègres», mais plutôt celle de complices. René Dalize a vraisem¬ blablement rédigé certains morceaux de La Fin de Babylone, qu’Apollinaire aura corrigés, complétés et cousus tant bien que mal avec d’autres pages, écrites par lui ou demandées à un second assistant. Ce qui est certain, c’est qu’Apollinaire et ses fournisseurs n’ont pas pris leur tâche au sérieux. Dans la Babylone qu’ils évoquent se rencontrent, au ve siècle avant J.-C., un Jahq Dhi-Sor, auteur de courts poèmes gravés sur des stèles et que l’on nomme des ekos, l’historien Poladamastor, et l’illustre Ramidegourmanzor, dont les Lettres à un cavalier emplissent dix- huit mille papyrus, tous personnages en qui les lecteurs habituels des journaux et des revues littéraires pouvaient, en 1914, reconnaître Dyssord, journaliste et poète, le romancier Paul Adam, et Remy de Gourmont, auteur des Lettres à l 'Amazone. La Fin de Babylone se présente comme le récit des aventures de Vietrix et de ce qu’a vu ce jeune Lutécien, éloigné par son père, au cours d’un voyage qui l’a conduit jusqu’en Asie Mineure. Chemin faisant, Vietrix se ménage d’agréables moments avec toutes sortes de créatures. Sopphâ, une poétesse qu’«un certain détraquement intellectuel» incite à ne chercher de plaisirs qu’auprès d’autres femmes, s’abandonne par exception à Vietrix, mais le prie de n’en rien dire : «Évi¬ demment, elle tenait à sa réputation. » On le retrouve plus tard dans une somptueuse maison de prostitution de Babylone, où des esclaves crient sans cesse dans les escaliers: «Toutes ces
180 / Flagellation à travers le monde (La) demoiselles au salon ! ». La tenancière se plaint des manœuvres des prêtres, qui, par cupidité, attirent dans leur temple des fidèles qu’ils régalent d’aphrodi¬ siaques, et parmi lesquels ils lâchent ensuite leurs hiérodules, mâles et femelles. Moyennant finance, les hié¬ rodules offrent aux dévots un moyen de s’assouvir : par-devant ou par-derrière. Cette concurrence indigne la maîtresse de maison, qu’on ne saurait cependant taxer de ladrerie. Vietrix étant venu chez elle accompagné de Dhi-Sor et de Poladamastor, elle s’offre à lui en disant : «Ne t’inquiète pas, mon chéri. Mon baiser coûte cher si je me vends. Mais à toi je me donne... Tu dois être homme de lettres comme ces mes¬ sieurs. Je sais bien que vous n’avez pas le sou ! » Les dernières pages du romanfracon- tent le festin durant lequel le roi Bal- thazar vit apparaître sur un mur les mots prophétiques, le saccage de Baby- lone par l’armée de Cyrus, et le départ de Vietrix avec une jeune esclave qu’il a sauvée, une Ibère qu’il emmènera à Lutèce où elle lui donnera beaucoup d’enfants. Le tout est émaillé de plai¬ santeries faciles, sans doute imputables à la collaboration de René Dalize. P. P. FLAGELLATION À TRAVERS LE MONDE (La) Le Fouet à Londres. «Roman-étude de mœurs anglaises», de Jean de Villiot, pseudonyme de Georges Grassal, plus connu sous celui de Hugues Rebell (1867-1905]. Publié en 1906. La flagellation joue en tout cas un rôle non négligeable dans les récits — *Nichina, Les *Nuits chaudes du Cap français, etc. — que signe Rebell, mais il trouve ses meilleures aises pour trai¬ ter son sujet sous le pseudonyme Jean de Villiot (avec, dit-on, la collabora¬ tion occasionnelle d’autres plumes : Marius Moisson, Gustave Le Rouge). D’où notamment, outre l’ouvrage ici expliqué : Le *Fouet au harem (1906), *Volées de bois vert, La Flagellation des femmes en France sous la Révolu¬ tion et la Terreur blanche, Étude sur la flagellation à travers le monde «aux points de vue historique, médi¬ cal, domestique et conjugal», avec un «exposé documentaire de la flagella¬ tion dans les écoles anglaises et les pri¬ sons militaires» (1901). Il existe bien d’autres titres : Curiosités et anecdotes sur la flagellation, La Cour de miss Hayward (1900), La Femme et son maître (1902), Le Magnétisme du fouet ou les Indiscrétions de miss Darcy (1902), etc. Dans Le Fouet à Londres, colonel de l’armée des Indes, dame de la gentry demeurée chaste trop longtemps, couple de lesbiennes sportives identiquement vêtues, procurent un point de départ. Après quoi la susdite lady subira d’af¬ freux mais sublimes outrages, à elle infligés, outre les services du colonel, par son propre valet. Puis des varia¬ tions assez attendues : demoiselles sans pantalon, miracles de blancheur, pan- pan ! et tout ce qui s’ensuivra. Au der¬ nier chapitre, «Tous fouetteurs», on remarquera le rôle du pasteur en flagel¬ lant flagellé. M. B. FLEUR DE POÉSIE FRANÇAISE (La) Recueil «joyeulx» de poésies, dont cer¬ taines sont de Marot, d'autres de Mellin de Saint-Gelais. Publié en 1543. La plupart de ces «huictains», d’ins¬ piration parfaitement platonique, sui¬ vent les règles de l’amour courtois. L’homme soupire, la femme se refuse. «Languir me fait son amour en tris- tesse/Duquel elle a congnoissance par- faite/Jouissance est le bien que je souhaite », mais elle répond : « Conten¬ tez-vous (amy) de la pensée. » Sous l’effet d’un doux regard, parfois d’un doux baiser, s’égrènent les sentiments de regret, indifférence, haine, chagrin ; l’oubli, l’adversité et les tourments du désir insatisfait. Mais ces poèmes côtoient, sans aucune séparation, des poèmes d’inspiration franchement gail¬ larde. Ainsi, lorsque le berger « request du jeu d’aymer » la bergère, elle dit que
Fleurs du mal (Les) / 181 cela n’est «pas honnête». Mais lors¬ qu’il la met «cul par sus tête/Et luy dessus, la bergère frétille ». Elle se plaint même qu’il n’est pas assez habile, qu’il n’a pas la «lance» qu’il lui faut. Ces amours sont, en général, champêtres. Elles se déroulent au mois de mai, sous la ramée, sur la mousse et font rimer bergerette avec branchette et couldrette. À ces termes badins se mêlent des mots plus vigoureux ; ainsi, « fendasse » ou «bon morceau» dont la dame est «friande». Mis à part le malheureux «vérolé» («je suis d’ulcères tout épris»), les amoureux sont heureux et devisent joyeusement ; elle : « Faictes- moi le joly hachet», lui : « Haussez ung peu le plissonnet»; elle: «Mettez la main au commet. » Il faut remarquer que ce sont souvent les femmes qui prennent l’initiative, au contraire des grandes dames courroucées. L’une est même parfois «du jeu d’amour non assouvie ». Une autre réclame : « Las, comme cela frétille !/Encore ung coup, car il me faict grand bien. » Une troi¬ sième, «de chaleur forcenée», crie à qui veut l’entendre: «Ramonez-moy ma cheminée./Ramonez-la moy hault et bas. » X. G. FLEURS DE CHAIR Récits de «Madame la Vicomtesse de Saint-Luc». Publiés en 1908. Cent quarante-deux pages de polygra- phie polissonne, à dominante lesbienne, étendue à tout le répertoire — y com¬ pris l’inceste entre mère et fils, dit retour au pays natal. Pure et sale tentative de flatter le maniaque, tous les maniaques. Une fausse couverture masque l’inten¬ tion : « Auguste Comte, mélanges his¬ toriques et politiques..., Paris, Librairie des Sciences positivistes.» Mais, sur la page de garde, le vrai titre, et ces paroles attribuées « à Mlle X, du Théâtre-Français » : « Pas de flagella¬ tion, pas de godmichés, pas de chiens, rien que la chair humaine mais toute la chair humaine sans aucune réserve.» Effet de fouillis et variété des tons sug¬ gèrent plusieurs auteurs. M. B. FLEURS DU MAL (Les) Recueil de poèmes de Charles Baude¬ laire (1821-1867). Publié en 1857. «L’odieux coudoie l’ignoble, le re¬ poussant s’y allie à l’infect. » Tel est le jugement du critique du Figaro, à la parution des Fleurs du mal, qui contri¬ bua à l’ouverture d’un procès contre son auteur. Sainte-Beuve abandonna celui qu’il appelait son «cher enfant», n’osant pas le soutenir publiquement et se contentant de lui écrire une note humble et honteuse : « Petits moyens de défense tels que je les conçois»... La sixième chambre correctionnelle, par arrêt du 15 août, condamne Baude¬ laire et son éditeur à de fortes amendes ainsi qu’à la suppression de six poèmes, pour « outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs». Ce jugement n’a été cassé par la Cour suprême que le 31 mai 1949. Pourquoi un tel scan¬ dale? Une telle condamnation? Peut- être parce que Baudelaire avait, à l’avance, condamné ses juges et vili¬ pendé le public borné : « Maudit soit à jamais le rêveur inutile/Qui voulut le premier, dans sa stupidité/Aux choses de l’amour mêler l’honnêteté. » Or, non seulement Baudelaire y mêle la mal¬ honnêteté, mais pour lui l’amour est un mal. Le plaisir enveloppe avec lui son propre châtiment. Le plaisir lesbien est le plus exemplaire à cet égard. Il n’a pourtant pas le poids du «lourd atte¬ lage» masculin, il ne creuse pas d’or¬ nières. Mais l’amour entre femmes est une « action étrange », aussi inquiétante qu’attirante, qui les contraint à vivre seules, errantes, traquées. Surtout, c’est un amour infini, inépuisable, stérile dans son excès même. « Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage/Et le vent furibond de la concupiscence/Fait cla¬ quer votre chair ainsi qu’un vieux dra¬ peau. » Cette malédiction qui s’attache à la jouissance a souvent fait dire de Baudelaire qu’il participait de l’esprit
182 / Fleurs du mal (Les) chrétien. Mais la religion n’a fait qu’ex¬ ploiter une culpabilité plus archaïque, inhérente à l’homme : en chacune de ses partenaires, il cherche et retrouve sa mère, première femme aimée et interdite. C’est elle qui, lorsqu’il était petit enfant, ne pouvait lui apparaître que sous l’aspect d’une «jeune géante». Ne nous étonnons pas s’il rêve, adulte, à ces «terribles jeux» de l’enfant avec sa mère, s’il aspire à « dormir à l’ombre de ses seins». Aux genoux de cette femme pleine de douceur et de bonté, il reste blotti. Elle lui apporte l’oubli. Elle aime sans condition. Elle est mère même pour l’ingrat et le méchant. Il fait d’elle une déesse. C’est l’Ange gardien, la Madone. On sait qu’il fut impuissant avec celle qu’il admirait humblement. Prégnance et permanence du tabou de l’inceste. Mais il y a dans les vers et dans la vie de Baudelaire, un autre type de femme. Démoniaque, bête féroce, «reine des péchés», elle lui déchire et lui mange le cœur. «Toi qui comme un coup de couteau/Dans mon cœur plaintif es entrée/Toi qui, forte comme un troupeau/De démons, vins folle et parée. » Elle cause la perte de l’homme, «martyr docile», «innocent condamné». Elle est à l’opposé de la femme maternelle. C’est pourtant encore la mère, mais la mauvaise mère, celle qui, en se remariant, a trahi son fils. La femme est la mort de l’homme. «L’amoureux pantelant incliné sur sa belle/A l’air d’un moribond caressant son tombeau.» Elle l’emprisonne en son sexe et le tue. «Et le Meurtre, parmi tes chères breloques/Sur ton ventre orgueilleux danse amoureuse¬ ment.» Autre évocation du vagin qui apporte angoisse et crime : « La trom¬ pette de l’ange sinistrement béante». Le thème du vampirisme, teinté d’un romantisme un peu criard, apparaît sous l’influence du roman noir, mêlé aux expériences provoquées par le hashisch. Ainsi se dressent les images de la cha¬ rogne en décomposition, «les jambes en l’air comme une femme lubrique», du ver rongeant la peau; l’image de la femme « se tordant ainsi qu’un serpent sur sa braise/Et pétrissant ses seins sur le fer de son buse», qui se métamor¬ phose en «une outre pleine de pus», puis en squelette ; ou encore l’image de la revenante (ou du revenant, par réac¬ tion) qui se glisse dans la nuit, bondit comme un tigre, déchiquette le corps et l’âme, dans la fièvre et la convulsion. La femme peut aussi tuer sans mouve¬ ment, par son indifférence hautaine, son insensibilité à la souffrance humaine, dans sa marche qui est balancement. «Et je chéris, ô bête implacable et cruelle,/Jusqu’à cette froideur par où tu m’es plus belle.» Elle est immobile, même dans le vacillement de son corps. Sous le fardeau de sa paresse, sa tête se balance avec nonchalance. Et ce « rêve de pierre» que fait l’homme, n’est-ce pas celui d’une femme frigide, ou — mieux — morte? Vivante, elle est à la fois insatiable et limitée. Elle est la limite du désir masculin. Mais l’amant ne peut-il pas trouver satisfaction sur un cadavre ? « Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante/L’ immensité de son désir ? » Mais, « vil animal » ou sta¬ tue, la femme est toujours inhumaine parce que non humaine : « Machine aveugle et sourde, en cruautés féconde. » Si elle s’entoure d’un décor et de vêtements lourdement chargés, c’est pour mieux disparaître. Fauteuils fanés, meubles voluptueux, bouquets mou¬ rants, lustres pâles, miroirs profonds, tapis. Sur le corps, la «robe exagérée», le « cliquetis de métal et de pierre », les bijoux froids, les fourrures, la cheve¬ lure langoureuse et brûlante. Les par¬ fums surtout : senteurs âcres, encens, huile de coco, musc, goudron, havane, que l’amoureux mange, plus qu’il ne les respire. Tout cela fait qu’il ne reste que l’apparence et l’artificiel. «Ô charme d’un néant follement attifé ! » Et, dans un déplacement fétichiste, l’objet d’amour, à la tête coupée, «voit» par le vêtement qui marque sa cuisse. «La jarretière, ainsi qu’un œil secret
Folie espagnole (La) / 183 qui flambe/Darde un regard dia- manté. » X. G. FOLIE ESPAGNOLE (La) Roman de Guillaume Pigault de l'Epinoy dit Pigault-Lebrun (1753-1835). Publié en 1805. Très long, mal composé et écrit avec un bonheur inégal, ce roman peut se résumer ainsi : dans un XIIe siècle de fantaisie et une Espagne de convention, deux seigneurs, frères d’armes depuis la croisade contre les Maures, ont décidé de marier leurs enfants. Le comte et la comtesse d’Aran, dont l’existence est un modèle de vertu, ont un fils, Mendoce, qui vit loin d’eux depuis six ans dans la débauche et les dettes. Le comte de Cerdagne, veuf après une vie dissipée, ne vit plus que pour sa fille, Séraphine. Aran veut ramener son fils au bercail et lui imposer ce mariage. Il lui dépêche Trufaldin, écuyer, valet et précepteur du jeune homme, ce qui, en ce temps-là, était tout un. Comme sou¬ vent dans les livres d’alors, une his¬ toire se glisse dans l’histoire, celle de Trufaldin. Dans sa jeunesse, il servait un évêque qui chérissait un ravissant enfant de chœur, Pedro. «Le petit Pedro était une très jolie fille qui ranimait quelque¬ fois la vieillesse de Monseigneur. » Les jeunes gens s’enfuient ensemble. Si Trufaldin est couard, la fille — qui se nomme en réalité Batilde — se montre entreprenante. Elle aime bien son Tru¬ faldin mais ne résiste pas aux assauts d’un dominicain, pas davantage à ceux d’un muletier. Trufaldin «la trouvait plus séduisante depuis qu’il avait un coadjuteur». Succèdent dans les faveurs de Batilde un chevalier, un vieux mar¬ chand, un corrégidor. Chaque fois, Trufaldin se trouve témoin de son infortune. Mais Batilde n’est pas la * Justine de Sade et personne ne souffre de l’humiliation du cocu ou de l’ou¬ trage subi par sa maîtresse. Le vieillard se montre plus hardi que le jeune homme. «Les attraits de Batilde que Pérez fourrageait, commencèrent une espèce de résurrection. La chaleur d’un corps céleste auquel il accolait ses ruines, le ranima tout à fait. » Trufal¬ din renoncera sans regret à Batilde et prendra service chez le comte d’Aran. Trufaldin rejoint donc son maître et pupille. Il lui a préparé un sermon interminable (soixante-quatre pages) qu’il ne pourra jamais prononcer. Men¬ doce « était beau comme un ange, d’une taille, d’une tournure parfaites; et sa voix était pleine d’expression, quoi¬ qu’il fut opiniâtre et même, imperti¬ nent». Au grand dam de son Mentor, le jeune homme n’a aucune envie de rejoindre celle qu’on lui a promise et qu’il ne connaît pas. Ses exploits ne se comptent plus. Dans un tableau vivant, il joue l’ange Gabriel, cocufie saint Joseph et finit par le trucider. La scène s’accompagne de quelques irrévérences de l’auteur sur le fait que l’on peut être «mère et épouse sans inceste, puisque c’est le Bon Dieu qui se fait lui-même». Mendoce n’en reste pas là, séduit une jolie brune dont il se lasse vite. En réalité, Cerdagne a dépê¬ ché auprès de son futur gendre nombre de ses gens afin de ramener l’enfant prodigue, sans qu’il soupçonnât rien. Parmi ceux-là, une vieille de cinquante ans dont Trufaldin est amoureux. Par malheur, un incident le met en pré¬ sence de quelques volatiles qui «lui gobent... ». Après bien d’autres péripé¬ ties, Mendoce et ses compagnons sont prisonniers de l’Inquisition. Ils vont mourir mais le comte de Cerdagne — qui ne dévoile pas son identité — les délivre in extremis. Mendoce, mis à l’abri par Cerdagne sur les terres de celui-ci, aperçoit Séra¬ phine qui le conquiert. Mais Cerdagne veut que son futur gendre s’empare de la citadelle qu’il entend lui abandon¬ ner. Séraphine sait qu’elle est promise au fils du comte d’Aran, elle aime Mendoce sans connaître son identité. Avec cette dernière partie du récit, le ton change : la grivoiserie fait place à
184 / Folies de ta jeunesse de sir S.-Peters Talassa-Aithéï un libertinage aimable dont ne sont absentes ni les scènes charmantes (Mendoce essaie d’attaquer le château de sa belle, les gens de celle-ci man¬ quent de le tuer: «Elle disait: quel dommage de tuer un homme comme cela, et elle faisait des caresses de plus à son épagneul ») ni les jolies remarques («Ah! mon cœur, me voilà donc en paix avec toi ! »). Cerdagne, avec un malin plaisir, laisse les choses se gâter. Mendoce pénètre dans le château par la cave cependant que Trufaldin tente, par erreur, de «violer» la vieille comtesse d’Aran qui se défend avec succès : «Dix fois Trufaldin a touché au port sans pouvoir y entrer.» Pris sur le fait, Mendoce sera jugé par une « cour d’amour» que présidera Séraphine. Il risque la disgrâce, la mort. Il aura le bonheur. Trufaldin s’unit à sa duègne, mais «s’étonne de sa nullité». Il a «l’aiguillette nouée». Les jeunes amants sont plus heureux : « Séraphine et Men¬ doce, au contraire, étaient sortis de la couche nuptiale, brillants comme le soleil qui s’élevait sur l’horizon. » Ce long roman, le meilleur et le plus caractéristique de son auteur, montre que Pigault-Lebrun n’est pas le porno- graphe que Ton a prétendu. Il a, par endroits, certaines délicatesses d’écri¬ ture, mais ses récits sont trop diffus, son érotisme facile et son anticlérica¬ lisme lassant. Le meilleur jugement est encore celui qu’il porte sur lui-même en N. B. de La Folie espagnole : « Mon cher lecteur, vous êtes mécontent peut-être, et vous vous écriez, en jetant le livre : quelles niaiseries ! quel fatras !» P. D. FOUES DE LA JEUNESSE DE SIR S.-PETERS TALASSA-AITHÉÏ Recueil d'épigrammes de Simon-Pierre Mérard de Saint-Just (1749-1812). Publié en 1777. Réédité sous le titre Œuvres de la marquise de Palmarèze. Le pucelage, c’est bien connu, est un oiseau qu’on met en cage et qui s’en¬ vole aussitôt que lui vient la queue. D’où la sagesse qui inspire ce recueil : « Hors du vit, loin du con, il n’est point de salut/Et de tout ce qu’on fait vit et con sont le but... Nous n’avons un vit que pour foutre/Les cons sont pour être foutus/Les cons semblables à la loutre/Sont même des vits plus gou¬ lus. » J.-P. P. FORT FRÉDÉRICK Roman de Françoise Des Ligneris (née en 1913). Publié en 1957. Un homme traqué dans les bois par des brigadiers, une jeune femme qui passe à cheval, des coups de feu, un lourd château flanqué de tours (Fort Frédérick). L’exposition de ce récit romanesque laisse déjà soupçonner la suite : le criminel cherchera refuge dans le château où Anne, la fière ama¬ zone, acceptera de le prendre sous sa hautaine protection. Pour échapper à la police, l’homme, un robuste gaillard, s’est faufilé, la cuisse ensanglantée, dans le lit de la vieille mère paralytique dont Anne a la charge. Elle en fera son esclave, trop heureuse de soustraire une victime au village voisin, assoiffé der vengeance. Cet hôte clandestin qui semble sorti d’un Caprice de Goya, a tué une petite fille, puis une vieille femme. Anne aimera le gifler, lui cra¬ cher au visage, le dompter, lui confier les tâches domestiques les plus ingrates. Parfois, elle le flatte de la main, comme s’il était son cheval. Il ne se soumet que parce que Anne est très belle ; elle tolère seulement qu’il baise ses san¬ dales, et que parfois il la vête ou la masse de fin saindoux. C’est par adora¬ tion pour sa maîtresse inaccessible qu’il acceptera de séduire une laideronne du voisinage, et pis encore, de parfaire sa tâche de domestique travesti en camériste affublée de vieux pendants d’oreilles. Survient au château un cou¬ sin d’Anne, vestige de son enfance. L’esclave doit veiller plus que jamais à l’entretien de la demeure, et Anne éprouvera le besoin de resserrer les liens qui l’unissent à sa victime en lui
Foutromanie (La) / 185 imposant le jeûne et le fouet. Anne décide d’épouser son cousin depuis longtemps épris d’elle. Elle fuit le ch⬠teau avec lui, puisque son «protégé» l’a déjà déserté, sans doute rongé par la jalousie. Mais bientôt, notre héroïne rompt avec son fiancé et retourne à sa demeure solitaire dont elle éprouve la nostalgie, autant que de son esclave infidèle. Tous deux se retrouveront à Fort Frédérick, unis par des chaînes plus puissantes que l’amour. Bel exemple de domination d’un mâle par une fra¬ gile et sadique jeune femme. Y. C. FOUET AU HAREM (Le) Récit de Jean de Villiot, pseudonyme de Georges Grassal, plus connu sous celui de Hugues Rebell (1867-1905). Publié en 1906. Une jeune fille française du meilleur monde, fille d’un officier supérieur, découvre le Maroc intime, terre par excellence de la flagellation. Eunuques qui châtient, grappes lesbiennes. Mar¬ guerite, la Française d’excellente édu¬ cation, sera mêlée à des exorcismes, à des pratiques. On devra l’empor¬ ter sur une civière. Mais il lui sera dit : « Quand vous serez mariée et que vous aurez tout dit à votre mari, il vous approuvera et vous n’y penserez plus.» M. B. FOÜET DES LUXURIEUX ET PAILLARDS (Le) ou Juste Punition des voluptueux et char¬ nels conforme aux arrêts divins et humains, par Mathurin Le Picard, curé du Mesnil-Jourdain. Publié à Rouen en 1628, avec approbation des docteurs. Cet ouvrage édifiant montre le souci de préserver l’honneur des dames ver¬ tueuses, désireuses de porter un nom recommandable. Les yeux de l’homme y sont décrits comme « de vrays fuzils » : que si ces «fuzils» sont appliqués à cette pierre à feu (qu’est la femme paillarde), soudainement « il en sort des bluettes de feu de concupiscence qui brusle». Un style volontiers lyrique accompagne une impressionnante des¬ cription des maux de la condition humaine, d’un jansénisme encore em¬ preint du riche vocabulaire de la Renais¬ sance. Y sont traités d’abord le péché de luxure lui-même et «son énormité par-dessus les autres péchés » avec, sur le plan de la langue, les « noms et épi¬ thètes glanés dans les auteurs», puis, face aux faits et gestes des « parangons de la luxure», l’avis détaillé des Saints Pères sur le sujet. Y est montré « com¬ ment Dieu a puni ce péché sévère¬ ment », « combien de gens de bien ont détesté ce crime», et surtout «com¬ ment les philosophes payens ont dépeint ce fol amour», avant qu’une descrip¬ tion en règle de la femme paillarde, comparée à une «nasse de pêcheur», n’introduise une classification des di¬ verses espèces de paillardise, concubi- naires, incestueuses ou sacrilèges, sans oublier l’adultère spirituel d’autant plus dangereux, comme l’auteur le démontre en conclusion de son ouvrage, qu’aux côtés de la gourmandise et de l’oisiveté «l’une des occasions du péché de paillardise est l’œil». Le Foüet des paillards connut une grande diffusion tout au long du xvne siècle. D. G. FOUTROMANIE (La) Poème lubrique attribué à Gabriel Sénac de Meilhan (1736-1803). Publié en 1778. C’est une assez pesante apologie de l’énergie virile dirigée selon les voies de la bonne nature. Avant de chanter en décasyllabes, «des Vits les combats magnanimes», l’auteur donne à son propos l’ampleur majestueuse d’un pro¬ jet cosmologique. Il assigne le com¬ mencement de la Foutromanie « à l’instant de la création» qui a disposé « les Atomes séminaux à une attraction réciproque » ; écho certain de la Vénus physique. Après pareille caution, il ne lui reste plus qu’à justifier la verdeur de sa langue ; les « minutieuses modes¬ ties ne réussissent plus aujourd’hui», alors que, jusque chez les béguines, directeurs et jardiniers donnent des
186 / Foutromanie (La) « leçons utiles de langue et de Physique expérimentale ». Sénac de Meilhan vante par-dessus tout la joyeuse vigueur au déduit ; il loue le « train de la Canaille » qu’il oppose aux «tons des gens de qualité»; d’où ses reproches aux dépra¬ vés qui égarent leurs ardeurs : « Bien vite au con rentrez par gratitude»; il récuse la complaisance italienne à « livrer l’endroit et l’envers [...] goût du terroir». Sa géographie érotique donne la préférence aux saines Teutonnes contre les «cons latins» infectés trop souvent du virus de la vérole. Celle-ci tient une grande place dans le poème. S’il dénonce «toute crainte frivole» des maux vénériens, Sénac avoue qu’«on est bien sot quand on souffre du Vit»; il préfère les spécifiques végétaux aux traitements mercuriels qui «sont des poisons autant que des secours,/Ren¬ dent les vits ineptes aux amours/Et des Fouteurs abrègent les jours». Son apo¬ logie de la santé ne s’embarrasse pas d’adages moraux; il tolère( fort bien que le grand seigneur délègue à ses valets «le soin d’aimer, de foutre son épouse», cependant qu’il fait son plai¬ sir de duchesses frivoles et de filles de l’Opéra, gratifiées par la nature de conventionnels «reins d’yvoire» et « fesses de marbre ». J. G.
GAGA (Le) Roman de Jean-Louis Dubut de Laforest (1853-1902). Publié en 1885. Le marquis de Sombreuse est éper¬ dument amoureux de sa vertueuse cou¬ sine, la comtesse Julia de Mauval. Afin de lui rendre son époux odieux et gro¬ tesque, il entraîne ce dernier dans une débauche qui le rend «gaga». Mais Julia, bien que délaissée, bien qu’aban¬ donnée au «souffle de la sensualité», ne désespère pas de reconquérir le comte et de le sauver de sa déchéance. Inquiète de savoir ce qu’ont de plus qu’elle les «cocottes» qui lui volent son mari, elle supplie l’une d’elles de lui enseigner ses «trucs». Elle apprend que les «horizontales» et les «age¬ nouillées » vendent les « ivresses de la sensualité », des ivresses inconnues qui apaisent la bête qui gronde en tout homme. Effarée mais décidée, la déli¬ cate Julia suscite toutes les «abjec¬ tions», se prête à tous les caprices de son mari. Elle parvient enfin à ressusci¬ ter l’amour du comte. Quant au mar¬ quis, qui rêvait d’être le vengeur ou le consolateur, il devient fou, se fait fouetter jusqu’au sang, s’impose une «flagellation galvanique» jusqu’à ce qu’on lui passe la camisole de force. Ces scènes de « mœurs parisiennes » sont assez piquantes, parfois drôles, parfois moralisantes, parfois trop mélodrama¬ tiques, au point que l’atmosphère, le décor, les personnages font songer à quelque « opéra vériste ». X. G. GAILLARDISES DU SIEUR DE MONT-GAILLARD Poèmes de Faucherand de Montgaillard (né après 1550, mort avant 1606). Publiés en 1606. Recueil composé de stances à la manière de Ronsard, de cartels, de chansons. Poésie sarcastique, railleuse, cynique, souvent licencieuse à l’ex¬ trême. Railleries contre les courtisans : « Petits marauts, sots pasquineurs/Petite plume de coq/Et toi petit mignon sucré/ D’un satin pourri diapré», ou les filles publiques : « Mais se trouvant sans un escu/Bien souvent les poils de son cul/ Lui servent à faire des mèches. » Une étonnante tendresse s’exprime pleine¬ ment dans les stances à Claire, l’amie secrète, ardemment aimée. Si le poète a
188 / Galanteries du jeune chevalier de Faublas (Les) conscience que l’amour des femmes, Flamide, Margot, Isabelle, Dorizis ou Angélique, et la faveur des grands sont choses muables, sa fraîcheur d’âme l’élève au-dessus du grouillement, sueur et parfums mêlés, de la cour de Henri IV et de Marie de Médicis. L’amour sans doute n’est qu’un songe : «Eveillez-vous, éveillez/Belle qui tant sommeillez », un leurre que contredit le monde : « Là, là, là faites tout beau/Je m’écoule toute en eau.» Vanité, sot¬ tise, cruauté d’un monde soumis à la loi de la chair et du temps. Le dernier mot de Faucherand est peut-être cet extraordinaire poème contre une vieille (paru d’abord anonymement dans Le *Cabinet satyrique, éditions de 1618 et 1632): «Vieille sorcière aux blancs cheveux/Vieille breneuse au cul foireux/ Vieille charbonnière accroupie/Vieille lanterne d’oublieur/Vieille avaleuse de roupies/.../Un bois vieil et trop sec n’est bon que pour brûler. » P. R. GALANTERIES DU JEUNE CHEVALIER DE FAUBLAS (Les) ou les Folies parisiennes. Roman d'An¬ drea de Nerciat (1739-1800). Publié en 1788. Le chevalier Louvet de Couvray a publié les sept premières parties des *Amours de Faublas dans le tournant des années 1787-1788. Il semble que la lecture du livre de Nerciat, *Félicia ou Mes fredaines, ait eu sur l’auteur de Faublas une influence directe. L’ou¬ vrage de Nerciat avait été bien accueilli, et son succès considérable. Ces romans initiatiques étaient, il est vrai, dans le goût de l’époque. Ils permettaient de montrer la vertu menacée et de rendre, ainsi, plus piquant l’instant où elle s’abandonne. Dans le même temps, le héros — à moins qu’il ne fût question d’une héroïne — pérégrinait dans le monde et dans la société. Mais le «monde», bien sûr, c’était Paris. D’où le sous-titre que Nerciat met à ce livre : « les Folies parisiennes ». Notre auteur, C’est notoire, connaissait admirable¬ ment les « sociétés d’amour» et y avait, jeune officier, tenu hautement sa par¬ tie. Donc, lorsque le roman de Louvet de Couvray vient couvrir de sa gloire la gloire de Félicia, Nerciat, aussitôt, décide de lui faire pièce et publie les quatre tomes des Galanteries. C’est de bonne guerre. Mais la querelle a bien¬ tôt rebondi : les uns tiennent pour une imitation de Louvet par Nerciat, dans ce livre s’entend; les autres tendent à croire que Nerciat choisit simplement de modifier en Faublas le nom du héros d’un roman qu’il avait alors pratique¬ ment terminé. Sans doute y a-t-il des deux dans cette histoire. Nerciat, qui avait donné Monrose pour suite à Féli¬ cia, songeait assurément à quelque entreprise du genre des Galanteries, mais, lorsqu’il se rendit compte du suc¬ cès de Louvet de Couvray, il se hâta, fit un mélange et mit dans son livre, pour tout de bon, ce jeune chevalier de Fau¬ blas qui, à ses yeux du moins, était sorti tout armé (si l’on peut dire) de Félicia. Ce qui est vrai, c’est qu’il y a de la fadeur et du bâclé dans ce livre. La réputation de l’auteur n’y gagna rien. Il •ne fut pas réimprimé. H.J. GALANTERIE SOUS LA SAUVEGARDE DES LOIS (La) Cinq «bulletins anacréontiques » en uise d'apologie du «premier sérail» e la capitale, connu sous le nom de «numéro 113», par P. Cuisin (1777-vers 1845). Paris 1815. Auteur d’une satire sur les Nymphes du Palais-Royal, un journaliste est invité par Madame *** à venir passer quinze jours dans son établissement, «si précieux pour la jeunesse et si avantageux pour les dames ». A la fois «atelier» et «temple» de la Volupté, le «numéro 113» réserve au visiteur plus d’une agréable surprise : du bou¬ doir nacarat de Rosalie-Psyché, « ange de blancheur et de délicatesse» et de perfection dans les formes, au logis de Joséphine, couleur « retour du Zéphyr », des appartements privés de Clarisse-
Galerie des femmes (La) / 1 8V Melpomène qui récite des vers de Phèdre en compagnie d’un Hippolyte consentant, pour les besoins d’un noble polonais tapi dans la pénombre, au « lit musical » d’Adèle-Euterpe, dans sa chambre couleur potiron qu’affectionne particulièrement un marquis mélomane, c’est — sans oublier le parterre de lis de Célina-Uranie, spécialisée dans les clients royalistes et les astronomes ama¬ teurs qu’elle «envoie dans les deux» — tout un théâtre d’ombres et de chair fraîche, dont la mise en scène est soi¬ gneusement réglée par la directrice et les clients. On ne pénètre chez Clémen¬ tine-Polymnie qu’après maints escaliers dérobés, galeries, loges orchestrales : près du lit, devant une cassolette de parfums, une rose artificielle effeuillée indique que la sienne «avait depuis longtemps subi le même sort». Flore- Érato ou Flore-Sapho récite des poésies lyriques dans son réduit couleur «Terre d’Égypte», chamarré de vers de Piron et de Colardeau en lettres d’or. Ce temple du triple dieu de la nature, du plaisir et de la folie se complète d’un «dortoir» aux trois couleurs aurore, ponceau et « sein palpitant » selon que les pensionnaires ont quinze, dix-huit ou plus de vingt ans. Un inventaire du magasin des fards et costumes, ainsi qu’une collection d’anecdotes, achève la description de cette gigantesque « lan¬ terne magique» à l’usage des adultes très avertis. D. G. GALÈRE (La) Poème de Jean Genet (1910-1986). Inclus dans son recueil Poésies publié en 1948. Écrit à Fresnes en 1942 — «pour se délasser», confie l’auteur, de la rédac¬ tion de *Notre-Dame-des-Fleurs —, ce long poème est en fait un tourbillon onirique ample et extatique qui confond dans le même mouvement le souvenir éblouissant d’Harcamone — le beau condamné à mort qui hantera *Miracle de la Rose — et d’autres voyous dont la «croupe de guitare éclate en mélo¬ dies ». Si, dans ses deux poèmes précé¬ dents, Genet avait crié avec une violence instinctive son amour pour Pilorge et défini son désir par des images éro¬ tiques très explicites, dans La Galère — sans doute sous l’influence de son pre¬ mier livre qui lui fait prendre conscience des mécanismes créateurs —, son éro¬ tisme se fait plus allusif, se glisse insi¬ dieusement dans la cadence de la phrase et le déroulement rythmique du poème devient l’écho du plaisir solitaire : «La rose d’eau se ferme au bord de ma main bleue/L’éther vibre docile aux sursauts de ma queue/De nocturnes velours sont tendus ces palais/Que tra¬ versait mon chibre... » Les murs de sa cellule recouverts de graffiti souveût illisibles s’insinuent dans le poème, désarticulent le langage, le rendent par¬ fois obscur tandis que les nœuds et le cordage de la galère évoquent subtile¬ ment la mâture immobile qui se dres¬ sait dans la cour de Mettray. Tous ces éléments fusionnent dans une même rêverie et font glisser le poème dans une atmosphère nocturne et marine, chargée de désespoir et de langueurs nostalgiques. U. E. T. GALERIE DES FEMMES (La) collection incomplète de huit tableaux recueillis par urj amateur. Nouvelles de Victor-Joseph-Etienne de Jouy (1764- 1846). Publiées en 1799. Jouy, académi¬ cien, n'a survécu à un oubli justifié que par ce péché de jeunesse dont il s'est efforcé, plus tard, de racheter tous les exemplaires pour les détruire. Qu’il est doux de commencer par l’innocence ! Adèle, qui ne se méfie de rien, pas même du trouble nouveau qui anime son jeune corps, se baigne nue avec le beau Sarguines qui lui apprend la nage et les caresses; mais quand il fait la planche, elle s’effraie de voir surgir ce qu’elle prend pour un reptile énorme et s’enfuit dans un bosquet. Sarguines la rejoint et lui révèle la jouis¬ sance. Élisa, elle, serait plutôt froide; elle visite son amant en prison et se
190 / Gamiani donne avec retenue et sagesse. Pendant ce temps, sa servante s’exerce sur le geôlier ; les sens triomphent de sa vertu ; il lui guide la main: la voici l’œil en feu et la bouche humide ; du centre de son corps s’échappe une lave brûlante. Le geôlier la dispose : « les pieds tou¬ chant à terre, le corps arqué en sens inverse de sa position naturelle, de manière à mettre dans la plus volup¬ tueuse évidence l’étroit domaine du plaisir». Après un premier hommage, il la retourne; «d’une main, il presse sa belle gorge, et de l’autre interroge d’un doigt mobile cet organe imitateur, source de toute sensibilité». Zulmé exige plus de délicatesse, un décor et des manières pour le plaisir : son amant la fixe dans un baiser, dénude son sein, caresse sa jambe, franchit la jarretière, touche au duvet d’amour et bientôt le pénètre. Ensuite, il la déshabille, la fait danser nue et l’embrasse sur tout le corps avant de lui faire l’amour devant la glace. Deidamie, qui est une femme savante, préfère s’ébattre sur un lit d’in¬ folio. Mais ces plaisirs sont minces, comparés à ceux de trois lesbiennes qui jouissent sous le triple aiguillon d’une langue rose et se fustigent avec les branches d’un rosier les parties les plus délicates. J.-P. P. GAMIANI ou Deux Nuits d'excès. Bruxelles 1833. Invité à la soirée dansante que donne la comtesse Gamiani, Alcide est à la fois attiré et intrigué par la maîtresse de maison. Ayant, soudain entendu dire d’elle: «C’est une tribade», l’idée lui vient de se cacher dans la chambre de la comtesse pour voir comment celle-ci se comporte en son privé. Ses hôtes partis, Gamiani dit à sa camériste : « Je me passerai de vous ce soir. » Elle s’est arrangée pour retenir près d’elle une des jeunes filles qui participaient à sa soirée, et que, sitôt seules, elle dénude, caresse, enlace et couvre de baisers. Le spectacle de ces amours enflamme l’in¬ discret Alcide à tel point que, sortant de la penderie où il se dissimulait, il se jette sur la jeune fille et la pénètre, malgré les clameurs de la comtesse, qui s’apaisera assez vite et offrira même son sexe aux coups de langue de l’intrus. Les deux nuits d’excès annoncées par le sous-titre de l’ouvrage sont deux nuits d’amour à trois : Gamiani, Fanny et Alcide, au cours desquelles chacun de ces personnages fait à ses parte¬ naires le récit de son initiation et de ses plus singuliers exploits d’alcôve. D’où le rappel détaillé de scènes dont l’en¬ semble constitue une sorte d’encyclo¬ pédie des dépravations. Gamiani, qui a couramment recours aux caresses de son chien, confesse avoir, dans son adolescence, supporté la vigueur d’un âne que les religieuses, du couvent où elle était pensionnaire avaient pris soin d’éduquer. 11 ne manque à la comtesse que de connaître ce qu’on peut éprou¬ ver en mourant au moment de l’or¬ gasme. Pour le savoir, elle absorbe et fait absorber à Fanny un aphrodisiaque mêlé de poison. Ainsi disparaîtront-elles toutes deux, ayant poussé aussi loin que possible la recherche des plaisirs sexuels. La narration qu’Alcide fait de ces déportements, les propos qu’il rapporte, les réflexions que ces propos lui inspi¬ rent, ne permettent guère de prendre au sérieux l’attribution de Gamiani à Alfred de Musset. Cette attribution n’a d’ailleurs été risquée qu’après la mort de Musset, et sans doute provenait- elle de quelque éditeur clandestin sou¬ cieux de piquer la curiosité de sa clientèle. Musset n’eût certainement pas écrit : «C’était un spectacle unique que ces corps de femme [...] se pressant avec la raffinerie d’une lubricité consom¬ mée», ou: «Les deux corps n’en fai¬ saient qu’un; seulement les têtes se tenaient séparées. » Gamiani abonde en phrases de ce genre. Il n’a pu avoir pour auteur qu’un sous-Cuisin, un sous- Raban, un des plus médiocres fabri¬ cants de romans destinés aux servantes
Général Dourakine (Le) / 191 et aux demoiselles de magasin du temps de Louis-Philippe. Mais ses ridicules ne l’ont pas empêché d’être l’ouvrage licencieux le plus lu et le plus souvent réimprimé. Louis Perceau, en 1930, en recensait déjà une quarantaine d’édi¬ tions, sans compter les traductions. L’édition originale s’accompagnait de douze lithographies non signées, et que l’on impute couramment soit à Devéria, soit à Grévedon. En fait, rien ne prouve que l’un ou l’autre de ces deux artistes en soit responsable. Elles pourraient bien être d’un pasticheur, mais enfin, il y a moins d’arbitraire à en charger Devéria ou Grévedon qu’à donner à Musset les solécismes d’un scribouillard. Devéria, s’il n’a pas des¬ siné les lithos de Gamiani, en a fait nombre du même genre, qu’il ne désa¬ vouait nullement. Des témoins ont même raconté que, pour répondre aux demandes urgentes des marchands d’es¬ tampes, sa femme et sa fillette l’ai¬ daient à colorier les épreuves en noir de ses compositions, et que l’enfant s’amusait beaucoup à mettre du rouge ou du rose où l’exigeait la fidélité au réel. P. P. GARÇONNE (La) Roman de Victor Margueritte (1866- 1942). Publié en 1922. Monique Lerbier, fiancée. C’est le début. À la fin, l’un des personnages dit: «Nous sommes tous le jouet d’énergies qui nous dépassent», et un autre, de Monique Lerbier : « Est-ce qu’on songe au fumier quand on ren¬ contre une fleur?» Le sujet du livre se résume donc au mieux dans la somme des apprentissages de l’héroïne; quelques mots résumant à leur tour ces apprentissages : «l’École de Malthus». De fait, le saphisme tient d’abord la première place dans la vie de la déco¬ ratrice Monique Lerbier. La répulsion envers un fiancé hypocrite à qui sa famille voulait la vendre en mariage explique cette retraite sensuelle. Pour l’heure Monique est «proté¬ gée » par Niquette, une étoile du music- hall, point jeune, mais : «un feu brûlait, inextinguible, dans les os de la quin¬ quagénaire». Le feu de Monique elle- même brûle assez ardemment pour que bientôt elle se réconcilie avec les mâles. Mais puisqu’elle est la garçonne, elle les prendra comme les hommes pren¬ nent les femmes. L’aventure de Monique Lerbier se raccorde à celle d’un milieu, à la fron¬ tière du monde et de la bohème : finance et politique, théâtre et lettres, antiquités et journalisme, etc. Cette « peinture sociale » paraît vraisemblable, et vraisemblablement il s’agit d’un roman à clé — en assez grande partie du moins. Ainsi se comprend du reste mieux que l’auteur ait été rayé de l’ordre de la Légion d’honneur. Victor Margueritte, après tout, montrait (outre les «perversités innocentes» des par¬ ties de colin-maillard et des loges de théâtre, ou les fumeries d’opium), Sodome et Gomorrhe superposées à Paris. Dans cette suite de tableaux, deux dames se font du bien sous les yeux d’un ministre qui cliché ces images avant d’aller se faire flageller. Un nègre rend à un jeune homme du beau monde le service de le sodomiser (devant deux autres dames). Un cornac conduit quatre femmes au bordel. Ainsi le seul intérêt de ce très plat roman réside-t-il dans sa dimension sociologique (il en fut vendu plusieurs centaines de milliers d’exemplaires). C’est, dans le prolon¬ gement d’une ère victorienne réaffir¬ mée, le premier signe de la libération féminine que le titre souligne assez et que la mode capillaire, entre autres, inscrira dans les mœurs. M. B- GÉNÉRAL DOURAKINE (Le) Roman de la comtesse de Séaur (Sophie Rostopchine, 1799-1874). Publié en 1863. Illustré de dessins sombres, ce livre semble donner raison à l’immoralité. Sans doute les méchants sont-ils punis à la fin, mais après quelles épreuves,
192 / Grabinoulor douleurs et humiliations, subies par les innocents ! Le récit retentit de coups de fouet et de bâton. L’énorme Dourakine, inquiétant, violent, emporté, ne cesse de proférer des menaces. «Que ne puis-je l’étouffer, le hacher en mor¬ ceaux», dit-il à sa nièce. Celle-ci, la terrible Mme Papofski, torture aussi bien ses domestiques, qu’elle fait galo¬ per derrière ses chevaux et punit de leur épuisement, que ses enfants, qu’elle bat .et martyrise. Ceux-ci se vengent en se faisant les bourreaux du petit Paul, contraint d’avaler des toiles d’araignée et de servir de monture à un grand qui le fouette... On nous décrit complai¬ samment le spectacle des prisonniers conduits en Sibérie. Quant à la Papof¬ ski, elle expie durement ses fautes : emportée par des bras robustes, elle disparaît jusqu’à mi-corps dans une trappe soudainement ouverte sous ses pieds et « se sent » fouettée : « Le sup¬ plice fut court mais terrible.» Il est aussi assez ingénieux et pervers pour développer chez les jeunes lecteurs une forme d’érotisme assez particulière... Un tel document ne laisse aucun doute sur les tendances sadiques de la Ros- topchine. On sait, de reste, que son éditeur Hetzel a dû amputer ses manus¬ crits de beaucoup d’autres scènes de flagellation qui en rendaient la lecture insupportable. X. G. ÇRABINOULOR Epopée de Pierre Albert-Birot ( 1885- 1967). Publié en 1921 (premier livre) et 1933 (deuxième livre). — L’apparent «décousu» des phrases fait songer à une écriture automatique. Sans ponc¬ tuation, les mots s’enchaînent, défilent, s’accumulent, avec un débit très rapide et les images se forment, se déforment, se reforment toujours différentes. Véri¬ table fantaisie, l’invention est drôle, saugrenue. Ainsi « Grabinoulor ima¬ gine le bijou d’Éros mais il désap¬ prouve la tinette individuelle». Cette jonglerie, ce torrent verbal n’ont rien de gratuit. Il s’agit de «retourner la Terre comme une chaussette» et, pour ce faire, il faut avoir «les bras longs». Bon sens, bonhomie, conversation de « concierges », toute cette tradition du vieux monde est mise sens dessus des¬ sous et tournée en ridicule par une iro¬ nie mordante. «Jeannette aimons-nous veux-tu je mettrai une queue à ta rosp. » La fausse poésie, le Beau sont tournés en dérision : ces beaux seins ne sont que des « difformités laitières » et si la douce et rose fiancée quitte précipitam¬ ment un soir son fiancé, provoquant désespoir, drame et rupture, c’est qu’elle était victime « d’une impérative émeute boyaucratique ». La Pensée, c’est une queue que l’on traîne derrière soi, la Politique, c’est une prostituée et aussi l’hypocrite «respect» dû à la ferrime ouvrière, «propriétaire de l’usine», qui refuse de faire des heures supplémen¬ taires et d’«amourer» au soleil. Sur tous les plans, on s’attaque aux finalités évidentes et établies, aux accouplements de mots, de choses et de personnes qui semblent aller de soi. La semaine des sept dimanches viendra qüand les hommes cesseront de voir les mariées en blanc et les anges blonds; c’est parce qu’ils ne savent pas que les virginités sont noires qu’ils continuent de travailler. Enfin, c’est surtout la Nature et le « naturel » qui sont mis en cause et Grabinoulor propose l’anus artificiel «comme moyen de poétiser l’homme». X. G. GRANDE ET VÉRITABLE PROGNOSTICA- TION DES CONS SAUVAGES (La) avec la manière de les apprivoiser, nouvellement imprimée par l'abbé des Conars. Pièce en vers, anonyme, publiée en 1610. L’amour au rythme des saisons. La femme, dans son intimité secrète, est accordée aux phases saisonnières. On connaît le fondement métaphysique de l’astrologie, cette harmonie des mondes qui fait du ciel une carte illustrée de notre destin. Or «Suis venu en grand
Grand ordinaire (Le) / 193 instant/Faux astrologues contredire/Des- quels le monde est mal content.» Le véritable calendrier, c’est le calendrier érotique. L’accord, il faut le chercher entre les douze mois de l’année et les douze mois de la chair intime de la femme. Ainsi, comme est dure la terre en octobre, dure la chair que l’on pénètre. De même «Le premier du calendrier/Est souvent si froid que mer¬ veilles/Aussi est-il comme janvier/Son bonnet a de grandes oreilles. » Février des cons farouches qui siffleront en mars comme des jars... L’auteur ter¬ mine son poème par un envoi superbe : « Prince, nous aimons les flacons/Rem- plis afin que y croquons/Et les perdrix prises aux faucons/La moitié plus que ces gros cons. » P. R. GRAND ORDINAIRE (Le) Récit d'André Thirion. Membre du groupe d'André Breton, Thirion collabora quel¬ quefois, dans les années 30, aux revues surréalistes. Ébauché en 1929, Le Grand Ordi¬ naire ne fut publié qu’en 1943, au temps de l’occupation allemande, sans nom d’auteur ni indication de pro¬ venance. Faussement daté de 1934 et illustré de six gravures, le livre fut imprimé clandestinement à environ trois cents exemplaires dont plus de la moi¬ tié furent saisis par la Gestapo au domi¬ cile de l’un des commanditaires. Les dessins qu’il contient sont dus au peintre Oscar Dominguez (qui se donna la mort en 1957). Comme l’indique l’au¬ teur, dans la préface à la réédition de 1970, «ils ressemblent davantage à un commentaire qu’à une illustration... Pour cette raison, ils enrichissent nota¬ blement le texte.» Thirion précise en outre que «Le Grand Ordinaire n’est pas un livre érotique. Il faut l’aborder avec l’esprit que l’on apporte à la lec¬ ture des œuvres les plus singulières de Swift... Dans la composition du livre l’auteur a essayé d’être plus réaliste que les romanciers traditionnels en juxtaposant des épisodes apparemment hétéroclites, suivant les lois de la conversation et de la pensée. » De fait, il serait vain de vouloir résu¬ mer le long récit, à la fois extravagant, sarcastique, obscène et bouffon qu’est Le Grand Ordinaire. En tête de cha¬ cun de ses chapitres s’inscrit une épi¬ graphe tirée, soit d’un surréaliste (Bre¬ ton, Éluard, Benjamin Péret, Georges Hugnet), soit d’un des auteurs en hon¬ neur dans le groupe surréaliste : La Mettrie, Achim d’Amim, Alfred Jarry. Un grand nombre de personnages de tous âges et de toutes conditions parti¬ cipent à des scènes burlesques. Les occupants d’un château recourent périodiquement à de petites annonces : «Jeune veuve, bien phys., sér., désire union », etc. pour attirer des sous-offi¬ ciers parmi lesquels la prétendue candi¬ date au mariage retient toujours un adjudant. Ainsi peut-on organiser tous les dimanches matin une chasse à l’ad¬ judant consistant à planter de petites flèches dans les fesses de ce gradé poursuivi par des chiens. Ce n’est là qu’un des épisodes du Grand Ordinaire, qu’agrémentent de nombreux intermèdes érotiques sans banalité. Une doctoresse se déshabille pour être, jusque dans la raie des fesses, barbouillée de confiture que son partenaire léchera consciencieusement avant de la sodomiser. Des créatures légendaires comme Don Juan ou his¬ toriques comme Casanova; un héros de Huysmans : M. Jean Folantin, sous- chef de bureau honoraire à la préfec¬ ture de la Seine ; un aliéniste, le docteur Ogre, dont le nom rappelle celui d’un médecin légiste souvent appelé à dépo¬ ser en cour d’assises, interviennent dans Le Grand Ordinaire, dont l’auteur, à l’époque, ne s’est pas attaché à justifier la fausse date de publication, puisque cet ouvrage, censément paru en 1934, contient une allusion aux « femmes sol¬ dats de la Seconde Guerre mondiale». Notons que l’édition originale contient un feuillet d’errata, qui ne se borne pas à de simples corrections
194 / Grelot (Le) typographiques, et qui dit notamment : «P. 118, au lieu de second Empire, lire : Troisième Reich. » P.P. GRELOT (Le) ou les Etc., etc., etc. Ce roman qui, publié en 1754, trouva bientôt place dans la fameuse et galante «Bibliothèque amusante», n’a guère de prétention, si ce n’est dans l’envoi (« Dédié à moi. Deux parties. Ici, à pré¬ sent. ») que s’adresse son auteur, Paul Barret (1728-v. 1795). Il relate les mésaventures comiques et scabreuses d’un jeune prince à la personne duquel est attaché un fort incommodant grelot. Cet appendice sonore ne peut que nuire aux bonnes fortunes du héros et susci¬ ter maints épisodes saugrenus que Bar¬ ret conte d’une plume agile et sur le ton déluré, précieusement capricieux d’un petit-maître à la mode. J.-P. D. GRISETTE ET L'ÉTUDIANT (La) Pièce licencieuse de Henry Monnier (1799-1877). Publiée en 1862 (?). Il s’agit d’un texte dialogué d’une quinzaine de pages, précédant Les *Deux Gougnottes, autre pièce « libre » de cet auteur. Les deux textes, réunis dans un volume intitulé L ’Enfer de Joseph Prudhomme, y sont « agrémentés d’une figure infâme » (montrant le couple les¬ bien se «gamahuchant») et d’un «auto¬ graphe accablant». La scène de La Grisette et VÉtudiant se passe à Paris « dans une chambre meublée, rue de la Harpe, en 1830 au plus tôt, en 1840 au plus tard». Il y est transcrit les mots vrais d’une rencontre amoureuse que l’étudiant veut précipiter mais la gri¬ sette retarder. Elle se déroulera vite et bien, en deux rencontres et presque conjointes. Puis l’étudiant s’en va (il a, dit-il, une commission pour sa mère). Mais si Les Deux Gougnottes sont un chef-d’œuvre, ce dialogue-ci apparaît remarquable surtout par les interjections prononcées par Joseph Prudhomme, invisible, mais sur-présent comme on est sur-réaliste, indigné mais digne. L’idée de lui donner la parole dans ces circonstances serait tout de même plus fortement singulière s’il pronon¬ çait des exclamations mémorables. Cette œuvrette fut reprise dans le recueil du * Théâtre érotique de la rue de la Santé (1864-1866), précédée d’un avertisse¬ ment de Nadas où on lit notamment : «Voyons, Monnier, tu as vraiment tort de renier ton essai de comédie libre. Il te sera compté pour plus que les ren¬ gaines dont tu attristes les soupers où ta place est marquée comme auteur des Bas-Fonds... M. Monnier a donné deux représentations de La Grisette et l’Étu¬ diant sur le Théâtre de la rue de la Santé./“Nous le jurons !/Et il nie, le récidiviste.” » L’Erôtikon-Théatron était un théâtre de marionnettes, fort bien équipé, où furent représentées en1 privé plusieurs bouffonneries gaillardes. C’est Monnier lui-même qui fit parler les trois personnages de sa comédie. M. B. GUERRE DES DIEUX ANCIENS ET MODERNES M Poème d'Evariste-Désiré de Forges, che¬ valier de Parny (1753-1814). Publié en 17.99. Classé comme œuvre antireligieuse et publié à la Bibliothèque du pilori des cléricaux, il relate le conflit entre les dieux de l’Olympe et la Trinité chré¬ tienne. C’est l’occasion pour l’auteur d’une critique impitoyable, pleine d’hu¬ mour et de santé gauloise, des dieux chrétiens, tristes, humbles, «jaunis par l’abstinence». Invitée à un banquet par les Olympiens, bons vivants, gros buveurs et joyeux libertins, la Trinité fait piètre figure avec son pain sans sel. La Vierge Marie a beau baisser les yeux et cacher ses «pudiques tétons», le vin lui fait tourner la tête et on décide de la déniaiser. Alors que pres¬ sée par un besoin, elle s’est égarée dans le palais, Apollon la renverse sur un sofa et l’embrasse. Mais le Saint-Esprit, qui ne se tient jamais pour battu, décide d’éblouir les Olympiens en leur faisant jouer les mystères. Or, que voient-ils ?
Guerre des masles contre les femelles / 195 Le Christ en croix qui, bien placé au- dessus du corsage échancré de Marie- Madeleine, crève la feuille de papier qui voilait son sexe ! On en vient alors à la lutte armée. Judith lève un régi¬ ment de donzelles. Lorsque Apollon et ses hommes comprennent de quel sexe est l’ennemi, ils giflent les laides, caressent celles qui leur plaisent et les laissent sur le terrain, leurs «culs de lis » en évidence. Sainte Geneviève, de son côté, innocente bergère, reçoit la visite d’un ange bien en chair. Émue, elle le tâte délicatement et il propose de lui donner « un avant-goût de la béati¬ tude». Les galantes prêtresses sédui¬ sent les anges et les entraînent. Enivrés, Moïse et les saints s’aperçoivent que la véritable Trinité, c’est «une bouche de rose,/un sein de lis et autre chose». L’ange Gabriel essaie bien de com¬ battre Diane, mais, sa main se portant par mégarde entre ses cuisses, il est fort troublé par le désir. Pendant ce temps, Priape a violé toutes les vierges du Paradis. Vierges? Vraiment? Son énorme membre a œuvré bien aisé¬ ment. Il doit néanmoins être puni de ce crime, et, pour ce faire, on le baptise. Il devient moine, tandis que chez les nonnes, «un joli doigt qu’assouplit le désir/En effeuillant [la rose] y cherche le plaisir» ou qu’«un même lit reçoit les attraits » de plusieurs femmes. Fina¬ lement, les chrétiens remportent la vic¬ toire. .. mais c’est grâce à saint Priape ! Ainsi le sexe triomphe-t-il de la sombre continence chrétienne. X. G. GUERRE DES MASLES CONTRE LES FEMELLES Essai de Nicolas de Cholières (1509- 1592). Publié en 1588. Trois dialogues sur les prérogatives/ et dignités tant de l’un que de l’autre sexe. Il s’agit tout simplement d’une défense et illustration de la condition féminine. Dénonciation de la tyrannie des maris, dont la puissance est de droit divin et qui peuvent faire mourir leur femme « pour avoir bu un peu de vin». Cholières, non sans finesse, trace un tableau de la condition politique et sociale de la femme au xvie siècle. Mais les arguments de Gynécophile, louant la dignité et la vertu des femmes illustres, paraissent ternes à côté de ceux de Nicomède dénonçant l’ambiguïté des conduites qu’elles inspirent. C’est, en fait, ce qui a frappé l’auteur. Une cer¬ taine idée de la femme «serpent en colère, couleuvre envenimée, crapaud vilain, infect, herbe de puanteur, retraite d’infections, senteur pestiférée, de la perdition des hommes, seul auteur». Le corps féminin est déjà un cadavre. Malheur à l’homme qu’elles peuvent «haleiner de leur maligne humeur». Malheur, car «au mariage même, il s’en trouve de si goulues que toujours elles voudraient que l’on tînt dessus ou auprès». Belle image qui montre les racines oniriques de l’haleine, tiède et fade comme ce genre d’humus qu’on ne trouve qu’au printemps. «Cadavre exquis», qu’on pioche et dont on se repaît, le corps de la femme, comme le feu, «dévore tout et jamais n’est rassasié». PR.
HASARD AU COIN DU FEU (Le) Dialogue moral de Crébillon fils (Claude- Prosper Jolyot de Crébillon, 1707-1777). Publié en 1763. Crébillon reprend ici en grand vir¬ tuose l’idée exposée dans La *Nuit et le Moment : l’acte d’amour ne naît pas d’un sentiment, mais de circonstances fortuites. Quelques serments que l’on se fasse, ils ne survivent pas à la braise qui expire dans la cheminée. L’argu¬ ment de cette comédie est simple : le duc, amoureux de la marquise, retrouve celle-ci chez Célie. Mais la marquise doit se retirer et le duc demeure auprès de Célie. Il fait froid et Célie demande que l’on ranime son feu. Dès lors va se livrer le jeu de l’amour et du désir. Célie veut être aimée et qu’on lui dise «je vous aime». Le duc aime ailleurs mais veut profiter de l’ins¬ tant et emporter la place sans avouer qu’il la convoite. Le piquant du dialogue réside dans cette opposition, mais aussi dans nombre de traits qui sont d’un moraliste («Ce n’est pas le sentiment que nous inspirons, mais le sentiment qu’on nous inspire, qui nous persuade») et d’un ironiste («Pour les gens qui s’aiment, les bienséances et les désirs sont de bien terribles choses»). Deux répliques peuvent résumer le conflit entre les deux personnages : « Célie : Ce que je vous inspire est-il de l’amour? — Le duc : Si je n’en avais pas pour la marquise, je ne douterais pas que ce n’en fut.» Mais, quelle que soit la perfection de ce dialogue et bien que l’œuvre découpée en scènes ait pu être portée récemment au théâtre, ce qui ravit le lecteur, ce sont les longues indi¬ cations d’attitudes que donne Crébillon : on s’approche, on se frôle, on se reprend, on paraît enfin se livrer sans jamais s’abandonner complètement ni se refu¬ ser tout à fait. Finalement, le duc sera victorieux. «Cédant enfin à une situa¬ tion trop forte pour sa vertu, [...] il n’annonce à Célie ses désirs que par tout l’emportement qu’elle était, depuis quelques minutes, en droit d’en espérer ou d’en craindre. Derechef, Célie sup¬ plie qu’il lui dise qu’il l’aime... » Le duc continue de faire ce qu’on lui reproche, et de se taire sur ce qu’on désire de lui.
198 / Haute Surveillance Célie se défend d’abord contre l’ardeur du duc. Avec une grande richesse de détails, Crébillon analyse les positions en pré¬ sence et pose le problème du mo¬ bile : le duc aimant ailleurs, pourquoi recherche-t-il ce triomphe d’un instant? «Est-ce pour avoir avec Célie un tort de plus? Tout au contraire : c’est pour que ce soit elle qui en ait un de plus avec elle-même... Pourra-t-elle, en effet, vis-à-vis d’un homme à qui elle connaît beaucoup d’usage du monde et des femmes, mettre sur le compte de la vio¬ lence seule la nouvelle complaisance qu’elle aura pour lui ?... » « Pour termi¬ ner (car enfin il faut finir)», conclut Crébillon de façon désinvolte, le duc fait le nécessaire pour donner à Célie une conviction complète qu’il ne la trompe point dans son désir sans pour autant lui faire l’aveu qu’elle attend, d’un sentiment qu’il n’éprouve pas. En quelques lignes, l’auteur bâcle volon¬ tairement sa fin. Les amants soupent, puis repassent dans le boudoir. Le duc lève les derniers doutes de Célie, puis la quitte pour se rendre chez la mar¬ quise qui, « si elle le revoit toujours fort tendre, doit cette fois, selon toutes les apparences, le retrouver un peu éteint». Le Hasard au coin du feu est, avec les *Egarements du cœur et de l ’esprit, le chef-d’œuvre de Crébillon fils et, en son genre, l’un des écrits les plus parfaits et les plus fins de tout le xvme siècle. Le dialogue est aussi spiri¬ tuel, la langue aussi élégante que dans le théâtre de Marivaux, mais l’observa¬ tion va plus loin. Le monde de Cré¬ billon paraît plus vrai : est-ce parce que les personnages qui l’animent se mon¬ trent plus sensuels que sensibles? — ainsi, conformes au souhait de l’auteur dans sa préface : « Le sentiment ne serait point outré; l’homme enfin ver¬ rait l’homme tel qu’il est. » P. D. HAUTE SURVEILLANCE Œuvre dramatique de Jean Genet (1910-1986). Publiée en 1949. Dans une cellule, un meurtrier, Yeux- Verts, attend de passer en jugement : ce sera l’échafaud ou la Guyane; cette attente est déjà une ascèse qui l’éloigne, à une vitesse vertigineuse, de ses com¬ pagnons de cellule : Maurice et Lefranc. Ceux-ci se disputent le privilège de son amour mais si Maurice se limite à offrir sans retour les grâces de son adoles¬ cence, Lefranc aspire à la possession exclusive ; il voudrait enfermer Yeux- Verts dans la solitude absolue de sa chute pour se nourrir de lui. Le piège ne se referme pas, le meurtrier plane dans une dimension d’où est exclu Lefranc. En essayant désespérément de se hisser à la hauteur de son aimé, Lefranc étrangle Maurice. Mais, selon Genet, on n’accède pas au crime par un acte gratuit ; dans sa mythologie du Mal le criminel est élu, frappé par une grâce fatale et absurde, c’est là son privilège, sa puissance. Yeux-Verts n’admet pas Lefranc dans sa gloire et le repousse. Ce jeu théâtral figé et inéluctable peut paraître trop systématique. Il n’en reste pas moins exemplaire par sa rigidité même qui rend sensible la fatalité et la solitude du crime, sa beauté crispée et insaisissable. U. E. T. HÉCATE ET SES CHIENS Roman de Paul Morand (1888-1976). Publié en 1954. Un homme jeune, d’ascendance hu¬ guenote, de son état social inspecteur des finances. Le voici en Afrique. Les lieux ne sont pas précisés, disons une Afrique d’imprégnation orientale. Il y gère des intérêts financiers. Une jeune femme, séparée et loin de son mari, devient sa maîtresse. Elle lui apprend à s’abandonner, et lui, l’homme métho¬ dique, gagne en légèreté. C’est bien ce qu’il dit, et nous avons à le croire, puis¬ qu’il est le narrateur. Le livre, assez bref, progresse par chapitres rapides — une phrase, une page, deux pages, trois. Une fugue, sur deux thèmes entrecroisés. Autrement dit, l’aventure du huguenot libertin.
Héliogabale / 199 «J’avais du muscle en amour», dit au début le personnage. Pourtant il constate l’insatisfaction de sa maîtresse. Il essaie de comprendre, à distance, le mari ini¬ tiateur. « Un visage de sanguin échauffé par la débauche..., un maître roué.» Alors le narrateur s’applique, com¬ plique les jeux. Bientôt, «nous savions nos corps par cœur», et: «Chaque organe, irrité par le frottement, gonflé, tuméfié, devenait le siège d’une douleur. Notre couche était noircie de cendres de cigarettes, carminée de rouge à lèvres, tachée du jaune d’œuf des petits déjeuners, poissée de marme¬ lade. » Piètres résultats, pourtant, mal¬ gré l’extase. «J’étais la frontière d’où elle partait vers un autre pays, me lais¬ sant transi d’abandon. » Le narrateur va s’apercevoir que sa femme se caresse, rêve, connaît l’orgasme au cinéma. Elle a en tête un musée d’horreurs, et des enfants y surgissent. Il veut la tra¬ quer jusque dans ces pays, s’initie tout d’abord seul. Des enfants donc — «petits Arabes, juifs ou même Euro¬ péens», et: «Lorsquej’oubliais de me débaucher, d’eux-mêmes ils me rappe¬ laient à l’ordre.» Mais alors sa maî¬ tresse refuse les jeux communs, et le représentant de la colonie européenne lui conseille de partir. Il y a un post- scriptum. En Chine, le narrateur ren¬ contre le mari (un colonel français, un ex-roué que le mysticisme tente) ; et à New York sa maîtresse. Nous sommes alors en 1944. Elle-même dirige des œuvres de guerre, et elle lui déclare : « Il faut bien dire, mon cher, que vous étiez terriblement vicieux. » M. B. HÉLIOGABALE ou l'Anarchiste couronné. Ecrit d'Anton in Artaud (1896-1948). Publié en 1934. Autour du berceau d’Héliogabale, il y eut «une intense circulation de sperme», et de sang autour de son cadavre. Né dans une atmosphère de « barbarie métaphysique » et de « débor¬ dement sexuel », il fut emporté par un «fleuve de stupres et d’infamies». Il est lui-même une aberration puisque, malgré sa sauvage origine syrienne, il régna sur Rome l’ordonnée et la désordonna complètement. Deux éten¬ dards claquent autour de sa mémoire : celui du sexe féminin, «rouge-jaune comme les menstrues », et celui, « blanc- sperme», du sexe masculin. Le signe de cette bisexualité est présent partout et spécialement sous la forme de la «Pierre noire», phallus voué au culte et qui porte sur sa face intérieure un sexe de femme « que les Dieux mêmes ont ciselé». C’est la femme qui est l’origine monstrueuse de la cruelle démence religieuse et sociale. C’est Julia Domna, «impératrice et catin», femme de sexe et d’esprit qui, par rêve de puissance, vint la première sur le trône romain. Et ce furent Julia Moesa et Julia Sœmia qui, instigatrices d’un complot et furies terribles au combat, donnèrent le pouvoir à Héliogabale. Cet éphèbe, à la beauté marquée d’une empreinte vénusiaque, fut capable d’être à la fois un tyran sanguinaire, un ennemi de l’ordre public, «anarchiste appliqué qui commence par se dévorer lui-même et qui finit par dévorer ses excréments», un sacrilège qui épousa la première vestale, et un prostitué de bas-étage, qui se couvre de bijoux et d’habits de femme et dont « la pédéras¬ tie religieuse n’a pas d’autre origine qu’une lutte obstinée et abstraite entre le Masculin et le Féminin». II remplaça les sénateurs par des femmes, donna des fêtes où il apparaissait, les cuisses « poudrées de safran », le sexe « trempé dans l’or», glorieux et inutile et le pubis écorché par une araignée de fer et se jeta dans les latrines quand on voulut le tuer : « mort avec lâcheté mais en état de rébellion ouverte ». Rarement livre fut écrit qui châtre, viole et tourmente autant le lecteur. Mais que celui-ci soit pris de vomisse¬ ments d’horreur ou de tremblements érotiques, il ne sait comment se défendre de l’incroyable force attractive qu’exer¬ cent ces bacchanales et ces sacrifices
200 / Heptaméron (L') humains car ils apparaissent brutale¬ ment comme la vérité du sexe et de la délirante liaison entre pouvoir politique et pouvoir sexuel. Artaud écrit: «On peut crier de dégoût devant le prurit sexuel des femmes que la vue d’un membre frais arraché jette en amour» ; on ne peut nier que tous ces rites contiennent une «somme de spiritua¬ lité violente ». X. G. HEPTAMÉRON (L7) Recueil de nouvelles par Marguerite de Valois, reine de Navarre (1492-1549). De l’existence tourmentée de la sœur du roi François Ier, il serait inexact de déduire le contexte d’une œuvre qui peut étonner, quant au propos, si l’on connaît l’importance du personnage. Cette princesse, « douce, gracieuse, cha¬ ritable, grand’ausmonniere et ne desdai¬ gnant personne » aux dires de Brantôme, est aussi l’auteur de ce que Montaigne appelait un « gentil livre par son estoffe » qui, pour nous, résume dans la Renaissance française, un débat répon¬ dant, avec la redécouverte d’un corps païen et de sa singularité hors de tout contexte directement religieux, aux questions les plus aventureuses de la modernité. Si les nouvelles de Margue¬ rite de Navarre suivent le schéma du genre, elles n’en sont pas moins le lieu de jonction entre l’esprit courtois dont se réclame pour sa part la reine et un besoin plus réaliste auquel elle ne cesse d’être attentive. D’où un mélange d’une extrême délicatesse qui n’a peut-être pas son pareil dans l’histoire de la nou¬ velle. L’ambition première était d’écrire un Décaméron français. Pour cela, la reine se retire à Cauterets en 1546 où elle rédige le prologue d’un ensemble de récits qui, selon le titre, devait comp¬ ter cent nouvelles. En fait, la rédaction semble s’arrêter au numéro 70. On ne sait pas si Marguerite de Navarre eut le temps de terminer son recueil. L’édi¬ tion de 1559 (posthume) est incom¬ plète. Elle reprend le titre que le projet semblait signifier, sans que l’auteur en soit pour le moins responsable. Quoi qu’il en soit, l’ensemble forme un tout cohérent. La reine y développe dans une suite de sept journées des récits que cinq femmes et cinq hommes se font, lors d’une réunion à Cauterets, en s’engageant à respecter la vérité et la bonne foi des auditeurs. La narratrice, reprenant la tradition du Décaméron, fait alterner les contes tristes et les his¬ toires gaies, brodant ainsi une longue variation sur l’amour et ses multiples aspects. Par ailleurs, le procédé doit beaucoup au platonisme. Comme le rap¬ pelle Michel François, «l’amour humain n’est pas autre chose pour Marguerite de Navarre qu’un désir de retrouver dans l’être aimé l’autre moitié de nous- même et, par delà, de perfectionner notre âme pour atteindre enfin au Créa¬ teur». Chaque nouvelle est ainsi suivie d’un commentaire qui juxtapose aux aventures érotiques une morale puisée dans l’Écriture sainte. De la même façon le livre est organisé selon une progres¬ sion qui conduit des formes les plus vulgaires de l’amour au récit des plus nobles renoncements qu’il inspire. • Mais ce serait méconnaître L ’Hepta¬ méron que de n’en retenir qu’un aspect démagogique. L’œuvre propose exac¬ tement le contraire. La reine dresse, en fait, un tableau des mœurs françaises des xve et xvie siècles — où les débor¬ dements du temps ne sont pas oubliés. Ainsi le vieux thème de la concupis¬ cence des moines, si souvent exploité au Moyen Âge, est repris sans qu’il faille chercher dans cette protectrice de monastères, quelque anticléricalisme. Tout simplement la reine décrit la tur¬ pitude où elle se trouve. Les bourgeois ne sont pas épargnés. Non plus que les nobles. Et Marguerite de Navarre ne craint pas même de traiter des amours des princes — de son frère François Ier particulièrement. Si le plaisir inspire tant de situations cocasses ou équi¬ voques, c’est aussi que l’apprentissage de l’amour est chose difficile. L Hep¬ taméron rejoint le Banquet platonicien
Hermaphrodites (Les) / 201 lorsque la reine écrit dans la dix-neu¬ vième nouvelle: «J’appelle parfaictz amans ceulx qui cherchent, en ce qu’ilz aiment, quelque perfection, soit beaulté, bonté ou bonne grâce ; toujours tendans à la vertu et qui ont le cœur si hault et si honneste qu’ilz ne veullent, pour mourir, mettre leur fin aux choses basses que l’honneur et la conscience réprou¬ vent; car l’ame, qui n’est creée que pour retourner à son souverain bien, ne faict, tant qu’elle est dedans ce corps, que désirer y parvenir. » Les méandres de la passion amou¬ reuse sont le prix de cet idéal. Chaque nouvelle devient ainsi le lieu d’une substitution : à l’amour qui pourrait être coupable s’ajoute toujours la pos¬ sibilité de détourner la tentation, de modifier le parcours, et de réintroduire ainsi, non sans quelque malice, une fin plus licite. Marguerite de Navarre, par ce subterfuge, parvient à aborder des sujets plus inquiétants que le liberti¬ nage mondain ou gaillard qui forme le fond du livre. Ainsi la trentième nou¬ velle traite « d’un jeune gentil homme, aagé de xiv à xv ans, [qui] pensant coucher avec l’une des demoyselles de sa mère, coucha avec elle-mesme, qui au bout de neuf mois accoucha, du faict de son fils, d’une fille, que xn ou xm ans après il espousa, ne sachant qu’elle fut sa fille et sa sœur, ny elle, qu’il fut son pere et son frere. » Le commentaire de Marguerite de Navarre, à ce propos, est significatif. Parce que la mère vou¬ lait éviter à son fils un penchant natu¬ rel, elle est à l’origine d’un inceste. Quelle est la morale de l’histoire? «Voylà, mes dames, épilogue la prin¬ cesse, comme il en prend à celles qui cuydent par leurs forces et vertu vaincre amour et nature avecq toutes les puis¬ sances que Dieu y a mises. Mais le meilleur seroit, cognoissant sa foiblesse, ne jouster poinct contre tel ennemy, et se retirer au vray Amy et lui dire avec le Psalmiste : “Seigneur, je souffre force, respondez pour moy.”» Ainsi le péché n’est plus que la contrepartie de la légèreté des pauvres humains : non que Dieu cherche ainsi à les faire faillir mais parce que la vertu qu’il représente peutr chaque fois que l’homme s’en remet à la providence, écarter le faux pas, ou tout au moins, estomper les conséquences. Parlant de l’amour au nom de l’idéal, Marguerite de Navarre n’en connaît pas moins la tolérance, et par là, une sagesse presque antique où il vaut mieux bien vivre que mal aimer. C. F. HERMAPHRODITES (Les) Edité vers 1605, réédité en 1724 et 1726 à Cologne (Bruxelles, en fait) sous le titre de Description de l'isle des hermaphro¬ dites, nouvellement découverte et réim¬ primé à la suite du Journal d'Henri III en 1744, avec portrait d'homme à cheve¬ lure de femme. Attribuée au cardinal du Perron, l’œuvre est en fait d’Arthus Thomas, sieur d’Embry. Elle fut publiée en même temps que nombre d’autres libelles qui, sous couvert d’îles et contrées imaginaires,
202 / Hérodiade dénonçaient les mœurs et les façons de faire aussi impies que vicieuses dont la Cour de France était censée être le théâtre. Il devenait clair aux gens de bien que la France était le repaire et l’asile de tout vice, volupté et impu¬ dence au lieu de F «académie hono¬ rable et le séminaire de vertu» qu’on avait coutume d’y voir. On dit que le roi lui-même, après s’être fait lire l’ou¬ vrage et l’avoir jugé certes un peu libre, sinon hardi, considéra que l’au¬ teur avait dépeint la vérité, et ne devait point être inquiété... D. G. HÉRODIADE Poème de Stéphane Mallarmé (1842- 1898). Composée entre octobre 1864 et sep¬ tembre 1867, la scène d'Hérodiade parut pour la première fois en 1870 dans le Parnasse contemporain et fut recueillie dans la première édition (en fac-similé) des Poésies. — À la délec¬ tation narcissique et cependant horri¬ fiée de sa propre beauté, les miroirs, si longuement qu’Hérodiade les scrute, ne suffisent plus, car ils ne lui ren¬ voient qu’une «ombre lointaine»: il lui faut, pour se nouer à elle-même dans une étreinte où s’accomplit de soi à soi la suprême possession, fuir son double reflété et connaître le « charme dernier» d’être seule. À ce point révul¬ sée par l’idée du viol, que dans le moindre attouchement elle verrait déjà un « crime ». Mais quand la vierge ima¬ gine le spectacle de sa nudité sous le tiède azur estival, ce sont les images de l’amour charnel qui s’imposent impla¬ cablement à son esprit ; et, aussitôt, par une sorte d’inversion du rapport amou¬ reux, son corps nu devient le sexe mâle qui se retire du « calice » de ses robes. Illusoirement, tandis que la nourrice — maquerelle et voyeuse — évoque le mortel auquel elle aimerait pouvoir se substituer afin de connaître les secrets que la vierge lui réserve, Hérodiade proclame toujours son désir de chasteté brûlante et glacée que protège le « tor¬ rent blond» d’une chevelure à la froi¬ deur de métal. Et, s’il est encore pour elle des noces concevables, celles-ci ne peuvent être que de nature mystique, mais d’un mysticisme à rebours, par¬ faitement stérile, à l’image de la nuit scintillante de « neige cruelle » — que vient bientôt troubler le signe de la ver¬ ticalité — fût-il seulement celui du «rêve qui monte» — lequel, dans son interprétation symbolique, ne peut que renvoyer à l’érection phallique. De même que, dans les flambeaux allumés dont la cire pleure «quelque pleur étranger», la pulsion érotique s’incarne de façon encore plus précise. Car Hérodiade, en voyant s’éloigner les rêveries de son enfance solitaire, découvre en elle, avec effroi, la femme qui attend « une chose inconnue ». P. S. HEURE DU BERGER (L'( « Demy roman comique (en prose et en vers)» par Claude Le Petit (1639?-1662). Publié en 1662. Curieux et attachant ouvrage que ce roman, que l’on appellerait aujourd’hui récit, et qui a, du moderne, une extraor¬ dinaire liberté de façon et de style. Dédié à «Monseigneur, Monsieur, ou Messire Zorobabel Pirondeski...» (un exemple d’une des très nombreuses pirouettes du début), ce récit est centré sur le mystère de cette Heure du Ber¬ ger, qui est aussi celle du « Petit Roi », cette heure souhaitée mais rarement rencontrée, située dans le temps mais peut-être hors de l’espace. Il s’agit de la très banale histoire d’un amant déçu à qui sa partenaire s’est toujours refù- sée, bien qu’ayant fort penchant, ou mieux, «merveilleux tendre pour son dur». Phélonte, donc, se rend sans espoir à un énième rendez-vous, entre huit et neuf heures du soir, et marche fort longtemps sans trouver « ny corps mort ni âme vivante». Puis quelque chose, une masse sombre qui se meut et vient vers lui : « Il vit que ce quelque chose de noir, estait une belle demoiselle mas¬ quée, ou plutôt un beau masque de
Heure sexuelle (L') / 203 velours sur le visage d’une damoiselle. » À sa demande, elle lui indique qu’à sa montre à elle, il est bientôt «l’heure du Berger». Nous voici au nœud de l’affaire. La femme à pied et son car¬ rosse qui la suit lentement, ce dialogue absurde dans la nuit, n’est-ce pas un rêve ? Phélonte monte dans le carrosse et en sera fort récompensé. Mais entre-temps, que de détours de pensée ou de corps, que de détails sur¬ prenants, que de belles naïvetés. Le sexe féminin, au sein de l’allégorie facile qui compare le corps d’une femme à une ville, est un palais dont on n’a de nouvelles que par ouï-dire «parce qu’il n’y entre jamais que des choses mortes, mais nécessaires ». Ce récit de la conclu¬ sion d’un amour (car Phélonte finit par découvrir Philanie la muette) n’a rien à voir avec une farce, malgré Je sous- titre du livre qui le donne comme « demy-roman comique ou roman demy- comique». Il y a certes de la masca¬ rade, mais l’esprit l’emporte largement, avec ses puissances oniriques et liber¬ taires. En 1662, poursuivi pour la publica¬ tion du *Bordel des Muses, Claude Le Petit fut condamné à «avoir le poing droit coupé et à être brûlé vif en place de Grève ». La sentence fut exécutée le 1er septembre de la même année. R. L. S. HEURE DU CHER CORPS (L') Roman de Fabrice Effiat, pseudonyme de Frantz-André Burguet (né en 1938). Publié en 1963. Voilà, dans le genre, un bien étrange roman. Sans doute fallut-il satisfaire à la commande, et glisser dans la trame du récit, à chaque instant rompu, tous les poncifs du genre. Le narrateur et sa fille, Pascale, errent à travers un certain nombre d’aventures glacées et ambi¬ guës — des seins lourds de la Dame qui parfume aussi ses cuisses au petit sourire tordu d’Aube qui ne s’intéresse qu’à ses cernes. Une errance. Le récit épouse toutes les courbes de la rêverie : c’est d’une rêverie qu’il s’agit. Un onirisme cruel. Toutes ces images ont l’étrange pou¬ voir de vous entraîner vers le bas. Ces figures parfois rappellent celles de Lovecraft : le château séparé de la mer par une frange de marais boueux, le drap de la chemise d’Aube (on dirait une première communion de cauche¬ mar), la Dame qui est celle de Milosz : « Certes, elle est lugubre un peu, maigre par trop/La Dame de la Vallée»; les chevaux, la guitare, vivante et dont les cordes blessées gémissent de plaisir sous les doigts. Et tout au fond de la rêverie, ces filles maigres comme des elfes, minces, menues à l’extrême, aux seins petits, aux chevilles fines. P. R. HEURE SEXUELLE (L') Roman de Racnilde, pseudonyme de Marguerite Eymery (18601953). Publié en 1898. Le fantasme de l’Orient. Aux pre¬ mières pages, le narrateur se réveille. Il va sortir de chez lui, le voici dans la rue. C’est Paris, le boulevard Saint- Germain. Mais : « De ma fenêtre, domi¬ nant les quais, j’ai vu ce soir, le soleil, défaillant, vomir des flots de vin sur toute la ville, et j’ai l’Orient dans les veines. L’Orient ! L’Orient ! » Il veut que son rêve demeure, or : « Il faut peu de chose pour me désorienter. » La dérive commence. Ce héros mâle inventé par une femme auteur veut reconnaître dans une putain Cléopâtre. Précisément : «J’ai cette furieuse et humble fantai¬ sie d’être aimé par Cléopâtre, que vous condamnez à vivre déguisée en putain moderne, j’ignore pourquoi.» Quant aux pratiques, l’une des amies du nar¬ rateur déclarera : «... mon cher Louis, nous ne sommes pas aussi dépravées que vous. Julia est mon amie, c’est vrai, mais je tolère ses exagérations senti¬ mentales pour lui éviter de fâcheuses liaisons. Une troisième, dans notre alliance, ce serait du vice. » M. B.
204 / Heures perdues de R.D.M. cavalier françois (Les) HEURES PERDUES DE R.D.M. CAVALIER FRANÇOIS (Les) dans lequel les esprits mélancholiques trouveront des remèdes propres pour dis¬ siper cette fâcheuse humeur. Nouvelles anonymes publiées en 1616. Vingt-huit nouvelles et anecdotes, non imitées d’auteurs antérieurs et gaillar¬ dement troussées, qui ont fait rêver bien des exégètes. R.D.M., le cavalier françois, est resté longtemps enveloppé de mystère. Médecin peut-être, lui qui, dans le «Pucelage recousu», disserte avec compétence des méfaits de l’ou¬ trage sur le délicat buisson féminin. Mais ses connaissances sont celles de toutes les matrones de son temps. Galant homme alors, et même gentilhomme, familier de la cour de la reine Margot, peut-être la dédicataire de sa préface adressée «à la belle que j’aime le mieux, ni que mon cœur, ni que mes yeux». Une nouvelle comme « la Bonne Mère » nous le montre familier des us et cou¬ tumes de la cour. Son style en tout cas nous révèle un capitaine pour qui l’amour est une stratégie: «engager l’escarmouche, reconnaître la forteresse, pointer les pièces, envoyer les volées de canon, franchir la contrescarpe, com¬ bler le fossé, bouter le feu à la mine, se loger dans la place». Un capitaine ou un marin, car il y a d’assez jolies figures empruntées à la marine. Par exemple: «Tendre les voiles, les cor¬ dages et le grand mât, entrer dans le havre, mouiller l’ancre. » Dans une nou¬ velle comme «l’Artifice amoureux» on s’aperçoit aussi de son horreur pour les gens de robe qu’il ridiculise. En réalité ni médecin ni corsaire, l’écuyer René de Menou, seigneur de Chami- zay, nous enseigne «comment sans y penser un galant homme acquit les bonnes grâces d’une belle dame et de la ruse qu’elle trouva pour faire battre la mesure à son mari cependant qu’elle tenait sa partie avec son ami ». P. R. HIC ET, HEC ou l'Elève des RR. PP. jésuites d'Avi¬ gnon. Roman attribué à Honoré-Gabriel Riquetti, comte de Mirabeau (1749- 1791). Publié en 1798. Histoire «édifiante et véritable» du charmant Hic et Hec qui, tout jeune, connut son premier plaisir en recevant les verges d’un père jésuite. Ils en vin¬ rent vite aux pratiques homosexuelles. Puis, il fut placé comme précepteur du fils d’une charmante femme, prompte à s’abandonner et à s’animer. Quand l’époux les découvrit, au lieu de s’em¬ porter, il se joignit à eux : pédéras¬ tie, figures de groupe, sodomie, la belle dame découvrant avec ravissement qu’«à défaut de porte cochère, on peut entrer par le guichet». La jeune et belle servante est bientôt déflorée, initiée à la volupté et admise aux plaisirs du trio. Tous ces amis aiment augmenter leur jouissance par la fustigation. Une vieille tante et un prélat, venus les épier pour les punir, entrent vite dans la danse et, de témoins, deviennent complices. Hic et Hec est ensuite chargé de séduire une chanoinesse qui joue les pudibondes. Il prétend être un prince hindou. Il a peint une tête d’éléphant sur son bas- vfchtre, blason et preuve de sa noblesse. Convaincue, la chanoinesse fait «un usage répété de la trompe»... Elle est aussitôt entraînée, ainsi que sa fille, dans les orgies du groupe à quoi s’ajou¬ tent des plaisirs saphiques. Le langage employé ne manque ni de préciosité («les désirs escaladent la brèche et s’y logent en arborant le drapeau du plai¬ sir»), ni de piquant («le manche du moussoir» entre dans «l’ouverture de la chocolatière»). On y rencontre des métaphores agricoles (le «soc de la charrue » travaille au « défrichement ») et militaires (on voit les «perles du plaisir couler sur le champ de bataille»). C’est l’occasion pour Mirabeau de déve¬ lopper des idées qui lui sont chères : dans l’état de notre société, il faut «res¬ pecter les préjugés en public et s’en dépouiller en privé»; les prêtres abu¬ sent de la crédulité du peuple (ainsi un curé punit le péché d’une jeune péni¬
Histoire amoureuse des Gaules / 205 tente en agitant son « goupillon » sur le lieu du « mal ») ; et surtout, il faut que l’inceste ne soit plus interdit car il satisfait un désir « naturel ». X. G. HIPPARCHIA Roman publié en 1748. Attribué à Godard de Beauchamp (1689-1761) et aussi à l'abbé Gérôme (par Barbier). C’est un roman «philosophique», dit le titre, et il l’est en effet. Hippar- chia, la courtisane grecque (puisque l’histoire est censée se passer vers le me siècle av. J.-C. à Athènes et à Lamp- saque), est d’abord une adepte de la secte des cyniques, et très soucieuse de mettre ses actes en accord avec sa doc¬ trine. Elle est franche, déclare ouver¬ tement ses désirs, fait elle-même les avances aux hommes, est prête à braver les préjugés au nom de la nature et du droit au bonheur. On voit bien qu’elle est, au total, une disciple, non de Dio¬ gène, mais de la libre pensée française du xviie et de la première moitié du xvme siècle. C’est dans cet esprit qu’elle illustre, par sa vie, la réhabilitation du bon¬ heur terrestre, le soin de se procurer constamment la volupté la plus raffinée et la plus équilibrée, en même temps d’ailleurs qu’elle sait s’incliner devant le destin sans acrimonie. Aussi, Hip- parchia, jeune, belle et riche, com¬ mence par se marier, contre la volonté de ses parents, avec le philosophe Cra- tès, vieux et laid. Réfugiés à Athènes, ils y feront l’amour en public, confor¬ mément à leurs principes, et parce qu’il ne saurait y avoir de honte ou de mal dans la volupté, mais seulement l’heu¬ reux accomplissement d’une loi de nature. Les Athéniens se fâcheront et le couple philosophique devra s’en aller à Lampsaque pour éviter une condamna¬ tion à mort. Dans ce refuge, comme d’ailleurs à Athènes, Hipparchia aura différentes passions, sans cesser de revenir à Cra- tès, toujours compréhensif pour la nature, et dont seule la mort la sépa¬ rera. Après sa mort, et à la suite de troubles qui surviennent à Lampsaque, on retrouvera Hipparchia à Athènes, plus discrète dans sa recherche de la volupté, mais toujours égale à elle- même. Elle trouvera une dernière grande passion avec Cléanthide, se retirera avec lui à la campagne, où ils vieillissent ensemble. Hipparchia, de son côté, attend maintenant la mort avec la même fermeté philosophique. Notons qu’ac¬ cessoirement Hipparchia comporte des passages remplis d’allusions transpa¬ rentes à la cour de Louis XIV, et la pré¬ face souligne qu’elles s’appliquent aussi à la cour de Louis XV. Mais là n’est certainement pas l’es¬ sentiel. Ce qui compte pour nous dans ce court roman dont l’influence fut grande à l’époque, c’est qu’il marque nette¬ ment le lien entre une certaine forme de l’érotisme et le libertinage philoso¬ phique des sceptiques et athées de la période antérieure aux Lumières. Y. B. HISTOIRE AMOUREUSE DES GAULES Roger de Rabutin, comte de Bussy, né en 1618 à Épiry, avait fait, après de solides études tant à Autun qu’à Paris, un beau chemin dans les armes sous Condé puis Turenne et, en 1638, avait acquis la charge de mestre de camp de la cavalerie légère; un grade élevé, une réputation d’homme d’esprit, et, en marge d’un mariage distingué, l’amour de la belle Mme de Montglas. Tout souriait à sa quarantaine avantageuse, quand éclatèrent coup sur coup, et de son fait, les deux orages qui devaient briser sa carrière. Cela commença par l’affaire de Roissy-en-Brie où des amis comme Vivonne, Manicamp, Guiche et autres l’avaient invité à de prétendues dévotions pascales. L’opinion les accusa de s’être laissé aller, notamment, jus¬ qu’à l’improvisation d’un Alléluia sacri¬ lège, dont les couplets obscènes faisaient allusion aux plus hautes têtes. Bussy, cette fois, en fut pour six mois de retraite forcée en Bourgogne. Il en était revenu lorsque Mme de Montglas tomba
206 / Histoire amoureuse des Gaules malade à Lyon; l’amant empressé y courut, y passa deux semaines. Conta- t-il à la dame quelques bonnes histoires de la cour, qu’elle lui demanda de rédi¬ ger? Toujours est-il que, rentré à Bussy, il se met à VHistoire amoureuse des Gaules, qu’il peut lire dès la fin de 1662 devant un groupe d’amis. C’est alors qu’il confie le manuscrit pour deux jours à une intime de Mme de Montglas : Mme de la Baume, laquelle en prend une copie hâtive et la fait cir¬ culer. Au cours d’une première expli¬ cation, elle affirme l’avoir détruite, mais la preuve de sa trahison est apportée en 1664 à Bussy qui, dans une scène effroyable, se fait d’elle une ennemie mortelle. Non contente de se liguer avec toutes les personnes maltraitées dans Y Histoire amoureuse des Gaules, Condé en tête, elle la fait imprimer non sans l’avoir frelatée quelque peu. Le livre paraît, trois mois à peine après l’élec¬ tion de l’auteur à l’Académie. C’est un énorme scandale. Le dossier de Roissy, rouvert, n’est pas sans apporter de l’eau au moulin de la calomnie. On ressort le fameux Alléluia, truqué aussi, et on le fait courir, avant de le joindre à une édition ultérieure de Y Histoire amou¬ reuse. Bussy n’a-t-il pas vraiment visé les Majestés royales? La conviction de Louis XIV hésite entre deux textes : celui que Bussy lui soumet comme authentique et celui que Mme de la Baume a falsifié. Balançant entre un avocat aussi bien placé que le duc de Saint-Aignan qui répond de la bonne foi de son ami, et les machinateurs qui multiplient les rapports mensongers, le roi retient un moment ses foudres, puis tout à coup les lâche : le 16 avril 1665, Bussy, malgré une solennelle protes¬ tation d’innocence qui, par l’intermé¬ diaire de Saint-Aignan, avait atteint le souverain quatre jours avant, est arrêté et mis au secret à la Bastille. En dépit de sa lettre apologétique au même Saint- Aignan, datée du 12 novembre et aussi¬ tôt transmise au roi, il sera mis en demeure de céder sa charge de mestre de camp et restera détenu, dans les plus pénibles conditions, jusqu’à la mi- août 1666 : encore ne devra-t-il qu’à la maladie de voir son emprisonnement commué en un exil indéfini sur ses terres. Les éditions, entre-temps, non sans des enrichissements redoutables, s’étant multipliées, bientôt commenceront à se répandre, écrits par des plumitifs à gages ou brûlant d’exploiter une si bonne veine, ces libelles qui, lancés effronté¬ ment sous la responsabilité de Bussy comme faisant suite à Y Histoire amou¬ reuse des Gaules, ne seront certes pas pour apaiser le ressentiment du monarque. De fait, il n’obtint qu’en 1681 la permission de se réinstaller à Paris, et qu’en 1682 celle de se présen¬ ter au lever du roi. Froidement accueilli, il retourna se terrer dans son château, et ne fit plus à la cour que deux appari¬ tions, l’une en 1687, l’autre en 1690, avant de se replier définitivement sur la Bourgogne et d’aller mourir à Autun le 9 avril 1693. La bibliographie de Y Histoire amou¬ reuse des Gaules est aussi complexe qüe copieuse. Le manuscrit authentique n’a jamais été retrouvé. Nul texte imprimé, fait essentiel, ne l’a été avec l’assentiment ou sous le contrôle de l’auteur. L’édition princeps de Y His¬ toire amoureuse des Gaules, sous ce titre, semble bien être celle qui a paru à Liège en mars 1665, entraînant l’em¬ prisonnement de Bussy: petit in-12 marqué d’une croix de Malte. Selon Cleirens, sept éditions se suivirent en 1665-1666. Ont compté essentiellement depuis : au xixe siècle : l’édition savante en quatre volumes publiée de 1856 à 1876 par P. Boiteau, qui se charge du vrai Bussy et C.-L. Livet qui se charge des « romans historico-satiriques du XVIIe siècle» autrement dit, du faux Bussy ; base de tout le travail d’exégèse accompli depuis lors ; au xxe siècle : l’édition des Classiques Garnier éta¬ blie par Georges Mongrédien en 1930 ; l’édition donnée par Fr. Cleirens en
Histoire amoureuse des Gaules / 207 1961 au Club du meilleur livre; l’édi¬ tion préfacée par Antoine Adam, parue en 1966 dans la collection Garnier- Flammarion. C’est, avec une «chrono¬ logie», une préface et un index, le texte purifié qu’on trouve déjà dans les pré¬ cédentes publications. «On a confor¬ mément à la tradition généralement admise remplacé les pseudonymes par les noms véritables des personnages... » C’est du texte de ces trois dernières éditions que nous partirons pour don¬ ner de l’Histoire amoureuse des Gaules une brève analyse. Cinq «histoires» dont la première est l’« Histoire de Madame d’Olonne». Nous voyons cette vertueuse fille, née Catherine-Henriette de la Loupe, deve¬ nue femme, prendre pour amants, à peine mariée, un M. de Beuvron, un duc de Candale, puis un maître des requêtes nommé Paget qui lui met, avec une lourdeur effarante, le marché financier en main. Suit un trésorier du nom de Janin de Castille qui accom¬ pagne d’un versement de dix mille livres son aveu d’amour, — après lui le prince de Marsillac, fils de La Roche¬ foucauld, le chevalier de Gramont et, le plus pittoresque, le comte de Guiche. Celui-ci, pédéraste notoire, vient la voir habillé en marchande de dentelle, et la déçoit par deux fiascos pour réussir enfin laborieusement. Elle est mûre pour accueillir l’abbé Foucquet (frère du surintendant, et agent de Mazarin), juste sorti du lit de Mme de Châtillon, à laquelle nous sommes ainsi amenés. L’histoire de Mme d’Olonne se double de celle d’une de ses bonnes amies, la comtesse de Fiesque, attachée d’autre part à Mlle de Montpensier. La seconde histoire est celle de Mme de Châtillon, née de Montmo- rency-Bouteville, aimée, jeune fille, de Condé, cédée par celui-ci à un bon parent et ami. L’attachement conjugal de M. de Châtillon a tôt fait de se démentir, et Mme de Châtillon reporte ses sentiments sur le duc de Nemours ; devenue veuve, elle affiche délibéré¬ ment sa liaison. Mais le duc de Nemours doit bientôt partager ses faveurs avec un personnage attaché à Condé : le prêtre Cambiac, fou d’elle au point de s’en évanouir en disant la messe. Disputée par les grands personnages du temps (Milord Craf, le comte de Digby, le roi Charles d’Angleterre, encore banni), elle joue de leurs rivali¬ tés, cédant à l’un (le maréchal de Mon- chy qui lui a promis de tuer Mazarin) pour écarter l’autre (l’abbé Foucquet de tout à l’heure qui a pris sur elle un grand ascendant) et parvenir enfin à son but : elle devient la compagne du prince de Condé, tandis que Foucquet tombe dans les bras de Mme d’Olonne. Mme d’Olonne diligemment renvoyée à la campagne par un mari las du bruit de ses fredaines, notre auteur passe brusquement (troisième «histoire») à la débauche de Roissy qu’il entreprend de conter comme une partie amicale assez innocente. Tout au plus a-t-on composé, de compagnie, un « cantique » ; tout au plus a-t-il surpris au matin, non sans leur faire sentir une discrète répro¬ bation, de Guiche et Manicamp dans le même lit ; le pire qu’il ait fait, lui, a été de raconter, pour distraire la société, ses amours avec Mme de Sévigné et Mme de Montglas : amours qui vont remplir respectivement la quatrième et la cinquième histoire. De Mme de Sévigné, il fait d’abord un portrait peu flatteur; façon d’expli¬ quer qu’il ne l’ait pas, comme il eût pu le faire, épousée : « Certaine manière étourdie dont je la voyais agir me la faisait appréhender, et je la trouvais la plus jolie fille du monde pour être femme d’un autre. Ce sentiment-là m’aida fort à ne la point épouser; comme elle fut mariée un peu de temps après moi, j’en devins amoureux...» Si bien amoureux que lorsqu’elle fut trompée par M. de Sévigné, il s’offrit à la consoler; lorsqu’elle fut veuve, il resta son courtisan assidu. L’amitié amoureuse qui s’était installée n’eût connu que peu de nuages si un beau
208 / Histoire comique de Francion jour (c’était en 1658, et Bussy avait besoin d’une avance sur les frais de son équipement militaire) la marquise ne lui avait refusé son assistance. Une fâche s’ensuivit qui le laissa tout entier à Mme de Montglas, déjà dans sa vie. Ce qu’il appelle « Histoire de Mme de Montglas et de Bussy» n’est que celle des débuts de leur amour. C’était, tient- il à préciser, cinq ans avant la brouille- rie avec Mme de Sévigné. La Feuillade, d’Arcy et lui-même, s’étant mis dans la tête d’être amoureux, étaient tombés sur trois belles amies, Mmes de Montglas, de Précy et de l’Isle, disposées pour leur compte à se laisser aimer. Restait le problème de la répartition des trois dames entre les trois seigneurs : « Nous convînmes de faire trois billets de leurs trois noms, de les mettre dans une bourse, et de nous en tenir, en les tirant, à ce que le sort ordonnerait. Mme de Montglas échut à La Feuillade, Mme de l’Isle à d’Arcy et Mme de Précy à moi.» Cet arrêt du destin n’était pas pour arranger Bussy qui déjà nourris¬ sait une préférence pour la première. Un arrangement chevaleresque entre La Feuillade et Bussy mettra enfin l’amour en mesure de réparer les méfaits de la loterie. Le livre finit en gloire sur l’aube de sa liaison avec celle pour qui il l’a écrit. Ce qui frappe d’abord dans cette œuvre d’une composition décousue, mais d’une écriture admirable, c’est l’absence de volupté. Ces récits de fre¬ daines enchaînées les unes aux autres sont plus glacés que des rapports de diplomatie. Bref, il n’est dans toute notre littérature amoureuse rien de moins gaulois que VHistoire amou¬ reuse des Gaules. Une fois retran¬ chées les interpolations libertines, on n’y trouve pas plus de licence, à la vérité, que dans les passages de ses Mémoires où Bussy fait le sec récit de ses entreprises sur Mme de Busset, Mme de Miramion et autres, ou dans ces Maximes d’amour, où il rime élé¬ gamment des adages qui font l’effet, parfois, de La Rochefoucauld en vers : «L’absence est à l’amour ce qu’est au feu le vent;/Il éteint le petit, il allume le grand. » Un mot, pour mémoire, sur ces libelles du pseudo-Bussy, qui apparais¬ sent au catalogue de la Bibliothèque nationale sous les titres : Amours des dames illustres de nostre siècle, le Passe-temps royal ou les Amours de mademoiselle de Fontanges (Cologne, 1680, 1682, 1691 ) , La France galante ou Histoires amoureuses de la cour de Louis XIV (2 vol., Cologne, sans date). Incorporés dans VHistoire amoureuse des Gaules par l’éditeur de 1754, avant de faire l’objet des soins de C.-L. Livet, de A. Poitevin (qui les enveloppe sous le titre général de La France Galante) et encore de G. Mongrédien, ces « romans satiriques du xvne siècle » souvent très médiocres semblent bien être, pour les meilleurs, l’œuvre du libelliste hollan¬ dais Courtilz de Sandras. Ils concernent peu ou prou toutes les amours royales, et celles de grandes dames comme Mlle de Montpensier, Mme de Lionne, Mme de la Ferté, Mme de Rourre, celle- ci-en compagnie du Dauphin: l’inten¬ tion en est généralement malveillante, l’information suspecte ; en revanche il n’y a pas de bornes à l’indiscrétion non plus qu’à l’irrévérence : ici, l’anecdote scandaleuse abonde, le libertinage se débride comme jamais dans le vrai Bussy. Il est des passages fort crous¬ tillants comme celui qui nous montre les entreprises directes de la duchesse de la Ferté sur l’innocente braguette du jeune Dauphin; tel autre, qui met en scène une bande de pédérastes ch⬠trant un jeune pâtissier et le renvoyant avec ses parties viriles dans son cor- billon, pousse la licence jusqu’à l’hor¬ rible... A. B. HISTOIRE COMIQUE DE FRANCION __ Roman de Charles Sorel (1602-1674). j Auteur, dès 1616, d’un Épithalame sur le mariage de Louis XIII, il donna en 1621 / Histoire amoureuse de Cléa-
Histoire comique de Francion / 209 genor et de Doristée, en 1622 Le Palais d’Angélio, recueil de nouvelles que sui¬ virent en 1623 les Nouvelles françaises et publia la même année la première version anonyme (onze livres) et en 1633 sous le pseudonyme de Nicolas Moulinet la troisième version (douze livres) de Y Histoire comique de Fran¬ cion,, ouvrage qui, en ce qui concerne l’enfance et la jeunesse du héros, com¬ porte une large part d’autobiographie romancée. Entre-temps avait paru sous le nom de Sorel, en 1627, sa seconde œuvre marquante : Le Berger extrava¬ gant. Après la publication assez heu¬ reuse, en 1642, de sa Maison des jeux comportant, entre autres « récréations », un certain nombre de contes et de nou¬ velles, l’insuccès, d’où l’inachèvement, de son ambitieux roman de Polyandre (1648) — préfiguration de Tartufe — marqua, dans la littérature, un fâcheux tournant de sa carrière. À sa mort, il laissait imprimés des ouvrages d’histoire littéraire et de bibliographie, d’histoire pure, de science et de pédagogie, de théologie et de morale, des œuvres galantes et précieuses, enfin et surtout des fictions, outre les romans et recueils de nouvelles déjà nommés : L ’Orphize de Chrysante et La Vraie Suite des aventures de la Polyxène du sieur de Molière, datant respectivement de 1626 et de 1634. Les trois éditions originales de l’œuvre majeure qui nous occupe se présentent comme suit : I. Histoire Comique de Francion En laquelle sont descouvertes les plus sub¬ tiles finesses et trompeuses inventions, tant des hommes que des femmes, de toutes sortes de conditions et d’aages. Non moins profitable pour s ’en garder que plaisante à la lecture. Paris, chez Pierre Billaine, 1623. — Cette édition, dont un seul exemplaire est resté dans la propriété privée, comporte sept livres : un, en quelque sorte, d’exposition, où sont mis en scène les principaux per¬ sonnages, au premier plan Francion, fils de famille, épris de Laurette, et le gentilhomme qui sera son partenaire principal ; cinq de « retour en arrière » où Francion raconte au gentilhomme toute sa vie antérieure, enfin un sep¬ tième qui continue le premier par une orgie où se retrouveront un certain nombre des personnages centraux ou rencontrés en cours de route. II. L Histoire Comique de Francion, où les Tromperies, les Subtilitez, les mauvaises humeurs, les sottises et tous les autres vices de quelques personnes de ce siècle sont naïfvement repré¬ sentez. Seconde édition reveue et aug¬ mentée de beaucoup. Paris, chez Pierre Billaine, 1626 (à la Bibliothèque de l’Arsenal). — Elle comporte onze livres au lieu de sept, mais le livre V, avec quelques pages prélevées sur l’ancien livre VI, a été coupé en deux, ce qui fait du septième livre le huitième, et limite 1 inédit à trois livres. Le style a été soi¬ gneusement repoli, et le texte, d’une part, expurgé, d’autre part, complété. On voit Francion, dès la fin du livre VII (VIII), lancé à travers maintes tribula¬ tions à la recherche d’une belle Ita¬ lienne nommée Naïs dont il ne possède que le portrait, la trouver sur le chemin de Rome, la rejoindre dans cette ville, et, ayant gagné son cœur, l’épouser, la ramener en France. III. La Vraye Histoire Comique de Francion Composée par Nicolas De Moulinet, sieur du Parc, Gentilhomme lorrain. Amplifiée en plusieurs endroicts et augmentée d'un Livre, suivant les manuscripts de l’auteur. Paris, chez Pierre Billaine, 1633. — C’est, pour les livres I-XI, le texte de 1626. Simple¬ ment on a retranché du livre XI les pages du mariage et du retour flnals. S’enchaînent aux aventures précédentes, pour remplir le livre XII, des complica¬ tions romanesques qui nous ramène¬ ront au même point. L’ouvrage ainsi complet est celui qu’ont reproduit, pour ne point parler des traductions, toutes les éditions postérieures. L Histoire comique, dans son ensemble, est inégalement libertine. Extrêmement verte dans l’édition de
210 / Histoire comique de Francion 1623, elle s’affadit dans les retouches de 1626. La licence qui domine, en dépit de ces retouches mêmes, les livres I-VII (VIII), n’habite plus dans les livres IX- XII que des épisodes de plus en plus restreints. Il n’est pas besoin, pensons- nous, de les mettre en caractères gras pour aider à les distinguer de ce qui, dans le Francion, n’est que romanesque ou satirique. Il reste à remarquer que les morceaux libres ressortissent à divers genres. Il y a d’abord le conte égrillard traditionnel, ce qu’on a appelé chez nous le conte gaulois. Le vieillard bafoué par la femme jeune, le cocu berné de mille façons, le galant devancé par un autre sur la couche adultère, la vieille qui se glisse dans le lit d’un godelu¬ reau, la femme légère qui se prélasse dans les bras d’un garçon, tandis qu’un autre lui donne la sérénade, les infidéli¬ tés d’un amant avec la soubrette de sa maîtresse, les coucheries paysannes des hommes de qualité, le mari qui, faisant le mort, assiste aux ébats de l’épouse qui le trompe, le client de la putain qui sort en chemise de son alcôve, à l’occa¬ sion les pets dénonciateurs, les coliques collectives, les pissées obscènes, tout cela relève d’un genre rebattu; Sorel, quelque invention qu’il y apporte, n’ajoute que peu de chose à ce que connaissent les lecteurs d’Apulée, des fabliaux, du Décaméron, de V*Hepta- méron, des *Récréations de Bonaven- ture. Il y a ensuite les fragments de romans de mœurs, de mauvaises mœurs. Ainsi quand nous est développée toute la carrière de la vieille maquerelle et de la jeune coquine qu’elle a élevée, ou toute l’histoire scandaleuse d’un ménage de rustres, ou encore quand nous est décrite, d’une plume qui fait penser àu pinceau de Breughel, une chaude noce de campagne. Tout cela, certes, com¬ porte aussi des éléments de conte salé, et l’auteur n’y laisse guère passer l’oc¬ casion d’une gravelure : reste que Sorel inaugure bien là un réalisme, s’il faut employer ce langage, qui transcende l’ordinaire de la fiction gaillarde. Il y a enfin, et nous arrivons au principal, ce qui, pour la première fois, dans notre littérature, peut porter le nom d’érotisme. Je pense essentiellement à la grande débauche au château, dont il convient de donner ici une analyse détaillée. Francion est conduit dans le château d’un gentilhomme qu’il a offensé, un certain Raymond. Il s’agit de faire expier à Francion sa prétendue offense en le mettant entre les mains de la plus vigoureuse dame de la terre. Cette dame est la Laurette du livre I, dont Francion, toujours épris, reçoit incontinent toutes les satisfac¬ tions. Entre Raymond, fort cordial, accompagné de quatre gentilshommes, annonçant en outre l’arrivée de cinq demoiselles, dont sa propre maîtresse, nommée Hélène. La colère de Raymond n’était donc qu’une feinte : il prétend, en fait, réparer le préjudice qu’il a pu causer jadis, en le volant, à son ami d’aujourd’hui. Les dames font toilette. Paraît Agathe, la vieille maquerelle, qui en déshabille une et la fait voir, en ouvrant une porte, nue et de dos. «Le beau cul que voilà ! » dit quelqu’un. Et c’est" un éloge général du Cul devant lequel Raymond allume, posés sur deux escabelles, deux flambeaux. Chacun à son tour va baiser les fesses exposées, — Dormi, passant le dernier reçoit une vesse dans le nez ! On ne sait toujours pas, d’ailleurs, à qui appartient le glo¬ rieux derrière. Après un grand repas, chacun chante sa chanson, les dames relatent des contes galants. La vieille Agathe, au bout de la table, n’est là, est-il noté, que pour convaincre les autres de profiter de leur jeunesse. Fran¬ cion, qui prend part aux propos des buveurs, voudrait pouvoir jouir de toutes les femmes. Après un procès du mariage s’ordonne une débauche générale. On laisse ouvertes «force chambres bien tapissées » pour accueillir les amoureux. Francion «manie en tous endroits» toutes les femmes qu’il trouve, dont une certaine Thérèse en qui il recon¬ naît, à une petite marque noire sur les
Histoire de dom B*** portier des Chartreux / 211 fesses, la personne qu’il n’avait vue tout à l’heure que de dos. Thérèse offre d’ailleurs d’exposer maintenant lesdites fesses à tous les yeux. On fait l’éloge du vin comparé à l’amour. Musique. Francion «la tête penchée dessus le sein de Laurette » chante sur le luth une chanson hédoniste : « Apprenez, mes belles âmes,/À mépriser tous les blâmes/ De ces hommes hébétés/Ennemis des voluptés.» Tout le monde se trouve ainsi convié aux plaisirs de l’amour, et, à la faveur d’une douce furie, c’est un emmêlement général. Pages gauloises, pages réalistes, mais avec quelque chose de plus. Ce long épisode, où se déchaîne si effrontément l’amour plural, paraîtrait déjà, pour l’époque, d’une audace effarante : peu de chose, s’il ne s’y ajoutait les consi¬ dérations plus osées encore qui se don¬ nent cours sur la légitimité du plaisir libre, l’infirmité du mariage, la noblesse de la chair émancipée. Par la puissance voluptueuse des peintures, qui ne sont plus simple polissonnerie^ mais folâ- treté chatoyante, par les idées encore plus vigoureuses dont elles s’assortis¬ sent, ce Francion-là devance de qua¬ rante ans Y*Aloysia de Chorier : encore celle-ci est-elle écrite en latin; il fau¬ dra attendre bien longtemps pour voir imprimés des textes français à la fois d’un tel courage et d’une telle qualité. On y trouve même d’aventure cette substance si précieuse, particulièrement rare dans les écrits réputés licencieux, qu’est la poésie. «Tout ce qui était dans la salle soupirait après les charmes de la volupté; les flambeaux mêmes agités à cette heure-là par je ne sais quel vent, semblaient haleter comme les hommes et être possédés de quelque passionné désir... » Voire : la hardiesse de Sorel, dans ce morceau extraordi¬ naire, était si grande que lui-même n’a pu la soutenir: le premier Francion, expurgé avec quelque veulerie, n’a plus reçu, en somme, qu’une continuation timorée. Les historiens de la littérature, en¬ geance redoutable, ont comparé Fran¬ cion à Gil Blas. Le premier serait le pré¬ curseur du second : comme si celui-ci, en 1715, n’avait pas marqué, sur l’ou¬ vrage de 1623, un net recul ! Les deux livres n’ont de commun, en fait, que le caractère picaresque. Entre l’œuvre drue de Sorel et l’œuvre élégante de Lesage, il y a eu le coup de frein du classicisme pudibond et constipé. La révolution sexuelle que Francion avait annoncée restait dans l’œuf. A. B. HISTOIRE DE DOM B*** PORTIER DES CHAR¬ TREUX écrite par lui-même. Roman attribué à Jean-Cnarles Gervaise de Latouche (17157-1782). Publié en 1741. Maintes fois réédité, cet ouvrage a longtemps été considéré comme un des «classiques» de l’érotisme. Il manque d’originalité, mais c’est pré¬ cisément parce qu’ils y retrouvaient, romancé et amplifié, tout ce qui se disait sur les habitudes de débauche d’un grand nombre d’ecclésiastiques, que les contemporains de Voltaire ont fait au récit de dom Bougre un succès que n’eussent pas justifié ses minces qualités littéraires. Fils d’une nonnain dont plusieurs célestins se partageaient les faveurs, Saturnin a été confié dès sa naissance à Ambroise, jardinier d’une propriété des révérends pères, et à Toi- nette, épouse peu fidèle dudit jardinier. Un jour d’été, alors que Saturnin, âgé de treize ou quatorze ans, reposait dans un réduit attenant à la chambre de ses nourriciers, il entendit une voix qui n’était pas celle d’Ambroise dire en haletant : « Ah ! doucement, ma chère Toinette, ne va pas si vite ! Ah ! Coquine, tu me fais mourir de plaisir, va vite ! eh vite ! Ah je me meurs ! » Ces exclamations contradictoires l’in¬ triguent. Un trou dans la cloison lui permet d’apercevoir Toinette et le père Polycarpe, procureur du couvent des célestins, faisant « ce que faisoient nos premiers parens quand Dieu leur eût ordonné de peupler la terre ». Saturnin
212 / Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie n’avait pas encore la connaissance de cette gymnastique, mais le spectacle auquel il assistait allait l’en instruire suffisamment pour qu’il éprouvât le désir de la pratiquer à son tour. Suzon, petite blonde qu’il croyait sa sœur, eût volontiers achevé de le déniaiser si les circonstances n’eussent voulu que la marraine de cette fillette ne s’intéressât elle-même au jouvenceau. Mme Din- ville avait un visage plutôt laid, mais elle était « tétonnière autant que femme du monde », ce qui suffisait à la rendre agréable à Saturnin, lequel confesse que « ç’a toujours été son foible que ces deux boules-là» et que «c’est quelque chose de si joli quand vous tenez cela dans la main». Moins innocente que Saturnin, Suzon lui avait déjà fait part de ce qu’elle avait appris chez les reli¬ gieuses où on l’avait mise en pension. A l’histoire de Saturnin, se mêle donc le récit des aventures de Suzon, frottée par de «bonnes mères» qui, parfois, recourent à un instrument pour se conso¬ ler « des rigueurs du célibat ». Dans le couvent où lui-même est placé ensuite, Saturnin bénéficie très vite de la sympathie de quelques reli¬ gieux, qui l’initient à la sodomie, sans prétendre le condamner à ne goûter ou à ne donner que des plaisirs antiphy¬ siques. De jeunes couventines viennent discrètement rejoindre les pères et en recevoir des enseignements fort diffé¬ rents de celui que répandent les ser¬ mons prononcés en chaire. C’est ainsi que le père Casimir prend la défense de la bougrerie : « Il possédoit à fond sa matière. Il passa en revue tous les bougres célèbres depuis Adam jus¬ qu’aux jésuites : il y trouva des philo¬ sophes, des papes, des empereurs, des cardinaux; il fit l’éloge de chacun en particulier, et tombant ensuite sur l’in¬ justice et l’aveuglement de ceux qui s’élèvent contre un plaisir adopté, pra¬ tiqué par les plus grands hommes, par les plus grands génies, il remonta à l’aventure de Sodome : il soutint qu’on avoit falsifié par jalousie ce mémorable événement. » Après une série d’exploits priapiques en tous genres, Saturnin finit par être conduit à Bicêtre, affligé de la vérole. Lorsqu’il recouvre la liberté, le supérieur d’une maison de chartreux compatissant à son infortune le recueille. C’est devenu portier de cette maison que Saturnin rédige ses mémoires, sou¬ haitant qu’on grave un jour en lettres d’or sur son tombeau: «Hic situs est dom Bougre, fututus,futuit. » L’édition originale de cet ouvrage, mise en vente clandestinement au début de 1741, fut en partie saisie quelques semaines plus tard au domicile d’un ecclésiastique, l’abbé Nourry, qui en débitait des exemplaires. Il ne semble pas que la police ait inquiété le marquis La Camus de Bligny, qu’elle tenait pour un des éditeurs de l’ouvrage, ni qu’elle ait découvert si l’avocat Ger- vaise de Latouche en était vraiment l’auteur, comme l’assuraient des indi¬ cateurs fréquentant le monde de la librairie. Une chose est certaine : c’est que la saisie effectuée chez l’abbé Nourry et les perquisitions faites en divers endroits suscitèrent, au sujet de ce livre, une intense curiosité. Les édi¬ tions sous le manteau s’en succédè¬ rent tout au long du xvme siècle. En 1746, une dame d’honneur des filles de Louis XV se vit reprocher de mal sur¬ veiller ces demoiselles, parce qu’on avait surpris Adélaïde, quatrième fille du roi, alors âgée de quatorze ans, en possession d’un exemplaire du Portier des Chartreux. P. P. HISTOIRE DE LA BIENHEUREUSE RATON, FILLE DE JOIE Roman de Fernand Fleuret (1883- 1945). Publié en 1926, ce livre connut jusqu'à la guerre de nombreuses édi¬ tions, dont une de luxe en 1931, avec une illustration remarquable de Chas- Laborde. L’histoire de la bienheureuse Raton, toutes proportions gardées, est une réplique de celle de cette sainte Marie l’Egyptienne qui, on le sait, parvint à la
sainteté par la prostitution. L’auteur en développe l’argument dans une «prière d’insérer» que J. de Saint-Jorre repro¬ duit : « M. Fernand Fleuret, y dit Fleu¬ ret lui-même, s’est librement inspiré pour écrire la curieuse vie de Raton, d’une nouvelle à la main encore inédite et qui se trouve, Bibliothèque natio¬ nale, à la cote exacte du manuscrit 13.694 du fonds français, fol. 1-2... L’auteur usant de sa liberté de roman¬ cier, a vieilli d’une quarantaine d’an¬ nées cette nouvelle à la main, de façon à pouvoir réunir sans anachronisme cer¬ tains personnages caractéristiques parmi la foule des débauchés, des extrava¬ gants et des sophistes du xvme siècle. » La liberté du romancier ! C’est ainsi que, dans le texte de Fleuret, nous voyons la bonne Raton, arrivée de Caen, attendue par le laquais du duc d’Aiguillon, grossier maraud qui lui fait d’emblée une cour grossière. Un des premiers gestes de Mme d’Aiguillon est d’accompagner la jolie fille au cou¬ vent des carmélites de la rue d’Enfer où la grâce mystique, tombant sur elle, lui fait prendre la résolution de gagner une dot pour prendre l’habit. Bienvenues dans ces conditions seront les offres érotico-fmancières du duc d’Aiguillon, qui, sans attendre un excès de lassitude, la repassera à un monseigneur de Ber- nis et à un homme d’argent nommé Peixotte, avant qu’elle échoie à un che¬ valier Balleroy. Elle sera vite assez dégradée pour entrer par l’intermédiaire d’un ignoble (et extraordinaire) abbé Lapin, dans la maison, sise rue Saint- Sauveur, d’une Mme de Gourdan, matrule qui compte parmi sa clien¬ tèle, sous le nom de M. de Mazan, le marquis de Sade lui-même, et sous le nom de M. Nicolas, Rétif en personne : supérieurs plutôt qu’inférieurs à leur réputation. Une fois nantie de cinq mille livres, Raton revient, toujours conduite par l’innocente Mme d’Aiguillon, se présenter à la prieure de la rue d’Enfer. La dot est jugée insuffisante : c’est Mme d’Aiguillon qui fera l’appoint, ce Histoire dm l'œil / 213 qui coupe court, pour la néophyte, à la nécessité de parfaire la somme par les moyens charnels. Enfin admise à prendre le voile, Raton pourra mener la vie reli¬ gieuse de ses rêves. Animée d’un esprit de mortification confinant parfois au masochisme, elle mourra, dans la plus grande sainteté, de la vérole acquise pour l’atteindre : honorée de ses consœurs moniales comme de ses ex-consœurs bordelières, et, bien entendu, sanctifiée par l’inoubliable abbé Lapin. Après avoir admiré, naïvement lui- même, la façon dont « la naïveté éton¬ nante de Raton se mêle au libertinage de ceux qui l’entourent», J. de Saint- Jorre, qui volontiers nous présenterait comme un saint Fleuret lui-même, vou¬ drait voir «sous la frivole apparence du roman une profonde leçon de psy¬ chologie désabusée». C’est oublier que l’auteur de Raton est aussi celui du Carquois (v. Le *Carquois du sieur Louvigné du Dezert). Le fait est que la prise de voile, la vie monacale de l’héroïne et sa mort sublime, quelque application qu’y ait apportée le roman¬ cier, nous intéressent beaucoup moins que ses fredaines. Il s’agit bien, sous des grimaces dévotes, d’un livre fon¬ cièrement libertin : au demeurant le chef-d’œuvre de Fleuret. A. B. HISTOIRE DE L'ŒIL Roman de Georges Bataille (1897- 1962). Publié en 1928 sous le pseudo¬ nyme de lord Auch (à 134 exemplaires). Toujours sous le même pseudonyme, Bataille donna une nouvelle version, qui eut deux éditions à tirage limité fausse¬ ment datées Séville 1940 et Burgos 1941. L'Histoire de l'œil n'a paru sous le nom de Georges Bataille qu'en 1967, mais elle figure désormais en tête du premier volume des Œuvres com¬ plètes, caractérisant cette oeuvre, dès son ouverture, par le frémissement de violence extrême qu'il faut toujours y percevoir, même derrière les textes qui relèvent apparemment de la simple cir¬ constance.
214 / Histoire de l'œil Il est courant de dire: «c’est du roman» à propos de choses dont, les lisant dans un roman, on aurait dit : « ça pourrait arriver». Ainsi garde-t-on ses distances à l’égard de la vie et du livre en les renvoyant au virtuel ; ainsi réus¬ sit-on à «passer à côté». La littérature, dans la mesure où elle cherche l’impos¬ sible, devrait interdire ce passage : elle y travaillait depuis longtemps, elle y réussit avec Bataille, et justement à partir de cette Histoire de l’œil. Il n’est pas facile d’expliquer pourquoi. D’abord, parce que s’agissant d’un livre «érotique», on comprend trop naturellement que pareil livre dérange ; ensuite, parce que toute explication est justement un moyen de passer à côté. Comprendre, on le sait, c’est prendre avec soi, mais pour prendre avec soi, il faut détacher, enlever, emporter... Quant aux synonymes : assimiler, en¬ tendre, pénétrer..., ce sont tous verbes désignant une action qui aura forcé¬ ment un arrêt, qui laissera un reste. On devrait commencer par dire qu’expli¬ quer ou décrire, c’est perdre quelque chose : les mots fuient, à moins qu’à force de se déplacer dans le sens de cette fuite, ils ne finissent par l’englo¬ ber. Il y a deux écritures : l’une qui nie la «fuite» et l’autre qui la cherche; l’une qui veut être du savoir saisi, l’autre qui semble ne poursuivre que sa propre dépense. La première cherche la satisfaction : elle s’affirme la proprié¬ taire de ce qu’elle dit; la seconde se montre, simplement, pour le plaisir ou le désespoir d’être. Mais ce disant, j’es¬ saie d’expliquer, donc de m’approprier ce dont je parle. Dans Le Coupable, Bataille écrit : « Contrairement à ce qui, d’habitude, est admis, le langage n’est pas la communication, mais sa négation, du moins sa négation relative, comme dans le téléphone (ou la radio). » Il fau¬ drait, à tous les niveaux, aller dans le sens de cette négation et dire plutôt que la première écriture fuit la fuite, tandis que la seconde, en dépensant sa propre dépense, l’épuise. En d’autres termes, la fuite de la fuite amène au système, qui est la tentative d’enclore solide¬ ment ses propriétés; la dépense de la dépense conduit au fragment, qui par une rupture brusque, un à vif, dénonce sa propre perte et ce faisant la détruit. Le système essaie de comprendre la mort, de l’enfermer: elle le ronge; le fragment s’abîme en elle, mais ce fai¬ sant, fixe son propre risque, qui per¬ dure. La nouveauté de Y Histoire de l’œil tient au fait que ce livre est à la fois continu (systématique) et fragmen¬ taire : continu parce qu’il récite d’un trait une histoire; fragmentaire, parce que, dans la linéarité de cette histoire, interviennent constamment des ruptures, au niveau tantôt de la phrase, tantôt du sens. La phrase, dès qu’on l’écoute mot à mot, oscille entre l’élan et l’essouffle¬ ment : elle n’obéit pas à la rhétorique de l’imaginé, mais traduit directement le travail de l’imaginaire : elle est ce souffle qui s’essouffle à se faire. L'Histoire de l’œil ne dérange pas parce qu’elle raconte des choses aux¬ quelles on impose normalement silence, elle dérange parce qu’elle ranime leur surgissement contre ce silence : qu’elle est ce surgissement — d’où, par ailleurs, ces ruptures de sens, qui font passer le lecteur du simple référent éro¬ tique à son être même, et avec une vivacité telle qu’il s’en trouve dévoyé, car ce n’est pas la morale qui est en cause ici, mais, si l’on peut dire, l’ani- mement de l’animé. Toute l’histoire se joue entre quatre termes : le lait, l’urine, les œufs, les yeux, dont les relations sont principalement jouées par trois personnages : le narrateur, Simone, Marcelle. La présence de ces person¬ nages ne doit rien à un « réalisme » plus ou moins habile, elle n’est que ce qu’elle est, c’est-à-dire les diverses figures d’une métaphore qui s’amplifie de toute l’écriture du livre, et qui devient d’autant plus présente qu’elle ne se détache pas de cette progres¬ sion de l’imaginaire — progression qui coïncide avec l’expression de l’au-
Histoire de mademoiselle Brion / 215 teur : son dévoilement. L’écriture coule comme coule la pisse de Simone et de Marcelle quand elles jouissent, et cette coulée est similaire à l’universelle cou¬ lée que Bataille, par exemple, lit dans la voie lactée, «étrange trouée de sperme astral et d’union céleste à tra¬ vers la voûte crânienne formée par le cercle des constellations». Les yeux sont davantage l’organe du plaisir que le sexe, car ils voient la coulée, mais le sexe se fait jouir avec des œufs qu’on promène, qu’on crève, qu’on lape. Les œufs sont l’analogue des yeux, par la forme, par le son du mot qui les nomme, mais ils ont un troisième analogue vers la découverte duquel mène tout le mouvement de l’écriture : les testicules, «de la grosseur et de la forme d’un œuf, [...] d’une blancheur nacrée, rosée de sang, analogue à celle du globe ocu¬ laire». Cette découverte intervient à l’occasion d’une corrida, où le protec¬ teur de Simone lui offre les testicules du premier taureau sacrifié ; elle préci¬ pite la «fin», Simone s’introduisant l’un de ces testicules dans le sexe au moment où le coup de corne d’un nou¬ veau taureau de combat fait jaillir l’œil du torero hors de l’orbite. La méta¬ phore cependant ne sera complète qu’un peu plus tard, au moment où Simone ayant étranglé un prêtre pour faire dres¬ ser son sexe et jouir de l’éjaculation qui accompagne ce genre de mort, ses com¬ pagnons, répondant enfin à ses récla¬ mations, arracheront l’un des yeux de ce prêtre. Simone, après s’en être caressé comme autrefois des œufs, glisse l’œil dans son sexe, et depuis cette orbite souillée de sperme et d’urine, le narrateur croit voir le regarder l’œil bleu de Marcelle morte. L’obscénité, ici, tourne au tremblement : elle est cette «contraction muette et abso¬ lue » qui caractérise aussi bien le plai¬ sir que la pensée, lesquels ouvrent éga¬ lement à «nos yeux brisés un jour sur un monde composé avec la foudre et l’aurore». B. N. HISTOIRE DE MADAME DE LUZ Anecdote du règne de Henri IV. Conte de Charles-Pinot Duclos, dit Duclos (1704-1772). Publié en 1741. À la parution de ce livre, Mlle de Launay, autrement connue dans les cabales de la Cour sous le nom de Mme de Staal, disait: «Avez-vous lu Madame de Luz, qui a un si grand suc¬ cès à Paris, et, à mon gré, si peu mérité ? » Ce n’était pas l’avis de tous, et suc¬ cès est un mot un peu faible pour ce livre devenu, du jour au lendemain, le livre à la mode, celui qu’il fallait avoir lu, et dont il fallait pouvoir disputer dans les cercles et les salons. Comme dans tous les contes et romans de Duclos, l’histoire est mince. Mme de Luz, femme de haute vertu, mariée jeune à un homme vieux, et amoureuse en secret d’un sien cousin qui l’adore, succombera trois fois sans pour autant cesser d’être vertueuse : un évanouisse¬ ment, un chantage et une drogue font trois viols. Elle meurt, et son cousin — qui n’en a rien eu — la suit au tombeau. H. J. HISTOIRE DE MADEMOISELLE BRION dite comtesse de Launay. Roman ano¬ nyme publié en 1754. Autre titre: La Nouvelle Académie des Dames. La jeune Brion s’est enfuie pour échapper à son père qui voulait coucher avec elle. Une maquerelle réputée, la Verne, s’empresse de la recueillir car un pucelage à Paris est rare et se vend cher. Un aimable prélat l’achète et la Brion apprend sous sa direction l’em¬ ploi du temps libertin : coucher, souper, recoucher, dormir, et coucher encore au réveil. Après le prélat initiateur, c’est le tour d’un bourgeois, qui se masturbe au milieu de son salon, devant ses invités. La Brion cherche son indépendance : un marquis l’entretient pour six livres par jour et ne manque jamais de tirer le reçu de sa dette. Elle s’adjoint un «guerluchon» qui l’engrosse; l’enfant
216 / Histoire de mademoiselle Cronel, dite Frétillon de l’amour est adopté par l’entreteneur. Tout comme une bonne bourgeoise, elle se loue au premier par labeur et se donne au second par faveur. Les amants se succèdent vite, mais par paire. Une seule infidélité ne sera pas pardonnée : coucher avec un domestique. Au lit, un bon amant en vaut un autre et l’aristo¬ cratie se méfie de la concurrence des roturiers, surtout depuis qu’on ne croit plus au mythe de l’amour qu’elle avait jadis inventé. J.-P. P. HISTOIRE DE MADEMOISELLE CRONEL, DITE FRÉTILLON, actrice de la Comédie de Rouen, écrite par elle-même. Roman en deux parties publiées successivement en 1740, ano¬ nyme, mais selon toute vraisemblance oeuvre du comte de Caylus (1692- 1765). Autant qu’un roman c’est un pam¬ phlet contre Mlle Clairon (1723-1805), dont le nom est anagrammatisé dans le titre (Cronel = Cléron), et qui était, comme l’héroïne, actrice de la Comé¬ die de Rouen : elle n’a débuté à Paris qu’en 1742. D’ailleurs, le surnom de Frétillon était resté attaché à Mlle Clai¬ ron après qu’elle fut devenue célèbre, et revenait souvent sous la plume ou dans la bouche de ses détracteurs. Selon l’usage des romans licencieux, c’est l’héroïne qui raconte elle-même ses aventures ; elle le fait ici, non seule¬ ment avec naturel, mais aussi avec toute l’ironie et la méchanceté dont était largement pourvu Caylus, grand seigneur, mécène, érudit, libertin, athée et écrivain à ses heures. Donc, la jeune Cronel a été destinée par sa mère, res¬ tée seule et dans la misère, à vivre de ses charmes. Mais, de bonne heure, elle est poussée autant par les exigences de son tempérament que par la volonté de se faire entretenir. Et c’est ainsi qu’elle sera déflorée, non par le riche seigneur auquel elle est déjà attribuée, mais par un entremetteur sans argent, et qui lui plaît. En général, Frétillon dispense ses amants de longs préambules, car, selon son propre terme, elle n’est pas «grimacière». En revanche, elle est «bonne», c’est-à-dire accueillante à tous. Surprise par son premier entre¬ teneur, le baron de Mélisse, entre les bras d’un ami dudit baron, elle sera un moment en difficulté. Comme son modèle, elle essaiera, très jeune, de faire du théâtre à Paris, échouera, et s’en ira se faire engager à la Comédie de Rouen. Là, elle aura à la fois une foule d’amants, par bonté ou par inté¬ rêt ou les deux à la fois, et un grand amour, pour un jeune garçon nommé ici Rhidilles (sans doute un nom à clef). Il lui arrivera d’ailleurs de cacher et de sauver le père de Rhidilles, grave¬ ment blessé et compromis dans une affaire de rixe avec des Anglais. Bref, si Mlle Cronel vit de ses charmes — ou de ceux de sa mère, encore active à cin¬ quante ans — plus que de son salaire de comédienne, son portrait n’est pour¬ tant pas poussé au noir; mais on sent aussi que l’héroïne — ou l’auteur — s’amuse beaucoup à raconter cette his¬ toire, écrite avec élégance et désinvolture (certains personnages disparaissent un pêù trop brusquement dès que l’on n’a plus besoin d’eux ; parfois, le récit renvoie à un épisode antérieur dont il n’a jamais été question). Est-il besoin d’ajouter que, s’il y a sans doute des faits réels de la vie de la jeune actrice qui ont servi de base au roman, Caylus ne s’est pas privé de broder et d’«en rajouter»? Y. B. HISTOIRE DE MA VIE Mémoires du Vénitien Giacomo Giro- lamo Casanova de Seingalt (1725-1798). Publiés de 1826 à 1838 (adaptation de Jean Laforgue). Manuscrit original édité de 1960 à 1962. En 1820, Carlo Angiolini cédait à Friedrich-Arnold Brockhaus le manus¬ crit des mémoires de son grand-oncle Giacomo Casanova, dit Jacques Casa¬ nova de Seingalt. De VHistoire de ma vie, l’éditeur de Leipzig fit élabo¬ rer d’abord une version allemande, qui
Histoire de ma vie / 217 parut de 1822 à 1828 sous la responsa¬ bilité de Wilhelm von Schütz. Quelques années plus tard, le texte de l’auteur, écrit directement en français, commença à être livré au public, non sans subir de notables atténuations : ce fut un pro¬ fesseur français établi à Dresde, Jean Laforgue, qui se chargea d’adoucir la «patavinité» du style de Casanova et de jeter une gaze légère sur les plus corsés de ses propos. Le livre, comme on sait, connut à travers le monde une fortune considérable, mais il fallut attendre 1960 pour que le manuscrit original sortît enfin des coffres de ses détenteurs. On aurait tort d’imaginer Casanova, prince de l’aventure, comme un de ces bonimenteurs ingénieux qui se conten¬ tent de tourner la tête des brunes et des blondes en leur vendant de la poudre de perlimpimpin. Avec Don Juan ou Val- mont, d’autre part, il n’entretient que des rapports de lointain cousinage : il ne s’est jamais servi de l’amour pour jeter des défis à Dieu ou pour éprouver son empire sur les autres. Sa sensua¬ lité est ardente, spontanée, avide de conclure; elle fait bon ménage avec une certaine morale du sentiment et ne viole qu’à contrecœur les conventions établies. Amoureux, Casanova est prêt à tout pour satisfaire son désir; parce qu’il ne doute de rien, aucun obstacle ne lui résiste. Il a du charme, de la pres¬ tance et du bagout, mais ce sont son optimisme indestructible et son goût illimité du bonheur qui lui font enle¬ ver les places d’assaut. Vénitiennes, anglaises, françaises ou polonaises, mar¬ quises ou comédiennes, adolescentes ou mûres beautés, nonnains, jeunes épousées, cantatrices, toutes les femmes l’émeuvent; à toutes, il songe à donner du plaisir tout en prenant le sien; se déprend-il d’elles qu’il cherche aussi¬ tôt à les détacher de lui, sans faire de drame, et, s’il le faut, à les dédomma¬ ger ou à les établir. Jusqu’à trente-huit ans, il court ainsi l’Europe entière, pré¬ cédé de ville en ville par sa réputation. L’œil aux aguets, l’esprit prompt, per¬ suadé que chaque instant de la vie a une saveur unique et délectable, il flâne à la petite semaine, échafaudant sans relâche de mirifiques projets, se refai¬ sant aux cartes chaque fois qu’il le faut, un peu escroc à ses heures, volontiers charlatan, s’occupant de magie un jour et de finances le lendemain, intaris¬ sable parleur, prêt à faire assaut d’éru¬ dition avec n’importe qui sur n’importe quoi, poète à l’occasion et toujours spectateur passionné des choses, des lieux et des gens. À Londres, en 1763, une femme lui résiste pour la première fois et met beaucoup d’acharnement à le ridiculi¬ ser. Comme il la sait légère, il insiste ; éberlué, il n’avance pas d’une ligne : quelque chose se brise en lui alors, et il ne se remettra jamais vraiment de cette humiliation. Certes, il va continuer sur sa lancée pendant huit ou neuf ans encore, mais voici que la fortune se met elle-même à le bouder : peu à peu, les portes se ferment devant lui. On le chasse de Londres, de Varsovie, de Vienne, de Paris, de Barcelone ; depuis sa retentissante évasion des Plombs, en 1756, il est indésirable à Venise. Par¬ tout, on se méfie de lui, qui était reçu hier encore par Voltaire, par Frédéric II, par Catherine de Russie. Pour revenir dans sa ville natale, il fait la cour aux Inquisiteurs d’État et il les convainc en 1774 d’oublier le passé. Mieux: puis¬ qu’il le faut, il n’hésite pas à reprendre du service comme agent secret et à mou¬ charder par-ci par-là pour leur compte. Mais, comme bon sang ne saurait mentir, il se brouille de nouveau avec la noblesse vénitienne et, le pas de plus en plus lourd, il doit reprendre les che¬ mins de l’exil. Au bout d’ultimes et tristes pérégrinations, il échoue enfin en 1785 dans le sinistre château de Dux, en Bohême, où le comte Wald- stein consent à l’accueillir. C’est là qu’au début de 1791, probablement, il se met à rédiger ses mémoires : de jour en jour, jusqu’à sa mort, le vieux
218 / Histoire de monsieur Guillaume, cocher séducteur va désormais recommencer à courir vers le bonheur et refaire la conquête du monde, la tête bourdon¬ nante d’images et de souvenirs. R. A. HISTOIRE DE MONSIEUR GUILLAUME, COCHER Nouvelle de Anne Claude de Tubières, comte de Caylus (1692-1765). Publiée en 1735. Pour se délasser de ses travaux d’an¬ tiquaire et du poids des convenances mondaines, ce grand seigneur scep¬ tique affectionnait de se mêler au popu¬ laire après en avoir pris le costume. De ces incursions dans la plèbe il a rapporté le ton de goguenardise qu’il met dans la bouche de Guillaume. En quatre nouvelles succulentes de verve, un cocher de Paris nous fait témoins des traits de galanterie que son métier lui donne à voir, avant son élévation due à la protection d’une riche veuve. Le texte persifle tour à tour les mœurs des divers étages de la société. L’his¬ toire de Mamzelle Godiche «la coëf- feuse» nous introduit dans le monde des petites maîtresses sans prétention ; appréciée des «gens de haut style», elle n’en conserve pas moins sa gen¬ tillesse, et Guillaume avoue qu’«elle n’en étoit pas plus fière envers mon égard». Ce premier récit est pour Cay¬ lus l’occasion d’une satire impitoyable contre la jalousie, fardée de moralisme, des petites gens à l’endroit de leurs congénères qui parviennent. Le second épisode met en scène les tribulations de bourgeois besognant dans les bureaux, Minutin et Bordereau. «L’habillé de noir faisoit tapage, à cause qu’il étoit le mari de la dame de mon bourgeois. On entre comme il donnoit des coups de pied au cul et des noms qui n’étoient ni beaux ni honnêtes à la chambrière de sa femme qui chioit des yeux dans un coin. » Voilà qui donne le ton de la nar¬ ration dont on peut supposer qu’elle restitue assez bien le parler populaire du temps. Dans la troisième nouvelle sont moquées les prétentions de M. le che¬ valier Brillantin qui «avoit trois ou quatre femelles tant coëffeuses que couturières et autres, dont il faisoit des marquises et des comtesses dans le monde ; leurs appartenons étoient tou¬ jours au quatrième étage». Le der¬ nier état à railler était l’ecclésiastique; Guillaume narre dans le dernier épi¬ sode comment il en vient à supplanter l’abbé Évrard dans les faveurs d’une grande dame qui avait pris à son ser¬ vice le cocher et son épouse. Menés sur un ton de gaillarde désinvolture, ces petits récits sont autant de reportages sur les mœurs amoureuses du siècle; ils sont aussi l’illustration prise dans divers étages de la société de cette maxime consignée par Caylus dans ses mémoires: «L’amour est une source si inépuisable de foiblesses grossières que, pour peu qu’on y fasse réflexion, en cet état il est difficile que l’on conserve quelque complaisance pour soi-même.» J. G. HISTOIRE D'O Roman de Pauline Réage, pseudonyme de Dominique Aury (1907-1998) ayant reconnu son texte en 1993. Publié en 1954. Un jour, son amant fait monter O dans un taxi, lui fait ôter son slip et son soutien-gorge et l’emmène à Roissy, dans un étrange château, où elle est livrée à des hommes masqués, portant une cravache à la ceinture. Ils usent d’elle comme ils le veulent, l’attachent et la fouettent. On lui met un corselet très serré qui fait jaillir les seins, des mules qui claquent sur le dallage, une longue robe bruissante qui se relève par devant ou par derrière. Des anneaux de cuir enserrent ses poignets et son cou. Elle n’a le droit ni de parler, ni de fer¬ mer les jambes. Elle est ainsi offerte continuellement, d’autant qu’un appa¬ reil l’a élargie pour qu’on puisse la for¬ cer « au plus étroit » sous les reins. Si, au début, elle s’affole ou craint le sup¬ plice, elle ressent bientôt une grande
Histoire d'une comédienne qui a quitté le spectacle / 219 douceur et une satisfaction trouble. « Les chaînes et le silence qui auraient dû la ligoter au fond d’elle-même, l’étouffer, l’étrangler, tout au contraire la déli¬ vraient d’elle-même. » C’est son amant, René, qui l’a ainsi prostituée et puisqu’il le veut, et puis¬ qu’il l’aime ainsi, elle est heureuse. « Sous les regards, sous les mains, sous les sexes qui l’outrageaient, sous les fouets qui la déchiraient, elle se perdait dans une délirante absence d’elle-même qui la rendait à l’amour et l’approchait peut-être de la mort.» La soumission devient beaucoup plus difficile lorsque, sortie du château et rendue à la vie, elle doit penser et vouloir elle-même son esclavage. René la donne à sir Stephen, un homme froid et dédaigneux; il la fouille et la prend avec une brutalité qui la révolte d’autant plus qu’elle gémit malgré elle. Elle sent petit à petit que sir Stephen est son véritable maître et prend plaisir à subir toutes ses exi¬ gences, ses humiliations, ses coups de cravache qui lui craquellent la peau en de longues balafres. Il la livre à Marie- Thérèse qui l’attache pendant de longues heures, les cuisses largement écartées, et la fouette ainsi « au creux du ventre ». Sur Tordre de sir Stephen, on lui perce une lèvre de la vulve pour y faire pas¬ ser un anneau de métal gravé au nom du maître et on lui marque les fesses au fer rouge, signe visible et ineffaçable de son statut d’objet possédé. Nue, por¬ tant un masque de chouette chevêche, tirée par une chaîne accrochée à l’an¬ neau qui cliquette, entre ses cuisses, elle sera enfin exposée comme une bête, docile et fière de son esclavage. Histoire d’O a eu un succès considé¬ rable. C’est un des livres de la littéra¬ ture érotique les plus connus, les plus lus, les plus discutés. Le nom de son auteur, en particulier, a fait couler beau¬ coup d’encre. On a avancé celui de Dominique Aury ou celui de Jean Paul- han qui en a fait la préface, où il loue sa «décence impitoyable». De fait, ce livre, très bien écrit, d’un style réservé et presque pudique, a quelque chose de hautain. Les règles monacales, la puri¬ fication par la souffrance, la clôture du couvent lui donnent une résonance quasi religieuse. Plus qu’une orgie, une fré¬ nésie sexuelle, c’est une progression lente et dosée vers l’esclavage et une sorte de rituel. Rarement O perd son calme, son assurance, sa dignité. Elle sait où elle va et regarde fixement vers son seul but, sans que la complexité des rapports humains soit pour autant éludée. Le désir d’O pour des femmes qu’elle courtise comme le ferait un homme et dont elle aime voir le visage bouleversé sous sa caresse; l’ambi¬ guïté de T «union» entre René et sir Stephen, qui aiment sur son corps les traces que l’autre y a laissées; la belle et fuyante étrangère, Jacqueline, qui semble échapper à la règle; Anne- Marie, «aussi cruelle et plus impla¬ cable qu’un homme» et qui se livre « avec une liberté insolente » ; la petite Nathalie à qui revient le rôle de tenir O en laisse ; et, par le jeu de la dialec¬ tique, le «terrible plaisir» que ressent O à manier le fouet à son tour, « si aigu qu’elle devait se faire violence pour ne pas frapper à toute volée», ainsi que T «étrange substitution» qui fait qu’elle sent sir Stephen parler « à sa place » et qu’elle doute si sa brutalité ne s’adresse pas «à lui autant qu’à elle» — tout cela fait la richesse et la finesse d’un livre qui est tantôt rêve, tantôt précise réalité. Mais s’il séduit tellement, c’est surtout parce qu’il ose montrer la dou¬ ceur et le repos d’un châtiment qu’on se fait imposer de l’extérieur afin de se déculpabiliser, la facilité à laquelle l’obéissance sert d’alibi et la délivrance éprouvée à se perdre. X. G. HISTOIRE D'UNE COMÉDIENNE QUI A QUITTÉ LE SPECTACLE Conte publié dans une édition de Cn/in, en 1781, à la suite des * Sonnettes dr- Jean-Baptiste Guiart. De là vient qu'il lut parfois attribué à Guiart. Pour Quéraid. cette oeuvre est d'Anne Claude Thilq » ■ de Caylus ( 1692-1765].
220 / Histoire d'une prostituée À force de parler d’amour sur scène, les comédiens finissent par le faire en coulisses. C’est ainsi que le jeune D... et la fille Tripottier se donnent depuis longtemps du plaisir sans vergogne. Mais ils doivent fuir à Paris pour sau¬ ver leurs amours buissonnières d’un mariage de raison. Là, ils mènent une vie dissipée avec le jeune T..., aimable et bien fait, qui vient un jour annoncer à l’actrice que D... a été enlevé par son père. Il devient vite son amant et ils partent en tournée. Notre fille est coquette et T... est jaloux; il ne sup¬ porte pas les flatteurs qui entourent sa jeune maîtresse. Ils rompent, et elle se retrouve dans le lit d’un acteur-poète. Comme l’argent manque, elle pense devenir la maîtresse d’un financier et passe avec son acteur un contrat sem¬ blable à celui qui lierait une prostituée à son protecteur. Mais le financier meurt, la troupe se disperse et après maintes tribulations l’actrice retrouve D... qui lui apprend que T... les a trompés pour mieux les séparer. Ils feront bénir à l’autel un amour qu’ils avaient déjà consacré sur les planches. J.-P. P. HISTOIRE D'UNE PROSTITUÉE par elle-même. Première édifion sans nom d'auteur vers 1946; réimprimée à Genève en 1964. Autobiographie lucide et sans préjugé d’une fille qui se marie tout d’abord à seize ans pour échapper à ses parents, exerce le métier d’infirmière, et tombe sous la coupe d’un bel individu qui l’initie aux apparentes facilités de la «vie libre», puis l’abandonne. Laissée pour compte, elle poursuit ses nou¬ velles activités en compagnie d’une cadette qu’elle soutient, sans plus quit¬ ter de vue que le fait majeur de son existence est désormais de recouvrer, à l’usine ou sur le trottoir, avec les Fran¬ çais, les Allemands qui les oppriment ou les Américains noirs et blancs qui les libèrent, sa liberté de femme. Elle y parviendra, mais non sans humiliations et fatigues, à l’hôpital Saint-Lazare et d’hôtels en garnis, non sans craintes comme lors des bombardements alliés sur Hambourg, où elle se trouve avec le statut de travailleuse volontaire, non sans fous rires non plus, comme au sortir d’une nuit de passes dans un cimetière de la région rouennaise à la Libération. Sans complaisance à l’égard du «métier», de ceux qui l’exercent ou de ceux qui en profitent, Marie-Thérèse n’a évidemment aucune raison d’être plus tendre envers la société des gens respectables, dont elle connaît et décrit ainsi les coulisses quo¬ tidiennes. Redevenue infirmière, l’au¬ teur de cette confession, écrite pour sa plus grande part sur le vif et complétée avant sa publication, n’offre pas seule¬ ment le rare témoignage d’une femme qui réussit à «changer de vie» mais une vision souvent peu conventionnelle de ce qu’on pourrait appeler l’érotisme sous l’Occupation, et qui bouscule, plus d’une idée reçue. D. G. HISTOIRE DU PRINCE APPRIUS Roman allégorique publié en 1728 par Godard de Beauchamp (1689-1761). •4 Le nom du héros, comme ceux de tous les personnages, est une anagramme : il faut lire Priapus. Au demeurant, cette histoire du mariage d’Apprius avec la reine Monilne (= le monin ou sexe féminin) révèle plus d’habileté rhéto¬ rique que d’imagination. En tout cas, Apprius, jeune roi, beau et puissant, s’abandonnera d’abord à son favori Danbre (= bander) dans la solitude, puis partira à la conquête de Taliélaré (= la réalité), mais sera jeté par un nau¬ frage chez la reine Mina (= la main), sera ensuite prisonnier des Brûlâmes (= branleurs), peuple barbare et redou¬ table. Il n’en sortira que par l’interven¬ tion du roi Lucanus (= culanus), qui règne sur les Ugobers (= bougres) et les Chedabars (= bardaches). Mais Luca¬ nus place Apprius à la tête de l’armée qu’il veut lancer contre les États de la reine Monilne; c’est seulement à la dernière minute qu’Apprius, enfin pré-
Historia flagellantium / 221 venu et éclairé, comprend le piège et y échappe par une fuite précipitée. Alors, il va lever dans ses États une armée pour secourir Monilne dont il est enfin épris. II court auprès d’elle, l’aide à écraser l’invasion de Lucanus qui avait avec lui Roulée (= la vérole), les chrenaes (= les chancres), etc. Et le tout finit par le mariage annoncé : Talié- laré est enfin conquise. Au passage, bougrerie, pédérastie, lesbianisme et plaisirs solitaires sont condamnés aussi vigoureusement que le permettait le genre lui-même. Il n’empêche que l’en¬ semble garde on ne sait quel relent médiéval. Y. B. HISTOIRE DU SIÈGE DE CYTHÈRE Edité à Lampsaque (Paris] en 1748. Ce petit ouvrage libertin, fort rare, traite d’un sujet des plus scabreux dans la manière anagrammatique de l’époque, celle qu’on retrouve dans Cléon le rhé¬ teur ou Apologie d’une partie de l’his¬ toire naturelle, dans les Mille et une Faveurs, dans Y ^Histoire «persane» du prince Apprius (Priapus) et dans toutes sortes de «contes moraux», généralement «traduits de l’italien» ou d’origine «chinoise» ou «allobroge», dont les «petits-maîtres en esprit fort » inondèrent la Régence et le règne de Louis XV. Il faut reconnaître la « débauche » sous « Cadhubée », le «libertinage» sous la «Galibemite», les «déclarations» sous les «Lacerto- niades», le «plaisir» sous le «Sirla- pis » et bien entendu le « vitriol » sous le «Volitir», moyennant quoi l’on est prêt à pénétrer dans un labyrinthe de mots baroques et d’énigmes auxquelles il suffisait de penser, mais dont cer¬ taines ne dépareraient pas la collec¬ tion d’anciens gardes-françaises... Voilà où mène la «Lusicoteria» («curio¬ sité»)... D. G. HISTOIRES RAIDES POUR L'INSTRUCTION DES JEUNES FILLES recueillies par un journaliste. Œuvre de Loujs Perceau (1883-1942). Edition abon¬ damment illustrée (s.d.). Ce sont des histoires de jeunes mariés, de curés qui « enfilent les petites sottes », de prostituées, de militaires, de pédé¬ rastes, de vaches et de taureaux et de bonnes « baisées » sur la table de la cui¬ sine par Monsieur qui a «les couilles prises dans le tiroir». Ces histoires ser¬ viront-elles vraiment à l’éducation des demoiselles? La novice, qui s’inquiète de savoir ce que veut dire le mot testi¬ cule et à qui son mari, le soir de ses noces, montre «son sac aux boules bien gonflées», s’écrie, déçue: «Ah, c’est donc ce que nous appelions des couilles au couvent !» X. G. HISTORIA FLAGELLANTIUM traduit sous le titre Histoire des Flagel¬ lants, où l'on fait voir le bon et le mau¬ vais usage des flagellations parmi les chrétiens. Œuvre de l'abbé Jacques Boi¬ leau (1635-1716). Publiée en français en 1701. Une secrète affinité lie le sexe et le fouet (le français joue sur le mot verge), le nerf érecteur et le nerf de bœuf. Pétrone déjà recommandait de frapper doucement le bas-ventre avec une poi¬ gnée d’orties. On assure qu’en frottant aussi les aines on provoque une fière érection. À Rome, les Luperques par¬ couraient les rues tout nus, fouet en main, pour en battre les femmes sté¬ riles. Cordelettes nouées, verges de bouleau ou d’osier, fouets à pointes de fer conviennent aux cuirs plus rudes. On sait que les monastères se sont for¬ més par le jeûne et par le fouet : il sert donc à la répression comme à l’excita¬ tion. Mais où faut-il frapper? Sur les épaules, on n’a guère d’effets, sinon une perte de la vision, car les yeux s’in¬ jectent de sang. Mais qu’on batte les lombes et les fesses, aussitôt le sexe se gonfle et crache. Que les coups toute¬ fois ne soient pas trop violents, car, sous l’effet d’une douleur trop vive, l’anus se relâche et laisse aller sa cou¬ lée d’excréments. JP P
222 / Historiettes HISTORIETTES Mémoires pour servir à l'histoire du XVIF siècle, par Tallemant des Réaux (1619-1692). Publiés en 1834-1835. Parmi les éditions modernes, citons celles de G. Mongrédien (1932-1934) et d’A. Adam dans « la Bibliothèque de la Pléiade» (1960-1961). Conteur et poète, Tallemant des Réaux est aussi un mémorialiste et, dans le piquant de ses histoires, on ne sait si c’est la gauloiserie qui a fini par envahir sa mémoire ou si l’importance qui lui est donnée correspond à la vérité des per¬ sonnages en lice. Il s’agit des plus grands de son temps et, bien sûr, tel Saint-Simon, il a vécu dans leur ombre et il a toujours d’extraordinaires sources d’information. Henri IV n’est pas le grand roi réconciliateur ou l’ha¬ bile politique. Ce qui frappe Tallemant des Réaux, c’est son côté monarque sensuel et homme à femmes, avec on ne sait quelle faiblesse centrale : « Ce prince a eu une quantité étrange de maîtresses ; il n’était pourtant pas grand abatteur de bois, aussi était-il toujours cocu. » L’esprit court à travers ces His¬ toriettes qui savent être pleines de finesse. Du maréchal de Bassompierre : «On a dit qu’il était plus libéral par fenêtre qu’autrement; on l’a accusé d’aimer mieux perdre un ami qu’un bon mot. » Mais la grossièreté est telle¬ ment plus amusante ! La vie de ce même maréchal apparaît essentiellement chez Tallemant comme une chaîne de bons mots et de gauloiseries : on voit Bassompierre se vanter que Mlle d’En- tragues lui a «mille fois baisé le...», donner une superbe réplique à la reine mère qui voulait avoir un pied à Paris et l’autre à Saint-Germain : « Et moi, je voudrais donc être à Nanterre. » Et sa vieillesse encore vigoureuse n’a d’exis¬ tence que dans ce court dialogue : « Mais vous voilà bien blanchi, monsieur le Maréchal. — Je suis comme les poi¬ reaux : la tête blanche et la queue verte.» Marion Delorme, la marquise de Rambouillet, le maréchal de la Force, Ninon de Lenclos et bien d’autres subissent la verve de l’auteur et acquiè¬ rent sous sa plume un relief inattendu. L’art consommé du conteur s’appuie sur un style sans enflure. La grivoiserie n’est jamais lourde, et quelque chose respire. R. L. S. HISTORIETTES, CONTES ET FABLIAUX par Donatien Alphonse François de Sade (17401814). Pendant le Directoire paraissent les *Crimes de l’amour. Sade les a tirés d’un ensemble de nouvelles dont il tenta d’abord une publication intégrale. Le projet sera repris en 1803-1804, mais cette fois encore le marquis ne parviendra pas à y donner suite. C’est Maurice Heine qui rassemble en 1926 les manuscrits restés inédits, et pour la plupart même inconnus. Par ailleurs le volume de la Bibliothèque nationale qui les contient n’en donne qu’un pre¬ mier jet, hâtivement annoté par l’au¬ teur ; la version finale des historiettes et des contes ne nous est pas parvenue. Pourtant les Historiettes, contes et fabliaux tracent dans le sombre filon sadien un filigrane où le soleil de Pro¬ vence se mêle souvent à une bonne humeur qu’on retrouvera rarement. Le recueil se compose de récits très courts où les histoires galantes le cèdent à peine à de vieux thèmes souvent uti¬ lisés depuis le Moyen Âge. Ainsi du « Cocu de lui-même », de « Il y a place pour deux », etc. Cependant trois nou¬ velles, de plus importantes dimensions que les autres, sont aussi trois chefs- d’œuvre du genre. Avec « le Président mystifié» (récit burlesque des aven¬ tures d’un président de la cour d’Aix), avec « Augustine de Villebranche ou la Tribade convertie», la bonne humeur et le libertinage vont de pair. Une seule, «Émilie de Tourville ou la Cruauté fraternelle», introduit une note plus sombre. «C’est, écrit Maurice Heine, un récit plein d’énigmatiques restric¬ tions, et qui doit être lu entre les lignes. Il paraîtrait bien moins riche de sens si
Homme aux poupées (L') / 223 Gravure de Romain de Hooghe. Amsterdam, 1698-1708. l’on ne possédait la clé des signes conventionnels dont, sur les listes réca¬ pitulatives [du manuscrit], certains titres sont accompagnés. Pour «Emilie de Tourville», celui que l’on remarque révèle que dans le conte il est question de sodomie. Ce seul trait en éclaire l’action, rend compte de l’étroite soli¬ darité des frères contre la sœur, de leur férocité à son égard, et fait du supplice qu’ils lui infligent le condiment san¬ glant de leurs plaisirs. » Peu d’œuvres de la littérature française peuvent être comparées à l’ensemble des Historiettes, contes et fabliaux. Certains contes de Restif de La Bretonne peut-être s’ins¬ crivent dans la même lignée. L’ambition de Sade, à la fin de sa vie, d’organiser un « Boccace français » aurait marqué, dans le genre, une date importante, si l’obscurantisme napoléonien ne l’en avait empêché : lacune déplorable, au même titre que la perte des nombreux manuscrits brûlés après la mort de l’écrivain... C. F. HOMME AUX POUPÉES (L'| Récit de Jean-Louis Renaud, pseudonyme de Louis Janot (né en 1875), et de Louis Lacroix (né en 1870). Publié en 1899. Ce curieux récit est très évocateur de l’érotisme morbide de la folie. Menzel, collectionneur solitaire, vit au milieu d’innombrables poupées auxquelles ses hallucinations parviennent à donner un semblant d’existence. 11 éprouve une passion exclusive pour ces fantoches qui le fascinent. (Le geste, même figé, est la «physionomie de la pensée».) Pâle, émacié, fébrile, il s’est proclamé « Roi de sa Création ». Sa folie le pousse à collectionner également les fragments
224 / Honneur français (L'j de poupées brisées, et c’est dans un impressionnant ossuaire qu’il va cher¬ cher un membre inanimé qu’il devra arracher à un tronc afin de le greffer à une poupée amputée qu’il veut sauver. Alors survient Yane, jeune et belle bal¬ lerine éprise de Menzel, mais que ce dernier dédaigne de manière aussi polie qu’injurieuse. Yane jalouse les figu¬ rines, mais accepte par amour de confec¬ tionner des robes à ses plus belles rivales. Menzel a découvert Yane un soir d’Opéra, à la première des Contes d'Hoffmann, où elle incarnait si bien Olympia que le maniaque s’est levé, comme fou, au chant de l’automate. Menzel chercha à rencontrer Yane, mais sa déception fut vive lorsqu’il constata que la merveilleuse poupée animée s’était métamorphosée en femme du monde. Depuis, Yane s’est attachée à Men¬ zel et s’étonne de se voir délaisser pour des chimères. Son ultime tentative de séduction se trouvant repoussée, elle s’attarde encore, car «cet amour de souffrir est à la fois de la faiblesse et de l’orgueil». Au centre du sérail règne sur le cœur et sur les sens de Menzel une idole «si peu vraisemblable dans sa nudité rose» que Yane se dévêt et s’offre à l’objet de sa flamme. Mais celui-ci la refuse, préférant ses poupées à «l’illusion menteuse» de la vie. De dépit, Yane massacre sauvagement les poupées; pour arracher Menzel à son désespoir, elle n’aura plus qu’à mimer de nouveau les gestes d’Olympia et, toujours dénudée, à bégayer le chant qui avait naguère ensorcelé le fou. Ce récit vaut par son climat enfiévré qui semble issu d’un conte d’Hoffmann. La vision de la chaude nudité de la jeune femme confrontée aux mannequins, se faisant elle-même poupée pour entrer dans l’univers du maniaque, peut éga¬ lement faire penser — un demi-siècle avant elles — à certaines «poupées» érotiques du peintre allemand Hans Bellmer. Y. C. HONNEUR FRANÇAIS (L') «Conte» en alexandrins (boiteux) de Stendhal, pseudonyme de Henri Beyle (1783-1842). C’est la première manifestation lit¬ téraire du futur romancier. Il s’agit, conformément aux habitudes du temps, d’une pièce de vers. Ce qui est inhabi¬ tuel, c’est le sujet : une visite à une maison accueillante. Henri Beyle avait dix-huit ans. Son puissant cousin Pierre Daru lui avait procuré, au lendemain de Marengo, un brevet de lieutenant au 6e dragons stationné alors en Italie. Comment tromper l’ennui quand on est en garnison dans une petite ville? Oyez le récit d’une expédition nocturne faite, sur le mode épique, par le frin¬ gant officier : « De ses pâles flambeaux la lune vagabonde/Éclairait Brescia et le reste du monde./De onze coups égaux les clochers résonnants/Appelaient aux combats les fortunés amants./Dans le chemin obscur nous marchions en silence :/Nous allions au bordel cher¬ cher la jouissance./Le fils à l’œil hardi le premier s’avançait ;/D’un pas déli¬ béré le père le suivait ;/Le grand Égyp¬ tien, Beyle à la mine noire,/Quesnel, dont les exploits personne ne veut croire,/Formaient le corps d’armée. “Amis, voilà l’auberge ;/Je vois les trois épées attachées à leur verge”,/S’écrie au loin Cacault qui, par son vit ban- dant/Sans cesse tourmenté, allait nous précédant./On s’élance à l’instant sur la rampe tortueuse,/Chacun de nous déjà croit embrasser la gueuse./Sur le palier obscur nous allons tâtonnants,/Frappant aux portes de tous les appartements./ Les accents argentins de deux voies féminines/Dans un même moment re¬ bandant nos pines/Nous nous précipi¬ tons tous sur nos deux putains./Oh! qu’alors drôlement on vit errer les mains !/Cons, culs, tétons, fesses, sont inondés de foutre,/Tous bandent à la fois, tous à la fois veulent foutre./Ils sont déjà en train : le père a déchargé ;/ Quesnel veut bien entrer, mais son vit débandé/Est sec et sans vigueur;
Honneur français (L') / 225 Duvieux, Beyle enculent ;/Cacault, le fils, se font secouer la férule./Mais quel étrange bruit interrompt nos plaisirs?/ J’entends dans l’escalier et monter et courir./Nous voyons apparaître un sbire et sa cohue./“Messieurs, je viens, dit-il, du fin fond de la rue/Appelé par le bruit et l’infernal bouzin..../— Qu’appelles- tu bouzin, rufian de Cisalpin ?/Quitte ton uniforme et, regagnant la place,/ Reprends ton naturel, va rejoindre ta race,/Sois Cisalpin, ou bien je te coupe le vit.’VÀ ces mots, l’animal, de peur déjà contrit,/Dégringole la rampe...» Cette composition, à propos de laquelle l’auteur précise: «Premiers vers que j’aie faits; faits en trois heures», révèle, en même temps que son peu de vocation pour la poésie lyrique, le tempérament ardent du jeune homme. V. D. L.
IDYLLE SAPHIQUE Roman de Liane de Pougy (de son vrai nom : Anne Chassaigne. A l'époque où elle se fit connaître, elle était divor¬ cée d'un certain Pourpe. Plus tard, elle épousa le prince Georges Ghika. Elle est morte en 1953.) Publié en 1901. Idylle saphique ou les dangers de ne pas succomber à la tentation de Lesbos. Annhine de Lys, célèbre courtisane du Paris 1900, s’ennuie. Elle consent à recevoir la visite d’une jeune admira¬ trice, américaine et travestie en page, Florence Temple-Bradfford, dite Flos- sie. La grande scène de séduction se passe dans la salle de bains en pur style Louis XV. « En pénétrant dans ce sanc¬ tuaire troublant d’intimité et de repos, Flossie se sentit tout émue, elle eut comme une hésitation, mais la vision frissonnante d’Annhine qui surgissait nue des froufrous, des dentelles et des linons de sa chemise, lui rendit son courage. En une poussée d’amoureuse audace, elle se précipita aux pieds de la jolie créature et l’entourant de ses bras elle lui baisa dévotement les chevilles, les genoux, les jambes, les cuisses... elle perdait la tête... » Hélas, Annhine de Lys, elle, ne perd pas la tête, mais la santé, à force de résister vertueusement (on se demande vraiment pourquoi) aux amoureux élans de sa petite Sapho de Cincinatti. Elle se consume, ce qui ne l’empêche pas d’aller dans un bal où une belle, délaissée par Flossie, vient se poignarder à ses pieds. Scandale. Ann¬ hine de Lys quitte aussitôt Flossie — et Paris. Elle s’en va promener ses désirs et ses ébats d’âme en Italie, en Espagne, au Portugal et à Arcachon. Pour éloi¬ gner l’image de la chère tentatrice, la courtisane ne recule devant rien, pas même devant l’aventure rapide avec un avocat de Madrid, qu’elle juge «com¬ mun » et avec de « vilains dessous », un médecin ardent, un tendre jeune homme aussitôt envoyé, par ses parents avisés, en Angleterre. Déçue par ses amants de passage et par son amant en titre, Mlle de Lys, de plus en plus pâle et de plus en plus fiévreuse, retourne à Paris et à Flossie. L’idylle reprend et fait quelques timides progrès : baisers de pensionnaires, caresses au crépuscule et promenades en fiacre. Annhine s’épuise
228 / // faut être deux à résister à tant de séductions et doit entrer dans une maison de santé à Passy. Flossie parvient à la rejoindre, intré¬ pide et déguisée en «petite ouvrière soigneuse et honnête». Ardentes mais pures joies des retrouvailles. Annhine de Lys va-t-elle enfin céder? Non, elle mourra au moment précis où tout s’ar¬ range : Flossie avait réussi à persuader Will, son fiancé, de consentir à un chaste ménage à trois. Des «liens d’âmes» auraient uni Annhine à Flossie et Flos¬ sie à Will. Déguisée, cette fois, en reli¬ gieuse, Flossie reçoit le dernier soupir de sa bien-aimée. La publication de ce roman de Liane de Pougy (pour lequel elle eut recours à la collaboration anonyme d’Henri Albert, le traducteur de Nietzsche) «tourna à l’événement», nous raconte Colette. Et pour cause. Au début du siècle, Lesbos était à la mode et l’on ne comptait plus la nombreuse descen¬ dance de Sapho et de Bilitis. En outre, les contemporains reconnurent aisé¬ ment tous les personnages du livre, comme Jack Dalsace, présenté comme «le poète des sirènes, des fées, des femmes longues et frêles et des bêtes hideuses et symboliques, l’écrivain morbide et sarcastique » : c’est Jean Lorrain. Plusieurs autres romans, L ’In¬ saisissable, Myrrhille, Yvée Jourdan ont paru sous le nom de Liane de Pougy. J.C. IL FAUT ÊTRE DEUX Conte d'un auteur anonyme. Publié en 1770. Le temps est long, le cœur triste et l’humeur rêveuse quand on est seule à la campagne, au printemps si bien fait pour l’amour. «Il faut être deux, songe Lucile, pour s’amuser. » Mais où trou¬ ver un honnête compagnon? Soudain, non loin, le fracas d’un carrosse qui se renverse. Lucile se précipite; un beau passager se dégage, heureusement indemne. Elle l’invite à souper et lui prépare une chambre. Chacun va se cou¬ cher, mais on ne s’endort point; on rêve, agacé de désir, les yeux ouverts. Lucile se lève en chemise, et gagne le parc où la nuit est douce après l’orage tandis que la lune dessine sur le gazon éclairci sa silhouette nue. Tout invite à l’amour. Au détour d’une allée, un bruit léger l’inquiète; un homme surgit de l’ombre, qui aussitôt la rassure : c’est Valcour, son invité, qui se promène aussi. Les voici à l’abri des yeux du monde; il lui dit son amour, elle fris¬ sonne; il se rapproche, elle s’aban¬ donne ; une simple chemise défend les derniers dons. Mais Lucile se ressaisit et s’échappe. Valcour la rejoindra pour lui passer la bague au doigt. J.-P. P. ILLYRINE ou l'Ecueil de l'inexpérience. Publié à Paris en 1799 par Mme Suzanne Giroux, dite de Morency (1775-?). Cet ouvrage n’est pas à proprement parler un roman, mais une sorte de confession, celle d’une femme de vingt- huit ans bien décidée à tout dire, et qui n’épargne pas plus ses amants que sa propre famille. Cette chronique sca¬ breuse d’une séductrice professionnelle à la Casanova toucherait par ses seules qualités de style, sinon par la rareté même du cas, tout au moins en littéra¬ ture, s’il ne se trouvait pas que la plu¬ part des personnages du sexe masculin qui figurent dans Illyrine sont aussi fort connus pour le rôle qu’ils tinrent dans la Révolution. C’est ainsi qu’on peut faire la rencontre inattendue de Saint- Just, de Hérault de Séchelles, de Fabre d’Eglantine, etc. et jusqu’à Dumouriez pour lequel, mue soudain par l’instinct patriotique, l’héroïne se découvre un penchant certain, le préférant à un géné¬ ral autrichien... La multitude des his¬ toires contenues dans ces mémoires prouve du reste que, pendant quinze années de carrière, l’auteur et objet du livre n’a perdu que peu de ses instants. « La connaissance que j’ai des hommes, dit-elle elle-même, m’a appris à trai¬ ter l’amour cavalièrement.» Principe qu’elle mit en pratique, à en croire son
œuvre, tant qu’un reste d’attraits le lui a permis, puisque, outre Illyrine — de tous les livres de Suzanne de Morency celui qui fit le plus de bruit, c’est-à- dire, précisent certains critiques, de scandale — elle composa trois ans plus tard une Rosalina qui en est la suite et dans laquelle elle continue à se peindre dans le plus simple appareil. Elle déclare, en exergue: «S’il faut pour être sage abjurer la tendresse/Je garde mon délire et proscris la sagesse. » Jus¬ qu’à la fin de ses jours, celle qu’on ne devait plus surnommer qu’Illyrine resta de cette façon la maîtresse incontes¬ tée de la chronique mondaine de son époque. Elle sut éviter les écueils de l’inexpérience, tout en semblant n’avoir pas eu trop à souffrir de ceux, tout aussi dangereux, qui sont le propre de l’expérience... D. G. IMAGE (L'| Roman de Jean de Berg, pseudonyme d'un auteur qui ne s'est pas dévoilé. Publié en 1956. L’écriture de ce petit livre, typique¬ ment robbe-grilletienne, n’est pas sans contribuer à son pouvoir de fascina¬ tion : les poses hiératiques, les gestes suspendus, les décors romantiques et figés sécrètent, dans la gravité cérémo¬ nieuse et théâtrale d’une écriture vouée à la pure description, cette angoisse délicieuse, à la fois légère et tenace, qu’éprouve le spectateur averti devant une partie dont l’enjeu est d’importance. Et, de fait, ce n’est pas la moindre des particularités de cette œuvre que l’éro¬ tisme y remplisse la fonction d’un cata¬ lyseur de l’amour, d’une propédeutique du sentiment. Claire, jeune femme belle et lointaine, convie Jean, qui l’admire sans la désirer, à participer à sa vie pri¬ vée. Jean découvre ainsi les relations qui unissent Claire et Anne, le petit modèle. Initié aux mystères du temple, le nouvel adepte ne voit pas sans plai¬ sir le trouble grandissant qui s’empare bientôt, en sa présence, de la prêtresse de ce culte particulier. Dès lors Anne, Imircm / 229 qui n’a servi que de médiation, est aban¬ donnée : tout rentre dans l’ordre, et l'on comprend que Claire aimait Jean sans vouloir le lui dire, que Jean aimait Claire sans vouloir se l’avouer; la vraie partie se joue à deux, et tout le reste n’est qu’imagés. Mais celles-ci sont de choix : Claire oblige Anne, lors d’une prome¬ nade dans un lieu public, à porter à même la peau une rose délicate et sym¬ bolique ; Jean est ensuite témoin de sa miction. Après avoir surpris l’émoi de Claire regardant avec lui des clichés évocateurs représentant Anne et elle- même, Jean ne se contente plus d’être voyeur: lors des séances de flagella¬ tion rituelle imposées à la petite fille, il se fait le complice agissant de son bourreau; il finira par sc substituer à Claire lors d’une mémorable visite à un magasin de lingeries féminines. Un sacrifice expiatoire désigne la chair vir¬ ginale d’Anne comme la victime du désir de ses maîtres. C’est dans la salle de bains que se consomme l’orgie, la violence exacerbée aboutissant au viol d’Anne par Jean sous les yeux de Claire. La transposition ayant été ainsi parfai¬ tement réalisée, Claire et Jean peuvent enfin se révéler l’un à l’autre. Le jeu de la domination et de la soumission s’in¬ verse au bout du compte en une recon¬ naissance heureuse de soi-même. J. L IMIRCE ou la Fille de la nature. Conte de l'abbé Henri Joseph Du Laurens (1719-1797). Publié en 1765. Sorte de conte philosophique illus¬ trant la thèse de l’abbé Du Laurens : la religion n’est qu’un tissu de supersti¬ tions qui insultent la raison et la nature de l’homme. Le début du récit vaut d’être cité : «Je suis née en France, je ne sais dans quelle province. Je n’ai connu ni père ni mère. Mon enfance a duré vingt-deux ans. Jusqu’à cet âge je n’ai vu ni le ciel ni la terre. IJn riche philosophe m’acheta dès les premiers jours de ma naissance, me lit clcsci dans une cave à la campagne avec un
230 / Immaculée Conception (L') garçon du même âge. » Imirce et Émi- lor grandiront ensemble et leur pre¬ mière vraie découverte sera celle du plaisir. «Mon amant, dit Imirce, me devint plus cher et je sentis que le plai¬ sir était préférable au pain, au panier et au Maître de la cave. » À noter aussi le très bel épisode de la mort de leur enfant, où l’on voit que la main d’Éros est toujours plus ou moins armée d’une faux. La suite du récit se devine aisé¬ ment. Ébloui par la beauté des formes d’Imirce, Ariste lui fera connaître le monde. Le premier geste de la sauva¬ geonne sera «de regarder sous ses voiles s’il avait la même chose avec laquelle mon amant me faisait tant de plaisir». Suivent une série de décou¬ vertes plus ou moins savoureuses, jus¬ qu’à la triomphale rencontre de cette nouvelle Ève et de l’Église: «Une demi-heure après je vis sortir du côté droit, un homme en chemise avec une longue cravate rouge ; il tenait la queue d’un animal ; il trempa cette queue dans l’eau, dit un mot en criant. Les assis¬ tants se mirent à brailler. Ce que je trouvais le plus original dans cette céré¬ monie fut l’empressement de toutes les femmes pour avoir de l’eau de sa queue. » Devenue grande dame, Imirce n’oubliera pas les leçons du Maître de la cave. Qu’est-ce que la pudeur, se demandera-t-elle, sinon « une vertu qui oblige les femmes à rougir quand elles voient un homme nu. Une femme ne doit donc pas regarder les objets qui lui font plaisir?» P. R. IMMACULÉE CONCEPTION (!/) Recueil de textes poétiques, d'André Bre¬ ton 11896-1966) et Paul Eluard (1895- 1952). Publié en 1930. Cette série de textes, utilisant tour à tour l’écriture automatique, la défor¬ mation des proverbes telle que la prati¬ quait Éluard, la simulation de certains phénomènes psychiques, est, au total, une sorte d’épopée surréaliste où s’es¬ quisse tout ce que vit et peut vivre un homme, toujours menacé par la mort («Voici la grande place bègue. Les moutons arrivent à fond de train, sur des échasses»), mais pourvu aussi d’in¬ finies possibilités pour peu qu’il veuille suivre les routes ouvertes par les pro¬ verbes surréalistes : « Règle ta marche sur celle des orages», «Ne garde pas sur toi ce qui ne blesse pas le bon sens», et enfin : «Vends de quoi man¬ ger, achète de quoi mourir de faim.» Dans cette revue du possible de l’homme libéré, l’amour tient naturellement une place centrale : « La liberté furieuse s’empare des amants plus dévoués l’un à l’autre que l’espace à la poitrine de l’air. » L’amour dont il est ici question ne peut être que l’amour réciproque, précise le texte, celui qui résulte de cette attraction mutuelle, simultanée, foudroyante, à l’existence de quoi le surréalisme a cru de toutes ses forces. Par définition, il écarte de son champ de vision tous les refrains traditionnels sur l’amour malheureux, sur la diffi¬ culté de se faire aimer, etc., pour ne contempler, exalter et donner à voir que l’amour réciproque et réel, c’est-à- dire ici total, de tout l’être, corps et pensée fondus en un tout, car: «il implique le baiser, l’étreinte, le pro¬ blème et l’issue indéfiniment problé¬ matique du problème ». C’est cet amour réel, physique et total, que quelques pages évocatrices vont ici véritablement faire voir et, en même temps, magni¬ fier: «Lorsque la femme se tient sur ses mains et que l’homme debout la tient soulevée par les cuisses, celles-ci lui enserrant les flancs, c’est la bouée de sauvetage. » Ainsi défilent devant le lecteur les positions (ou problèmes) du «miroir brisé», du «minuit passé», de l’« oiseau-lyre », de l’« aurore boréale », etc. De toute façon, «l’amour multiplie les problèmes». Et les proverbes sur¬ réalistes qui, rassemblés sous la rubrique « le Jugement originel », servent de final à l’œuvre, offrent soudain une image nouvelle de la femme future : «jusqu’à nouvel ordre, jusqu’au nouvel ordre monastique, c’est-à-dire jusqu’à ce que
Immortelles (Les) / 231 les plus belles jeunes femmes adoptent le décolleté en croix : les deux branches horizontales découvrant les seins, le pied de la croix nue au bas du ventre, légèrement roussi ». Tout le mouvement surréaliste, faut- il encore le rappeler, a mis au centre de ses rêves et de ses exigences une cer¬ taine image de la femme (on se rappelle la page de la Révolution surréaliste où les photos d’identité des membres du groupe, les yeux clos, encadrent une photographie de femme nue), en tant qu’être bouleversant, puissance de libé¬ ration poétique et d’accomplissement humain. Reprise dans L \Amour fou de Breton en 1937, comme dans tant de poèmes d’Éluard (*Corps mémorable, notamment), cette image, dans laquelle s’abolit toute différence, toute contra¬ diction entre sentiment et sexualité, trouve, dans L 'Immaculée Conception, sa représentation la plus directe. Y. B. IMMORTELLE (L') Ciné-roman d'Alain Robbe-Grillet (né en 1922). Publié en 1963. Ciné-roman ; cette complicité du film et du livre marque, dans la représenta¬ tion de l’érotisme, la première tentative visant à la perfection : le regard, dis¬ tance propre à ce monde du désir indé¬ finiment différé, cesse d’être lui-même reporté, distant, situé dans l’écart du livre à son lecteur, pour devenir, par le truchement de l’objectif, l’un des per¬ sonnages principaux du drame — la plupart des plans sont coupés lorsque l’œil du protagoniste filmé se trouve face à celui de la caméra —, la super¬ position des plans de la caméra, du narrateur et du spectateur, qui ne se confondent pas, conservant à l’image cette dimension de profondeur et d’ir¬ réalité qui fait de la lecture, plus que du film, la vie de l’imaginaire. Érotisme, en effet: décalage, vertige, duplicité. Les scènes proprement érotiques sont rares pourtant dans ce récit exemplaire : une caresse du visage qui se prolonge en l’ouverture d’un chemisier, le spec¬ tacle d’une danse sensuelle dans un cabaret d’Istambul, lui-même doublé par la représentation qu’en donne, en privé et devant son ami, la jeune femme qui y a assisté avec lui, une fuite amou¬ reuse qui, commencée sous la menace, s’achève par un abandon, répétée à son tour en de courtes scènes de refus immobile et tendu, c’est à peu près tout. Érotisme donc spectaculaire et banal, qui lui-même se donne pour illusoire, trompeur, factice, comme les mosquées pour touristes, les harems désaffectés, les vains cimetières. Mais, derrière cette façade pour cartes pos¬ tales, L et N jouent leur impossible union, dans un ballet secret et poignant où le clinquant des scènes représentées n’est que prétexte : ce qui importe, c’est la façon dont se fait la caresse — à distance ; ce qui compte, c’est la tension de N ne perdant aucun des mouvements de la danseuse — tension s’exprimant dans la torsion que sa main imprime au cou de son amie ; ce qui est donné à voir n’est pas tant L en « oda¬ lisque de voluptés» que l’attitude de son compagnon silencieux et grave devant le don qu’elle lui fait de son corps. Les compositions en abyme, les miroirs voilés du souvenir, les soumissions affolées et brutales dans l’absence de toute expression, autant de signes avant- coureurs: c’est l’histoire tout entière qui baigne dans un climat de sensua¬ lité retenue, dans l’ambiance constante d’un érotisme latent, dans l’atmosphère étouffante et stérile d’une fausse Tur¬ quie de rêves, paradis pour touristes, éden et prison. Ciné-roman : vision, mais aussi lec¬ ture, ponctuation, recherche infinie et patiente, à travers le labyrinthe de la mémoire, d’une jeune femme enchan¬ teresse, fuyante, — perdue, «mais toujours à voix blanche immortelle». (Citations de Jude Stéfan, in Cyprès, 1967.) J. L IMMORTELLES (Les) Roman de Pierre Bourgeade (né en 1927). Publié en 1966.
232 / Impossible (L') C’est une étrange série de portraits féminins : les prostituées qui deviennent des ombres sous la main de l’homme et chez qui «la chose qui pense» ne devrait pas être située dans le cerveau, mais «un peu plus bas, au contact renouvelé de l’être»; la condamnée à mort, qui meurt et ne meurt pas; la bouchère chevaline, la «poule à King Jo » ; la fidèle, dévorée par les fourmis sur la tombe de celui qu’elle aime ; la magistrate, qui, fixant l’homme qu’elle a condamné pour exhibitionnisme, voit «s’élever, au fond de ces cavités sombres, d’étranges serpents provoca¬ teurs»; Béatrice, la dévote, dont les jambes poussent au crime ; la mystique, qui, avec son «requin entre les jambes», fait «des ravages dans l’abîme» : «elle tend ses lèvres divines et soudain le Christ, avec un cri rauque, arrachant ses mains aux clous du gibet, referme furieusement les bras sur elle — Dieu est amour». Louise, «l’exquise dévas¬ tée» par un succube hors-la-loi; la « serpente » accouplée à un boa. Écrit avec humour, force et poésie, ce livre impose une vision renouvelée et intelligente du mystère de la femme, «Muse trifourchue, triplement ouverte sur rien » et du dialogue, ironique et tra¬ gique, de la mort et de l’amour. X. G. IMPOSSIBLE (L'| Œuvre de Georges Bataille (1897- 1962). Publiée en 1962, mais en réa¬ lité simple réédition, augmentée d'une brève préface et remaniée dans l'ordre de ses parties, de La Haine de la poé¬ sie, parue en 1947. Sur les trois par¬ ties : «Histoire de rats», «Dianus» et «l'Orestie», la première et la dernière avaient paru en plaquettes à tirage limité, respectivement en 1947 et en 1945. En apparence, l’ensemble est assez disparate : notes, journal intime, poèmes, mais cette discontinuité, qui dénonce l’habituel discours romanesque (et plus généralement littéraire), est une manière d’atteindre, à travers le renvoi à son non-sens de toute « histoire », cet « ins¬ tant où le rideau se lève » — instant qui nous manque dès qu’il est atteint et n’en finit pas de nous manquer, nous suppliciant comme la lecture est sup¬ pliciée par ces vides qui perpétuelle¬ ment l’interrompent, l’obligeant à une sorte de « saut suspendu », où le plaisir de lire s’abîme, alors que la question reste à vif. Rarement mieux qu’en ce récit, où les genres littéraires se confon ¬ dent et par ailleurs se dérobent à eux- mêmes en brisant net dès qu’ils touchent à l’un de ces beaux passages dont se satisfait d’ordinaire (se justifie) la lit¬ térature, rarement Bataille parvint à une aussi parfaite adéquation entre cet « impossible », qui est le mot clef de sa recherche, et son expression-inexpri¬ mée — car l’impossible est inexpri¬ mable, sinon par ces trous qui renvoient le dit au non-dit. («La liberté n’est rien, dit Bataille, si elle n’est celle de vivre au bord de limites où toute compréhension se décompose. ») Il faut ainsi doubler les mots de leur propre décomposition (négation) pour appro¬ cher de ce qui est en jeu dans ce livre (dans tous les livres de Bataille) à tra¬ vers un mélange de panique, d’attente, d’audace, d’angoisse, d’obscénité, de déchirement, «d’irritante volupté»: états caractéristiques d’une ardeur «mauvaise» dont Bataille opère la transmutation puisqu’il en fait le feu de la connaissance. Mais vouloir rendre compte de ce feu, c’est courir après la satisfaction d’un «savoir saisi», alors que pareil feu interdit justement toute satisfaction. Il ne reste plus qu’à déses¬ pérer de l’expression, à désespérer même de l’évocation, et vient alors le ver¬ tige, qui est l’inscription du livre dans son propre corps, comme si la lecture, après vous avoir dénudé, vous précipi¬ tait, non pas vers le plaisir, mais vers cette extrême défaillance, où l’on se connaît risible et mortel et agonisant et cependant extasié. Un livre qui a le pouvoir de vous faire éprouver dans «l’haleine de la
Infortunes de la vertu (Les) / 233 mort» aussi bien votre absolue obscé¬ nité que votre « bleu du ciel », est plus qu’un livre : il est l’érotisme même, c’est-à-dire la réalisation de la capacité que nous avons d’opérer le croisement de notre sexe et de notre imagination pour accoucher de cet étrange hybride : le sacré. B. N. IMPRUDENCE Conte de Guy de Maupassant (1850 1893), daté 15 septembre 1885. Paul et Henriette se sont aimés, se sont mariés, se sont aimés. La lassi¬ tude est venue. Henriette propose à son mari de l’emmener en cabaret particu¬ lier, Là: «Qu’est-ce qui t’amusait? Est-ce qu’elles ne se ressemblent pas? — Mais non. — Ah ! les femmes ne se ressemblent pas... — Pas du tout. — En rien? — En rien. — Que c’est drôle ! Qu’est-ce qu’elles ont de diffé¬ rent? — Mais, tout. — Le corps? — Mais oui, le corps. — Le corps tout entier? — Le corps tout entier. — Et quoi encore? — Mais la manière de... d’embrasser, de parler, de dire les moindres choses. — Ah ! Et c’est très amusant de changer? — Mais oui. — Et les hommes aussi sont différents? — Ça, je ne sais pas. — Tu ne sais pas? — Non. — Ils doivent être dif¬ férents. — Oui... sans doute...» Le service fut interrompu pendant, dit Mau¬ passant, cinq minutes environ. Quand reparut le maître d’hôtel, Henriette dit : « Oh ! oui ! ce doit être amusant tout de même ! » M. B. INFORTUNE DES FILLES DE JOIE Pamphlet attribué à Adrien de Montluc, prince de Chabannais, comte de Cra- mail (1571 7-1646). Publié en 1645. L’intérêt de cet opuscule est qu’il nous peint en quelques traits saisis¬ sants la condition des filles de joie au xvne siècle. Il se double d’une réflexion très fine sur l’hypocrisie des princes, et d’un extraordinaire portrait de «la Maigre». En chassant les filles de joie, écrit Cramail, «on se trompe car les peines échauffent les vices au lieu de les refroidir. Elles n’engendrent point le désir de bien faire, mais seulement une crainte servile d’être surpris en mal faisant.» Réflexion de vrai moraliste, et digne de Montaigne. L’enquête elle- même nous est restituée dans une langue très savoureuse. Les chambres des prê¬ tresses sont «obscurcies par la fumée de bois vert et de la paille qu’on y brûle». La porte en est si basse que « les nains courent fortune de se heur¬ ter la tête», et le lit «branle sans qu’on le touche». Quant aux prêtresses elles-mêmes, elles sont hallucinaptes. D’abord, une vieille édentée: «Deux vessies en forme de tétins lui pendaient jusqu’au nombril et par leur voisinage échauffaient son estomac.» Puis cette jeune donzelle qui «poussait des ha¬ leines qui semblaient avoir pris à partie l’eau d’ange et l’ambre gris». Je crai¬ gnais, commente Cramail, «de perdre l’âme par le nez, ou d’être contraint de perdre le nez pour sauver l’âme». L’opuscule se termine par la descrip¬ tion de l’attaque des taudis et de la cocasse résistance des filles transfor¬ mées en harpies. Enfin, en guise de postface, ce sont ces curieuses réflexions sur «la Maigre». La femme maigre inspire, en même temps qu’un insur¬ montable dégoût, un attrait presque fati¬ dique. On ne reconnaît plus sur son corps les attributs de la féminité et pour¬ tant elle semble l’incarnation même de la femme. Comme si cette douceur ronde de la chair et des formes n’était qu’une illusion, une parodie, un tour de la Dame à la Faulx. « S’accoupler à un squelette», tel est le grand rêve, qui effraie et fascine. P. R. INFORTUNES DE LA VERTU (Us) Roman de Donatien Alphonse François de Sade (17401814). Des trois Justine, les Infortunes de la vertu constituent la première. Alors que la version de 1791, * Justine ou les Malheurs de la vertu, publiée du vivant de Sade, reste avec la *Nouvelle Jus-
234 / Ingénue Saxancour fine, l’œuvre à laquelle le marquis doit à la fois l’enfer de sa célébrité et la pri¬ son où il passera les dernières années de sa vie, les Infortunes de la vertu demeurent jusqu’en 1909 inconnues. C’est Guillaume Apollinaire qui décrit la première fois le manuscrit figu¬ rant dans une acquisition récente de la Bibliothèque nationale. Mais il faut attendre 1930 pour que Maurice Heine donne une édition critique de l’ouvrage. Lorsque Sade rédige, entre le 23 juin et le 8 juillet 1787, à la Bastille, son conte philosophique, il ne le distingue peut-être pas des autres contes écrits à la même époque, dans un mouvement de grande création romanesque, et des¬ tinés à former le recueil des * Crimes de Vamour. Bientôt il y apporte de nom¬ breuses modifications et décide de le considérer comme un roman. Finale¬ ment, les Infortunes de la vertu servi¬ ront, comme l’écrit Maurice Heine, de «brouillon» pour les Malheurs de la vertu. D’où les difficultés d’établir une édition critique qui restituerait la pre¬ mière, et, surtout, le mérite de Maurice Heine, qui est parvenu à dégager dans le conte le mouvement initial d’une tra¬ jectoire où le marquis de Sade substitue «l’homme intégral à l’amant conven¬ tionnel». Toutefois, une interprétation plus cohérente des corrections du ma¬ nuscrit a permis à Béatrice Didier de mieux discerner celles qui paraissent appartenir à la révision de la première version et celles qui paraissent se rap¬ porter à l’élaboration de la seconde. Son édition des Infortunes de la vertu (1970) précédée du texte de Jean Paul- han sur «la Douteuse Justine ou les Revanches de la pudeur» (1945), peut donc être considérée comme le texte définitif de la première Justine. Si l’esquisse de la couleur «noire» dans les Infortunes de la vertu admet souvent le blanc et la gaze, deux ans après les *Cent Vingt Journées de Sodome, c’est que la première Justine correspond chez Sade à une stratégie définie, et non, comme on l’a insinué, à une version édulcorée et commerciale des thèses du marquis. Sade renonce à donner d’emblée l’histoire brutale de l’humanité qu’il a eu loisir de méditer : ses précautions verbales peuvent être considérées comme une initiation à un univers dont il se réserve plus tard d’épe¬ ler les termes dans toute leur cruauté. S’il renonce à la publication, si, plus tard, il récrit les Infortunes de la vertu, c’est qu’il voit dans la Révolution fran¬ çaise la possibilité d’une signification plus violente. De même, VHistoire de Juliette — v. la Nouvelle Justine —, écrite pendant le Directoire, correspon¬ dra pour Sade aux licences qu’il croit souhaitables à l’époque. Dès lors, on ne s’étonnera pas que la progression, des Infortunes de la vertu à la Nouvelle Justine, soit celle d’une histoire de l’écriture du marquis confrontée à la société pour laquelle il écrit. Que l’ordre du détail, dans la description de plus en plus violente des aventures qui concer¬ nent Justine et sa sœur Juliette, soit éla¬ boré sur un même canevas. Tout au plus on assistera à l’éclatement de la fiction dans le sophisme qui consiste à en* respecter la lettre : la prude Justine, victime de tous les vices, possède un double dans la libertine Juliette, vic¬ time de toutes les fortunes, si bien que l’une et l’autre, dans le triple récit qui occupera Sade pendant plus de dix années de sa vie, sont les mêmes, de la première version à la dernière. Seule la rhétorique employée se déplacera. Quant aux mérites propres à la nouvelle pri¬ mitive, «le moins qu’on puisse en dire », écrit Maurice Heine, est qu’elle « introduisit dans la littérature l’homme intégral à la place de l’amant conven¬ tionnel». C. F. INGÉNUE SAXANCOUR TV ou la Femme séparée. « Histoire propre à démontrer combien il est dangereux pour les filles de se marier par entête¬ ment et avec précipitation, malgré leurs Gravure de Binet pour un ouvrage de Res- tif de la Bretonne ►
Ingénue Saxancour / 235
236 / Interdit de séjour parents. » Roman de Nicolas Edme Res- tif de La Bretonne (1734-1806]. Publié en 1789. Ingénue sort à peine d’une enfance malheureuse, déchirée entre une marâtre et un père tendre mais faible. Elle se laisse naïvement entraîner dans les intrigues de femmes malhonnêtes, qui la poussent à accepter un mariage que son père réprouve. Dès le jour du mariage, la vraie nature de son mari transparaît : « Moresquin le fourbe, le brutal, le fou, le vil, le lâche. » Ingénue, pure et ignorante, passe la nuit de ses noces à résister au forcené. La vie conju¬ gale est un enfer, une longue série d’humiliations et de brutalités: «Ma résistance m’attirait toujours des bruta¬ lités qui n’étaient pas proprement des coups ; mais il me renversait, me conte¬ nait, me découvrait et m’exposait dans cette situation... et ce qui est horrible, pendant que ses amis arrivaient chez lui, à son invitation... il voulut jouir devant eux de ses droits de mari.» A l’humiliation physique succède la dégra¬ dation morale. Moresquin oblige Ingé¬ nue à se soumettre aux caprices de personnages puissants dans l’espoir d’en tirer quelque avantage; il la traîne ensuite auprès d’une maquerelle pour la prostituer, et finit par la vendre à trois hommes au cours de la même nuit. Les scènes d’humiliations où alter¬ nent insultes, obscénités, coups de toutes sortes, se succèdent à un rythme éton¬ nant et se terminent toutes de la même façon : « Il me saisit de la manière la plus obscène, me renversa si brutale¬ ment que je crus avoir les reins brisés et voulut s’assouvir. Je résistai. Il tira une épingle de mes cheveux et me l’en¬ fonça dans les bras.» C’est avec plus de complaisance qu’il n’ose l’avouer, que Restif se laisse aller à cette descrip¬ tion minutieuse de l’humiliation d’une femme, autant qu’à celle des brutalités qu’on lui inflige. Ici point de vertu agressée, bien qu’ingénue se refuse à toutes marques de plaisir, mais plutôt le vertige du pouvoir. La femme, par le mariage, devient une esclave sur qui l’on peut assouvir les désirs les plus fous. • D. C. INTERDIT DE SÉJOUR Roman de Tony Duvert (né en 1945). Publié en 1969. «J’avais les yeux fermés toi dressé statue colonne j’empêchais ton corps de fuir, de s’effacer, de finir.» Texte où le souvenir et l’imaginaire servent à apaiser la douleur de la déchirure, l’ab¬ sence, l’éloignement d’un corps et l’in¬ supportable découverte de l’autre. À jamais séparé, en détresse, le narrateur tente un retour sur ses propres traces en un parcours qui se situe au ras des corps, des objets, et recrée les mouve¬ ments, les lieux, les imbrications de corps d’hommes, pour retrouver peut- être une sorte d’identité : «N. se retour¬ nait enfin, me sachant abattu, je le suçais longtemps, je n’étais pas très douée côté bas-ventre, je me sentais ridicule, et pourtant il aurait voulu que je l’en¬ file, comment aurais-je osé, couchée sur lui, essayant de faire l’homme sur cetTiomme qui restait homme de toute façon.» Prostitué à la recherche d’un client, travesti, amoureuse, toujours en quête du plus grand mal possible, tou¬ jours à la limite de l’insoutenable, le narrateur recherche « les vertus érotiques du mépris» par une sorte d’éclairage à blanc de chaque geste, de la masturba¬ tion solitaire à toutes les caresses, toutes les pénétrations. Des amours grisâtres, des attouchements dérobés à l’ombre, à la nuit, de cette sorte de nausée de la laideur, du désespoir, s’échappent par¬ fois, en se transfigurant, des désirs magiques de fêtes. D. C. INTIMITÉ Une des cinq nouvelles de Jean-Paul Sartre (1905-1980), parues sous le titre de l'une d'elles, le Mur en 1939. Ce qui se passe dans l’intimité d’un couple, la littérature le passe souvent sous silence ou y fait des allusions
Jacques le fataliste et son maître / 237 métaphoriques et flatteuses. Sartre a voulu le décrire d’une façon très réa¬ liste, dans la tristesse du quotidien : les draps un peu sales, les gargouillis dans le ventre, les règles. Il a choisi le cas — extrême — du mari impuissant et de la femme frigide. L’intrigue est simple : la femme décide de quitter son « ours » de mari pour partir avec un amant séduisant et viril. Au dernier moment, elle renonce au départ et rejoint son mari. Au-delà de ce drame psycholo¬ gique, il y a toute la philosophie de l’absurde, du regard qui réifie et un puissant dégoût pour la chair, fade et molle, en laquelle la conscience du sujet s’enlise. II y a surtout le sentiment d’une horrible et irrémédiable séparation entre les deux sexes que l’acte amoureux rend encore plus solitaires. L’homme se sent «léger comme une vache qu’on vient de traire», la femme pleure, et l’amour «finalement, voilà ce que c’est, on s’en va dans une chambre avec un type qui vous étouffe à moitié et qui vous mouille le ventre pour finir». Peut-être au-delà — ou mieux, en deçà — de cette philosophie, peut-on aussi sentir cette vérité — repérable psychanalyti¬ quement — que plus grand est le dégoût horrifié pour « les cochonneries », plus grand en est le désir. Mais il n’est pas sûr que l’auteur la dise volontairement et intentionnellement. X. G. JACQUES LE FATALISTE ET SON MAÎTRE Roman de Denis Diderot (1713-1784), écrit en 1771 et 1778, revu de 1780 à 1784, publié pour la première fois en 1796. Voyageant de compagnie, Jacques et son maître entament au début du livre une conversation qui a pour sujet le récit des amours de Jacques. Mais le roman est sans cesse interrompu, soit par les aventures survenues aux deux voyageurs, soit par des récits annexes faits par eux-mêmes ou par une tierce personne, comme le conte de Mme de la Pommeraye raconté par une auber¬ giste (et qui sera la source de la pièce de Schiller : Intrigue et amour, et du film de Cocteau et Bresson : Les Dames du Bois de Boulogne), soit par des interventions de l’auteur lui-même. Gravure anonyme du XVIIIe siècle Des scènes qui se succèdent ainsi, plusieurs sont des histoires d’amours de toutes sortes : comment le marquis des Arcis épousa, par suite d’une ven¬ geance de Mme de la Pommeraye aban¬ donnée par lui, une ancienne prostituée, la d’Aisnon, et s’en trouva bien, com¬ ment l’abbé Hudson réussit à conti¬ nuer une vie de débauche sans donner prise à ses ennemis, comment le maître de Jacques, au contraire, tomba dans un piège en voulant coucher avec Mlle Agathe, et fut obligé de payer l’entretien d’un enfant qui n’était pas de lui, etc. Mais, de cette suite de contes, se distinguent par leur souci de précision la brève fable de la Gaine et du Coutelet, dont la morale dit qu’il est contraire à la nature de s’en tenir à une seule partenaire, et surtout l’histoire villageoise de la perte du pucelage de Jacques. Opération qui s’accomplit en trois épisodes : celui où Jacques doit aider son ami Bigre, dont la maîtresse Justine se trouve enfermée dans une soupente; elle ne peut en descendre sans passer devant le père, qui s’op¬ pose à ces amours. Jacques demande au père Bigre, son parrain, à se reposer et va dans la soupente, où Justine est cachée sous le lit. Il la sort et l’oblige à coucher avec lui par trois fois. Par la
238 / Jardin des supplices (Le) suite, Jacques se fait passer pour niais lors d’un banquet de mariage et, du coup, deux femmes du village décident de le déniaiser : Suzanne d’abord, épi¬ sode assez bref, puis Marguerite avec qui une assez longue conversation, en guise de prologue, a lieu. Après s’être aperçue qu’elle n’est pas la première, Marguerite continue à faire l’amour dans des positions différentes : «Le fait est que, tout en se moquant d’elle-même, de Suzon, des deux maris, et qu’en me disant de petites injures, je me trouvai sur elle, et par conséquent elle sous moi, et qu’en m’avouant que cela lui avait fait bien du plaisir, mais pas autant que de l’autre manière, elle se retrouve sur moi, et par conséquent moi sous elle. Le fait est qu’après quelque temps de repos et de silence, je me trouvai ni elle dessous, ni moi des¬ sus, ni elle dessus, ni moi dessous ; car nous étions l’un et l’autre sur le côté, qu’elle avait la tête penchée en devant et les deux fesses collées contre mes deux cuisses. » Ces épisodes donnent à Diderot, qui intervient un peu après, l’occasion de proclamer, sous couvert d’une para¬ phrase de Montaigne, le droit de dire toute la réalité : « Foutez comme des ânes débâtés ; mais permettez-moi que je dise foutre ; je vous passe l’action, passez-moi le mot.» Y. B. JARDIN DES SUPPLICES (Le) Roman d'Octave Mirbeau (1848-1917], Publié en 1899. Comme la dédicace et la partie inti¬ tulée «Frontispice» l’indiquent assez clairement, c’est en fait une tentative de pamphlet éthique et politique contre le goût du meurtre répandu dans l’es¬ pèce humaine et, en particulier, ses manifestations racistes et colonialistes. Mais le romancier a voulu illustrer ses idées par une sorte d’histoire où le nar¬ rateur, envoyé en mission à Ceylan pour redorer son blason, sombre dans les bras d’une riche Anglaise pervertie, que nous connaîtrons seulement sous le nom de Clara. Elle l’entraîne en Chine, il tente de la fuir, puis revient, et elle l’oblige à venir avec elle au jardin des supplices, bagne ouvert au public tous les huit jours, et où se déploie le raffi¬ nement des fameux supplices chinois. «Le Jardin des Supplices». Dessin de Rodin. Paris 1902. © Musée Rodin. Mirbeau cédant ainsi aux préjugés répandus en son temps. Le jardin, où se mêlent fleurs et arbustes rares, allées, bassins et instruments de supplice, est décrit minutieusement. Clara y entraîne son amant pour essayer de lui faire par¬ tager l’état de transe sexuelle où la plonge la vue du sang et de la souf¬
Jargon ou jobelin de maistre François Villon (Le) / 239 france. Dans le jardin où les fleurs elles- mêmes sont choisies pour exciter à la volupté et à la souffrance, Clara « huma l’air autour d’elle. Un frémissement que je connaissais pour être l’avant-coureur du spasme, parcourut tout son corps... » Constamment, Clara frémit et s’exalte devant les supplices, celui de la cloche surtout, puis va passer la nuit dans une maison close, où elle a une crise, puis retombe, calmée. Malheureusement, le style, empreint de clinquant esthète, le caractère transparent des symboles empêchent Clara de prendre vraiment corps devant nous, et l’érotisme est souvent frôlé, jamais atteint. Y. B. JARGON OU JOBELIN DE MAISTRE FRAN¬ ÇOIS VILLON (Le) Six ballades écrites dans un langage secret par François Villon (1431-mort après 1463) et publiées, à la suite des «Testaments», dans la première édition de ses oeuvres, par Levet, en 1489. Bien que les archives du procès des Coquillards tenu à Dijon en 1455 aient permis d’identifier ce langage comme le jargon de la Coquille (bande de malfaiteurs à laquelle Villon a peut- être appartenu), plusieurs générations de chercheurs (dont Louis Thuasne, le plus remarquable) ont tenté de traduire l’argot des six ballades sans aboutir à un résultat totalement satisfaisant. Pierre Guiraud, dans une thèse récente (Le Jargon de Villon ou le Gai Savoir de la Coquille, 1968) affirme au contraire «qu’il s’agit d’un texte très clair — quand on en a la clé». Selon lui, l’au¬ teur des ballades superpose en un contrepoint rigoureux trois thèmes rela¬ tifs à la vie des mauvais garçons de l’époque : le thème de la répression (poursuites, prison, gibet), le thème du jeu de cartes et de la tricherie, enfin le thème érotique — autrement dit la mort (A), le hasard (B) et l’amour (C). Amour, ici, pédérastique : « L’amour est un service que se doivent récipro¬ quement les compagnons de la bande et que les tricheurs cherchent à éluder tout en en profitant. La déception la plus courante consiste à provoquer l’éjaculation du partenaire pour le lais¬ ser “nettoyé” et désarmé au moment du coït anal. Ce résultat est obtenu au cours d’une fellation préliminaire, mais que le “malin” poursuit jusqu’à son terme. Mais il ne faut pas tomber de Charybde en Scylla et le fellateur s’ar¬ range pour terminer l’opération par un trayail sur le côté et à la base du pénis. À malin malin et demi toutefois car, retenu de force par son partenaire, le dupeur peut être dupé. » Un code très complexe permet de déchiffrer ces textes à triple entente. Au sens A correspond l’usage du jargon des Coquillards, lequel procède par dérivation morphologique et sémantique, à partir de la langue commune. Ce premier niveau est relié aux deux autres par un système d’équi¬ valences reposant sur la notion de dupe¬ rie, de possession. Ainsi un mot comme séchage désigne-t-il en A le gibet où sèche le pendu, en B la « mise à sec » du joueur malheureux, en C «l’assè¬ chement» de l’amoureux qui se trouve, selon l’expression moderne, «épongé». Il arrive aussi qu’en C une forme récu¬ père le sens qu’elle possède en A et B, admettant alors plusieurs interprétations au même niveau C. Par exemple, dans le refrain de la ballade VI : « Eschec qu’accolez ne soies/Par la poe du marieux », poe signifie en A : la « patte » du bourreau ; en B : la coupe du tri¬ cheur; en C: éjaculation (par couper — éjaculer, sens B en code C) et aussi puanteur (poe étant alors le déverbal jargonnesque de puer). Mais le sens n’est pas épuisé car, sens A en code C, poer = masturbation, etc. D’où la tra¬ duction finale de ces deux vers pro¬ posée par Guiraud : « Évitez le coït et actif et passif afin de ne pas être englué devant et derrière/Par l’éjaculation pour¬ rie du laboureur et masturbez-vous ainsi que votre partenaire. » Cet enchevêtre¬ ment sémantique se complique encore et accessoirement de jeux de mots, anti¬ phrases, calembours, messages chiffrés
240 / Jean-Paul (ainsi, « saupicquez » = lisez en sautant un mot sur deux). Convient-il d’admirer ici, comme on nous y invite, l’art éminemment sophis¬ tiqué de Villon, à considérer dès lors comme le plus grand rhétoriqueur de son temps, ou bien l’ingéniosité, voire l’imagination d’un exégète acharné à disséquer sa proie parce qu’il vise, à travers et au-delà des ballades en jar¬ gon, la poésie la plus prégnante et la plus indéchirable qui soit? (Voir, du même auteur, Le Testament de Villon : Villon en trois personnes — insuppor¬ table en une? — et l’économie qui en résulte.) Si fragiles que soient les conjec¬ tures d’ordre proprement linguistique (explication par recours aux dialectes picard, bourguignon et méridionaux, tour à tour et indifféremment), cette étude du Jargon a au moins un mérite : le système s’effondre sous la richesse des significations qu’il libère, l’éro¬ tique étant la plus proliférante. Mais c’est aussi chez Villon l’une des plus communes, des plus apparentes : elle devrait, comme telle, éveiller la mé¬ fiance de M. Guiraud, au moins dans ces vers célèbres du Testament : «Petits tetins, hanches charnues,/Ele¬ vées, propres, faitisses/A tenir amou¬ reuses lices ;/Ces larges reins, ce sadinet/ Assis sur grosses fermes cuisses/ Dedans son petit jardinet?» (l ni). Quant à l’homosexualité quasi institu¬ tionnelle des Coquillards, il n’est que juste de lui opposer, simplement, comme une couleur à une autre et sans tirer de ce rapprochement aucune conclusion : «Corps femenin, qui tant es tendre,/ Poly, souef, si précieux,/Te faudra il ces maux attendre ?/Oui, ou tout vif aller es deux. » (lxi). P. J. JEAN-PAUL Roman de Marcel Guersant (né en 1913], Publié en 1953. Jean-Paul, « pédéraste aussi essentiel que caché», spécialisé dans «le pelo¬ tage et le branlage des petits mâles», vingt et un ans, se raconte toute sa vie passée : l’éveil sexuel dans une vespa¬ sienne ; les amours de collège ; les désirs contrariés, si troublants («Le jour où je l’ai deviné sous sa braguette, il a fallu que je détourne mon regard. Des larmes de désir ont envahi mes yeux ») ; puis la vie libre et mouvementée, au hasard des rencontres, surtout avec de jeunes prostitués ; il se souvient des « bouffées de chaleur, coups de poignard dans le ventre, tremblements qui le saisissent à la vue d’un garçon attendrissant». Mal¬ gré le plaisir, il se sent coupable et décide de tenter de « corriger ce vice » avec une femme qui l’a embrassé de force. Le voici devant ce sexe inconnu, dégoûtant, effrayant. Il a beau s’atta¬ cher à cette femme, il est un piètre amant. Il se lance de plus belle vers les hommes jusqu’au jour où, tentant une avance dans une vespasienne, il en est sorti à grand renfort d’injures et de coups qui lui ouvrent le crâne. Com¬ mence alors une série de malheurs et d’humiliations : durement ramassé par la police et inculpé d’outrage à la pudeur, il est conduit à l’hôpital où il apprend qu’il a la syphilis. * Après un horrible séjour en prison, il est honteusement jugé : « Que faisiez- vous dans le chalet de nécessité?» Dans son désespoir et sa solitude, un jeune interne le soutient et tente de le convertir. C’est alors une longue recherche de Dieu, avec l’aide d’un père jésuite qui lui conseille de mettre des chapelets dans ses poches pour arrêter la tentation ! Mais un jour, dans le métro, «l’enfant du rêve» se serre contre lui: «branle-bas de combat», une délicieuse idylle s’ébauche. Une nuit, près de son jeune amant, le Christ lui apparaît. Bourrelé de remords, il court se réfugier dans les bras paternels du jésuite qui lui impose discipline et rééducation. Il mourra à vingt-trois ans, paralysé mais bienheureux et sauvé. Le personnage est attachant et on le suit volontiers dans ses vicissitudes. Mais la seconde partie, celle qui décrit lon¬ guement les luttes spirituelles et les
Je suis pucelle / 241 renoncements et qui montre «l’extrême sagesse de l’Église », pose un problème : le livre a-t-il été écrit pour distraire des religieux ou pour sauver du péché les libertins? Il semble que cette dernière éventualité soit la bonne si l’on songe à la morale sous-jacente à l’ensemble du livre. X. G. JE... ILS Ecrits autobiographiques d'Arthur Ada- mov (1908-1970). Publiés en 1969. C’est à son premier livre, L’Aveu, une suite de récits réunis et publiés en 1946, qu’ Arthur Adamov fait retour avec Je... Ils. En republiant L'Aveu, et en lui donnant une suite, Adamov a voulu d’abord s’expliquer sur ce qui a pu sembler, de sa part, un comporte¬ ment paradoxal. Comment comprendre qu’un livre qui dévoile ce qui se tient dans l’ombre et y est tenu depuis tou¬ jours, ait pu, à son tour, être repoussé dans les ténèbres par son auteur? Ce que reproche Adamov à L ’Aveu, ce n’est point son aveu, mais la manière dont celui-ci a été présenté : centré sur l’obsession et cerné par elle, oublieux de la vie quotidienne, sacrifiant la poé¬ sie aux effets de rhétorique et recher¬ chant au mal des justifications méta¬ physiques ou ésotériques. Ce mal, Adamov ne le qualifie plus d'exemplaire ; il ne lui reconnaît plus le pouvoir de lui révéler une vérité trans¬ cendante quelconque, ou de le doter d’une «lucidité suraiguë». Au «je» de L ’Aveu font maintenant suite les récits de Ils : « Je ne sais pas si les textes qui composent Ils sont des textes érotiques ou de pauvres simples images de déso¬ lation [...]. J’ai intitulé ces pages Ils : un masculin pluriel qui recouvre aussi bien le féminin. J'aurais pu aussi, oubliant Verlaine, les nommer Parallèlement. Toutes ces histoires sont la même, reprise à l’infini dans un jeu de miroirs, où la peur et la tristesse se regardent dans les yeux. Enfin, et contrairement à mon attitude de l’Aveu, j’ai nommé les choses par leur nom [...]. La braguette : quelle métaphore n’aurais-je pas cher¬ chée jadis pour parler d’un tel objet ! » L’Aveu se voulait la révélation par un malade remarquable et conscient, d’un cas de pathologie sexuelle extrême ; une forme de masochisme narcissique, exhibitionniste et fétichiste. À l’état de rêverie, en dehors de toute réalité vécue, le livre serait déjà à lui seul tout ceci, en manifestant aux yeux de tous ce qui n’était encore livré qu’à quelques-uns : la douleur originelle mystérieusement recherchée jusqu’à l’extase. Adamov ne connaît pas la tentation du péché ordinaire, la tentation du plaisir ; il est tenté au plus haut et au plus bas degré par le désir de la souffrance et de la honte. Nulle exaltation de l’érotisme, mais une malédiction, et le sentiment de ce qu’il y a de plus mauvais dans le mal. C’est la cruauté du sens génésique qu’il faut d’abord montrer. L’horreur ressentie pour la sexualité, pour ses aspects prétendument normaux et les autres, la fait apparaître comme un scandale et un mal général, « la névrose étant par nature grossissement et exa¬ gération d’une tare qui existe à l’état embryonnaire dans tout être humain... » Adamov pensait alors qu’avec la dispa¬ rition du sens du sacré, le mystère du sexe a été perdu et qu’ainsi tout a été dénaturé dans les ténèbres. Notre temps est ignominieux, c’est-à-dire innom¬ mable. «Aujourd’hui il ne reste plus à l’homme que cette tâche : arracher toutes les peaux mortes, se dépouiller jusqu’à se retrouver lui-même à l’heure de la grande nudité. » A. L. JE SUIS PUCELLE histoire véritable. Roman de l'abbé Henri- Joseph Du Laurens, pseudonyme de Henri- Joseph Laurents (1719-1797). Publié en 1767. « Si quelqu’un, écrit l’abbé Du Lau- rens dans sa préface, à l’inspection du titre, croyait lire un ouvrage licencieux, il se tromperait. On déride le front à la morale, on ne la défigure point. » Voilà une superbe déclaration, bien surpre
242 / Jeux du demi-jour (Les) nante dans la bouche du terrible abbé. En fait l’ouvrage se révélera conforme à la préface, parfaitement honnête et moral d’un bout à l’autre. Mais il est impossible de ne pas soupçonner qu’en racontant les infor¬ tunes de la vertueuse Esther Doverfield, l’abbé Du Laurens cherche à agacer le désir de son lecteur. Les charmes voi¬ lés de la pucelle, son honnêteté — « Je me réserve tout entière, dit-elle, pour un de ces illustres coupables s’il arrive que j’en aime un» —, sa pudeur sont des analogons privilégiés pour l’imagi¬ nation d’Eros. «Tout, de la part des hommes, l’alarmait. » Voilà une alarme de bien mauvais augure pour une défense de la vertu. Le roman est d’ailleurs émaillé, en filigrane, de ré¬ flexions comme celle-ci : « Je ne croyais malheureusement guère plus au puce¬ lage des filles, qu’aux esprits et aux revenants. » Ce qui fait le charme d’Es¬ ther, et la rend infiniment désirable, c’est qu’elle est vertueuse. Or voici une remarque qui montre bien que cet éloge n’est qu’un masque: «Qu’est-ce que la vertu? Qu’est-ce que le vice? À quels signes certains les reconnaît- on?» Souvenons-nous que Don Juan finit dévot. P. R. JEUX DU DEMI-JOUR (Les) Essai de Pierre Dumarchey, connu sous son pseudonyme de Pierre Mac Orlan (1882-1970], Publié en 1926. Ce traité de la prostitution, principa¬ lement consacré aux maisons closes, acquiert aujourd’hui la valeur d’un document daté. On exagérerait en disant qu’il y est moissonné des regrets. Conscience professionnelle : « Il était nécessaire à la morale du “milieu” que ses jeunes filles ne fussent point prises par les sens dans l’accomplissement de leur travail. Depuis quelques années, ce point d’honneur est allé en rejoindre d’autres. » Le voyeur : «Abandonné de tout le genre humain, il cliché des images... Il ne pourra plus regarder son corps nu dans une glace sans le compa¬ rer, par une perversité de l’esprit, à l’odeur tiède du poulet cuit. » La visi¬ teuse : «Tapi derrière un rideau, le client entend parfois le froufrou d’une jupe. C’est une femme qui vient du dehors. Un peu de mystère dans cette maison où tout est atrocement prévu. Le client cherche à estimer : “Est-ce une femme du monde ?” La patronne lui dira tou¬ jours oui. » Le nègre : «Il est mi-partie crainte, mi-partie agression. Le per¬ sonnel l’admire sans trop s’en rendre compte. Aussi, quand la sous-maîtresse entrebâille la porte pour commander : “on demande le nègre à la chambre jaune”, toutes les filles baissent la tête d’un air gêné.» Sodome : «Des mots, des mots, tout l’amour flamboie dans des mots. Et Madame le sait bien qui prononce ces mots à l’oreille un peu velue de Monsieur. » Les pédérastes : «Les plus belles roses anonymes des poètes grecs ornent la tunique des jeunes débauchés, gentils comme des femmes, mais avec une peau comme la chair de poule. Cependant les photographies prises par le service anthropologique leur prêtent fréquemment un visage de fôrçat. Un jour, également, ces jeunes hommes se marient, deviennent par¬ fois bon père, bon négociant et bon citoyen. » La prostitution résumée : «Tout est à vendre au détail dans un corps de fille. Une fille se dépèce comme un bœuf et ceux qui tiennent en main ce commerce de boucherie connaissent le prix des morceaux. » M B. JE VOUS APPRENDRAI L'AMOUR ~ > suivi de L'Erotologie mathématique et infinitésimale. Roman d'Isidore Isou (né en 1925). Publié en 1957. Jean, « spécialiste des gonzesses » et chef d’un «groupe de gigolos», a mis au point un système de «trucs» per¬ mettant de conquérir et de satisfaire toutes les femmes. Mais on lui prouve qu’il y a mieux : une femme qui aime tellement son amant qu’elle accepte de mourir pour lui. Il fait alors de Diane son esclave. Refusant de rester dans
l’imaginaire comme Sade ou les auteurs de « l’Enfer», il lui enfonce des épingles et des agrafes dans la peau, l’humilie et la «prend» le plus brutalement pos¬ sible. Diane est prête à mourir pour lui mais quand elle meurt réellement — de pneumonie — il sanglote, inconsolable de la perte de celle qu’au fond de lui- même il aimait éperdument. Si le récit peut séduire par la facilité de l’écriture et le réalisme des descriptions érotiques, il risque aussi de lasser par la fatuité du héros dont les belles théories de cynisme s’effondrent dans la sentimen¬ talité. Quant à L ’Ërotologie, qui se veut catalogue scientifique des perversions, une ligne suffira pour mettre en valeur la clarté de son style : « ZHnod = I (aod + bod + ... + iod) = (aod + bod + ... + iod) (Hmod - aod - bod - iod). ». Déjà, dans Isou ou la Mécanique des femmes, publié vers 1948-1950, l’au¬ teur se proposait de «purifier l’Amour de toutes les images métaphysiques, psychologiques, pathétiques et [de] le réduire à quelques équations écono¬ miques faute de temps à perdre». La méthode préconisée s’illustrait, en l’oc¬ currence, d’une monotone série de «leçons de choses» dont la pesante vulgarité n’amuse même pas. X. G. J'IRAI CRACHER SUR VOS TOMBES Roman de Boris Vian (1920-1959]. Publié sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, en 1946. Lee Anderson, «nègre blanc» dont le jeune frère a été assassiné pour avoir courtisé une blanche, décide de le ven¬ ger. Il quitte sa ville natale et s’installe, comme libraire, dans une paisible cité. Il possède, outre des cheveux blonds et des yeux bleus, une superbe anatomie qui jette le trouble et la pâmoison parmi les bobby-soxers du pays. Ces succès ne lui suffisent pas : sa vengeance a besoin de proies plus délicates. Au cours d’une partie sensiblement plus huppée que les précédentes, il rencontre deux sœurs, Jean (vingt ans) et Lou (quinze ans) Asquith, dont le papa tire sa for¬ y\ra\ cracher sur vos tombes / 243 tune de la canne à sucre, c’est-à-dire, heureuse coïncidence, de la sueur des noirs d’Haïti. Lee Anderson parvient à leur inspi¬ rer une double et violente passion. 11 couche avec la première, sans véri¬ tables difficultés, mais la seconde, évi¬ demment vierge, résiste davantage. Le jour où elle est prête à se rendre, la pre¬ mière partie du plan d’Anderson est achevée. Il lui reste le plus difficile : les emmener assez loin, dans un lieu soli¬ taire, et les exécuter méchamment, après leur avoir raconté toute son his¬ toire. C’est à peu près, d’ailleurs, ce qu’il parvient à faire; la police, aler¬ tée, le poursuit, le rattrape, l’abat. Son cadavre est pendu rituellement par les paysans du coin. Ainsi Lee Anderson a vengé son petit frère; la société s’est vengée de sa vengeance. L’activité sexuelle de Lee Anderson est décrite avec quelques détails, mais sans la complaisance à quoi nous ont habitués certains auteurs contempo¬ rains. En fait, si le livre, dès sa sor¬ tie, déchaîna les fureurs des moralistes (réunis sous la baguette vigoureuse de M. Daniel Parker, du Cartel d’action morale et sociale), c’est moins pour ses moments érotiques, peu discutables du reste, que pour la violence avec laquelle Boris Vian posait le problème noir aux États-Unis. La preuve en est facile à faire : sur les quatre romans de Vernon Sullivan, dont les audaces sexuelles sont tout à fait comparables, deux seule¬ ment ont été interdits : J’irai cracher sur vos tombes et *Les morts ont tous la même peau, qui développent des thèmes analogues. Par un juste retour des choses, c’est cette même violence qui, dans ce roman, peut encore nous intéresser aujourd’hui. Il manifeste, cependant, de réelles qua¬ lités d’écriture, et l’on y retrouve cer¬ taines des vertus de Boris Vian : si celui-ci rate son pastiche de James C’a in (qu’il annonce, ou peu s’en faut, dans la préface), c’est par excès d’intelligence et de tendresse. Heureux échec. I b
244 / Jouissance JOUISSANCE Roman du docteur A. S. Laaail, pseu¬ donyme anaarammatique d'Alphonse Gallois. Publié en 1903. Sous-titre : «débauche priapique». «De la chair encore... et toujours! De la chair douce et chaude et nue. » Les Sept Nuits de Fanny saluèrent ce livre comme «l’apothéose de la joie chamelle» et parlèrent de «l’immense succès qui l’accueillit à son apparition». Cité par Perceau dans sa Bibliographie du roman érotique au XIXe siècle. X. G. JOUJOU DES DEMOISELLES (Le) Recueil d'épigrammes attribuées à l'abbé Jouffreau de Lazarie (XVIIIe siècle]. Première édition publiée s. I. n. d. Deuxième édi¬ tion en 1752. À quoi rêvent les dévotes ? A quitter le chapelet pour le godemichet, à se camper à la renverse, toutes jupes retroussées, devant un bel abbé : mieux vaut jouir debout que languir à genoux. Les femmes sont d’ailleurs toujours prêtes au plaisir, il leur suffit de bâiller un peu de la cuisse ; indécises et volages, changeant d’avis comme de vits, elles voudraient, dans le même lit, mari par derrière et amant par devant, se piquant de réconcilier ainsi le cœur et l’esprit. J.-P. P. JOURNAL/de Stendhal Pseudonyme de Henri Beyle ( 1783- 1842). C. Stryienski en procura la pre¬ mière édition (incomplète] en 1888. La plus récente tient compte de tous les tra¬ vaux postérieurs (Bibliothèque de la Pléiade, 1955). Dans le journal qu’il tient régulière¬ ment de 1801 à 1815 et, avec moins d’assiduité, jusqu’en 1823, Beyle enre¬ gistra, entre autres «faits vrais» et maximes d’action, ce qu’il apprenait, au hasard des conversations, sur l’amour et les femmes. Ainsi le jeune officier de dragons note-t-il : « Je suis, ainsi que beaucoup d’autres, embarrassé lors¬ qu’il s’agit d’enfiler pour la première fois une femme honnête. Voici un moyen très simple. Lorsqu’elle est cou¬ chée, vous la baisotez, vous la bran¬ lez, etc.; elle commence à y prendre goût. Cependant, la coutume fait qu’elle se défend toujours. Il faut alors, sans qu’elle s’en aperçoive, lui mettre l’avant-bras gauche sur le cou, dessous le menton, de manière à l’étouffer; le premier mouvement est d’y porter la main. Pendant ce temps, il faut prendre le vit entre l’index de la main droite et le grand doigt, et le mettre dans la machine. Pour peu qu’on y mette de sang-froid, cela est immanquable. Il faut cacher le mouvement décisif de l’avant-bras gauche par des giries. C’est Percheron qui m’a donné ce moyen, et il y est expert.» (1er août 1801). De l’apprenti dramaturge, cette remarque : «Rouget me conte qu’il a enfilé une Mme de Saint-Souplet, qui, après la cérémonie, a dit en pleurant “Je suis donc comme toutes les femmes !” Cette excuse est profonde à ce qu’il me semble.» (17 mai 1804). Cependant il ne faut pas perdre de vue que les images libertines qu’il collectionne ont pour lui la valeur de « faits », sa préoccupation*majeure étant, alors comme toujours, la connaissance du cœur humain. Aussi les traits de ce genre foisonnent-ils dans la série de Caractères qu’il rédige, en 1805, d’après les renseignements fournis par son camarade Louis Crozet : « La première femme dont [Romain] ait été amou¬ reux, à ma connaissance, est une fille du Palais-Royal. Pendant qu’il était à l’École polytechnique, il allait tous les soirs, avec plusieurs Bretons, au bal du Plaisir. Pendant un an et demi, il n’eut de société que celle des filles. Ce fut à ce bal qu’il devint amoureux d’une d’elles, au point d’y rêver toute la nuit et de se lever avec des transports dans sa chambre. Un jour qu’il avait la fièvre et le délire, il la demandait à grands cris. Il échappa à Coïc de lui dire : “Laisse-là ta salope.” Romain se leva et voulait le tuer. Cependant il ne l’a jamais enfilée. Il valsait avec elle
Journal / 24b tous les soirs, lui payait des rafraîchis¬ sements, l’embrassait, mais ne l’enfilait point... Elle ne le branlait pas même. Voici comment Coïc et moi nous nous expliquions cela : il voulait pouvoir la respecter et tâcher de se la figurer digne de son amour. » Sous le rapport humain, le séjour que Stendhal fit à Marseille en 1805 et 1806, non pas en qualité d’épicier, comme on n’a cessé de le répéter, mais bien d’apprenti banquier, ce séjour, dis- je, dans un milieu point bégueule, lui permit de parfaire son éducation amou¬ reuse. D’où, cette moisson: «“Quand j’ai bien travaillé toute la journée, j’aime à être bien foutue le soir”, disait Mme Pipelet à M. Girard, son amant. Elle se mettait à quatre pattes pour faire cela, et disait souvent : “Fous-moi bien”... — Un autre jour, en allant dans le monde, il parvint à mettre le doigt à une autre femme ; elle déchar¬ gea tant, pour trancher le mot, que son habit fut mouillé jusqu’au coude ; il fut obligé de rentrer sa manchette toute polluée. — Cymbeline me disait ce matin, en parlant des tribades, qu’elles se font cela avec leurs doigts, qu’elles se baisent avec leurs langues, qu’elles se titillent avec la langue le bout des tétons, qu’enfin elles se frottent cela en se couchant l’une sur l’autre, celle de dessus passant la cuisse gauche, par exemple, sous la cuisse droite de celle de dessous.» (9 octobre 1805). Mar¬ seille lui apprit aussi à ne pas craindre d’oser auprès des femmes: «Je parlai un instant à Mme ..., mère de Pauline et de Félicité, en tâtant la fesse de Pau¬ line et les cuisses de Félicité; le bon aurait été d’avoir la cuisse contre celle de Colette, la troisième fille, comme je l’ai eue pendant le dîner.» (2 mars 1806). Désormais il ne fera pas de com¬ plexes en matière amoureuse : « On a bien raison de dire : Audaces fortuna juvat. Avec du respect, quels détours pour pincer les cuisses à Mlle d’Œhn- hausen ! Par ennui, je l’ai fait hier avec succès. J’ai même touché l’endroit où l’ébène doit commencer à ombrager les lis... » (4 juillet 1807). — «[J’]ai foutu la fille de l’hôte [du «Chasseur vert»| pour la première fois... C’est la pre¬ mière Allemande que j’aie vue totale¬ ment épuisée après avoir déchargé. Je l’ai enflammée par des caresses; elle avait beaucoup de craintes. » (6 juillet 1807). — «À propos de revers de la médaille, m’observer dans mes lettres. Jacqueminot concluait que j’avais eu Mme Genet. Un de ses amants lui disait qu’elle était charmante dans le plaisir et avait un si beau cul qu’il avait été mille fois tenté de l’enculer, qu’il avait essayé trois fois sans pouvoir entrer. Cette femme n’est cependant qu’une oie chez Mme Marie [Alexandrine Daru] ; apparemment que toute sa vie est réser¬ vée pour la volupté; elle en doit être meilleure... » (9 octobre 1810). — « La nouveauté est une grande source de plaisir; il faut s’y livrer. J’étais sûr de coucher le soir avec la jolie Angéline, auprès de laquelle je ne bande qu’avec effort et ne décharge qu’en songeant à une autre femme. [Pulchérie], au contraire, inférieure de toutes manières, me mettait dans un état superbe.» (10 août 1811). À condition toutefois que le cœur ne soit pas de la partie. Car, dans ce cas- là, notre héros perd tous ses moyens, et se transforme en céladon (v. *Souve¬ nirs d’égotisme). Toujours est-il qu’en ce qui le concerne personnellement, le « babilanisme » n’a été qu’un simple accident. Le témoignage d’une maî¬ tresse de l’écrivain quadragénaire, Clé¬ mentine Curial, est formel : sa virilité ne faisait pas de doute. Au contraire, rien de plus incertain que ses prétendus penchants à l’homosexualité. Ceux qui les lui prêtent s’appuient sur une page du Journal de 1814: «Je vois avec plaisir que je suis encore susceptible de passion. Je sors des Français où j’ai vu Le Barbier de Séville joué par Mlle Mars. J’étais à côté d'un jeune officier russe, aide de camp du general
246 / Journal de Jacques Waïssikoff (quelque chose comme cela). Son général est fils d’un fameux favori de Paul Ier. Cet aimable officier, si j’avais été femme, m’aurait inspiré la passion la plus violente, un amour à la Hermione. J’en sentais les mouvements naissants ; j’étais déjà timide. Je n’osais le regarder autant que je l’aurais désiré. Si j’avais été femme, je l’aurais suivi au bout du monde. Quelle différence d’un Français à mon officier ! Quel natu¬ rel, quelle tendresse chez ce dernier !... Si une femme m’avait fait une telle impression, j’aurais passé la nuit à chercher sa demeure. Hélas ! même la comtesse Simonetta ne m’a fait une telle impression que quelquefois. » (26 mai 1814). Qu’un célibataire endurci ait parfois des... distractions, il n’y a rien là qui puisse offusquer. Seulement, on a beau scruter de toutes parts, aucun autre témoignage ne vient confirmer le soupçon. Et, surtout, comment oublier que, à tout âge, l’écrivain a été sensible à / ’odor di femina ? Stendhal a donc apprécié les plaisirs de la chair. Il en a parlé, on vient de le voir, très simplement, sans mâcher les mots, sans se voiler la face. Il a même tenu, toute sa vie, une curieuse compta¬ bilité amoureuse du genre : moi, deux fois ; elle, cinq —, qui n’est pas sans intérêt pour le clinicien. Néanmoins cette liberté de pensée et d’expression n’est ni du dévergondage ni de l’exhibition¬ nisme. L’impératif auquel il a constam¬ ment obéi étant la sincérité vis-à-vis de soi — et c’est la plus difficile — il ne cache rien, curieux comme il est d’ob¬ server le mobile de chacun de ses actes. En veut-on un exemple entre autres? «J’ai guetté longtemps, avant de me coucher, la chambre d’une femme vis- à-vis de laquelle j’avais soupé et qui paraissait très ayable. Sa porte était entrouverte, et j’avais quelque espérance de surprendre une cuisse ou une gorge. Telle femme qui, tout entière dans mon lit, ne me ferait rien, me donne des sensations charmantes, vue en surprise. Elle est alors naturelle ; je ne suis pas occupé de mon rôle, et je suis tout à la sensation.» (2 septembre 1811). V. D. L. JOURNAL DE JACQUES Récit de Jean Legrand (né en 1897). Publié en 1946. Fait de réflexions sur l’Écriture, Nietzsche, les épicuriens et des des¬ criptions des conquêtes de Jacques, Don Juan et «antéchrist sensuel», ce journal se veut la « synthèse de l’amour et de l’érotisme». Lingerie fine, courses à bicyclette ou à cheval, valses et tan¬ gos qui mêlent les cuisses, tel est le décor où les femmes se laissent peu à peu séduire, après quelque résistance : ainsi Guita, Yolande, Genova qui aime Jacques et accepte difficilement les par¬ tages, Nanette qui, tantôt rieuse, tantôt boudeuse ou hésitante, l’adore et se donne à lui avec passion. « Ils déchaî¬ naient les lions, ils s’enivraient de chair. Ils laissaient sortir de leur gîte les ser¬ pents lents et enveloppants.» Mais si une femme se refuse à Jacques, il est pris du désir de vaincre et d’écraser cette «bêtise», fut-ce dans une porte çochère... Certains amis de Jacques se choquent de sa conduite; c’est qu’ils sont encore inhibés par la morale chré¬ tienne. En effet, « le corps de la femme est objet pour les sens de l’homme. C’est au moment où ces sens s’ani¬ ment, que s’anime cet objet qui devient alors l’être de l’amour. » X. G. JOURNAL D'UNE FEMME DE CHAMBRE (Le) Roman d'Octave Mirbeau (1848-1917). Publié en 1900. Claire, d’un style agréable, c’est une impitoyable et astucieuse critique de la bourgeoisie (« surprendre les maîtres dans leur saleté, dans leur bassesse »). Le point faible de l’armure d’hypocri¬ sie des bourgeois, c’est leur sexualité. La femme de chambre est bien placée pour la connaître, s’en amuser, sentir par là sa supériorité sur ses « maîtres » et les mépriser. Tantôt la femme, frigide, trouve l’appui du curé pour se refriser à son mari («deux fois par semaine,
Journal du voleur (Le) / 247 c’est trop, c’est de la débauche») et celui-ci, désemparé, tente de séduire la bonne qui joue de ce pitoyable désir comme le chat avec la souris, l’agui¬ chant puis s’écriant vertueusement : «Monsieur voudrait que je trompe Madame avec Monsieur. » Tantôt c’est Monsieur qui est peu «porté sur la chose» et Madame fait tâter ses seins tombants à la bonne. Plus étrange et misérable est le vieillard qui crispe ses doigts fiévreux sur les bottines de sa servante jusqu’à en mourir. Il y a aussi ceux qui la paient pour qu’elle entre dans le lit de leur fils; ou celui dont elle avale le crachat sanguinolent « avec une avidité meurtrière», qu’elle tue « pour lui avoir donné trop de caresses ». Mais sa propre sexualité, que Madame, « insolente comme une pintade et par¬ fumée comme un bidet », réprouve, qui s’en soucie? Elle se sent violemment attirée par le garde, à « la forte odeur de mâle », brutal et raciste, celui qui viole et tue les petites filles dans les bois. Elle le voit comme le diable mais sait qu’elle est de la même race que lui, dure et sensuelle. Elle finira par épou¬ ser «bourgeoisement» celui qu’elle «a dans la peau» et qui lui dit son désir d’une voix rauque: «J’ai les sangs tournés de vous. » X. G. JOURNAL DU VOLEUR (Le) Œuvre de Jean Genet (1910-1986). Publiée en 1949. Bien que le terme de journal lui convienne assez peu, ce texte contient de nombreux éléments autobiogra¬ phiques qui éclairent suffisamment 1’évolution de l’auteur (sauf que «les faits furent ce que je les dis, mais l’in¬ terprétation que j’en tire, c’est ce que je suis devenu»). Quoi qu’il en soit, au moment où il les évoque, ces événe¬ ments baignent déjà dans une aura légendaire, celle de sa jeunesse. Genet a un peu plus de vingt ans et vit, dans le Barrio Chino de Barcelone, de mendi¬ cité et de prostitution avec un clochard triste et affectueux, Salvador. Au milieu des tapettes et des voyous pouilleux, Stilitano le manchot apparaît qui porte fièrement les marques du crime et de la beauté; Genet d’emblée est amoureux de lui et n’hésite pas à quitter Salvador. Ce Stilitano est le premier d’une série de «durs» qui se ressembleront entre eux mais cette ren¬ contre est décisive pour Genet. D’abord à cause de la détermination érotique : devant cette virilité qui rayonne sur lui, Genet s’affirme pédéraste passif et en assume pleinement le sens. Il considère Stilitano tout entier comme un sexe dressé et cette identification découle d’éléments à la fois réels et mythiques : la main coupée renforce la verge du manchot, le crachat «lourd et blanc» que celui-ci fait aller sans arrêt d’une joue à l’autre évoque la puissance de son sperme, tout en fait concourt à l’omniprésence de l’émoi sexuel. C’est aussi après avoir connu Stilitano que Genet pour la première fois agit en voleur. Ce qu’il nommera «le couple étemel du criminel et de la sainte » (la sainte, bien sûr, c’est lui) et qui est un des piliers de son univers érotique vient de se former. Le couple quitte Barce¬ lone et descend vers le sud de l’Es¬ pagne, Genet voudrait atteindre Tanger qu’il place très haut dans l’imagerie de la trahison, mais Stilitano disparaît. Genet continue tout seul sa vie nomade, il quitte l’Espagne pour l’Europe cen¬ trale, vivant toujours de prostitution, de vols, de combines; il connaît ainsi les prisons et les poux de toute l’Europe et aussi des mâles lâches et cruels, c’est- à-dire beaux. C’est à la même époque, en traversant clandestinement une fron¬ tière, que Genet ressent comme un choc le mélange de crainte et de désir que suscite en lui l’image du monde, le caractère érotique de toute fixation ver¬ bale, la magie de ce premier vers qui lui vient aux lèvres : « Moissonneur des souffles coupés...» Dans cette Europe louche et pourrissante, régie par un système répressif au rituel pompeux, Genet comprend le sens profond de l.i
248 / Journal intime de Sally Mara transgression, son caractère éversif et libérateur. Jean-Paul Sartre a parfaite¬ ment montré dans Saint Genet, comé¬ dien et martyr les liens secrets qui peuvent exister entre le sentiment de culpabilité et la pédérastie passive. Au bout de son errance, Genet par¬ vient à Anvers où il retrouve son bel amant serbe, Stilitano. Un autre « mac » apparaît alors dont la figure va fasci¬ ner Genet : Armand, la brute inhu¬ maine dans toute sa rigueur, le parfait truand auprès de qui l’auteur apprendra que la lâcheté des « durs » est leur vertu suprême, car elle exprime, à leur insu, la profonde angoisse, le désespoir absolu de la solitude et de la liberté dans les¬ quelles ils sont enfermés. Avec Armand l’apprentissage de Genet est virtuelle¬ ment accompli, il fait maintenant tout seul ses premiers « coups » en détrous¬ sant des «pédés» dans les pissotières du port. C’est grâce à Armand que ce désir éperdu de l’impossible qu’est l’acte sexuel s’épanouit maintenant dans la beauté qui résulte d’une perception intimement libre du monde. U. E. T. JOURNAL INTIME DE SALLY MARA Roman de Raymond Queneau (1903- 1976). Publié sous le pseudonyme de Sally Mara, jeune fille irlandaise, en 1950. Le jour où son professeur de fran¬ çais, M. Presle, reprend le bateau pour la France, la jeune Sally Mara, dix-huit ans, décide de tenir un journal intime, et en français. Son papa est parti, dix ans auparavant, pour acheter des allu¬ mettes, sa maman bêtifie, son frère Joël s’enivre obstinément au ouisqui et à la Guinness, et sa sœur Mary étudie pour devenir demoiselle des Postes. Quant à Sally, elle prend des cours d’irlandais auprès du barde celte Padraic Baoghal, et des leçons de sexualité auprès d’un peu tout le monde, statues, bêtes et gens. Malgré les dons certains et l’inté¬ rêt assidu qu’elle manifeste pour cette dernière discipline, ses progrès sont lents et mesurés. Leur récit, dans une langue qui n’est pas celle de Sally (mais que Raymond Queneau, en revanche, manie assez bien), est naturellement la source de pages tout à fait savoureuses. Comme celui d’*0w est toujours trop bon avec les femmes, l’érotisme de Journal intime est moins réel que paro¬ dique. On y trouve un assez grand nombre d’allusions à la littérature sa¬ dique et même (parodie des parodies) pseudo-sadique : c’est le cas, notam¬ ment, de plusieurs références au * Géné¬ ral Dourakine. Journal intime a été réimprimé, en 1962, par les éditions Gallimard, en compagnie de On est toujours trop bon avec les femmes, sous le titre les Œuvres complètes de Sally Mara, et sous le nom de Ray¬ mond Queneau. J. B. JOURNAL PARTICULIER Journal intime de Paul Léautaud ( 1872- 1956). Publié en 1956. Léautaud n’a pas d’imagination. Il s’en félicite. Les femmes qu’il décrit, il les a connues : sa mère, ses maî¬ tresses, le Fléau surtout. Cette femme, Mme Cayssac, il l’a aimée pendant vingt ans. Un Journal particulier qu’il tenait en marge de son journal litté¬ raire de 1914-1924 est consacré à cette liaison. Dans ce journal, aucun détail de la vie quotidienne, ni d’ailleurs les prouesses amoureuses des deux amants, ne sont épargnés au lecteur. « Après le déjeuner, elle s’était assise, dans le fau¬ teuil qui se trouve toujours dans la salle à manger, les jupes troussées, les cuisses écartées, le c... bien en l’air. Je lui fis d’abord minette puis, elle me demanda, sentant la jouissance venir, de finir en la br... avec ma p...» Les disputes entre Léautaud et le Fléau sont quoti¬ diennes. Il n’y a entre eux aucun goût commun, sauf leur amour pour les bêtes. En 1924, Mme Cayssac confie à son amant: «Vous n’avez plus rien pour moi, en dehors d’un certain désir. Je peux vous dire que j’ai encore moins pour vous.» Égoïste comme l’auteur, sinon davantage, sa maîtresse l’humilie
Judas / 249 cruellement en détruisant le manuscrit du journal particulier pour les années 1914-1915 et 1916. Blessé dans sa dignité d’écrivain, calomnié, Léautaud continue à voir son amante, car leur entente physique reste parfaite. Cepen¬ dant, certaines phrases de l’amant sont troublantes : « Vous savez bien que je ne demande qu’un peu de tendresse», dit-il dans une lettre. L’égoïste devient sensible, il se met à ressembler à Adolphe. L’égoïsme, le repliement sur soi-même est un barrage, un masque, une protection contre l’autre. Affec¬ tueux, il nie cette affection qu’on ne lui rend guère, qu’on ne lui a jamais accordée. P. R. JOYEUSETÉS GALANTES ET AUTRES DU VIDAME BONAVENTURE DE LA BRAGUETTE Recueil du poète Albert Glatigny (1839- 1873). Publié en 1866 sous la rubrique « Luxuriopolis, à l'Enseigne du beau Triorchis». Entre un sonnet préface et un son¬ net final, quarante versifications, d’une métrique habile et variée. Que souvent la poésie anime des travaux aimables, où les humeurs varient. Mai revenu : «Les crapauds sur le chemin/Tirent quelques coups moroses ;/On voit cou¬ rir dans les roses/Les Amours, la pine en main ! » Mais à la saison triste l’aède va chercher la consolation de ses amours malheureuses au bordel : « Un soir noir de tristesse et d’ennui, je heur- tai/À la porte d’un bouge horrible, ouvrant sa gueule/Sur une impasse. Là trônait, baroque aïeule,/Une duègne au profil drôlement contracté.../Ce que je veux, c’est la débauche crapuleuse/ Hurlant au fond d’un bouge où ricane Satan,/Où sur tous les objets une vapeur s’étend/Sinistre, noire, horrible, informe et nébuleuse. » Peut-être pour¬ tant le meilleur naturel de Glatigny est- il plutôt celui du «bon faune» montré dans les sous-bois: «Tu songes, bar¬ bouillé de mûres, et sommeilles. » Il se réveille rajeuni dans un autre poème, alors il déclame: «Au vieux que j’ai fait cocu»: «Oui, vieux con! je l’ai baisée,/La pouffiasse arrosée/De ton sperme crapuleux,/Et qui laisse sur sa motte/Traîner ton nœud de marmotte/ Couvert de poils nébuleux.» Parfois encore, Glatigny propose le titre et les cadences lamartiniennes qui nient les intentions : « Vers d’album» : «Je veux vous adorer ainsi qu’une déesse,/Et quand le ciel mettra son manteau brun du soir,/J’élèverai vers vous, ô blonde enchanteresse !/Ma pine, comme un encensoir ! » Ce poète, doué en plu¬ sieurs registres (on lui doit aussi le baroque enchantement de la *Sultane Rozréa), n’a pas manqué de faire sa part au social : « Je suis celle qui branle ! Au détour des sentiers/Où raccrochent les bras aigus des églantiers,/Dans les bois amoureux de Meudon et de Sèvres,/ Quand la pine et le cœur vont deman¬ der aux lèvres/Les baisers, fils du ciel, qui charment nos ennuis,/Moi, j’attends les michés au passage. Je suis/Petite, j’ai douze ans, et mes doigts sont alertes./Je suis celle qui branle !» M. B. JUDAS ou le Vampire surréaliste. Roman d'Er¬ nest Gengenbach (1904-1981). Publié en 1949. Qui est Gengenbach (ou Jean Gen- bach), l’auteur de cet étonnant docu¬ ment contemporain ? Un prêtre défroqué, qui fréquenta les milieux surréalistes, et dont ont parlé Desnos, Leiris, Breton et Nadeau. Mais aussi un mystificateur qui, dans Judas, se confond avec son héros afin de lui faire accomplir une véritable épopée blasphématoire et éro¬ tique constellée de messes noires, de réflexions sur le Prince des Ténèbres et sur la femme, dont on saura qu’elle est toujours une Lilith. La vue d’une sou¬ tane excite même une lesbienne, et l’héroïne du récit, Flory, comédienne vouée au tribadisme, obligera l’abbé Judas à prononcer ses vœux afin qu’il puisse consacrer une hostie sur son ventre. Mais l’ecclésiastique éperdu¬ ment épris, après s’être abandonné aux
250 / Jules César caprices pervers de Flory jusque sur l’autel de la basilique du Mont Saint- Michel, s’apercevra que la pucelle dia¬ bolique se moque de lui et abusera d’elle, d’abord au moyen d’un cierge, lors d’une scène paroxystique où l’abbé risquera de périr étranglé. En fait, sous les dehors d’une autobiographie, l’au¬ teur a composé un précis de satanisme moderne, pour qui ne croirait guère en Dieu, ni en diable. Les surréalistes jouent un rôle éminent en cette aven¬ ture parfaitement onirique, composée de telle manière qu’on puisse croire que les faits sont réels. Satan lui-même apparaît, mais c’est à Plombières. Il joue du clavecin et sans doute est-ce un nègre de bastringue. Surgit aussi l’abbé de l’Abbaye, mort au xve siècle, qui participe à une orgie. Mais Flory remar¬ quera avec stupeur que la «banane de chair» qu’elle convoite n’est en vérité qu’une burette, « une burette de prêtre, tube en cristal diaphane, rempli de suc virginal, de sperme monastique et de la sève distillée des cèdres du Liban». « Goutte à goutte, il versa le contenu de la burette, huile gluante aromatisée, dans le calice, tulipe des ovaires de Flory, qui se pâmait sur le lit telle la reptilienne Cléopâtre. » Notons une autre scène où les prêtres et les moines maudits, enivrés et possédés, se déchaînent. «Après avoir violé leurs compagnes, ils les égorgèrent, leur coupèrent les seins, s’en firent des sandwiches. » Y. C. JULES CÉSAR Récit de l'écrivain égyptien d'expression française Joyce Mansour (1928-1986). Publié en 1956. Voici un récit d’une imagerie oni¬ rique et sexuelle d’une puissance peu commune, et dont Alain Bosquet a pu dire qu’auprès de lui *Histoire d’O n’était qu’eau de rose, et Henry Miller un enfant de chœur. Jules César, une négresse, est la nourrice de jumeaux féroces; ils sont nés à Sodome d’une vache et d’un fossoyeur. L’histoire se passe sur une montagne grande comme la France, cernée de lacs, de nuages à têtes d’hommes et de pays ennemis. Le soir, les gens dansent aux sons du sanatorium, et le sperme coule dans les rues. La haine préside à la croissance des jumeaux. La mère hystérique s’aperçoit un soir que les rideaux beiges de la chambre se met¬ tent à bander, et elle déchiquette à coups de ciseaux l’étoffe raide de plai¬ sir. Bientôt, elle ne marche plus qu’à quatre pattes « avec pour toute décora¬ tion, une plume de corbeau entre ses fesses ». Voulant calmer son épouse, le père la conduit sur la montagne et se rue sur elle avec sauvagerie. « Il enterra ses dents dans le cou haletant et tendu, et suça. Il la gratta, couvrit son corps de terre et cracha de la bile fraîche dans ses yeux. » À la fin, il se signe et sou¬ pire : « Pourvu que ce ne soit pas encore des jumeaux. » Mais une pluie diluvienne s’est mise à tomber, inter¬ minablement. La fin du monde est proche. Les jeux pervers des jumeaux, qui ont grandi à une allure inquiétante, se font de plus en plus exigeants. Une joie tragique et torrentielle les habite — et qu’importe si leur visage grouille de vers blancs, si le père se met à menstruer, par tous les pores et ori¬ fices, étale ses entrailles à terre et les écrase, si le cri des morts de la vallée résonne jusque sur ces hauteurs irrespi¬ rables. Un grand singe au sexe érigé surgit, mais Jules César, à son déses¬ poir, ne sera pas sa proie. Inassouvie, elle attend l’instant où les eaux sub¬ mergeront les derniers refuges — ins¬ tant de victoire pour elle, car, tandis que les monts s’écrouleront, elle s’em¬ barquera sur un radeau où son orgasme s’accordera enfin à celui de l’univers déchaîné. La voici délivrée des infer¬ naux jumeaux, de leurs morsures, de leurs savants supplices. Bientôt, c’est la décomposition finale. Des vagues de fourmis s’échappent de la blessure de Jules César. Alors, son sexe « enfin as¬ souvi, sourit bêtement vers le ciel et
Julie / 251 son âme impatiente bâilla». Ouvrage dont il est malaisé de rassembler les grandes lignes; il faut laisser dans l’ombre maintes péripéties capitales, maintes métamorphoses que le langage transfigure. Le surréalisme est ici au service d’un érotisme noir et cruel. Y. C. JULES ET JIM Roman de Henri-Pierre Roché (1879- 1959). Publié en 1953. La belle et inaltérable amitié qui unit Jules et Jim leur fait aimer les mêmes jeunes filles, sans possessivité, sans jalousie. Ainsi Lucie, que Jim «voyait comme une grande abbesse vêtue de blanc, il s’étonnait de la tenir entre ses bras. Elle était une apparition pour tous, peut-être pas une femme pour soi seul.» Pourtant, lorsque Kathe paraît, Jules la veut pour lui seul et l’épouse. Tempérament ardent et violent, la belle Kathe, au visage de statue, est capable, si Jules la contrarie, aussi bien de se jeter à l’eau que de prendre un amant. Peut-on lui en vouloir ? « Elle avait dû sauter dans la vie des hommes comme elle avait sauté dans la Seine.» Mais bientôt'une liaison passionnée s’établit entre Kathe et Jim. Loin de désunir les deux hommes, cet amour commun les rapproche encore, surtout lorsque Kathe se donne par vengeance à un autre. «Jules et Jim, trompés par Kathe, se sentaient encore plus frères. » Que le livre se termine par un sui¬ cide marque-t-il l’échec d’un amour à trois? L’espoir et le rêve fouriériste y sont, en tout cas, magnifiquement vécus, servis par le souffle léger d’une écriture agréable et par l’atmosphère de grave douceur qui enveloppe les per¬ sonnages. X. G. JULIE ou J'ai sauvé ma rose. Roman de la comtesse Félicité de Choiseul-Meuse. Publié en 1807. On ignore tout de la vie de cette femme de lettres française, sinon qu’elle fut la maîtresse du chansonnier et vau¬ devilliste Gouffé. D’après Gay et Doucé, cité dans Y Enfer de la Bibliothèque nationale, Mme de Choiseul-Meuse devait être assez âgée lorsqu’elle cessa d’écrire et de publier des romans licen¬ cieux (le dernier en 1824). Dans la pré¬ face de Julie, elle laisse entendre qu’elle n’a guère moins de quarante ans à l’époque où elle la rédige: «À trente ans, je me suis retirée de ce monde plein de charmes, où j’étais encore désirée, fêtée ; j’ai renoncé aux plaisirs enchanteurs qui, jusqu’alors, avaient été mes compagnons fidèles ; je vis main¬ tenant dans la solitude, mais j’ai l’art de l’embellir... » La rumeur publique a longtemps attribué cet ouvrage à une roturière, Mme Guyot, qui n’a proba¬ blement jamais existé. Elle eût même souhaité que Julie ait été écrite par un homme : « Lorsque de tels tableaux ont été peints par une femme, la pitié et le dégoût arrêtent la censure», s’écria un critique de l’époque. Mais seule une femme avait pu imaginer cette confes¬ sion d’une « libertine qui a su garder sa vertu». Une idée, qui autorise toutes sortes de variations, guide le roman: « Savoir profiter des mille caresses de l’amour», mais toujours «refuser la dernière faveur, c’est là savoir jouir». Julie tout juste adolescente apprend ce principe d’un premier amant, aussi dépité de n’avoir pu lui ravir sa virgi¬ nité que soucieux des principes du plai¬ sir. La pudeur aidant, au début, bientôt relayée par une véritable philosophie, Julie se convainc au fil de ses amours qu’il faut ne jamais rien refuser aux hommes, ni caresses ni attouchements, pourvu que l’on garde sa rose. Rares sont les amants qui supportent pareille frustration longtemps ; mais le change¬ ment n’effraie pas Julie, qui garde pour elle le secret de sa réserve au moment des ultimes assauts. Un seul homme s’en serait accommodé : un Napolitain qui fut châtré par le propre père de Julie. Mais ses caresses sans fin, aussi enivrantes puissent-elles être, ne com¬ portent pas ce risque, cette lutte avec le partenaire qui font la véritable jouis¬
252 / Julie philosophe sance de Julie. Si elle garde «sa rose chérie», c’est pour le plus grand plaisir de toute la surface de son épiderme; mais au-delà elle savoure son pouvoir sur les hommes qu’elle sait rendre fous de désir jusqu’à ce qu’ils en perdent leur virilité. C’est l’essentiel: «Pour régner sur les hommes, il faut leur résister... Je suis la seule femme qui peut se van¬ ter d’avoir mille fois goûté les plaisirs d’une défaite et de n’avoir jamais été vaincue. » D’amant en amant, de caresse en caresse, Julie fait ainsi le tour de tous les plaisirs au prix d’un seul. Jus¬ qu’à la découverte, il fallait s’y attendre, de «la plus féconde des sources du plaisir», les amours lesbiennes. Là encore, Julie exige d’être la maîtresse obéie en toutes choses. Le bon sens — «plus une femme résiste plus elle excite les désirs » — est devenu un art. Et le tabou de la virginité est tourné en dérision. À trente ans, Julie, comblée de jouissances, peut se retirer du monde et se livrer à un dernier plaisir : écrire ses mémoires, «une entière confes¬ sion... qui n’excitera que le désir et l’envie». M. R. JULIE PHILOSOPHE ou le Bon Patriote. Roman attribué à Andrea de Nerciat (1739-1800). Publié en 1791. Le sous-titre de cet ouvrage remar¬ quable est celui-ci : « Histoire à peu près véritable d’une citoyenne active qui a été tour à tour agent et victime dans les dernières révolutions de la Hollande, de Brabant et de France». On se doute que l’activité de notre phi¬ losophe s’accommode de jupes trous¬ sées et de parties fines. Mais il y a mieux : Julie voit toute la politique par les politiciens qui viennent s’étendre et roucouler dans sa ruelle. Les nuances des clans se métamorphosent en rites libertins. Puis elle parcourt les Flandres, la Belgique, les Pays-Bas, l’Angleterre. Elle a des amants dans toutes les fac¬ tions, et succombe au rythme même — qui était alors précipité — du fracas des armes. Ce livre étonnant pose, en fait, une énigme : celle de son auteur. De lui, nulle trace, aucun indice, rien. Guillaume Apollinaire a tranché le plus justement, mais avec modération, en donnant Julie philosophe au chevalier de Nerciat, écrivain charmant et trouble. Nous savons que Nerciat fut dans les coulisses de la politique, et fit d’une activité policière le plus clair de son revenu. Nerciat a certainement été dans tous les endroits où va Julie. Il approcha les hommes avec lesquels elle couche. Il comprit de la politique ce qu’elle en comprend elle-même : qu’il faut en tirer profit. Cependant, il y a, dans la vie du chevalier, des failles où il s’efface jusqu’à perdre son ombre. C’est pour cela qu’Apollinaire n’osait absolument affirmer que l’auteur de Julie philo¬ sophe est Nerciat : par la gravité même d’une telle affirmation. S’il était prouvé que ce livre est de cet auteur, la biogra¬ phie même de l’auteur en serait singu¬ lièrement éclairée. Quoi qu’il en soit de ce problème épineux, Julie philosophe demeure l’un des ouvrages essentiels pour qui veut approcher la vie privée et publique de ce temps agité. Les mœurs sont merveilleusement décrites. Les hommes paraissent au naturel, mieux encore que dans les Mémoires de l’époque. Voici Calonne, voici Mira¬ beau, voici la comtesse de La Mothe, voici Morande. Tout cela se presse et se bouscule dans un mouvement admi¬ rable de vivacité — autant que celui que Julie se donne lorsque son empor¬ tement la pousse à ne plus être phi¬ losophe. H. J. JUMENT VERTE (La) Roman de Marcel Aymé (1902-1967). Publié en 1933. C’est l’histoire d’une famille de pay¬ sans, avec leurs habitudes, leurs ambi¬ tions, leurs querelles, leurs opinions politiques, leur érotisme. Une jument verte leur est née, qui leur a valu célé-
Justine / 253 brité et richesse. Un peintre, mêlant son sperme aux couleurs, en fait un portrait qui, accroché dans la maison, voit tout ce qui s’y passe. Les amours se font rapidement; désir du mâle, elles ne sont pas censées faire plaisir à la femme, dont la «modestie», jamais lavée, répand une forte odeur. Pourtant, on ne réprime guère les enfants qui se livrent à tous les jeux sexuels avec une curio¬ sité pleine d’imagination. Mais, plus tard, il faut l’ombre et le balancement de la croupe de la femme qui lave la cuisine pour éveiller l’idée d’une caresse chez l’homme. Ou bien il faut le viol par un officier bavarois pour éveiller la jouissance d’une vieille femme. Et il faut le spectacle d’une vache «saillie» par le taureau pour réunir la famille dans une trouble complicité admira- tive. Tout cela a la simplicité de la vie des champs, en a aussi la rudesse et le manque de délicatesse. Par contre, dans une branche de la famille qui a « réussi » et qui s’est établie à la ville, les choses sexuelles, dissimulées et interdites, deviennent honteuses et culpabilisantes. Le père pourchasse -ses fils qui épient la grosse femme de l’agent de police, néglige le plaisir de son épouse à qui il ne reste que les rêveries sentimentales, rougit et s’étrangle d’indignation ver¬ tueuse devant le sans-gêne et le franc- parler des «campagnards». Toute cette histoire est contée par le menu, d’une façon réaliste, tantôt attendrie, tantôt humoristique, avec une bonhomie et une aisance de style qui peuvent aussi bien distraire et intéresser que lasser par une certaine facilité. X. G. JUSTINE ou les Malheurs de la vertu. Roman de Donatien Alphonse François de Sade (1740-1814). En 1791, Sade fait mention dans une lettre d’un roman «bien poivré» qu’il aurait écrit sur commande. Pourtant il ne semble pas que l’argent soit à l’origine du livre. Depuis 1788, date à laquelle Les *Infortunes de la vertu sont achevées, l’histoire de Justine et de sa sœur Juliette n’a cessé de préoccuper le marquis. Dans son Catalogue raisonné de 1791, il mentionne Les Malheurs de la vertu au nombre de ses œuvres, et s’il feint de renier le roman dans sa lettre à Reinaud, c’est sans doute, comme l’écrit Gilbert Lely, «pour déro¬ ber, aux yeux d’un ami bien-pensant, l’inquiétante nécessité métaphysique qui avait présidé à sa composition». La seconde Justine paraîtra donc cette même année 1791 et Sade pourra enfin voir presque au grand jour son premier roman publié. L’ouvrage ne comporte pas de nom d’auteur. Il fera l’objet de six réimpressions en dix ans, et semble avoir eu un certain retentissement si l’on en juge par une critique retrouvée par Gilbert Lely dans le Journal géné¬ ral de France à la date du 27 septembre 1792. Il y est dit, entre autres, que le roman, «d’une imagination riche et brillante», n’en est pas moins si déré¬ glé qu’il est difficile de ne pas fermer le livre avec dégoût et indignation. Sade reprend dans Justine le système qu’il développait au début des Infor¬ tunes de la vertu. Peindre les vices dans toute leur crudité pour en détacher les hommes, pour montrer que «la prospérité du crime est comme la foudre, dont les feux trompeurs n’embellissent un instant l’atmosphère que pour préci¬ piter dans les abîmes de la mort le mal¬ heureux qu’ils ont ébloui». Mais c’est encore répondre à un verdict plus inquiétant, que Sade annonce dès la dédicace du livre : « Le dessein de ce roman (pas si roman que l’on croirait) est nouveau sans doute ; l’ascendant de la Vertu sur le Vice, la récompense du bien, la punition du mal, voilà la marche ordinaire de tous les ouvrages de cette espèce; ne devrait-on pas en être rebattu ? Mais offrir partout le vice triomphant et la vertu victime de ses sacrifices, montrer une infortunée errant de malheurs en malheurs ; jouet de la scélératesse ; plastron de toutes les débauches ; en butte aux coups les plus
254 / Justine barbares et les plus monstrueux ; étour¬ die des sophismes les plus hardis, les plus spécieux [...] dans la seule vue d’obtenir de tout cela l’une des plus sublimes leçons de morale que l’homme ait encore reçue ; c’était, on en convien¬ dra, parvenir au but par une route peu frayée jusqu’à présent.» Il n’y a donc pas lieu de résumer les destins contraires mais parallèles des deux sœurs. Il suf¬ fira de mentionner l’univers de vio¬ lence et de cruauté dans lequel Justine fut précipitée dès son adolescence. Après avoir subi tous les sévices du monde, elle se verra accuser de meurtre, de prostitution, de flétrissure par ses propres bourreaux. Et si sa sieur Juliette, que les prospérités du vice ont enrichie et ennoblie, la retrouve par hasard (et è tout le roman est le récit d’une sœur à une autre sœur, des malheurs de la vertu au triomphe du vice), c’est pour la perdre définitivement. La malheu¬ reuse Justine, après avoir subi tous les outrages de la nature humaine, devra encore mourir dans un dernier assaut des éléments déchaînés contre elle : « On était sur la fin de l’été, on projetait une promenade que l’approche d’un orage épouvantable paraissait devoir déranger; l’excès de la chaleur avait contraint à laisser tout ouvert. L’éclair brille, la grêle tombe, les vents sifflent, les feux du ciel agitent les nues, il les ébranle d’une manière horrible ; il sem¬ blait que la nature, ennuyée par ses ouvrages, fut prête à confondre tous les éléments pour les contraindre à des formes nouvelles. Mme de Lorsange, effrayée, supplie sa sœur de fermer tout, le plus promptement possible ; Thérèse [Justine], empressée de calmer sa sœur, vole aux fenêtres qui se brisent déjà; elle veut lutter une minute contre le vent qui la repousse : à l’instant un éclat de foudre la renverse au milieu du salon... La malheureuse Thérèse est frappée de façon que l’espoir ne puisse plus subsister pour elle ; la foudre était entrée par le sein droit; après avoir consumé sa poitrine, son visage, elle était ressortie par le milieu du ventre. » Viol à peine symbolique où la nature sadienne achève ce que la nature humaine, malgré tout, avait ‘préservé. Dérision finale de la vertu (malgré la morale qu’en tire cyniquement le mar¬ quis) qui prépare la troisième Justine — v. La *Nouvelle Justine — dans ce qüê Maurice Heine a encore appelé la plus insidieuse « infraction au caractère divin de la nature humaine». C. F.
LÀ-BAS Roman de Joris-Karl Huysmans (1848- 1907). Publié en 1891. Dans la préface que Huysmans écri¬ vit en 1903 à son roman *À rebours, près de vingt ans après sa parution, il avoue : « Ce livre de Là-bas, qui effara tant de gens, je ne l’écrirais plus, lui aussi, maintenant que je suis redevenu catholique, de la même manière. Il est en effet certain que le côté scélérat et sensuel qui s’y développe est réprou¬ vable. » Et il révèle un peu plus loin : «Les documents qu’il recèle sont, en comparaison de ceux que j’ai omis et que je possède dans mes archives, de bien fades dragées et de bien plates béatilles. » Ce roman, qui expose le procès du satanisme, obtint un gros succès de scandale et de curiosité, car érotisme, mystique et magie s’y enche¬ vêtrent. (L’ouvrage provoqua, dit-on, de nombreuses conversions, dont celle du dictateur portugais Oliveira Sala- zar.) Les premières lignes de Là-bas situent le personnage de Durtal, qui en est le héros : «Tu y crois si bien à ces idées-là, mon cher, que tu as aban¬ donné l’adultère, l’amour, l’ambition, tous les sujets apprivoisés du roman moderne, pour écrire l’histoire de Gilles de Rais. » L’ouvrage s’achève sur ces mots de Durtal, qui juge les enfants de sa génération : « Ils feront, comme leurs pères, comme leurs mères : ils s’em¬ pliront les tripes et ils se vidangeront l’âme par le bas-ventre. » Entre ces deux phrases, c’est toute l’aventure intérieure de Durtal, que fas¬ cine l’étude de la démonologie. Gilles de Rais, effectivement, le retient lon¬ guement; il s’attarde à la description de ses joies fécales et de son vampi¬ risme. Mais bientôt, Hyacinthe Chante- louve l’initie à de nouveaux mystères. Il fait ainsi la connaissance du chanoine Docre, qui nourrit des souris blanches avec des hosties, et possède sous la plante des pieds l’image de la croix afin de la piétiner sans cesse. C’est dans ce trouble climat — invocations diabo¬ liques, messes noires, séances d’occul¬ tisme, évocations de rites cruels — que Durtal soupire après un inaccessible amour : « S’aimer de loin et sans espoir, ne jamais s’appartenir, rêver chaste¬
256 / Lamiel ment à de pâles appas, à d’impossibles baisers, à des caresses éteintes sur des fronts oubliés de mortes, ah! c’est quelque chose comme un égarement délicieux et sans retour! Tout le reste est ignoble ou vide. » Son intrigue amou¬ reuse avec Hyacinthe Chantelouve, qui lui avoue que ses nuits sont tout occu¬ pées à jouir de lui (de même qu’elle a longtemps possédé Byron, Baudelaire, Gérard de Nerval et bien d’autres, dit- elle) trouve une amère conclusion dans une scène de possession qui l’emplit de dégoût. Il se plaint de ne savoir aimer cette maîtresse ardente et plaintive ; « il manquait d’appétit, n’était réellement tourmenté que par l’éréthisme de sa cervelle». Déjà, après la parution de À rebours, Barbey d’Aurevilly écri¬ vait: «Après un tel livre, il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix. » On sait le parti que prit l’auteur. Certains personnages de Là-bas ont été conçus d’après modèle. Ainsi Hen¬ riette Maillat qui fut la maîtresse de Péladan, de Léon Bloy et de Remy de Gourmont a donné quelques-uns de ses traits à Mme Chantelouve. Le cha¬ noine Van Hoecke est reconnaissable dans le personnage du chanoine Docre, etc. Y. C. LAMIEL Roman inachevé de Stendhal, pseudo¬ nyme de Henri Beyle (1783-1842]. Publié par C. Stryienski en 1889. Edition de référence : H. Martineau, Bibliothèque de la Pléiade, 1952. Dans ses Souvenirs d'un médecin légiste ( 1967), le professeur Piédelièvre raconte qu’il fut un jour chargé d’exa¬ miner un individu accusé d’avoir violé une jeune porteuse de pain au moment où elle entrait chez lui. Cet individu avoua qu’il se trouvait dans un vio¬ lent état d’excitation causé par un livre qu’il venait de lire. Le professeur Pié¬ delièvre lui ayant demandé quel était le livre capable de produire un tel effet, il lui répondit : La Chartreuse de Parme ! La véritable place de Stendhal serait- elle dans l’Enfer de la Bibliothèque nationale ? Il est bien vrai que, dans les écrits dits intimes, les pages érotiques ne font pas défaut, où l’image crous¬ tillante se double d’un langage cru (v. *Journal). Et les livres destinés, par définition, au public? Pour eux, les choses sont claires : à une exception près, les romans de Stendhal ne com¬ portent pas d’érotisme apparent, pas plus d’ailleurs que l’ouvrage portant le titre prometteur de De l'amour. Autant dans les écrits intimes le langage est libre, autant dans les romans il est ch⬠tié. Sous ce rapport, la comparaison entre l’épisode d’Alexandrine (v. * Sou¬ venirs d ’égotisme) et le chapitre de De l’amour intitulé «Des fiasco» — que l’auteur, en définitive, a renoncé à publier — est instructive. Dans son célèbre article de la Revue parisienne sur La Chartreuse de Parme, Balzac a écrit à cet égarcf : « Il n’y a pas dans l’ouvrage un mot qui puisse faire penser aux voluptés dé l’amour ni les inspirer... » L’auteur des Contes drola¬ tiques aurait-il lu un peu trop vite le roman de son confrère ? En effet, qu’on le veuille ou non, Éros constitue bien le moteur essentiel du roman stendhalien. *Armance est l’histoire d’un impuis¬ sant que sa mauvaise étoile fait tomber amoureux. Le Rouge et le Noir raconte les amours successives de Julien Sorel. Lucien Leuwen est le récit de la passion conçue par le héros pour Mme de Chasteller et la première partie se ter¬ mine par une scène de faux accouche¬ ment. L’action de La Chartreuse de Parme est axée sur le sentiment inces¬ tueux que nourrit la duchesse Sanseve- rina pour son neveu Fabrice"del Dongo. Stendhal toutefois, en vrai classique, suggère plus qu’il ne dit. Ainsi la «vic¬ toire» de Julien Sorel sur Mme de Rénal est rapportée en une phrase : «Quelques heures après, quand Julien sortit de la chambre de Mme de Rénal, on eût pu dire, en style de roman, qu’il
Larmes de la reyne et du cardinal Landriguet (Les) / 257 n’avait plus rien à désirer. » Quant à la première nuit de Julien Sorel et de Mathilde de la Mole, elle fait l’objet d’une seule ligne : «... Mathilde finit par être pour lui une maîtresse aimable. » Dans la Chartreuse de Parme, l’étreinte de Fabrice et de Clélia est explicite... à condition de lire entre les lignes : « Elle était si belle, à demi- vêtue et dans cet état d’extrême pas¬ sion, que Fabrice ne put résister à un mouvement presque involontaire. Aucune résistance ne fut opposée...» La retenue du romancier est telle que Balzac n’a vu dans cette scène que du feu. Puritanisme? Pruderie? Esprit bourgeois? Rien de tout cela. Pour Stendhal, l’érotisme agit moins sur l’œil que sur l’imagination du lecteur. Aussi une allusion suffit-elle pour évoquer une situation. Une seule fois, se départant de sa réserve coutumière, il a fait intervenir directement le sexe. C’est, comme par hasard, dans son dernier roman, celui auquel il travaillait encore la veille de sa mort, Lamiel. L’héroïne, volontaire et capricieuse — on l’a comparée à une amazone —, hantée par la curiosité de savoir ce que c’est que l’amour dont elle entend parler à demi-mot autour d’elle, finit par entraîner, en lui don¬ nant de l’argent, un jeune paysan dans le bois : « Et alors, sans transport, sans amour, le jeune Normand fit de Lamiel sa maî¬ tresse. « — Il n’y a rien d’autre ? dit Lamiel. «— Non pas, répondit Jean.[... ] « “Quoi ! l’amour ce n’est que ça? se disait Lamiel étonnée. Il vaut bien la peine de tant le défendre! Mais je trompe ce pauvre Jean : pour être à même de se retrouver ici, il refusera peut-être du bon ouvrage.” « Elle le rappela et lui donna encore cinq francs. Il lui fit des remerciements passionnés. «Lamiel s’assit en le regardant s’en aller. (Elle essuya le sang et songea à peine à la douleur.) Puis elle éclata de rire en se répétant : “Comment ! ce fameux amour ce n’est que ça?” » Instruite — et déçue —, Lamiel se fait enlever. Une fois à Paris, pour s’amuser et piquer son amant, elle ne recule pas devant les expériences les plus audacieuses : « Sous le règne du comte d’Aubigné, elle devient libertine pour chercher le plaisir et pour se dépiquer lorsqu’elle s’aperçoit que le comte joue toujours la comédie. “Mais que diable sent-il et est-il au fond du cœur?” se demande- t-elle. Par vanité naissante chez elle, elle veut se venger de la profonde indiffé¬ rence du comte. «Sachant qu’il va à un dîner à la Tour de Nesle, où se trouve toute la bonne compagnie de l’Opéra en demoi¬ selles, et qu’après les avoir reconduites chez elles on va au bordel, elle prend un masque de velours noir comme on en portait au xvme siècle et va se mêler aux filles de joie. Arrive le comte (on étend les matelas à terre). Ces mes¬ sieurs sont assis tout autour, ils bla¬ guent. D’Aubigné se met à parler d’elle ; elle se démasque. Le comte, si auda¬ cieux en apparence, -si fier de sa supé¬ riorité en tout, reste stupéfait. » Dans Lamiel, Stendhal semble avoir tenté une voie romanesque nouvelle. Avec quel résultat ? Il est impossible de le dire, le roman étant resté à l’état de brouillon. Ce qui est certain, c’est que, pour la première fois, il a donné droit de cité à la sexualité, ouvrant ainsi la porte à un autre genre — et plus «moderne» — de roman. V. D. L. LARMES DE LA REYNE ET DU CARDINAL LANDRIGUET (Les) Dix-huit pages, 1652, d'auteurs inconnus mais appartenant au parti haut monté de M. le Prince. Ce pamphlet, l’un des plus insolents, des plus spirituels et des plus rares de ceux qui ont vu le jour contre Anne d’Autriche, témoigne, côté alcôve, du caractère passionnel de ce qu’on appe¬ lait, depuis bientôt un an, les «der-
258 / Lauriers ecclésiastiques (Les) nières convulsions de la monarchie». Les larmes de la reine en mal de Cardi¬ nal — le surnom de Landriguet donné à Mazarin fait assez connaître quel rôle auprès d’elle lui prête l’auteur — sont ici le prétexte d’une mazarinade de haut vol, qui ne mâche pas ses expres¬ sions et dit plutôt qu’elle n’insinue. « Une moitié de Paris imprime ou vend des imprimés, assure le chroniqueur, l’autre moitié en compose.» L’autre moitié, ce sont les prélats et les clercs, le Parlement et les filles du Marais, et Dieu seul sait qui signe, qu’il s’agisse du Tarif du prix dont on était convenu — pour assassiner Mazarin — ou des Larmes d’une reyne une fois de plus mise au lit, tous rideaux ouverts, et tout aussi agitée, par la volonté des auteurs, que le royaume lui-même. D. G. LAURIERS ECCLÉSIASTIQUES (Les) ou les Campagnes de l'abbé T***. Récit en forme de lettres, de Charles- Jacques de La Morlière (1719-1785).- Publié en 1748. Un jeune abbé, bien né, sans voca¬ tion, jouissant de la protection d’un oncle prélat, confesse à un ami les prouesses galantes qu’il a commises du temps qu’il portait le collet. Il doit ses bonnes fortunes à l’inconstance et à la lubricité des femmes du monde; il est en outre gratifié de l’ardeur d’une soubrette qui n’hésite pas à prendre le déguisement ecclésiastique pour rejoindre le jeune docteur en théologie. Plusieurs épisodes ont pour cadre des édicules ou de petites maisons qui sem¬ blent spécialement dessinés pour le libertinage. Le récit atteste la mutation que subit l’espace architectural sous l’empire de la galanterie; dans le décor, le somp¬ tueux le cède au commode et au gra¬ cieux. Quant aux péripéties, elles ne font que thématiser les divers niveaux d’infraction que la société organise dans son système moral. C’est sans ménagement que l’auteur accommode le clergé dont les discours informent le réseau de l’hypocrisie. Les prêtres sont pour lui des «amphi¬ bies [...] également propres aux farces ecclésiastiques et aux scènes des cercles mondains; pagodes consacrées par la bêtise du genre humain». Le poncif du moine paillard et ignare voisine ici avec les silhouettes de prélats vicieux et sceptiques. La critique se fait plus acerbe dans l’épisode final qui n’est pas sans rappeler La * Religieuse de Diderot. Tombé amoureux d’une fille puînée vouée aux ordres pour favoriser l’éta¬ blissement de son aînée, le narrateur éprouve l’omnipotence ultime des insti¬ tutions sur les inclinations individuelles. Seuls des trépas imprévus permettront à l’abbé et à la jeune nonne de changer d’état et de contracter mariage. En défi¬ nitive, tout le texte dépeint l’échelle des conventions sociales et des degrés de leur transgression jusqu’à la limite infranchissable par l’amour siftcère. J. G. LEÇONS DE LA VOLUPTÉ (Les) ou Confession générale du chevalier de Wilfort. Autre sous-titre : la Jeunesse du Chevalier de Mononville. Roman d'un auteur anonyme. Publié en 1758. Wilfort est déniaisé à la mode du siècle par une femme de trente ans, sa marraine. Elle l’entraîne dans son boudoir, le taquine, guide sa main, le déshabille, se met à son tour toute nue et leurs corps blancs, pleins de fraî¬ cheur, se lient, s’enlacent et se tordent sur le canapé en désordre. Leur liaison dure quinze mois. Au bout de ce temps, Wilfort regagne son régiment, can¬ tonné non loin d’un couvent de nonnes où il prend rapidement maîtresse. Il s’y rend la nuit avec un ami aussi fortuné que lui. On les conduit à la cellule, sur des couchettes; les sœurs nues les attirent dans l’ombre : «Nous nous donnions des secousses vives et des mouvements plus doux qui, se succé¬ dant tour à tour, nous firent perdre nos forces, et nous réduisirent dans une extase...» Après avoir fait l’amour à
Lesbia, maîtresse d'école / 259 genoux, on s’emmêle au hasard sur le parquet. Aux nonnes succède une dévote, non moins brûlante et hardie : «Elle tenait d’une main son chapelet, et de l’autre, qu’elle me passait sur les reins, me pressait si étroitement que je perdais la respiration.» À son tour, il lui fait perdre le souffle et, sitôt qu’elle reprend haleine, elle court tirer le rideau sur les images pieuses et revient à la besogne. Ayant fui en Espagne, il devient précepteur dans une famille où il ne tarde pas à coucher avec la mère et la fille. Avec la première, il s’aban¬ donne tout entier tandis qu’avec la seconde, il interrompt son coït. Au Por¬ tugal, il fait le bonheur de deux les¬ biennes qu’il avait surprises en train de se caresser. À Rome, il échappe à la vérole mais non à l’amour. Enfin il retourne en France. J .-P. P. LÉGENDE DES SEXES (La) Poèmes «hystériques» d'Edmond Harau- court (1856-1942). Publiés en 1883, sous le pseudonyme du sire de Cham- bley. Dans sa préface, l’auteur, sur un ton un peu désabusé, («dans le coït, rien, à côté, rien») explique qu’il va faire «l’épopée du bas-ventre». Il accuse Victor Hugo de n’avoir su faire que l’épopée de «l’Homme progressible», car il était embarrassé par la volupté qui est «une et constante». Quant à lui, il dresse la fresque de toutes les amours au cours de l’histoire. D’abord, « du premier coït naquit la molécule ». L’homme, lui-même, est sorti de « l’anus profond» de Dieu. La Genèse, c’est l’étonnement d’Ève devant la confor¬ mation d’Adam : «À quoi cela sert-il? C’est très gentil. On dirait une rave. » Et quand Adam lui répond que c’est « ce qui vous manque et qui me gêne », ils s’empressent d’inventer le coït, fous de plaisir et d’admiration pour Dieu qui fait si bien les choses. Viennent Sodome et Gomorrhe, Onan, Khéops, pyramide vénérienne, Cléopâtre, le paganisme grec avec Narcisse, Danaé, qui rêve de pluie d’or puis s’écrie: «Zeus! Au fond ! Zeus ! Plus loin ! », Sapho, Batyle, « pâmé sous Anacréon », Diogène, « pol¬ luant de spermatozoaires le pallium des Corinthiens», Pasiphaé, ouvrant ses cuisses au taureau dans un déluge d’écume et de sang. Puis le paganisme à Rome : fêtes du phallus, Messa- Iine, « impératrice du lupanar », Néron. Le christianisme, avec Magdeleine, la repentante. Au Moyen Âge : les preux, «la hampe au poing». Enfin l’ère du progrès est celle des collèges, des cou¬ vents, des bouges et de la «Syphilis présidant à l’hymen». Là, le tableau fourmille d’horreurs : lèvres usées, pen¬ dantes, odeur de vieux homard, jus multicolore, pourriture, «vaste Hima¬ laya, fendu par l’impudeur». Il est regrettable que ces alexandrins soient un peu ennuyeux et pompeux dans leur forme car l’ensemble ne manque pas d’humour ni de charme. X. G. LÉGENDE JOYEUSE (La) ou les Cent Une Leçons de Lompsoque. Recueil d'épigrammes publié en 1749. Divers auteurs : Piron, Grécourt, Jean- Baptiste Rousseau, etc. Tout s’enfile ici-bas et nul n’échappe à la satire : ni les servantes d’Église qui se tonsurent le minet, ni les fillettes qui jouent du navet, ni les dévotes qui passent des heures au bidet, ni la chatte enfilée qui châtre son maître pour se venger; ni celui, trop bien pourvu, qui écorche, ni celui, trop dépourvu, qui s’accroche; ni la vieille marchandant le prix de son culetage, ni la jeune qui défie : pour un écu, touchez le fond. Chacun suit son plaisir et laisse dire, car bien fou est qui s’en fâche et bien sage qui s’en fout. J.-P. P. LESBIA, MAÎTRESSE D'ÉCOLE Roman signé «S. P. H., gendelettre gas¬ con», initiales qui en cachent d'autres (probablement E. D.]. Publié en 1890. Un avant-propos de l’auteur. Le récit, dit-il, rapporte un scandale étouffé. Lui- même ne fait qu’en dresser le compte
260 / Les morts ont tous la même peau rendu, tous lieux et personnages dépay¬ sés. Toutefois, le récit même, à la pre¬ mière personne, est attribué à une jeune fille. Cette éducatrice de vingt ans était pourvue d’une recommandation d’un oncle — « mon oncle Fulbert, chanoine capitulaire de la métropole de Myti- lène». A cette recommandation, elle dut un poste d’assistante auprès de Mme Chattemite. L’établissement de cette personne recevait des élèves de treize ans au moins, «une quarantaine au total», divisées en trois pièces. L’argument se résume au mieux dans l’épisode culminant : Mme Chattemite : «[...] installa les mignonnes toutes nues par couple de deux (sic) et pendant que trois couples se léchaient alignées...» Le reste est sodomie, en l’absence de mâles, pratiquée par artifice. M. B. LES MORTS ONT TOUS LA MÊME PEAU Roman de Boris Vian (1920-1959). Publié sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, en 1947. Dan Parker, « nègre blanc », est par¬ venu à « passer la frontière » : il est marié à une femme blanche et père d’un petit garçon blanc. Mais son frère Richard, qui est un noir indiscutable, essaie de le faire chanter. Après avoir couché, par provocation, avec deux femmes noires, Dan Parker a le senti¬ ment d’être devenu impuissant. Affolé de terreur et de haine, il tue son frère, puis une prostituée et un prêteur à gages. Au moment où la police va l’ar¬ rêter, il apprend que Richard n’est pas son frère et qu’il n’a pas de sang noir. Il est devenu assassin pour rien. Déses¬ péré, il se jette par une fenêtre. Ce roman, d’une violence analogue à celle de *J’irai cracher sur vos tombes, n’a pas les mêmes qualités : il est plus proche des auteurs américains qu’il imite, partant plus éloigné de Vian. Les scènes érotiques sont banales, sans ima¬ gination ni verve ; le héros, un « videur» de night-club puissant et borne.^'ins¬ pire guère de sympathie. (On remar¬ quera que ce personnage, dont le métier consiste à faire régner l’ordre, porte le nom du vaillant chevalier qui mena le bon combat contre J’irai cracher sur vos tombes.) J. B. LETTRE À MON JUGE Roman de l'écrivain belge d'expression française, Georges Simenon (1903- 1989). Publié en 1947. Un médecin de La Roche-sur-Yon vit avec sa mère, ses deux filles d’un premier mariage, sa seconde femme. Celle-ci, plus que parfaite. Elle gère avec une discrète maîtrise les affaires du ménage, honnêtement se dévoue au bien des enfants, enfin rayonne sur la société de la ville. Chacun loue son charme, sa vertu, ses grands mérites. Il arrive tout au plus que la mère du méde¬ cin doive s’effacer, et que le méde¬ cin lui-même, quoique médecin estimé, n’occupe bientôt que le second rang dans sa maison. Il en prend conscience. Or, il rencontre une jeune feAime à la dérive, qui tout de suite devient sa maî¬ tresse. C’est une Belge venue de Paris pour tenir l’emploi de secrétaire auprès d’un type braque, directeur à La Roche- sur-Yon d’une manière de grand maga¬ sin. En fait, le médecin l’impose aux siens, fait d’elle une infirmière, la loge chez une veuve où il la retrouve. Se développe alors en lui l’obsession qui va le ronger. Il tuera la jeune femme de ses mains. Puis il s’expliquera sur son meurtre dans une lettre au magistrat qui instruit son cas — cette lettre est le roman lui-même. En manière d’épi¬ logue, le meurtrier se suicidera dans sa cellule. - Entre les grands romanciers, Sime¬ non est l’un de ceux que les récits confessionnels de grande ampleur n’ef¬ fraient pas — ainsi qu’on peut voir, aussi et notamment, dans La neige était sale et Les Anneaux de Bicêtre —, de sorte qu’on l’a comparé à Dostoïevski. Et Gide non plus ne s’était pas trompé. Ces « confessions » révèlent souvent une obsession dominante, que l’auteur cerne et décrit avec une précision poi¬
Lettre philosophique / 261 gnante presque clinique. C’est exem¬ plairement le cas dans Lettre à mon juge. Dans ce livre, Simenon, sans jamais montrer le bout de l’oreille, laisse le héros — ou «anti-héros» — se raconter, et quoique ce roman ne soit pas littérairement de ses meilleurs, la confession même se figure dans une lucidité hallucinante. Le médecin avait fait la rencontre d’une nymphomane frigide, qu’il avait enfin éveillée. Il vou¬ lait qu’émerge un amour, absolument le leur, libéré de tous fantasmes. Il avait donc entrepris de faire dire à sa maîtresse ses souvenirs érotiques, tous et dans leur détail. Les effets de cette psychanalyse de la maîtresse par l’amant vont être doubles. S’il libère en effet la jeune femme (semble-t-il), lui-même subit la jalou¬ sie de ses ravages, d’où le meurtre au nom d’une «pureté». La progression d’un sadisme est montrée (un sadisme au sens commun de ce mot, non au sens sadien : il s’agit ici de franches raclées). Or le même thème de l’impos¬ sibilité d’une sexualité reconnue et heu¬ reuse fait tout le sujet du Temps d’Anaïs (quoique le schème et le cheminement érotiques diffèrent). L’on y voit aussi le personnage principal finir en prison. C’est là que la psychanalyse intervient, pratiquée cette fois par un profession¬ nel. Anaïs elle-même est la prostituée. Par «temps d’Anaïs», comprendre, par conséquent, celui des vies doubles, de la prostituée, de la honte. En vérité, Simenon représente une « comédie humaine», et son enquête porte sur l’homme malade. Cet écrivain a peut-être surtout le don — si rare — de montrer la part de l’érotisme dans nos vies sociales avec le naturel de l’évidence. Dans Le Veuf.\ un dessinateur impuissant recueille dans son appartement parisien du quartier Saint-Denis une putain que son maque¬ reau a laissée sur le trottoir, après l’avoir marquée au couteau. Un déjà ancien fait divers, un cas d’exception, si l’on veut, — mais incorporé à la réalité commune par la présence d’un arrière-plan inquiétant et multiple. L’homme veille sur la fille ; elle le gué¬ rit, mais tout de même rejoindra, tragi¬ quement, sa vocation. Dans Le Train, récit construit comme une fugue, l’ar¬ tisan quitte, en 1940, sa petite ville proche de la frontière belge avec femme et fille. Un train de réfugiés. Lui-même n’est pas désespéré puisqu’il a vécu sa vie dans l’espérance de quelque chose. Les hasards de « l’exode » vont le sépa¬ rer de sa famille. Dans un wagon où s’entassent hommes et femmes de tous âges, il fera l’amour à une inconnue, et ainsi commenceront les premières, les seules semaines de vacances d’une vie. Dans Oncle Charles s ’est enfermé, un commerçant abrège la vie de son asso¬ cié tuberculeux en l’incitant, avec la connivence empressée d’une sous-maî¬ tresse, aux prouesses phalliques. Dans La Vieille, une lesbienne parachutiste héberge sa tante (de qui la maison va être détruite), et bientôt découvre en elle un monstre possessif qui se racon¬ tera, le moment venu. Aux temps des premiers doutes sur son pouvoir séduc¬ teur, cette femme racolait «danseurs mondains» et pédérastes. Mais ces quelques exemples de la réalité éro¬ tique au fil de la vie sont entre cent. Nous sommes devant une œuvre qui déjà se dresse comme un défi à la cri¬ tique, inexpliquée et encore ouverte sur elle-même. M. B. LETTRE PHILOSOPHIQUE par M. de V* * François-Marie Arouet, dit Voltaire (1694-1778), avec plusieurs pièces galantes et nouvelles ae diffé¬ rents auteurs. Paris 1756. La lettre sur l’âme de Voltaire n’est pas à proprement parler un texte éro¬ tique. C’est une critique du dualisme traditionnel que pose l’existence d’une âme et d’un corps. À dix-huit mois le chien est excellent chasseur; le chat peut faire de bons tours; l’enfant, au bout de quatre ans, ne sait rien faire. On peut raisonnablement en conclure
262 / Lettres à la Présidente que les animaux sont des créatures intelligentes et l’enfant un automate. Cependant quelque chose montre que ce dernier est aussi une créature raison¬ nable. Si on observe le sommeil d’un chien, il rêve qu’il chasse et crie après sa proie. Quant à l’enfant, il «parle à sa maîtresse et fait l’amour en songe»... Cette lettre est suivie des «Adieux de M. de V. à Mme du Châtelet». Il conseille à sa « belle Emilie » : «N’abrège point ta vie/Avec la mort aux rats/Console-toi, ma mie/Aux petites Maisons», puis d’une «Autre pièce», sur l’abbé Terrasson qui «va du Bordel à l’Hélicon ». Pour avoir « un léger pru¬ rit», il «se fait chatouiller la fesse» par Manon qui le fouette. «Mais il bande comme il écrit.» Ainsi la «gauloise¬ rie» de Voltaire est-elle toujours au service de la critique littéraire. Toute¬ fois ses œuvres voisinent, dans ce recueil, avec des pièces franchement érotiques. Ainsi «l’Ode à Priape» de M. Piron (v. *Œuvres badines), ou cette chanson, non signée « Qu’on me baise/ Plus chaud que braise/Viens, bande à l’aise/Vite, mets-le moi.» X. G. LETTRES À LA PRÉSIDENTE par Théophile Gautier (1811-1872). Publiées en 1890, 1927 et 1960. La Présidente est le nom que don¬ naient à l’aimable Mme Sabatier les écrivains et les artistes que cette jeune femme, entretenue par un financier, se plaisait à réunir autour d’elle le dimanche soir, entre 1848 et 1860, dans son appartement de la rue Fro- chot, tout près de la place Pigalle. On sait qu’elle inspira à Baudelaire quelques poèmes des *Fleurs du Mal et qu’elle ne lui refusa pas ses faveurs. Gautier, dont il ne semble pas qu’elle ait été la maîtresse, la traitait avec beaucoup de familiarité. En octobre 1850, il lui adressa de Rome une très longue lettre, bouffonne et obscène, commentant avec une exagération rabelaisienne ce que son ami Cormenin et lui-même avaient appris, en matière de sexualité, au cours du voyage qu’ils accomplissaient alors. Gautier savait que sa liberté d’expres¬ sion n’offusquerait pas Mme Sabatier. Il l’y avait habituée depuis longtemps et se flattait d’égayer par ses «salo¬ peries» les raouts amicaux de la rue Frochot. Loin de tenir secrète la lettre reçue de Rome, la Présidente la com¬ muniqua à ses hôtes du dimanche et leur en laissa prendre des copies, qui se multiplièrent. En 1857, les Goncourt purent entendre Paul de Saint-Victor lire à haute voix la prose indécente de Gau¬ tier au cours d’une soirée chez Mario Uchard. Le texte de cette lettre ne devait cependant être imprimé pour la pre¬ mière fois qu’en 1890, peu après la mort de sa destinataire. Mme Sabatier conservait soigneuse¬ ment tout ce que lui écrivaient les auteurs et les artistes qu’elle accueil¬ lait. Gautier, qui, comme critique dra¬ matique, devait sans cesse assister à des générales ou à des premières, eut maintes fois l’occasion d’inviter Mme Sabatier à l’y accompagner. Il le faisait souvent dans de courts billets comportant une formule de politesse non moins audacieuse qu’inattendue, comme : « Je vous baise la cheville et le gousset», ou «Je te gamahuche l’aisselle avec sérénité. » Presque toutes ces lettres, jointes à la longue lettre de Rome, ont été publiées en 1927 sous le manteau. Une édition complète en a paru en 1960. Les autographes de Gau¬ tier, que Mme Sabatier, vers la fin de sa vie, avait cédés au vicomte Spoelberch de Lovenjoul, se trouvent maintenant à Chantilly, dans la bibliothèque que ce collectionneur belge a léguée à l’Insti¬ tut de France. P. P. LETTRES À SOPHIE Titre sous lequel est connu le recueil de lettres de Mirabeau (Gabriel-Honoré Riquetti, comte de, 1749-1791) à di¬ verses personnes, mais surtout à sa maî¬ tresse Sophie de Monnier. Publié en 1792 par les soins de Pierre Manuel
Lettres d'Abélard à Héloïse et d'Héloïse à Abélard / 263 sous le titre : Lettres originales de Mira¬ beau écrites du donjon de Vincennes pendant les années 1777, 78, 79 et 80. Bien que Manuel, qui participa à la prise de la Bastille en 1789 et recueillit le manuscrit dans l’ancienne prison, ait fait preuve d’une grande fidélité à la mémoire de Mirabeau, il ne semble pas que le recueil soit rigoureusement complet. Selon Apollinaire, les pas¬ sages les plus libres, les plus audacieux manqueraient ici. Quoi qu’il en soit, si ces lettres témoignent en effet d’une passion brûlante et totale, il faut remar¬ quer que l’amant de Sophie souligne fréquemment que c’est le cœur, et non les sens, qui fait le mérite de sa maî¬ tresse ; il dit quelque part que la nature l’a faite plus tendre qu’ardente. C’est dire que si ces lettres ont leur place dans la littérature amoureuse, elles ne relèvent pas vraiment de l’érotisme, du moins dans l’état où elles nous ont été conservées. Y. B. LETTRES D'ABÉLARD À HÉLOÏSE ET D'HÉLOÏSE À ABÉLARD L’histoire d’Héloïse (1101-1163) et d’Abélard (1079-1142) est devenue légendaire. On peut retenir le côté «moderne» d’Héloïse, féministe du xne siècle, ou d’Abélard, fixant les Ecoles sur la Montagne Sainte-Gene¬ viève. Mais c’est la vie érotique de ces deux personnalités d’exception qui est l’aspect le plus remarquable de leur aventure. Abélard raconte leur liaison dans une lettre à un ami, connue sous le nom de «récit de mes malheurs». Philosophe, maître à penser célèbre, Abélard décide de séduire Héloïse, renommée dans toute la France pour «l’étendue de son savoir». Infatué de sa personne, il écrit : «J’avais alors une telle réputation, je l’emportais telle¬ ment sur les autres par la grâce de la jeunesse et de la beauté que je pen¬ sais n’avoir aucun refus à craindre.» L’oncle de la jeune fille, le chanoine Fulbert, demande à Abélard de lui don¬ ner des leçons particulières, qui se transforment rapidement. «Dans notre ardeur, nous avons traversé toutes les phases de l’amour»: passion, plaisir, raffinement. Les amants sont découverts. Abélard enlève Héloïse et la cache en Bretagne où elle accouche de leur fils. Abélard propose à Héloïse un mariage qu’elle repousse énergiquement comme une dégradation et une chaîne. Il se fera néanmoins, en secret, mais n’empêchera pas Fulbert de se venger en faisant ch⬠trer Abélard dans son sommeil. Plus que la douleur, c’est la confusion qui le fait souffrir. «Quelle figure faire en public ? » Il prend alors l’habit religieux, ainsi qu’Héloïse. Une lettre d’Abélard parvient à Héloïse qui, du fond de son cloître, s’en saisit avidement et y répond sur un ton bien différent. «Depuis que tu m’as été ravi, écrit- elle, mon amour s’est transformé en délire.» «Je suis ton épouse en titre, mais je trouve plus doux qu’on m’ap¬ pelle ta maîtresse, ta concubine, ta fille de joie.» Sous ses dehors d’entière soumission, Héloïse accuse : «C’est la concupiscence plutôt que la tendresse qui t’a attaché à moi.» Elle s’accuse aussi, avec une sorte d’insolence, d’être la seule responsable de sa mutilation. Puis, Abélard ne répondant que par des exhortations à la piété et au mar¬ tyre, elle s’emporte et lui rappelle les «enivrements de la volupté», qu’elle préfère appeler « d’un terme plus expres¬ sif : fornication ». Elle avoue que ce n’est pas la vocation, mais le désir de lui plaire qui l’a fait entrer en religion. «On dit que je suis chaste, c’est qu’on ne voit pas que je suis hypocrite. Chez moi, les aiguillons de la chair sont enflammés. » Et, tandis qu’Abélard parle avec dégoût des « turpitudes » du sexe, de «ces ordures où j’étais plongé comme dans une fange », Héloïse écrit : «Ces plaisirs de l’Amour auxquels nous nous livrions ensemble m’ont été si doux qu’ils ne sauraient me déplaire ni s’effacer de ma mémoire.» Toujours,
264 / Lettres de la marquise de Afl*** au comte de R*** même pendant la messe, « ils se présen¬ tent à mes yeux réveillant mes désirs ». «Lorsque je désirerais gémir sur les fautes que j’ai commises, je soupire après celles que je ne puis plus com¬ mettre...» X. G. LETTRES DE LA MARQUISE DE M*** AU COMTE DE R*** Roman de Crébillon fils (Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, 1707-1777). Publié en 1732. Le ton est donné dès la préface de ces lettres : «J’aurais souhaité de trou¬ ver dans ces pages plus de vertu, mais la Marquise aimait : voilà le malheur, et les autres n’en sont qu’une suite presque inévitable.» La marquise de M... a connu l’amour avant le mariage, puis le mariage sans l’amour. Elle se croyait devenue indifférente vis-à-vis des hommes lorsque les infidélités de son mari lui firent désirer une ven¬ geance. Lui-même, comme le comte d’Orgel de Radiguet, lui présentera celui qui deviendra son amant, le comte de R... «Votre vue me frappa, vos dis¬ cours me plurent, je remarquai que vous m’aimiez; j’eus besoin de toute ma vertu pour tâcher d’en être fâchée, je ne le fus pas assez apparemment, puisque vous ne vous en aperçûtes pas.» Une correspondance s’engage, mais sur un malentendu : « Pour vou¬ loir vous donner une trop bonne opi¬ nion de moi, à force de vous écrire que je ne vous aimais pas, je vins enfin à vous écrire que je vous aimais.» Le mari ne se doute de rien, prend même le comte comme confident. Mais le comte se révèle un amant décevant et quelque peu sadique avant la lettre : « Vous n’étiez pas fait pour aimer. Tou¬ jours maître de vous, vous n’êtes jamais que spectateur des transports que vous faites naître [...] Vous ne connaissez ni l’Amour ni l’Amante. Vous faites l’un parce que c’est le bel-air, et vous ne voyez l’autre, que pour jouir de la vue d’un objet dont vous êtes le maître, et que vous avez le plaisir de rendre la victime de vos caprices et de vos froi¬ deurs. » Avec plus d’ironie que d’amer¬ tume, la marquise poursuit dans toutes ses lettres le comte de ses reproches. Elle prétend qu’il est occupé sans cesse à la tourmenter mais cet être qu’elle nous présente comme à la fois léger, frivole et froidement rationaliste doit lui-même se sentir persécuté par un amour si exigeant. Les amants se sépa¬ reront. La marquise continuera d’aimer sans retour. Conduite par son mari chez le comte en l’absence de celui-ci, elle arrose de pleurs son portrait, passe la nuit dans son lit. Et finalement elle confiera au comte que, loin de lui, elle se meurt et qu’elle va mourir. Ce roman par lettres nous paraît trop long aujourd’hui, mais il demeure remarquable tant par la vivacité du sen¬ timent que par la qualité du style. Telle phrase rappelle Mme de La Fayette : « Si je vous le donnais [ce cœur], ce ne serait pour vous qu’une félicité passa¬ gère [...] et ce serait pour moi une source cruelle de larmes et de tourments; or, s’il se pouvait que votre amour fît mon bonheur, qu’est-ce qu’un bonheur qu’on se reproche sans cesse ?... » Tels accents sont presque aussi déchirants que ceux de la religieuse portugaise — v. *Lettres portugaises —: «Il y a trois jours que j’attends inutilement une lettre de vous. Ah ! vous ne m’ai¬ mez plus ! Tout me manque [...] Je me suis donc trompée, quand j’ai cru que mes malheurs ajouteraient à votre amour... » Dans les Lettres de la duchesse de*** au duc de*** (publiées en 1768), l’amante bafouée prononce un réquisitoire analogue contre l’amant libertin et perfide, sans lui laisser davantage la parole. Quelque libres que soient ses mœurs, la femme garde plus de maîtrise de soi, de force d’âme et de dignité que l’homme. Mais, ici, la futi¬ lité de l’intrigue, l’élégance trop mon¬ daine de l’écriture achèvent de nous persuader qu’on n’a jamais mieux écrit pour ne rien dire. P. D.
Lettres d'un Provençal à son épouse / <v>'> .... / ; _l I, K S Tl, TAN P A li I S I K N <-H / (’SJ//>(//'/'rr.t Le Sultan parisien ou l'Embarras du choix. Gravure anonyme. 1799. © Roger-Viollet. LETTRES D'UN PROVENÇAL À SON ÉPOUSE ou Critique des jolies femmes des princi¬ paux bordels de Paris, par M. H...y. Publiées en 1805. Correspondance d’un couple libertin, échangée lors d’un voyage de l’époux à Paris ; la seule préoccupation du couple est la luxure. «Si tu décharges beau¬ coup cette nuit, ne m’oublie pas dans ton délire», ainsi se termine la pre¬ mière lettre de ce récit touristique des bordels parisiens, commencé par la visite des plus sordides d’entre eux, ceux de la rue de la Tannerie, où le Provençal se perd dans un dédale d’immeubles délabrés et assiste à quelques scènes immondes auxquelles il s’abstient de participer par pur souci de préserver sa santé ; il se contente de se faire enculer par quatre mendiants aveugles. Il passe des «Pierreuses» du quai Voltaire aux bordels «passables» du Palais-Royal, où, dans une chambre pourvue d’usten¬ siles en tous genres : fouets, cordes à nœuds, épingles, godmichés, la vieille maquerelle le surprend avec une fille et, appréciant son art, lui offre les autres filles du bordel pour la nuit. Une fille lui révèle que «le plaisir n’est que ce qu’on le fait, l’imagination au contraire c’est tout». Sa femme, à la suite de ce récit, met à l’épreuve cette suggestion et fait monter chez elle un portefaix, dont elle excite l’ardeur sans voir ni être vue. Avec les douze plus belles filles de la ville, le mari continue ses exploits qui se terminent en une scène de délire où les filles montées sur des échelles laissent s’épandre un flot de liqueurs et d’excréments devant le Provençal
266 / Lettres érotiques à Stendhal épuisé. Danseuses de ballets, filles de théâtre, putains de classe et femmes mariées fréquentant les «maisons», il les décrit toutes minutieusement et boucle son périple de débauche en inci¬ tant son épouse à venir partager ses orgies. Chaque aventure érotique, écrite dans un style parfois raffiné et pré¬ cieux, se poursuit jusqu’à la limite du délire, et atteint le plus souvent une volupté s’achevant en un total évanouis¬ sement. C’est également là l’étalage d’une luxure parfaitement dépourvue de tout interdit. D. C. LETTRES ÉROTIQUES À STENDHAL Quelques lettres de Prosper Mérimée (1803-1870) à Stendhal (1783-1842) ont été conservées, et donnent quelque idée du style de conversation libre que les deux écrivains avaient sans doute introduit dans les salons de la Restaura¬ tion; ce pourquoi Guizot, en manière d’oraison funèbre, devait en 1842 dire que Stendhal était un «polisson». Par la même occasion, ces lettres ou frag¬ ments de lettres de 1830-1831, nous apportent, par intermittences, des mor¬ ceaux de chronique galante de la bonne société de l’époque romantique. Le fragment de beaucoup le plus caractéristique est celui auquel Stend¬ hal a donné le titre de : The Queen of Spaign, où Mérimée, vers la Noël 1830, raconte l’histoire de la défloraison de la troisième femme de Ferdinand VII d’Espagne. On y trouve d’utiles préci¬ sions sur le roi lui-même : « Suivant la dame de qui je tiens l’histoire, son membre viril est mince comme un bâton de cire à la base, et gros comme le poing à l’extrémité, d’ailleurs long comme une queue de billard. » Sa pre¬ mière tentative pour «farfouiller» la reine, qui était vierge, effraye la jeune femme, laquelle prend la fuite. Le roi la fait instruire par sa belle-sœur et la camerera-mayor, et, au bout d’un quart d’heure, recommence. Mais à ce moment, la digestion de la reine ayant été troublée, les draps furent tachés « d’une couleur tout autre que celle que l’on attend après une première nuit de noces. Odeur effroyable...» Comme Mérimée l’avait annoncé dès le début, c’est «une histoire bien salope». Un peu plus tard, à propos du Rouge et le Noir, qu’il ne paraît pas trop appré¬ cier, Mérimée parlera avec désinvol¬ ture de Mme Azur, c’est-à-dire Alberthe de Rubempré, une des maîtresses de Stendhal, racontera avec élégance une mésaventure de la duchesse de Dino égratignant et battant un prétendant, donnera des nouvelles de Mme Ance- lot, et d’un amoureux qui «se branle en son honneur». Une troisième lettre (25 mai 1831) donnera plus de détails sur la vie sexuelle de Mme Ancelot, surprise avec un amant « doux et blond » à onze heures du soir par son mari, et qui avait « le feu au cul d’une part et de l’autre mourant de peur». Enfin, voici Mérimée, Sutton Sharpe, Musset, Dela¬ croix chez les filles, à la suite d’une proposition du poète, faisant faire des exercices de gymnastique à six filles nues; pendant ce temps, Delacroix « haletait, pantelait et voulait les embro¬ cher toutes à la fois» (14 septembre 1831). Avec plus ou moins d’énergie selon les circonstances, tel est habituel¬ lement le ton de Mérimée pour parler des amours, et pas seulement de celles des indifférents, mais de celles de ses amis — n’écrit-il pas à Édouard Gras¬ set, qui avait trois ans plus tôt enlevé pour quinze jours Mary de Neuville, un des modèles de Mathilde de La Môle, qu’il avait bien dû lui «apprendre à se branler »? — et des siennes ; quand il raconte à Sutton Sharpe son entrevue de Boulogne avec Jenny Dacquin, il mentionne le pied de la jeune fille «qui commença à causer des insurrections dans mon pantalon». Il peut paraître que ce ton a quelque parenté avec celui du «polisson» Stendhal, quoique Méri¬ mée soit généralement beaucoup plus cru, mais sa sensibilité est à coup sûr fort éloignée de celle du Milanais. Y. B.
Liaisons dangereuses (Les) / 267 LETTRES PORTUGAISES Cinq lettres d'amour adressées par une religieuse de Béja, Mariana Alcoforado (1640-1723) à un gentilhomme fran¬ çais, le comte de Chamilly. Publiées en 1669. S’appuyant sur des travaux récents, les critiques se rallient généralement aujourd’hui à la thèse de la supercherie littéraire : ce roman épistolaire aurait été écrit directement en français par Guilleragues (1628-1685). Quoi qu’il en soit, la littérature amoureuse ne compte pas d’accents plus authentiques que les appels éperdus, douloureux de la célèbre nonne. Amoureuse d’un bel officier français, qu’elle voyait passer sous les fenêtres de son couvent au Portugal: «Vous m’avez, lui écrit-elle, enflammée par vos transports. Mon inclination vio¬ lente m’a séduite. » Rappelé en France pour servir son roi, il l’a laissée à son «abandonneront». Ces lettres brû¬ lantes répètent sans relâche et sans répit le mouvement d’amour et de haine qui l’a envahie, corps et âme. C’est parce que ce sentiment est ambivalent qu’à la ois elle écrit longuement et craint d’importuner son amant par ses mis¬ sives ; qu’à la fois elle le maudit et s’en repent: «Pourquoi avez-vous esté si acharné à me rendre malheureuse ? Que ne me laissiez-vous dans mon Cloistre ? Vous avais-je fait quelque injure ? Mais je vous demande pardon; je ne vous impute rien»; qu’elle lui demande de venir le rejoindre en France mais ajoute qu’elle ne le mérite pas; qu’à la fois elle le supplie : « Mandez-moi que vous voulez que je meure d’amour pour vous », mais sait bien qu’il s’en moque ; qu’à la fois elle songe à toutes les autres amours qu’il peut vivre, mais affirme qu’elle seule peut l’aimer totalement car sa vie de religieuse lui en laisse tout loisir. Semblable à Héloïse — v. *Lettres — pleine de rancœur contre Abélard, elle tempête contre l’injustice et le mal qu’il a commis : «Je vous ay aimé comme une insençée; que de mépris j’ay eu pour toutes choses.» Mais il y a un grand plaisir masochiste dans son malheur: «Aimez-moy tou¬ jours et faites-moy souffrir encore plus de maux», «je vous remercie dans le fond de mon cœur du désespoir que vous me causez». Elle ne regrette rien et se dit «ravie d’avoir fait tout ce que j’ai fait pour vous contre toute sorte de bienséance» et d’avoir été entraînée à «l’excès funeste de mes délices». Elle pense être plus heureuse que lui car, malgré son «état déplorable», elle a su se livrer tout entière à la passion d’un seul être : «Je n’ay aucun plaisir qu’en nommant vostre nom mille fois le jour. » Dans sa dernière lettre, com¬ prenant son indifférence, elle lui ren¬ voie tout ce qu’elle a de lui, lettres et bracelets et veut tenter de l’oublier : «Je me suis promise un estât plus paisible et j’y parviendray. » Mais elle le dit avec le même ton échevelé et dément que dans les autres lettres, avec ce souffle désordonné, précipité et oppressé de femme qui pleure... ou qui jouit. X. G. LIAISONS DANGEREUSES (Les) par Choderlos de Laclos (1741-1803). En 1781, l’officier Choderlos de Laclos qui a connu de nombreuses gar¬ nisons à Toul, à Strasbourg, puis à Grenoble, demande un congé pour ter¬ miner un ouvrage qui, comme il le dira plus tard à Tilly, «sortît de la route ordinaire et qui retentît encore sur la terre quand il n’y serait plus». En mars 1782 une première édition des Liaisons dangereuses est éditée à Paris; quelques mois plus tard, une réimpression conclue avec l’imprimeur. Plusieurs contrefaçons paraissent la même année. Le succès a été immédiat. Moufle d’Angerville peut écrire dans ses mémoires que le « roman des Liai¬ sons dangereuses a produit tant de sensations, par les allusions qu’on a prétendu y saisir, par la méchanceté avec laquelle chaque lecteur faisait l’application des portraits qui s’y trou¬
268 / Liaisons dangereuses (Les) vent à des personnages connus, [qu’] il en est résulté enfin une clé générale, qui embrasse tant de héros et d’hé¬ roïnes de société, que la police en a arrêté le débit, et en a fait défendre aux endroits publics où on le lisait, de le mettre désormais sur leur catalogue». C’est que le roman appelle peu aux jus¬ tifications romanesques. Dans le sous- titre, on peut lire : « Lettres recueillies dans une société, et publiées pour l’ins¬ truction de quelques autres, par M. C... de L...». Les nombreuses éditions qui suivirent, prouvent, s’il est besoin, que les Liaisons furent un des livres les plus lus de la fin du xvme siècle. Par exemple, la comparaison avec La Nou¬ velle Héloïse s’impose dès la parution aux commentateurs. Une même exacti¬ tude d’observation, malgré l’inversion des rapports et la critique qui s’en dégage : un roman par lettres où six personnages tissent lentement l’une des trajectoires les plus scandaleuses de notre littérature. Encore faut-il préciser que ce scandale-là, dans sa nouveauté, correspond à un souci de réalisme qu’on avait cru découvrir dans les tendres épanchements de Rousseau, et qui se révélait être aussi bien celui de l’hypo¬ crisie du temps. Si bien que le scandale ne tient pas tant au livre qu’aux lecteurs qui s’y sont reconnus pour l’accuser. L’attitude réprobatrice se poursuivra au xixe siècle. Un arrêt de 1823 en fait preuve. Comme l’écrira en 1890 Paul Bourget, « comprendre le mal à ce degré, c’est presque en devenir le complice, du moins pour les lecteurs simples qui ne se rendent pas compte de ce qu’est la grande intellectualité. L’audace spi¬ rituelle du livre a beaucoup plus contri¬ bué à sa renommée d’ouvrage coupable que l’audace matérielle, qui ne dépasse pas, sauf en quelques lignes — encore sont-elles presque inintelligibles à qui n’est pas averti —, ce qu’il est permis de montrer, du moment que l’on étudie les passions de l’amour. » Les Liaisons sont donc « dange¬ reuses» parce qu’elles permettent de comprendre ce que d’autres se conten¬ tent de démontrer. Tout le livre est une leçon où les problématiques du mal, incarnées par Mme de Merteuil et le vicomte de Valmont, sont aussi celles de l’amour. Si quelques ingénues — trop naïves comme Mlle de Volanges ou trop sérieuses comme la présidente de Tourvel — tombent sous les coups des libertins, il faut s’en rapporter au siècle qui crée à la fois tant de délica¬ tesse avec autant de perfidie. C’est la conjugaison des deux, l’impossibilité d’une attitude sans l’autre, qui fonde le véritable scandale. Mme de Merteuil conduisant l’intrigue que Valmont exé¬ cute, voilà la critique d’üne société qui oblige à ce qu’elle ne permet pas. Mieux, qui, le tolérant, n’en blâme les effets qu’autant qu’ils tirent à l’évi¬ dence. Une fois encore, si les Liaisons sont dangereuses, c’est qu’elles ne sau¬ raient être autrement, malgré La Nou¬ velle Héloïse et les romans héroïques du temps. D’ailleurs Laclos sait tout cela mieux que tout autre. Et il le prouve. S’il est vain de chercher dans son roman la configuration de l’auteur, il serait naïf de ne pas l’inclure dans le tableau d’une société dont il représente, avec Sade et Diderot, l’une des arêtes les plus tranchantes — la perfidie des Liai¬ sons reposant sur ce détour que Sade aussi bien que Diderot, sans l’igno¬ rer, négligent parfois pour une attitude plus «philosophique» ou plus «poé¬ tique» (plus forcenée), quand Laclos se contente de décrire une aventure banale avec toutes les ressources de la méchan¬ ceté et du vice qui se peuvent trouver. Et c’est finalement la «sécheresse» de Laclos qui fascine mieux que toute invention. Ainsi, le livre est ordinaire au sens où il raconte des aventures où beaucoup peuvent se reconnaître. Si l’on résume brièvement l’action, l’amour contrarié de Mlle de Volanges et du chevalier Danceny que Mme de Merteuil mettra à profit pour intro¬ duire le séducteur Valmont, son ancien
Liaisons dangereuses (Les) / 269 amant, auprès de l’ingénue, n’a rien de très remarquable. Mais si l’on sait que Valmont la séduit en même temps que la trop vertueuse présidente de Tour- vel, et tout cela pour répondre à un pari dont, pour lui, Mme de Merteuil est l’enjeu impossible, la perversion du propos devient brutalement évidente. L’impossible emploie tous les possibles pour mener son illusion. L’« extraordi¬ naire» devient une mise à nu de l’ordi¬ naire. Si bien que l’érotisme des Liaisons participe plus de la cruauté du dévoi¬ lement que de l’exhibition des passions. Le roman tout entier pourrait porter un seul sous-titre : l’histoire d’un dépouille¬ ment qui serait aussi celle d’une mise à mort par la vanité de tout sentiment amoureux. Mme de Merteuil le rap¬ pelle au début du roman lorsqu’elle écrit à Valmont : «Ne vous souvient-il plus que l’amour est, comme la méde¬ cine, seulement l ’art d’aider la nature ? » Et de quelle nature s’agit-il? De la même que celle dont Sade déduit ses principes, de celle aussi sur laquelle Diderot fonde son scepticisme. Dès lors, être naturel ou être amoureux, c’est articuler une loi où le principe du plai¬ sir est l’unique ressource. Tout respect relève de la vanité ou de la supercherie. Mais c’est aussi masquer la sauvagerie de l’instinct sous des habitudes hypo¬ crites et profiter par là des naïvetés que recouvre toute morale. Mme de Mer¬ teuil peut passer pour une honnête femme. Pourtant elle aime les hommes parce qu’ils sont «jolis». Et cela suffit pour tourner toutes les lois. Si le liber¬ tin sait séduire, c’est parce qu’il sait exactement reconnaître ses avantages, et par là, donner à l’illusion des autres toute la mesure d’une assurance fondée sur le mépris des naïfs. Il faut aimer parce que telle est la loi. Mais cela ne signifie jamais qu’il faille se laisser dominer. En domptant l’amour (par la séduction la plus hypocrite, les serments les plus faux, les abandons les plus scandaleux), Valmont et Merteuil se prouvent qu’ils pourront toujours aimer. Si l’argument romanesque uti¬ lisé par Laclos met comme enjeu aux dépravations du vicomte le corps de Mme de Merteuil, et si, une fois les per¬ fidies accomplies, la marquise se dérobe aux avances de son ancien amant, c’est qu'aimant aimer, elle refuse de fixer l’amour, de se fixer elle-même. En ce sens, Mme de Merteuil domine Les Liaisons dangereuses. Si c’est Val¬ mont qui agit — malgré les quelques anecdotes plaisantes des turpitudes de la marquise —, Mme de Merteuil garde le contrôle. À la limite, Valmont serait un libertin de faible envergure s’il n’avait, à tout instant, derrière lui, une femme qui le déteste plus encore qu’elle ne l’estime parce qu’elle pourrait l’ai¬ mer. Aussi, la vérité du libertinage de Valmont (séduire, se lier quelques jours, puis abandonner le plus souvent avec éclat) diffère des pratiques de Mme de Merteuil. Chez la marquise, la « mise à nu» se double d’un pouvoir de néga¬ tion que ne possède pas le vicomte. Elle n’est jamais vraiment amoureuse là où Valmont demande au sentiment l’impulsion. Elle récompense mais ne subit jamais — même pour séduire. Lorsque devant le refus de la marquise de «se donner» comme elle l’avait pourtant promis, le vicomte se fâche, c’est encore elle qui « déclare la guerre ». Et si, pour la morale, Valmont meurt d’un coup d’épée de l’ami qu’il a trompé (Danceny), Mme de Merteuil, quoique défigurée et ruinée, s’enfuit en Hollande où l’on peut très bien l’imagi¬ ner dans de nouvelles aventures. Enfin l’école du libertinage que pro¬ pose Mme de Merteuil est souvent déviée par des considérations plus phi¬ losophiques. Dans sa lettre LXXXI au vicomte, décidant de conter sa vie pour accuser l’intervalle qui la sépare de Valmont, elle commence par définir le libertin non sans humour : « Où est le mérite qui soit véritablement à vous? Une belle figure, pur effet du hasard; des grâces que l’usage donne presque toujours, de l’esprit à la vérité, mais
270 / Liberté ou l'amour (La) auquel du jargon suppléerait au besoin ; une impudence assez louable, mais peut-être uniquement due à la facilité de vos premiers succès...» Et elle ajoute, quant à la règle qui, dit-elle, l’oblige à résister au vicomte : « Si cependant vous m’avez vue, disposant des événements et des opinions, faire de ces hommes si redoutables le jouet de mes caprices ou de mes fantaisies ; ôter aux uns la volonté, aux autres la puissance de me nuire ; si j’ai su tour à tour, et suivant mes goûts mobiles, attacher à ma suite ou rejeter loin de moi Ces tyrans détrônés devenus mes esclaves ; si, au milieu de ces révolu¬ tions fréquentes, ma réputation s’est pourtant conservée pure; n’avez-vous pas dû en conclure que, née pour ven¬ ger mon sexe et maîtriser le vôtre, j’avais su me créer des moyens incon¬ nus jusqu’à moi ? » C’est exactement à quoi elle s’applique quand elle renonce à l’amour en l’expérimentant sans cesse. Elle n’en veut connaître que le prétexte pour mieux en calculer les fins : comme si ce n’était pas elle qui aimait, mais l’amour en elle, c’est-à- dire une puissance qui ne l’enchaîne que pour mieux lui permettre de trans¬ gresser sa condition. Toute la perfidie de Mme de Merteuil est dans l’épreuve illusoire de toute vérité. C’est ce qu’elle appelle «avoir des principes». Dès lors, comment ne pas reconnaître dans la provocation une « leçon de morale » dont l’enjeu serait la dérision absolue en même temps que l’épreuve d’une liberté totale ? C.F. LIBERTÉ OU L'AMOUR (La) Roman de Robert Desnos (19001945). Publié en 1927. Cet ouvrage fit condam¬ ner Desnos et son éditeur en correction¬ nelle, quoique les passages les plus libres eussent été distraits de l'édition et imprimés en «cartons» remis seulement aux souscripteurs qui les demandaient. L’érotisme a une vertu terrible et sacrilège. Il s’environne d’angoisse, d’horreur, de mort. Il mène l’amant, pieds et poings liés, jusqu’au gouffre. Il menace : la liberté ou l’amour! Les deux grands héros du roman sont, cha¬ cun de leur côté, des champions d’au¬ dace et de violence. Dans la rue, Louise Lane laisse tomber, un à un, tous ses vêtements. Son «pantalon de fine batiste », imprégné de son odeur intime, un homme le ramasse et le flaire, exta¬ sié. Cette exhibition nocturne provoque la panique et l’effroi à de nombreux kilomètres à la ronde. «Les autos s’en¬ fuient en barrissant. » Directrice de pensionnat, Louise Lane fouette jus¬ qu’au sang les petites filles dont la croupe frémissante se contracte spas¬ modiquement : « Parfois un grand sur¬ saut cambrait davantage les reins, écartait les cuisses et le sexe était dévoilé. » Quant à Corsaire Sanglot, il pratique la pédérastie par goût du com¬ bat, la victoire étant trop facile avec une femme. Avec un mâle aux muscles durs, il peut lutter et l’enlacer sans déchoir. Au Club des buveurs de sperme, il déguste un cru de choix, du sperme de Sénégalais, « année du nau¬ frage de la Méduse ». La récolte de la précieuse liqueur est agréable et variée. Ainsi, un jeune homme sodomise, «avec tendresse et régularité», une femme hautaine mais «réduite à l’impuis¬ sance », lui arrachant sa jouissance, tan¬ dis qu’une fillette, glissée entre leurs jambes, «recueille au bord de l’ourlet une neige tiède et odorante». Quand les deux héros se rencontrent, le lit devient le lieu d’un combat sauvage, une tempête de morsures et de cris. Corsaire Sanglot cingle de coups Louise Lane, lui écarte brutalement les cuisses, l’étrangle presque. Tordue de volupté, la femme agonise. Corsaire brise une bouteille d’ambre sur son corps et, pris de frénésie, enfonce le tronçon dans ses seins, ses yeux, son ventre. Il connaît l’enivrement de se connaître sans limites. Amour et mort sont confondus jusqu’au rêve. X. G.
Us de mer (Le) / 271 UEU COMMUN (Le) Roman de Suzanne Allen (née en 1920]. Publié en 1966. Pierre et Irène forment un couple très libre : Irène a des aventures, fémi¬ nines tout autant que masculines, et Pierre a une maîtresse attitrée, Gene¬ viève. Mais Irène en vient petit à petit à se demander si cette liberté n’entrave pas finalement leur entente. Le roman est la méditation osée de ses rapports avec la maîtresse de son mari. Pour sauvegarder la valeur de son union avec Pierre, Irène décide de prendre en charge l’amour que son mari voue à la jeune institutrice. Dans le rêve final, où elle laisse libre cours à son imagi¬ nation, elle se voit devenir, dans une complicité sereine, la compagne la plus intime de son mari auprès de la sen¬ suelle Geneviève, à peine vêtue de bas et de £ants et prête à tous les dérè¬ glements. J. L. US DE MER (Le) Roman d'André Pieyre de Mandiargues (1909-1991]. Publié en 1956. Dans une Sardafgne rongée par le soleil, Vanina et Juliette ont découvert une contrée sauvage : elles passent de longues journées sur la plage, près d’une zone envahie par d’entêtants lis de mer. La mer, les monts et le ciel for¬ ment le décor de leur rêverie, mais cette nature est un sanctuaire, et seul le grand dieu Pan saurait régner sur lui. Si Juliette s’abandonne à une molle exis¬ tence végétative, Vanina fait preuve de décision. Elle a fugitivement rencontré dans un bois de pins un grave et beau jeune homme auquel elle a donné un rendez-vous nocturne sur la plage. Sa première nuit d’amour sera précédée de minutieux préparatifs : elle va jus¬ qu’à s’adonner à la pratique du baiser avec Juliette, qui est plus expérimentée qu’elle. Elle évoque aussi de volup¬ tueux souvenirs, en particulier celui de Giacomo, paysan d’une ferme apparte¬ nant à la famille de Vanina. Lorsque celle-ci était enfant, Giacomo l’attirait dans la fromagerie où il frottait ses jambes, ses cuisses, puis son corps tout entier d’un mélange de fromage cré¬ meux et de lait. «C’était, disait-il, pour qu’elle ait partout la peau lisse, quand elle serait grande. » Mais il lui arrivait aussi de lui lécher les pieds, le ventre, de la mordiller « en jurant qu’elle avait bon goût et qu’il allait la manger jus¬ qu’aux os». L’approche de la révéla¬ tion des mystères charnels est comme une danse à la fois rigoureuse et enivrée. Toute cette préparation à l’amour révèle un désir de lucidité et de perfection peu commun chez une jeune fille encore innocente. Maintes pages sont un hymne à la femme, dont tous les gestes et les émois sont analysés. L’homme, en revanche, demeure effacé, dans l’ombre. Vanina ne cherchera même pas à connaître son nom. Il n’est pour elle qu’un instrument de connaissance, à n’utiliser qu’une nuit, pour que la merveilleuse initia¬ tion demeure intacte dans la mémoire. Toutes les phases du rituel ont été fixées par Vanina, à l’avance, ainsi que l’heure et le lieu. Lors de leur première entrevue, elle fait part à l’homme de ses exigences : il devra être attentif, éviter d’être frivole, conserver toujours son air sombre. Il se saisira d’elle dès son arrivée sur la plage et lui liera les mains derrière le dos. Il ne se hâtera pas de la prendre, mais il s’amusera d’elle et la caressera sous ses vêtements avant de les retirer. Car c’est une fête que Vanina organise, dans ses moindres détails. Lorsque le rôle de l’homme a été aussi bien tenu qu’elle pouvait s’y attendre, Vanina le renvoie. «J’ai besoin, dit-elle, de rester seule pour m’examiner et pour savoir combien je t’aime. » Mais dès le lendemain matin, elle éveille Juliette, l’oblige à se lever et à faire son bagage. Il est temps d’al¬ ler découvrir d’autres paysages, loin de cette plage de Sainte-Lucie «où l’on était resté trop longtemps déjà ». Y. C.
272 / Use fessée LISE FESSÉE Roman sur la flagellation, à l'école et dans le monde, publié en 1910. Pierre Mac Orlan (1882-1970) a écrit, pour subsister au début de sa car¬ rière, un certain nombre de romans de ce genre, soit sous son vrai nom : Pierre Dumarchey, soit sous le pseudonyme de Sadie Blackeyes. Lise Durand, « svelte jeune fille à la gentillesse espiègle», dans une sévère institution anglaise pour jeunes filles du continent. Cette demoiselle est la fille d’un fabricant de drap multimillionnaire qui vit aux environs de Rouen. L’édu¬ cation « anglaise » reçue par la grande écolière la prédispose à bien accueillir le soupirant prévu par son papa, un noblaillon du pays, qui frappe de main ferme et manie le fouet. Il en est de même d’un ami de régiment de ce jeune homme. Tous deux ont développé leurs talents, entre autres, à Tunis et à Naples. Les deux intrépides et Lise la Douce se retrouvent aux États-Unis. Les ex-mili- taires mourront de mort violente dans l’Ouest américain. Lise leur survivra, ayant appris ce qu’il y a lieu de savoir et presque plus. Elle gagnera toute la confiance d’un vieil érudit spécialisé dans les œuvres érotiques. M. B. LISTE DE TOUS LES PRÊTRES trouvés en flagrant délit chez les filles publiques de raris, avec le nom et la demeure des femmes chez lesquelles ils ont été trouvés, le détail des divers amu¬ sements qu'ils ont pris avec elles, tirée de papiers pris à la Bastille. Paris 1790. À la fois destinée à convaincre la population des turpitudes de l’Ancien Régime et à rallier le nouveau clergé à la Révolution, laquelle prônait le mariage des prêtres, cette brochure concerne des ecclésiastiques dont la plupart se trouvaient encore en vie à l’époque de sa publication. Non sans lyrisme ni saveur s’y trouve stigmatisée une criante injustice : alors que les chambres et garnis des rues Guénégaud, Montmartre, Tiquetonne, Illustration d'un «Almanach des demoi¬ selles». Fin du XVIIIe siècle. Montorgueil, Plâtrière, de la Harpe ou de Seine sont le théâtre de continuelles descentes de police (le plus souvent sur dénonciation de la demoiselle), les sup¬ pôts de l’ordre s’arrêtent à la porte des amies intimes des prélats et se conten¬ tent de dénombrer les visites de ces hauts personnages sans jamais les inquiéter. Archidiacres déculottés dans les arrière-cours, doyens de cathédrale de province habillés en soubrette et fardés, prieurs, chapelains et vicaires «manualisés jusqu’à la parfaite pollu¬ tion», séminaristes, clercs et capucins pincés en «amusements préliminaires sur la gorge et sur les cuisses» avec Rosette, Victoire, Zéphire ou Zaïre, ou encore tel professeur au Collège de Navarre ou tel secrétaire d’évêque découvert en compagnie d’Élise ou d’Adélaïde dans un carrosse loué exprès,
Livre blanc (Le) / 273 la liste des ministres de la religion, troublés dans l’exercice de leurs fonc¬ tions naturelles, dut réserver et réserve encore bien des surprises. D. G. UT AMOUREUX (Le) Poèmes de Louis Bourdel. Publiés en 1903. Illustré par Henry de Groux et par Ardengo Soffici, ce recueil de poèmes eût mérité d’être moins oublié qu’il ne l’est. Mécislas Golberg, qui l’a préfacé, s’en représentait l’auteur « égrenant des rêves, de ses mains pâles», et raillant avec amertume lorsque, parfois, des ronces lui égratignaient les doigts. Louis Bourdel raille, en effet, assez souvent, mais dans des termes qui donnent à penser que son inspiration ne se nour¬ rissait pas constamment de phantasmes : «Je voudrais peloter vos jeunes petits seins,/Qui se cabrent comme des pou¬ liches traîtresses ;/Allons, laissez-moi faire... je sens que ça presse,/Tout de suite, pendant que nous sommes en train...» Le poème dont nous venons de citer le premier quatrain s’intitule : «Dans mon for intérieur de phanéro¬ game » et se termine par : « [...] Demeu- rons/Longtemps comme cela... Le plaisir et la joie/Et l’amour, la folie heureuse d’être encor/Dans les bras l’un de l’autre font un quatuor/Digne de Beethoven... — Ah !... I’ faut bien qu’je m’nettoie !... » Ces vers d’une allure dégingandée sont dans l’ensemble plus suggestifs que beaucoup de poèmes érotiques de coupe classique. S’il fallait leur décou¬ vrir une ascendance, la moins contes¬ table serait peut-être dans les Amours jaunes. Mais alors que les poèmes de Tristan Corbière dégagent des senteurs d’iode et de varech, c’est une odeur moite de lit saccagé qui s’élève des strophes de Louis Bourdel. P.P. LIVRE BLANC (Le) Publié d'abord en 1928 (tirage limité à 21 exemplaires), l'ouvrage fit l'objet d'une nouvelle édition, illustrée par l'au¬ teur, en 1930. Le Livre blanc, comme son titre l’in¬ dique, est sans nom d’auteur. Il est illustré de forts beaux dessins de Jean Cocteau (1889-1963), qui a trouvé ainsi une très élégante façon de signer un texte qu’il devait d’ailleurs recon¬ naître plus tard et où ses dévots décelè¬ rent immédiatement son style. Les deux premiers paragraphes donnent le ton et peuvent servir à résumer l’œuvre : « Au plus loin que je remonte et même à l’âge où l’esprit n’influence pas encore les sens, je trouve des traces de mon amour des garçons.» «J’ai toujours aimé le sexe fort que je trouve légitime d’appeler le beau sexe. Mes malheurs sont venus d’une société qui condamne le rare comme un crime et nous oblige à réformer nos penchants. » Tout le reste n’est qu’illustration, voire démonstra¬ tion. D’abord son « amour des garçons ». Dès son enfance, passée à la campagne, le narrateur admire un valet de ferme se baignant nu dans une rivière et deux jeunes bohémiens, également nus, grim¬ pant aux arbres. Au lycée Condorcet, dans une classe qui « sentait le gaz, la craie, le sperme», il rencontre Darge- los, le vrai, celui qui servira de modèle au personnage du même nom dans Les Enfants terribles. Après ces débuts sans équivoque, la véritable nature du narra¬ teur subit une légère déviation : il croit aimer les filles, et plus particulièrement une fille, Rose. Mais il ne tarde pas à découvrir que c’est au frère de Rose que vont ses hommages les plus ardents. Il découvre ensuite les charmes de Toulon, comparée à une «charmante Sodome », et les séductions des marins. Il revient à Paris, fréquente un établis¬ sement de bains spécialisé, entre autres, dans les glaces transparentes. Dieu seul sait pourquoi : il y découvre Dieu, et comme «faire son salut à Paris est impossible», il retourne au bord de la Méditerranée, où il rencontre H. qui le trompe avec des femmes et de la drogue. H. meurt de tant d’excès. Le narrateur se fiance alors à Mlle de S., qui, hélas, a un frère, lequel tombe
274 / Livre de Monelle (Le) immédiatement amoureux de son futur beau-frère. Nouveau drame : M. de S. se tue. Le narrateur décide de se retirer au couvent ; une fois de plus, la malé¬ diction le poursuit; le moine qui l’ac¬ cueille montre son profil : « C’était celui d’Alfred, de H., de Rose, de Jeanne, de Dargelos, de Pas de chance, de Gus¬ tave et du valet de ferme.» Il dispa¬ raît du monde pour «imiter ces Pères Blancs qui se consument dans le désert et dont l’amour est un pieux suicide». Dieu et Éros se tiennent la main dans cet univers masculin. La réussite du Livre blanc est dans le dosage parfait de la profession de foi et de la descrip¬ tion langoureuse ; comme en témoigne ce passage : « Corps parfait, gréé de muscles comme un navire de cordages et dont les membres paraissent s’épanouir en étoile autour d’une toison où se sou¬ lève, alors que la femme est construite pour feindre, la seule chose qui ne sache pas mentir chez l’homme. » J. C. LIVRE DE MONELLE (Le) Récit de Marcel Schwob (1867-1905]. Publié en 1895. Ce long poème en prose semble paraphraser et illustrer le vers de Bau¬ delaire : « Femme, morceau de chair ; oh ! sœur de charité. » Il a une double source : littéraire, de Daniel Defoë — dont Marcel Schwob devait traduire Moll Flanders — à Dostoïevski en pas¬ sant par Thomas de Quincey, et biogra¬ phique : l’amour de l’auteur pour une jeune ouvrière tuberculeuse. Le Livre de Monelle comprend trois parties : «Paroles de Monelle», ainsi appelée parce qu’elle est seule (en grec, mona) ; « les Sœurs de Monelle » ; « Monelle ». Chacune a son genre et son style. Monelle parle un peu comme Zara¬ thoustra, ses sœurs permettent à l’au¬ teur des Vies imaginaires de brosser une série de portraits : l’égoïste, la volup¬ tueuse, la perverse, la déçue, la sau¬ vage, la prédestinée, la rêveuse. La dernière partie du livre pourrait s’appe¬ ler, comme le poème symphonique de Richard Strauss, Mort et Transfigura¬ tion. L’exaltation de l’érotisme profes¬ sionnel en fait une pureté. Monelle est une Marie-Madeleine qui n’aurait pas rencontré le Christ. Mais elle s’exprime souvent dans le ton de l’évangile, avec moins de simplicité, certes, des grâces surannées, une pré¬ ciosité érudite assez alexandrine et sui¬ vant une esthétique très fin-de-siècle. Il n’y a pas de récit, pas d’histoire, mais des phrases et des images. Cela va d’un gongorisme parfaitement démodé : « Je te parlerai de mes paroles. Les paroles sont des paroles tandis qu’elles sont parlées » à une peinture qui rappelle les maîtres de l’érotisme du xvme siècle : « J’ai désiré un royaume rouge... Beau¬ coup de jeunes filles se gavaient de gourmandise et de luxure... Les enfants désiraient des amours lointaines et des meurtres ignorés. Des corps nus jon¬ chaient les dalles des étuves chaudes. Toutes choses étaient frottées d’épices ardentes et éclaircies de cierges rouges. » Après avoir erré dans cet enfer, l’au¬ teur aperçoit «la petite lueur d’une lampe tremblante » (on croirait lire Maeterlinck) : c’est Monelle. Mais elle s’enfuit «et j’ai dans la bouche un goût d’infamie». Monelle meurt, mais res¬ suscitera, elle ne vendra plus « les petites lampes menteuses qui s’éteignaient sous la pluie morne». Elle fera découvrir à son ami le royaume enchanté des enfants, de la blancheur et de la vérité. Si apprêtée, si précieuse même que soit une telle œuvre, elle n’en demeure pas moins l’expression raffinée d’une sen¬ sualité savante, aboutissement exquis, bien qu’un peu décadent, de toute une tradition littéraire. P. D. LIVRET DE FOLASTRIES À JEANNOT PARISIEN Recueil de vers de Pierre de Ronsard (1524-1585). Publié en 1553. Gaietés poétiques de Ronsard, ces quelques pièces content certains souve¬ nirs égrillards. Souvenirs par exemple de la «maigrelette» et de la «gros- sette», dont il faisait bon pour la
Lois de l'hospitalité (Les) / 275 première fois de tâter la « cuisse ronde¬ lette», l’«embonpoint rebondi» et de s’endormir sur la poitrine arrondie. Quant à l’autre, si elle n’est pas si «bellette» et si «quand je la perse,/Je sens les dents d’une herse», elle a pourtant son charme aussi. La philoso¬ phie de l’histoire est que rien ne vaut de passer de l’une à l’autre car d’une viande «bien qu’on en soit friand,/Sans quelquefois l’échanger,/On se fâche d’en manger». Souvenir encore de celle qui devint bigote, qui ne voulait plus qu’on «l’acôlle» et qui lui déchirait le visage quand il essayait de mettre la main «dedans ses tétins» ou quand il voulait «fesser sa fessette grossette». Résultat de ce fâcheux empêchement : « La longue roydeur de ma veine,/Pour¬ tant rouge et bien au point/Bat ma che¬ mise et mon pourpoint.» Récit aussi des « doucelettes amourettes », des ber¬ gers Jacquet et Robine, amours issues de la vue de ce «tribart qui lui pendait entre les jambes» et de ce «petit cas barbelu/D’un or faussement crépelu/ Dont le fond semblait une rose », entrevu sous les jupes ; éveil du désir, requête, le bon Jacquet «embroche» sa bergère... et, suivant ce franc exemple, « Les boucs barbus, paillards, sur les chèvres montèrent. » L’ouvrage se termine sur un sonnet au « petit trou, trou mignard, trou velu», source de tant de joies, de tant de peines, « ver- meillette fente » qui tourmente et dompte les plus rebelles. La truculence du lan¬ gage employé, la merveilleuse trivialité et bonhomie des situations nous entraî¬ nent dans un monde faunesque et réso¬ lument dionysiaque. On est loin de la sensibilité frémissante et des allégories de l’humaniste. Point de pétrarquisme ici, mais paillarde et joviale simplicité dans le désir. M. DE S. LOIS DE L'HOSPITALITÉ (Les) Roman de Pierre Klossowski (né en 1905). Publié en 1965. La trilogie qui compose les Lois de l’hospitalité a été rédigée entre 1953 et 1960. Lorsque l’auteur réunit les trois romans en 1965, l’ordre chronologique des parutions est bouleversé. Comme ouverture, La Révocation de l’Édit de Nantes (1959) précède Roberte ce soir qui lui est antérieur de six ans. Un der¬ nier roman, Le Souffleur (1960), ter¬ mine le tryptique. Pourtant il serait vain de tenter une chronologie des fic¬ tions qu’animent Les Lois de l’hospi¬ talité. Si Roberte ce soir forme le noyau central d’un thème dont les déve¬ loppements se pulvérisent dès l’énoncé, c’est surtout, comme l’écrit Klossowski dans sa préface, qu’il est impossible de rendre, sous le couvert d’un nom (celui de Roberte) qui n’a cessé de le hanter, l’enchevêtrement de la «comédie men¬ tale» au niveau de laquelle l’auteur se place. Force nous est donc, comme à l’auteur, de suivre Roberte pas à pas. «Les Lois de l'hospitalité». Dessin de l'au¬ teur pour «Roberte ce soir». Paris, 1953. © Adagp, Paris, 2001.
276 / Loum (Le) «Depuis dix ans, écrit Klossowski, que je vis ou crois vivre sous le signe de Roberte, je puis dire que si je n’ai pas été capable de m’astreindre humai¬ nement à pareille dimension de la pen¬ sée, la part de moi-même qui en a fait les frais ne s’est pas autrement compor¬ tée à l’égard de la vie courante.» Et il ajoute — ce qui pour nous résume le livre : « Je me suis borné à déduire du sacrement de mariage la réaction par chaîne à partir de l’anneau conjugal. Si on prenait à la lettre le couple nucléaire que j’ai représenté — le mari ne se figurant sa femme autrement que se surprenant elle-même à se laisser sur¬ prendre, elle-même se jetant dans des initiatives qui doivent la convaincre de sa liberté, quand celles-ci ne feraient que confirmer la vision de l’époux —, on serait encore dans l’invraisemblance. La vie n’est point telle. Les pensées peuvent s’insinuer de la sorte dans les silences et dans le fond de propos qui roulent sur n’importe quoi d’autre, sauf sur ce genre d’attrape concerté. Mais “nous” avons vécu de la sorte à nous reprocher mutuellement de ne nous écouter point quand “nous” parlions l’un à l’autre. » Dès lors, cette absence d’une intervention où les actes (char¬ nels) commis par Roberte à l’instiga¬ tion de son mari, répètent l’inanité de toute chair, introduisent à cette « comé¬ die mentale» où l’instigateur — fictif ou réel, mais plutôt «flottant» d’une dimension à une autre — tresse, dans l’intimité d’un corps doublé d’un nom, les réseaux infinis d’un discours dont l’enjeu est son abolition même. Le corps de Roberte devient « syntaxique ». Le «sujet» se refuse à l’écriture, fris¬ sonnant de ce refus que l’écriture englobe cependant comme tentation majeure. Le corps de Roberte, inapte à la mémoire (à l’histoire), est ques¬ tionné sous le mode d’un langage qui est le répertoire de toutes les mémoires. Et l’enjeu du théologien qui sert de mari à Roberte devient celui d’une «réduction» du tentateur par la tenta¬ tion même : faire en sorte que Roberte se donne à chacun, opérant ainsi la maxime de l’hospitalité, c’est lui per¬ mettre de s’extraire de son corps, de l’abolir dans la souillure, et par là d’accéder à la Grâce. C’est encore démonter cette «masse négative» que représente un corps sérié dans une infi¬ nité de rapprochements dont l’érotisa¬ tion marque la pulvérisation. De la même façon que le récit du théologien (et des autres, de Roberte...) se frac¬ tionne à l’infini, donnant la mesure de cet impossible où le « monde de la vie » ne coïncide plus avec celui de la raison ou de la mémoire pour introduire à un «univers spirituel» dont l’expérience de la Grâce est l’axe presque phallique. Dans un livre ultérieur, le *Baphomet, Klossowski précisera encore les moda¬ lités d’une possession qui ne possède qu’elle-même, en l’identifiant à l’ex¬ tase de sainte Thérèse. Aussi poser le problème du couple — de l’anneau nuptial — revient à généraliser ce lieu privilégié d’un pas¬ sage multiple où tous les couples sont égaux au même couple, innommable celui-là, qui est la transition par l’expé¬ rience hétérodoxe (dont l’adultère ne donne que le visage le plus banal) d’une orthodoxie fondamentale qui se révèle, chez Klossowski, chrétienne. On ne sau¬ rait mieux incarner le paradoxe ! Car la profanation (commise à maintes reprises sur/par Roberte) devient l’instrument de la resacralisation. Comme si le phalle qui ouvre Roberte à son ignominie était le même qui arracha au Christ, sur la croix, quelques gouttes de sang. Phalle de l’introjection mystique, emblème (chez sainte Thérèse, chez saint Jean de la Croix, dans les légendes de Parsifal, mais aussi dans les théogonies civaïtes, dans les rituels tantriques) hypostasié par le cheminement symbolique dont il découle : « figures » dès lors de la sainteté... C. F. LOUM (Le) Roman de René-Victor Pilhes (né en 1934], Publié en 1969.
Lucette / 277 Son Excellence, le Président, fait l’escalade d’un pic rocheux, le Loum, avec sa mère, « la dame charnue, noire et poudrée», l’«engendreuse». Les aventures délirantes et ambiguës se suc¬ cèdent : la vieille mère masse la pros¬ tate de son fils, tandis que le narrateur, posté en voyeur, fume une pipe. Ils écar¬ tent à grand-peine une énorme fente et pénètrent dans «un fin boyau de merde ». Ils défèquent de concert et le fils crie : « Chiez de haut ! Vous êtes belle. » Un simulacre de tétée et « ce fut en quelque sorte l’orgie». Le symbo¬ lisme sexuel, déjà évident, est soudain expliqué : le dard du Loum, c’est «une pine rongée » par trois chancres syphi¬ litiques. Alors l’ascension recommence. La mère et le fils sont accompagnés du « Père Puissance ». La mère, les fesses écartées par le Père, montre son anus à son fils pour lui prouver qu’il l’a sodo¬ misée, puis met sa verge à nu et le fait jouir. Étrange supplice pour ce fils qui voit dans «papa le cadavre d’Éros, maman une pécheresse et moi Jésus sucé». Le plus extraordinaire fantasme est sans doute le dernier : le fils est ex¬ pulsé des « catacombes vulviques » par un flot d’urine et n’est sauvé de la mort qu’en s’accrochant au clitoris. X. G. LOURDES, LENTES Roman de Stève Masson (né en 1911). Publié en 1969. L’homme qui parle de sa vie sexuelle comme un défi lancé à l’hypocrisie générale, n’aime que les femmes lourdes et lentes : « Nourrices, mères, sœurs. Pleines de lait, de sécrétions, d’organes mous. Les autres, les maigres, les rapides, retournez à vos enfers étroits. » Germaine, la bonne de ses parents, fait son initiation amoureuse. Il aimera toute sa vie son «con» (le plus beau mot de la langue française), « son odeur de varech, son odeur de filets à sar¬ dines. La rose lasse et fripée. » Un jour, il rencontre Vanessa, hôtesse de l’air de trente-six ans, qui l’emmène d’auto¬ rité chez elle. Il l’humilie et la ravit en lui disant : « Je vais te brouter. Mets-toi contre le radiateur et relève ta jupe. Debout comme un petit soldat. » Le goût de l’uniforme le poursuit, car c’est ensuite Joyce, habillée en infirmière, qui le séduit. Mais, au lieu de l’onctueux, du dégoulinant, du lubrifié qu’il aime, on l’installe sur une sorte de mitrailleuse à trépied, munie d’une vulve en plas¬ tique. « Le sexe apprivoise mon membre, se moule sur lui. À chaque tour de bielle, il gagne un peu plus en profon¬ deur, me happe mieux.» Tout au long du récit, c’est toujours le «con» qui attiré, engouffre, aspire, clapote, ruis¬ selant et pulpeux. X. G. LUCETTE ou les Progrès du libertinage. Roman en trois parties, les deux premières publiées en 1765, la troisième en 1766, par Pierre Nougaret (1742-1823), que désigne assez clairement sur la couverture : par M. N... L’auteur, qui a enrichi de préfaces spirituelles la première et la troisième partie, s’affirme un partisan du réa¬ lisme à la Richardson ou à la Fielding, et déclare son hostilité au genre roma¬ nesque fade et doucereux dont Cleve- land est pour lui le symbole. «Je suis d’avis, dit-il dans sa seconde préface, qu’on doit écrire tout bonnement ce qui se passe chez nous, ce qu’on peut voir et sentir. » Mais il ne s’interdit pas pour autant de parsemer son œuvre de com¬ mentaires et réflexions, à la manière de Marivaux. À la vérité, il ne s’en tient pas strictement à sa profession de foi romanesque, en ce sens qu’il ne résiste pas à la tentation d’accumuler dans la seule existence de son héroïne toutes les aventures qui peuvent arriver aux « demoiselles » du xvme siècle ; il n’ou¬ blie ni la vérole, ni la Salpêtrière, ni la « maison »-bordel, ni l’irruption du guet, ni surtout l’accumulation des amants, de manière à faire défiler toutes les conditions sociales. Mais Nougaret n’est pas seulement un utilisateur de recettes déjà trouvées.
278 / Lupanie Lucette est d’abord un roman «pay¬ san», si l’on peut dire. Lucette aura pour premier amant un «gars» de la campagne, Lucas, et, si elle se fera enlever par un militaire qui l’amènera à Paris avant de l’abandonner, lui, de son côté, découvrira la capitale comme laquais de grands seigneurs. Lucas et Lucette continueront obstinément à s’aimer, et à se retrouver après s’être perdus; et, tandis que Lucette se fait entretenir par un prince étranger, par un avare, par des financiers, plus tard par un évêque avec qui elle avait déjà couché quand il n’était qu’abbé, Lucas, avant de succomber à la passion du jeu, sera entretenu par de nobles dames qui ont besoin de lui pour leurs plaisirs. Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner qu’ils finissent par se marier très léga¬ lement, avec la bénédiction du Monsei¬ gneur de Lucette. Il est vrai que c’est à partir de ce tardif mariage que la chance se met peu à peu à les abandonner ; cri¬ blés de dettes, ils finiront par mourir ensemble dans la misère, ce qui assure au livre une fin très morale, au moment où l’imagination de l’auteur est sans doute épuisée. Mais, dans la première partie, de beaucoup la plus brillante, en particulier les chapitres où l’auteur raconte ironiquement la prolongation de la résistance de Lucette à quatre amoureux à la fois, l’héroïne dégage elle-même la vraie morale de l’histoire, et en des termes que Stendhal n’aurait pas désavoués : « Ma situation excusera les fautes que je ferai. Si j’étais riche, je chérirais la vertu : je ne suis donc pas si coupable. » Y. B. LUPANIE Histoire amoureuse de ce temps. La Sphère (Hollande, Elzevier, 1668). Réimpression sous le titre Alosie ou les Amours de Madame M. T. P. (en tête d’un recueil intitulé Amours des dames illustres de notre siècle, dont il est la seule pièce), Cologne, Jean Leblanc, 1680. C’est cette édition qu’a repro¬ duite, sous les deux titres confusément superposés d'Alosie et Amours des dames illustres de notre siècle, Marc de Montifaud, en 1876, attribuant déli¬ bérément l’ouvrage à Pierre-Corneille Blessebois; et c’est encore le texte qu’a repris Apollinaire pour le joindre sous le titre de Lupanie à son édition du *Rut et du Zombi du Grand Pérou (v. Rut) en 1921. Rien n’est plus dou¬ teux, cependant, que cette attribution avancée par Brunet, mise déjà en doute par Nodier, fortement combattue par Poulet-Malassis, soutenue encore par P. Lacroix et définitivement écartée par F. Lâchévre dans son Blessebois de 1928, malgré les rencontres singulières que l’on constate dans les parties versi¬ fiées des deux ouvrages. A se deman¬ der si Blessebois n’aurait pas été plutôt influencé par Lupanie et si lui-même, au contraire, n’aurait pas adopté l’hu¬ meur et la manière de son anonyme prédécesseur... Mais Lupanie présente une autre énigme : comment est-elle devenue, dans des éditions ultérieures, Saint-Germain ou les Amours de Madame D. M. T. P. et Alosie ou les Amours de Madame M. T. P. et que couvrent ces mystérieuses initiales ? Que certains aient cru pouvoir lire : Mme de Montespan — à tort, semble- t-il — importe peu. Il suffit que le livre, qui décidément se présente, sous tous ses titres, comme la vengeance d’un amant trahi par une « louve » nommée Mme de P., soit intéressant, et il l’est, comme le montrera une rapide analyse. À Callopaidie, Lupanie, fille assez laide, ne sentant pas très bon, et sur¬ tout amoureuse pressée, fait l’objet des désirs d’un Cléandre qu’elle ne demande qu’à combler. Pour être à Cléandre, qui n’a que ses services galants à lui offrir, elle épousera un docteur Schelicon, vieux, jaloux, stupide, brutal, glouton, mais assez riche. L’affaire du mariage n’est pas plutôt dans le sac que Lupanie s’abandonne, en effet, à Cléandre, ce qui lui permettra de jouer, au cours de sa nuit de noces avec Schelicon, une jolie scène de fausse perte de pucelage.
Lupanie / 279 Un mauvais hasard veut que le vieux mari surprenne un jour, à son propre domicile, les deux amants. Lupanie se déclare la victime d’une tentative de viol, et pour rassurer le jaloux, se livre à lui devant Cléandre même. De l’amant désappointé nous n’aurons plus, après des plaintes en prose, qu’une élégie où il fait état de son malheur et de sa retraite. De Callopaidie on passe à Pot- tamie où Lupanie, compromise par ses débordements multipliés dans la pre¬ mière ville, a décidé Schelicon à s’ins¬ taller. Là elle affecte une pruderie parfaite, quitte à tomber entre les pattes d’un moine défroqué et singulièrement luxurieux, Anthonin, puis d’un naïf gen¬ tilhomme, Nicaise, dont elle a peine à forcer l’irrespect. Anthonin s’étant mis en travers du jeu de Nicaise, tout cela finira dans les complications d’un quiproquo platement vaudevillesque : Lupanie se croyant dans le lit de son mari, fait fête en réalité à Nicaise, en sorte que le mari, survenant à son tour, la trouve en plein déduit avec le gentil¬ homme. «Je vous laisse à deviner la surprise de tous trois... Enfin... il fal¬ lut que Nicaise composât, et les articles furent qu’il donnerait une bonne somme d’argent... et que Schelicon lui laisse¬ rait la place dont il se réserverait seule¬ ment la propriété. Le traité tient encore et ils vivent tous avec la plus grande union du monde.» De ce roman plus cynique, bien sûr, que voluptueux, il resterait — dernier problème — à trou¬ ver les clefs. Mais rien ne semble devoir lever le voile sur aucun des per¬ sonnages ; à moins de recherches sans proportion avec l’intérêt de la chose, Callopaidie, de même que Pottamie, en dépit de ses «remparts», garderont toujours leur vain secret. A. B.
MACHINES CÉLIBATAIRES (Les) Essai de Michel Carrouges (né en 1910). Publié en 1954. En cette œuvre d’inspiration surréa¬ liste, l’auteur de la Mystique du sur¬ homme explore certains mythes mo¬ dernes selon lui essentiels, à la lumière de créations littéraires ou plastiques dans lesquelles il analyse les éléments déterminants de ce qu’il nomme les «machines célibataires», c’est-à-dire des machines aux mécanismes imagi¬ naires à destination érotique, plus parti¬ culièrement onaniste ou sadienne. Nous retrouvons là l’appareil de La Colonie pénitentiaire de Kafka, La Mariée mise à nu par ses célibataires même — v. La *Boîte verte —, de Marcel Duchamp, la Hie, dite aussi la Demoiselle de Ray¬ mond Roussel (dans Locus Solus), deux machineries extraites du *Sur- mâle d’Alfred Jarry (les cyclistes, des Dix mille milles, la salle du château de Lurance) et une troisième (l’île de la Néréide), issue de les Jours et les Nuits du même auteur, auxquelles s’ajoutent la succession des salles du Roi Lune d’Apollinaire, Le Puits et le Pendule d’Edgar Poe, etc. Ces diverses machines peuvent toutes être considérées comme des théâtres à supplices, dont la com¬ posante essentielle est généralement le verre, la paroi transparente symboli¬ sant le désir empêché du voyeur. Chez Duchamp, la vitre a été fendue, mais non brisée. Le but de ces appareils est de livrer un (ou plusieurs) personnage à une sorte d’initiation durant laquelle on lui apposera des écritures, sous forme de plaies, de tatouages, etc. (Une herse de fer marque le supplicié de Kafka. Chez Poe, le pendule doit inciser le pri¬ sonnier.) Dans La Mariée la broyeuse de chocolat expose sous un aspect mécanique et noir le processus sexuel. Les instruments de torture sont soumis à l’horloge, annonciatrice de la mort, petite ou grande, selon les cas, mais illumination, spasme et passage en une autre vérité. L’ensemble est dirigé par un Commandant qui explicite le thème sadien en dominant le supplicié. Dès lors la machine devient moyen de dia¬ logue entre le bourreau et la victime, mais dialogue avorté (volontairement ou non) puisque l’issue de la cérémonie
282 / Nia conversion met fin au théâtre et annonce une libé¬ ration de la victime, à laquelle peut aussi prétendre le bourreau. « Le mythe des machines céliba¬ taires signifie de façon évidente l’em¬ pire simultané du machinisme et du monde de la terreur. » Michel Carrouges voit en ces métaphores érotiques des signaux d’alarme dressés au cœur de l’orage moderne. En fait, ce sont des symboliques du refus de la nature, de la procréation, en même temps que blas¬ phèmes contre toute idée divine. La femme est ici métamorphosée en effroyable instrument afin que s’ac¬ complissent les ébats amoureux, tour¬ mentés et secs, du surhomme. Y. C. MA CONVERSION ou le Libertin de qualité. Roman de Mira¬ beau, Gabriel-Honoré Riquetti, comte de (1749-1791), publié anonymement en 1783, écrit pendant la détention de l'au¬ teur au donjon de Vincennes en 1780. Les premières pages définissent toute l’œuvre : «À présent, la vertu entre dans mon cœur : je ne veux plus foutre que pour de l’argent» ; et, un peu plus loin, aux prises avec une femme déjà sur le retour et peu excitante, le héros s’écrie : «L’or paraît... L’or... Sacre dieu! je bande et je fous. » Ce libertin de qua¬ lité, qui rappelle les gravures de Hogarth parues quelque cinquante ans plus tôt, par sa conception et son style, impose fort curieusement le rapprochement avec deux œuvres contemporaines, mais qui étaient nécessairement inconnues de Mirabeau : Le Neveu de Rameau et Le Mariage de Figaro. La puissance virile du libertin, étonnante comme le veut la tradition du genre, est constamment mise au service de ses besoins finan¬ ciers ; mais, dès lors qu’il est bien payé, il surmontera tous les dégoûts, cou¬ chera avec de vieilles femmes usées et trouvera le moyen de les satisfaire, aura à faire avec des femmes de financiers, des dévotes, des aventurières dûment titrées, etc. Auprès de l’une d’elles, il aura une sorte de bureau pour l’obten¬ tion de faveurs d’État, telles que nomi¬ nations, pensions, lettres de cachet, moyennant finances bien sûr. Il coulera des jours heureux dans un couvent de femmes, puis il tirera parti pour son propre entretien des filles entretenues de l’Opéra. Il ira même jusqu’à se marier avec un laideron pour la dot, mais sera roulé en cette circonstance. Bref, tout y passe, y compris les moines et les lesbiennes, et c’était sans nul doute l’intention de l’auteur que d’en faire un tableau réaliste: «C’est, écri¬ vait-il à sa maîtresse, le 26 mars 1780, sous une écorce très polissonne, une peinture vivante, et même assez morale de nos amours, et de celles de tous les états. Les femmes de cour, les reli¬ gieuses et les moines y sont surtout traités à souhait. » En effet. Au demeu¬ rant, pour que la peinture soit plus complète, le héros ne reste pas tout le temps à Paris, il sévit aussi en province — où il rencontre un vrai et dangereux jaloux —, il ira faire l’amour avec une paysanne qui n’est autre que la rosière de Salency ; il trouvera même une fois l’amour véritable avec Euphrosie, mais la'perdra au bout de quelques mois. On voit donc que le héros ne craint pas de faire quelques infractions, au nom du réalisme, à son propre principe de ne coucher que pour être payé, mais il faut reconnaître que c’est bien le rap¬ port étroit entre l’or et le sexe qui domine. Et peut-être qui soutient d’un bout à l’autre l’intérêt de ce livre plein de verve, où le héros, s’il est fier d’avoir inventé deux postures nouvelles (comme le neveu de Rameau est fier d’avoir inventé des attitudes de flatterie nou¬ velles), n’oublie pas de s’en prendre à la secte des Economistes (celle du père de Mirabeau), aux moines bien sûr, aux lettres de cachet, etc. Sans nul doute, ce roman souvent réédité est le véritable chef-d’œuvre de Mirabeau romancier. Y. B. MADAME BOVARY Roman de Gustave Flaubert (1821-1880). Publié en 1 857.
Madame Dorvigny / 283 Qu’un roman qu’on étudie mainte¬ nant dans les lycées ait pu faire l’objet d’un procès, en 1857, pour offenses à la morale publique et à la religion, a de quoi surprendre. Il est vrai que le tribu¬ nal correctionnel de Paris a acquitté l’éditeur et l’auteur, mais parce que ce dernier ne «s’était pas rendu compte» des écarts qu’il décrivait et des entorses qu’il faisait à la bonne littérature. Gravure de Tassaert. 1830. Qu’avait donc de si effroyable et de si dépravé cette « histoire des adultères d’une femme de province»? Il n’est que de suivre la plaidoirie pour consta¬ ter que les passages incriminés sont souvent les plus beaux et les plus fine¬ ment révélateurs de l’érotisme trouble qui est en chacun. C’est d’abord la réminiscence du confessionnal où, dans l’ombre, la petite fille, à genoux, s’in¬ vente des péchés, émue par les mots d’amant céleste et de fiancée mystique. Ces « images voluptueuses mêlées aux choses sacrées» sont considérées comme les plus choquantes. Puis vien¬ nent les « félicités » de la nuit de noces que le mari rumine comme un bon repas. Autre expression « audacieuse » : en valsant, les jambes des amants «en¬ traient l’une dans l’autre». Des détails fétichistes, en raison même de leur vérité, sont jugés «exécrables»: ainsi Justin regardant le pantalon à coulisse ou M. Bovary se demandant «si ce n’était pas la femme qui parfumait la chemise». Mais ce qui gêne le plus la morale accusatrice, c’est que Mme Bovary ne soit pas bourrelée de remords après sa «chute». Elle semble, au contraire, d’une beauté plus éclatante, après avoir enfin connu les plaisirs de l’amour fiévreux et «les fantaisies luxueuses». La plaidoirie de l’avocat défenseur apparaît bien faible — et c’est sans doute ce qui a sauvé Flaubert — quand il plaint cette malheureuse qui s’est souillée parce qu’elle avait fait un mariage sans amour et qui a payé sa recherche du bonheur d’une vie de remords et de tourments affreux, achevés par la terrible « expiation finale». Dans sa naïveté, cet avocat a peut-être dit le véritable trouble éro¬ tique que provoque Madame Bovary, en s’écriant: «Des pages lascives? Mais la mort est dans ces pages ! » C’est pourtant l’accusateur qui est allé le plus loin en ce sens en disant : « La beauté de Madame Bovary est une beauté de provocation. » X. G. MADAME DORVIGNY ou les Amours d'un colonel de cavale¬ rie. Roman de P. B. Dupouy. Publié en 1833. La charmante Adeline Dorvigny, une hermaphrodite presque adolescente, est, dans les dernières années d’avant la Révolution, le plus délicieux ornement de Marseille. «Elle se livrait aux plai¬ sirs des deux sexes avec un même plai¬ sir... On la voyait recevoir en société les hommages respectueux des jeunes gens et embrasser ses jolies compagnes avec un feu, une vivacité extraordi¬ naires.» Figure très stendhalienne, elle
284 / Madame Edwarda ressemble par son courage juvénile à Fabrice del Dongo, par son efferves¬ cence de grande amoureuse à la duchesse Sanseverina. La duplicité du sexe d’Ade¬ line l’oblige à partager ses faveurs entre un amant et une amante ; ce qui suscite la jalousie du jeune homme. De cette rivalité naît une série d’intrigues fort romanesques, que l’auteur enveloppe d’un conformisme de bon aloi. Le ton de l’ouvrage est toujours très vif; on regrette presque la trop grande facilité de plume de Dupouy qui entraîne une certaine prolixité. P. K. MADAME EDWARDA Récit de Georges Bataille (1897-1962). Publié en 1941, à une cinquantaine d'exemplaires seulement, sous le pseu¬ donyme de Pierre Angélique. La pre¬ mière édition signée (Seorges Bataille n'a paru qu'en 1967, un peu après la révélation de *Ma mère, qui devait s'inscrire à sa suite et former le deuxième volet d'une tétralogie dont les autres par¬ ties n'ont pas été écrites. Le sait-on assez? On entre dans un livre comme dans une vie, en s’of¬ frant à un parcours imprévisible une fois franchies les portes des premières phrases. Les limites sont étroites de cet objet qu’on tient dans la main, mais analogues en leur étroitesse à celles de notre propre vie, qui nous paraît pour¬ tant se creuser suffisamment loin pour que nous nous soyons formé le concept de l’infini à partir de ce qui, relative¬ ment, n’est rien. Vivre, ou plutôt prendre conscience de la vie, c’est comme percevoir à par¬ tir du premier mot la suite infinie des mots multipliée encore par le nombre inépuisable de leurs combinaisons ; alors vient le vertige : l’esprit se fend. Nous savons que la vie et le livre sont mesu¬ rés, mais la connaissance de cette mesure nous égare en elle-même de telle sorte que nous voici, comme en un labyrinthe de miroirs, projetés hors de toute mesure par le propre égare¬ ment que sa connaissance nous pro¬ cure. Comment dire cela : cette chute à l’intérieur d’une faille qui est et n’est pas, qui est symbolique et qui est réelle ? Vivre, écrire sont une déchirure du vivre et de l’écrire à travers laquelle nous tentons de forcer leur limite de même que nous tentons d’excéder notre solitude en pénétrant dans la fente d’une femme. Et il s’agit moins de plaisir que de supplice — d’un supplice dont la raison déraisonnable n’est approchable qu’indirectement, comme par exemple dans cette phrase de Bataille : « Ma vie n’a de sens qu’à la condition que j’en manque ; que je sois fou : comprenne qui peut, comprenne qui meurt... » Ces mots figurent vers la fin de Madame Edwarda, qui n’est, dirait-on, le plus mince des livres que pour être le plus profond, montrant déjà, au niveau phy¬ sique même, une sorte de fêlure indi¬ cible où les contraires se manifestent avec une violence qui est aussi leur résolution — car ce livre n’est le plus profond que parce qu’il est le plus déchirant. Que dit-il? Une histoire d’angoisse et de crapulerie, d’alcool et cUobscénité, de nudité, de terreur, d’hé¬ bétude, mais avec une «hallucinante solennité», qui fait que l’horreur intro¬ duit à l’extase par son excès. Quel¬ qu’un boit, quelqu’un titube qui dit «je» en mettant si vivement son je à la ques¬ tion que le je-lecteur ne peut que deve¬ nir son double. La nuit est si nue dans les rues que «je » me dénude contre elle, marchant risible et le cul nu. Inquiet d’un bruit, «je» me rhabille et, attiré par la lumière, pénètre dans un bor¬ del où Madame Edwarda, nue, tire la langue. Avec elle, baiser louche, attou¬ chements infâmes, malaise, abandon. « De mon hébétude, une voix humaine me tira. La voix de Madame Edwarda, comme son corps gracile, était obscène. “Tu veux voir mes guenilles?” disait- elle. Les deux mains agrippées à la table, je me tournai vers elle. Assise, elle maintenait haute une jambe écar¬ tée : pour mieux ouvrir la fente, elle achevait de tirer la peau des deux mains.
Madame Putiphar / 285 Ainsi les “guenilles” d’Edwarda me regardaient, velues et roses, pleines de vie comme une pieuvre répugnante. Je balbutiai doucement : “Pourquoi fais- tu cela? — Tu vois, dit-elle, je suis dieu... — Je suis fou... — Mais non, tu dois regarder : regarde !”» Ici, comprenne en effet qui pourra, et se perde qui pourra dans le non-sens d’un dialogue qui n’en est pas moins tout le sens accessible au moment où le sens se perd — ce sens dont la néces¬ sité bâille en nous comme bâille dans le désert la nécessité du mirage. La suite du récit redit ce même instant à travers des situations différentes : la montée de la pute et de son client, le trou de la nuit, le râle et la nudité, l’offre faite à n’importe qui d’un : «Tu vois... je suis à poil... viens.» Et chacune de ces images fait signe vers nous et vers l’autre, tendant un réseau où se dessine analogiquement la seule image, celle qui est au centre, mais que touttéchoue à dire, car ce centre n’est peut-être qu’un mirage : un rien, un tout, notre mort et la mort. La préface qu’écrivit Bataille pour Madame Edwarda porte en exergue cette phrase de Hegel : « La mort est ce qu’il y a de plus terrible et maintenir l’œuvre de la mort est ce qui demande la plus grande force. » Ailleurs, dans cette préface, Bataille dit : « Il existe un domaine où la mort ne signi¬ fie plus seulement la disparition, mais le mouvement intolérable où nous dis¬ paraissons malgré nous, alors qu’à tout prix, il ne faudrait pas disparaître. C’est justement cet à tout prix, ce malgré nous, qui distinguent le moment de l’extrême joie et de l’extase innom¬ mable mais merveilleuse. » On ne peut traduire l’innommable, mais toute écri¬ ture véritable tourne autour, essayant, faute de pouvoir le dire, de bâtir la pente qui y précipite. Ainsi, écrire, c’est travailler à créer le « mouvement into¬ lérable» qui précipite l’écriture elle- même vers sa disparition comme la vie nous précipite vers notre disparition. Madame Edwarda est ce mouvement où joie et perdition sont mêlées dans un vertige que seul partage « celui dont le cœur est blessé d’une incurable bles¬ sure, telle que jamais nul n’en voulut guérir...» B. N. MADAME ISABELLE Publié en 1844 sous le nom de Pélrus Borel, cet ouvrage est une contrefaçon belge d'Après vêpres, roman de l'abbé Froulay (Emile Bouchery). L'attribution à Borel n'est donc qu'une supercherie d'éditeur. Mme Isabelle provoque bien des passions. Celle de Gabriel est «inso¬ lente et inextinguible». Il se jette sans cesse à ses genoux, criant son amour sur un ton grandiloquent. La jeune femme n’y est pas insensible, mais l’homme est trop maladroit, empha¬ tique et déclamatoire. Elle le repousse jusqu’au jour où, fou de désir et de douleur, il la prend de force dans ses bras. Elle déclare qu’elle va, au moins, se faire déshabiller par sa femme de chambre pour que ses rubans et sa toi¬ lette ne soient pas abîmés. «Désen¬ chanté», Gabriel s’en va, en jurant qu’il va se tuer. Commence alors une histoire très romanesque. Le mari est enfermé dans l’étui d’une harpe, tandis qu’un autre homme sans «honneur», profi¬ tant de l’obscurité, s’introduit dans la chambre de Mme Isabelle. Elle pense que c’est Gabriel. Il a «remué profon¬ dément son limon de pécheresse ». Elle est alanguie et prête à «désirer elle- même sa propre défaite». Pourtant, elle résiste et crie, par bienséance, puis, au matin, finit par murmurer : « Je trouve beau d’être tombée puisque c’est ainsi que tu m’aimes.» L’homme, alors, révèle sa véritable identité. Évanouis¬ sement, scandale, duel, mort terminent ce livre, marqué par son époque, astu¬ cieux mais un peu pontifiant. X. G. MADAME PUTIPHAR Roman de Pétrus Borel, pseudonyme de Joseph-Pierre Borel (1809-1859). Publié en 1839.
286 / Mademoiselle de Maupin Impossible de dire qu’il s’agit d’une œuvre légère : cachots ténébreux, esca¬ liers humides, geôliers farouches et sou¬ terrains sanglants emplissent Madame Putiphar, le seul roman de Pétrus Borel. Toutes les fantasmagories du mélo¬ drame sont réunies : éléments d’am¬ biance certes, dues au goût de l’époque, mais aussi penchant profond du « Lycan- thrope». «J’ai choisi la fosse... Là rien, rien, le néant... Nul plaisir ron¬ geur, nulle amitié fausse », annonce-t-il dans le Prologue. Si érotisme il y a, il faut le chercher dans le rapport à la mort. Pétrus Borel a trouvé l’argument de son roman dans un ouvrage de Camille Desmoulins, Révolulion de France et de Brabant. C’est d’ailleurs dans l’insurrection populaire du 14 juillet 1789 qu’apparaît la seule lueur d’es¬ poir de Madame Putiphar. « Dieu et le peuple me vengeront», s’écrie Débo- rah, l’héroïne, constamment en quête de son amant persécuté, emprisonné et torturé par le despotisme monarchique. C’est le vice qui entoure Mme Puti¬ phar — Mme de Pompadour —, qui a inspiré à Pétrus Borel quelques pages osées. C’est pour montrer que la véri¬ table jouissance ne se trouve ni dans le vice ni dans la vertu. Sur ordre de la demi-reine, Déborah a été enfermée dans cette sorte de harem royal qu’était le Parc-aux-Cerfs. Elle doit y être « rééduquée » pour devenir digne de la couche royale. On l’entoure donc de tableaux excitants ; on lui donne à lire «des compositions dégoûtantes d’obs¬ cénité, ornées de dessins, comme il s’en consommait tant à l’époque»; on attise sa chair, on tente de détruire en elle toute pudeur. En vain : Déborah reste passionnément attachée à son amant, au risque du cachot. Seule une femme, la maîtresse du sérail, sait faire naître en elle un trouble fugitif au cours d’une scène de bain. Ses attouchements, ses baisers sont efficaces, et Déborah — parce qu’elle est ignorante des plai¬ sirs saphiques — est bien près des spasmes. Mais ce n’est qu’une paren¬ thèse, et après avoir salué au passage Sade, «ce martyr, cet empereur», Pétrus Borel retourne au destin de ses person¬ nages, le seul qu’il pût leur assigner : la folie et la mort. M. R. MADEMOISELLE DE MAUPIN '‘jC Roman de Théophile Gautier (181 M 872). Publié en 1835, Triomphe de l’ambiguïté, cette his¬ toire est conduite selon le mystère d’un «policier» et pensée selon le mystère des sexes. M. d’Albert est malheureux : il rêve d’être amoureux, il rêve de la femme idéale. Or, il ne connaît, avec Rosette par exemple, femme charmante et agréable, qu’une liaison facile, faite de plaisir et des mille banalités de la vie quotidienne. Bigoudis sous le bon¬ net de nuit, bras pris sous la taille de sa maîtresse quand elle s’endort... trop de détails triviaux dépoétisent la réalité. Mais, un jour, apparaît dans l’entou¬ rage de M. d’Albert un personnage fascinant : M. le chevalier Théodore de Serannes. De première force à l’épée, chasseur et duelliste remar¬ quable, imberbe et délicat, il a un type de beauté très particulier et une grâce merveilleuse dans ses gestes et sa démarche. Une telle perfection se reflète en lui que d’Albert se prend à regretter que ce soit un homme ou à souhaiter être une femme. Il se sent de plus en plus attiré par cet «Adonis qui a si belle figure» et finit par s’avouer qu’il aime un homme. Pour se déculpabili¬ ser, il songe que les amours homo¬ sexuelles étaient chose courante et noble dans l’Antiquité. Depuis l’avènement du christianisme, c’est à la femme seule qu’est confié le soin de symboliser la beauté, mais les Grecs, idéalisaient la beauté des adolescents. Homme et Femme, Pâris et Hélène, étaient repré¬ sentés d’une façon presque identique. «Aussi l’hermaphrodite est-il une des chimères les plus ardemment caressées de l’antiquité idolâtre. » Pourtant le chevalier n’est pas un androgyne. On apprend que c’est une
Madone des sleepîngs (La) / 287 jeune fille, Mlle de Maupin, qui s’est ainsi travestie, poussée par la curiosité de savoir ce que les hommes pensent vraiment des femmes et ce qu’ils sont réellement. Ses habits féminins lui lais¬ saient tout juste le droit de se tenir immobile, les yeux baissés, raide comme une poupée, en attendant l’homme qui viendrait lui faire une cour aussi empressée que mensongère. La vision qu’elle a maintenant est toute diffé¬ rente : quand ils parlent des femmes entre eux, les hommes se révèlent gros¬ siers, ignobles, goujats. «Je les trouve du dernier effroyable et je ne com¬ prends pas comment une femme peut admettre cela dans son lit.» Finale¬ ment, d’Albert découvrira le véritable sexe de son amour : « Je me suis épris d’une beauté en pourpoint et en bottes, d’une fière Bradamante qui dédaigne les habits de son sexe. » 11 lui déclarera sa passion, passera avec elle une nuit merveilleuse qui s’achèvera par la dis¬ parition de l’aimée. Il faut ajouter que l’intrigue s’est compliquée, tout au long, de l’amour ardent de Rosette pour Mlle de Maupin qu’elle pense être un homme. Une touche finale, aussi dis¬ crète que belle, indique que l’union des deux femmes a été réalisée. Achève¬ ment sur une note homosexuelle, qui fut toujours présente puisque Rosette désirait une femme et que d’Albert avait accepté d’être infiniment troublé par un homme. Le tout est conté sur un ton de préciosité baroque et soutenu par le charme de l’analyse. X. G. MADEMOISELLE JAVOTTE Ouvrage moral écrit par elle-même et publié par une de ses amies. Roman de raul Barrer ou Barrat (1728-v. 1795). Publié en 1757. Fille d’un portefaix et d’une reven¬ deuse, Javotte, «folle et jolie», doit vendre ses charmes pour sortir de la misère. Un financier vient l’examiner sans façons, du doigt s’enquiert de son pucelage, de la main lui flatte les tétons et en propose cent louis. Elle se rebiffe et se laisse déflorer par un garde vigoureux puis, dans la même journée, s’abandonne à un abbé et enfin au finan¬ cier. La voilà riche. Elle fréquente le Palais-Royal, l’Opéra, les bals, mais il lui manque la volupté. Elle retrouve ses anciens amants et s’en donne de nou¬ veaux. L’abbé surtout lui plaît par ses raisonnements hardis et son goût du plaisir. «La table et le lit furent les principaux autels que nous lui éle¬ vâmes; le dernier fut celui où nous offrîmes le plus d’encens.» Mais tout est découvert et Javotte est chassée. Un grand seigneur la loue pour du plaisir, et non de l’amour; un vieux voyeur impuissant la paie pour qu’elle s’ex¬ hibe; finalement, deux coquins l’enlè¬ vent et la font enfermer à l’Hôpital général où elle mourra. J.-P. P. MADONE DES SLEEPINGS (La) «Roman cosmopolite» de Maurice Deko- bra, pseudonyme d'Ernest-Maurice Tes¬ sier (1885-1973]. Publié en 1925. Lady Diana Wynham et son secré¬ taire français Gérard, prince ruiné. Lady Diana se fait psychanalyser par le doc¬ teur Traurig. Elle se masturbait, avouera- t-elle, à douze ans (mais naturellement c’est dit, comme tout ce qui va suivre, avec «esprit», dans ce roman). Elle dort nue. C’est ce qu’on apprend chez le psychiatre. Puis, par le prince et secrétaire, qui tient le rôle du narrateur, on saura que lady Diana drague, dégui¬ sée en bonniche ; que la ruine la menace ; qu’elle danse sans voiles pour des œuvres de bienfaisance; qu’elle compte se rendre chez les Soviets (dans l’espoir d’y recouvrer la fortune de son mari défunt). En vue de cette transac¬ tion, un intermédiaire se présente, un Allemand de Berlin, un bolchevique, genre vieux cochon. Coup de théâtre, lady Diana lui propose le mariage. Après, ça se complique. Gérard part pour Vienne. Il y couronne la joie d’une Berlinoise lesbienne. Puis Gérard repart avec sa Berlinoise. Ils traversent les Balkans par étapes amoureuses. La
288 / Maison de rendez-vous (La) Berlinoise lui avoue qu’elle est à la solde de Moscou, espionne mandatée auprès de lui par la maîtresse du vieux cochon. Mais maintenant le prince se retrouve à bord d’un yacht en compa¬ gnie de son épouse. Il repart. À Batoum, on l’arrête. Le prince voit surgir devant lui maîtresse gros cochon. Prince signe sur lèvres maîtresse gros cochon son arrêt de mort. Mais fortune sourit prince dernière seconde. Maîtresse vieux cochon ficelée et bâillonnée. Épouse du prince avait machiné retournement. Cependant lady annonce prince son mariage avec gros cochon. Mais maî¬ tresse gros cochon mourra mort brutale et madone des sleepings poursuivra sa destinée. M. B. MAISON DE RENDEZ-VOUS (La) Roman d'Alain Robbe-Grillet (né en 1922). Publié en 1965. La Maison de rendez-vous est le pre¬ mier roman de Robbe-Grillet qui soit écrit à la première personne du singu¬ lier. Mais ce «Je» qui parle, et s’avoue dès les premières lignes comme voyeur, reste, tout au long du livre, aussi impossible à identifier que l’histoire qu’il supporte à reconstituer logique¬ ment et chronologiquement. Redites et contradictions confèrent au récit une lenteur et comme un bégaiement qui mêlent inextricablement une partie de plaisir et un assassinat. Lisons donc avec Ludovic Janvier « que la maîtrise se veut provocation, que l’ubiquité du regard est parodie de la toute-puissance et donc la pulvérise, que cette machine à illusions et à trompe-l’œil est une machine à inventer». Le sujet du roman n’est rien d’autre que la description minutieuse des fantasmes d’un person¬ nage, imaginations vives et multiples qui prennent corps peu à peu, acqué¬ rant bientôt assez de consistance pour entraîner leur créateur dans le récit qui les déroule. Comme ce créateur est un voyeur, son théâtre intérieur est rempli de visions érotiques : sculptures lascives ou violentes dissimulées dans les om¬ brages d’un parc, éclairs de chairs entraperçus par la fente de la tunique d’une jeune Eurasienne qui marche pré¬ cédée d’un grand chien noir, spec¬ tacle érotique qui propose, sur la scène particulière d’un bordel de luxe de Hong Kong, la mise à nu d’une jeune pensionnaire par un molosse, soumis¬ sion parfaite d’une autre belle aux désirs d’un homme que la maîtresse de mai¬ son lui impose pour le tenir à sa merci, tout cela corsé d’une sombre histoire de drogue et de sang, dans le climat lourd et sensuel d’une métropole d’Ex¬ trême-Orient. Comme, de plus, ces îlots érotiques sont portés dans le flot géné¬ ral du roman par un humour impassible et glacé, ces rêveries sur la prostitution et sur les représentations érotiques, qui ont pour Robbe-Grillet, par leur carac¬ tère spectaculaire et primitif, la même puissance que pour Rimbaud les pein¬ tures idiotes, la littérature démodée et les refrains niais, acquièrent, dans le décor baroque de la Villa Bleue, la solidité un peu cérémonieuse, théâtrale, figée, qui leur confère bientôt, par le jeu délicat de l’écriture, cette réalité que la vision et la parole de leur créa¬ teur ne suffisaient à leur donner : celle d’un livre. J. L. MAISON TELLIER (La) /f' Nouvelle de Guy de Maupassant (1850 1893). Publiée en 1881. Ces pages, qui n’ont pas vieilli — Max Ophuls en a tiré le meilleur épi¬ sode de son film Le Plaisir — sont pourtant bien situées dans l’espace et le temps : une petite ville normande, à la fin du siècle dernier, avec son clocher, ses bourgeois congestionnés, sa maison close. Madame (Tellier) y a comme «pensionnaires» Fernande, Raphaële, Rosa la Rosse, Louise et Flora. «L’éta¬ blissement, unique dans la petite ville [Fécamp], était assidûment fréquenté. Or un soir, vers la fin du mois de mai, le premier arrivé [...] trouva la porte close. » Rejoint par d’autres habitués, il
Maîtresse d'esthètes / 289 a la surprise de lire : « Fermé pour cause de première communion». C’est que Madame avait à la campagne un frère dont la fille était sa filleule et allait faire sa communion. Ne voulant laisser sa maison sans maîtresse, elle décide d’emmener « tout son monde » à la fête. Le départ et le ton ainsi donnés, l’his¬ toire comprend quatre morceaux de bra¬ voure dont les effets vont crescendo : le voyage, la cérémonie, le repas, le retour. Dans le wagon qui les emmène, elles partagent un compartiment avec deux paysans et un commis voyageur (en bretelles) qui offre des jarretières à ces dames. Une fois arrivées, ces dames font sensation dans le village par leurs toilettes et leurs chapeaux : « Leur entrée dans l’église affola la population. On se pressait, on se retournait, on se pous¬ sait pour les voir.» Les enfants, age¬ nouillés, prient recueillis. À l’élévation, «Rosa se rappela tout à coup sa pre¬ mière communion... et elle se mit à pleurer. » Les larmes sont contagieuses : toute l’assistance sanglote. Le prêtre, que cette ferveur émeut, remerciera à la fin de la cérémonie ses « chères sœurs » qui lui ont donné « la plus grande joie de sa vie... Le Saint-Esprit, l’oiseau céleste, s’est emparé de vous.» Ces «brebis d’élite» ont édifié la paroisse. Mais les larmes n’ont qu’un temps. La compagnie se retrouve au festin sous la lourde chaleur de midi. À la fin du repas, Rivet, le frère de Madame, «très pochard et à moitié dévêtu essayait, mais en vain, de violenter Rosa qui défaillait de rire». L’homme se fâche, tire de toutes ses forces sur la jupe de Rosa en bredouillant : « Salope, tu ne veux pas?» Madame, indignée, intervient. Rentrées à la Maison, elles accueillent le juge, l’ancien maire et autres bourgeois. Raphaële se laisse soulever de terre et conduire au pre¬ mier par l’un, Rosa «allume» l’autre. Puis tout le monde se rassemble pour boire le champagne et danser. Jamais on n’avait été si gai. Enfin, les hommes se retirent. Généreuse, Madame ne leur fait payer que le champagne en concluant, radieuse : «ça n’est pas tou¬ jours fête». Ainsi ces dames avaient- elles le matin sanctifié une cérémonie qui allait jouer pour le soir le rôle d’un aphrodisiaque. P. D. MAÎTRESSE D'ESTHÈTES Roman de Willy, pseudonyme de Henry Gauthier-Villars (1859-1931). Publié en 1897. Chronique des ravages subis par musiciens, sculpteurs ou poètes du fait de la sémillante Zélie Vouillard, qui à seize ans adopta le noble prénom d’Ysolde. Le narrateur est mêlé à l’in¬ trigue, et bientôt il proclame : «J’adore les histoires à double déclenchement. » Un canevas de comédie-vaudeville, par conséquent. Entre narrateur et autres protagonistes, la distance d’un sourire. Entre narrateur et auteur, moins, dirait- on, de distance encore. Et toujours le double déclenchement. Le chapitre 3 fait suite au 1, le 2 est «rétrospectif», le 4 « contient la psychologie », le 5 est un chant du départ (l’artiste épuisé par Ysolde devant s’aller reposer à la cam¬ pagne), le 6 une préface, etc. Et certes, on trouvera dans ce livre de bon mou¬ vement les connivences avec lui-même du polygraphe doué. Le premier auteur est Jean de Tinan, mais le manuscrit fut modifié par Willy. Celui-ci n’a fait mystère ni de l’existence d’un collabo¬ rateur, ni des origines de ce roman à clé. Tinan et Willy avaient pris pour modèle Henriette Maillat, ancienne maî¬ tresse de Péladan, Huysmans, etc. Ici est évoqué, vivace, tout un trois-quarts de monde de lorettes prétentieuses, de cabots artistiques et de gens de lettres exténués par l’amour. Nous les voyons revivre, tristes et frivoles et agités, dans les jumelles d’avant-scène de nos pères. Mais voici une victime d’Ysolde Vouillard vue par le narrateur sur arrière- plan de Wagner (compositeur que Willy admire) et de symbolisme (tourné en dérision) : « Dans quel état il était, bon Dieu! Pas possible! On me l’avait
290 / Ma mère enterré, et dans de la terre humide encore! Il avait figuré à la Morgue! Ces pommettes ! Ces mains ! Oh là, là, là ! Le regarder ou ne pas le regarder ? Problème... Si je le regarde, il va croire que je le détaille, et alors... Si je ne le regarde pas, il va croire que je n’ose pas le regarder, de peur qu’il ne s’aper¬ çoive que je le regarde, et alors... Une analogue indécision me vrille...» Ces pudeurs, pour cacher à un compagnon de noce que les excès du lit vont le conduire au sana, s’il persiste. Le para¬ graphe entier est filé, adroitement, entre parenthèses. C’est bien entre paren¬ thèses que vivent — entre-temps et entre parenthèses — tous ces petits bonshommes. M. B. MA MÈRE Roman de Georges Bataille (1897-1962). Publié posthume en 1966. Il devait constituer, à la suite de *Madame Edwarda, le second volet d’une tétralogie dont les parties sui¬ vantes sont restées à l’état de projet. À propos de Nietzsche, Bataille écrit que sa pensée élève «au point où le plus tragique est risible». Les romans de Bataille haussent le lecteur vers ce même point, mais avec cette différence que le romanesque s’offre davantage encore au rire que la pensée. Bataille s’y expose à la manière d’un philo¬ sophe qui irait nu dans les rues, se rendant risible pour le motif le plus ridicule en attendant que son discours arrache, peut-être, un rire plus haut, plus brisant. Et le roman érotique inten¬ sifie ce risque du ridicule : il parle de ce dont on ne parle pas, sinon juste¬ ment pour en rire ; il s’abandonne sans réserve à toutes les lectures, et d’abord les «mauvaises», de telle sorte qu’en l’écrivant, non seulement le philosophe sort nu, mais accepte que sa nudité serve à n’importe quel plaisir. Ainsi, au niveau même de l’écriture, s’institue un jeu angoissant au long duquel la pensée parle sciemment un langage impropre pour transgresser sa limite. « Je ne puis, dit Bataille, conce¬ voir de sens qui ne soit “mon” sup¬ plice. » Dans L’Expérience intérieure (1943), la partie donnée comme écrite le plus «nécessairement» s’intitule le supplice et la préface à Madame Edwarda invite à rechercher ce moment où le cœur nous manque et où « il n’est rien de plus suppliciant». Quel est ce supplice ? Il échappe au compte rendu discursif: il est la présence en nous d’une question qui ne se satisfait d’au¬ cune réponse, car chacune ne fait qu’ai¬ guiser sa pointe et l’enfoncer plus profond. La définition est insuffisante : elle situe simplement un extrême qui ne s’atteint pas, car les moyens que nous avons de l’atteindre disparaissent dès qu’il est présent. En écrivant Ma mère, Bataille donne une nouvelle des¬ cription analogique du supplice — nou¬ velle par rapport à celles de Madame Edwarda, de L’*Abbé C ou de L’*Im- possible, mais cependant identique. Le «sujet» peut tenir en quelques phrases : un jeune homme (le narra¬ teur) adore sa mère et déteste son père, un ivrogne, un débauché qui est la croix de sa femme. Le père meurt. Le jeune homme est coupablement heu¬ reux, car sa mère est délivrée. Mais, aussitôt, la mère se découvre : elle n’est pas cette martyre innocente, elle est la source de la perversion du père, elle aime l’alcool, l’indécence, l’orgie. Elle va initier son fils à la débauche, et d’abord en lui offrant sa complice, Réa. L’univers bascule, et néanmoins l’ado¬ ration du fils pour sa mère reste intacte : elle a beau changer de sens, elle demeure divine. L’ignominie de la mère révèle « l’éclat et la grandeur sans lesquels la vie serait sans vertige et jamais ne regarderait le soleil ni la mort » ; mieux encore : cette ignominie est seule ca¬ pable de les révéler, car elle dénude ce qui, autrement, serait à jamais caché. Et parce qu’elle va jusqu’au bout la mère est «Dieu», de la même façon que Mme Edwarda, en découvrant son
Niano l'archange / 291 sexe et en excédant toute limite, pou¬ vait dire: «Tu vois, je suis Dieu...» Alors, le langage déshabille la pensée pour l’offrir, nue, au vertige, cependant que la mère et le fils font de leur amour même l’instrument de ce supplice, car jamais ils ne cèdent à ce qui pourrait satisfaire cet amour : « Si nous avions traduit ce tremblement de notre démence dans la misère d’un accouplement, nos yeux auraient cessé leur jeu cruel : j’aurais cessé de voir ma mère délirant de me regarder, ma mère aurait cessé de me voir délirer de la regarder. Pour les lentilles d’un possible gourmand, nous aurions perdu la pureté de notre impossible.» Le fils couche avec les amantes de sa mère parce qu’elles sont Y objet du plaisir de sa mère et que celle-ci est, en elles, à la fois présente et inaccessible (intouchable). Tout se dérobe, mais c’est dans cette dérobade perpétuelle, qui rend la vie fêlée comme un ventre de femme, qu’on entrevoit le Tout. Jamais la boucle n’est bouclée, car le désir ne cesse de nous déborder, comme nous déborde cette affirmation : « Ce que j’adore est Dieu. Pourtant, je ne crois pas en Dieu. Je suis donc fou ? » Il y a dans ce livre quelque chose qui détourne à jamais le lecteur de ses refuges, le laissant égaré, comme les personnages des tragédies élisabé- thaines, dans un lieu si chargé d’an¬ goisse qu’à la fin la tête se brise dans un éclair de lucidité — éclair qui d’ailleurs ne découvre la démesure que pour s’y anéantir, car toute vie « inté¬ rieure» ne se connaît que pour se contester elle-même et plonger dans le non-savoir. Alors surgit un bonheur «plus lucide qu’un meurtre», et le fils ne touche enfin sa mère que pour précipiter hors d’elle son dernier sou¬ pir. «Je te donnais, dit-elle, ce que j’avais de plus pur et de plus violent, le désir de n’aimer que ce qui m’arrache les vêtements. Cette fois, ce sont les derniers.» B. N. MANIFESTE DE LA FEMME FUTURISTE Réponse de Valentine de Saint-Point (Valentine de Glans de Cessiat-Vercell) en date du 25 mars 1912 à F. T. Mari- netti. Convaincue de ce que, féminité et masculinité se partageant les êtres, il est absurde de diviser l’humanité en hommes et en femmes et constatant que ce qui manque le plus aux uns et aux autres, c’est la virilité, l’auteur pro¬ pose de prendre la brute pour modèle. Assez des femmes dont les soldats doi¬ vent redouter « les bras en fleurs tressés sur leurs genoux au matin du départ » ! Assez des femmes-pieuvres des foyers, dont «les tentacules épuisent le sang des hommes et anémient les enfants», des femmes bestialement amoureuses «qui, du Désir, épuisent jusqu’à la force de se renouveler»! Le monde étant pourri de sagesse, il ne faut accorder à la femme aucun des droits voulus par les féministes, car ils n’apporteraient aucun des désordres souhaités par les futuristes, mais bien un excès d’ordre. Valentine de Saint-Point demande à la Femme de retrouver sa cruauté et sa violence qui font qu’elle s’acharne sur les vaincus parce qu’ils sont des vain¬ cus, «sublimement injuste», comme toutes les forces de la nature. Nietz¬ schéenne, toute à la libération de l’ins¬ tinct, elle proclame la sainteté de la luxure, inséparable de la force, «tout peuple héroïque étant d’abord sen¬ suel », avant de conclure sur cet appel : «Femmes trop longtemps dévoyées dans les morales et les préjugés, au lieu de réduire l’homme à la servitude des exécrables besoins sentimentaux, pous¬ sez vos fils et vos hommes à se surpas¬ ser. C’est vous qui les faites. Vous pouvez tout sur eux. » D. G. MANO L'ARCHANGE Roman de Jacques Serguine (né en 1934). Publié en V962. La guerre, qui décime à l’avant, pré¬ serve à l’arrière : une propriété isolée d’Île-de-France abrite le vert paradis
292 / Manon Lescaut des amours enfantines de Mano et de Jos. Dans cette société miniature idéale, où même les adultes sont bons et clair¬ voyants, l’auteur se fait le disciple de Rousseau pour chanter le pur< bonheur de vivre et d’aimer : refermé sur lui- même, jaloux de ses prérogatives, le monde de l’enfance ne connaît que la pureté. Mais, aux yeux du lecteur, le parfum de délices interdites s’ajoute à ce charme. L’émoi du frère pour sa sœur et l’ombrageuse passion de la sœur pour son frère portent les deux enfants vers la découverte fascinante de leurs corps. Les mains explorent sans honte, l’innocence permet l’invention tran¬ quille des gestes et des formes. Cet éro¬ tisme édénique n’est pas rompu par l’arrivée de Bérénice, dont la beauté slave et les vingt ans retiennent l’atten¬ tion des deux enfants. Mano devient son amant et Jos l’acceptera comme amie. Le livre se referme sur la mer¬ veilleuse image de la longue limousine qui emporte les deux enfants vers l’in¬ connu, — vers l’âge adulte. J. L. MANON LESCAUT Roman de l'abbé Antoine-François Pré¬ vost d'Exiles (1697-1763). Publié en 1731 (tome Vil des Mémoires et Aventures d'un homme de qualité qui s'est retiré du monde). Les éditions populaires, l’opéra et le cinéma ont répandu la tragique histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, ces jeunes amants que le ver¬ tige de la passion a poussés à leur perte. Mais, à l’encontre de ce qu’on a longtemps pensé, le véritable sujet du livre n’est pas la passion : c’est la répression. Les jeux charnels sont rares, juste esquissés: «Nous étions si peu réservés dans nos caresses que nous n’avions pas la patience d’attendre que nous fussions seuls... Nous fraudâmes les droits de l’Église et nous nous trouvâmes époux sans y avoir fait réflexion. » L’érotisme se manifeste en filigrane, non par des scènes, mais comme un péril dont une certaine société essaie de conjurer les pouvoirs dissolvants. Cette société, c’est celle des pères et de l’argent, celle de la famille. Le plaisir est devenu valeur marchande ; le marché naturel des sentiments, réglé par le seul jeu de l’attraction, est rem¬ placé par un marché économique qui apparaît alors contre nature. Le bonheur est mis à l’encan. Manon n’aime que le plaisir, dont le plus doux est celui d’aimer. Mais Des Grieux n’a guère d’argent et le plaisir est coûteux : elle le trompe par crainte de la misère. L’amour seul en eût fait une parfaite maîtresse ; l’argent seul, une petite pros¬ tituée. Les interférences de l’amour et de l’argent composent tout son drame. Elle échappe à la loi du tarif qui taxe les « filles » ; pour elle, un père ou un fils feraient des folies. Elle menace l’intégrité des familles dans leur patri¬ moine. Mais l’ordre bourgeois sait se défendre. Contre Manon d’abord: le couvent, puis les chaînes de l’hôpital, et pour finir l’exil. Ses parents n’appa¬ raissent jamais, c’est l’État qui les rem¬ place par l’effet de sa police. Pour Des Grieux, au contraire, les puissances douceâtres de la famille et de l’amitié se conjuguent pour extirper sa passion. On le séquestre dans la maison pater¬ nelle pour le guérir de ses égarements ; plus tard, la prison se substitue au foyer ; famille plus âpre certes, mais où l’auto¬ rité spirituelle est encore présente en la personne d’un religieux précisé¬ ment qualifié de «père». La bourgeoi¬ sie essaie de sauver un de ses enfants sans trop le briser, tandis qu’elle éli¬ mine délibérément l’objet de sa pas¬ sion. Manon Lescaut illustre pour la première fois la sainte alliance de la famille et de la police contre l’éro¬ tisme, pour chasser le bonheur de la cité bourgeoise. J.-P. P. MANUEL DE CIVIUTÉ POUR LES PETITES FILLES à l'usage des maisons d'éducation. Œuvre de Pierre Louÿs (18701925). Publiée en 1926 et rééditée en 1969
Manuel secret des confesseurs / 293 avec des illustrations de la comtesse de Ségur. À sa mort, Pierre Louÿs laissait un certain nombre de manuscrits inédits, dont plusieurs petits ouvrages fort libres qu’il ne destinait probablement pas à la publication. Néanmoins turent impri¬ més à petit nombre d’exemplaires et diffusés sous le manteau: en 1926, le Manuel de civilité et * Trois Filles de leur mère ; en 1927, un recueil de poé¬ sies érotiques et les *Pybrac, L ’Histoire du roi Gonzalve et des douze princesses et les Dialogues ou Petites Scènes amou¬ reuses; en 1938, La *Femme ; en 1948, Le *Trophée des vulves légendaires. Sur un ton détaché et avec des mots grossiers, le Manuel apprend que la «civilité», c’est l’hypocrisie. Tout est permis pourvu qu’on respecte les usages et qu’on y mette les formes. L’important est que cela ne se sache pas. « Quand vous venez de baiser dans un massif en plein jour, ne vous lavez pas le cul dans un bassin du Rond-Point. Cela vous ferait remarquer.» Fausses recommandations de prudence : « Ne masturbez jamais un jeune homme par la fenêtre. On ne sait jamais sur qui cela peut tomber.» Guide de bonne conversation : «Ne dites pas : “Il a joui dans ma gueule et moi sur la sienne”, dites : “Nous avons échangé quelques impressions.”» La morale de l’histoire est qu’il faut respecter l’immoralité des grandes personnes moralisatrices. « Si monsieur votre père daigne éjacu¬ ler dans votre petite bouche, acceptez cela les yeux baissés.» Tout est dit avec un rire franc, un humour facétieux et une irrévérence telle qu’elle a la légèreté d’un amusement. X. G. MANUEL SECRET DES CONFESSEURS suivi de lo Clé d'or et du Traité de chas¬ teté. Le Mans, 1827. Destinés aux prêtres et aux diacres, ces trois livres répondent, sans ignorer aucun détail, aux questions qui ne peu¬ vent être évoquées sans danger dans les cours publics des séminaires et laissent dans l’embarras les confesseurs les plus expérimentés. Traitant de la luxure en général puis en particulier, c’est-à-dire la fornication simple, concubinage ou prostitution, plus ou moins compliquée de stupre, d’inceste aux premier et second degrés, de sacrilège ou de rapt, mais pouvant aussi revêtir la grave malice de la défloration, illicite ou vio¬ lente, de personnes vierges, les premiers chapitres s’achèvent sur une invitation prudente à la dénonciation des clercs qui se montreraient trop complaisants, dans le secret du confessionnal, envers les belles pénitentes. Alors est abordé le problème plus délicat de la luxure consommée contre nature, de la pollu¬ tion nocturne et autres mouvements désordonnés à la sodomie complète et à la bestialité. Sont ensuite passés en revue délectations moroses, attouche¬ ments impudiques, discours obscènes, danses et autres formes de luxure non consommée auxquelles, une fois mis en lumière le jeu subtil des effets et des causes, des remèdes radicaux sont pro¬ posés. Un supplément est consacré à toutes les formes de masturbation qu’un confesseur patient peut être amené à découvrir, et dans lequel sont décrits les maux effroyables qui attendent, au berceau même parfois, les personnes qui s’adonnent à ce vice. Le Manuel secret se poursuit par un traité en forme du bon usage du mariage, qui trace la frontière souvent incertaine au-delà de laquelle le fruit permis redevient défendu. De l’impuissance à l’excès conjugal, des commerces injurieux aux exigences légitimes ou à tout le moins excusables, toute la gamme des attou¬ chements entre époux se trouve ainsi traitée. Un abrégé d’embryologie le complète et précise la doctrine à suivre selon qu’une césarienne est ou non refusée par la mère, et qu’un baptême de l’avorton se trouve par là souhai¬ table ou nécessaire. La Clé d’or est une suite d’exhorta¬ tions pratiques à adresser suivant les cas aux personnes pures et aux libertins
294 / Maquerelle (La) qui se livrent à l’adultère, à l’homo¬ sexualité et aux autres activités précé¬ demment caractérisées comme cou¬ pables. Le Traité de chasteté développe certains thèmes tels que l’impuissance, les buts et les particularités de l’acte conjugal licite, tant pour ce qui est de la manière que des positions et des conditions essentielles de la copula¬ tion. Des considérations sur la manière d’interroger les pubères et un question¬ naire fort précis accompagnent ce pré¬ cieux guide, qui s’achève au reste par une mise en garde, à l’intention de ses usagers, sur trop d’érudition en la matière. D. G. MAQUERELLE (La) ou Vieille Courtisane de Rome. Ce poème de Joachim Du Bellay ( 1522- 1560) fait partie de son recueil des Jeux rustiques (1558) et n'a jamais été désa¬ voué par son auteur. Un libraire le réim¬ prima sans nom d'auteur en 1610 à la suite de *Secrètes Ruses d'amour. C’est une triste et belle histoire que celle de cette maquerelle dont la fleur fut d’abord cueillie par un serf, qui passa ensuite entre les mains de plusieurs gentilshommes romains «Desquels je fus aussi vierge rendue/Comme j’avais pour vierge été vendue», pour être enfin abandonnée, trahie par un mari grand amateur de dot, avec pour seul bagage « un petit de jeunesse ». Ce reste de jeunesse, comment bien l’employer? En empruntant la voie royale de l’im¬ pudeur: «Rejetant toute vergogne au loin/J’ouvre boutique et faite plus savante/Vous mets si bien ma mar¬ chandise en vente/Subtilement affi¬ nant les plus fins/Qu’en peu de temps fameuse je devins.» C’est le grand art enseigné par l’Arétin : se farder, se faire la blonde, se friser, corriger l’odeur, serrer la peau, réchauffer la froideur. Mais le plaisir s’accompagne souvent d’un triste compère : le remords. Notre belle va-t-elle changer son vêtement lascif «en un dévot et saint accoutre¬ ment»? Non, car: «Me tournant d’où je m’étais partie/Me repentis de m’être repentie.» Si le remords est un mau¬ vais partenaire du plaisir, il en est un autre qui est plus tragique encore : la vieillesse. La maquerelle vieillissante s’éprendra d’un jeune audacieux et « pour cet ingrat, ingrat, ingratissime », vendra tout, vignes, maisons, argent et compagnie. La fin du poème nous la montre filant, faisant trafic de quelques vieux chapeaux, vendant des fruits, des herbes, des chandelles. Du Bellay n’est pas très loin du grand Villon lorsqu’il écrit : « Là maintenant un chacun me dédaigne/Et seulement pauvreté m’ac- compaigne.» Le dernier mot du plai¬ sir, c’est la mort. «Pour n’être plus à ces maux affermie », chante la vieille, « Comme à mes pleurs mettre fin à ma vie. » P. R. MARBRE Roman d'André Pieyre de Mandiargues (1909-1991). Publié en 1953. Ferréol Bucq est envoyé en délégué par l’auteur dans une Italie de rêve, noire enchanteresse dont il veut obtenir des.«images qui soient de délectation ou d’émoi». Or, comme chacun sait, Ferréol Bucq «est un porc» et se conduit comme tel. Sa fiancée, la tendre Carita, l’attend avec impatience dans son palais, car il vient de lui envoyer des billets brûlants. Mais non content de s’attarder interminablement entre son lit où il se gave de chocolat épais, sa table où l’attendent une ou deux bouteilles d’un vin âpre et violet, des charcuteries, des fromages et des pâtés, puis son lit de nouveau où sa digestion exige une sieste, il dédaignera la jeune fille de la manière la plus blessante, préférant se garder pour une créature de lupanar. Bientôt, il se retrouve à l’intérieur du Palais du Vocabulaire gardé par un nain, bien que ses salles en soient depuis longtemps interdites au public. Il s’agit d’un étrange édifice, une sorte de musée où chaque salle est consacrée à illustrer par des scènes diverses un terme abhorré, tel que
Marbre / 295 liberté, fraternité, démocratie, constitu¬ tion ou patriotisme, et cela à grands renforts de morves, squelettes, rats empaillés et autres objets répugnants. Plus loin, le mariage, la famille et les enfants sont présentés en tableaux d’une impitoyable satire, qui ôteront à tout jamais à Ferréol Bucq l’envie d’épou¬ ser Carita. Il quitte la ville, renonçant même à cette jouissance qui consistait à exacerber les sens de sa fiancée pour ensuite se montrer de glace. Au chapitre suivant, intitulé «les Corps platoniciens», l’auteur nous montre Ferréol Bucq sur une plage où il gorge son corps nu de soleil. Il se remémore son récent passage au bord d’un lac, où il a commencé par séduire Flavia, la jeune aubergiste «crépue et sombre comme une brebis noire». Son antique automobile l’a trahi, mais il se complaît dans cette immobilité forcée, fasciné qu’il est par l’île aux monstres où il rêve de mettre pied. Flavia le conduit en barque au milieu du lac — nouvelle volupté offerte à Ferréol, pour qui « c’est l’une des douceurs du monde que d’être assis dans un bateau, sans rien faire, et d’aller à la force des bras d’une jeune personne un peu bovine qui transpire en votre honneur». Dans l’île interdite, il découvrira les gran¬ dioses figures de cinq polyèdres for¬ mant les cinq sommets d’un pentagone au centre duquel repose la statue gigan¬ tesque d’un dormeur étendu sur le ventre (il ressemble à l’hermaphrodite Bor- ghese). L’intérieur de cette statue com¬ prend une cave abdominale, obscure et humide, emplie de filaments charbon¬ neux et de chauves-souris, une cage thoracique dont les colonnes sont ornées de peintures de supplices et de meurtres (le sang coule jusque sur le sol), et une salle hémisphérique symbolisant la tête, et dont les fresques illustrent « le triomphe du délire». Une balustrade donnant sur le ciel ceint le cerveau tronqué. De là, Ferréol cherche à attirer Flavia qui est demeurée prudemment à l’écart parmi les arbres. Mais en vain. Ferréol retournera seul dans l’île où, de nuit, la statue de quatre tonnes vagit comme un colossal bambin. Du haut de l’observatoire, Ferréol remarque avec stupeur que les corps platoniciens sont devenus transparents. Le grand herma¬ phrodite est alors « le pistil allongé d’une vaste fleur d’eau, et les cinq solides des étamines groupées autour de lui. Cette idée n’allait pas sans suggérer des germes de fécondité et de mort, à l’œuvre déjà, pour la ruiner, sous la vision merveilleuse. Je m’égarai, ima¬ ginant un orgasme minéral, une chute de tension, le colosse aphone, et que l’île serait abîmée au fond du lac. » Se souvenant, Ferréol s’abandonne à la torpeur sur le sable surchauffé avant de se ressaisir et de nager, nu, vers le large. Il habite à présent une tour parmi les pêcheurs, dormant beaucoup, se nourrissant de ces truffes marines dont il est fort glouton, et qui passent pour développer la virilité ainsi que cer¬ taine propension aux songes. Il note ses rêves au cours desquels Carita lui appa¬ raît, presque nue, souriant niaisement. (Le dégoût l’emplit devant sa gorge aux tétons multiples ainsi que la poi¬ trine de la Diane d’Éphèse.) Le Théâtre de la mort sera la pro¬ chaine étape de Ferréol Bucq. Surpris que les lupanars des grandes villes ne l’attirent plus, en dépit de son régime aphrodisiaque, il se dirige vers la campagne et découvre la bourgade de Borgorotondo, où tout est rond. Aux alentours, il est frappé par l’aspect géo¬ métrique des roches et par des œufs colossaux sur lesquels sont sculptées des femmes nues, enceintes et cruci¬ fiées. En ces lieux, la coutume veut que les femmes meurent dans un amphi¬ théâtre sous le regard des hommes assemblés. Dona Lavinia va mourir, et le spectacle s’annonce alléchant. La mourante sera exposée dans l’arène jusqu’à son dernier soupir. Un rat sur¬ git du sol et la menace; l’agonie est sublime; spasmes, syncopes, comas, fausses alertes se succèdent. Enfin, ses
296 / Marée (La) bras battant une dernière fois les airs, dona Lavinia capitule. Cette mort thé⬠trale est suivie, parmi le peuple, d’une certaine baisse de tension qui évoque les lassitudes d’après l’amour. Y. C. MARÉE (La) Nouvelle d'André Pieyre de Man¬ diargues (1909-1991). Publiée en 1959. En Normandie, par un matin d’été brûlant, une très jeune fille vierge, d’une émouvante docilité, est entraînée par son cousin de vingt ans (le narrateur) en direction de la mer. Il convoite sur¬ tout les lèvres de Julie, mauve et pâle blessure graissée de vaseline ; « il y avait dans cette bouche un air à la fois jeune et fané, impur et frais, avec quelque chose de très indécemment ouvert et de manifestement vierge pourtant qui me mettait dans un état où j’aurais pu trouer le sol.» Cette bouche sera tout du long l’héroïne de l’histoire. C’est même en elle que se concentre tout le suc du récit. Le narrateur a entrepris de conduire la jeune personne possédant un si précieux orifice au pied d’une falaise, sur un éboulis que n’atteignent pas les plus hautes marées. Prisonniers de l’eau qui monte, ils attendront là leur délivrance. Il s’agit d’un piège tendu par le narrateur, et que son innocente cousine est loin de soupçonner. Mais il désire seulement que Julie soit nue sous sa légère robe de cretonne ; dans ce but, il lui fait ôter le maillot qu’elle porte, puis il lui annonce qu’ils disposent d’une demi- heure avant que la marée ait atteint son point culminant. Julie lui offre naïve¬ ment ces lèvres dont il a si soif, mais aussitôt, il la détrompe. «Je ne vais nullement t’embrasser sur la bouche, comme tu le dis de façon fautive. Mais tu vas me recevoir dans ta bouche. » Il lui explique patiemment qu’il y restera jusqu’à 11 heures 14, très précisément, instant où la mer sera rigoureusement étale, et qu’il se répandra alors dans sa gorge. En attendant ce paroxysme, il lui expliquera le mécanisme des marées, pendant qu’elle se recueillera afin de mieux goûter la progression du désir de son compagnon. Ainsi s’accomplit la volonté du narrateur, et Julie l’accepte sans protester. « Son regard s’était uni au mien avec une expression de stupeur et de sou¬ mission que je n’avais jamais vue chez personne. » La bouche de Julie devient ainsi fleur humide, rose pâle au cœur de laquelle s’enfonce toujours davan¬ tage le dard accordé avec la nature. « Je sentais affluer en moi le grand courant vital qui circule entre les planètes et qui va peut-être jusqu’aux plus lointaines étoiles, je participais en quelque sorte à la respiration de l’univers.» Mais déjà la mer lèche les pieds de Julie. Attentif à ne pas hâter l’issue de son entreprise, le narrateur commente pour son élève attentive les mystères de la marée. Ce récit d’une initiation s’achève sur une bouleversante communion avec la mer. Lorsque la tension est à son comble, une immense jouissance cosmique enva¬ hit le narrateur, qui a d’ailleurs dédai¬ gné de consulter sa montre: «J’eus comme une connaissance intérieure du sommet, au moment de la mer étale, et alors je déversai mon bonheur dans la bouche de Julie. » Les dernières paroles du jeune homme à sa cousine sont un désarmant aveu de sincérité : «Non, ce n’était pas pour nous amuser, c’était pour ton instruction que nous sommes venus sur l’éboulis. Tu sauras mainte¬ nant ce que c’est que la marée.» Avec cette courte nouvelle, André Pieyre de Mandiargues atteint une plénitude, une intensité peu communes. Seul, l’essen¬ tiel est dit, dans un style volontairement sobre qui met en relief l’irrépressible émotion sexuelle qui éclate à la fin de ces pages. Y. C. MARGOT LA RAVAUDEUSE Roman publié en 1750 par Fouaeret de Montbron (1706-1760). Maintes fois réim¬ primé, notamment sous le titre : Fan- chette, danseuse de l'Opéra. Par sa trame, c’est-à-dire l’autobio¬ graphie d’une fille de joie, Margot
Margot la ravaudeuse / 297 s’apparente à toute une lignée d’œuvres romanesques anglaises illustrée par de Foe comme par Cleland, et que Fouge- ret connaissait bien. Mais, d’autre part, l’éloge du Marivaux romancier que l’on rencontre incidemment vers la fin du livre, marque une autre parenté, et bien plus significative : avec le roman- commentaire, agrémenté de réflexions, d’analyses de la société; et Margot ne commente pas moins sa vie que ne le fait Marianne dans le roman de Marivaux. Troisième tradition que l’on retrouve ici, celle des Lettres persanes et de la satire sociale, mais quelque peu atténuée. Mentionner ces origines, ce n’est pas ici réduire l’originalité de Fougeret, c’est indiquer quelques-unes des raisons qui confèrent à Margot une place à part dans la littérature érotique du xvme siècle français. De tous ces éléments de sa propre expérience, qu’il n’a d’ailleurs pas utilisée tout entière ici, ce que Fougeret a tiré, c’est avant tout un roman «réaliste» à une date où le réalisme n’existe pas encore. Très explicitement, le souci de ne pas céder aux habitudes d’outrances et de caricature qui sont celles des fabri¬ cants d’œuvres érotiques courantes, est affirmé dans ce roman. Margot n’aura pas que des succès, elle sera «ratée» plus d’une fois, elle aura à son service un laquais pour la satisfaire en tout temps, suivant en cela des conseils donnés non par une catin, mais par lady Montaguë dans une de ses lettres. Elle ne prétendra pas trouver du plaisir constamment, elle reconnaîtra n’être tombée que sur des entreteneurs « indécrottables », vulgaires, bêtes, mais de toute façon, de quoi s’agissait-il donc, sinon d’en extraire une fortune ? Margot est née pauvre, pas n’importe où, rue Saint-Paul dans le Marais, et elle a partagé le lit de ses parents parce qu’il n’y avait qu’un lit chez eux. Elle a échoué chez une tenancière de bordel, Mme Florence, qui a bel et bien existé ; elle profitera des désirs d’un moine et réussira à entrer à l’Opéra par son entremise. À partir de là, il suffit de bien mener sa barque ; Margot, comme quelques autres putains de l’époque, se spécialise dans les «Affaires étran¬ gères» — touristes et ambassadeurs. Après avoir, en passant, profité aussi d’un fermier général, elle saura se reti¬ rer à temps, elle sortira sa mère de la misère et de Bicêtre, et elle pourra donc profiter de la fortune acquise. L’argent est roi, Margot le dit à maintes reprises, et avec lui, il n’y a pas à craindre la mauvaise réputation. Cette vie exem¬ plaire aura permis à Margot de tout voir, et de le raconter, quoique avec une sorte de discrétion. Rappelant que le métier de catin est humiliant et cruel, elle note en passant: «J’en ai connu nombre [d’hommes] qui mettaient toute leur volupté à battre ou être battus, de façon qu’après que j’avais souffleté, rossé, étrillé, j’étais souvent obligée de subir la même peine à mon tour... » Margot découvrira les ravages du chauvinisme aristocratique et s’en in¬ dignera: «Est-il possible qu’il y ait des gens si bêtes, que de se disputer l’avantage de manger leur bien avec une catin pour l’honneur de la Patrie ? » Elle remarque la part de vanité qui intervient dans les folies des entrete¬ neurs : ce sont les filles qu’ils ont, ou qui les ruinent, qui les rendent célèbres ! Enfin, Margot, avant de prendre sa retraite, aura le temps de découvrir un salon littéraire, où l’on dénigre autant qu’on le fera dans celui de Mlle Hus présenté dans Le Neveu de Rameau, mais où on rencontre aussi un raté des lettres, le pauvre abbé Pellegrin. Soup¬ çonnée d’être un pamphlet contre le gouvernement, ou peut-être contre Mme de Pompadour (on trouve en effet une allusion à la Marquise), Margot, encore en manuscrit, avait valu à son auteur des ennuis de la part de la police de Paris. Par la suite, on continua à lui faire une réputation d’obscénité qui est injustifiée. Érotique certes, mais bien davantage réaliste, Margot est un
298 / Mariage de Sophie (Le) des romans les plus significatifs du xvme siècle. Y. B. MARIAGE DE SOPHIE (Le) Roman publié anonymement en 1803. En bon libertin, Saint-Léger, désin¬ volte et tendre, badine avec l’amour qui est la grande affaire de son époque. Il séduit les femmes par amour du jeu gratuit. Ses liaisons, il ne les noue que pour les rompre. La rupture est à la fois éclatante, sobre et élégante. «Notre prude pressait Saint-Léger de l’épou¬ ser. La fille voulait disparaître avec son amant. Enfin il partit comme il était venu. » Le séducteur part simplement, sa conquête ne l’embarrasse guère. Il court vers de nouvelles victoires, amer sans doute, car son jeu est vaniteux, et il en est parfaitement conscient. Entre Saint-Léger, personnage principal du roman, et le libertin Folville se noue une amitié faite de complicité. Les deux hommes se disputent leurs conquêtes. En s’affrontant, ces combattants d’une égale valeur apprennent à s’admirer et à s’aimer. Le lien qui les unit fait pen¬ ser à celui qui lie Valmont à la Merteuil dans Les *Liaisons dangereuses. Le jour du mariage de Folville, Saint- Léger en parfait libertin séduit Sophie, la femme de son ami. « Folville même s’aperçut qu’il était pris. Il approcha de Saint-Léger : “Je vous aime lui dit-il à l’oreille : vous êtes divin et votre ven¬ geance est des mieux imaginées”...» Folville est mat ; en bon joueur il féli¬ cite son adversaire. Par la limpidité du style, l’élégance de la phrase, ce roman pudique, presque chaste, est digne des meilleurs récits du Grand Siècle. P. K. MARQUISE DE GANGE (La) Roman de Donatien Alphonse François de Sade (1740-1814). En 1813 paraissait en librairie un roman sans nom d’auteur qui fut très rapidement attribué par tous les bio¬ graphes au marquis de Sade. Pourtant le livre n’est mentionné ni dans le cata¬ logue dressé en 1804 par le marquis, ni dans l’examen des papiers laissés par lui après sa mort. De nombreux recou¬ pements, une même conduite du récit que dans d’autres romans du marquis, ne laissent cependant aucun doute sur l’authenticité de La Marquise de Gange. On a pu dater la rédaction des années 1807-1812. Le livre suit la rédaction des Journées de Florville (dont le manuscrit est perdu) et précède directe¬ ment Adélaïde de Brunswick. Sade y reprend le même genre d’inspiration «noire» qui avait fait le succès des *Crimes de l’Amour. L’art du conteur est à évoquer plus souvent que les sombres stratégies que développent les histoires de Justine et de Juliette sa sœur. Pourtant, Euphra- sie, l’héroïne du roman, doit autant à Justine qu’Aline de Blamont, Henriette Stralson ou Amélie de Sancerre, Sade s’étant contenté de «gazer» les situa¬ tions érotiques ou scandaleuses. Enfin, le livre est la reconstitution presque fidèle d’«une histoire vraie». Celle de la « Belle Provençale » qui fit scandale à la cour de Louis XIV et qui mourut assassinée par ses deux beaux-frères le 16 mai 1667. L’intérêt du livre, selon Gilbert Lely, réside dans le soin avec lequel le marquis, se saisissant d’une anecdote des «Causes célèbres», a donné naissance à un « pathétique récit, lequel, s’il ne peut être mis au rang de ses ouvrages capitaux, n’en constitue pas moins une manière de chef-d’œuvre où son génie luciférien a emprunté à la pitié des couleurs nouvelles». C. F. MASOCHISME EN AMÉRIQUE (Le) Recueil des récits et impressions person¬ nelles d'une victime du féminisme, suivi de la Petite Marquise de Sodé, écrits de Pierre Dumarchey, pseudonyme de Pierre Mac Orlan (1882-1970). Publiés en 1910. En réalité, six nouvelles. Les quatre premières sont « tirées en partie », selon l’avant-propos, «de périodiques américains, ouvertement lus dans les familles». Il y est bien question, comme titre et sous-titre le suggèrent
Matinée libertine (La) / 299 déjà, de la flagellation exercée par les femmes, sous des prétextes américains qui vont de l’éducation à l’émanci¬ pation. Soit «Ma vie à la maison de correction d’Hauxville dans l’État de Kansas», «Souvenirs d’une ancienne pensionnaire de la maison de correc¬ tion de Shipping-Norton », « Un repor¬ tage raté» (une croisière à travers le lac Michigan), « Madame Lynch » (une école normale d’instituteurs à Saint- Louis). La cinquième nouvelle montre com¬ ment un ancien ministre de la Justice de Belgique consentit d’être fouetté, à Paris, par une princesse russe, afin d’obtenir d’elle le scarabée indispen¬ sable à sa collection d’insectes com¬ mencée au Congo. La Petite Marquise de Sade rapporte les exploits de Miss Arabella X, une belle Américaine de Floride, qui séquestra sa sœur cadette et son jeune frère, les fouetta énormément et les initia, de toutes façons, semble- t-il. L’adolescent, qui était du type effé¬ miné, succomba d’ailleurs à ces divers épuisements. Commentaire du narra¬ teur : « Les idées sont rares, et rien n’est plus facile que de considérer un cas pathologique comme une idée d’allonger au petit bonheur 300 pages de manus¬ crit sur une thèse d’hôpital. » M B. MATANTE GENEVIÈVE ou Je l'oi échappé belle. Roman de Louis Archambault, dit Dorvigny ( 1742- 1812). Publié en 1800. Une jeune fille connaît les premiers émois provoqués par la découverte de son corps. Une vieille tante veille sur elle et l’empêche de céder à d’étranges tentations. Par son sujet et son rythme endiablé, le récit fait penser à La Pucelle de Belleville de Paul de Kock. Dorvi¬ gny qui était avant tout un homme de théâtre (auteur d’une soixantaine de comédies et de farces) a un sens remar¬ quable du dialogue, de la réplique per¬ cutante, des situations drôles. Les têtes de chapitres témoignent de sa verve : « Ma tante veut former un élève. Com¬ plaisance que j’eus pour lui. Ma tante prend mal la chose. Je me confesse au vicaire. Comment il veut me donner l’absolution.» Le roman de Dorvigny est un ouvrage sans complaisance pour la société de son temps, un petit roman brave et courageux. Le portrait que l’au¬ teur trace des honnêtes gens et surtout du clergé est fait de méchancetés enve¬ loppées d’une ironie grinçante, spiri¬ tuelle, sans détails croustillants pour vieux marcheur. Cependant l’œuvre suscite quelques sérieuses réserves. Sa matière est un peu trop mince pour rem¬ plir quatre volumes et son intérêt pure¬ ment littéraire est à peu près nul. Malgré ces caractéristiques assez négatives, on survole avec plaisir des pages d’une bouffonnerie courtelinesque. P. K. MATINÉE LIBERTINE (La) ou les Moments bien employés. Dia¬ logues d'Andrea de Nerciat (1739-1800). Publiés en 1787. Cet ouvrage est généralement et, sans doute, justement attribué au chevalier de Nerciat. Il est composé de dialogues érotiques très vifs et d’une grande cru¬ dité, dans ce style à la fois direct, gra¬ cieux et aisé qui fait la réputation de l’auteur des *Aphrodites. On sait que Nerciat fit du dialogue sa façon préfé¬ rée de conter. Cela lui permettait des descriptions indirectes qui sont fasci¬ nantes, mais aussi pouvait-il, de cette façon, graduer les troubles de la sensi¬ bilité en guidant l’émoi d’une inno¬ cente par les brides du discours que tient une rouée. C’est bien ce que l’on retrouve ici : cette impudicité mignarde. Cependant, on retrouva La Matinée libertine dans le mélange des Œuvres de la marquise de Palmarèze — v. * Folies de la jeunesse de sir S. Peters Talassa-Aithéï— qui est une sorte de pêle-mêle et de tête-bêche de l’érotisme du temps. Cette marquise inexistante est de la fabrique d’un faus¬ saire notoire : Mérard de Saint-Just, dont la vertu première fut le plagiat. Il avait simplement copié l’ouvrage.
300 / Mauvais Coups (Les) Mais le leste qu’il y a dans ces quelques pages ne peut laisser de doute : La Mati¬ née libertine est bel et bien d’Andrea de Nerciat. H. J. MAUVAIS COUPS (Les) Roman de Roger Vailland (1907-1965). Publié en 1948. Dans le petit village où elle passe ses vacances avec son mari, Roberte est connue pour son goût de l’alcool. Tra¬ pue, les «fesses carrées», la poitrine musclée, elle a ce genre de corps qui ne vieillit pas. Son mari se* sent bien, depuis de longues années, auprès de cette femme qui est tout le contraire des «bigotes», qu’il déteste: «C’est rance, c’est plat, c’est mou.» Quel besoin a ce couple, qui paraît pourtant uni, d’attirer chez eux, comme s’ils vou¬ laient la pervertir, l’institutrice du vil¬ lage, la sage et timide Hélène? Ils commencent à lui raconter la naissance de leur «grand amour». Lui, fut séduit par la «prodigieuse aisance» de celle qu’on appelait «Nini Peau de Chien» et qui avait «l’intégrité des bêtes sau¬ vages». Elle, en pensant à lui, sentait sa gorge sèche comme lorsqu’elle a besoin d’alcool. Mais elle avait beau¬ coup d’amants et elle aime parler avec cynisme de ses douze ou treize avorte¬ ments à Hélène, dégoûtée et fascinée. Elle le sera plus encore quand l’homme lui avouera qu’il est un criminel : quel¬ qu’un s’est suicidé et il en est respon¬ sable. Hélène est fort troublée et quand son fiancé vient la voir et lui susurre : «Tu es belle, tu es claire, tu es enso¬ leillée», elle l’entraîne vers le lit et se met nue. Elle ne jouit pas mais feint la jouissance et laisse son fiancé comblé et glorieux. Elle-même est « étonnée et ravie du pouvoir qu’elle se découvre de déchaîner ces soupirs, ces gémisse¬ ments, ces mouvements désordonnés, ce rugissement». Un jour, Roberte la maquille et l’habille avec indécence. Une scène violente éclate entre les époux. Hélène s’enfuit non sans avoir murmuré à l’homme qu’elle l’aime. Il crie à sa femme: «Tu me possèdes, comme un escroc, comme une sorcière et comme un confesseur. » Elle lui ins¬ pire de l’effroi : «J’ai peur de tes man¬ dibules. » Il écrit ensuite une longue lettre à Hélène, dans laquelle il lui conseille, à elle qui est droiture et santé, de ne pas suivre leur mauvais exemple. Il ajoute : «Nous ne nous aimons plus. La passion a-t-elle seulement jamais existé ? » Il laisse — par inadvertance ? — la lettre auprès de Roberte. Elle la lit et se suicide. Renouvellement du pre¬ mier « crime » ou punition du cynisme ? Sinistre conséquence d’un jeu dange¬ reux ou triomphe de l’immoralité? Le vieux couple a-t-il voulu la débauche du couple jeune et pur ou a-t-il voulu revivre et sauver son amour? Les personnages ont une certaine platitude mais ils ont le mérite — et c’est le propre du roman — d’être présents dans leurs questions et absents dans leurs réponses. X. G. MEFFRAIE (La) Roman de René de Solier (né en 1914). Publié en 1951. Le*baron Maler de la Meffraie, l’âge de la «ménopause», plein de manies, de tics et de crasse sous les ongles, épie « la trépidation des chairs féminines » à la descente des escaliers. Tourmentant ses deux chattes de cent façons, il les a dressées, quand des démangeaisons le prennent, à lui faire une « cure de grat¬ tage ». Alliant l’ordre à la saleté, « d’une année sur l’autre, Maler garde ses mégots dans une rangée de saladiers» et reconnaît qu’il n’est qu’un «vieux sarment». Une fois par an, il prend un bain et songe alors à son ancienne femme, Avice, qui «affectionnait les débordements d’un terre-neuve», tan¬ dis que lui prend avec ses chattes « des joies cuniles ». Un jour, il se jette sur sa servante, Bette, ex-sacristine — « la salive bue multipliait le faix des sen¬ sations interdites» — puis l’épouse. Parmi leurs disputes, leurs refus, il se perd dans les «méandres du soliloque
Mémoires / 301 charnel ». Apparaît Biffaut, le locataire, qui rencontre Bette alors qu’elle vient de faire masser les plis de son ventre et devient son amant. Mais Avice arrive, réclame de l’argent au baron et part avec Biffaut. Malgré cette fin un peu romanesque, le livre est soutenu par l’analyse minutieuse, impitoyable, iro¬ nique et cruelle de la solitude d’un vieillard. X. G. MÉLANGES MILITAIRES, LITTÉRAIRES ET SENTIMENTALES Mémoires du prince Charles-Joseph de Ligne, écrivain belge (1735-1814). Publiés en trente-quatre volumes de 1795 à 1811. C’est curieusement écrit, sans règles ni frein mais avec infiniment de charme. Le prince de Ligne est l’homme du pri- mesaut. Il n’est pas d’un grand sei¬ gneur d’être bon écrivain. Ligne va trop vite : il compose au galop, à brides abattues ; et comme un paresseux, à la sauvette souvent. Il remplit des liasses de papier blanc, ne suit ni plan ni route, ne veut rien démontrer, ne prétend à rien qu’à fixer sa tête un peu folle. Le maniérisme et la négligence gâtent tout, sauf les éclairs. On lit Charles de Ligne pour d’inoubliables concetti. Inscrire Ligne dans la littérature éro¬ tique est bien audacieux. Cependant, il est impossible, dans l’examen des désordres de la sensibilité au xvme siècle (ce qu’on nomme le libertinage), de le passer sous silence. Il a le ton qu’il faut. On le nommait le «prince char¬ mant de l’Europe», parce qu’il était de toutes les cours, jouant à la main chaude avec Marie-Antoinette qu’il ne laissait pas — dit-on — dans l’indiffé¬ rence, et réglant les querelles que la Grande Catherine avait avec ses amants. On l’appelait aussi «le prince rose», parce que c’est de cette couleur rose qu’il vêtait ses gens. Il avait édifié, à Belœil, de magnifiques jardins, où il aimait aimer. C’est l’homme de son siècle. Il ne se fait d’illusions sur rien, et ne récrimine jamais. Il n’a qu’un métier : c’est un homme de cour. Rien, en lui, de romantique, ni de préroman¬ tique. Pour Charles de Ligne, le temps a une juste allure, qui mène d’un plaisir à un rendez-vous galant ; la mort vient à son heure (encore qu’il y ait une sorte de miracle dans cet octogénaire); la femme ne s’enfuit jamais entièrement, elle abandonne des souvenirs charmants, et prédit qu’une autre la remplacera. Le prince de Ligne n’aime ni trop vite ni trop tôt. Il a la galanterie facile, ce qui n’étonne pas dans un siècle de liber¬ tins. Ses amis sont Nerciat, puis Casa¬ nova. En outre : il a la galanterie bonne. Dire du mal des femmes? Cela ne se peut, d’où les tendres et légères anec¬ dotes qui sont dans ses mémoires. Ni médisant, ni méprisant. Il se promène dans le monde comme dans son parc de Belœil, séduit par les fleurs, et passant de l’une à l’autre, avec une gratitude infinie (mais fugitive). Il conquiert par sa prestesse qui est du vif-argent. H. J. MÉMOIRES/du cardinal de Bernis Si l’on excepte quelques poèmes dont il ne faisait pas grand cas, il se pourrait que le mot même d’amour n’ait jamais été prononcé dans les écrits de François-Joachim de Pierre de Bernis (1715-1794). Les Mémoires qu’il lègue au xvme siècle finissant sont plutôt l’œuvre d’un politique. L’homme a tenu, quant à l’«image» qu’il n’a cessé de vouloir de lui-même, à effacer tous les traits qui auraient pu l’identi¬ fier aux abbés libertins dont Voltaire, plus tard, s’est moqué en son nom. Enfin, celui que Mme de Pompadour appelait son «pigeon pattu», malgré les stratégies d’État, n’a cessé de han¬ ter ceux-là mêmes pour qui le liberti¬ nage est aussi une école de maintien. Roger Vailland, dans son Éloge du car¬ dinal de Bernis, donne cette force de caractère en exemple. « Je remarquerai, en passant, écrit le cardinal, que j’ai réussi à obtenir tout ce que je désirai fortement. » Jacques Casanova, qui fut
302 / Mémoires de l'abbé de Choisy l’ami de M. de Bemis lorsqu’il était ambassadeur à Venise, raconte comment il partagea avec lui les faveurs d’une «nonne intelligente et libertine». Il juge ainsi son protecteur : « L’amant de M. M. possède du cœur et de l’expé¬ rience. » Serait-il aventureux d’en cher¬ cher plus ? Pourtant si l’on interroge les Mémoires, c’est encore la netteté du propos, l’exactitude de la phrase qui sonnent beaucoup mieux que ne saurait le faire quelque confession grivoise. Le cardinal de Bemis semble tenir un pari. Sans jamais répondre à la malveillance dont il fut accablé par le moindre signe de dénégation, il a su rester en dehors, maintenir la distance de ce que Roger Vailland appelle encore le «regard froid». Et puis pour l’homme d’État comme pour le libertin, tout est ques¬ tion de style. Et il serait malaisé de ne pas étendre cette attitude au style même — et par le style à la question que pose le xvme siècle dans son discours : celle d’un libertinage de la pensée plutôt que du corps, même si le prétexte déborde souvent son cadre, s’augmente d’une dimension qui en obscurcit le sens. Le scepticisme du cardinal de Bemis est à la mesure du plaisir qu’il prend à vivre. Plus exactement à vivre sérieusement. Et cela inclut pour lui ce que d’autres condamnent au nom de la morale. Connaissant ses limites ou ses défauts, il choisit de vivre dans les limites qu’il se donne et le fait avec outrance. Qui pourrait lui reprocher une telle atti¬ tude? C’est que l’outrance n’est que l’expérience-limite de la limite qu’il s’est donnée. On ne peut dès lors s’empêcher de rapprocher la figure du cardinal de Ber- nis du marquis de Sade. La connivence devient plus explicite si l’on sait que l’un des points culminants de La *Nou¬ velle Justine raconte comment, à Rome, le cardinal de Bemis organisait les débauches papales. Peu importe qu’il s’agisse d’une fiction, que le cardinal n’ait pas été ce pour quoi le donne le marquis. Les liens sont d’un autre ordre. Ce que tente le cardinal de Bemis par son silence, le marquis l’implique dans son système. Paradoxe dira-t-on ? Écou¬ tons le cardinal de Bemis dans l’une de ses plus rares confidences : « Il faut convenir à la honte des mœurs, que les femmes qui ont uniquement pour objet le plaisir d’aimer et d’être aimées, ont de moins grands vices que les autres femmes. » Ou encore : « Én deux mots, les femmes sont les plus fidèles amies des hommes et les plus équivoques de leurs semblables ; elles sont le charme de la société et la source de tous nos égarements. » Cela ne suffirait pas pour fonder une réputation de libertin. Et pourtant ! Cela donne le ton d’un système que le poli¬ ticien construit avec autant d’acharne¬ ment que le poète. Sade et Bemis sont de la même race. Peu importe la désillu¬ sion finale, l’ingratitude ou l’indigna¬ tion des contemporains : pour eux, être différents (c’est-à-dire fidèles) revient sans doute, avant toute chose, à donner le change d’une clarté implacable aux fausses lumières de l’obscurantisme qu’ils dénoncent dans les illusions de la modernité. C. F. MÉMOIRES DE L'ABBÉ DE CHOISY habillé en femme. Suite de récits ou his¬ toriettes autobiographiques de François- Timoléon, abbé de Choisy (1644-1724), publiés par morceaux, une partie en 1735, une autre en 1839. Ce sont des souvenirs de la vie amou¬ reuse de l’abbé vers les années 1665- 1670 approximativement. Tout y repose sur cette particularité qu’est le goût sin¬ gulier de l’abbé pour les habillements féminins; mais c’est bien plus qu’un goût ou une «habitude d’enfance». Comme il le dit lui-même, chaque fois qu’il n’a plus été possédé par la passion du jeu, il est «redevenu femme». For¬ mule singulière, quand on voit com¬ ment elle s’applique dans la vie réelle de l’abbé : il veut s’habiller en femme, s’orner de bijoux, être servi comme
Mémoires de l'abbé de Choisy / 303 Gravure anonyme. Vers 1700. une femme, il aime à se faire faire la cour sous ce déguisement, et même à passer purement et simplement pour femme, parmi les notables de Bourges par exemple ; mais, en même temps, les désirs et les plaisirs de l’abbé restent parfaitement masculins, et sa pratique sexuelle reste en somme normale. Le travesti, dans certains épisodes, appa¬ raît comme une bouffonnerie, voire un «canular» plus raffiné ; ainsi, quand l’abbé, établi au château de Crespon près de Bourges, mais sous le nom de la comtesse des Barres, réussit à faire l’amour devant ses invités, assis dans sa chambre auprès du lit où sont cou¬ chées la prétendue comtesse et sa jeune amie Mlle de la Grise. Et cela, sans offenser la décence ! Le lecteur a, sur les témoins provinciaux de cette curieuse scène, l’avantage d’être informé par le mémorialiste avec beaucoup d’exacti¬ tude. («Elle était sur le dos, et moi, j’étais sur le côté gauche, la main droite sur sa gorge, nos jambes entrelacées l’une dans l’autre... », le tout caché par les couvertures, bien entendu.) Mais l’abbé n’est en quête ni de bouffonne¬ rie, ni de scandale, mais bien de plaisir. Faut-il parler d’ambiguïté? On hésite à le faire, parce que tous ces récits sont présentés à la fois avec un naturel qui exclut tout soupçon de perversité et la clarté de la parfaite connaissance de soi-même. Dans le premier épisode, l’abbé, qui vit au faubourg Saint-Mar¬ ceau à Paris, s’y fait appeler Mme de Sancy, mais les habitués de ses récep¬ tions, y compris le curé, connaissent sa véritable identité; la confusion com-
304 / Mémoires plète qui trompera la bonne société de Bourges quelque temps plus tard n’existe ici que pour les inconnus du monde extérieur. À propos de ces derniers, et de leurs louanges, le mémorialiste note fort bien : « Cela me confirma étrange¬ ment dans le goût d’être traité comme une femme. » Goût qu’il satisfera encore mieux en invitant ses jeunes amies à s’habiller en homme, ce qui permettra une comédie de mariage jouée sous les yeux et avec l’accord du curé et des habitués... Certes, le mémorialiste, dans ce premier récit de ses amours avec Mlle Charlotte et avec la petite Babet, prétend n’être pas sorti « des normes de l’honnêteté», mais c’est à peine si on a le temps d’y porter attention. Charlotte, d’ailleurs, a dit d’après lui : «Je ne me suis point défendue comme j’aurais fait contre un homme : je ne voyais qu’une belle dame, et pourquoi se défendre de l’aimer? » Et l’auteur de confesser quant à lui : «Je m’aimais encore davantage, et ne songeais qu’à plaire au genre humain.» L’épisode de Bourges ne laisse plus aucun doute : déguisé en femme, profitant du secret, l’abbé trouve par là un plaisir plus raffiné dans des amours parfaitement conformes à la nature. Au demeurant, d’un bout à l’autre, c’est une atmosphère de dou¬ ceur dans la volupté, de calme et de luxe qui règne dans ces passions singu¬ lières. L’abbé, qui n’éprouve aucun désir pour des femmes mariées mais uniquement pour des jeunes filles, prend chaque fois soin de leur confort et de leur éducation ; à la fin de ses liaisons, il veille à assurer la fortune, ou du moins l’aisance, de ses partenaires si elles sont pauvres ; il lui arrive de s’occuper de leur mariage sans nulle arrière-pen¬ sée. Et l’élégance du langage va de pair avec le raffinement des goûts, dans ce chef-d’œuvre singulier. Y. B. MÉMOIRES/de Duclos pour servir à l'histoire des mœurs du XVIIIe siècle. Roman de Charles Pinot, dit Duclos (1704-1772). Publié en 1751. Un jour que Duclos parlait à Mme de Rochefort du paradis, celle-ci lui rétor¬ qua : « Pour vous, Duclos, voici de quoi composer le vôtre : du pain, du vin, du fromage et la première venue.» Il a publié quatre romans libertins, puis, pour plaire au roi, il se fit moraliste en livrant, en 1751, ses Considérations sur les mœurs de ce siècle. La même année, il publia ces Mémoires pour ser¬ vir... qui sont, en réalité, un roman. C’est un récit léger, plus de libertinage que d’amour, sans gros sel ni perver¬ sion, d’une intrigue lâche, mais qui se lit toujours avec plaisir. C’est, avec Les *Confessions du comte de ***, le som¬ met de l’œuvre de Duclos. Ce sont tou¬ jours des libertins repentis qui parlent : rien de plus moral, et l’on voit à la fin que les quatre rqmans de Duclos suivent le même schéma, vont du libertinage à la sagesse, et confondent l’amour avec les sens calmés et les passions tues, du moins lorsqu’il s’agit du sentiment. La femme définitivement aimée se confond avec les atteintes du vieillissement. L’homme à la mode, qui est le héros perpétuel, ne vient à une seule femme que bien lassé des autres, un peu comme Duclos est venu à la littérature, et lui faisant don de ce que les autres peut- être ne veulent plus. Par où l’on voit que Duclos est moins moral qu’il ne semble, mais confortablement bour¬ geois, autant que Zénaïde Fleuriot. L’usure crée la stabilité ; et la stabilité, la fortune. S’il fallait transcrire en lan¬ gage direct, il faudrait dire que l’œuvre romanesque de Duclos enseigne à déte¬ ler sans trop de regrets — et, ce qui est essentiel : sans remords aucun. L’homme à la mode, assagi, devient homme de bonne compagnie. Aux relations hasar¬ deuses succède la considération. Aux audaces, le lieu commun. Le héros de Duclos n’a pas d’histoire, il n’a que des aventures. Il commence par un lit et termine par une bibliothèque. Conquiert la ville, puis se retire à la campagne. Il brocarde dans les garnisons, au départ ; et devient, au terme, un bon voisin. H.J.
Mémoires / 305 tAÉMOIRES/du duc de Lauzun Ecrits en 1783, les mémoires d'Armand- ,Louis de Gontauf, duc de Lauzun, puis de Biron (1747-1793), ont été publiés partiellement en 1821 et, sans coupures, en 1858. Lauzun entreprend d’y raconter et peindre toute sa vie sentimentale pas¬ sée à l’intention de celle qui, à cette date, est sa nouvelle passion : Aimée de Coigny, qui sera la jeune prisonnière de Chénier. La date, cependant, a son importance, car, s’il n’y a pas lieu de douter de la sincérité de l’auteur occupé à se montrer dans sa vérité pro¬ fonde à celle qu’il aime, l’influence des * Liaisons dangereuses, publiées l’an¬ née précédente, paraît évidente. En tout cas, et contrairement à ce qui en a été souvent dit, les Mémoires, bien loin d’être l’étalage d’une existence licen¬ cieuse ou l’apologie du libertinage, montrent la quête difficile, contrariée, de la pleine satisfaction des besoins du cœur. Certes, la liste des maîtresses de Lauzun est assez longue, qu’il les ait lui-même conquises, ou qu’il ait été l’objet de leurs avances; certes, il reconnaît son inconstance, mais celle de ses partenaires, parfois, n’est pas moindre. Il n’empêche que, dans ce long récit entremêlé de quelques^ épi¬ sodes politiques et militaires (campagne de Corse, expédition du général, guerre d’indépendance américaine) sur les¬ quels l’auteur n’insiste pas trop, deux figures de femmes totalement désirées et aimées se détachent avec un relief saisissant : celle de la princesse Czarto- ryska, rencontrée à Londres, suivie en Belgique, qui se donne enfin en France, et que Lauzun ira retrouver plusieurs fois en Pologne, non sans risques, dont il aura un fils qu’il ne verra pas, héroïne romanesque et pathétique; et celle d’Aimée de Coigny, aimée pendant de longs mois, dont les seuls silences met¬ tent Lauzun au désespoir, et qui n’est pas encore sa maîtresse à la dernière page, bien que le bonheur soit proche. Là est l’essentiel des Mémoires. Y. B. MÉMOIRES/de Céleste Mogador C'est-à-dire d'Élisabeth-Céïeste Vénard, dite Céleste Mogador, plus tard com¬ tesse Lionel de Qiabrillan (1824-1909). Les volumes I et II ont été publiés en 1854. D’autres suivirent — quatre, semble-t-il, mais se posent ici diffé¬ rents problèmes d’attribution. En 1877 fut édité, en post-scriptum, Un deuil au bout du monde. Ce volume est signé comtesse de Chabrillan. Dès la pre¬ mière page, l’auteur déplore la publi¬ cation des tomes antérieurs : « Je vis, l’une après l’autre, toutes les personnes qui m’avaient encouragée à la publica¬ tion de ces malheureux Mémoires...» C’est qu’en effet Céleste est à ce moment sur le point d’épouser le comte. Elle s’entretient de ses problèmes avec Émile de Girardin, Alexandre Dumas père, le prince Napoléon, Henry Mur- ger. Puis et enfin Céleste et le comte partent pour Londres où ils vont convo¬ ler. « Je quitte Paris le 3 janvier 1854. » Le couple conjugal gagna l’Australie où Lionel de Chabrillan devait mourir (à Melbourne) le 29 décembre 1858. En somme, ces mémoires apparaissent, dans leur effet total, comme le témoi¬ gnage d’un triomphe dans la société puisque l’auteur — née Élisabeth- Céleste Vénard — après des confes¬ sions qu’elle regrette, a conquis le théâtre — en tant que Céleste Mogador — avant de finir ses jours en veuve du grand monde — comtesse de Chabrillan. Ce brillant itinéraire gagne encore dans notre estime quand nous nous reportons aux deux premiers volumes des Mémoires. Ils ont le charme d’une découverte du monde qui distingue cer¬ tains récits à la première personne (même s’ils furent transcrits par la plume d’un professionnel), et font penser par¬ fois à Moll Flanders. Les souvenirs d’enfance ont ici la démarche d’un mélo d’époque. Le papa mort jeune. Le commerce de chapelier dans le Marais. Le beau-père brutal et sans parole. Mère et fille quittent Paris. À Lyon. Le beau- père réapparaît. Révolte des canuts,
306 / Mémoires beau-père assassiné dans ces circons¬ tances. Retour à Paris. Un sculpteur, Auguste, courtise la mère. Céleste a onze ans. Puis Auguste courtise Céleste qui s’enfuit. Une prostituée l’héberge. La police chez celle-ci. Céleste à la pri¬ son du Dépôt. Les autres prisonnières. Vermine, petite vérole, gale ou pas. La mère tarde à reprendre son enfant. Céleste à Saint-Lazare. Fin du tome I. À Saint-Lazare. Les bureaux. Le dor¬ toir. La classe d’écriture. L’atelier. La chapelle. Céleste rencontre une jeune fille, Denise, qui est un vrai garçon. Denise lui fait mille chatteries. Et dit à Céleste : « Je connais de belles mai¬ sons, comme des palais, où on a beau¬ coup d’argent. » Céleste elle-même parle des « embaucheuses » au service de ces maisons. Aussi de « ces affections auxquelles je n’ose donner un nom». Finalement, la mère vient reprendre sa fille, mais celle-ci a grandi. Céleste laisse Auguste à sa mère et va retrouver Denise. Ici des pages sur le sujet de l’admission à la maison de tolérance qui ont plus de relief et de singularité que les autres, mais d’ailleurs Céleste perd vite ses illusions : « On a peine à comprendre que des créatures humaines puissent s’acclimater dans ses infâmes prisons. L’explication de ce fait est pourtant bien simple. La plupart des filles publiques sont stupides ; pour peu qu’on ait d’intelligence, on y meurt ou on en sort. Je n’y étais pas depuis huit jours, que je n’avais plus qu’une pen¬ sée : en sortir. » En effet, un beau jeune homme paie les dettes de Céleste à la maquerelle, et Céleste elle-même va maintenant se présenter aux directeurs des théâtres. M. B. MÉMOIRES/de Tilly pour servir à l'histoire des moeurs de lo fin du XVHF siècle. Ouvrage attribué, sans certitude, à Alexandre de Tilly (1764-1816]. Publié en 1828. Dans une société où «tout le monde n’est pas obligé de plaire pour faire l’amour», Tilly, qui plaît par ses allures de Chérubin au service de la reine, le fera plus que tout autre. Il cherche les femmes autant qu’il en est recherché. Il déflore les plus jeunes, qui doivent fuir en province pour accoucher ou avor¬ ter; il compromet les plus vertueuses en provoquant le «moment» où elles s’abandonnent; irrésistible, il couche avec une chaste présidente dans la pre¬ mière heure d’une rencontre fortuite. On passe sur des liaisons obscures et fugitives. Il affronte enfin les séduc¬ trices. La belle comtesse de Balbi l’ac¬ coste en pleine rue, l’entraîne chez elle et lui fait l’amour. Il la croit vénale, elle le détrompe : ce qu’elle aime, c’est le plaisir, et elle cherchait un homme qui lui plût assez pour lui en donner son soûl. Telle est lar louve. Des maris trompés, des femmes séduites puis délaissées, tout cela n’est pas sans dan¬ ger. Un soir qu’il est couché avec la jolie Cécile, Tilly est surpris par un rival. Nu, il l’affronte l’épée à la main. Chacun se blesse, l’amour se meurt, Cécile s’effondre, le sein en sang. Une autre fois il court à la rencontre d’une bellp qu’il a trompée : trois maritomes l’attendent pour le battre, auxquelles il n’échappe qu’en enflammant leurs jupes. Cosmopolite, il a connu les Anglaises. Elles font l’amour quand les hommes en ont le temps, se donnent plus vite que les Françaises, parce que plus sensibles, mais leur repentir est plus prompt. Elles adouciront l’exil de Tilly lorsque la Révolution française l’aura chassé de France, dissipant le charme d’une époque où l’amour ne s’embarrassait pas des détails de ber¬ gerie. J.-P. P. MÉMOIRES AMOUREUX DE FÉLICIEN FARGÈZE Publiés en 1935. Un quinquagénaire se remémore, vers 1886, la vie épicurienne qu’il a menée depuis sa jeunesse. Né dans un village de Bourgogne, sur les bords de la Saône, et fils d’un de ces constructeurs de péniches que faisait vivre la batelle¬
Mémoires du baron Jacques / 307 rie avant qu’un réseau de chemins de fer ne couvrît la France, Félicien Far- gèze aurait pu travailler chez son père et devenir constructeur à son tour. Il a préféré, à dix-huit ans, quitter son vil¬ lage où il n’eût pu apaiser ses fringales sexuelles sans susciter de commérages. C’était un solide garçon dont la pres¬ tance ne laissait pas indifférentes les femmes sur lesquelles il jetait des «regards déshabilleurs». A Orléans, où il tient quelques semaines la compta¬ bilité d’un marchand de bois, puis à Dijon où il entre comme dessinateur au service des ponts et chaussées, puis à Paris où il arrive en juin 1857 et où, après un stage de surnuméraire à l’Oc¬ troi, sa belle écriture lui permet de gagner facilement sa vie en établissant, pour les directeurs de théâtres, les copies de manuscrits nécessaires à leur troupe, il se concilie promptement les faveurs passagères ou durables de femmes de tout poil et de toutes conditions : ser¬ vantes d’auberge, jeunes veuves, épouse d’un capitaine, fiancée d’un clerc de notaire, habituées des bals publics, etc. Peu de contrariétés dans cette exis¬ tence. Ayant tiré un bon numéro, Far- gèze a été dispensé de service militaire et n’eût jamais porté l’uniforme sans la guerre de 1870, qu’il passe à Dijon, mobilisé dans le génie, et au cours de laquelle il est très légèrement blessé à la cuisse. Au cours de ses aventures galantes, un seul petit accident : la chau- depisse, dont, adolescent, une souillon d’auberge le gratifie, et qu’il com¬ munique innocemment à une aimable veuve, laquelle lui reproche un peu plus tard d’avoir gardé le silence sur son «vilain mal». Fargèze se raconte avec aisance et, sans s’attarder en descrip-' tions, fait en quelque sorte, à la manière impressionniste, un plaisant panorama de la capitale, telle que l’ont vue les petites gens, sous le Second Empire et dans les quinze premières années de la Troisième République. À en juger d’après son récit, la pruderie ne régnait pas en ces temps-là. Célibataire, il ne lui était aucunement nécessaire de fré¬ quenter les maisons de prostitution pour s’assouvir. Quelques compliments, quelques prévenances et un peu d’au¬ dace suffisaient à lui procurer des com¬ plaisances féminines, quand les femmes ne s’ingéniaient pas elles-mêmes à l’at¬ tirer. S’il se flatte d’avoir, la quaran¬ taine venue, «discipliné sa fantaisie», il n’en a pas moins continué de diversi¬ fier ses aventures : « Je lâchais la bride au flaireur faisant confiance à l’aubaine, curieux toujours de ce qui se passait sous d’autres jupons [...] Je savais et je vérifiais que la nature multiplie à l’in¬ fini les modulations du plaisir. » A la suite de ces mémoires, une note indique que Félicien Fargèze est mort à quatre-vingt-quatre ans à Paris, en 1920, léguant son manuscrit à M. Tabarant, qui pourrait en disposer à son gré. C’est par les soins d’Adolphe Taba¬ rant qu’a effectivement été publié cet ouvrage, mais n’en a-t-il été que l’édi¬ teur? N’a-t-il pas imaginé le person¬ nage de Fargèze, en s’appuyant sur la connaissance directe qu’il avait du Paris des années 80 et sur ce qu’il avait appris touchant l’histoire et les mœurs du temps de Napoléon III? Cette hypo¬ thèse n’est pas à exclure, et le soin que prit Félix Fénéon de rechercher des souscripteurs pour les 130 exemplaires de ces mémoires peut donner à penser qu’il tenait son confrère et ami Taba¬ rant, rédacteur, avec lui, d’un Bulletin de la vie artistique, pour l’astucieux inven¬ teur d’un Casanova sans envol. P. P. MÉMOIRES DU BARON JACQUES Roman du Dr A. S. Laaail, pseudonyme anagrammatique d'Alphonse Gallois. Publié en 1904. « Ces terribles et cauchemardants mémoires » (Les Sept Nuits de Fanny) racontent les «lubricités infernales de la noblesse décadente ». « Ces mémoires apocryphes — dont les héros ont effec¬ tivement défrayé la chronique scanda¬ leuse de 1903 — accumulent les scènes révoltantes», par exemple «le baron
308 / Mémoires du chevalier de Grammont Jacques A. déflorant les jeunes garçons sur le squelette de sa mère » et des «scènes de bestialité vraiment effa¬ rantes ». Ce livre est considéré comme plus horrible que ceux du marquis de Sade. Cf. Perceau : Bibliographie du roman érotique au XIXe siècle. X. G. MÉMOIRES DU CHEVAUER DE GRAMMONT Œuvre d'Anthony Hamilton, Irlandais d'expression française (1646-1720], Publiée en 1713. Destiné dès l’enfance à l’Église, le chevalier de Grammont dédaigna tôt la robe pour les jupons, et devint l’homme le plus à la mode de son temps. Bien fait, hardi, spirituel, prodigue, joueur et même un peu tricheur, il aurait eu en France la meilleure fortune s’il ne s’était piqué de disputer une grisette au roi lui-même. Pour le punir de cette impertinence, le sot Louis XIV lui fait tâter de l’exil. Le chevalier, dans son malheur, garda l’âme égale. La cour d’Angleterre, il est vrai, lui offrait un asile sans tristesse: on ne s’y souciait que d’amour, de jeux et de plaisirs. Les femmes y régnent : la Cleveland, la Castelmaine, la Chesterfield, la Shrews- bury; parfaitement belles, avides d’ar¬ gent autant que d’amants, impérieuses et sensuelles, promptes à se donner et à mener plusieurs intrigues de front, atta¬ chantes dans la séduction et redou¬ tables dans la vengeance, coquettes non sans impatience, langoureuses et faites, en un mot, pour donner du plaisir et pour en prendre. Les maris, en général, n’ont point le mauvais goût de se mon¬ trer jaloux ; qu’ils s’en avisent, un duel règle l’affaire en les envoyant au tré¬ pas. Certains se vengent en allant dans quelque bouge cueillir la vérole pour en contaminer l’infidèle et ses amants. On aime mieux aussi l’envoyer en exil à la campagne que la boucler à la façon des barbares Espagnols, dans une cein¬ ture de chasteté. Le plus simple est le poison, si on se flatte d’impunité. Mais les Anglais sont si ingénus qu’il leur arrive de prendre une lesbienne pour un homme déguisé en femme et de lui faire compliment sur ses nouveaux attributs. Dans ce monde de galanterie où les soupers nocturnes préludent aux volup¬ tés de la couche, Grammont évolue avec aisance et rouerie. Les manteaux longs, les grands chapeaux et la pénombre permettent les plus habiles superche¬ ries et les plus tendres confusions. Les révélations de la chair dissipent vite les illusions des masques. Grammont inter¬ cepte les billets, soudoie les valets, enjôle les pères et cajole les filles, se montre, dès qu’il peut, grand laboureur de lits. Il découvre que les Anglaises estiment la beauté à la pilosité et qu’elles cultivent le poil dans les par¬ ties les plus intimes — bien différentes en cela des glabres Portugaises. Et c’est en effeuillant ces fleurs d’ébène qu’il compte ses amours et les mois de l’exil. J.-P. P. MÉMOIRES SECRETS pour servir à l'histoire de lo Perse. Amsterdam 1745. Ouvrage réimprimé de nombreuses fois au cours du XVIIIe siècle, attribué selon les époques au chevalier de Rességuier, à Mme de Vieux-Mai¬ sons, à Antoine Pecquet, à La Beaumelle sinon à Voltaire, mais dont l'auteur, mah gré l'emprisonnement d'Antoine Pecquet à la Bastille pour la cause, est demeuré' inconnu. En fait de mémoires, il s’agit d’une satire mordante du gouvernement sous la Régence et au début du règne du «bien-aimé» Louis XV, accompa¬ gnée d’une clef pour s’orienter dans le dédale dés pseudonymes. Les princi¬ paux événements survenus en Asie, c’est-à-dire en Europe, depuis la mort de Cha-Abas Ier, autrement dit Louis XIV, y sont passés en revue par le menu, et cela sans qu’il soit fait grâce d’un seul secret d’alcôve, his¬ torique ou récréatif, à nul agent des grandes puissances, qu’il s’agisse de Salcher VI en personne (Charles IV, l’empereur), de Negef Boulibeg (le
Mémoires secrets / 309 général suédois Leuwenhaupt) ou autres émissaires kalmoucs (les Suisses), usbeks du Zakathni (les Prussiens) et persans (les Français), lesquels s’en¬ trechamaillent par lits à baldaquin interposés, selon qu’ils sont à Astarté (Mme de Maintenon), à Bibi-Nogon (la duchesse du Maine), à Zélima (Mme de Prie) ou simplement à Gulta- has (l’épouse du Régent). Ce livre est d’autre part le premier qui mentionne le nom du Masque de fer. Condamnée comme il se devait lors de la Restaura¬ tion (1822), cette peinture du jeu com¬ pliqué des faveurs érotico-diplomatiques accordées par le pouvoir sous l’ancienne royauté connut en plein xixe siècle un grand succès clandestin. D. G. MÉMOIRES SECRETS/de Bachaumont Chez une certaine Mme Doublet se réunissait régulièrement dans les années 1760-1770, une troupe de beaux esprit : l’âme du cercle était Louis-Petit de Bachaumont. Ce dernier (1690-1771), à ne pas confondre avec François Le Coigneux de Bachaumont (1624-1702) qui écrivit avec Chapelle le fameux Voyage, avait entrepris de tenir une sorte de journal où se trouvaient consi¬ gnés tous les potins de la littérature, du théâtre et de la galanterie qui arrivaient jusqu’au salon de la bonne dame. Cela s’appelait, sans constituer un genre tout nouveau, Les nouvelles à la main : on inscrivait sur un registre les nouvelles certaines, sur un autre les nouvelles à vérifier... Ainsi furent recueillis par Bachaumont, de 1762 jusqu’à sa mort, les éléments des quatre premiers vo¬ lumes des futurs Mémoires secrets. Pidansat de Mairobert prit la suite, et quand ce dernier, en 1779, se fut sui¬ cidé dans son bain, Moufle d’Anger- ville s’y mit à son tour. Cela devait enfin donner trente-six volumes in-16, embrassant une période de vingt-six ans. La publication commencée en 1777, par Mairobert, sous la rubrique de Londres, allait se poursuivre jusqu’en 1789. Titre exact: Mémoires secrets pour servir à Vhistoire de la Répu¬ blique des Lettres depuis 1762 ou Jour¬ nal d'un Observateur, par feu M. de Bachaumont, continué par Pidansat de Mairobert et Moufle d'Angerville « chez John Adamson». Trois éditions sorti¬ rent presque simultanément des presses de Hollande et se répandirent par toute l’Europe. Bientôt apparut la nécessité de don¬ ner des abrégés de cette somme énorme. Ce fut d’abord, en 1788, le travail d’un compilateur qui signe Ch. de V. « met¬ tant en ordre», de façon à ne remplir que deux volumes, les Mémoires secrets de Bachaumont, édités et continués par Pidansat de Mairobert et Moufle d'An¬ gerville depuis l'année 1762 jusqu'en 1785 ; Ch. Merle, en 1809, reprit le même titre, en distribuant la matière sur trois volumes, et en portant les choses jusqu’à 1788. En 1846, ce fut le tour de F. Barrière (1 vol. in-12), puis, en 1859, de P. Lacroix qui trouva aussi qu’un in-12 était désormais suffisant. Enfin, en 1881, Jean Gay, membre de l’Institut national de Genève publia à Bruxelles, chez Gay et Douée : les Anecdotes piquantes de Bachaumont, Mairobert, etc. pour servir à l 'histoire de la Société française à la fin du règne de Louis XV, avec des notes et une table bibliographique : choix qui a pré¬ valu depuis. J. Ravenel, en 1830, s’était attaqué, avec les ciseaux du castrateur, à la publication de l’ensemble : mais il n’avait pas dépassé le quatrième tome. Les Goncourt avaient abordé la ques¬ tion, en 1856, dans le tome Ier de leurs Portraits intimes du XVIIIe siècle. Une table alphabétique des auteurs et per¬ sonnages cités dans les Mémoires secrets avait paru à Bruxelles en 1886. La même année L. Lalanne avait extrait des mêmes Mémoires tout ce qui se rapportait à Louis XVI et sa famille. Dans les courtes et innombrables histo¬ riettes, entremêlées de bouts-rimés, qui composent, telles qu’elles nous sont arrivées, les Anecdotes piquantes, nous retrouvons du moins des personnages
310 / Mémoires turcs connus: Mme de Pompadour, l’abbé de Voisenon, Mme Favart, la Clairon, Jean-Jacques Rousseau, d’Alembert, Rameau, que sais-je ? Tout cela est spi¬ rituel, amusant, et en mainte occur¬ rence croustille tant soit peu, mais certainement avec plus de malice que de volupté. A. B. MÉMOIRES TURCS Contes attribués à Claude Godprd d'Aucour (1716-1795). Publiés en 1743. En dépit du caractère disparate de sa composition, ce texte compte parmi les plus significatives des œuvres badines du xvme siècle; et ce n’est pas un hasard s’il a connu de nombreuses édi¬ tions et une adaptation théâtrale (La Loi de Jatab, 1787). Située tour à tour en Orient puis en France, l’intrigue per¬ met à Godard d’Aucour de développer un libertinage érotique de bon ton et de persifler la société française contempo¬ raine. Le protagoniste, Dely, qui accom¬ pagne un marchand d’esclaves, s’éprend de la jeune Zulime ; sectatrice de Jatab, elle ne peut se donner à lui qu’après le pèlerinage rituel au temple où elle sera déflorée par les «infâmes ministres» de ce prophète pour qui les femmes ne sont que de «pures machines organi¬ sées pour nos plaisirs ». Au terme de péripéties mélodra¬ matiques, le héros ramène Zulime à Constantinople, puis s’embarque avec elle pour la France. Mais la loi de Jatab contraint la jeune femme à accorder ses faveurs à tous ceux qui les lui deman¬ dent. Pour éloigner les galants, Dely n’a d’autre recours que d’abuser de la crédulité superstitieuse de Zulime qu’il avait tellement eu à déplorer; il la persuade que le Dieu de l’Occident réserve d’horribles châtiments à ceux qui forniquent hors le mariage ; ce qui le prive de tout commerce avec sa com¬ pagne. Mais il sera gratifié d’autres satisfactions, sentimentales, en retrou¬ vant sa mère, une noble Française qui avait été séduite autrefois par un jeune Turc de la suite d’une ambassade. Le retour en grâce politique du père com¬ plétera cette «happy end». Sur cette intrigue se greffent d’autres péripéties exposées en forme épistolaire dans la seconde partie, qui ne sont qu’autant d’occasions de philosopher sur le rela¬ tivisme des normes éthiques. Si Godard d’Aucour ne ménage pas ses critiques contre les superstitions, il ne ridiculise point les élans du cœur; mais il sait leur inconséquence : « Notre imagina¬ tion enfante des monstres qui se suc¬ cèdent.» J. G. MES AMOURS AVEC VICTOIRE Roman signé E. D. (v. *Odordi femina). Publié en 1888. Le narrateur obtient sans résistance les premières faveurs de Victoire, une baronne jeunette que délaisse son mari âgé. Les jeux du couple adultère s’am¬ plifient et se compliquent, Victoire en vient à déclarer son intimité avec une ancienne amie de pension, la comtesse Eva de R., «veuve à vingt-quatre ans d’un mari cacochyme ». Le trio se forme, se délecte, s’enivre. Tout va, avec des imaginations, des variations. Le piano apporté la note insolite :«[...] La com¬ tesse, plus entreprenante que la baronne, avait glissé sa main dans ma braguette, et en retirant mon priape triomphant, s’écriait : “Je le tiens, je le tiens ! Pauvre bijou, je croyais t’avoir perdu”; et s’agenouillant, elle le couvrait de bai¬ sers. Victoire, toujours complaisante, va s’asseoir au piano, nous montre la chaise, nous dit de la rapprocher, qu’elle veut nous voir, pendant qu’elle tapo¬ tera, pour couvrir le bruit de nos bai¬ sers. » Quelques instants plus tard : Eva «enfourche sa monture, aide maître Jacques à gagner son gîte, et nous voilà en route pour Cythère. Victoire, les yeux tournés vers nous, attaque le troisième numéro de Y Initiation à la valse ; cet air mélodieux [...] indique le mouve¬ ment à l’écuyère», etc. M. B. MESSALINE roman de l'ancienne Rome. Roman d'Al¬ fred Jarry (1873-1907). Publié en 1901.
Messieurs de ces dames (Les) / 311 Vêtue comme une courtisane, Mes- saline, aux «yeux impudents et impu¬ diques », femme de Claude, le boiteux, le divin César, arpente les rues sombres, puantes, pour jouir toute la nuit dans le lupanar des cochers et des soldats vêtus de cuir. Est-il «monstre plus infâme, et plus inassouvi et plus beau que la femelle de métal qui retourne à sa tanière»? C’est de Priape, du dieu perpétuellement tendu, dont rêve cette femme insatiable. Nue sous son man¬ teau pourpre, c’est encore la nuit que l’impératrice parcourt les jardins du «maître asiatique des jardins» à la longue tresse velue comme Pan. Mais l’homme a fait couper tous les lingams et les pals de sa demeure avant de s’ou¬ vrir la gorge. Elle croit enfin avoir trouvé le dieu poilu quand un homme se dresse devant elle. Elle agrippe son sexe qui choit entre ses mains. « Ce fut si brutal et si lourd et si épouvantable¬ ment la présence réelle de Phallès » que Messaline s’enfuit. Elle mourra dans un excès de sa folie amoureuse, de son rut sacré et sacrilège en s’empalant sur le glaive d’un tribun. Logique d’une magnifique démence du corps, d’un goût forcené du sexe jusqu’au sang chez une femme que Jarry accompagne d’un ton sûr, insistant, sur les chemins du sor¬ dide et du faste dans une voluptueuse odeur d’encens. X. G. MESSE DE GNIDE (La) suivie du Sermon prêché à Gnide et de lo Veillée de Vénus. Pièces en vers attri¬ buées à Gilbert Griffet de La Baume (1756-1805). Publiées en 1793. Montesquieu ayant chanté Le Temple de Gnide, il restait à célébrer la messe. On officie sur un lit, devant l’autel consacré à Vénus. Un prêtre édicte les commandements de l’Amour dont le premier est de ne penser qu’à jouir. Une prêtresse l’assiste, juste dénudée pour irriter le désir. Un sermonneur assure qu’il ne faut point aimer pour vivre mais vivre pour aimer. Cepen¬ dant les fidèles bâillent: il manque à cette messe le sperme qui en serait le vin. J.-P. P. MESSE ROSE (La) Récits de Catulle Mendès (1841-1909). Publiés en 1892. Sujets naturalistes, manière extour¬ née. Toute une littérature Belle-Époque se caractérise dans un libertinage pré¬ cieux, qui cherche ses références chez les poètes, qui mignardise et polissonne, défrichant et agrandissant son marché propre. Le premier récit de ce livre révèle assez tics, trucs, travers de l’école. Le sujet est bien celui que le titre annonce : le saphisme. L’auteur (le poète) est interpellé par Jo, Lo et Zo. L’entretien se déroule comme les volutes du style nouille, «en des harmonies de phrases», «en des éloquences de rythmes », et cependant: «aux lèvres des jeunes filles tiédit une fragrance». Les inversions abondent : « violente équité », « étranges criminelles », « invé¬ térée indulgence ». Et c’est, le dialogue des «guetteuses de primeurs virginales» et de Catulle Mendès. Elles lui balancent ce qui suit, en conclusion : «[...] De sorte, ô pusil¬ lanime poète, qu’il est immémorial autant que récent, qu’il est d’autrefois, et de naguère non moins que d’aujour¬ d’hui, le péché dont on nous accuse... » Étant donné l’œuvre poétique ou para- poétique assez énorme de Catulle Men¬ dès (d’autre part romancier soumis aux disciplines d’observation : La *Pre¬ mière Maîtresse), mais surtout T am¬ pleur commerciale des écrits de cette farine à la fin du xixe et au début du xxe, un échantillon convenait. M. B. MESSIEURS DE CES DAMES (Les) Essai de Willy, pseudonyme d'Henry Gauthier-Villars (1859-1931). Publié en 1924. L’ouvrage comporte un, sous-titre : «Petit manuel d’ichtyologie passion¬ nelle». Il est observé dans l’introduc¬ tion que les prostituées empruntent les noms qui les désignent à l’omitholo-
312/ Miracle de la rose gie : poule, caille, grue, etc., mais qu’on apparente aux poissons l’homme qui exploite leur commerce. Puis l’au¬ teur propose de ce dernier emploi une définition d’époque : «Nous décréterons qu’un “maquereau” (de l’espagnol, fém. macarellà) est le négociant qui vit des exercices pratiqués par une personne en vue de procurer à autrui un divertis¬ sement d’ordre voluptueux. Un “mar¬ lou” est l’intermédiaire des chercheurs et curieux auxquels, moyennant une déshonnête rémunération, il procure l’âme-sœur, ou le corps-frère. Le sou¬ teneur est à la fois l’un et l’autre. » Le premier chapitre s’envole vers les ori¬ gines. Le patriarche Abraham. Le géné¬ ral Bonaparte. Le général César (ses particularités). Le second chapitre raconte dans un misérabilisme verveux un épisode lugubre et dru des pratiques lyon¬ naises à la Belle Époque. Suivent des réflexions sur l’état et l’évolution du sujet au moment où le livre fut écrit : un embourgeoisement qui déjà présage la sécurité sociale. En fin de compte, une chronique à plusieurs registres, que les calembours propulsent, «in cauda veine énorme». Willy avoue son colla¬ borateur (p. 73), quoiqu’il ne le nomme pas. Quant à Willy lui-même, nous gar¬ derons de ce livre tard venu le souvenir d’un lettré charmant. L’ouvrage est l’une des rarissimes tentatives d’éclai¬ rer, fut-ce tout à fait de l’extérieur, un sujet que ses bénéficiaires préservent assez bien. M. B. MIRACLE DE LA ROSE Œuvre de Jean Genet (19101986). Publiée en 1946. Il est peut-être opportun de préciser qu’aucun miracle n’est décrit dans ce livre — composé à la prison de la Santé en 1943 — et que la rose géante qui se dresse dans le rêve d’Harcamone à la veille de son exécution capitale pour¬ rait tout au plus symboliser la tur¬ gescence de son sexe bandé tel que l’auteur le rêve à son tour. Car le rêve érotique et avec lui l’enfance ont une très large part dans cette évocation de la vie de prison. Conduit à la Centrale de Fontevrault, Genet sait qu’il y trou¬ vera Harcamone qui attend d’être guillo¬ tiné. Or Harcamone, avec Divers et Bulkaen, détenus dans la même prison, sont des anciens de Mettray, la colonie pénitentiaire où Genet fut enfermé à quinze ans, et Mettray n’est qu’à une vingtaine de kilomètres de Fontevrault. De même que les enfants criminels de la colonie rêvaient de la sinistre abbaye- prison et de ses vrais durs, maintenant Genet revit les fastes étranges de Met¬ tray qui, l’initiant à la pédérastie et aux mœurs des voleurs, ont scellé son des¬ tin. S’il évoque avec un amour attentif ses souvenirs de Mettray, il décrit en même temps avec un réalisme cru et quelque peu désenchanté la dure vie de Fontevrault; ses amours avec Bulkaen et Divers sont d’ailleurs marquées par une attitude moins passive et par une distanciation légère mais perceptible. Quatre ans plus tôt, il a accompli son premier vol avec effraction ; il fait main¬ tenant partie de l’aristocratie des «cas¬ seurs». Dans ses mains, les outils du cambrioleur, la pince monseigneur et les deux cales qui «lui donnent cette allure de bite ailée» deviennent des symboles de viol, d’émoi sexuel, de libération ; ce sont en somme des objets virilisants. Les beaux gosses de Mettray se sont transformés en ces détenus malades et affamés, puants et lâches, en somme « des pauvres gars ». Tandis qu’il mène la vie minable de la prison, faite de contraintes sordides, de querelles pour quelques miettes de pain et du travail de l’atelier, où les prisonniers fabri¬ quent des filets de camouflage pour l’armée allemande, il ne peut que s’éva¬ der en esprit vers Mettray, et revivre la vie des «familles» avec ses subdi¬ visions rigides en rangs sociaux : les «maries», les «vautours», les «do¬ dos ». Dans cet univers figé et cruel, la seule chaleur humaine est celle des
Mon noviciat / 313 étreintes dans la nuit, qui font grincer les hamacs. Après avoir été la « femme » de Villeroy, Genet est «marié» à Divers. Au cœur de la nuit, une bande d’enfants célèbre avec un extrême sérieux une cérémonie magique dans la chapelle de la colonie. Divers aussi est à Fontevrault, miné par de longues années de prison. Quand Genet le ren¬ contre — et l’on sait l’importance de la rencontre dans le rituel érotique de l’auteur —, Divers est assis avec la majesté d’un roi barbare sur une haute tinette au beau milieu de la salle de punition tandis qu’autour de lui les punis continuent leur ronde silencieuse et indifférente. Genet, qui pour l’heure aime Bulkaen, ne montre à Divers qu’une amitié discrète. Mais tout va bientôt se précipiter, comme il arrive dans la plupart des textes de l’auteur : c’est la scène de la mort. Au cours d’une tentative d’évasion, Bulkaen et un autre détenu sont tués par les gardiens. Dix jours après, Harcamone est décapité tandis que Genet dans sa cellule lui prépare un rêve étincelant et mystique. Mais dans l’étreinte de Divers, qui a pris la place de Bulkaen auprès de Genet, dans ces «noces d’or» des deux enfants de Mettray, il y a un goût de cendre, une extrême lassitude. Les deux amants désormais échangent leurs rôles, mais ils n’ont plus de joies à partager — seulement la douleur et la honte d’un monde désolé. U. E T. MOMUS REDIVIVUS ou les Saturnales françaises. Recueil d'épigrammes et de pièces en vers de divers auteurs, compilé par Claude-Fran¬ çois-Xavier Mercier, dit de Compïègne (1763-1800). Publié en 1796. Les vieux libertins de Paris se lamen¬ tent et invoquent Priape : ils ne peuvent plus fourrer comme ils voudraient les bons ventres gras et savonneux, souillés jusqu’au nombril. Les sultanes noc¬ turnes, traquées par la police, se plai¬ gnent de ne plus trouver refuge aux Tuileries : il faisait bon alors, dans l’ombre et la verdure, se livrer à la saillie. Elles n’ont plus que les rem¬ parts malodorants, parmi le crottin, sous la pluie. J .-P. P. MON NOVICIAT ou les Joies de Lolotte. Récit d'Andrea de Nerciat (1739-1800). Publié en 1792. Cette histoire porte en épigraphe deux vers, qui sont: «Pour être heu¬ reux, ô lubriques mortels !/Faut-il, hélas, un trône et des autels ! » En vérité, Mon noviciat est une production médiocre. Une adaptation anglaise en dit bien le contenu, par son seul titre : « How to make love, or the Art of making love in more ways than one, exemplified in a sériés of most luscious adventures bet- ween two cousins». En fait, il s’agit de suivre les premiers pas que fait Lolotte dans les «joies» du libertinage, et ce catalogue des figures et postures amou¬ reuses est un peu monotone. Il n’y a de véritablement enlevé que la confession que fait à Lolotte, dans le début du livre, sa domestique Félicité, qui conclut: «Il ne me reste de contrition que pour avoir fait sottement un enfant et pour avoir eu la vérole. » La maladie vénérienne tient une place importante dans le récit de Félicité. C’est ainsi qu’un abbé voulant abuser d’elle, elle se donne un tel mouvement qu’il en aura les sangs empoisonnés. Voici le passage: «Pouvez-vous igno¬ rer en quel état... — Eh ! foutre ! qu’est- ce que cela me fait à moi ! Je crains peu la vérole avec mon eau de Préval. — Soit! [...] Il y est. Dès lors, je le tra¬ vaille, Dieu sait comment! Tant de talent l’étonne, l’enflamme. Il fout, refout, tant que la nature s’y prête ; plu¬ tôt fatigué que rassasié de ma jouissance, il invoque les secours de l’art. J’ai, lui dis-je, d’admirables “diabolini”, mais je vous avoue que si je prends la peine d’en aller chercher, «je me ferai payer cher l’intérêt. — Ah ! de ma vie, s’il le faut! À la bonne heure. J’apporte le stimulant fatal, j’en donne une bonne dose, le ribaud gobe le tout avec avi-
314 / Monsieur de Bougrelon Jacques de Favanne. «La Leçon. dité. En attendant l’effet, je suis passion¬ nément caressée ; tout cela me convient et tend à mon but. On y arrive enfin ; j’use, j’abuse du bienfait des diabolini, je mets mon homme sur les dents ; enfin il demande grâce... Revenu de son ivresse, il éprouve un froid, un tremble¬ ment, un accablement mortel. » Comme dit Lolotte : on jurerait, à la moderne, Judith perdant Holopheme... Un trait encore : lorsque Félicité, qui est en traitement, veut satisfaire ses amants, elle les engage à la mode de Berlin, et s’en justifie par ce fragment du Dom Japhet d’Arménie de Scarron : « Il ne m’importe guère/Que Pascal soit devant ou Pascal soit derrière.» Le reste de l’ouvrage est verbeux et d’une monotonie presque laborieuse. H.J. MONSIEUR DE BOUGRELON Roman de Jean Lorrain, pseudonyme de Paul Duval (1855-1906). Publié en 1897. Au café Manchester d’Amsterdam, on parle français. Deborah et Gudule divertissent leurs hôtes étrangers. Mais quand paraît M. de Bougrelon, il convient de se taire et d’écouter le mer¬ veilleux conteur, étrange mélange d’aris¬ tocrate et de paillasse qui narre ses aventures mondaines. Fascinant Bou¬ grelon qui, de musées en bouges, va entraîner ses auditeurs à travers un remarquable dédale d’anecdotes extra¬ ordinaires. « Une Espagnole, messieurs. Elle avait le portrait de son mari tatoué sur le sein gauche, et quand elle se dénudait pour le bal, ce tatouage entrevu semblait un réseau de dentelle. On eût voulu à force de baisers effacer de cette gorge l’image du mari.» Cette mar¬ quise délia Morozina Campéador Can- tès fut violée à la prise de Puebla au milieu des balles, par quinze chefs «fumant de rut et de carnage». Puis elle fit vœu de chasteté. «C’était une âme figée dans l’épouvante.» Elle portait quinze rubis incrustés dans la peau, quinze cicatrices qui se rouvraient chaque fois qu’elle allait au bal. Et encore: Barbara, «veuve d’un grand armateur de Rotterdam», femme fa¬ rouche se refusant à tous les hommes. On connaîtra son secret. «Elle se bai¬ gnait tous les matins devant un colossal Ethiopien», incendié de désirs, mais « caleçonné de cuir, le caleçon du mar¬ tyr, messieurs ». Ce superbe noir étran¬ glera sa maîtresse, violera la guenon fardée et costumée qui servait aux délices obscures de la dame, en même temps qu’un ara au bec finement exercé. Autre dame : Atala. « L’âme d’Atala, c’était un ananas, Messieurs. » Et Bou¬ grelon de décrire le charme glauque et visionnaire qui dort dans les bocaux de conserves. Et ainsi, de page en page, l’énigmatique et fabuleux conteur séduit- il ses amis qui, bientôt, ne peuvent plus imaginer la Hollande et ses brumes perverses sans cet hôte imprévu dont ils découvriront, un soir, le secret trou¬ blant — que l’on ne révélera pas, car il jette sur le récit une étrange lumière qui en fait un chef-d’œuvre. Jean Lorrain, grâce à un humour fortement contrasté et à un subtil érotisme, égale ici les
Monsieur de Phocas / 315 plus grands nouvellistes. L’essentiel de l’érotisme « fin de siècle» s’y conjugue avec un charme qui n’est jamais outré ni désuet. La Hollande que nous décrit Lorrain est une châsse où les brumes marines ourlent voluptueusement les corps des femmes qu’il évoque, et qui sont autant de Rubens, « étalage et étal ». «On eût voulu manger cette femme à la cuiller, comme un sorbet, messieurs. Elle était savoureuse et glacée ou du moins paraissait telle.» Mais en fait, dans cette œuvre d’épanouissement et d’évanouissement, la mort n’est jamais loin. « Nous préférions les mortes pour l’inanité de notre passion. » Dans les bouges, M. de Bougrelon hante les corridors de quelque étonnant musée mythique dédié aux défuntes. Cette inoubliable figure anime pour nous les fêtes fiévreuses, rouges et noires, de l’Imaginaire — plus soufrées qu’il n’y paraît dès l’abord, et qui s’achèvent dans un grotesque nostal¬ gique que ne parvient pas toujours à masquer l’ironique légèreté d’un style admirable. Y. C. MONSIEUR DE PHOCAS Roman de Jean Lorrain, pseudonyme de Paul Duval (1855-1906). Publié en 1901. M. de Phocas, jeune milliardaire solitaire, nous confie dans son journal un cas de folie fort insolite : il est obsédé par certaines pierres précieuses qui possèdent la lueur de troubles trans¬ parences, et qu’aucun œil humain ne semble pouvoir égaler. Ce morbide attrait pour les gemmes l’a rendu malade à en mourir; «je m’en vais, dit-il, de leur poison translucide et glauque ». Il cherche éperdument le reflet du joyau liquide à travers les regards de la débauche et de l’agonie ; c’est Astarté elle-même qu’il poursuit et qui se dérobe. Et tout le sérail fin de siècle n’est pas assez enfiévré pour le retenir, femmes du monde à museau de ron¬ geur, misérables mourantes, morphino¬ manes, travestis, androgynes, «petites filles anguleuses et macabres». «J’ai cru, avoue-t-il, aux larges yeux de luxure d’un tas de petits êtres maladifs, alcooliques, cyniques, pratiques et sol¬ liciteurs. » Mais Astarté se joue de lui. Alors M. de Phocas s’en remet à la volonté d’Éthal, qui semble détenir le secret de sa guérison. Cet artiste inquié¬ tant, qui peint les baronnes sous les traits de batraciens horribles et féeriques, collectionne lui aussi les gemmes malé¬ fiques, ainsi que les femmes de cire au visage de mortes embaumées. Les masques et les poisons le fascinent, telle cette émeraude que Philippe II fit incruster dans l’orbite de la belle dont il avait arraché un œil avec les dents, et qu’il fit monter en bague après sa mort ; Éthal en possède la réplique, qui contient un poison liquide, foudroyant. Mais le peintre, qui lit dans les pensées, ne fait qu’accentuer la folie de M. de Phocas dont les hantises s’aggravent de celles de son ami. Des têtes de décapi¬ tées le hantent, et ses rêves pervertis le laissent «brisé, révolté et charmé d’hor¬ reur». Plus que jamais, il se fourvoie dans les lieux louches et bas, avec la rage de qui se sait incapable d’élan; il n’a jamais su aimer, ni même désirer. Névrosé lucide, il constate : « Le raffi¬ nement et la recherche du rare condui¬ sent fatalement à la décomposition et au néant.» Les voluptés qu’il cultive sont comme enrobées de visions d’éther; il n’est pas loin de croire que le monde n’est qu’un grotesque carnaval — mais sous les masques ne sont que larves et pourriture. Il demande son salut à l’univers de Gustave Moreau, mais les chimères qu’il y reconnaît comme siennes ne font qu’exalter sa souffrance. Voulant supprimer son mauvais génie, il brise contre les dents d’Éthal l’éme¬ raude contenant du curare. On pourrait alors le croire guéri. Pourtant, c’est une figure de morte extatique qui lui apparaît, murmurant le nom d’Astarté. M. de Phocas ira poursuivre en Orient sa quête d’un amour irréalisable. Ce bel éventail de délires appartient en propre à Jean Lorrain, qui écrivit cet
316 / Monsieur Julie, maîtresse de pension ouvrage à la fin de sa vie, drogué, malade. L’amour fut la première pas¬ sion de sa vie, écrit Hubert Juin, qui poursuit: «Ce n’est pas la personne que requiert Jean Lorrain, mais la limite à laquelle cette personne — indifférente — pourra mener Jean Lor¬ rain, cet éprouvement de soi, de ses sens, cette façon d’être et, dans le même temps, de cesser d’être, cette passion ténébreuse qui fait de chacun l’inconsolé suprême; et c’est alors que la passion chamelle s’inverse : elle n’a pour but que l’échec, le “pas plus loin” ressenti jusqu’en la moelle des os, une drogue, mais puissante, et capitale plus que capiteuse. Aimer, c’est se brûler soi-même au fer rouge. » Y. C. MONSIEUR JUUE, MAÎTRESSE DE PENSION Récit signé Le Nismois. Publié en 1900 (Paris-Bruxelles). Monsieur Emest Pouvery, époux de la directrice de pension, sera cocufié par un prêtre, et dans le même temps le sodomisera. Au début, M. Julie (c’est le même homme) s’intéresse à deux jeunes demoiselles pensionnaires, les¬ quelles s’intéressent à lui. L’auteur a bien servi sa clientèle. Cet auteur, de son vrai nom Alphonse Momas, était fonctionnaire à la préfecture de la Seine. À la fin de sa vie, il se consacrait au spiritisme. M. B. MONSIEUR NICOLAS ou le Cœur humain dévoilé. Récit de Nicolas Edme Restif de La Bretonne (1734-1806). Publié en 1797. « Anatomie de moi-même, aussi exacte que sévère.» — «J’ai soif de vérité pure » : Restif, qui a soixante-trois ans, écrit son autobiographie comme l’on jette un regard sur le passé, à l’idée de la mort proche. Il n’a jamais eu beaucoup d’imagination, avoue-t-il, chacun de ses romans a pris naissance dans une expérience vécue. Il offre donc ici «le matériel» de son écri¬ ture, analyse minutieuse et lucide, à la fois sans concession, et voilée souvent d’une mauvaise foi trop évidente. Récit de sa vie professionnelle d’imprimeur puis d’écrivain, c’est surtout sous l’éclai¬ rage de ses rapports avec les femmes qu’il élabore cette biographie. Restif naît en 1734 à Sacy, petit village de Bourgogne, où il passe une enfance sereine et douce, au sein d’une famille de riches fermiers, entouré et choyé par ses nombreuses sœurs et parentes qui, « attendries par la finesse de ses traits », lui prodiguent tendresses et « agaceries » qui éveillent sa sensualité précoce. Il fuit les filles qui le poursuivent pour l’embrasser, et envie la laideur d’un cocher « héros et vainqueur effrayant », jusqu’à ce qu’il perde cette beauté enfantine, après un accès de petite vérole. Ses premiers émois sont pour des filles timides et réservées avec les¬ quelles il n’échange que des regards rougissants, tandis qu’il assiste, trou¬ blé, aux ébats des servantes avec les jeunes paysans, ou que celles-ci l’ini¬ tient à la jouissance. Dès les premières années il a «le goût des pieds char¬ mants», qu’il observe, caché sous le lit de. sa mère. «Lorsque j’entrais dans quelques maisons et que je voyais les chaussures des fêtes rangées en parade, je palpitais de plaisir, je rougissais, je baissais les yeux comme devant les filles elles-mêmes.» Plaisirs aussi, à la fois troubles et innocents, des jeux d’en¬ fants, bonheur dont tout sentiment de faute et de remords est absent, bonheur provisoire. Restif quitte Sacy pour un collège de jansénistes où il est partagé entre un amour pur, et silencieux, pour Jeannette Rousseau : « modeste, belle, grande, l’air virginal [...] elle avait ce charme puissant auquel je ne pouvais résister, un joli pied», et un déborde¬ ment d’excitations, qu’il épanche en de longs poèmes obscènes dont les héroïnes sont les jeunes filles entrevues à Cour- gis et dont l’une «excitait encore plus ma lubricité par sa fraîcheur; son habillement, sa blancheur, et une aven¬ ture de viol qui lui était arrivée, me ren¬ daient quelquefois furieux de luxure».
Monsieur Nicolas / 317 Ses poèmes sont saisis par les jansé¬ nistes ; humilié et coupable à jamais, il est rejeté de la communauté, convaincu du pouvoir corrupteur des mots. Il est placé en apprentissage chez l’imprimeur Parangon à Auxerre. Parfaite réplique de Jeannette, Mme Parangon est belle et vertueuse. Restif succombe encore à un amour impossible. Alors que cette fois le désir se mêle à la tendresse, Colette, qui n’est pas insensible au charme du jeune homme, ne saurait lui témoigner qu’une amitié toute mater¬ nelle. Restif, éperdu de désir, s’en prend aux souliers de celle-ci : « Mes lèvres pressèrent un de ces bijoux tandis que l’autre, égarant la nature, et trompant son but sacré, remplaçait le sexe par excès d’exaltation. La chaleur qu’elle avait communiquée à l’insensible objet qu’elle avait touché subsistait encore et y donnait une âme ; un nuage de volupté couvrit mes veux. » Il se livre auprès des jeunes filles d’Auxerre à tous les plaisirs du liberti¬ nage mais ne cesse de penser à Colette dont il brise les dernières défenses au cours d’un accès de délire amoureux. Établi à Paris, il va de logeuses com¬ plaisantes en filles d’auberge ou prosti¬ tuées, mais s’attache à Zéphire, jeune fille de quatorze ans, qu’il soustrait à sa mère qui la prostitue. Comme nombre de ses projets de mariage, celui-ci échoue par la mort de la jeune fille, au moment où la mère de celle-ci lui révèle qu’il en était le père. De nouveau la chute dans la plus basse débauche. Pour comble de malheur, il succombe aux intrigues d’une demi-prostituée qu’il finit par épouser. Bafoué, maltraité, contaminé même par sa femme, il recherche inlassablement le visage de la vertu à travers celui de très jeunes filles, qui le bafoueront à leur tour, tout en laissant libre cours à la vigueur de ses sens auprès de conquêtes faciles. La jeune Sara est le dernier attache¬ ment du sexagénaire, à la fois paternel et passionné, tendre et jaloux ; c’est une dernière aventure pleine d’amertume qui le rejette au plus profond de la solitude. Monsieur Nicolas apparaît, plus que toute autre chose, comme la révélation des racines infantiles du monde adulte. Si l’enfance se présente souvent comme une sorte de paradis perdu, d’innocence à jamais arrachée, c’est aussi le moment décisif où s’élaborent les phantasmes et les désirs profonds. Le plaisir, à la fois trouble et encore étranger au poids de la faute, s’inscrit dans toute l’œuvre de Restif, l’enfermant dans la plus constante mauvaise foi. La recherche ou le retour à une Vertu initiale et tou¬ jours sous-jacente semble, tout au long du livre, être une sorte de tension pro¬ fonde, sans cesse brisée par la nécessaire satisfaction de ses désirs immédiats. Restif aime répéter que la vertu n’est bonne que par le plaisir qu’elle pro¬ cure : « Si la vertu ne donnait pas le plaisir, le bonheur, il faudrait abhorrer la vertu. » Mais le bonheur des passions enfantines, où le désir lui paraît absent, reste l’image idéale des rapports amou¬ reux : « Mlle Rousseau excitait en moi des sensations si vives, si délicates qu’elles passaient le but, et qu’en l’ai¬ mant deux tiers moins, ç’aurait été à peu près ce qu’il fallait pour remplir le but de la nature ; aussi pour les autres femmes que j’aimais infiniment moins, je les désirais plus fortement que jamais, mon imagination, malgré moi, se repais¬ sait d’idées obscènes.» De là naît le sentiment d’un amour respectueux, le goût à la fois des longues attentes et celui du manque, désir de femmes inac¬ cessibles, désir d’amours impossibles. Toutes les aventures «morales» de Restif, celle où il envisage le mariage par exemple, se terminent par la mort de la fiancée, comme si l’infortune,' l’échec, étaient, malgré tout, le lot de tout sentiment vertueux. Restif, à la fois pur et débauché, éprouve un besoin constant de pardon, de régénérescence. Il aime et vénère Colette Parangon, mais finit par la violer. De ce crime contre la délicatesse de cette chaste
318/ Monsieur Vénus passion, il ne reste que le plaisir; Colette, à la fois mère, amie, maîtresse, a le pouvoir, par la noblesse même de son âme, d’effacer toute faute. Tou¬ chante hypocrisie. Tout au long de son existence, du fond de la plus grande débauche, il se « lave » ainsi, grâce aux souvenirs, aux images de jeunesse. La fixation érotique du soulier, phan¬ tasme qui réapparaît à chaque ren¬ contre, est résurgence encore d’images d’enfance ; Restif est fidèle à ses « irré¬ gularités». L’amour de sa mère et de ses sœurs, l’image de ses premiers atta¬ chements aux très jeunes filles de Sacy, déterminent peut-être aussi ses goûts de l’inceste, tendresse paternelle mêlée de désir, de Zéphire à Sara, qui devient obsession dans L ’*Antijustine, mais n’est jamais entachée d’immoralité. La puissance érotique du souvenir de l’amour, de son évocation, plus encore que la satisfaction immédiate de ses désirs, bouleverse Restif. Il découvre une sorte d’érotisme de la Lettre. Il devient « l’inscripteur », ou le « dateur», couvrant les murs de l’île Saint-Louis de dates, de phrases sibyllines qui lui rappellent de tendres moments et sont capables, à elles seules, de faire resur¬ gir son excitation aussi bien que son émotion. C’est peut-être en partie cette conscience du pouvoir érotique des mots qui fera de lui un auteur, ou plutôt « un livre vivant», comme il se plaît à se nommer. D. C. MONSIEUR VÉNUS Roman de Rachilde, pseudonyme de Marguerite Eymery (1860-1953), écrit en collaDoration avec Francis Talman. Publié en 1884. La seconde édition fut préfacée par M. Barrés, qui souligne la «frénésie sensuelle et mystique», les «piments enragés » que cette œuvre nous réserve, Raoule de Vénérande est une jeune fille fortunée, indépendante, au teint pâle et aux lèvres minces. Elle a remarqué dans l’atelier d’une fleuriste un adolescent frais et rose comme une pucelle, qui l’attire irrésistiblement. Elle installe chez elle cet être désexué dont elle détaille les charmes avec audace. Mais Jacques est le fils d’un ivrogne et d’une catin, et son honneur ne sait que pleurer. Pour¬ tant, il devient la « maîtresse » de Raoule, et elle son « amant ». Ce couple inverti se livre aux plus voluptueux ébats sans que jamais la virilité de l’homme soit en cause. Bientôt, bravant le scandale, Raoule épousera ce « Monsieur Vénus » dont elle ne peut plus se passer. Le ton outré, plein de « caresses démoniaques » et d’«effrayants vertiges», porte par¬ fois à sourire. Comment ne pas citer l’épisode cocasse où Jacques, déguisé en femme, se fait passer pour Raoule ’ aux yeux des domestiques pour se rendre dans la chambre d’un ami et se donner à lui ? Raoule se travestit à son tour en homme pour aller surprendre l’infidèle; après l’échange des habits, elle exige que Jacques provoque en duel son « rival » afin de la venger d’un adultère qu’elle n’a pas commis, mais que son époux voulait commettre, sous d’autres espèces, à sa place. Raoule, inconsolable de la mort de Jacques, lui dédiera une chambre murée, à entrée secrète ; en grand deuil, elle viendra s’y agenouiller longuement avant d’enlacer et de baiser une statue de cire revê¬ tue d’un épiderme de caoutchouc trans¬ parent. «Les cheveux roux, les cils blonds, le duvet d’or de la poitrine sont naturels ; les dents qui ornent la bouche, les ongles des mains et des pieds ont été arrachés à un cadavre. Les yeux en émail ont un adorable regard... Un res¬ sort, disposé à l’intérieur des flancs, correspond à la bouche et l’anime.» Parfois, un jeune homme vêtu de noir accompagne la veuve en ces lieux. «Nous aimons Monsieur Vénus, écrit M. Barrés, parce qu’il analyse un des cas les plus curieux d’amour de soi qu’ait produit ce siècle malade d’or¬ gueil. » Analysant le côté pathologique de l’anecdote, il conclut: «Ce livre à mon goût peut être considéré comme une curiosité qui restera au même
Mort (Le) / 319 titre que certains livres du siècle der¬ nier, que nous lisons encore après que des ouvrages plus parfaits ont disparu.» Y. C. MONT-DRAGON Roman de Robert Margerit (19101988). Publié en 1945. «Il y eût eu quelque sottise à ne point martyriser une femme si disposée à l’esclavage.» Cette pensée du héros de Mont-Dragon en fait un lointain descendant des personnages de Sade. Et, de fait, Georges Dormond va se livrer aux pires corruptions : il incite la pure Marthe, jeune fille farouche et fière, à des lectures perverses ; il pousse sa maîtresse, la mère de la jeune fille, dans les bras de sa femme de chambre, ruinant l’entente entre la mère et la fille ; il avoue enfin aux deux femmes qu’il a assisté, caché, à leurs ébats, souillant ainsi à jamais la pureté du sentiment qui, malgré lui, les réunit. Mais ce démon sera finalement abattu : Marthe, sur le point de lui céder dans un instant d’égarement, se reprend et lui fracasse le crâne. Une conspiration du silence protège la jeune fille. Sa mère revient à elle. Un mariage enfin couronne ce roman de l’érotisme déchu, bafoué, exterminé. / J. L. MORALE DES SENS (La) ] / ou l'Homme du s/èc^ extrait des mémoires de M. le Chevalier de Bar* * *, imprimé à Londres en 1781 et 1792. L’auteur présumé de ce tableau des mœurs faciles au xvme siècle, dont on vanta longtemps les détails libres, la manière singulière et la tonalité galante, est le vicomte de Mirabeau, non pas le célèbre orateur révolutionnaire, mais son frère cadet plus connu sous le sobriquet de Mirabeau-Tonneau, lequel, sous le nom de chevalier de Bar*** (Barville), raconte ses bonnes fortunes amoureuses. Cela nous vaut une cin¬ quantaine de chapitres lestement trous¬ sés, et la description par le menu des habitudes des femmes de son temps. Il est d’autre part facile de reconnaître sous le père du chevalier l’économiste Mirabeau lui-même, sous le person¬ nage de l’oncle, «l’ami des hommes», le bailli de Mirabeau, tandis que Sophie n’est autre que Sophie Monnier, la maîtresse de son frère. D’autres noms tels que ceux de Sainville, Eglé, Bel- cour et Florval sont, dans ce livre à clef, restés inexpliqués... D. G. MORT (Le) Récit de Georges Bataille (1897-1962). Publié posthume en édition à tirage limité, en 1964, puis en édition courante en 1967. Gilles Deleuze souligne que la pen¬ sée de Sade s’exprime en termes d’ins¬ titution tandis que celle de Masoch s’exprime en termes de contrat; on pourrait dire que celle de Bataille tend, dans ses œuvres romanesques, à fixer un rituel. Dès Le *Bleu du ciel, puis dans *Madame Edwarda, L ’*Abbé C et *Ma mère, il y a — vers l’à bout de souffle suppliciant qui se perd dans l’extase — la même montée à travers l’angoisse, l’alcool, la nudité, l’obscé¬ nité. Les vingt-huit brèves scènes du Mort résument ce « mouvement intolé¬ rable » et tragique avec une violence au rythme de laquelle le lecteur ne peut qu’entrer dans l’irrémédiable. L’obscé¬ nité, ici, n’est jamais graveleuse, ou plutôt elle l’est avec un tel excès que toute complicité (complaisance) est immédiatement brûlée par un nouvel excès : nul arrêt, la mort passe, et la nudité lui ouvre le chemin. Quant aux mots — les mots ne retiennent la mort que pour la lâcher sur nous, sans arrêt possible, encore et encore, car «dans l’angoisse apparaît la nudité, qui exta¬ sie » (cf. L 'Expérience intérieure). Résumé : Edouard est mort. L’irré¬ médiable élève Marie « comme un ange ». Marie, échevelée, retire sa robe. Elle sort, folle et nue, sous l’averse, son manteau sur un bras. Elle s’étend sur la terre, se compisse longuement, chantonne d’une voix démente. Elle
320 / Motocyclette (La) court vers l’auberge, hésite devant la porte, touche son sexe, pleure dans son impuissance. Elle a mis son manteau : elle entre, boueuse, ruisselante. «On peut boire?» demande-t-elle. Elle s’as¬ sied près d’un garçon de ferme, colle sa jambe à la sienne, lui prend la main, la met entre ses cuisses. Elle vide un verre d’alcool pur. Un autre. Un ivrogne l’apostrophe : elle ouvre sa braguette. Elle boit. Elle danse une java obscène. Elle s’écroule ivre morte. On la ranime. Elle demande à boire. Et encore. Elle tombe. Elle murmure «... l’aube» et perd connaissance. La patronne ordonne au beau Pierrot : « Suce-la. » On la sou¬ lève, on cale son cul sur une chaise. «Elle se sentit illuminée, glacée, mais vidant sans compter, vidant sa vie dans l’égout.» Le vent hurle. Marie jouit. Marie se dresse. Marie crie : « Edouard. » Et « l’angoisse fait de sa voix le prolon¬ gement de celle du vent». Entre un nain, c’est M. le comte. Il prend place face à Marie et commande à boire pour tous. Marie dit : « Je vais mourir à l’aube. » Ils boivent. Le comte demande à Pierrot de le branler. Marie monte sur la table et pisse sur le comte. Elle s’ar¬ rose ensuite elle-même d’urine puis, « accroupie, le con au niveau de la tête du monstre, elle en fit ouvrir horrible¬ ment les lèvres». Elle glisse, tombe, renversant le comte. Fracas, mêlée affreuse. Pierrot terrasse Marie, l’écar- tèle. «Baise-moi», dit-elle. Pierrot se dénude. « La scène dans sa lenteur évo¬ quait l’égorgement d’un porc, ou la mise au tombeau d’un dieu. » En reve¬ nant à elle, Marie lit dans les yeux du nain l’insistance de la mort. Elle l’in¬ vite chez elle. Ils vont. « Déshabille-toi, dit-elle, je t’attends dans la chambre voisine.» Le comte se met nu, sans hâte. Sexe dressé, il pousse la porte : «le mort, en désordre, emplissait la chambre... » Marie a un sourire affreux en voyant le sexe du comte s’affaisser, puis elle tombe morte, empoisonnée. Final : « ... le comte aperçut les deux corbillards à la suite, allant au cime¬ tière au pas./Le nain siffla entre ses dents:/— Elle m’a eu.../Il ne vit le canal et se laissa glisser. Un bruit lourd, un instant, dérangea le silence de l’eau./ Restait le soleil. » B. N. MOTOCYCLETTE (La) Roman d'André Pieyre de Mandiargues (1900-1991). Publié en 1963. Rebecca se lève avant l’aube pour aller rejoindre son amant Daniel à Hei¬ delberg dont cent trente kilomètres la séparent. Sans bruit, pour ne pas éveiller son époux qui dort, elle se glisse nue dans un vêtement que Raymond Nul (c’est le nom de l’époux de peu de consistance dont elle est affublée) ne regarde jamais sans méfiance et tris¬ tesse : c’est une combinaison de cuir noir et brillant, doublée de fourrure blanche, qui emprisonne hermétique¬ ment son corps du cou aux chevilles. Puis elle retrouve la motocyclette que son amant lui a offerte, somptueuse et rapide monture qu’elle flatte de la main comme un animal auquel elle murmure, telle une amante au lit: «Jusqu’où m’emporteras-tu, taureau noir?» Le voyage commence dans la nuit, et nul ne soupçonne qu’une jeune femme de dix-neuf ans est l’intrépide conducteur de l’étincelant engin. Au fil des kilo¬ mètres, elle évoque cet amant entre les mains duquel elle va se remettre, abdi¬ quant toute volonté. Mais Daniel ne lui a jamais demandé de demeurer près de lui (est-ce la raison pour laquelle elle a choisi de prendre le nom de*ce Ray¬ mond Nul aux gestes si maladroits, quelque temps avant que débute l’ac¬ tion?) Son amant, fervent amateur de livres anciens et de courses de moto, est grand, robuste et un peu chauve. Il a des yeux couleur d’huître, et fait tou¬ jours preuve d’une décision qui fascine Rebecca. Elle se souvient de leur pre¬ mière nuit, dans un hôtel où elle se trouvait en compagnie de son fiancé. À la place de Raymond Nul, un intrus se glissa dans l’obscure retraite de la vierge. C’était Daniel.
Mouche / 321 Rebecca s’est arrêtée dans un café, où elle demande un kirsch, afin de flat¬ ter voluptueusement sa mémoire : dans la chambre où souvent Daniel l’en¬ traîne, deux verres de cet alcool répan¬ dent rituellement leur parfum dans la pénombre. « Mais la brûlure du gosier ne venait jamais qu’après l’ivresse des corps.» D’étape en étape (car il est encore tôt, et Rebecca ne veut sur¬ prendre son amant qu’à l’heure où il déjeune sur la terrasse de sa maison), Rebecca revit les instants d’intense émo¬ tion sexuelle qu’elle a connus auprès de cet homme. Il aime la dévêtir d’un seul geste de la tête aux pieds, comme on écorche un animal, et voir appa¬ raître son joli corps un peu garçonnier, «sa toison brune et vigoureuse, qui prospérait jusque sur son dos en lui donnant des allures de chèvre». Elle songe à l’animalité violente de Daniel lorsqu’il la prend sur un tapis de laine noire et qu’il s’assoit ensuite dans un grand fauteuil rouge, d’où il la domine, elle, restée à terre. Mais à cet instant où elle s’apprête à se faufiler en pleine vitesse entre deux camions, elle aper¬ çoit une énorme flaque d’huile sur la route. «L’univers est dionysiaque», pense Rebecca qui n’est plus qu’une seule plaie par où son amant se répand en elle. Y. C. MOUCHE Nouvelle de Guy de Maupassant (1850 1893). Publiée en 1890. Maupassant, prématurément vieilli, se reporte au temps où il pratiquait sur la Seine son sport favori, l’aviron. Ils étaient cinq canotiers, garçons robustes aux bras musclés et bronzés, à la poi¬ trine velue, gourmands et sensuels, libres de préjugés, peu inhibés par les scrupules. À eux tous ils n’ont pu ache¬ ter qu’un bateau. Un soir, l’un d’eux, celui qui portait monocle et que l’on avait surnommé pour cela «N’a-qu’un- Œil », leur amène une fille qui fait leur conquête, qu’ils appellent «Mouche» et dont ils se partagent les faveurs. Cette «petite cantharide bourdonnante et enfiévrante» trouble tout l’équipage. N’a-qu’un-Œil est l’amant en titre. Ses camarades ne sont que des suppléants. « On laissait par délicatesse Mouche à N’a-qu’un-Œil du samedi soir au lundi matin. Les jours de navigation étaient à lui. Nous ne le trompions qu’en semaine, à Paris, loin de la Seine.» Alors qu’une femme mariée n’est pas fidèle à son mari, pourquoi Mouche l’aurait-elle été à un amant? On de¬ mande souvent à Mouche pourquoi on l’appelle ainsi. N’a-qu’un-Œil «arti¬ cula d’un ton sec : parce qu’elle se dépose sur toutes les charognes ». Cette réplique n’empêche pas la situation de se poursuivre très bien plusieurs semaines lorsqu’un soir N’a-qu’un-Œil annonce à ses amis que Mouche est enceinte. Mais duquel? Maupassant dénonce alors «cette cruelle farce de la nature qui ne permet jamais à un homme de savoir d’une façon certaine s’il est le père de son enfant». Celui qui va naître ici aura cinq pères. Les canotiers en ont ainsi décidé à l’una¬ nimité. Hélas ! en accostant un jour, Mouche tombe du bateau, heurte une pierre « de tout son ventre » et disparaît dans l’eau. Les cinq plongent, la ramè¬ nent, la raniment. «Puis on la délivra d’un enfant mort. » Mouche est déses¬ pérée. «Alors, N’a-qu’un-Œil, qui l’ai¬ mait peut-être le plus, eut pour la calmer une invention géniale : “Console- toi, petite Mouche, nous t’en ferons un autre...” A moitié convaincue, à moitié gouailleuse, elle demanda en nous regardant tous : “Bien vrai ?” — Et nous répondîmes ensemble : “Bien vrai”.» Après ce dénouement railleur et attendri, il convient de rappeler que Mouche a existé, que Maupassant ne fit pas que du canotage avec elle et que c’est auprès d’elle qu’il contracta, très jeune encore, le mal qui devait peu à peu obscurcir son esprit et abréger sa vie. P. D.
322 / Moyen de parvenir (Le) Gravure anonyme. Vers 1600. MOYEN DE PARVENIR (Le) \ Œuvre contenant la raison de tout ce qui a esté, est et sera. Roman de Fran¬ çois Vatable Béroalde de Verville (1556- après 1623]. Publié en 1610. On boude Béroalde; il est pour¬ tant digne de Rabelais et des meilleurs conteurs français. Le goût des mots, la chaleur des propos, l’incessante inven¬ tion verbale font de ce livre une véritable officine du langage. Ainsi apprend-on qu’un coquebin est « celui qui n’a point vu le con de sa femme ou de sa garce », ce qui est pourtant un des plaisirs du mariage. Mais le mariage est justement une affaire trop importante pour qu’on s’y aventure légèrement. La femme doit être pucelle et économe. Pour le puce¬ lage, il est facile à reconnaître : « de la main gauche passée entre les jambes, on empoigne le con ; de la droite, des deux premiers doigts, vous ouvrirez le troufignon en éloignant les fesses, puis, l’ouverture capable, soufflez de toute votre force; si d’aventure le vent passe outre et que vous le sentiez à la main gauche, elle ne sera pas pucelle ; autre¬ ment, elle le sera». Quant à la bonne ménagère, c’est celle qui «s’étant torché le cul, resserre le papier en sa pochette, le gardant pour une autre fois, ou pour empaqueter des confitures». Le bon mari, lui, doit être bien pourvu des cymbales de la concupiscence. Tel pauvre en effet avait un membre si menu et si fin que pour dépuceler sa femme il eut recours à une fourchette ; tel autre était si vieux et montait si peu que c’est la femme qui prit la four¬ chette pour le râcler et lui donner un peu de feu. D’habitude, les mains fémi¬ nines suffisent, car ce sont grilles sur lesquelles la chair revient. Les pendards se passent d’artifice et se contentent de malice. Tel celui qui fait croire à une soubrette qu’il faut casser les petits œufs qu’elle a dans le ventre et qui ris¬ quent de l’empoisonner. Il les lui casse
Moyen de Roger (Le) / 323 à sa façon, avec fort instrument de chair, et la naïve va se montrer à sa patronne en relevant ses jupes: «Voyez-en le devant qui est tout mouillé de la glaire qui en est sortie quand il les cassait ! » Un autre luron se déguise en femme enceinte et feint d’être pris de dou¬ leurs ; il souffle, sue, soupire ; la sage- femme accourt, saisit à pleines mains, sous la chemise, le grand persuasif et s’écrie : «Courage ! je tiens le bras ! » D’autres graves questions sont agi¬ tées dans l’assemblée des moines, à savoir « si le troufignon barbotte quand on pète, et lequel vous aimeriez mieux baiser, une fille au dernier nœud de l’échine ou à l’entonnoir du cul». Et certains viennent se confesser des occa¬ sions qu’ils ont cherché de succom¬ ber à la tentation. Un très cher frère a coincé une bachelette et entreprend de la besogner debout; la chose n’est pas si facile : « Je lui levais les robes et puis je levais la mienne, et levant la mienne, la sienne tombait, puis, levant la sienne, la mienne baissait. » « Maladroit, répond l’assemblée des moines. Tu aurais dû prendre ta robe entre les dents, et d’une main soulever la sienne, et la foutiller de l’autre.» Un autre frère eut plus de chance : il se trouva nu à nu entre deux draps, sur un bon lit, avec une de ces poissonnières qui, «pour avoir toujours la main en l’eau et le feu du cul, ont les joues vermeilles». Ce fut, dit-il, une fête pour les mains, le membre et le regard. Il vit le but d’amour « aussi prêt à s’émouvoir qu’une rose fraîche». Alors?... s’écrie l’assemblée des moines; et l’autre, penaud, d’avouer: « elle remuait et tempêtait, se trémous¬ sait si fort que je ne sais si j’ai mis dedans ou dehors». Ainsi dérive dans la nonchalance ce monde doré de fiente joyeuse et de foutre sanctifié. J.-P. P. MOYEN DE RÉUSSIR (Le) Conte d'un auteur anonyme. Publié en 1770. Le moyen de réussir est très simple : son secret est dans les femmes. Le jeune de Vernis l’a si bien compris qu’il inaugure sa carrière en s’acoquinant avec une jeune et jolie veuve, riche sur¬ tout, mais pas assez pour payer ses dettes de jeu et satisfaire ses coûteuses fantaisies. Elle vend ses terres et se ruine pour lui. Point d’argent, plus d’amant. Il l’abandonne et part pour Paris. Que faire dans le monde des lettres lorsqu’on est bel homme et piètre écrivain ? Ecrire une mauvaise pièce et la présenter à une actrice célèbre. Elle la boude mais s’entiche de l’auteur. Ils font l’amour et la pièce est jouée : c’est un succès. On se déleste alors de cette maîtresse devenue inutile et l’on s’occupe de plus jolies filles pour de meilleures places. C’est ainsi qu’on finit capitaine et enrichi. De Vernis contemple alors l’escalier de sa gloire : il est fait de culottes froissées. Conclu¬ sion : «Ne rendez vos hommages qu’aux femmes ; aimés d’elles, on fait jouer de mauvaises pièces, on gagne des pro¬ cès douteux, et l’on obtient des régi¬ ments.» J.-P. P. MOYEN DE ROGER (Le) * Nouvelle de Guy de Maupassant ( 1850 1893). Publiée en 1883. L’auteur demande à son camarade Roger ce qu’est ce «moyen de Roger» dont la femme de celui-ci parle tou¬ jours. «Si ma femme se doutait de la vérité, elle se tairait», répond Roger qui explique qu’avant d’être mariés, sa femme et lui avaient des conversations « pimentées » et que, se promenant par un beau jour au Bois avec elle, il ne sut répondre qu’en répétant maladroite¬ ment «je vous aime» aux invites plus pressantes et plus précises qu’elle lui faisait. «Mauvais présage. Avez-vous tous les jours autant d’esprit?» lui demanda-t-elle. Elle était veuve et la mettre au lit «n’exigeait pas toutes les cérémonies maternelles nécessaires pour une jeune fille». Mais, au lit, Roger continuait à faire «triste figure». La veuve éclate de rire et en appelle au courage et à l’énergie de Roger. Alors,
324 / Multa paucis celui-ci se lève, s’habille, sort, court vers «une hôtellerie d’amour» non loin de sa demeure et se jette à l’eau pour voir s’il savait encore nager. «Je nageais, et fort bien. Et je demeurai là longtemps, savourant cette vengeance secrète et raffinée. » Puis il rentre lente¬ ment chez lui et reprend triomphale¬ ment la place qu’il avait «quittée en fuyard». La veuve croit en un «pro¬ cédé scientifique infaillible». Quant à Roger, il conclut gaillardement : « si tu as quelque ami qui redoute les émo¬ tions d’une nuit de noces, affirme-lui... qu’il n’est point de meilleure manière pour dénouer des aiguillettes, comme aurait dit le sire de Brantôme». Cette pochade a son importance car elle manifeste nettement un trait essentiel de Maupassant. Dans toute son œuvre, il semble qu’une incapacité — au sens juridique du terme — frappe le mari : il y a incompatibilité entre son person¬ nage et la technique de l’amour. Dans ses Vers de jeunesse, Maupassant avait déjà dressé un réquisitoire contre le mari qui commence ainsi : « Je connaissais fort peu votre mari, Madame,/Il était gros et laid, je n’en savais pas plus./ Mais on n’est pas fâché quand on aime une femme/Que le mari soit borgne ou bancal ou perclus !... » P. D. MULTA PAUCIS Poèmes de Marcel Pénitent. Publiés en 1939. Poèmes libertins ou grivois dont l’auteur, entre 1916 et 1920, se faisait entendre « dans ses œuvres », à la Chaumière, boulevard de Clichy, caba¬ ret de chansonniers que remplaça plus tard le Théâtre de Dix-Heures. Pénitent moque en vers faciles les invertis de l’un et l’autre sexe, mais n’épargne pas non plus les débauchés que ne tourmente aucun désir « antiphysique ». L’inspiration de ses poèmes, qui sont souvent des sonnets, ne procède parfois que du calembour sur lequel ils s’achè¬ vent : « Et tu serais encore avec ton prince russe/Si tu l’avais tenu par des... raffinements !/— Peut-être. Mais eût-il fallu que je le susse. » La dernière page de Multa paucis indique que l’impres¬ sion en a été terminée le 14 août 1939, «an I du second règne d’Alber- tus Elbumus Ier». P.P. MUSÉE NOIR (Le) Nouvelles d'André Pieyre de Man¬ diargues (1909-1991]. Publiées en 1946. Le musée ouvre ses portes sur « Une histoire de fourrure et de sang». Mar¬ celline Caïn, sauvageonne de quatorze ans, s’est prise d’une passion exclu¬ sive, sensuelle et quasi vertigineuse pour un gros lapin orange, touffu, qui ressemble à un bouquet de soucis — il porte d’ailleurs le nom de ces fleurs. Elle le contemple longuement dans les yeux, passe sa langue fine sur ses dents, lui offre son corps dénudé, par¬ tage avec lui tous ses jeux. Mais les parents de Marcelline ne peuvent com¬ prendre cet attachement d’une enfant dans un pays «puant et brûlé » qui n’est pas le sien. Sournoisement, ils tuent le lapin et le servent en ragoût au cours du dîner familial. Le désespoir de Marcel¬ line n’éclate pas en sanglots, mais son silence est infiniment plus menaçant. Elle va chercher dans un bouge le grand nègre Pétrus dont elle n’a pas oublié certains regards qui l’ont troublée, lors¬ qu’elle le rencontrait près des abattoirs. Car Pétrus est boucher. Il danse, à pré¬ sent, vêtu d’étoffes bariolées et d’un pantalon à damiers. Ses pieds sont nus dans des souliers vernis liés de ficelles. Ils vont dans la bergerie voisine où attendent les moutons promis au cou¬ teau. Entre les murs tapissés de peaux et de cadavres de bêtes, Marcelline doit convenir qu’elle s’est livrée au désir de Pétrus : « Il faut être bien sage et douce avec lui, sinon, il te coupera la tête et ton sang ira fontaine éclabousser le plafond de la cabane. » Il l’a posée à cheval sur un gros agneau, et comme elle est nue sous sa chemise, le contact du poil et la vermine lui cause un si grand désordre qu’elle s’oublie sous
Muse mousquetaire (La) / 325 elle. Mais elle ne proteste pas, car le grand homme noir la fascine. Lorsqu’il l’étend à terre, elle se contente de bêler; elle est devenue l’agneau docile du sacrifice. Lorsqu’elle émerge de son évanouissement, Pétrus s’est pendu. Elle caresse très haut la cuisse sous l’étoffe déchirée, mais elle ne tranchera pas la corde. Elle s’enfuit avec le couteau du boucher, qui lui servira d’instrument de vengeance, car elle égorgera* ses parents pendant leur sommeil. On conclura à la culpabilité de Pétrus, ainsi que l’exige la morale de cette histoire. Puis nous voici dans le fameux « Pas¬ sage Pommeraye» de Nantes, capri¬ cieux bazar où le promeneur perd la notion du temps. Il y rencontre une femme au visage blanc, aux lèvres arro¬ gantes, qui l’envoûte si fort qu’il la sui¬ vra jusque dans l’atelier où, pour son malheur, on fabrique des monstres. Il sera métamorphosé en homme-caïman, ce qui ne l’empêchera pas de rédiger un mémoire sur des feuilles de papier d’emballage, dans la caisse où il vit. Suit « Mouton noir», dont l’exergue est une phrase de Restif de La Bretonne : « Dans tous les pays où les femmes ne seront pas honorées en public comme des objets sacrés, plus que les prêtres même, il n’y aura pas de mœurs. » « Le Tombeau d’Aubrey Beardsley» ras¬ semble au cours d’un étrange festin une tribu de géantes affublées de nains. Après un combat d’une cruauté sans merci, ces redoutables femmes massa¬ creront leurs époux. « Le Pont » nous transporte dans les bois où Damien s’est perdu. Sa rêve¬ rie épouse l’âme sauvage des forêts. Il évoque certaine partie de «billard fémi¬ nin», sous la vive lumière de suspen¬ sions en forme de châteaux à mille pointes. Les joueuses, entraînées toute l’année, ont peu de chances de perdre, mais la règle veut que toute vaincue soit remise, mains liées derrière le dos, au gagnant à qui elle appartiendra, sans réserves, pendant une heure. Les péré¬ grinations de Damien l’amènent jus¬ qu’au manoir de la femme qu’il convoite. Le jour s’achève sur la vi¬ sion d’un sang obsessionnel : sous les décombres du seul pont de la forêt, il discerne une hécatombe de chevaux. C’est la fin de la chasse fantôme en compagnie du vieux mari de la belle. Damien songe aux sanglantes pyramides de viandes, au goût fade, dont le gave sa mère. «Et quand il porta son mou¬ choir à ses lèvres, il ne fut pas étonné de découvrir qu’il crachait le sang. » Ultime étape du noir musée, «le Casino patibulaire», qui se clôt sur l’image d’une tête qui roule sous l’écha¬ faud. Les femmes régnent sur ce royaume interdit dont elles semblent forger les lois selon leur bon vouloir. Instigatrices des passions, elles vont si loin dans l’ordre de leurs désirs qu’elles s’exposent parfois au supplice, mais elles n’en méritent que davantage d’être divinisées. Le luxuriant foisonnement du musée se veut un appel à la liberté ; c’est «l’innocence farouche d’un uni¬ vers enfin déchaîné». Y. C. MUSE MOUSQUETAIRE (La) Poèmes et proses du chevalier de Saint- Gilles |? - mort vers 1709). Publication posthume en 1709. Le recueil est composé d’une série de poèmes, contes et fables souvent imitées de La Fontaine, insérés entre dix mercures galants. Saint-Gilles reprend, en vers et en prose, les thèmes inépui¬ sables du malheur des maris, du plaisir du changement, du temps qui passe et ne revient jamais. Dans « la Pénitence masquée », il raconte comment un direc¬ teur de conscience devient le complice involontaire des amours de Julie et de Valère. Dans «1’Amo.ur incurable», il transpose les figures de l’amour sur le plan du rêve et écrit ces vers : « Jouir, disais-je, est le but de ses vœux./Sou- vent l’amour est un ardent caprice./ Examinons tous les amants heureux.» Les dix mercures galants racontent les manœuvres, les défaites et les victoires du Colonel Amour et de ses troupes.
326 / Mylord Carte du tendre et guerre en den¬ telles : « Le Satirion, volontaire et par¬ tisan dans les troupes ennemies, est venu à la tête de cinq ou six cents Transports Amoureux et nous a enlevé Confiance que nous avions fait prison¬ nier au dernier combat. Raison est fort en courroux et a mis aux arrêts Tran¬ quillité qui gardait ce poste.» Mais il arrive que cette belle mécanique de boudoir se dérègle, comme dans ce sur¬ prenant aveu: «Il est dangereux de blesser, le poète satyrique. Il faut le caresser et l’amadouer, de peur qu’il ne vous déchire. » P. R. MYLORD ou les Bamboches d'un gentleman. Œuvre anonyme. Lausanne, 1876. Impri¬ mée après nombreuses rééditions et condamnations sur la copie de Cologne faite en 1789 de l'original Milord Arsouillé, publié la même année à Bor- delopolis chez Pinard. Il semble que l’auteur de cet ouvrage célèbre ait emprunté au roman de Mira¬ beau *Hic et Hec l’histoire de la belle Adèle racontée par le «convive» Val- bouillant. Des contrefaçons, elles aussi condamnées, elles aussi fort lues, comme Les Amours libertines d’un grand seigneur de ce siècle, contribuè¬ rent à répandre la légende de Milord Arsouillé, dont personne ne doute qu’elle ne soit la transposition popu¬ laire des faits et gestes de lord Seymour en personne. L’orgie qui nous est contée donne lieu à une préparation soignée, puisqu’elle doit avoir lieu dans une maison louée et décorée à cet effet, et l’illustration de cette apologie du plai¬ sir franc quoique discret est confiée à douze apôtres du sexe masculin et à douze épouses de leur choix. Si les murs sont peints, comme prend la peine de le préciser l’auteur, de manière «à faire bander un paralytique», les chansons seront légères, le café aussi, les glaces et les miroirs nombreux et ravis¬ sants, l’eau parfumée et l’atmosphère empreinte de distinction. Ce qui n’em¬ pêche pas les partenaires de changer entre deux chansons, ni de se «gama- hucher» au «punch» antillais, jusqu’à laisser les dames « à se tordre les bras sur les lits, chacune comme chatte qui vient d’être enfilée par un matou au fond d’une gouttière ». Après la toilette, c’est le tour des « baisers à langue four¬ rée», des libations et des gais propos, en apéritif aux essais, bientôt couron¬ nés de succès, de « grande cavalcade » sur douze chevalets de bois recouverts du meilleur velours. Éponges, bidets et philosophie libertine attendent le lec¬ teur à l’entracte avant le passage au crible de morceaux très choisis des Écri¬ tures saintes, arrosé comme il se doit d’«ambigu confortable», à savoir d’un aphrodisiaque à paralyser un paralytique. Milord lui-même conte l’histoire d’une noce où il tint la place du mari, et le procédé qu’il employa pour ce faire — un vomitif puissant administré au malheureux le soir décisif. Une chan¬ son sur les maisons de passe accom¬ pagne alors le vin de Chypre que boivent les acteurs de la soirée, fatigués l’es¬ pace, d’un chapitre par de nouveaux ébats. Mis en verve, B.M. raconte aussitôt l’histoire de Laurence T., qu’il tira autrefois de la misère et qui le trompait, en secret croyait-elle, avec un domes¬ tique de seize ans nommé Joseph. Il engage une autre domestique à fin d’es¬ pionnage constant, et surtout de com¬ muniquer à Joseph et par voie de conséquence à Laurence, laquelle « poi¬ vra» à son tour l’une de ses amies en ville, la vérole dont elle était tristement l’hôtesse. Ce qui fut fait, à titre de ven¬ geance de protecteur bafoué. Autant d’aventures que de femmes. B.M. enchaîne sur le cas d’une veuve épou¬ sée sur le tas, c’est-à-dire une heure après les funérailles, tout cela au milieu des larmes les plus exaltantes ; puis sur les cris de Mme B. quand elle eût appris que B.M. disposait des faveurs de Mme L., le tout sur fond de petits vieux et de dîners semi-mondains.
Mylord / 327 L’ouvrage s’achève sur une récapitu¬ lation positive des épanchements amou¬ reux de la soirée. Après les litres, le mètre, de façon à établir les éléments statistiques sur la longueur moyenne d’un sexe mâle honorable, et comme rien ne vaut tant que les souvenirs, le conteur évoque enfin la séduction en règle de Mme Rose, jeune épouse d’un vieux général, au moyen d’un livre licencieux oublié chez elle par «mé- garde», et redemandé le lendemain, mais surtout grâce à un lit, spéciale¬ ment conçu pour les femmes rebelles dans la mesure où il se présente au pre¬ mier abord comme un simple fauteuil, fabriqué à Paris et qui est à lui seul un roman. Un roman digne de cet Arsène Lupin des boudoirs en tous genres qu’est Milord Arsouillé. D. G.
NAISSANCE D'UN SPECTRE Roman de Frédérick Tristan, pseudonyme de Jean-Paul Baron (né en 1931). Publié en 1969. En ce roman de vastes dimensions, Frédérick Tristan nous décrit les années d’apprentissage d’un futur chef nazi, l’aristocrate prussien Franz Hodelkar- ten. Parmi beaucoup d’autres thèmes, l’érotisme y apparaît de façon décisive, ce qui nous permet de mieux pénétrer les raisons profondes d’un donjua¬ nisme nourri par Sade, Nietzsche et Freud. Amoureux de sa cousine Nasta- sia, image de sa mère défunte, Franz refuse l’amour au nom de l’orgueil. Son aventure avec Anna, la danseuse de la salle XIV, est celle d’un célibataire affirmé. Son effroi devant la chair et le sang le conduit à une vision déféquante de l’univers. Toutes les femmes qu’il séduira l’amèneront à ne considérer la nature qu’à la manière d’une maladie nécessaire. La mère devient à la fois Déméter et Perséphone, la fermentation étant le sommet et le gouffre de tout le devenir humain. A ce niveau paradoxa¬ lement humaniste, l’érotisme Je plus violent oppose l’homme célibataire aux agrégats de conscience tels que la nature, la société, Dieu. La femme, en cette conception déchirée, se transforme en l’œuf magique et putride où gît le chaos primordial et d’où surgira l’Apocalypse. Hodelkarten, parce qu’il se trompe sur le sens du désir et de l’œuvre, engage l’Allemagne dans une démesure pro¬ prement sexuelle et mortelle. L’aqua¬ rium de Heidzig, où la vie se décompose sous forme de poissons blanchis, est l’analogie de la conscience moderne dévastée par l’amour de l’échec. Le livre s’achève sur la vision d’une orgie durant laquelle des vieillards ten¬ tent encore de sucer le lait rance de leurs femelles à l’agonie. «C’était l’image même de notre sainte Allemagne, cette écœurante jument à la croupe disposée à n’importe quelle monte, là en cet aquarium qui puait le formol, la truie Allemagne qui pataugeait dans ses ex¬ créments et, la gueule hilare, nous regardait.» Y. C.
«Nana». Gravure de Bellenger. Paris, 1906.
Nègre Léonard et maîfre Jean Mullin (Le) / 331 NANA Roman d'Emile Zola (18401902). Publié en 1879. La femme détient dans sa chair une toute-puissance. Animale, obscène, mé¬ prisée, elle exerce un satanique pouvoir sur les hommes, qui l’adorent et qu’elle réduit en poudre. Telle est la morale de l’histoire que Zola conte avec son extraordinaire mordant, l’intense pré¬ sence qu’il donne à ses personnages, le sens du décor, de la scène vécue, haute en couleur et en chaleur. Nana est une prostituée. «Chaque homme la subis¬ sait. Elle retournait la chair d’un geste de son petit doigt.» Une meute d’hommes court derrière elle. Après une tendre idylle sentimentale avec un très jeune garçon, puis une « toquade » pour un horrible rustre qui la bat, elle se fait offrir un hôtel parti¬ culier, des diamants, des fourrures, une écurie par le comte Muffat. Celui-ci, plein de piété, rigide catholique, a été pris de vertige en la voyant à demi- nue : « Nana était le diable, avec ses rires, avec sa gorge et sa croupe gonflées de vices.» Il sentait qu’elle le «pos¬ sédait». Mais Nana veut sans cesse d’autres hommes et plus d’argent. Une fille, aussi, qu’elle ramasse sur le trot¬ toir. Et les vieux aristocrates ne peu¬ vent qu’applaudir à la liaison de ces deux femmes qui «s’imposaient et régnaient avec le tranquille abus de leur sexe et leur mépris avoué de l’homme». L’in¬ satiable femme attire dans son lit, écrase, ruine, débauche tous les grands noms de la ville, gaspillant avec effronterie, jetant l’or qui coule à flots entre ses mains. «Nana éclaira Paris d’un re¬ doublement de splendeur. Elle grandit encore à l’horizon du vice, elle domina la ville de l’insolence affichée de son luxe, de son mépris de l’argent qui lui faisait fondre publiquement les for¬ tunes. » Elle crache au visage du trou¬ peau d’hommes qui proposent de l’épouser: «Est-ce que je suis faite pour cette machine? Je ne serais plus Nana si je me collais un homme sur le dos... Et d’ailleurs, c’est trop sale.» L’un se suicide, l’autre, déshonoré, va en prison. Les désastres financiers, les ruines s’accumulent. Nana avilit de plus en plus Muffat qui, «pris d’un désir voluptueux d’anéantissement», trouve en elle «le despotisme jaloux d’un Dieu». Il s’enfonce, acceptant toutes les abjections, toutes les bassesses. «Une luxure les détraquait, les jetait aux imaginations délirantes de la chair. » Quand tout s’effondre autour d’elle, elle s’en va, satisfaite de «son œuvre de ruine et de mort, tandis que dans une gloire, son sexe montait et rayonnait sur ses victimes étendues, pareil à un soleil». X. G. NÈGRE LÉONARD ET MAÎTRE JEAN MULLIN (U) Récit de Pierre Mac Orlan, pseudonyme de Pierre Dumarchey (1882-1970). Publié en 1920. Un jour, le narrateur surprit sa ser¬ vante, Katje van Meulen, nue dans sa chambre, un balai à ses côtés. Katje « lisait un petit livre débroché et se frot¬ tait les hanches, les fesses et les cuisses avec une graisse qui rendait son corps aussi luisant qu’une pierre précieuse. Elle oignait de même son balai. » Katje est prédestinée à réaliser «l’érotisme sournois des confessionnaux et des chambres de question». Ou bien voici l’autre formule de Katje: «Une belle fille sorcière hebdomadairement, vi¬ cieuse comme une impubère et sachant cuisiner ainsi qu’une duègne.» Bref, elle va conduire son maître au Sabbat. Voici que le décor va être posé. Le Maître est un grand bouc multicome. «Il portait une queue d’une longueur démesurée dont il se servait pour cacher sa nudité obscène. Il n’inspirait aucune terreur mais donnait l’impression d’un vieux bohème déchu et démodé. » L’acte à péripéties qui se joue dans ce décor va de soi : viol, inceste, sodomie. Mais il y a ce détail à considérer: la présence de «presque tous les cultiva¬ teurs du canton».
332 / Négresse muette (La) MAITRE JEAN MULLIN «Le Nègre Léonard et maître Jean Mullin». Dessin de Chas Laborde. Paris, 1920. © D.R. Le Nègre Léonard et maître Jean Mullin sont les assesseurs du Grand- Maître (ces trois personnages apparais¬ sent aussi dans un autre livre de l’auteur, Les Jours désespérés). Maître Jean Mullin se désespère : « Je ne fais pas le procès de cette humanité où, depuis des siècles, je recrute les clients du Grand Bouc, mais je constate que la perversité ne recherche plus la parure des hautes complications intellectuelles. Elle s’est adaptée aux actes les moins nobles de la vie et par sa trop grande diffusion dans l’atmosphère tend à disparaître.» C’est un fait que les deux assesseurs vont devenir acrobates au cirque Pan¬ talon. Tout le décor, du reste, s’effondre. Le Grand-Maître finit bouc vulgaire chez le narrateur. Katje elle-même meurt. Néanmoins : « Chacun de nous possède en lui-même, au plus secret de ses pensées, le petit détail vulgaire lui permettant de finir ses jours dans la mélancolie. » Il va sans dire que Le Nègre Léonard et maître Jean Mullin — récit inspiré des sources des auteurs de démonolo- gie, strictement appropriées par l’au¬ teur aux nécessités de son art — est un livre bref, ambigu et simple, et très beau. M. B. NÉGRESSE MUETTE (La) Roman de Michel Bernard (né en 1934), Publié en 1968. Avec Marthe, la négresse muette, nous succombons à la tentation de nous égarer voluptueusement dans d’étranges labyrinthes, hantés de masques et de miroirs, riches de réduits obscurs et redoutables, et à l’issue desquels il nous sera peut-être dévoilé que Dieu est... une femme. Pour qui en possède les clefs, le château truqué révèle un par¬ fait mécanisme. Mais qui est Marthe? La machinerie des songes nous l’ap¬ prend : « Dans la dernière chambre, appelée Cabinet suprême, assise nue au sommet d’une pyramide d’acier recou¬ verte de fourrures, Marthe se caresse sans fin.» En face d’elle, d’autres femmes, énormes, assises sur des cubes ou des hémisphères sont honorées par des lézards. Plus loin, d’autres femmes, béates, sont dévorées vives par des cubes de verre. (Marthe les nourrit, la nuit, à l’aide d’un long tuyau qui contient du lait, du sperme et du jus de viande.) Le Cabinet n’est pas clos, comme il paraît, car, de l’extérieur, des voyeurs peuvent contempler la scène ; des jeunes filles les caressent dans des cages où ils sont enfermés et qu’ils ne voudront jamais plus quitter. «Est-ce un bordel ou une illusion?» dit quel¬ qu’un. Peut-on jouir d’une illusion, si c’en est une? Mais pour ces femmes, dont la hantise est de voir et d’être vues, quelle plus belle volupté que de se lais¬ ser engloutir par les machines de verre qui broient les chairs, de savourer l’ins¬ tant apparemment sans fin de leur souf¬ france ? Illusion ou réalité, encore, que
Nichina (La) / 333 ces êtres dont les visages soudain se multiplient jusqu’à rendre fou, qui échangent leurs traits ? Voici de cruelles et de séduisantes machines célibataires faites pour accompagner celles de Duchamp et Jarry. Y. C. NEW YORK PARTY Roman de Pierre Bourgeade (né en 1927). Publié en 1969. La première vision de New York est celle d’un « négro » lynché et attaché à un carcan, le sexe à vif, «pelé comme une pomme au couteau, délivrant ces grenailles écarlates». Et le livre ne dément pas un instant cette horrible tension. L’héroïne, une Française, par¬ tage la vie d’un bandit, faite de meurtres et de viols. Mise «en cage», elle est délivrée par un sénateur qui l’achète, l’entoure de luxe, de ridicule et d’obs¬ cénité. Elle se pénètre avec un brow¬ ning enduit de vaseline, se taillade les chairs des doigts et de la «rose» : les traînées de sang signifient qu’elle est une «traînée». Elle pose ensuite pour des photographes et joue des «histoires de gousses vampiriennes, suceuses, siru¬ peuses et sadiques ». La violence enva¬ hit aussi les rues de Harlem, qui sont «les lèvres usées d’une négresse, fen¬ dues et disjointes par le temps». L’image la plus saisissante et qui situe le mieux la femme dans cet univers où le désir et la beauté jaillissent de la lai¬ deur et du mal, est celle d’une strip- teaseuse de soixante-douze ans : quand elle montre ses « outres vergetées », les hommes éjaculent, car elle « est l’Amé¬ rique, la Matrice vivante, la Mère nour¬ ricière, la Truie indestructible qui les garde». X. G. NICHINA M Mémoires inédits de Lorenzo Vendra- min. Récit en deux tomes de Hugues Rebell, pseudonyme de Georges (bras¬ sai (1867-1905). Publié en 1896. Le prétexte aux confidences de la Nichina tient en ceci : un beau jeune homme vénitien, Lorenzo Vendramin, ayant assassiné sa maîtresse, se réfugie chez les moines mendiants. Le voici chez la courtisane, en compagnie d’un autre moine, Arrivabene, qui le pré¬ sente. Le gratin des femmes galantes est là. La Nichina parle. Tout au début de sa vie amoureuse, elle rencontra Arrivabene lui-même, qui la prit — disait-il — pour un page. Mais du reste Arrivabene ne préférait-il pas à la Nichina le premier amoureux de celle- ci, Guido ? Ces hésitations avaient pour théâtre le palais du légat du pape. Là, Guido est aimé par la jeune fille, mais lui-même est au goût d’un cardinal. Ce ne sont encore qu’enfantillages. Tout de même, la petite est jalouse. Elle bat Guido. Elle se fait fouetter. Il y aura bientôt désordres publics et sonnets nar¬ quois. Le légat est accusé d’avoir chez lui des jeunes filles déguisées en pages. Fin du prologue. Les dignitaires d’Église vendent Ni¬ china chez une bienfaitrice maquerelle. Comme il faut que le métier rentre à la fin des fins, une cadette de carrière, Cecca, achève d’initier l’héroïne: «Je passai avec Cecca une nuit qui valut pour moi dix années d’école. Fort sage¬ ment, elle avait éteint les chandelles; aussi ne s’aperçut-elle pas de ma rougeur et de mes étonnements. Sur l’amour, les procureuses, les hommes, l’existence en général et la vie galante en particulier, cette petite fille me dévoi¬ lait d’obscurs mystères [sic]. Quand je me levai du lit, j’aurais pu en remon¬ trer aux plus instruites ; mais comme la science de Cecca ne se bornait point à des paroles, j’eus les membres fort las de cette longue leçon.» La Nichina connaîtra la joie des tréteaux, sera l’es¬ clave d’un peintre, apprendra le vice confirmé de Guido, rassemblera autour d’elle des beautés de sa profession. En somme la chronique recouvre un assez vaste échantillonnage des nécessités du genre. Mais vers la fin le ton monte. Il y aura, en même temps qu’abominations et humiliations, deux crimes. M. B.
334 / Nocrion NTQÇRÎÜN CorUc, s4lIo broye_S> NOCRION Conte féerique attribué à Anne Claude Philippe de Tubières, comte de Caylus (1692-1765). Publié en 1747. Ce texte a été également attribué à l’abbé de Bemis, qui était des familiers de Mme de Pompadour. Dans ce « conte allobroge» assez scabreux, l’auteur s’est employé à ménager la délicatesse des lecteurs en parant son thème des cou¬ leurs de l’archaïsme littéraire: «J’ai cru que le moyen d’en rendre la lecture supportable étoit de le mettre en vieux françois.» L’époque remet à l’honneur les fabliaux, tout comme elle se captive pour les fictions de l’Orient. Un pré¬ texte voisin de celui des Mille et Une Nuits introduit l’argument. Lejeune roi des Allobroges, Guigne VI, étant tombé dans une profonde mélancolie, le mage Nigroman lui prescrit pour cure des bains d’une certaine fontaine monta¬ gnarde dont l’effet devait être complété par l’audition de quelque récit surpre¬ nant. La septième narration le guérit enfin ; c’est le thème même de Nocrion (anagramme de «con noir»), le «che¬ valier qui faisoit parler les *** et les ***». (Les *Bijoux indiscrets de Dide¬ rot, publiés en 1748, reposent sur le même artifice.) Il s’agit d’un singulier privilège que lui accorda une fée qui avait eu à se louer de ses bons procé¬ dés. L’intrigue de ce conte quelque peu scatologique n’offre rien de bien remar¬ quable ; elle joue de la surprise que le pouvoir du chevalier suscite dans l’es¬ prit d’une châtelaine hospitalière. Cette gauloiserie est à rapprocher des curio¬ sités médicales qui émaillent à l’époque les traités savants. Dans la traduc¬ tion française de Y Anatomie d’Heister, publiée en 1724, l’auteur consacre un long passage au «bruit qu’on entend quelquefois sortir des parties génitales de la femme durant le coït... semblable aux vents qu’on lâche par l’anus». Pour le lettré, l’intérêt que présente Nocrion réside surtout dans ce que cette parodie signe un retour de goût pour la littéra¬ ture médiévale profane. J. G. Frontispice de l'édition originale, gravé par Eisen. Paris, 1747. NOTRE-DAME-DES-FLEURS Œuvre de Jean Genet (1910-1986). Publiée en 1944. Écrit dans la prison de Fresnes en 1942, ce livre — qui est le premier des quatre «romans» dans lesquels Genet a raconté ses expériences de pédéraste, de voleur et de détenu — est celui où tous ses thèmes naissent. La mort est partout présente dans le récit, elle s’étale sous les fenêtres de la chambre de Divine qui donnent sur le cimetière Montmartre, dont l’image pénètre sa vie tandis qu’elle aime ses amants : Mignon, Seck Gorgui ou Notre-Dame-
Notre-Dame-des-Fleurs / 335 des-FIeurs, le blond assassin, et la mort ici est toujours assassinat et violence chamelle, crime ou exécution capitale. La mort s’offre comme une prostituée : Notre-Dame explique aux juges qui le condamneront à la guillotine que c’est le geste de sa victime, celui d’enlever la cravate qui l’étouffait, qui lui a sug¬ géré de l’étrangler avec; c’est la mort qui inspire les moindres actes au meur¬ trier : le cadavre raidi de la femme tuée par Clément Village lui donne l’idée, toute naturelle, de l’emmurer sous forme de banc. C’est toujours la mort qui anime de sa rigidité le désir, c’est elle qui pousse irrésistiblement l’aimé à dévorer son amant ou soi-même : «Il m’est arrivé, une aurore, de porter d’amour sans objet mes lèvres sur la rampe glacée de la rue Berthe, une autre fois d’embrasser ma main, puis encore, n’en pouvant plus d’émotion, de désirer m’avaler moi- même en retournant ma bouche déme¬ surément ouverte par-dessus ma tête, y faire passer tout mon corps, puis l’Uni¬ vers, et n’être plus qu’une boule de chose mangée qui peu à peu s’anéanti¬ rait : c’est ma façon de voir la fin du monde.» Le mobile métaphysique de l’érotisme de Genet est tout entier dans ce passage, mais ce désir ne peut que tendre vers la mort, tout au long de ce mouvement il lui faut tenir et prolonger sa durée jusqu’aux limites du possible. D’où les cérémonies, le rituel verbal, la nécessité d’accessoires fragiles (les den¬ telles, le fourreau de satin de Divine) mais surtout l’exaltation des fonctions du corps et des odeurs. «Les fortes odeurs de la terre, des latrines, des hanches d’Arabes et surtout l’odeur de mes pets... que je recueille dans ma main roulée en cornet et je porte à mon nez. » Cette puanteur est douce et ami¬ cale car elle mène aux secrets du corps et elle est aussi le signe infamant et noble de son abjection. «L’odeur de la prison est une odeur d’urine, de for¬ mol et de peinture. Dans toutes les geôles d’Europe je l’ai reconnue, et j’ai reconnu que cette odeur serait enfin l’odeur de mon destin. » Après avoir étranglé un vieil homme, Notre-Dame va s’enfermer dans un hôtel de passe pour pouvoir apaiser l’excita¬ tion causée par le meurtre. «D’elle- même la main de l’assassin cherche sa verge qui bande. Il la caresse par-des¬ sus le drap, doucement d’abord, avec cette légèreté d’oiseau qui volette, puis la serre, l’étreint fort; enfin il décharge dans la bouche édentée du vieillard étranglé. » Et il s’endort aussitôt paci¬ fié, comme réconcilié avec le monde duquel pourtant son acte criminel l’ex¬ clut à jamais. Après une nuit de beuve¬ rie dans une «boîte» de Montmartre, Divine, Notre-Dame et le noir Gorgui rentrent dans le grenier de Pigalle et, une fois au lit, Divine se dispose, comme d’habitude, à satisfaire tour à tour les deux mâles. « Divine jouait à s’offrir et à se retirer. Notre-Dame hale¬ tait. Les deux bras de Divine entouraient ses flancs, ses mains le caressaient, le lissaient, mais légèrement, pour en sen¬ tir le frémissement, du bout des doigts.... Ses mains passèrent sur les fesses de Notre-Dame et voici que Divine com¬ prit. Gorgui chevauchait l’assassin blond et cherchait à le pénétrer. Un désespoir terrible, profond, inégalable la détacha du jeu des deux hommes [...]. Elle était restée seule, abandonnée. » Dans le petit matin livide, celui des exécutions capi¬ tales, Divine sait qu’on ne l’aime plus et dans sa douleur l’éclat des jeux éro¬ tiques s’effrite, devient aussi inutile et dérisoire qu’un parement funèbre. Écrit à la gloire de Divine, le livre se conclut par le procès et la mort de Notre-Dame-des-Fleurs qui, arrêté pour une mince affaire de drogue, éprouve le besoin incoercible d’avouer un crime dont personne ne le soupçonne. Dans la salle du tribunal, accusé et té¬ moins subissent la première dégrada¬ tion, celle des noms : Notre-Dame-des- Fleurs, Divine, Mimosa II deviennent prosaïquement Bâillon Adrien, Cula- froy Louis, Hirsch René. C’est déjà, un
336 / Nouveau Monde amoureux (Le) peu, la mort. Dehors il neige, le procès se déroule selon un cérémonial auquel Notre-Dame ne comprend pas grand- chose. Pressé, par le président et son avocat, de dire quelque chose, la der¬ nière, pour sa défense, Notre-Dame émerge à peine dans un monde chao¬ tique et absurde. « Il dit : L’vieux était foutu. Y pouvait seulement pu bander. » Le président et les jurés, horrifiés, se bouchent les oreilles pour interdire l’entrée du dernier mot «qui, ne trou¬ vant pas d’autre orifice, entra, tout roide et chaud, dans leur bouche béante». Il est condamné à mort et exécuté qua¬ rante jours après. Divine meurt dans son grenier au terme d’une longue ago¬ nie mystique. U. E. T. NOUVEAU MONDE AMOUREUX (Le) Essai de Charles Fourier (1772-1837). Publié en 1967. Ce texte est resté inédit jusqu’à nos jours, simplement parce que les dis¬ ciples de Fourier craignaient le «radi¬ calisme» de sa conception, c’est-à-dire ce qui, à nos yeux, fait sa valeur. Il faut savoir préalablement que Charles Fou¬ rier fondait son utopie sur le principe de l’analogie. Il fut le fondateur (on peut en croire Le Corbusier) de la dynamique même des Cités radieuses. Il avait une notion cosmique de l’éco¬ nomie des mouvements, des forces et des destinées. Il avait tout analysé, tout prévu, tout compris. Il existe, dit-il, correspondant aux douze notes de la musique, douze passions qui, entre elles, se combinent et finalement s’harmoni¬ sent. Dès lors, Fourier, cet esprit libre, ne pouvait méconnaître les exigences de l’amour. De fait, comme son ambi¬ tion vise à construire et régir un univers nouvellement et heureusement ordonné, il prend un soin extrême à montrer comment dans le phalanstère l’amour sera possible. Cette construction, qui est un gigantesque poème mathéma¬ tique, est fascinante. D’abord, dit Fou¬ rier, l’interdiction que les prêtres font des relations sexuelles est l’exacte conséquence des maladies vénériennes. Or, dans la société future, la vérole s’en ira, bras dessus, bras dessous, ensemble avec le prêtre. Ensuite, dit Fourier, les femmes et les hommes n’aiment pas de semblable façon : l’érotisme de l’un glace l’autre, et c’est ainsi que les pas¬ sions et les désirs s’étranglent et tour¬ nent au malheur. Il faut donc concevoir une Cité qui permettrait les échanges libres, et débar¬ rasserait ses habitants d’une survi¬ vance honteuse, féodale, fausse, qui est la jalousie. Lorsque la femme (ou l’homme) n’est plus un acquit, ou un capital, ou une marchandise, la jalousie cède devant le plaisir. De cette façon, Fourier distribue, dans ce monde nou¬ veau qu’il imagine, les facilités d’une action amoureuse constante et béné¬ fique. Personne, dit-il, n’est distrait volontairement de l’amour. Telle femme bat cette jeune fille qui est son esclave ? Ouvrons-lui les yeux ! Montrons-lui qu’elle est la proie d’un désir saphique qu’elle n’ose exprimer, — et nous la verrons aussitôt couvrir de baisers celle qu’elle accablait de coups... Voilà Fou¬ rier.* Ce qui lui déplaît dans la société ancienne, c’est l’hypocrisie et le forcé des rapports. C’est pourquoi il écrira : «C’est un effet très ordinaire chez la masse du peuple où les époux affadis, bourrus et se querellant pendant le jour se réconcilient forcément au chevet parce qu’ils n’ont pas de quoi s’acheter deux lits et que le contact, le brut aiguillon des sens triomphe un instant de la satiété conjugale. Si c’est là de l’amour, c’est du plus matériel et du plus trivial.» Puis il nous donne à contempler ce monde nouveau si heu¬ reusement ordonné qu’il n’y existe plus de désirs non satisfaits, non plus qu’on n’y puisse trouver aussitôt un partenaire qui, avec bonheur, entre¬ prenne de répondre et — pour son plai¬ sir — de se conformer à ce désir même. C’est là, sans doute, sur le thème du désir amoureux, le plus grand livre du xixe siècle. H. J.
Nouvelle Justine (La) / 337 NOUVELLE FABRIQUE DES EXCELLENTS TRAITS DE VÉRITÉ (La) Poèmes de Philippe d'Alcripe, sieur de Néri-en-Verbos, anagramme de Philippe Le Picard ( 15 ? -16 ? ). Publiés s.d. (une édition est datée de 1579], Ces contes très courts scellés de maximes sont comme d’un La Fontaine dru et percutant. Même verve, même finesse des choses et des hommes, même gravité cachée. Beaucoup plus de défauts aussi, par quoi se glisse on ne sait quelle sympathie pour le conteur. Alcripe s’amuse de trois gar¬ çons jumeaux, saute sur un vol de grues, se fait « baiser le cul » en expli¬ quant le «ruit» de deux cerfs qui se comillent, décrit la saillie d’un taureau qui ne parvient pas à mettre correcte¬ ment «Geoffroy au bissac», et, lors¬ qu’il y parvient, il y introduit en même temps le couvre-chef de la chambrière ! Le loup, le cerf, le cochon s’acoquinent à la servante, au messager, à l’escholier par les liens d’un monde parfaitement illogique mais simple comme un enfant nu, au-delà de l’impudeur et du dési¬ rable. L’escholier parisien et rêveur reçoit même l’anneau de Cygeste et va séduire à Babylone la fille du «Sou¬ dan » (Sultan). Dans cette création conti¬ nue, nulle puissance, nul effort visible. C’est le mot qui souvent devient lui- même objet : rire, pleurer, cracher, péter, pisser... Alcripe se roule dans le lan¬ gage et ce sont les mots, plus que les personnages décrits, qui pleurent, cra¬ chent, éjaculent et pissent. Pourtant le grivois et la fredaine prennent toujours pour finir des airs de philosophie, et cette Nouvelle Fabrique, écrite pour « inciter les rêveurs tristes et mélanco¬ liques à vivre de plaisir», engage en réalité le fer de la vertu, ou, si l’on veut, de la sagesse et du bon sens. En surface, Alcripe déroule un rêve gro¬ tesque, comme l’histoire de cette chienne chaude qui «s’entique» avec trois chiens à la fois, formant un grouillement monstrueux qu’attaquent les gens du village (et la chienne, seule, se tira du carnage). Mais toute la malice est dans l’espace qui sépare le récit de la morale, l’imaginaire de la sentence. Alcripe est un Goya des animaux et des manants, un Goya qui n’aurait peint qu’au-dessous de la ceinture, parce que là se trouvait la clef. R. L. S. NOUVELLE JUSTINE (La) ou les Malheurs de la vertu suivie de L'Histoire de Juliette sa sœur ou les Pros¬ pérités du vice. Roman de Donatien Alphonse François de Sade (1740-1814], Publié en Hollande en 1797. Dans l’avis de l’éditeur qui ouvre La Nouvelle Justine on peut lire en guise d’introduction à la plus ambitieuse des œuvres du marquis, une étrange dépo¬ sition : La Nouvelle Justine est présen¬ tée comme le «manuscrit original d’un ouvrage qui, tout tronqué, tout défiguré qu’il était, avait néanmoins obtenu plu¬ sieurs éditions, entièrement épuisées aujourd’hui, [ouvrage que] nous nous empressons de donner au public tel qu’il a été conçu par son auteur, qui l’écrivit en 1788. Un infidèle ami à qui le manuscrit fut confié pour lors, trom¬ pant la bonne foi et les intentions de cet auteur, qui ne voulait pas que son livre fût imprimé de son vivant, en fit un extrait qui a paru sous le titre simple de *Justine ou les Malheurs de la vertu, misérable extrait bien au-dessous de l’original, et qui fut constamment désa¬ voué par celui dont l’énergique crayon a dessiné la Justine et sa sœur que l’on va voir ici. » On est en droit de demander quelle stratégie pose à l’origine des trois Justine (l’avis ne mentionne pas Les *Infortunes de la vertu de 1788, restées inédites jusqu’en 1930) l’inversion d’un système qui se développe pourtant sur presque dix années : du conte philoso¬ phique que propose Sade dans la pre¬ mière version au roman qui forme la seconde, Justine ou les Malheurs de la vertu, pour laisser éclater le système dans les quatre mille pages de La Nou¬ velle Justine. S’agit-il d’une stratégie
Nouvelle Justine (La) / 339 commerciale? De fait, les trois rédac¬ tions de Justine correspondent à chaque moment d’une tentative d’insertion du roman libertin dans un contexte social précis, Les Infortunes de la vertu comme premier mouvement d’une stratégie où il s’agit d’énoncer le mécanisme d’une fiction qui pourrait inquiéter l’ancien régime finissant, la Justine de 1791 à une époque où Sade voit dans la Révo¬ lution une rupture qui doit permettre l’entrée du détail dans l’histoire des hommes qu’il ne faisait d’abord que résumer, enfin, La Nouvelle Justine, à l’éclatement des notions premières, à l’ouverture dans le détail d’un sans- fond, à la libération des puissances les plus irrationnelles, à l’obscurcissement de tout ce qui pouvait être séduisant dans la première ou la seconde version, bref, au surgissement, dans l’œuvre du marquis, de ce qu’aurait sans doute été le rouleau des *Cent Vingt Journées de Sodome si le manuscrit n’avait été alors perdu; et cela pour la société déca¬ dente du Directoire, pour les «nou¬ veaux riches » à qui Sade a cru pouvoir tout dire... Pourtant la stratégie ne laisse pas d’être précautionneuse. Sade espère un succès de librairie, peut-être même une reconnaissance de ses thèses. Il n’ira pas jusqu’à se nommer comme auteur. Dans l’avis de l’éditeur, nous l’avons dit, le marquis présente le livre comme une œuvre posthume. «L’écrivain à jamais célèbre » doit rester inconnu. Il demeure le sans-nom. Par la suite, Sade dénoncera ceux qui lui en attribuent la paternité, proclamant (comme dans le Journal de Paris à la date du 18 avril 1798) «qu’il est faux, absolument faux, que je sois l’auteur du livre : Justine ou les Malheurs de la vertu ». La protesta¬ tion englobe les deux versions alors connues. Pourtant lorsque Sade sera emprisonné le 2 avril 1801, c’est l’au¬ teur de La Nouvelle Justine qui sera ◄ «La Nouvelle Justine». Illustration de l'édition originale publiée en Hollande en 1797. mentionné dans le rapport. Et malgré ses protestations, le marquis ne par¬ viendra jamais à prouver qu’il n’est pas à l’origine du « livre horrible » (comme il l’écrit) qu’une machination de ses pires ennemis a mis sur pied pour le perdre. Et si c’est de stratégie qu’il faut par¬ ler quant à l’insertion du roman dans une société que Sade conteste absolu¬ ment en flattant ses faiblesses, La Nou¬ velle Justine n’en représente pas moins la tentative la plus radicale d’une des¬ truction de toutes les limites, sociales ou même humaines, dans lesquelles les deux autres versions ne cessaient de s’articuler. L’éclatement de la fiction occulte si bien les sophismes et les moralités que Sade proposait à la clé des descriptions des deux premières Justine, que seule la Nature reste à invoquer dans l’exergue. La sécheresse des deux vers qui ouvrent La Nouvelle Justine ne doit pas tromper. «On n’est point criminel, écrit le marquis, pour faire la peinture/Des bizarres pen¬ chants qu’inspire la nature.» Plus loin, il ajoute : «... quant aux tableaux cyniques, nous croyons, avec l’auteur, que toutes les situations possibles de l’âme étant à la disposition du roman¬ cier, il n’en est aucune dont il n’ait la permission de faire usage : il n’y a que les sots qui se scandalisent... On criera peut-être contre cet ouvrage ; mais qui criera? ce sont les libertins, comme autrefois les hypocrites contre Le Tar¬ tuffe. » La substitution, à une fiction morali¬ sante, d’une histoire de la nature de l’homme dans toutes les puissances de ses désirs, correspond donc à l’éclate¬ ment de l’histoire des deux sœurs telles qu’elles avaient d’abord été conçues. Ainsi Les Malheurs de la vertu, dans la version de 1791, restent le récit de la prospérité du Crime lorsque la Vertu tente de s’y opposer. Mais c’est encore à la Vertu que Sade donne la parole dans la bouche de Justine. Juliette assiste aux descriptions et n’intervient jamais.
340 / Nouvelle Justine (La) Lorsque la malheureuse meurt fou¬ droyée, la vraisemblance est encore sauvée. L’ultime violence faite à Jus¬ tine convertit la libertine Juliette qui se retire dans un couvent pour y mourir peu après. Au contraire, dans La Nou¬ velle Justine, la parole est enlevée à l’héroïne. Ce n’est plus au nom de la Vertu que le récit épelle les malheurs de la jeune fille. Et dans L ’Histoire de Juliette qui l’englobe, le triomphe du Vice correspond beaucoup plus à une transposition du Je comme origine du récit, devenu, grâce à Juliette, l’origine criminelle de toute jouissance, de toute volonté de vivre et impliquant dès lors la mise à mort de tout ce qui résiste aux désirs des libertins. Seules les prospéri¬ tés du Vice peuvent accuser cette iden¬ tité. Comme l’écrit Maurice Blanchot, il faudrait insister sur le fait «qu’au fond l’histoire des deux sœurs était identique, que tout ce qui arrivait à Jus¬ tine arrivait à Juliette, que l’une et l’autre traversaient les mêmes événe¬ ments, subissaient les mêmes épreuves. Juliette aussi est mise en prison, rouée de coups, promise au supplice, tortu¬ rée sans fin. Horrible existence que la sienne, mais voilà : ces maux lui font plaisir, ces tortures l’enchantent... Et nous ne parlons pas de ces tourments singuliers qui sont si terribles pour Jus¬ tine et si parfaitement agréables pour Juliette. Dans une scène qui se passe dans le château d’un mauvais juge, l’on voit cette infortunée Justine livrée à des supplices vraiment exécrables ; ses souf¬ frances sont inouïes; on ne sait que penser d’une telle injustice. Or, qu’ar- rive-t-il ? Une fille parfaitement vicieuse, qui assiste à la scène, enflammée par ce spectacle, exige qu’on lui fasse subir sur-le-champ le même supplice. Et elle en retire des délices infinies. » Et Mau¬ rice Blanchot arrive à cette conclusion qui nous semble l’axe même de la pen¬ sée sadienne : « Il est donc bien vrai que la vertu fait le malheur des hommes, mais non pas parce qu’elle les expose à des événements malheureux, mais parce que, si l’on ôte la vertu, ce qui était malheur devient occasion de plaisirs, et les tourments sont voluptés. » La Nouvelle Justine décrit intégrale¬ ment ce propos. Un résumé comparé des fictions, de la première à la troi¬ sième version, serait un excellent com¬ mentaire de l’affirmation sadienne. Par exemple, écrit Maurice Heine, «on y voit la libertine Delmonse remplacer, pour la perte de la pauvre fille [Jus¬ tine], l’avare Du Harpin. Déjà, entre les aventures chez Rodin et celles du couvent, surgit “environné de hautes futaies” le gothique château de Ban- dole... Le couvent ne nous offre non plus quatre, mais six moines à la tête du sérail qui ne comprend pas moins de dix-huit garçons et trente filles... Au sortir du couvent, Justine, au lieu de tomber tout droit chez Gemande, ne s’y rend qu’après un stage à l’auberge sanglante du couple d’Esterval, où elle retrouve Bressac; et toute la compa¬ gnie se rencontre avec Vemeuil au ch⬠teau de Gemande pour de nouvelles et plus amples orgies. Plus tard, Justine ne sera pas seulement volée par la men- diantè* qui l’attend sur la route : en poursuivant cette femme, nommée Séraphine, elle pénétrera avec elle dans le souterrain des mendiants et se verra de force initiée aux mœurs crapuleuses de cette cour des miracles. Enfin la suite des aventures de Justine ne se trouvera pas moins modifiée et aggra¬ vée : l’héroïne finira par s’échapper des cachots de Lyon avec la complicité du geôlier, et c’est sous l’aspect d’une vagabonde, mais non d’une prisonnière, qu’elle sera rencontrée par sa sœur Juliette à la promenade, reconnue par elle, et emmenée pour entendre, avec tous les hôtes du château, l’histoire des Prospérités du Vice. » L’histoire de Juliette inclut celle de Justine sa sœur. Elle la transfigure. L’illusion de la Vertu est cette fois détruite par la fiction que développe Juliette. Fiction dans laquelle Justine a un rôle à jouer, celui de l’illusion.
Nouvelle Justine (La) / 341 D’abord en écoutant les descriptions épouvantables que fait sa sœur des prospérités du crime. Ensuite et sur¬ tout par la détermination de Juliette en condamnant cette « fille décidément vertueuse» à être foudroyée par les forces naturelles, conjuguées (comme sous la détermination du désir de Juliette d’exorciser le double qu’elle ne cesse de torturer en elle) pour l’identifier dans un effort suprême au corps de la malheureuse victime. Écoutons Sade décrire la scène : « Il était environ six heures du soir, quand chacun revint et se réunit; le sort de Justine fut mis alors en délibération; et sur le refus formel que fit Mme de Lorsange [Juliette] de garder une telle prude chez elle, il ne fut plus question que de déci¬ der si cette malheureuse créature serait renvoyée, ou immolée dans quelque orgie. Le marquis, Chabert et le Cheva¬ lier, plus que rassasiés de cette créa¬ ture, étaient fermement tous les trois de cette dernière opinion lorsque Noir- ceuil demanda à être entendu. — Mes amis, dit-il à la joyeuse société, j’ai souvent vu que, dans de pareilles aven¬ tures, il devenait extrêmement instruc¬ tif de tenter le sort. Un orage terrible se forme; livrons cette créature à la foudre ; je me convertis si elle la res¬ pecte. — À merveille ! s’écria tout le monde. — Voilà une idée que j’aime à la folie, dit Mme de Lorsange, ne balançons pas à l’exécuter. L’éclair brille, les vents sifflent, le feu du ciel agite les nues; il les ébranle d’une manière horrible... On eût dit que la nature, ennuyée de ses ouvrages, fut prête à confondre tous les éléments, pour les contraindre à des formes nou¬ velles. On met Justine à la porte, non seulement sans lui donner un sol, mais en lui ravissant même le peu qui lui restait. La malheureuse, confuse, humi¬ liée de tant d’ingratitudes et de tant d’horreurs, trop contente d’échapper peut-être à de plus grandes infamies, gagne, en remerciant Dieu, le grand chemin qui borde l’avenue du château... Elle y est à peine arrivée, qu’un éclat de foudre la renverse, en la traversant de part en part. — Elle est morte ! s’écrient, au comble de leur joie, les scélérats qui la suivaient. Accourez, accourez ! Madame ! venez contempler l’ouvrage du ciel, venez voir comme il récompense la vertu : est-ce donc la peine de la chérir; quand ceux qui la servent le mieux deviennent aussi cruellement les victimes du sort ? » Cette fois la nature (humaine) que le Mal exalte commande même à la Nature. Le viol, encore symbolique dans la seconde Justine, devient le seul accomplissement réel des destinées de la Vertu. Et le rire de Juliette, à la vue de sa sœur défigurée, l’incitation à une nouvelle débauche qu’elle organise sur le corps calciné de sa sœur, ajoutent à la prospérité du vice une dimension rarement atteinte en toute littérature : «Nos quatre libertins entourent le cadavre; et quoiqu’il fut entièrement défiguré, les scélérats forment encore d’affreux désirs sur les restes sanglants de cette infortunée. Ils lui enlèvent ses vêtements; l’infâme Juliette les excite. La foudre, entrée par la bouche, était sortie par le vagin : d’affreuses plaisan¬ teries sont faites sur les deux routes parcourues par les feux du ciel. — Qu’on a raison de faire l’éloge de Dieu, dit Noirceuil; voyez comme il est décent : il a respecté le cul. Il est encore beau, ce sublime derrière, qui fit cou¬ ler tant de foutre! Est-ce qu’il ne te tente pas, Chabert ? Et le méchant abbé répond en s’introduisant jusqu’aux couilles dans cette masse inanimée. L’exemple est bientôt suivi; tous les quatre, l’un après l’autre, insultent aux cendres de cette chère fille ; l’exécrable Juliette se branle, en les voyant faire; ils se retirent, la laissent et lui refusent jusqu’aux derniers devoirs. » Gilbert Lely, à qui l’on doit une ana¬ lyse magistrale de La Nouvelle Jus¬ tine, compare la destinée de Juliette à un chant zénithal où le Désir serait «l’image de la conjonction érotique,
342 / Nouvelles de l'érosphère perpétuellement neuve à ses yeux et d’une si déchirante audace, qu’il lui faut la traduire en féerie de supplices, en aurores d’empalements. Ses héros, écrit-il encore, sont investis d’un lan¬ gage si fascinant, que des choses atroces qu’ils profèrent on n’entend plus que la musique.» Et Lely ajoute: «Tout ce que signe Sade est amour. » C. F., 1 NOUVELLES DE L'EROSPHERE 1 Œuvre d'Emmanuelle Arsan, auteur contemporain. Publiée en 1969. Ce que laissait pressentir la lecture à'*Emmanuelle, le désir d’introduire l’érotisme dans le cycle infernal des grands mystères, se trouve vérifié par les quatre récits sous-titrés « Nouvelles incroyables». Ce processus s’apparen¬ tant à la recherche de la pierre philoso¬ phale, rien d’étonnant au fait qu’il se déroule dans le vague et l’embrouilla¬ mini. « Amazonogénèse » emprunte à la technique du rêve éveillé. «Parthé- nogonie», mieux réussi, tient de la science-fiction. « Fusion » est pur poème de tendance surréaliste. «Arabie heu¬ reuse» s’inscrit sous les auspices des « civilisations enfouies ». Ces tentatives ambitieuses sont trahies par une insuf¬ fisante maîtrise des mots quand elles auraient exigé rien moins que du génie. On reprend pied avec les «Nouvelles vraies». «Amour», histoire de rela¬ tions érotiques entre petites filles, reste loin de l’efficacité obtenue par Vio¬ lette Leduc sur un thème analogue — v. * Thérèse et Isabelle. « Le Bonheur», plus proche de la nature vraie et finale¬ ment simpliste de l’auteur, se lit sans déplaisir. Les deux derniers récits, « Raison grecque » et « Un temps pour autre chose», mettent en évidence le grand défaut d’Emmanuelle Arsan : son désir d’annexer les grands mouvements de la pensée humaine. Sans qu’il soit question un instant de mettre en doute la sincérité de ses convictions poli¬ tiques, on peut dire que la récupération qu’elle tente au profit de son érosphère de la haine des colonels grecs et de la ferveur révolutionnaire de mai 1968 est un chef-d’œuvre de maladresse. Un génie anonyme a écrit «Plus je fais l’amour, plus j’ai envie de faire la Révo¬ lution. » On souscrit volontiers à ce propos. Encore souhaiterait-on que sa mise en œuvre littéraire fasse preuve d’un peu de rigueur. J. F. NOUVELLES GALANTES ET TRAGIQUES Œuvre de Claude-François-Xavier Mer¬ cier dit de Compiègne (1763-1800). Publiée en 1793. Il faut se garder de faire à sa femme l’éloge de son ami : c’est la rendre curieuse des preuves qu’il donnera au lit. Minoccia aguiche Galano vanté par son mari, mais l’amitié la sacrifie à l’abstinence : elle ne reçoit que du mépris. Jaquenet, plein de vigueur et d’innocence, soulage sa vessie devant la porte du couvent : il irrite la sœur tourière au point qu’elle offrira sa couche où il la percera douze fois la nuit. J.-P. P. NOUVELLES RÉCRÉATIONS ET JOYEUX DEVIS (Les) De Bonaventure Des Périers, on ignore même la date de naissance, qui peut se situer autour de 1500. Il appar¬ tint au cercle de beaux esprits dont s’entourait la reine Marguerite de Navarre. Le fameux Cymbalum mundi (le Tapage du monde) où se découvrait un écrivain éminemment subversif fut saisi et condamné, à l’instigation du roi, par arrêt du Parlement de Paris en date du 15 mai 1538. Malade, disgra¬ cié, sans ressources, Bonaventure se donna la mort au cours de l’hiver 1543- 1544 en se jetant, à l’instar d’un des personnages de ses nouvelles (le sieur Vaudrey de la soixante-cinquième) sur son épée. On le trouva, dit Henri Estienne, «tellement enferré que la pointe entrée par l’estomac lui sortait par l’échine ». Ce famélique bon vivant, ce facétieux mélancolique, laissait inédit un Recueil de ses œuvres (dont un Bla¬ son du nombril et un Voyage de Lyon
Nouvelles récréations et joyeux devis (Les) / 343 assez folâtre), publié dans cette ville chez Jean de Tournes par Antoine du Moulin en 1544 et, entre les mains de Marguerite, peu pressée de s’en dessai¬ sir, le manuscrit de ses contes. Les Nouvelles Récréations et joyeux devis enfin publiés, par les soins du même Antoine du Moulin, chez Granjon à Lyon en 1558, ne comptaient que qüatre-vingt-huit contes. Quatre de la même main, puis trente-sept manifeste¬ ment d’une autre plume, firent ajoutés en 1561 et 1615 aux éditions subsé¬ quentes. L’ensemble des contes a été réédité en 1711. Les titres les plus attrayants de ces Récréations, très inégalement récréatives, suffisent à en donner le ton : « Des trois sœurs nou¬ velles épousées qui répondirent chacune un bon mot à leur mari la première nuit de leurs noces. » — « Du procureur qui fit venir une jeune garse du village pour s’en servir, et de son clerc qui la lui essaya. » — « De celui qui acheva l’oreille de l’enfant à la femme de son voisin. »•— « De l’enfant de Paris nou¬ vellement marié et de Beaufort qui trouva moyen de jouir de sa femme nonobstant la soigneuse garde de Dame Pemette. » — « De Mme La Fourrière qui logea le gentilhomme au large. » — «Du curé de Brou et des bons tours qu’il faisait en son vivant.» — «De l’Écossais et de sa femme qui était un peu trop habile au maniement.» — «D’une dame d’Orléans qui aimait un écolier qui faisait le petit chien à sa porte et du grand chien qui chassa le petit. » — « De messire Jean qui monta sur le maréchal pensant monter sur sa femme. » — « Du garçon qui se nomma Toinette pour être reçu en une reli¬ gion [dans un monastère] de Nonnains et comment il fit sauter les lunettes de l’abbesse qui le visitait.» Donnerons- nous de ce dernier, un des plus drôles et des plus osés, un extrait caracté¬ ristique ? Dans le couvent où s’est insinuée la fausse Toinette, le garçon déguisé a gâté tant de religieuses que l’abbesse juge nécessaire de passer une revue des académies : « Sœur Toinette, étant aver¬ tie par ses mieux aimées de l’intention de l’abbesse, qui était de les visiter toutes nues, attache sa cheville par le bout avec un filet qu’elle tira par der¬ rière ; et accoutre si bien son petit cas, qu’elle semblait avoir le ventre fendu comme les autres, à qui n’y eût regardé de bien près : se pensant que l’abbesse, qui ne voyait pas la longueur de son nez, ne le saurait jamais connaître. Les nonnes comparurent toutes. L’abbesse leur fit sa remontrance, et leur dit pourquoi elle les avait assemblées; et leur commanda qu’elles eussent à se dépouiller toutes nues. Elle prend ses lunettes pour faire sa revue, et en les visitant les unes après les autres, elle vint au rang de sœur Toinette ; laquelle voyant ces nonnes toutes nues, fraîches, blanches, refaites, rebondies, elle ne put être maîtresse de cette cheville, qu’il ne se fît mauvais jeu; car, sur le point que l’abbesse avait les yeux le plus près, la corde vint à rompre ; et en débandant tout à coup, la cheville vint repousser contre les lunettes de l’ab¬ besse, et les fit sauter à deux grands pas loin. Dqnt la pauvre abbesse fut si sur¬ prise, qu’elle s’écria : “Jésus ! Maria ! Ah ! sans faute, dit-elle, et est-ce vous ? Mais qui l’eût jamais cuidé être ainsi? Que vous m’avez abusée!” Toutefois, qu’y eût-elle fait? Sinon qu’il fallut y remédier par patience; car elle n’eût pas voulu scandaliser la religion. Sœur Toinette eut congé de s’en aller avec promesse de sauver l’honneur des filles religieuses. » On voit la gaillardise, on voit la bonhomie : c’est tout Bonaven- ture. Tels quels, avec un souci de comique plus que de folâtreté (encore que les plus paillards soient les meilleurs), ces contes valent ceux de la reine de Navarre. À Marguerite — tra¬ vaillée toutefois d’un certain souci moral qu’ignore Des Périers, à Bran¬ tôme — v. * Vie des dames galantes — et à Béroalde de Verville — v. Le *Moyen de parvenir —, il dispute la
344 / Nouvelles tragi-comiques place du plus verveux conteur d’un siècle conteur entre tous. A. B. NOUVELLES TRAGI-COMIQUES Nouvelles de Paul Scarron (16101660). Publiées en 1661. Le recueil comprend quatre nou¬ velles : « La Précaution inutile », « Les Hypocrites», «L’Adultère innocent», «Plus d’effets que de paroles». On pourrait définir ici l’art de Scarron comme l’art du porte-à-faux. C’est le contretemps qui rend les situations piquantes avec tout ce qu’il implique d’urgence pour la satisfaction de l’es¬ prit et des sens. On a bien l’idée d’un art d’aimer, d’une sorte de rituel extrê¬ mement minutieux dans la gradation du plaisir. Art d’aimer qui résiste aux attaques d’un humour féroce, parce qu’il est lui-même bâti sur l’humour. Un Éros burlesque, voilà de quoi faire rêver. Le recueil est placé sous le signe de la nuit, «Déesse favorable aux amours furtifs». Dans «La Précaution inutile», Scarron nous narre les aven¬ tures de dom Pedre, gentilhomme gre¬ nadin, qui, se méfiant des ruses du beau sexe, s’est solennellement juré de ne se marier qu’à une sotte. Une veuve de Séville, Elvire, réputée pour sa beauté et sa vertu, lui paraît un choix tout à fait judicieux jusqu’au jour où il la sur¬ prend «joignant sa face angélique au diabolique visage» de l’un de ses ser¬ viteurs. «Ne vous suffit-il pas (dit le Maure) de m’avoir mis dans l’état où je suis et prétendez-vous qu’encore à l’heure de ma mort je donne le peu de vie qui me reste à vos appétits déréglés ? » «L’Adultère innocent» commence par un coup de théâtre. Une femme au «beau corps tout couvert de marques noires et sanglantes comme des coups d’étrivières, de baudrier ou de quelque chose d’aussi rude », roule aux pieds de dom Garcias sur les pavés de Vallaloïd. Suit le récit des aventures de la belle Eugénie, dont le mari dom Sanche est toujours suffisamment absent pour permettre à Andrade, le galant, de s’in¬ troduire dans la maison, et toujours suf¬ fisamment présent pour que les ardeurs des deux amants soient différées. Le récit est celui d’un désir sans cesse attisé. Andrade, contraint de quit¬ ter précipitamment la maison, « emporte avec soi la grille de fer où son corps était entré avec violence». Charmé par l’inconstance et la finesse des femmes, peu sensible à l’honnêteté toujours épaisse et à la tyrannie des maris, Scar¬ ron fait dire à Laure, la sotte que le dom Pedre de « La Précaution inutile » a fini par épouser : « Je sais bien une autre façon de passer la nuit, que m’a ensei¬ gnée un autre mari que vous. » P. R. NUE (La) Roman de Michel Bernard (né en 1934). Publié en 1969. En ce roman, Michel Bernard décrit les aventures convulsives du Narrateur, de Lia, jeune fille errante, de Fé, la géante, et de divers comparses. Dans une ambiance irréelle, un film se tourne, qui pourrait bien ne jamais se termi¬ ner. On ignore si les extases érotiques qui jalonnent le récit permettront à ces héros, légers comme des nuées, de connaître le consumant éclair de l’amour fou. Du moins le Narrateur aura-t-il participé à de singuliers ébats qui semblent satisfaire son imagination et qu’il énumère avec un visible bonheur d’écrire non exempt d’humour. Nous retrouvons ici les personnages favoris de Michel Bernard : les voyeurs, sym¬ bolisés par la caméra, les lesbiennes exhibitionnistes, tournant en rond dans le monde clos des apparences dont ils ne veulent (ou ne peuvent) être les maîtres. Y. C. NUIT DE ROSE-HÔTEL (La) Roman de Maurice Fourré (1876-1959). Publié en 1950. Dans cette œuvre que préfaça André Breton, Maurice Fourré nous décrit en un style à la fois énigmatique et limpide les activités d’une société d’hommes et
Nuit et le moment (La) / 345 de femmes réunis dans un hôtel dont on ne saura jamais s’il s’agit d’une maison de passe, d’un asile ou d’un salon où des habitués aimeraient à se réunir afin d’accomplir les rites de quelque religion païenne. Là se trouvent des chambres de plaisir, mais il n’est pas certain que les corps s’y ébattent; des caves pro¬ fondes, mais on ignore si des crimes s’y commettent. L’étrangeté des rap¬ ports entre les personnes qui circulent en ces lieux est soulignée par leurs dia¬ logues parfaitement allusifs, faits de grâce et de fraîcheur, parfois traversés par un éclair d’angoisse vite réprimée. C’est là une sorte de feuilleton sans autre signification qu’un érotisme voilé, toujours présent, que la luminosité de l’écriture transforme en un vaste tableau kaléidoscopique. Marie-Rose, directrice du Rose-Hôtel, a une sœur, Blanche. C’est la veuve d’un certain Bouteille et la mère de Kiki, né de Léopold, le pre¬ mier amant de Blanche. Mais Blanche s’enfuit avec Beau-Désir qui n’est autre que le mari de Rose. Dans le salon, les ambassadeurs attendent. On évoque les tropiques, la colonne Saint-Cornille. De temps en temps, on tue des mouches. Au sixième étage, une sorte de moine immobile tient les registres des activi¬ tés de la maison. Kiki et le Dada, neveu de Léopold, tentent de s’aimer. Des miroirs reflètent leurs baisers. «Dada, demande Kiki, marche sur mon ombre. » Et tandis qu’immobiles, les ambassa¬ deurs jouent au «beau train bleu», ils évoquent des extases qui leur sont refu¬ sées. Kiki et le Dada ne pourront s’ai¬ mer, car Kiki est impure. « Quelle main de marbre nous a donc sur le chemin du bonheur lentement retenus ? » Alors, on envoûtera les amoureux. A l’aube, les ambassadeurs, presque satisfaits de leurs évocations du passé, auront aidé Kiki et le Dada à se transformer en mouches de sang. « Il est assez clair, écrit André Breton, qu’on entend nous porter à un étage du vécu qui laisse fort loin au- dessous de lui l’étal où se débitent les tranches de vie chères à certains auteurs. » Ici, l’érotisme ne connaît pas d’anecdote. Tout romantisme en est exclu. Pourtant il y a érotisme, comme par frôlement, mais c’est un frôlement qui brûle. Ce récit vaut autant par sa qualité originale que par l’influence qu’il opère sur maints jeunes écrivains érotiques contemporains. Y. C. NUIT ET LE MOMENT (La) ou les Matines de Cythère. Conte dialo¬ gué de Crébillon fils, Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, dit (1707-1777). Publié en 1755. Cette longue scène entre deux amants évoque les dessins de Boucher ou de Cochin dont elle a les audaces et les finesses. Un vers d’Ovide placé en exergue rassure les censeurs rigides (Crébillon ne fut-il pas lui-même cen¬ seur royal ?) : « Il n’y a point ici d’amour criminel. » Clitandre commet-il un crime en dérobant une nuit à ses maîtresses pour la donner à Cidalise? Toujours est-il qu’il pénètre en robe de chambre dans l’appartement de celle-ci qui s’en étonne, car si accoutumée qu’elle soit à la cour qu’il lui fait, elle ne s’attendait pas à cette visite dans cet appareil et en ce moment. Et puis quatre femmes ne l’occupent-elles pas déjà? «Il y aurait à moi de la sottise à vous dire que je n’ai eu aucune d’elles; mais il y aurait assurément plus que de l’indiscrétion à dire que je les ai eues toutes. » Cidalise cherche mollement à défendre ce qui lui reste de vertu — n’a-t-elle pas elle- même plusieurs amants? Clitandre se fait téméraire et pressant — Cidalise lui reproche son inconstance. Il répond en décrivant sans fard les mœurs du grand monde galant contemporain : «Jamais les femmes n’ont mis moins de grimaces dans la société; jamais l’on n’a moins affecté la vertu. On se plaît, on se prend. » Si l’on s’ennuie, on se quitte. « Revient-on à se plaire ? On se reprend. » Le xxe siècle, quoi qu’en disent ses détracteurs ou ses laudateurs, ne connaît plus cette liberté. L’amour, pour Cli-
346 / Nuits chaudes du cap Français (Les) tandre, n’est qu’une attirance physique : «comme on s’est pris sans s’aimer, on se sépare sans se haïr». Ce libertin a bien de l’esprit. À Cidalise qui feint de s’inquiéter en lui demandant : «Que voulez-vous que pensent mes gens de¬ main quand ils verront mon lit ? » Cli- tandre répond : « Rien du tout, Madame, car je le referai avant que de m’en aller.» Cette tranquille assurance per¬ met à Cidalise de se rapprocher de Cli- tandre. Est-elle dans ses bras ou lui dans les siens ? Ils ne le savent. « Mais, si nous nous endormons?» objecte encore la dame. «Il perd assez indé¬ cemment le respect. Elle se défend avec fureur, et lui échappe. » Mais ce n’est qu’une trêve. Le combat reprend. Cli- tandre est vainqueur, « tombe en soupi¬ rant sur la gorge de Cidalise, et y reste comme anéanti». La belle lui confie avec tendresse : « Vous êtes un cruel homme. » Enfin elle lui prouve qu’elle l’aime. Et ils se séparent. Une phrase de Cidalise a donné tout son sens au titre de ce conte: «J’ad¬ mire les hommes et je considère avec effroi tout ce que le moment peut sur eux.» Mais cet effroi ne saurait être pris au tragique. Crébillon fils est aussi éloigné de Corneille que du roman¬ tisme. Aussi le lecteur d’aujourd’hui peut-il conclure par ce mot de Cli- tandre: «C’est un fort plaisant siècle que celui-ci, et délicieux à considérer un peu philosophiquement. » P. D. NUITS CHAUDES DU CAP FRANÇAIS (Les) ou le Journal d'une femme créole. Récit de Hugues Rebell, pseudonyme de Georges Grassal (1867-1905], Publié en 1902. À Bordeaux, Tallien et sa maîtresse, Thérésia de Cabarraus, épouse divor¬ cée ( ?) d’un M. de Fontenay. Thérésia reçoit des lettres d’humble supplication d’un adorateur inconnu. Puis le ton des envois se fait obscène. L’expéditeur est identifié : un riche négociant, Dubous- quens, qui vit avec une Noire ou une créole, apparemment selon un pacte de luxure. En tout cas, il la bat comme plâtre et pis que ça. Tallien, suivant les exigences de sa maîtresse, fait arrêter Dubousquens qui bientôt meurt coura¬ geusement. Fin du livre premier, qui à la fois tient lieu de prologue et donne le dénouement. C’est dans le «livre second» qu’est le sujet. Celui-ci est donné comme « le journal d’une femme créole». On y apprend comment Du¬ bousquens connut à Saint-Domingue l’ensorcelante maîtresse qu’il allait emmener à Bordeaux (quoique nulle¬ ment pourquoi il lui prit d’adresser des injures à la maîtresse de Tallien). Au cœur du roman, la narratrice, une veuve Gourgueil. Autrefois elle a fait assassiner une autre Blanche de Saint- Domingue, une Mme Lafon. Elle a dû partager la fortune de la victime avec sa complice, Zinga, une Noire dont elle fait intimement sa chambrière. Zinga agace et amorce Rose Gourgueil avec une espèce de plumeau, sur les deux faces tour à tour, puis elle prolonge ses soins de la main, enfin par des baisers. Cependant, la fille de la victime, Antoi¬ nette Lafon, a été recueillie par Rose. Cette femme criminelle — et cette mère adoptive — éveillera et séduira la fillette. Elle voudra même la garder des hommes. Or Antoinette, quoique docile aux baisers féminins, sera dépucelée par Dubousquens. Alors ces deux-là veulent fuir et se marier. Mais c’est ne pas compter avec Zinga. En rien limi¬ tée au rôle de porte-coton lascif auprès de Mme veuve Bourgueil, Zinga est une fameuse putain. Elle accorde grand intérêt à notre Dubousquens, et pourra gagner Bordeaux avec lui après avoir assassiné Antoinette, bel et bien. Donc une peinture de Saint-Domingue à la veille de l’abolition de l’esclavage. Le sadomasochisme interracial en fait la dominante, avec les mœurs lesbiennes qui, du fait de la narratrice, vont de soi. Voici du reste résumé le haut moment d’une visite : «Tout à coup, elle eut un «Les Nuits de Paris». Gravure de Binet. Paris, 1788-1794. ►
348 / Nuits de Paris (Les) tressaillement, se détacha de mes bras, mit entre nous l’espace d’une personne, rabattit sa robe dérangée d’un geste modeste, et passa doucement la main sur son front. “Je rêve”, dit-elle.» Simples égarements entre Blanches, mais une grande putain noire qui rêve d’étendre sa domination sur Saint- Domingue en ménageant clans et partis exige qu’un notable français lui lèche tout le corps, tout de son corps, comme un chien. Eh bien, c’est en somme un naturalisme qui informe et éclaire ce mélo romantique où tout finalement semble horriblement vraisemblable : parentés suspectes, incestes, sodomie, saphisme, sorcellerie, confesseurs indul¬ gents, moines forniquant avec les esclaves, quaker vu comme un Tartuffe traître aux colons, intendant noir qui est l’époux et le maquereau de son épouse, notables blancs d’une indignité com¬ plète. Voilà qui compose le tableau de l’innocence la mieux corrompue. M. B. NUITS DE PARIS (Les) ou le Spectateur nocturne. Récits de Nicolas-Édme Restif de La Bretonne (1734-1806). Publiés de 1788 à 1794. Chaque nuit Restif, le Hibou, vient faire à la marquise de M..., le récit de ses promenades nocturnes, auquel se mêlent de longues rêveries planétaires, le récit d’aventures imaginaires, des théories politiques, sociales, cosmogo¬ niques. L’intérêt du livre réside essen¬ tiellement dans l’art exceptionnel avec lequel Restif fait revivre ce qu’il a vu. Il restitue la couleur, l’atmosphère des quartiers de Paris, des Halles à Saint- Germain, du Marais à l’île Saint-Louis ; c’est un théâtre d’ombres de la vie populaire dont les acteurs sont des gens du peuple exerçant les petits métiers de la nuit, ou bien des promeneurs attar¬ dés, des filles, de pauvres ivrognes, des voleurs. Voyeur, il se glisse le long des murs, pénètre furtivement dans les mai¬ sons, arrive toujours à point pour sau¬ ver l’honneur d’une femme, empêcher le rapt d’une jeune fille, ramener dans le chemin de la vertu une jeune et jolie prostituée. Il fréquente assez volontiers les mauvais lieux, la place de Grève où il assiste aux exécutions nocturnes, les rues à filles, leurs demeures; il colle son œil aux serrures, aux fentes des portes, s’étonne, par exemple, de voir s’animer de vrais visages : les faux tableaux accrochés aux murs des bor¬ dels. Au carrefour Buci il observe dans un bal « les efféminés » ; il aborde une jeune fille : «Elle me sourit, et rien au monde de si charmant que son sourire. Je ne savais que penser lorsque l’en¬ fant, sans parler, leva ses jupes, et mon¬ tra ses cuisses. Je compris que c’était un petit garçon. » C’est avec inquiétude et dégoût qu’il assiste aux premières journées de la Révolution; les mas¬ sacres de septembre 92 dans les prisons le remplissent d’horreur. À la prison de femmes de la Force, tandis que l’on massacre les sœurs gardiennes et que les souteneurs fêtent sur place la libé¬ ration de leurs femmes, les libertins pénètrent dans l’asile des filles de la maison et les violent. Malgré la qualité exceptionnelle de ces récits, Restif pèche souvent ici par excès de vertu en se contraignant, dans ses témoignages, à une autocensure de très mauvaise foi. D. C.
OCCASION PERDUE RECOUVERTE (V) Poème de Pierre Corneille (1606-1684). Publié en 1660. Ce poème, au tour leste, au thème franchement sexuel, peu avare de pré¬ cisions «naturalistes», a de quoi sur¬ prendre de la part du classique défenseur de la morale et de l’honneur. Ici, il s’agit encore d’honneur, mais celui du mari est grossièrement bafoué ; celui de la femme, Cloris, bien vite submergé par le désir, puis le plaisir; celui de l’amant, Lisandre, — son honneur d’homme viril — est mis en défaut lors de son premier «assaut». C’est pourtant le seul «honneur» qui sera triomphant puisqu’il est dit «Que cinq ou six fois ces amants/Moururent et ressuscitèrent.» Détail piquant, l’au¬ teur du Cid nomme le sexe de l’homme : « Ce directeur de la nature *> et le sexe de la femme : « Doux tyran de nostre raison». X. G. ODALISQUE (L'| Roman attribué à Jean-François Mayeur de Saint-Paul (1758-1818). Publié en 1796. Pour la religion musulmane, les femmes ne doivent songer qu’au plaisir de l’homme, et leur éducation n’a pas d’autre but. On enseigne à la jeune vierge destinée au pacha qu’elle doit «pousser le cul de toutes ses forces contre le vit de sa Hautesse... qu’il faut remuer en avant et de côté afin de lui faire éprouver tous les plaisirs et toutes les délices dont on peut enivrer les sens». Après l’amour, elle l’essuie avec délicatesse. J.-P. P. ODOR DI FEMINA Amours naturalistes. Récit de E. D. Publié en 1891. En première apparence, le principal intérêt de cet ouvrage tient à la notice de Helpey (le bibliographe spécialisé Louis Perceau). On pourrait espérer en effet que l’identité d’un auteur abon¬ dant — *Mes amours avec Victoire, L ’*Odyssée d’un pantalon, *Callipyges, Les Jupes troussées, Lèvres de velours, Maison de verre, Mémoires d ’une dan¬ seuse russe, Souvenirs de Mrs Marti- nett — y fut éclairée. En fait, Perceau fait état de deux suppositions : « E. D. »
\ 350 / Odyssée d'un pantalon (L'j ^ aurait été professeur de faculté à Mont- < pellier et se serait nommé Desjardins F (.Bibliographie du roman érotique au 1 XIXe siècle) ; ou bien un certain Desmou- f lins, courtier en vins ou fonctionnaire I dans la Gironde (selon la rumeur). Per- ceau célèbre évidemment ce livre qu’il i préface, ajoutant que d’autres ouvrages s du même auteur (?) ne le valent pas. < En réalité, L'Odyssée d'un pantalon j et Mes Amours avec Victoire sont des ( livres tout simplement mieux construits c et mieux écrits qu’Odor di Femina — ] et d’un style autre. L’une des héroïnes t du roman se réjouit des caresses de sa ( chienne Mirza. Cette femme se pré- ( nomme Hermine : « Ô blanche Her- i mine.» Les deux participantes d’une i des parties à trois sont sœurs. Pour le c reste, on parcourt le répertoire, cette c fois-ci dans le Midi des vendanges où < le narrateur passe ses vacances. M B. ( ODYSSÉE D'UN PANTALON (L'| Roman signé E. D. Publié à Paris en 1889. Ce récit d’une métamorphose (le pantalon de femme changé en homme) ne manque pas d’élégance. L’auteur, dirait-on, tire les extrêmes (les très extrêmes) conséquences de ce que serait le déchiffrement libertin de différentes pièces de Marivaux. Au dénouement, le pantalon de dame devenu homme reçoit la marquise et sa servante, pré¬ nommée Bite, qui se présentent chez lui en dames visiteuses; et bientôt: «Les chaudes amoureuses allaient me devancer.... mais j’accélère la cadence et j’arrive à temps pour terminer avec mes deux enamourées la triple affaire, portant au paroxysme la volupté de la partenaire mitoyenne. » Oui, mais l’alibi social doit être préservé. Aussi : «Nous nous séparons enfin, la visite des dames quêteuses ne pouvant se prolonger outre mesure, chez un célibataire, sans incon¬ vénient pour leur réputation. » M B. ŒUVRES BADINES/de Grécourt Recueil de pièces poétiques souvent réédi¬ tées, mais dont I attribution à Jean-Bap- tistejosepb WiJJart de Grécourt (1683-1743) n'est pas certaine. Consacrées aux ruses, aux fureurs et aux ridicules de l’amour, ces bagatelles se recommandent par une élégance d’écriture bien faite pour relever le genre graveleux (les thèmes du « Pot de chambre et du trophée» ou «la Tache de crème» sentent le corps de garde). La plupart des pièces roulent sur le thème convenu de la dialectique du désir et des formes sociales. On y trouve donc dépeints les élans amoureux des religieux comme les vicissitudes du mariage. Si « le Voluptueux » gémit sur ce que l’« Hymen est l’écueil des plai¬ sirs », le héros du « Portrait de l’Hymen » donne la démonstration a contrario du cahot imposé à l’imagination par le passage dans l’institution; il proclame avec force que l’« Hymen est un dieu sérieux... C’est la vertu qui fait son plus bel ornement. » L’amour n’est cependant pas menacé parole seul mariage; la continuité du projet érotique est adultérée dans sa réalisation: «L’amour ne peut durer qu’autant que les désirs./Nourri par l’espérance, il meurt par les plaisirs. » Si dans «lajouissance imparfaite», Gré¬ court évoque les bornes que la nature met aux fureurs de l’imagination, il n’ignore pas les inquiétudes d’un doute plus subtil : «D’où vient que l’Amour, en donnant sa leçon/Ne peut bannir en pleine jouissance/Le légitime et chagri¬ nant soupçon/De n’être aimé que par obéissance/Par intérêt ou par tempéra¬ ment ? » Mais cette délicatesse est vite offusquée par l’évocation des malheurs du «Bon Colin... atteint au vif d’une fièvre continue/Pour avoir aux dames trop touché.» Ironisant sur les infor¬ tunes du cœur et du sexe, l’œuvre de Grécourt avoue parfois une nette miso¬ gynie. Une de ses épigrammes, tournée contre les femmes, proclame : « Ôtez- leur le fard et le vice/Vous leur ôtez
Œuvres badines / 351 Gravure de Bernard Picart. l’âme et le corps. » Sévérité qui semble être l’assaisonnement obligé de tout cycle érotique. J. G. ŒUVRES BADINES/de Piron Poèmes d'Alexis Piron (1689-1773). Publiés en 1796. Recueil de pièces érotiques de ton et d’inspiration très divers. Certaines édi¬ tions sont remarquables par l’illus¬ tration pornographique. Une franche grivoiserie règne dans la plupart de ces pièces. Parfois elle est véhiculée par des thèmes mythologiques ou des pon¬ cifs d’école; dans l’«Ode à Priape», «Le beau Narcisse pâle et blême/Brû- lant de se foutre lui-même/Meurt en tâchant de s’enculer»; Piron y montre encore Diogène « Se branler gravement la pique/À la barbe des Athéniens » et rappelle que « sans le cul d’Alcibiade », Socrate « n’eût pas tant médit des cons ». Parfois, l’Antiquité est dépeinte sous des couleurs beaucoup plus élégiaques, comme dans « Les Trois Manières », où Piron a d’heureuses trouvailles: «Et mon air, et mes yeux, tout annonçoit que j’aime.» Mais sa veine érotique lui fait inventer des fictions cocasses comme «Le Tirliberly», où un jeune époux, sur le point de s’embarquer pour longtemps, feint de jeter dans les four¬ rés son membre viril ; la jeune femme le cherchera naïvement en compagnie d’un anachorète : « Mû de pitié le pauvre solitaire/Tout bonnement cherche et cherche à tâton/Sans savoir quoi. Tel un visionnaire/Cherche le jour dans la nuit de Newton.» Bien entendu, c’est dans le froc du solitaire qu’elle trou¬ vera l’objet de ses désirs, et s’en ser¬ vira en toute innocence. Au demeurant, le thème rebattu de la lubricité des moines figure en bonne place dans ces chansons badines. « Le Chapitre général des cordeliers » narre la compétition des pères Brise- motte et l’Enfonceur, après que le cha¬ pitre s’est ouvert sur cette monition : « Si vous n’avez des vits d’une énorme
352 / Œuvres diverses mesure/Vous devez de ce rang vous- même vous exclure. » Autre poncif, les déplorations contre les maux vénériens ; «le Débauché converti» se remémore tristement comment fut « voiturée dans son sang la vérolique essence » et tout ce qui s’ensuivit, «l’œil cave... le teint pâle et plombé, le visage défait... Sa planète atteignant son plus bas péri¬ gée». L’évocation de l’«or faux du plaisir» voisine avec les grosses gaillar¬ dises. Mais l’ardeur ou la fantaisie ne composent pas le cours entier de l’ima¬ gination. Piron n’ignore pas les délices de la tendresse ni les douceurs de l’ami¬ tié. Dans «Le Labyrinthe du cœur», il rend ses droits au sentiment quand s’est apaisée l’ardeur des sens : «Des folles passions, les autels abattus/Laisseront à votre place élever votre image/Et le sentiment seul décide mon hommage. » Bref, tous les genres de la galanterie littéraire, érotisme archéologique, gau¬ loiserie ou élégie sentimentale se suc¬ cèdent en pot pourri parfois relevé de condiments érudits. J. G. ŒUVRES DIVERSES Poèmes de Jacques Vergier (1655-1720). Publiés en 1726. La préface de l’ouvrage nous signale que l’auteur porta d’abord le petit col¬ let, fut connu de La Fontaine, fit la joie des bonnes tables, «bien venu par¬ tout et particulièrement chez un certain nombre de Seigneurs et de gens de robe qu’il amusait agréablement par une conversation charmante». Épîtres par¬ fois inspirées d’Horace, contes et fables, sonnets et madrigaux, chansons à l’éloge du vin composent ces deux volumes de vers. On y retrouve, surtout dans les contes, qui sont de loin les poèmes les plus piquants, cet art d’aimer caracté¬ ristique du Grand Siècle. Parfois chanté sur le mode rustique : « Bons vins, bons mots, gaillardes chansonnettes/Sont aiguillons aux amoureux désirs», par¬ fois sur un mode plus raffiné : « Zélide frotte ses dents, met la mouche et se frise/Certains endroits elle lave avec soin/À quel dessein le dire il n’est besoin. » Passent ainsi au fil des poèmes, «Riens galants, tendres bagatelles», Corydon et Clytas, Damis, Adélaïde, Martin et Catin, Sœur Agnès et des douze gars. Pièces enjouées, souvent osées, femmes qui « se... gracieusement et puis s’en vont revoir le beau marquis qui règne dans leurs rêves». Conseils galants : « Pour exciter, pour luxure émouvoir/Touche genoux, tétons, prends un baiser» destinés à faire fondre les résistances les plus farouches : « Il vous lui prend adroitement la main/Et sur lui-même il la guide et la mène », tan¬ dis que les tristes époux de ces belles, à l’office envoyés, entonnent matines, prime et tierce, et sexte et nonne, vêpres et enfin compiles. P. R. ŒUVRES POÉTIQUES de Gilbert Lely (1904-1985). Publiées err 1969. ' Sous ce titre ont été groupés les recueils de Gilbert Lely parus depuis 1933 : Arden, Le Fiancé inquiétant, Le tAChâteau-Lyre, La Folie Tristan et L Épouse infidèle. Leur auteur, plus par¬ ticulièrement connu pour les inlassables travaux qu’il accomplit sur l’œuvre du marquis de Sade, dont il est le plus grand spécialiste contemporain, appa¬ raît ici comme un poète d’une densité frappante. Le v«rbe se confond à la volupté conquise ou rencontrée, et c’est effectivement un verbe achevé, d’une qualité volontiers ancienne, à la fois courtoise et blasphématoire. «Ô luxe de mon sperme dans la nuit de tes cuisses.» «À des portes horriblement belles tu frappes. » « Puis, sans désem¬ parer, sous l’azur péremptoire, dix nègres au phallus d’orage dardent qua¬ rante fois le flanc canovien. » Il y a là comme une tendresse dans la chasse, et une inquiétude. Car si la femme appri¬ voisée ou lointaine est l’un des moyens suprêmes de la connaissance, elle n’est aussi que fragment, page de journal, insuffisante préhension du moi. Mais il
Offrandes à Priape (Les) / 353 n’importe, tant que les êtres rencontrés auront un «visage à faire naître un grand amour pendant la dernière minute de Pompéï ». Toutefois, cette fête au bord du désastre peut être aussi la négation du néant. La femme asservie, avilie, se fait fibre, et opposant à l’homme l’exalta¬ tion ambiguë du plaisir, elle accuse l’intellect et ses décadences. Mais plus encore, en se livrant à l’impudeur des mots et des gestes, elle atteint — pourvu qu’elle soit ou se croie pure — à une dépravation qui est, en quelque sorte, une métaphore poétique. « Les phrases d’une rayonnante obs¬ cénité que prononcent Madame de Saint- Ange et Eugénie de Mistival, c’est un surcroît de rêve de les imaginer dans la bouche de Cressida ou de Rosalinde dans l’exaltation du plaisir» (Vie du marquis de Sade). Comme l’écrit Yves Bonnefoy : « Le très vif plaisir de Cres¬ sida est de transgresser l’ordre du monde. Il identifie l’érotisme et une cruauté négatrice des formes stables de l’être, il apporte à la “joie métaphysique” comme autant de régions nouvelles, la fragilité naturelle et la nécessaire audace de l’amour. » (.L ’Improbable). Ici s’ex¬ prime — comme il nous est dit dans î’avant-propos — «un homme conscient de l’exiguïté de son aire, mais jaloux de laisser une trace de son désir». Y. C. ŒUVRES SATYRIQUES/du sieur de Sigogne Les œuvres de Charles Timoléon de Beauxoncles, seigneur de Sigogne (v. 15601611), dont divers morceaux parurent de 1600 à 1627, furent réunies pour la première fois par Fernand Fleuret en 1911, puis par Fernand Fleuret et Louis Perceau, en 1920. Ces pièces, faites pour le divertis¬ sement d’un instant, sont de la fac¬ ture habituelle des auteurs libertins du xviie siècle, et parfois du xvie pour la verve et l’inspiration. Sigogne se plaît surtout à la satire (visant directement ses contemporains), au galimatias et à la fantaisie. «La Muse folastre» (1600), «Les Muses gaillardes» (1609), « La Petite Bourgeoise », Le *Ballet des quolibets (1627) doivent se parcourir rapidement, l’œil allumé mais gogue¬ nard, comme il peut nous arriver par¬ fois de parcourir les rues de Paris. «Une veufVe, une nourrice/La trippe d’une saucisse/.. ./Sont pucelles comme vous» («Galimatias»). Ici, le poète dénonce l’emploi du «godemichy», qu’il soit de fer («Mais je me trompe en cet endroit,/Car aussitôt il se fon- droit/Comme dedans une fournaise») ou vulgaire légume : « Il vaudrait bien mieux pratiquer/L’amour même, sans se moquer,/Sans mimer l’ombre de son ombre,/Et sans, par un ébat nouveau,/ Vous jouer de quelque naveau/Ou d’un avorton de concombre.» Là, Sigogne use de l’amplification épique pour décrire un déluge de «... tre » où « Cent mille Amours étaient noyées » : « Seu¬ lement, la troupe indiscrète/De mor¬ pions, faisant retraite,/Ce boueux déluge éloignant,/Avoient esquivé sa venue,/ Et sur une motte velue,/S’alloient l’un l’autre besognant. » (« Satire contre une dame sale »). Certains sonnets sont assez surprenants : «Troussez votre pacquet, vieille, c’est trop vescu/On vous fer$ servir à Paris de lanterne,/Si vous pou¬ vez souffrir un flambeau dans le cul ! » Le début de certains autres semble tou¬ ché par une sorte de grâce: «C’est donc à cette heure l’usage/De porter le cul au visage...» Et, planant sur tout cela, l’âme de Cabroche qui fut croche- teur, crieur public, proxénète, croque- mort, messager et ivrogne. Il vécut sous Charles VI. R. L. S. OFFRANDES À PRIAPE (Les) ou le Boudoir des grisettes. Publié en 1794,- ce recueil contient fables, contes en vers, épigrammes et poèmes de divers auteurs du XVIIIe siècle (notamment de Piis, 1755-1832) et même du XVIIe (comme Blessebois). Ce sont, en général, de brèves his¬ toires, plutôt gaillardes et « gauloises » dans la tradition des fabliaux ou des
354 / Oh! Violette! conteurs du xve siècle, souvent en octo¬ syllabes. Le dépucelage, les prêtres et les moines, T utilisation licencieuse de la confession, le cocuage, parfois l’in¬ tempérance du tempérament féminin en sont les thèmes, ou les rengaines, essentiels. Le ton en est leste plus encore qu’érotique, et d’une gaieté qui n’est pas sans analogie avec celle de Y* Or gant de Saint-Just, grand admira¬ teur, en sa jeunesse, de la poésie de De Piis. Bref, ce recueil mineur prend place dans une lignée que jalonnent, avant lui, les *Contes de La Fontaine, après, certaines pièces de Musset. Y. B. OH! VIOLETTE! Roman de Lise Deharme, pseudonyme d'Anne-Marie Hirtz (1898-1980]. Publié en 1969. Violette, comtesse de Lazagnan, des yeux mauves, des cheveux d’or bruni et un long corps «comme un ser¬ pent costaud», vit dans le luxe et la luxure. Le luxe, ce sont les voitures de sport, les piscines, le château de Mille- Secousses, les mets délicieux, les servi¬ teurs empressés et complaisants. La luxure, c’est le défilé de ses amants : contrôleur des wagons-lits, chauffeur de taxi, soupirants qui l’idolâtrent et qu’elle malmène. Quelques-uns auront une place particulière : Nicolas, son frère, qui l’adore, «elle enlaça Nicolas de ses anneaux de chair, monta contre lui, en lui, comme un lierre tout-puis¬ sant » ; son père, le marquis, que sa vie de plaisirs a gardé jeune et beau et qui meurt après une orgie dans l’église où il se mariait; Marco, le bel Espagnol sculpteur; Odet, le prince charmant, qui la réveille d’un sommeil de deux ans au milieu des plantes, qui la fait crier et gémir de plaisir — elle l’aime mais sent sa jalousie quand elle veut « posséder tout le monde », car « il faut savoir prendre l’amour physique où il se trouve, jamais dans l’habitude, ça devient répugnant» —; lord Douglas, enfin, très beau milliardaire, qui la couvre de bijoux et avec qui «elle n’était plus la plus forte et oubliait ses anneaux». Momentanément, car, accompagnée de sa fidèle Guadelou¬ péenne, Rosa, qui l’apaise de ses caresses quand les hommes ne lui suffi¬ sent plus, elle passe, sans jamais se fixer. Dans ce monde où les chiens discutent, les chats s’inquiètent et les plantes comprennent poliment, où les beaux jeunes gens ont des chemises mauves et un «stylo Waterman or», «on peut tout se permettre et tout est permis». Qu’importe si Ordet tente de se suicider parce que Violette l’a quitté pour le punir d’avoir dit du mal de ses petits seins... Cette femme, vêtue de robes merveilleuses, « plus scandaleuses que la nudité», continue d’affoler les hommes car elle est « le désir, la force, la liberté». ^ X. G. ON EST TOUJOURS TROP BON AVEC LES FEMMES Roman de Raymond Queneau ( 1903- 1976], Publié sous le pseudonyme de Sally Mara, jeune femme irlandaise, en 1947. L’action se passe le lundi de Pâques 191*6, jour de l’insurrection irlandaise, à Dublin. Sept insurgés prennent d’as¬ saut le bureau de poste qui fait l’angle de Sackville Street et d’Eden Quay, le vident de ses occupants et s’y retran¬ chent. En fait, une personne s’y dissi¬ mule, qui se trouvait aux lavatories pendant l’attaque et qui n’ose plus en sortir. Elle s’appelle Gertie Girdle, elle a dans les vingt-cinq ans et elle est fian¬ cée au commodore Cartwright, dont le bateau est précisément chargé de bom¬ barder le bureau de poste d’Eden Quay. La présence, vite découverte, de cette jeune fille anglaise et royaliste embar¬ rasse d’abord les insurgés, dont l’une des préoccupations fondamentales est de se conduire comme des gentlemen, afin de pouvoir mourir en héros. Au cours de l’interrogatoire de Gertie, le chef des républicains déclare avec force que le roi d’Angleterre est un con. «Mais, s’écrie Gertie bouleversée, si le
Onze Mille Verges (Les) / 355 roi d’Angleterre était un con, tout serait permis ! », proposition qu’elle met im¬ médiatement en pratique. Elle se fait donc violer par tous les insurgés sauf un (qui est amoureux d’elle), et de toutes les manières communément admises. Les soldats britanniques finissent par avoir le dessus, comme on sait, et le commodore Cartwright, en personne, vient délivrer sa fiancée. Ce roman est rempli d’allusions à Joyce. Son côté «drolatique» l’empêche d’avoir une signification profondément érotique. Mais on peut le considérer comme une excellente parodie. On y retrouve, par exemple, tous les thèmes traditionnels de l’érotisme : le sang, la souffrance et la mort, mais aussi la mutilation, la révolte, le sacrilège. O.E.T.T.B.A.L.F. a été réimprimé, en 1962, par les éditions Gallimard, en compagnie de Journal intime, sous le titre commun Les Œuvres complètes de Sally Mar a, et sous le nom de Raymond Queneau. J. B. ONZE MILLE VERGES (Les) ou les Amours d'un Hospodar. Roman de Guillaume Apollinaire, Wilhelm Apol- linaris de Kostrowitzky, dit (18801918). Publié en 1907. Tout en sentant un peu la fabrica¬ tion, ce roman pornographique a bien des qualités qui n’apparaissent pas tou¬ jours dans les poèmes d’Apollinaire : une fantaisie débridée, une rêverie sadomasochiste illimitée, un humour macabre, violent, presque surréaliste, un manque d’esprit de sérieux qui donne une belle légèreté au récit, pourtant fort compliqué et rocambolesque. Certaines scènes ressortent particulièrement sur ce joyeux fatras d’inventions. Ainsi l’orgie entre Mony, prince Vibescu, Alexine Mangetout et Culculine d’An¬ cône, celle qui vide les « couilles et les bourses». L’auteur y associe harmo¬ nieusement coups de fouet de fiacre et défécation. Une femme coupe un mor¬ ceau d’oreille et le mange. Une autre sectionne le gland de la Chaloupe. Cor- nabeux tue le mutilé et plante son cou¬ teau dans un fessier. Plus tard, dans un train, Estelle Romange, qui a «l’âme foutative», gigote et donne des coups de «cul». Serrée entre ses jambes, sa servante Mariette a « clampsé ». Coma- beux la sodomise. Mony, après avoir admiré le paysage par la fenêtre, aper¬ çoit le colosse, Comabeux, déféquant sur le visage d’Estelle et donnant de grands coups de couteau dans son ventre. Alors, il «enfile le con moribond» agité de soubresauts de douleur. Une autre scène rassemble des conjurés qui sodomisent et « défoncent » atrocement de petits enfants et de vieilles femmes. Une nourrice, aux «énormes tétons», mise à quatre pattes, est traite et on boit le lait, mêlé à de l’urine, dans un calice. Un bel éphèbe est empalé. On accroche le «petit corps d’oiseau» de son amie à son sexe érecté. Elle s’agite, empalant davantage son amant à chaque soubre¬ saut. Une muette est fouettée au knout, dont les grains de fer arrachent des lam¬ beaux de chair. Le prisonnier Tatar viole un bébé dans ses langes. Un homme bat sa femme, dont la chair enflée accuse d’autres coups. Le «spectacle est hor¬ rible mais Mony supporte avec cou¬ rage»... La dernière rencontre de Mony est sans doute la plus réussie en atrocité délirante. Une infirmière, belle « goule », enfonçant ses mains dans les plaies des blessés qu’elle doit soigner, déchire les chairs «fiévreusement et avec un sou¬ rire angélique». Elle chevauche un homme-tronc dont les moignons sai¬ gnent. Il est encore vivant, comme en témoigne sa violente érection et elle le «pompe» jusqu’à ce qu’il en meure. Voilà une femme trop dure pour le tendre Mony et pour la punir il se met à battre le tambour sur son ventre jusqu’à ce que la peau éclate et qu’il puisse plonger dans les intestins. Comme tout cela se passe à la guerre et qu’il a fort bien imité le roulement de tambour qui annonce l’attaque, les Nippons se lancent à l’assaut... et remportent la victoire ! X. G.
356 / Oraison funèbre du Dauphin ORAISON FUNÈBRE DU DAUPHIN prononcée le 22 janvier 1766 dans l'église des religieuses capucines de Paris par le révérend père Fidèle Le Pau. En dépit d’un premier imprimatur et du privilège royal, la plupart des exem¬ plaires de ce prêche singulier furent saisis et mis au pilon, tandis que l’au¬ teur se voyait retirer le droit même de prêche et de confession. Pleine des «métaphores les plus ridicules», d’un style et d’une pensée emphatiques jus¬ qu’à l’absurde, l’Oraison du père Fidèle valut en effet à son auteur une grande célébrité de son vivant, dans un pays où l’on riait volontiers, et son éroticité intrinsèque, quand l’hystérie mystique ne s’y donne pas libre cours, en fait un rare document de ce qu’on a pu nommer la « lubricité spirituelle ». En témoigne cette invocation lancée à la veuve, et l’on imagine sa surprise, à s’entendre dire soudain : « Et vous Dauphine, qui puisâtes dans son sein la gloire et le plaisir de vos jours ! Vous l’amour de son âme, dont le cœur est poursuivi nuit et jour par son ombre encore votre amante ! Dites-nous, ô princesse de douleur, si le Dauphin fut pour vous un prince du bel amour ? Les seules larmes de l’épouse font ici réloge du mérite de l’époux... Ce sont des grâces plon¬ gées dans un océan de douleurs par le commerce à jamais interrompu de leurs innocents et délicieux plaisirs. » Autant d’excès oratoires qui correspondent sans doute, comme les fines langues contemporaines n’ont pas manqué de le faire valoir, à de très regrettables excès de jeûne. D. G. ORAISONS AMOUREUSES (Les) DE JEANNE- AURÉLIE GRIVOLIN Par Roger Pillet. Publié en 1919. Un vieux manuscrit a été sauvé de la poussière d’un antiquaire : c’est le jour¬ nal d’une jeune fille. Pleine de lan¬ gueur et d’espoir, elle appelle de tous ses vœux le « bien-aimé inconnu », qui paraît bientôt à ses yeux éblouis. Tendre et doux, frêle et bouclé, il est pour elle le prince charmant et, sous son premier baiser, elle sent que sa «chair fond», que sa «chair parle plus haut qu’elle- même». Aussi se donne-t-elle à lui avec bonheur et les «voluptés cachées» de son «corps de vierge» se réveillent, chantent et éclatent dans un merveilleux tressaillement de plaisir. La douce et heureuse (épouse), ne manque pourtant pas de virulence. Ainsi se venge-t-elle d’une femme âgée, qui convoite son amant, en la forçant à se mettre nue pour comparer... Toujours son corps resplendit de santé et d’allégresse. Loin de l’hypocrisie de la religion chrétienne, l’amour des deux jeunes gens, lumineux et joyeux, est fête païenne, hymne à la jouissance et à la tendresse, conté comme une histoire à la fois romantique et proche, illustré de fins dessins aux nuances délicates, préservé de la mièvrerie ou de la fadeur par la force gracieuse qui le traverse par instants. X. G. ORAISONS MAUVAISES Poèmes de Remy de Gourmont (1858- 1915). Publiés en 1894. En vers de mètres différents et vaguement rimés, Gourmont égrène amoureusement les litanies de l’Anti- Sainte Vierge. La messe noire est dite sur le corps d’une prostituée, comme sur un autel. La cérémonie est parfaite¬ ment ordonnée. À chaque partie du corps un culte blasphématoire est rendu, qui se déroule toujours selon le même rite, avec la même procession de mots. A chaque partie du corps, le prêtre de Satan donne sa bénédiction : aux mains parce qu’elles sont impures, aux yeux homicides, aux seins sacrilèges, au ventre infertile, à la bouche adultère, aux pieds déshonnêtes, en même temps qu’à l’âme parce qu’elle est corrom¬ pue. À chaque station de ce chemin de croix, Jésus-Christ, crucifié, meurt un peu plus : c’est son dernier soupir, son dernier regard, amour, désir, blessure, frisson, sa dernière pensée, comme si la femme, en les polluant, en en faisant un
Ordinatrice (Lf) / 357 honteux simulacre, les lui dérobait. Les pierres précieuses s’enroulent aux péchés qui parsèment le calvaire, meu¬ rent aux doigts qui violent les hosties, rêvent «avec un air triste de roi», ensanglantent cruellement, douloureu¬ sement, la «terre de désolation», fris¬ sonnent sur le sexe, «palais de joie», tendent une jarretière de soie. Ainsi la femme pare son être d’amer¬ tume et d’effroi, «de fantômes et de chrysalides », comme d’autant de bijoux. Comme Baudelaire et comme le dandy, l’auteur est ennemi de la nature. La composition est précieuse, travaillée. Le décor est irréellement éclairé et noyé d’« eau fanée ». La beauté vient de l’hor¬ rible. Tout est artificiel. La foule est méprisée et piétinée par les hauts talons et les «mules des lupanars». Le poète se dresse, noble et seul dans sa malé¬ diction. Pourtant, les «fleurs bonnes à toutes les mains», celles qui poussent au bord des routes et servent au com¬ mun, ont la beauté de leur souillure et donnent la volupté du mal. X. G. ORANGE BLEUE (L') Récit de Yassu Gauclère (1907-1961). Publié en 1940. C’est l’enfance et l’adolescence bou¬ leversées et difficiles d’une petite fille qui a le malheur d’être la fille naturelle d’un médecin juif pendant la guerre. Elle ne le saura que plus tard mais le pressent confusément et se sent cou¬ pable et inquiète, « déchirée par la guerre que se livraient mes amis et où je ne savais près de qui me ranger». On l’en¬ voie dans un pensionnat de religieuses, où elle s’évanouit en imaginant trop vivement Jésus baisant « les plaies puru¬ lentes d’un hideux malade couvert d’ul¬ cères» et se mortifie en portant un scapulaire. Une «mère» éduque les pen¬ sionnaires d’étrange manière: «“Une bonne humiliation qui vous cingle, voilà qui fait du bien !” nous disait-elle avec un sourire de mépris voluptueux. » On les affuble de décorations ou « distinc¬ tions » : la « rosette », le « grand ruban », qui permet d’entrer dans la confrérie des «saints anges». Le rituel du lever et du coucher nécessite une grande dex¬ térité pour «l’exercice du déshabillage dissimulé», avec jupon à cordon et «fichu de modestie». Quant à l’éduca¬ tion sexuelle, encore plus effrayante que la pension, elle vient sous la forme des «tripotages» d’un vieux monsieur qui se fait appeler « petit papa » : « La grosse bouche se posait sur la mienne et cherchait à l’ouvrir, je sentais les dents presser mes lèvres, une langue me toucher, gluante de salive. » Puis un commandant, qui se fait appeler oncle Joseph, l’épie quand elle se déshabille, la poursuit sans cesse, la force à regar¬ der et à toucher ses organes génitaux : «Saisissant ma main, il l’approcha de son sexe. Je me débattis vainement. Au contact, je hurlai de dégoût. » L’his¬ toire est un peu touffue, mais n’en apparaît pas moins très authentique et vécue intensément par une enfant qui subit sans le comprendre le monde des adultes. X. G. ORDINATRICE (L) Mémoires d'une femme de quarante ans. Mémoires de Moud Sacquard de Belleroche. Publiés en 1968. Le premier amour de celle qui décide d’être l’ordinatrice de ses propres plai¬ sirs fut pour une sœur qui la fouettait avec des orties. Elle aime avoir des adorateurs et, à seize ans, prend son premier amant. Mais, la révélation du plaisir, c’est un beau cavalier qui la lui procure en la frappant. Elle a trois maris dont un ministre qui la « donne » à tous ses amis. Elle a surtout une foule d’amants, qu’elle collectionne. Qui pourrait résister à cette femme imperti¬ nente, sûre d’elle-même et de sa beauté musclée, qui dit ressembler à ces «orchidées brésiliennes, sauvages et pulpeuses » ? Quelques épisodes « scandaleux » pimentent la confession : fellation en public, caresses données, avec un amant «hybride», à un ouvrier qui se mas-
358 / Ordinatrice seconde (L') turbe dans la neige. Des aventures homosexuelles, aussi. Elle manifeste son goût de la violence et «ce trop- plein de vie» dont elle déborde en «fessant» une de ses amies. Mais les amours saphiques ne sont là que pour faire apprécier les « mâles » davantage. «Il faut la femme à la femme pour raviver en elle le goût de l’homme.» Elle aime voir celui-ci à ses genoux, «face à son sexe furieux» et le frap¬ per. Elle répond avec fierté à tous les critères de la femme «moderne», « libérée », indépendante, qui goûte résolument à toutes les expériences, « sans préjugés ». X. G. ORDINATRICE SECONDE (L') Mémoires de Moud Sacquard de Belle- roche. Publiés en 1969. La « libertine qui savoure sa joyeuse liberté» vit sur sa «notoriété litté¬ raire et mondaine». Elle ne cesse de répéter qu’à plus de quarante ans elle peut encore — et très facilement — séduire les jeunes garçons, chérubins et pages, qu’elle initie aux jeux sexuels. Ils ne manquent pas de la conduire en Mercedes dans des restau¬ rants pour milliardaires où ils boivent du meilleur Brouilly. Snob, raciste, infatuée de sa personne, l’Ordinatrice détaille ses confessions préfabriquées sans le moindre esprit ni la moindre originalité. X. G. ORDONNANCE DE POLICE DE MM. LES OFFICIERS ET GOUVERNEURS DU PALAIS- ROYAL qui fixe le Droit et honoraire attachés aux fonctions de Fille de joie de la Ville, Faux-bourgs et Banlieue de Paris, donné au Sérrail, le 17 juillet 1790. «Ce jour, les Fouteurs assemblés. A Gratte-mon- con, chez Henri Branle-Motte, rue de J'enconne, au coin de celle des Déchar¬ geurs, au Vit couronné. Cette année même. » Anonyme. Véritable manifeste libertin, ce pas¬ tiche de l’Ancien Régime rédigé par François de Branle-Motte, marquis de Grosse-Pine, Jacques de Bandeur, comte de Belles-Couilles, Antoine de Vit- Quarré, Thomas la Belle-Queue et autres chevaliers-seigneurs de Clitoris, Vagins et autres lieux adjacents, docteurs du Branlage, Foutrie et Enculage, surin¬ tendants généraux des lieux publics dits serrails, bordels, taudions, chenils, boucans et autres foutoirs quelconques, exprime sans ambages le désir sincère des auteurs de porter un marché uni¬ forme dans tous les couvents et assem¬ blées d’«ouvriers en boyaux de joie», à savoir de réglementer, pour un meilleur essor, le commerce de chair en fonction du plaisir charnel proposé et obtenu — soulagement de reins, dégorgement de rognons, tortillement de fesses et autres exercices du corps. Grisettes et gourgandines se voient conseiller de bien serrer les cuisses en voiture publique et, en excellent fran¬ çais, de bien peser les qualités* pro¬ priétés et inconvénients de certaines pratiques. Comme il est des paillards d’une infinité d’espèces et qu’il est des cas que la prudence humaine ne peut prévoir, les auteurs s’en rapportent, au terme' de leur projet de loi, à « ceux qui sont les plus versés dans l’art de la chevaucherie » et sauront déterminer le « prix plus ou moins considérable selon la jeunesse, qualité, propreté, fermeté, souplesse et paillardise de la chré¬ tienne, dressée au plaisir charnel de la couille». À la notice relative à ce pamphlet, les auteurs de L’Enfer de la Biblio¬ thèque nationale ajoutent : «Il y aurait un curieux chapitre à écrire sur la manie de législation qui sévit en France de 1789 à 1793. Motions, propositions, projets de lois, pétitions, etc., on ne trouve que cela dans les pamphlets en style parfois ordurier qui se vendaient ouvertement au coin des rues. L'Or¬ donnance de Police règle par décrets de graves questions comme celle-ci, par exemple : Des filles bourgeoises qui se laissent prendre le cul à propos de botte, et foutent avec le tiers et le quart,
Organt / 359 par complaisance ou autrement; ou comme cette autre : Comme on est sujet de déconner dans les voitures publiques, vu les cahotages continuels auxquels on est exposé {moyen d’y obvier en partie). » D. G. ORGANT Poème en vingt chants; écrit en décasyl¬ labes par Louis-Antoine-Léon de Saint-Just (1767-1794). Publié anonymement en 1789. L’histoire, racontée sur un ton plai¬ sant et ironique, est censée se dérouler sous Charlemagne au temps de la guerre contre les Saxons. Le héros, Antoine Organt, est le fils naturel de l’arche¬ vêque Turpin, qu’il recherche partout; mais au cours de sa quête, il rencontre surtout la servante Nice, dont il sera séparé, et qu’il retrouvera finalement lors d’une singulière bataille, devant Paris, entre les Francs et les Saxons alliés aux Alains. On découvrira alors que l’âne qui sert de monture à Nice n’est autre que Turpin — car la méta¬ morphose de l’homme en âne est un procédé largement employé dans ce poème. Évidemment, c’est l’anticléri¬ calisme qui domine d’un bout à l’autre ; en seconde ligne vient le ton satirique contre l’Ancien Régime. Mais ce poème contre la morale chrétienne exalte aussi le plaisir phy¬ sique ; et c’est pourquoi Somis, amant d’Adelinde, redevient homme après avoir été changé en âne, tout en conser¬ vant un sexe d’âne qui lui permet d’user tendrement «des droits d’un âne et des droits d’un amant-». Ailleurs, on aura une longue description du cul de l’aumônier Georges, fessé pour avoir prétendu s’imposer à Nice. Et les scènes d’amour, ou de tromperie, sont le plus souvent animées d’une verve campa¬ gnarde, où culs et tétons s’appellent par leur nom. L’intérêt & Organt ne réside pas dans la reprise d’un genre lar¬ gement exploité avant et depuis La *Pucelle. Les conditions dans lesquelles il fut écrit (Saint-Just était alors en pri¬ son) en font une sorte de manifeste voilé, dont certains thèmes se retrouve¬ ront, explicités, dans le peu des écrits de Saint-Just qui nous reste. Y. B.
Il PAPESSE DU DIABLE (La) Roman de Jehan Sylvius et Pierre de Ruynes, auteurs contemporains. Publié en 1931. Nous assistons à la conquête du monde par la grande Prêtresse du Diable suivie de ses hordes barbares. Victoire du Mal absolu sur les forces béné¬ fiques : le grand Androgyne trône dans les cathédrales. Le pape prisonnier est crucifié : « Le ventre poussé en avant par une petite poutre que l’on avait glissée entre la croix et le bas du dos laissait voir le sexe du pontife dressé au milieu d’une touffe de crins gris. » Et la grande « Archimagesse », créature de rêve, contemple ce spectacle tout en se faisant caresser par sa secrétaire Nadia : «Le voluptueux spasme final coïncida avec la vision de la mort.» L’orgie sacrée est décrétée, les jeunes captives sont livrées en troupeaux aux guerriers barbares : « On ne voyait plus que des sexes noueux se fichant au hasard, selon les plus incroyables fantaisies, dans la chair nacrée des victimes. » Supplices, tortures, dans lesquels on ne sait plus distinguer la douleur de la joie, se rencontrent à chaque instant afin de donner une impression de conti¬ nuelles outrances ; les vapeurs d’opium confèrent un surcroît de raffinement et d’exotisme à la cruauté des scènes. Thème cher aux surréalistes, la grande prêtresse est en fait Isis, la femme, la mystérieuse, l’archétypale. Arrive la catastrophe finale, une pluie de météo¬ rites s’abat sur la Terre, «des chiens venus on ne sait d’où couvraient les femmes en haletant». La reine se fait violer par un nègre qui avec « ahan de stupre laboure du priape le pli turges¬ cent et secret des voluptés féminines ». Un même météorite les écrase tous deux. M. DE S. PARADIS CHARNELS (Les) ou le Divin Bréviaire des amonts, art de jouir purement des 136 extases de la Volupté. Manuel de A. S. Laaail, pseu¬ donyme anagrammatique a Alphonse Gallois. Publié en 1903. Il est ainsi décrit dans Les Sept Nuits de Fanny (1906) : «Cet immortel Bré¬ viaire, somptueuse encyclopédie des plaisirs amoureux, présente au lecteur
362 / Parallèlement charmé les plus émouvants secrets de la volupté des chairs, libres en alcôve. C’est le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre galants, le guide rose indispensable à tous les amants qui aiment à se livrer sans contrainte à toutes les fureurs raffinées de l’amour sensuel.» Voici quelques titres de chapitre de ce livre qui détaille et présente cent trente- six positions : « Les Folles Caresses », « Le Baisage debout, assis, à genoux », «L’Idole sur le dos», «Les Fantaisies de la levrette», «Les Simulacres de la fouterie», «Vénus écuyère», «les Clowneries chamelles». Cité par Per- ceau dans sa Bibliographie du roman érotique au XIXe siècle. X. G. PARALLÈLEMENT Recueil de poèmes de Paul Verlaine (1844-1896). Publié en 1889. Il n’y a aucun doute sur la significa¬ tion que le poète entendait donner à son titre : le parallélisme est celui qui s’éta¬ blit chez lui entre l’aspiration religieuse et mystique telle qu’elle s’exprime dans Sagesse, et les exigences des sens que disent ou magnifient les poèmes de ce recueil. Néanmoins, un tout autre paral¬ lélisme s’impose à nous ; il réside dans la composition d’un livre qui oppose les amours féminines (Les *Amies, recueil de 1867 ici repris et qui détonne un peu, mais'surtout «Filles») et les amours masculines qui sont exaltées dans « Lunes » ; peut-être le poète croyait-il seulement juxtaposer, additionner ces deux formes de sa vie sexuelle, mais ici, tout comme dans les deux recueils sous le manteau, *Femmes et Hombres que les hasards de l’édition ont séparés mais qui forment un tout, il y a bel et bien opposition. Plus encore, car « Lunes » est dominé par le souvenir, la hantise de l’aventure rimbaldienne, et dans quelques poèmes qui comptent parmi les plus beaux cris jamais pous¬ sés par Verlaine (« Ces passions qu’eux seuls...», «Laeti et Errabundi», no¬ tamment), il apparaît, clair comme le jour, que ce n’est plus d’une simple expérience sensuelle qu’il est question, mais d’une aventure de tout l’être, ce que Rimbaud avait peut-être voulu dési¬ gner par «chasse spirituelle», et que Verlaine tente de retrouver. Hors de là,
Parapilla / 363 après l’échec, il ne reste rien de pos¬ sible que se rabattre sur les filles des rues, et dire — psalmodier peut-être, mais non pas chanter, car le chant ne s’élève que pour «mon grand péché radieux » (Rimbaud) — les ébats stric¬ tement physiques, nécessairement ré¬ duits à la joie des corps. Le contraste entre la «Presque nue» aux «fesses joyeuses» de «Filles», ou le «cul ferme et gros» d’une autre, et l’exalta¬ tion de l’autre amour, «Amour qui ruis¬ selait de flammes et de lait», s’affirme même par l’opposition du langage et du ton, et l’on passe peu à peu d’une sorte de prose rimée pour femmes au chant royal pour les hommes, à travers quelques poèmes de la prison qui font ici transition. Au plus haut s’élève le poème suscité par la fausse nouvelle de la mort de Rimbaud en 1887, et qui, en cent octosyllabes, redonne vie, seize ans après, à toute l’aventure de Londres; ou mieux, comme il est dit dans « Lacti et Errabundi » : « Tout ce triomphe inouï/ Retentissant sans frein ni fin/Sur l’air jamais évanoui/Que bat mon cœur qui fut divin». Ailleurs, Verlaine exalte les «splendeurs d’âme et de sang», «le haut Rite» de «ces passions qu’eux seuls nomment encore amours ». Et c’est donc moins l’apothéose de la pédéras¬ tie en général que celle de l’exception¬ nelle passion de deux poètes, brisée mais toujours présente. Y. B. PARAPILLA «Poème en cinq chants, traduit de l'ita¬ lien» attribué à Charles Borde et publié en 1776. D'une qualité littéraire remar¬ quable, cette imitation en vers de Tassez lourde NoveISo dell'Angelo Gabriello italienne se vit finalement condamnée dans sa réédition en 1865, lors d'un pro¬ cès retentissant qui fut fait à quatre-vingt- sept ouvrages licencieux et obscènes. Un bel inconnu, l’archange Gabriel, demande au cours d’une promenade à un ermite qui travaillait son champ ce qu’il est en train de planter. Rodric l’ermite ayant répondu par une obscé¬ nité, l’ange lui annonce qu’il lui en viendra, foi de Gabriel, de cette plante singulière. Et de fait... Le talent de l’auteur est de friser continuellement le plus franc libertinage et de s’en garan¬ tir toujours, au point que «cette baga¬ telle — comme a pu le dire un connaisseur de l’époque — en surpasse infiniment d’autres». Que devient cette tige si peu potagère, quel usage en fait Rodric, comment s’en défait-il, en quelles mains tombe-t-elle, quel est son dernier sort? C’est ce qu’on voit tout au long d’un poème fourni d’épisodes très ingénieux. La fécondité du peintre, «toujours pudique, voluptueux et gai », ne se fait pas faute de peindre «plu¬ sieurs jouissances» dans le détail, et si le mot de «parapilla», équivalent de celui que Benoît XIV avait, dit-on, si souvent à la bouche, ne signifie rien en français, il a une grande vertu dans l’ouvrage. «Parapilla». Édition de 1790 (?). Le premier chant nous présente le héros, Rodric, auquel le ciel faisait si étrange présent. Après la prophétie de Gabriel, Rodric s’afflige, attendant une autre plante pour en tirer sa subsis¬ tance, tant et si bien que l’ange lui par-
364 / Parfact macquereau suivant la cour (Le) donne. Le «parapilla» lui sera source de richesse. Le deuxième chant conte la fortune de Rodric. C’est une veuve, la dame Capponi, qui achètera ce «bijou», qu’un « ah » suffit à mettre en action — et qui ne s’arrête qu’au mot de «para¬ pilla». La sœur de la veuve, abbesse de son état, tient à voir cet objet, qu’elle soupçonne fort, en dépit de son origine angélique, d’être un «outil du diable». Le troisième chant, sur le mode épique, conte les exploits de la «plante» au sein du couvent, qui s’achèvent par une victoire complète, et la description du champ de bataille donne lieu à des strophes proprement fastueuses. Le qua¬ trième chant s’ouvre sur des rivalités florentines de famille. La demoiselle Barigel, heureuse gagnante, s’en va prier à l’église où Marton, la soubrette de la veuve Capponi, « découvre aisé¬ ment, à sa figure, qu’elle est possé¬ dée de cet instrument tenace ». Marton s’empare alors du parapilla par deux « ah » fort à propos. Le cinquième chant est consacré à Marton, qui ne peut se passer de l’exercice dudit instrument, et finit par perdre sa place. Réduite à la misère, elle se résout à le vendre à une courtisane qui n’est autre que Lucrèce, fille et maîtresse du Saint- Père Alexandre VI Borgia. L’ouvrage s’achève par l’apothéose bien méritée du céleste instrument, suivie d’un avis aux jeunes filles rangées que le poème a pu intéresser. Dans l’édition de 1784 (B.N., Enfer, 255), un bref recueil de vers épigram- matiques ou légers continue la fantaisie du Parapilla, parmi lesquels une « Épître aux castrats» qui fut attribuée à Vol¬ taire, un bel « Hymne aux tétons » que n’eût pas désavoué Maupassant, des «Conseils aux jeunes gens» et des contes tels que «Chloé et le papillon», « La Vieille Dévote », « Madame Dru », «le Conseil mal suivi», «L’Épouse vengée » et « Le Berger respectueux ». Ces comédies de mœurs d’époque ont le double mérite d’être brèves et leste¬ ment tournées. D. G. PARFACT MACQUEREAU SUIVANT LA COUR M Poème de Claude cTEsternod (vers 1592- 1640). Publié en 1622 et «contenant une histoire nouvellement passée à la foire de Saint-Germain entre un Grand et l'une des plus notables et renommées courtisanes de Paris». Couplets à la Belle Magdelaine pour l’exhorter à l’amour, elle qui jadis le faisait «pour une pomme» et exige maintenant cinquante pistoles au moins. C’est un très beau poème, plein d’une verve mousseuse, où l’amour s’exacerbe sur un fond de vieillesse et de mort. D’Esternod a l’invective superbe : «Jamais bête ne se pollue/Mais une femme dissolue/Se façonne un gaude- misi/Qui la fouille, fouille, farfouille/ Et chatouille comme l’^pdouille/D’un homme qui foutrait ainsi.» Le poème marque les étapes d’un détour surpre¬ nant — l’idée qu’en dernier recours Éros n’est identifiable qu’avec la plus brutale animalité, encore que l’homme soit plus ignoble que la bête: «Un lévrier sur une levrette/Roidement tire sa brayette,/Comme Jaquet sur Alizon,/ Et croîs que tous pareils nous sommes/ Avec ces bêtes, fors que nous, hommes/ Avons un peu moins de raison. » C’est se dégrader que d’aller de brayette en levrette car c’est chaque jour perdre un peu plus de chair. Cette chair qui, de «zest» en «noc», éclate miraculeuse¬ ment dans l’amour: «... On ne baise que la porte/Au lieu de vous baiser le con. » Dans la Complainte sur le succès de T histoire dont il est question, qui fait suite au Parfact Macquereau, d’Ester- nod reprend les thèmes de la vieillesse qui nous laisse «roides et perclus» et d’une sensualité qui, empoisonnée par la raison, nous laisse plus impurs que le plus pauvre des chiens: «J’ai vu des chiens plus de dix mille/Lesquels fou¬ taient file à file/D’une seule chienne le con/Mais pour cinq cent mille esto- cades/Ils n’en furent jamais malades/ Tant qu’ils le trouvent toujours bon.» Ce volume est dû à l’initiative d’un
Parisiennes (Les) / 365 libraire. Les deux poèmes qu’il contient avaient déjà été publiés, intégralement, par d’Estemod dans son recueil L*Es¬ padon satyrique (1619). La plaquette du Parfact Macquereau ne renferme que des fragments de la satyre VIII, « La Chaudepisse », et de la satyre XII, «La Belle Magdelaine». L’éditeur et contrefacteur anonyme a corrigé çà et là quelques vers, sans le moindre bonheur. P. R. PARIS GALANT Chroniaue documentaire de Charles Vir- maitre. Publiée en 1890. Ce récit cursif de trois cents pages où s’enchaînent librement anecdotes et descriptions est indispensable à la juste connaissance d’une époque de Paris : le second Empire, les débuts de la IIIe République. Il l’est d’abord pour la description de mœurs mieux mises en relief dans leurs moments extrêmes : l’histoire du Turc qui avait trop pris de son remontant, par exemple, ou l’évo¬ cation de partouzes lesbiennes. Les ren¬ seignements sur la topographie de la noce crapuleuse ou dorée sont précieux dans leur ampleur minutieuse. Enfin un moment de la langue française, paral¬ lèle ou populaire, vit dans ces pages. On se demandera encore s’il fut jamais un Parisien mieux au fait de sa ville, à considérer, conjointement avec celui- ci, les autres livres de l’auteur, dont voici à tout le moins quelques titres : Les Curiosités de Paris, Les Jeux et les Joueurs, La Commune de Paris en 1871, les Virtuoses du trottoir, Les Mémoires secrets de Tropmann, Les Sauterelles rouges, Paris-oublié, Paris-Police, Paris qui s ’efface, Paris-Escarpe, Paris- Canard, Paris-Boursicotier, Paris- Palette, Paris-impur. Le déploiement d’une connaissance qui ne s’étonne de rien. M. B. PARISIENNES (Les) Parisiennes de ce temps, en leurs divers milieux, états et conditions. Etudes pour servir à l'histoire des femmes, de la société, de la galanterie française, des mœurs contemporaines et de l'égoïsme masculin. Ménagères, ouvrières et cour¬ tisanes, bourgeoises et mondaines, artistes et comédiennes. « Etudes de socio¬ logie féminine » d'Octave Uzanne ( 1 852- 1931), casanovien célèbre. Publiées en 1910. Les sous-titres les résument assez fidèlement. L’auteur avait pris pour modèle Le Tableau de Paris de Sébas¬ tien Mercier. À l’exemple de son devan¬ cier, c’est bien en effet Paris qu’il montre. Il le montre d’après ce qu’au- jourd’hui nous nommons la condition féminine. Lui-même, on l’a lu, se pro¬ clamait sociologue. A tout le moins, ses particularités de connaisseur de la femme à la Belle Epoque (l’un de ses autres livres s’intitule L’Ombrelle, le gant, le manchon) et sa patience de piéton de Paris trouvent leur complé¬ ment dans les amorces de statistiques possibles en ces temps. On découvre chez Uzanne l’importance mal croyable d’un personnel domestique varié : la Femme de chambre, la Cuisinière, la Bonne d’enfants, la Bonne à tout faire, la Femme de ménage, la Bonne de chez Duval (dans les restaurants populaires), la Nourrice, la Lectrice, la Gouver¬ nante, la Demoiselle de compagnie. Avec ces archétypes d’une tragi- comédie d’époque se dessine la topo¬ graphie parisienne des romans natu¬ ralistes de deux générations. L’ampleur de la prostitution apparaît bientôt comme l’envers inventif et sordide d’une société satisfaite. Ce thème parcourt le livre. La prostitution proprement dite se par¬ ticularise, modes et méthodes, dans quatre chapitres. Rien de flou, mais les repères d’un catalogue. La « basse pros¬ titution », par exemple, comprend : « La rôdeuse des fortifs. — La gigolette et ses souteneurs. — Les raccrocheuses et pierreuses. — Les petites bouti- quières. — Les fausses ouvrières. — Les filles de brasseries. — Les étu¬ diantes. — Les fenêtrières. » Peut-être plus fascinant aujourd’hui qu’à sa paru-
366 / Paris sous Louis XV tion, l’ouvrage appellerait une contre¬ partie moderne. MB. PARIS SOUS LOUIS XV Titre donné à la publication faite de 1906 à 1914, par Camille Piton, des rapports de police adressés au lieute¬ nant de police Antoine de Sartine (1729- 18011 par l'inspecteur Marais (177-17?). Les deux derniers volumes de la série contiennent les rapports, antérieurs, de l'inspecteur Meusnier, qui constituent une sorte de fichier de la vie privée des danseuses de l'Opéra et des actrices de la Comédie-Française pour les années 1748 à 1757. Le champ couvert par les rapports de Marais, intitulés dans le manuscrit Anecdotes galantes, et dont les feuilles conservées vont de 1759 à 1772, est plus vaste. Il surveille la vie sexuelle de toute l’aristocratie parisienne, il est en rapport avec les grandes pourvoyeuses (ou « appareilleuses ») de l’époque, telles la Hecquet, la Hermand, la Gour- dan, etc., et, si l’enregistrement quoti¬ dien des tarifs auxquels se sont conclus les traités de vente et d’achat des corps féminins, et la chronologie de la succession : Monsieur, Greluchon et Qu’importe, peuvent paraître mono¬ tones, Marais entre assez souvent dans des détails et précisions suffisamment évocateurs. Voici, par exemple, un portrait: «La demoiselle Domay, ci- devant figurante dans les ballets de l’Opéra, a, sans contredit, fait une for¬ tune aussi extraordinaire que rapide puisqu’en moins de sept ans, elle a acquis au moins vingt-quatre mille livres de rente, sans son mobilier qui est considérable. Elle devrait bien être ras¬ sasiée, d’autant plus qu’elle est d’une santé très délicate, et que la plus légère accointance avec les hommes l’expose à des pertes considérables. Cependant, guidée, comme elle l’a toujours été, par un vil intérêt, elle s’assujettit à essuyer tous les caprices du prince de Galitzin, ministre de Russie, qui lui donne vingt- cinq louis par mois, et ne néglige pas même une passade de dix louis. » Voici des révélations sur des goûts dignes du baron de Charlus. Il s’agit du baron de Bintheim dont l’attachement pour la demoiselle Le Clair qui le trompe amplement s’ex¬ plique par des « complaisances outrées ». En effet: «On dit, par exemple, qu’il faut le fouetter jusqu’au sang et que la demoiselle Le Clair s’acquitte envers lui de cette cérémonie avec tant de grâce, qu’elle accompagne de tant de singeries, qu’elle en tire tout ce qu’elle veut. Il faut convenir que c’est un sin¬ gulier goût et on a de la peine à se per¬ suader qu’il soit nécessaire d’employer des cruautés pour parvenir aux plaisirs, cependant bien des gens en sont réduits à cette extrémité et aujourd’hui il n’y a point de maison publique qjli on ne trouve force poignées de verges toutes prêtes pour donner aux paillards refroi¬ dis la cérémonie. C’est là le terme et cette passion domine singulièrement les gens d’Église. J’en ai trouvé, dans ces sortes de maisons, nombre qui se faisaient étriller de la bonne façon, entre autres le bibliothécaire des Petits Pérès de la place des Victoires, du règne de M. Berryer, sur lequel deux femmes, après avoir usé sur son corps deux balais entiers, furent encore obligées, faute de verges, de prendre un paillas¬ son de jonc qu’elles avaient déficelé. Quand j’entrai dans ce lieu, tout son corps ruisselait de sang. Ce religieux n’est plus à Paris ; ses supérieurs l’ont envoyé en province. » Autre scène révélatrice, mais cette fois, il s’agit de voyeurisme. L’arche¬ vêque de Cambrai, frère de Choiseul, impuissant selon Marais, entretient cependant une «demoiselle», la Ver- ville. Par une lettre, « il lui marque de continuer à lui faire voir de la chambre qu’il lui a fait louer sur le Pont-Marie, des parties conjointes d’hommes et de femmes qu’il considère de son boudoir avec un télescope. La Verville, pour satisfaire promptement Son Éminence, a envoyé dans cette chambre deux
Parnasse érotique du XVe siècle / 367 femmes, dont l’une avait pris une che¬ mise d’homme, et qui ont imaginé entre elles toutes sortes de postures lubriques. Mais Monseigneur n’en a point été la dupe, et lui a prouvé par une lettre que son télescope ne pouvait le tromper... » Marais n’est pas toujours aussi direct que dans les anecdotes citées, mais, en règle générale, il sait aussi bien peindre que voir. Ses rapports, certes, ne peu¬ vent pas se lire d’affilée, et ils n’ont pas été faits pour cela; mais, si l’on y voit une série de contes ou nouvelles vrais, on y trouvera le charme même de la vie. Y. B. PARNASSE ÉROTIQUE DU XVe SIÈCLE Recueil de pièces avec une préface et des notes parJ.-M. Angot (1908]. Dans l’avant-propos le préfacier détermine brièvement ses raisons antho- logiques : quoique la plupart des textes réunis soient extraits de volumes deve¬ nus inaccessibles, ils n’en figurent pas moins quelques-unes des trames les plus caractéristiques de l’aventure amou¬ reuse au xve siècle. D’où ce «délicat plaisir» (selon Angot) «de comparer la poésie d’un Li-Taï-Pé à celle d’un Villon, encore qu’elles n’aient aucune ressemblance». Plaisir qu’il faut réin¬ venter puisque les auteurs qui compo¬ sent ce recueil sont des inconnus. Par ailleurs le goût naturaliste, la diction claire et gaillarde que prônent certains poèmes conduisent à une recomman¬ dation supplémentaire : pour cerner le plaisir, homme ou femme, la rime a besoin de cet anonymat où la belle ou l’amant ne sont plus nommés (comme dans la tradition courtoise), mais bien plutôt le corps dans ses parties, dans les jeux de rapprochements (de métaphores, de blasons) qui forment principalement les jeux érotiques. «On ne peult con garder sans coilles/Ne que sans sel fresches andoilles. » Les recettes, comme on le voit, ne sont pas absentes. La séduction appelle le respect des règles pour mieux les transgresser. On fait des comptes : « Si vous la baisés, comptez quinze ;/Si vous touchés le tétin, trente ;/ Si vous avez la motte pruise,/Quarante- cinq lors se présente/Mais si vous métés en la fente/Ce de quoi la dame a mestier,/— Notés bien ce que je vous chante, —/Vous gaignés le jeu tout entier. » Ainsi la stratégie amoureuse aime épeler le détail de ses désordres. Le poète, selon ses commandements, ordonne dans sa musique ce qu’autre¬ ment il ne saurait dire. Le poème devient chant et le chant reste amour. Si quelquefois des plaidoyers sont plus équivoques, comme le remarque Angot après Marcel Schwob pour le mot «selle» dans des expressions comme «Boire sans soif et chevaucher sans selle», ou bien encore ces vers d’Henri Baude, «Baude l’aura qui dit par son serement/Qu’il ne pourrait plus che¬ vaucher sans selle», c’est encore pré¬ texte à variations plus hardies : « Sans selle ou bast, atout le frain,/Avecques mon borgne poulain/L’aultrier chevau- choie une mulle, Qui vaut mieux quand elle reculle/Que quand elle avance la main.» Et finalement l’ambiguïté appelle une solution. On nous la donne au dernier vers. Par exemple, si la femme ressemble à une mule, c’est qu’il est plus facile de la chevaucher sans selle: «Elle a l’esperit sy sou- dain/Qu’il ne luy fault paille ne grain,/ Mais que souvent on la baculle/Sans selle. » Le jeu poétique (à l’intérieur des thèmes, chaque mot à une place qui le situe sous un aspect nouveau) est plus souvent recherché qu’une conception nouvelle de l’amour qu’absorberait le descriptif. On est très loin des sombres parades du xvme siècle, et si quelque supplice se mêle par hasard au jeu éro¬ tique, cela passe rapidement : ce que l’on recommande à la dame (toujours précisément nommée comme instru¬ ment,de plaisir), c’est de l’agilité, du «réalisme» aussi. La tradition érotique française, on le voit, ne saurait être plus constante : lieu d’un passage par lequel
368 / Parnasse satyrique du sieur Théophile (Le) les mouvements de la Renaissance dépassent l’idéalisme courtois pour s’af¬ finer chez les précieux de la fin du xvie et du xviie siècle ; lieu également d’une renaissance individualiste qui est celle du déchiffrement du corps, science ou plaisir. La description ne s’embarrasse plus de théologie, de métaphores trop raffinées. Une certaine verdeur devient constat de scepticisme : « Si n’est si gros comme vous vousissés/Il est tout fait en faczon d’une endouille/Prenés en gré du manche de ma couille/Puis que souvent ainsi il vous fretouille/En vostre trou large par où pissés/Prenés en gré. » C. F. PARNASSE SATYRIQUE DU SIEUR THÉO¬ PHILE (Le) Recueil de poèmes pour la plupart faus¬ sement attribués à Théophile de Viau (né à Chirac en 1590, mort à Paris le 25 septembre 1626). Publié en 1622. Le Parnasse satyrique, « dernier recueil des vers piquants et gaillards de notre temps», est intéressant à double titre : d’abord en raison de la qualité des poèmes qui y sont contenus, ensuite pour le scandale qu’il suscita. On sait en effet que, par un arrêt de la cour du Parlement daté du 18 août 1623, Théo¬ phile de Viau fut condamné à être brûlé vif, Berthelot pendu et Colletet banni pour neuf ans. Les sentences ne furent heureusement pas exécutées à la lettre et Théophile de Viau, jouissant de la protection du duc de Montmorency, ne fut brûlé qu’en effigie. Poursuivi par les Jésuites, il fut néanmoins arrêté à Catelet et ramené à Paris, ignominieu¬ sement couvert de chaînes. La procé¬ dure, durant laquelle Théophile de Viau se défendit avec courage et réussit à prouver qu’il n’était pas l’auteur des pièces licencieuses dont on l’accusait, commença après six mois d’attente et dura dix-huit mois. Le 1er septembre 1625 la sentence de mort fut révoquée. Il est intéressant de noter que ce n’est pas tellement la licence des pièces que la libre pensée qu’elles sous-enten¬ daient qui attira le châtiment. Le Parnasse se présente comme un singulier monument littéraire. Le son¬ net qui inaugure le recueil donne le ton : « Mon Dieu je me repens d’avoir si mal vécu/Et si votre courroux à ce coup ne me tue/Je fais vœu désormais de ne foutre qu’en eu.» On pourrait placer le Parnasse sous le signe de cette « chanson en dialogue » : « Homme goulu, femme fouteuse/Ne désire rien de petit. » Mais ces poèmes sont autre chose que les vers orduriers des cou¬ reurs de ruelle, mousquetaires ou abbés. Dans sa notice, Viollet-Leduc montre qu’il « reste dans ces productions encore assez d’art pour qu’on les voie brûler avec un sentiment de regret et qu’on en retire avec le bout des doigts quelques feuillets échappés au feu de paille du bourreau». Jugemenj exact dans la mesure où les poètes du Parnasse, livrant leurs clefs, avouent, en même temps qu’une bien étrange peur, leur conception démoniaque de la femme : «Femmes qui aimez mieux le foutre que le pain/Qui crevez de dépit quand on ne vous fout point... » C’est l’idée, exprimée dans les quatrains de «Déli- vrez-moi Seigneur », que le corps de la femme est habité par une fureur contre laquelle la mort elle-même est impuis¬ sante. Ainsi cette épitaphe : « Ici gyt une pauvre femme/Qui voulant éteindre sa flamme/Mourut foutant entre deux draps./Si charité vit dans tes chausses/ Passant quand tu retoumeras/Viens foutre un coup dessus ma fosse. » P. R. PARNASSE SATYRIQUE DU XVe SIÈCLE (Le) Anthologie de pièces libres publiée par Marcel Schwoo (1867-1905] en 1905. Ce recueil, fort bien édité, rassemble cent trente-cinq textes inédits pro¬ venant de manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale et à la Biblio¬ thèque de l’Arsenal. On y trouve sur¬ tout des rondeaux et des ballades, dont l’esprit rappelle tantôt la grasse gaillar¬ dise des goliards, tantôt la malice de Villon et des satiriques du siècle sui¬ vant. Comme Villon dans son Testa¬
Parnasse satyrique du XIXe siècle (Le) / 369 ment, les auteurs anonymes de ces poé¬ sies recourent volontiers à l’équivoque, mais une grande pénétration n’est pas nécessaire pour saisir ce que tel d’entre eux a voulu suggérer, par exemple, en prêtant à des femmes le désir d’«ung pié d’andouille entre les deux jambes». Un texte en prose — c’est le seul de cette anthologie — donne quelques recettes de magie «pour vous faire aymer aux fammes» ou pour s’assurer la fidélité d’une femme dont on a déjà joui. Ainsi, «prenés la langue d’une arondelle, et la mechez en vostre bouche aucunes foiz quant vous la bése- rés, et je vous asseure qu’elle a cette propriété qu’elle n’amera jamais homme plus que vous ». Marcel Schwob mourut après avoir donné le bon à tirer des premières feuilles de ce recueil, dont la publica¬ tion fut achevée avec le concours de Pierre Champion. A la demande de Schwob, Paul Léautaud avait établi le glossaire-index qui complète l’ou¬ vrage. P. P. PARNASSE SATYRIQUE DU XVIIIe SIÈCLE (Le) Recueil de pièces en vers, épigrammes et chansons d'auteurs du XVIIIe siècle. Pre¬ mière édition en 18-84 (Gay|. Réédition en 1912, présentée par Apollinaire. Michelet a raison : la grande victoire de la Fronde fut remportée par la langue française. Les chansonniers l’affilent et les philosophes l’affinent : désormais c’est une arme aiguë. Une chanson, une épigramme qui raillent le roi nu, vautré sur ses maîtresses, dissipent les illusions de grandeur et de majesté. L’irrespect prélude à la Révolution. Première cible : la famille royale, les courtisanes — un ramassis de catins. On moque la duchesse de Grammont pour sa plate poitrine, car sa main a beau être flat¬ teuse et vigoureux son tour de reins, le roi préfère les seins de l’opulente Du Barry. Quand il est constipé, Piron lui adresse une ode. Monvel attaque sur¬ tout Marie-Antoinette, la «chaude Alle¬ mande », car elle « aime beaucoup ça » ; elle couche avec la Polignac et la Cam- pan en même temps; d’Artois, «le bouillant fouteur», les surprend au lit et sur-le-champ les enfile toutes trois. D’ailleurs les amours de «Chariot et Toinon» sont notoires : «La princesse était sur son lit/Branlant du prince le gros vit ;/Le doigt dans sa petite fente,/ Monseigneur chatouillait l’infante... Puis se mettant ventre sur ventre/Le prince dit à sa Toinon :/Je bande encor veux-tu qu’il entre?/A ce mot, comme à l’unisson/Le vit pénètre dans le con. » (Cf. notamment Les *Amours de Char¬ iot et Toinette, 1779, Les Fureurs uté¬ rines de Marie-Antoinette, 1791.) La langue étend son royaume — tout est nommé ouvertement, sans l’hypo¬ crisie des initiales à pointillés. On chante le con comme un être vivant : dans l’enfance^ c’est un bijou ciselé ; à vingt ans, un Eden fréquenté; à trente, un brûlant cratère ; à cinquante, une vaste ornière; à soixante, une pendule sans balancier; à quatre-vingts, un hiéro¬ glyphe; à cent ans, dans l’herbe folle des cimetières, un ver luisant. Le vit, d’abord bouton de rose, sort de sa coquille à seize ans, devient tison, limier de race, puis fruit sec, atome et, pour finir, fantôme. J.-P. P. PARNASSE SATYRIQUE DU XIXe SIÈCLE (Le) Recueil de pièces facétieuses, scato- logiques, piquantes, pantagruéliques, gaillardes et satyriques des meilleurs auteurs contemporains, poètes, roman¬ ciers, etc. Cet ouvrage fut publié en 1863, à Bruxelles, par l’éditeur français Poulet- Malassis sous la rubrique «Rome, à l’enseigne des sept péchés capitaux». Il comportait deux volumes. Une suite lui fut donnée en 1866 sous le titre de Nouveau Parnasse. Ce troisième volume, .également publié à Bruxelles, figurait sous la rubrique « Eleutheropo- lis». Il y eut au moins une réédition en deux tomes des trois volumes origi¬ naux, précédée d’un avant-propos. Elle
370 / Parnasse satyrique du XIXe siècle (Le) était attribuée à «William Fischer, imprimeur à Vienne» et portait le mil¬ lésime 1868, quoique cette mention fût précédée d’une nouvelle rubrique : «Oxford, imprimé pour la coterie des amoureux, 1878». Il semble impossible de retracer plus précisément l’aventure bibliographique de cette entreprise d’édi¬ tion sous le manteau, probablement la plus ambitieuse du xixe siècle français, par sa longueur même (730 pages au total, en in-12 couronne) , et par son ampleur. À travers un relevé des noms cités (auteurs inclus, évidemment), on se ferait certes quelque idée et des réso¬ nances mondaines que durent soulever ces versifications souvent allusives, et du déploiement paralittéraire de toute l’entreprise : Abd-el-Kader, About, Mme d’Agout (d’Agoult), Auber, Augier, d’Aurevilly, Balzac, Banville, Barbier (Auguste), Baudelaire (*Les Fleurs du mal, À une courtisane), Ber¬ ry er, Bonald, Bonaparte, de Broglie, Bullier, Buloz, Byron, Cambronne, Ca- vaignac, Cayla, Champfleury, Charles X, Chateaubriand, veuve Clicquot, prince de Condé, Deburau, Decaze, Decour- celle, Déjazet, Delacroix, Delatouche, (*Dictionnaire érotique moderne), Den- nery, Deschanel, (Émile), Dorval (Marie), Dumas (Alexandre père), Dumas (Alexandre fils), Dupanloup, Duruy, Favre (Jules), Feuillet, Féval, Gautier, Georges (Mlle), Girardin (Émile de), Glatigny (Albert) (*Joyeu- setés galantes et autres du vidame Bonaventure de la Braguette), Gon- court (Edmond et Jules), Gozlan, Gui¬ zot, Hachette, Halévy, Hémery, Hous- saye, Hugo, Ingres, Janin, Karr, Kock, Lacenaire, Lacordaire, Lafayette, La¬ martine, Laprade, Legouvé, Leroux (Pierre), Lévy (Michel), Liseux, Louis- Philippe, Louis XVIII, Mabille, Mal¬ larmé (*Hérodiade), Malitoume, Ma¬ thilde (princesse), Meissonnier, Mendès (Catulle) (La *Première Maîtresse), Mérimée, Mogador (Mlle), Monnier, Monselet, Montalembert, Montyon, Murger, Musset, Nadar ; Nadaud, Ner¬ val, Planche (Gustave), Ponson du Ter- rail, Poulet-Malassis (éditeur et auteur), Prévost-Paradol, Quinet, Rachel, Réca- mier (Mme), Rigolboche (Mlle), Roth¬ schild, Rousseau, Sainte-Beuve, Sand, Sandeau, Scholl (Denise, histoire bourgeoise), Scribe, Taine, Talleyrand, Talma, Thiers, Tocqueville, Vacquerie, Véfour, Verdi, Véron (dr), Vigny, Vil- lèle, Wagner, Walewski. «Le Parnasse satyrique du XIXe siècle». Frontispice de Félicien Rops. Le projet est partagé entre satire et satyrique. Des pièces un peu niaises (chansons et autres) trouvent ici refuge après condamnation. La versification même, au terme de ces pages, émerge en lieu d’élection des polygraphies. Épanchements lesbiens ou voracités bisexuelles de célèbres dames de théâtre ou d’opéra — Mlle George, Rachel, Mme Doche, etc., ici fustigées ou célé-
Parvenu (Le) / 371 brées, on ne sait — décèlent chez le polygraphe le fin lettré, sinon le revuiste. Les quatrains — apostrophes, épi- grammes, épitaphes — sont mornes comme tous les bons mots. On demeure sur cette impression de jovialité dou¬ teuse que Balzac attribue aux «bons enfants» d'Un grand homme de pro¬ vince à Paris. Cependant, l’ouvrage entier mériterait une longue étude, à tout le moins comme recueil de pièces bibliographiques à expertiser; et les meilleures de ces pages appellent la réédition. En marge de ces lignes de définition, certains textes imposent leurs mérites. Le texte le plus « érotique » de tout le livre (selon le critère d’effica¬ cité) est probablement celui de Pierre Jaunet, « Examen subi par Mlle Flora à l’effet d’obtenir son diplôme de putain et d’être admise au bordel de madame Lebrun, 68 bis rue Richelieu.» Flora sait déjà plus que tout, et : «Je préfère en amour une certaine pose/Le mâle sur le dos sous la femme est placé/Son corps est fortement avec l’autre enlacé. » Oui, mais qui préfère aux recherches d’une science toujours expérimentale, l’imagination, aimera ce tercet, dru quoique mélancolique : « Je voudrais être chien/Car, du soir au matin/Je pourrais me sucer la pine. » Il est deux versifications qui sollicitent les suf¬ frages plus efficacement. L’une est d’un Belge, Félix Bovie, auteur d’un «Cours d’Agathopédie biblique», où lire : « Entendez-vous les cris/De ces dragons pistaches, bleus et gris?/Les éléphants enfourchent les vipères ;/ D’affreux lézards violent les chameaux ;/ Les colibris accouchent de chimères;/ On voit pleuvoir des ours et des cra¬ pauds ! » La seconde pièce contempo¬ raine à nos oreilles a la démarche d’une revanche des écoliers mûrs. C’est un pastiche du Lac, signé Albert de la Fizelière : «Ainsi toujours séduit par de folles images/Que le cœur égaré caresse tour à tour/Le con ne pourra- t-il, de ses lubriques rages,/S’apaiser un seul jour ? » Cette pièce « a remporté le prix d’honneur au concours général des bordels royaux en 1844». M. B. PAR UN ÉTÉ TORRIDE Roman de Robert Margerit (19101988]. Publié en 1950. Geneviève est une femme de cin¬ quante ans que le calme de la vie pro¬ vinciale et l’absence de maternités ont préservée des atteintes de l’âge : ses charmes, parachevés, sont au faîte de leur épanouissement. Sa chair rayon¬ nante, sa sensualité tranquille lui atti¬ rent les hommages libertins et galants de Michèle, de trente ans sa cadette. Geneviève ne reste pas insensible à ce marivaudage secret. Plus épineuse est la trouble passion qu’elle inspire à son beau-fils, en proie aux tourments de l’adolescence. Afin de lui éviter une évolution psychologique à ses yeux désastreuse, Geneviève se donne à lui. Tout cela se fait avec la plus grande sérénité, dans une joie de vivre sans équivoque. Mais cette tranquille liberté ne saurait agréer à Rex, puritain qua¬ dragénaire rendu à moitié fou par toute une vie de religiosité et de continence. La splendeur de Geneviève représente pour lui l’incarnation du démon et ses actes la présence permanente du mal. Aussi finira-t-il par assassiner celle qui l’a défini comme un homme «qui se prive de jouir et jouit de se priver». Mais la victime a fasciné le bourreau, qu’un amour secret et réprimé poussera jusqu’à voler une paire de bas, et, dans le délire de l’abjection, à les faire por¬ ter par une prostituée nue. J. L. PARVENU (Le) Seul fragment qui subsiste d'un ouvrage dont la planche fut rompue et le reste brûlé par l'auteur qui craignit d'être sur¬ pris en l'imprimant lui-même (1784). Cette légende fantasque, qui com¬ mence par le mot fin et enchaîne des considérations libres aux considérations libertines, enseigne d’emblée que si les hommes ont conservé l’usage d’avoir froid les uns aux fesses et les autres aux
372 / Passage de la bête genoux, cela vient de ce qu’Adam était à genoux devant Eve, comme la nature conseille. La première rencontre d’Adam et d’Ève y est ensuite relatée avec art, à commencer par l’intromission «jus¬ qu’au poil, car ils en avaient alors comme ils en ont aujourd’hui». Cet Adam qu’on dit être le premier homme était, continue l’auteur, des plus vigoureux. Il avait des appétits considérablement gros, si bien que la pauvre Eve «cria la première fois à tue-tête comme une perdue. Mais per¬ sonne ne vint à son aide, parce qu’ils étaient encore seuls de leur espèce. » Il fallut donc supporter patiemment ce qu’elle ne pouvait empêcher, car « elle avait beau faire, remuer les fesses et tortiller du cul, ce gros membru allait toujours son train, tenait comme glue et ne pouvait sortir, quelqu’effort qu’elle fît pour le désarçonner». Suivent aussi¬ tôt les «ennuis» de Joseph d’Arima- thie avec une pénitente, de celles qu’il venait de fustiger en chaire, et qu’il finit par « absoudre comme le Synode lui en donne le pouvoir, et selon saint Tho¬ mas (qui n’était pas d’Aquin) ». D. G. PASSAGE DE LA BÊTE Roman de Marcel Béalu ( 1908-1993). Publié en 1969. Éva et Simon connaissent le bonheur dans un amour partagé. Ils vivent reti¬ rés, non loin de la mer du Nord, avec leur fille Carine. Chaque après-midi, une horde de chevaux sans entraves tra¬ verse le rivage. Éva, fascinée par les bêtes, se prend à guetter leur passage. Un être nu monte le cheval de tête. C’est Laure, une jeune femme riche qui habite un château voisin. Lentement, les deux femmes s’éprendront l’une de l’autre. Laure hait les hommes. Elle aime vivre dans un ancien blockhaus aménagé en chambre aux miroirs. C’est là qu’elle enseignera à Éva les caresses défendues qui l’éloigneront de son mari. Partagée entre son amour pour lui et l’attrait de l’insoumission, Éva descendra, de crise en crise, jusqu’au dégoût. Simon tentera de la sauver, mais elle lui reprochera de ne voir en elle qu’un instrument de plaisir. Laure et Éva étant parties en voyage à travers la Méditerranée, Simon se trouve seul à Paris. Hanté par le corps de sa femme, il erre de fille publique en boîte à strip- tease, conscient de sa propre déchéance. Après une tentative de suicide, Éva, décidée à reprendre définitivement une existence normale, rompt avec Laure. Mais Simon, ignorant ou incrédule, se rend dans le blockhaus et tue sa rivale. Éva, découvrant le crime qui va entacher l’avenir de Carine, précipite du haut d’une falaise la voiture dans laquelle se trouve le cadavre de Laure et se tue dans le même temps, en une ultime chevauchée, rappel des longues ran¬ données que les deux femmes faisaient naguère, montées sur le cheval Insou¬ mis. Le journal de Simon forme la dernière partie du roman. On y lit le tourment sensuel et sentimental, la stupeur, aussi, de cet homme trahi. Sa détresse, minutieusement analysée, nous fait comprendre comment il a pu aller jusqu’au meurtre pour tenter d’y mettre fin. Nous sont rapportées également avec une grande subtilité ses relations avec Laure, qu’il finit sans doute pas désirer tout autant que sa propre épouse. Il faut noter une scène fantastique, mi-vision, mi-cauchemar, dans laquelle les deux femmes sont unies par une vieillarde déguisée en évêque. Et aussi l’instant où, son crime accompli, la curiosité de Simon lui fait avidement mettre à nu le cadavre de son ennemie, découvrir l’étrange bouche rose envi¬ ronnée de touffes brunes qui évoque, à son étonnement, «le rose qu’ont les derrières de babouins, au zoo». Y. C. PASSE-TEMPS DES MOUSQUETAIRES (Le) ou Le Temps perdu. Poèmes de Louis Desbiefs (1733-1 760). Publiés en 1755 et dédiés aux mousquetaires «parce que ces Messieurs ont eu de l'indulgence pour ce recueil et que leur bon goût paraît me flatter de quelque succès».
Poulina 1880/373 La dédicace est prometteuse, les poèmes, en général, décevants. Non que les mousquetaires aient mauvais goût, mais on retrouve ici, dans une langue dénuée de grâce et sans inven¬ tion, tout «l’amoureux grimoire» du xvne. Appétit sans frein des femmes : «Mais toujours suis-je plus contente/ De le voir trop long que trop court », et des ecclésiastiques en rupture de ban : «Trois fois seulement, malepeste/ S’écria le Père prieur/Qu’il est devenu modeste ! » Tourments et langueurs des femmes vieillissantes, valets licen¬ cieux, veuves polies, moines modestes et, remède à l’amour que les bergères souvent refusent, ce frelon qui vient piquer « l’étendard de l’amour déployé ». L’auteur se plaît à raconter en de longs poèmes les aventures de cavaliers sou¬ pirant après le pucelage d’ingénues jalousement gardé par leurs directeurs de conscience, molinistes zélés. Telle cette Thémire qui croyait fortement « Les vieux contes de ce bon homme/Et n’aurait pas même en un an/Prononcé le seul nom d’Amant/Sans une dispense de Rome. » Sur les conseils de son cha¬ peron, «fuyant l’amoureux tripotage», elle finira pourtant par succomber aux charmes d’Autrand et, la nuit de ses noces : « Elle offrit à Dieu ce moment/ Et combattit en héroïne. » P. R. PAUUNA 1880 Roman de Pierre Jean Jouve (1887-1976). Publié en 1925. Paulina, à l’âge de treize ans, égorge un chevreau qu’elle aime tendrement, plutôt que de le voir sacrifié par le fer¬ mier. Tandis que le sang chaud se répand sur sa main, rien dans son atti¬ tude figée, dans son regard absent, ne permet de deviner qu’elle est le siège d’un trouble profond — si ce n’est la palpitation de sa lèvre inférieure. Vers la même époque, elle a une dilection particulière pour les scènes qui repré¬ sentent le martyre des saints. Les églises d’Italie sont remplies de ces fresques où ce ne sont que «bruit de sanglots, égouttement de sang, agonie et béati¬ tude». Il en est une, à Torano, où l’on voit sainte Catherine de Sienne, peinte par Sodoma, évanouie dans la joie et la main marquée par le stigmate, après que l’Époux l’a visitée. « Si tu pouvais, un jour, Te retirer de moi après m’avoir blessée ! » : telle est devant l’extase de la sainte la prière de la jeune fille que saisit au moment même le terrible désir de mordre, de battre, d’être anéantie à son tour. Plus tard, ayant connu l’amour avec le comte Michèle Cantarini puis s’étant enfermée au couvent de la Visi¬ tation par renoncement à l’amour (char¬ nel), elle s’ouvre les pieds avec un clou pour imiter les plaies du Seigneur. Rendue au monde, elle revoit le comte Cantarini, se donne à lui et le tue : la petite plaie rouge, sur la nuque de son amant, c’est la trace de la balle du revolver qu’elle a tirée tandis qu’il dor¬ mait à ses côtés. Le signe sanglant accompagne d’un bout à l’autre la vie de Paulina. S’il marque pour chacun la naissance comme il marque pour certains la mort vio¬ lente, s’il manifeste que la femme pour la première fois s’est ouverte à l’amour, il est aussi pour Paulina Pandolfini celui par lequel s’exprime la volonté divine. Un ordre est écrit de la main de Dieu sur le mur de la chambre bleue où s’accomplit l’amour coupable : dans QUELQUES HEURES TU LE TUERAS. Pau¬ lina va donc perpétrer le meurtre sacri¬ ficiel, parce que Dieu hait son amant. La nature de Paulina est dominée par une exubérance, une ardeur de sens qui la portent, adolescente, tout ensemble vers le monde, vers son propre corps et vers le Créateur présent dans sa créa¬ tion — et peut-être dépassé par elle, car, observe la jeune fille, la force qui fait s’aimer... «Dieu même ne peut rien pour la détourner parce qu’il l’a un jour créée comme il a créé le monde ». L’état d’amour, à quinze ans, s’il cana¬ lise son énergie vers l’extérieur (contrai¬ rement à la libido du moi, selon Freud), ne se connaît pas d’objet précis, ou plu¬
374 / Pauliska tôt il les englobe tous dans un même élan, il unit et rassemble, il veut la tota¬ lité. Mais parce que le comte Cantarini est beau, qu’il a pris la jeune fille avec «la force et la douceur d’un ange», qu’il a porté la passion de Paulina à ce degré d’étourdissement où elle s’ima¬ gine heureuse pour l’éternité, elle ne peut concevoir que l’amour puisse prendre un autre visage que celui de son amant. Pourtant, que meure le père de Paulina, que disparaisse celui sous le toit duquel elle reçoit en secret le comte Cantarini, et voilà que soudain «s’ouvre la porte de la cave où se tenait le péché». L’offense faite au père, aimé et respecté, devient, par un cheminement naturel dans une âme religieuse, l’offense au Père de toute créature. La profondeur du gouffre appa¬ raît dans toute son horreur lorsqu’à son tour meurt la femme malade et trompée de Michèle Cantarini. Le désir, le plai¬ sir vont trouver cependant leur plus haute intensité dans la transgression de l’interdit, qui est inséparable du senti¬ ment de la faute. Mais rapidement, avec la même violence que celle qu’elle a mise dans l’amour, il se produit chez Paulina le renversement d’attitude qui la conduit à s’interdire l’amour humain et à se retrancher dans un couvent. Mais, ici, Paulina se trompe sans doute sur les exigences véritables de Dieu. Son mysticisme est inséparable de la vision qu’elle a eue du supplice des saints. «Comme Tu aimes le sang, ô mon Dieu ! » écrit-elle dans un jour¬ nal spirituel. Et c’est parce que la fata¬ lité du sang est sur elle que Paulina exerce sur la sœur Perpétua un rayon¬ nement noir malgré son ardeur dans la dévotion. Chassée du couvent, elle continue ses pratiques, mais à son « amoureuse passion désespérée » Dieu ne répond pas. Elle rappelle le comte Cantarini et se livre de nouveau à lui avec «une ardeur de démon». Mainte¬ nant l’amour se confond pour elle avec la certitude de la perte. Et plus qu’une ardeur d’amour, elle communique à son amant un peu de la grâce qu’elle a perdue : elle, est « celle qui a vu le Maître ». Mais ici encore n’est-elle pas abusée par sa propre imagination lors¬ qu’elle voit l’ordre écrit sur le mur? Non. La dure, l’impitoyable vérité, c’est que Dieu a armé sa main, a tiré, pour jeter Paulina éternellement en enfer. Condamnée depuis toujours, parce que Dieu l’a choisie entre toutes, l’or¬ gueilleuse jeune fille de la caste des Pandolfini, rien ne pourrait la sous¬ traire à cette fatalité. La condamna¬ tion par la justice des hommes à l’em¬ prisonnement, puis la grâce intervenue, en font la femme pauvrement exilée dans un village dont le visage n’a plus, selon son unique visiteur, que deux expressions : la pureté inanimée ou le sourire. P. S. •t PAULISKA ou la Perversité moderne : Mémoires récents d'une Polonaise. Roman de Reve- roni Saint-Cyr (1767-1826]. Publié en 1798. L’auteur mena une existence aventu¬ reuse et singulière, peut-être prédesti¬ née par sa naissance dans ce haut lieu de l’ésotérisme qu’est la ville de Lyon. Comme son contemporain Choderlos de Laclos, il sert dans l’artillerie et le génie ; officier, il seconde le comte de Narbonne-Lara, ministre de là Guerre sous Louis XVI,* inspectant les fron¬ tières, préparant les armées de la Révo¬ lution et étonnant son entourage par son inlassable activité. Bien qu’il ait dressé les plans de la défense des Tui¬ leries, il survit à la tourmente révolu¬ tionnaire et sert Bonaparte, lors de la crise du 13 vendémiaire, mais l’aban¬ donne au moment de l’expédition d’ɬ gypte. Relégué et écarté d’un glorieux destin, il se consacre, quoique toujours militaire, à l’étude et à la littérature. Il ne démissionnera qu’en 1814, avec le grade de colonel. Tout comme le «Divin Marquis», il finira misérable¬ ment ses jours dans un asile. L’œuvre est aussi étonnante que son
Paysan et la paysanne pervertie (Le) / 375 auteur; le curieux bibliophile Jacob s’émerveillait de Pauliska avec raison. Ce bizarre roman annonce la folie et le sourire grinçant de ces maîtres de l’hu¬ mour noir que furent les « petits roman¬ tiques». Il n’a rien à envier à *Justine. Les infortunes de Pauliska sont aussi variées et troublantes que celles de l’héroïne de Sade. Poursuivie par une ignoble bande de soudards moscovites, elle leur échappe après mille aventures et leur abandonne sa vertu pour sauver sa vie. Mais pour Reveroni Saint-Cyr l’univers est un champ clos où seules triomphent les puissances du Mal. Pauliska tombe entre les mains du redoutable baron d’Olnitz, «maniaque effroyable, athée, chimiste profond, naturaliste en délire», qui ne lui épar¬ gnera nul outrage charnel ni spirituel. Olnitz, pour élever celle qu’il aime à la sublime condition de séraphin et de pur esprit, tente de la libérer de ses attaches matérielles. À cet effet, il prélève sur elle quelques morceaux de peau : « Il m’arrache brusquement un bas, applique ses lèvres sur diverses parties de ma jambe et tout à coup m’y mord avec avidité, mais de manière à n’emporter que l’épiderme. Il le place aussitôt, avec un ravissement inexprimable, dans une petite coupe d’or fort mince, l’expose au feu d’une lampe d’esprit de vin, le calcine et l’avale.» Le sinistre baron n’est pas le seul à user des attraits de Pauliska; d’étranges savants abusent de ses appas qu’ils soumettent à divers influx magnétiques et électriques au moyen de machines artisanales, afin d’en extraire quelque élixir de jouvence. De redoutables amazones la disputent à ces vieillards vampires; elles n’hési¬ teront devant aucun des supplices qu’appellent leurs sens exaspérés et l’insatiable luxure qui règne dans ce domaine écarté du monde et de ses lois. Elles s’attaqueront également au jeune et séduisant compagnon de la belle Polonaise pour recueillir sa semence virile et fertiliser les olisbos que leur folie érotique aiguillonne sans trêve : «J’aperçus une foule de mannequins de forme antique, modelés sur les Apol¬ lon, les anges de Raphaël et les plus beaux types anciens. Ces amants pou¬ vaient recevoir une chaleur artificielle qui rendait l’illusion parfaite. Et l’addi¬ tion d’un accessoire moderne pouvait produire tous les phénomènes et les résultats de l’amour... J’étais destiné à animer ces statues. » Sous l’influence très marquée du roman noir, chaque description nous entraîne dans un univers funèbre et gothique que la terreur habite. Mais si l’auteur sacrifie aux modes de son temps, il sait conserver ses distances en affichant une ironique naïveté et en fai¬ sant constamment preuve d’humour, Par le biais d’une œuvre érotique, aux des¬ criptions et aux situations souvent licen¬ cieuses et crues, il annonce la dictature impitoyable du matérialisme et des hommes de science, le triomphe de la chair sur l’esprit et la fin de l’individu. Si Pauliska est une parente quelque peu éloignée des héroïnes sadiennes, elle n’en préfigure pas moins l’Ève future et certaines héroïnes des romans de science-fiction où l’érotisme s’unira au fantastique. J.-P. D. PAYSAN ET LA PAYSANNE PERVERTIE (Le) ou les Dangers de la ville. Roman de Nicolas-Edme Restif de La Bretonne (1734-1806). Publiés d'abord séparément, te Paysan perverti ou les Dangers de la ville en 1775 (4 vol.], La Paysanne per¬ vertie en 1784 (4 vol. également), les deux romans formèrent plus tard un seul ouvrage. Tout au long de son œuvre Restif s’est servi de ses propres aventures comme trame de ses récits. On trouve dans ce roman, écrit sous forme de lettres, les personnages décrits plus tard dans ce que l’on peut considérer comme sa biographie, *Monsieur Nico¬ las. Edmond et Ursule, nés comme Restif à Sacy, d’une famille honnête et «craignant Dieu», sont envoyés à la ville, auprès de la vertueuse
Petit (Le)/ 377 Mme Parangon. Leur ignorance, leur beauté et une sensualité précoce en font des proies faciles pour le diabolique Gaudet d’Arras, dont ils deviennent très vite les sujets, malgré exhortations à la vertu et bons exemples. D’intrigues en intrigues, de rapts en mariages for¬ cés, du viol à la prostitution, du vol à l’assassinat, c’est une sorte de descente aux enfers des deux héros. Edmond «s’initie au Mal» en séduisant Laure : «Un baiser, deux baisers, la petite cou¬ sine se défendait, mais si maladroite¬ ment ! Pour dérober son sein, elle livrait tout le reste»; puis il succombe aux charmes défendus de Mme Parangon : «J’ai hasardé un baiser... Fatal baiser ! Il a détruit le calme, la tempête la plus violente a succédé... Dans mon empor¬ tement je froissais, je meurtrissais, avec une ^abominable brutalité, ces appas enchanteurs, ces membres délicats.» Enlevée et violée par un marquis, Ursule devient, sur les conseils de Gaudet, une fille entretenue, et son goût du plaisir ainsi que l’avidité de son tempérament dépassent très vite les espérances de son maître : «Un instant après le Mar¬ quis est entré, le Financier le suivait et l’Italien s’est fait annoncer ! Mc voyant cette cour, je me suis assise sur le trône de plaisir et je leur ai ordonné de me divertir. Ils ont obéi. » Ursule descend tous les degrés de la prostitution en compagnie de son frère, qui partage avec elle le revenu de ses ébats. Le «Destin Vengeur» les punit de leurs crimes. Ursule subit la vengeance d’un de ses amants ; il la livre à un porteur d’eau qui la traite en esclave, l’oblige aux plus pénibles besognes sous les insultes et les coups ; pour s’échapper, elle finit par l’assassiner, et au comble de l’abjection, va se prostituer dans un bordel crapuleux : « Mon tempérament est devenu une fureur ! mon goût pour la crapule une rage... Je veux être esclave moi ! Je veux être par goût, ce que l’Italien m’a fait être par force, et ◄ «La Paysanne pervertie». Gravure de Binet. La Haye, 1785. me mettre au-dessous du sort. » Edmond, lui, est passé du vol à l’assassinat et finit aux galères. Du fond de l’abîme commence à naître le remords. Ursule, malade, défigurée, retourne auprès de Mme Parangon, puis épouse le mar¬ quis, tandis qu’Edmond, en proie éga¬ lement aux remords, devient fou et poignarde sa sœur pour effacer toute honte. Restif est habile au maquillage, au jeu des doubles faces. S’il éprouve du plaisir à ces récits mélodramatiques, à l’étalage de la perversion, ce n’est jamais sans assurer le lecteur, par quelque note, de la pureté de ses inten¬ tions. À ce jeu son plaisir est toujours gagnant. Autant que dans L’*Anti-Jus¬ tine, le goût de l’inceste est ici triom¬ phant, mais il a cette fois l’odeur du soufre. Ursule décide avec cynisme de séduire son frère; pour Edmond c’est la suprême perversion, le vertige du gouffre : « Je regardais Edmond d’un air languissant; la jambe, découverte jusqu’à demi-mollet, faisait jouer dans mon pied une mule à mettre deux doigts. Je t’avoue que jamais cette attitude n’a manqué son effet. Je l’ai pressé légère¬ ment dans mes bras, ma jambe s’est trouvée sur la sienne; pour mettre le comble, mon sein a forcé mon tour de gorge, trop faible contre l’agitation que je lui donnais, et il s’est trouvé sous la bouche d’Edmond. » L’attrait de la per¬ version, l’abîme s’ouvrant à chaque pas, Restif ne les a jamais aussi bien révélés et n’a jamais fait aussi clairement l’aveu de ses véritables désirs. D. C. PETIT (Le) Recueil de notes de Georges Bataille (1897-1962). Publié vers 1943 sous le pseudonyme de Louis Trente, à quelques exemplaires ; l'édition sous le nom de Georges Bataille est posthume (1963). La majeure partie de ce recueil a pour sous-titre «Le Mal» — un mal conçu comme « le besoin de nier l’ordre sans lequel on ne pourrait vivre». Tout (comme bien souvent chez Bataille,
378 / Petit Ami (Le) mais avec une évidence peut-être plus choquante encore), tout y est si bref et tellement à vif que chaque lecture entraîne le besoin d’une relecture, qui vous laisse avide d’un sens toujours dérobé, de telle sorte que le sens est dans ce vertige même, au bord d’un abîme d’absence. Bataille se perçoit scandaleusement à l’image du «petit», ce mot des bordels qui désigne l’anus, mais Dieu lui-même est le «petit» : il fait sous lui, étant hors du temps, hors de tout. Ainsi s’élabore, dans un lan¬ gage maudit, une «athéologie» qui n’a d’autre référence que l’authenticité d’une expérience arrachée mot à mot à elle-même. Le scandale est d’ailleurs dans ce mot à mot où les valeurs tradi¬ tionnellement attachées à chaque signi¬ fiant s’inversent, comme si le langage officiait sa propre messe noire dans un « à rebours » qui oblige le lecteur à ren¬ trer en lui-même à travers le «petit» de sa lecture. Ce viol qui, à un certain niveau, rend le texte et le corps ana¬ logues, découvre à son extrême que ce corps de mots ne fut pareillement tendu que pour essayer de pénétrer l’iden¬ tité des contraires — tension qui est peut-être la raison même de l’éro¬ tisme, car le jeu d’éros naît du déses¬ poir de ne pouvoir habiter à la fois Je et l’Autre. B. N. PETIT AMI (Le) Roman de Paul Léautaud (1872-1956). Publié en 1903. À la question : Quelle est la qualité que vous préférez chez la femme ? Paul Léautaud répondait, dans un des entre¬ tiens radiophoniques qu’il eut avec Robert Mallet : « Je ne lui en connais pas.» Pourtant les femmes ont tenu une place importante dans sa vie. Ses amours avec elles lui ont fait écrire son seul roman, Le Petit Ami, une plaquette d’aphorismes, *Amour, et de nom¬ breuses pages de son fameux Journal littéraire — v. * Journal particulier. Le Petit Ami est bien plutôt un livre de souvenirs qu’un roman. L’affabulation n’y tient qu’une part très minime. «Souvenirs légers», ce titre prévu d’abord par l’auteur, eût mieux convenu. Un adolescent délicieusement amoral vit dans le quartier de Notre-Dame-de- Lorette, en compagnie des filles les plus légères et les plus charmantes. Il fait leurs commissions, écrit leurs lettres d’amour. En échange, elles lui appren¬ nent à vivre en attendant leurs clients. L’amour est une chose joyeuse qu’il faut accomplir gaiement. Les grandes passions sont inutiles, elles sont niaises et font souffrir. Les passionnés sont « bêtes comme des héros de Corneille ». Le personnage central du livre est la mère de l’auteur, cette mère qui l’a abandonné tout de suite après sa nais¬ sance. Il la retrouve vingt ans plus tard. Il va l’aimer, la désirer. Avec une émotion soigneusement camouflée, il dépeint l’évolution et la décristallisa¬ tion de cet amour incestueux. «... elle [la mère de Léautaud] se leva pour aller se coucher et je me levai aussi pour l’accompagner. Arrivés dans*sa chambre, quelle étreinte ce fut, la porte à peine poussée... je l’avais prise par la taillé,4 dans mes bras, et l’embrassais dans le cou, sur les yeux, sur la gorge...» Disciple du docteur Freud (qu’il ignorait sans doute), il décrit avec rigueur un cas exemplaire du complexe d’Œdipe. «Cette jolie maman», si peu mère, lui laissera pour seul souvenir une vision assez déplorable d’elle-même et des femmes en général : frivoles, insouciantes, cruelles. On ne peut les aimer que physiquement. P. K. PETITE ANATOMIE DE L'INCONSCIENT PHYSIQUE ou Anatomie de l'image. Écrit de Hans Bellmer (1902-1975). Publié en 1957. Quand Bellmer dessine un corps de femme, bien souvent une jambe appa¬ raît en lieu et place du bras, un visage s’inscrit dans la fesse, un pied se pose sous l’aisselle. Cela produit une forte impression de malaise, due à la réalité de cette étrangeté. Or, Freud écrit : «Il
Dessin de Bellmer. 1958. © ADAGP, Paris, 2001
380 / Petites Alliées y a eu lors de la formation du rêve, transfert et déplacement des intensités psychiques. Ce processus est la partie essentielle du travail du rêve.» Bell- mer, de la même façon, parle du jeu de déplacement des «centres visuels d’excitation». Il prend l’exemple d’une petite fille qui est nonchalamment appuyée sur une table et qui rêve. Des désirs affectifs et sexuels ont guidé son abandon autant que la lassitude. Mais ces désirs sont interdits. Le sexe doit être nié, effacé, amputé. C’est alors que s’opère un dépla¬ cement du sexe à l’épaule, en une « bizarre fusion du réel et du virtuel, du permis et du défendu». Comme dans le rêve, cette transformation est le fruit de la censure et du refoulement. Bellmer raconte le cas de jeunes filles qui, à la puberté, ont commencé à voir par l’ex¬ trémité du nez, à sentir par le talon, à regarder avec la main. Ainsi s’opère une « valorisation hyperbolique des organes des sens, une dramatisation de leurs fonctions». Cette projection ne se fait pas seulement sur le corps propre. En amour, l’un des amants peut devenir l’autre. Ainsi, ce jeune homme qui avait divinisé la femme qu’il voulait posséder et qui avait pris sa voix tandis que le corps féminin l’habitait. Si un homme, assis dans un fauteuil, rêve que la femme désirée place une assiette entre ses mains, quand il se lève, l’em¬ preinte laissée a la forme d’une assiette. C’est un « singulier enchex et renient des principes antagonistes homiTie-femme, d’odeur hermaphrodite». Li. par une douloureuse opération de chairs bou¬ tonnées, recousues, les corps s’échan¬ gent en une confusion qui va jusqu’au vertige. Chez Bellmer, le don du corps, la possession amoureuse n’est pas une métaphore. X. G. PETITES ALLIÉES Roman de Miss Clary F... Publié vers 1919. Les Petites Alliées sont quatorze jeunes filles qui s’exposent volontaire¬ ment à tous les périls de la Première Guerre mondiale. Dans un climat de sang et de mort elles cherchent des sensations nouvelles. Au milieu des combattants leurs instincts sexuels s’épanouissent pleinement. Perverses, sadiques et fri¬ voles, elles sacrifient à Éros de toutes les manières. Elles se consacrent alter¬ nativement avec une excellente humeur à l’amour saphique, sodomite et ordi¬ naire. Ces aventures troublantes qui ont pour cadre les circonstances les plus tragiques nous sont contées avec une parfaite impudence. P. K. PETITES EFFRQNTÉES (Les) Roman de l'Erotin. Publié en 1907. «Les petites filles marchant avec crânerie dans le vice de la luxure et lut¬ tant avec les femmes belles et amou¬ reuses pour leur disputer les attentions masculines, le curé que séduit la jeune et jolie institutrice et la fillette qui enlève à sa mère les désirs de l’époux présentent une fort intéressante série de scènes érotiques. Certes, tout cela ne va pas sans secousses, mais ces secousses amènent les vaillants assauts de la chair et les savantes recherches de la volupté. » Cité par Perceau : Bibliographie du roman érotique au XIXe siècle. X. G. PETITES FILLES CRIMINELLES (Les) Contes d'Olivier Perrelet (; , 1944). Publiés en 1967. Ces dix petites filles ont pour amants les quatre éléments : air, terre, feu, eau — et leurs rêves. Rêves de fillettes âgées d’une quinzaine d’années, toutes frêles, ravissantes de grâce. Rêves d’adoles¬ centes voulant sauvegarder leurs noyaux de nuit et jouant dans une nature oubliée des adultes; nature irréelle, mythique, mystique où les arbres ont des sexes : «l’arbre qui l’aborde, dur comme un homme», où l’eau est un corps vivant, le soleil un fauve, où les statues revi¬ vent un passé qui s’actualise un ins¬ tant : «L’étang, l’étang! C’est presque une prière à un dieu stagnant et chevelu qui a toujours hanté les nuits de Léo-
nor... Immobile, elle est l’image par¬ faite de l’étang dressé : le duvet pâle de son ventre se heurte à une toison plus foncée et plus dure; par endroits le blanc très pur de sa peau est finement strié du fouet des branches.» Cette nature mêle, comme il se doit, créa¬ tion et destruction : « Elle tend la main ouverte désespérément, et la lune, de tout son poids d’opium, l’entraîne sous l’eau, la noie en silence»; mais en cette destruction l’amour rejoint la mort dans l’anéantissement souhaité du spasme ultime : « Ses yeux s’ouvrent, s’ouvrent ; sa vie cherche à sortir par ses yeux mais le jardin veut pénétrer en elle, une dernière fois et pour toujours. Sa vie et le jardin se déchirent en elle. » Parfois la fusion amène régénération immé¬ diate, renaissance : « Il semble à Phi- line... qu’elle prenait vie par le bas, qu’elle pompait un liquide enivrant dont elle ne connaissait pas le goût, [...] que tout le sang qui souillait son ventre montait au-dessus d’elle, s’installait sur sa tête ainsi qu’une couronne brû¬ lante, l’investissant de pouvoirs mer¬ veilleux.» M. DE S. PETIT-FILS D'HERCULE (le) Roman d'un auteur anonyme. Publié en 1781. Un jeune provincial entreprend de conquérir la capitale en vendant ses charmes. Une vieille galante lui pro¬ pose son prix : « cinq louis par coup, souper, liqueur, chocolat à discrétion ». Pour exciter sa vigueur, deux filles nues l’embrassent tandis qu’il décharge dans la vieille. Sa réputation s’étend, il Revient le « fouteur à la mode », capable 'de dépuceler neuf filles par nuit, fré¬ quentant les couvents, couchant avec les bourgeoises de la ville et les dames de la cour — «qui n’a pas été branlé par une duchesse ignore le plaisir... elles foutent comme on éternue et déchargent comme Jupiter» — assis¬ tant aux ballets où les femmes nues s’accrochent à coups de godemichés, où « les figures sont réglées de manière Philosophie dans le boudoir (La) / 381 qu’un homme est enfilé tandis qu’il e enfile ». Après quoi une belle l’entraîne [S à l’écart: «à peine est-elle dans sa e chambre qu’elle est baisée langue en ît bouche, prise par les tétons, retrous- e sée jusqu’au nombril, renversée sur les i- reins, enfilée comme une perle, foutue n comme une danseuse, pâmée comme e une carpe et inondée comme Oliba». is Heureux touche-à-toutes, il devient vice- e roi et fait régner cette liberté qu’on ts appelle licence quand les femmes s’en e mêlent. J.-P. P. s PHILOSOPHIE DANS LE BOUDOIR (La) ou Les Instituteurs immoraux, par Dona- i- tien-Alphonse-François de Sade (1740- s, 1814). Le sous-titre de l’œuvre ajoute : e «Dialogues destinés à l’éducation des p jeunes filles». Si l’on en juge par une i* illustration de la première édition ( 1795), i~ la leçon ne laissait déjà pas d’être in- ■" quiétante : trois personnages nus (Eugé- 5 nie de Mistival, Mme de Saint-Ange et Dolmancé, héros des dialogues) prati¬ quent, selon la description de Gilbert n Lely, chacun sur leur élève le genre de cunnilingue que favorisent leurs posi- e tions respectives. Mme de Saint-Ange, ;s ayant glissé sa main entre les jambes >- écartées d’Eugénie de Mistival, flatte >, l’organe viril de Dolmancé. Le livre >• traite donc de l’éducation érotique d’une ;s jeune fille, Eugénie de Mistival, que ;e Mme de Saint-Ange et le chevalier de il Mirval, frère et sœur, tenteront d’initier e avec l’aide du sodomite Dolmancé, d’un 5- garçon jardinier Augustin, jusqu’à ce c que les leçons profitent si bien à la jeune ;s fille qu’elle oblige sa mère, Mme de é Mistival, à subir un valet vérolé nommé Lapierre, avant de pratiquer sur elle ;t l’inceste et le supplice de la suture des >- parties génitales. Sept dialogues com- ;s posent le livre, entrecoupés de discours s, sur la liberté, sur la religion, sur la poli- e tique (ainsi le cinquième dialogue,
382 / Philosophie dans le boudoir (La) «Français encore un effort...» pro¬ noncé par Dolmancé, pamphlet répu¬ blicain, sans doute d’abord destiné à une publication indépendante, fut inter¬ calé par Sade pour donner aux dia¬ logues l’optique insurrectionnelle par laquelle il tentera plusieurs fois de jus¬ tifier ses paradoxales opinions révolu¬ tionnaires...) D’ailleurs le livre ne laisse aucun doute sur ses autres options. L’avertis¬ sement s’adresse aux libertins : «Volup¬ tueux de tous les âges et de tous les sexes, c’est à vous seuls que j’offre cet ouvrage : nourrissez-vous de ses prin¬ cipes, ils favorisent vos passions, et ces passions, dont de froids et plats mora¬ listes vous effraient, ne sont que les moyens que la nature emploie pour faire parvenir l’homme aux vues qu’elle a sur lui; n’écoutez que ces passions délicieuses ; leur organe est le seul qui doive vous conduire au bonheur. » Ce recours à la nature, coutumier chez Sade, se double, dans La Philosophie dans le boudoir, d’un ton de conversa¬ tion, de confidence qui n’a rien d’in¬ conciliable avec la violence du propos. Jamais Sade n’a été aussi proche du libertinage, d’un humour où tout peut être commis (où tout peut être dit) sans qu’à aucun moment le rythme du dis¬ cours en soit affecté. Le mécanisme de l’illusion qui résout, dans la systéma¬ tique abstraite des *Cent Vingt Jour¬ nées de Sodome ou de La *Nouvelle Justine, l’impossibilité descriptive (d’où les catalogues, les énumérations, une «sécheresse» du récit que ne com¬ mande plus la combinatoire d’une fic¬ tion précise) est ici reprise par un discours qui appelle la représentation, l’action des corps dans les mots, la des¬ cription érotique, la recherche d’un lieu dramatique, d’une parole en quête de sa matérialisation, d’un «récit de la surface », où le corps et le mot motive¬ raient la même réalité. Aussi bien jamais Sade, auteur malheureux de nombreux drames, n’a approché d’aussi près le temps théâtral. La moindre phrase dresse un geste, un mouvement où d’autres mots définissent des attitudes, inaugurent des séries qui se tendent de plus en plus dans la complication éro¬ tique, jusqu’à ce qu’il ne reste plus, dans l’action des corps et du désir, qu’une mise au supplice. C’est ce même besoin du supplice que le discours affirme lorsque l’acte se dérobe, lorsque le geste devient invisible, un même acharne¬ ment du dialogue comme si le corps risquait de devenir illisible (indicible) dans son outrance. Par là même, la phrase est le seul recours à l’affir¬ mation d’une expérience-limite, d’une continuité du désir, d’une volonté qui tente d’articuler une scène où le pro¬ cessus de la perversion pourrait être montré totalement. Si l’érotisme appelle les mots, c’est que le corps ne reflète jamais cette impossibilité dont le lan¬ gage est le lieu. Le corps est naturel au sens où rien ne lui est interdit, où aucune défense, aucun ordre ne peut lui être prescrit. C’est l’interdit moral, celui dont le langage articule la réalité sociale et le code, qui arrête le corps, qui tente de se substituer à lui, qui se substitue à lui dans l’institution, pour l’assujettir à un ordre révélé, à une norme régulière. Aussi bien la parole ayant occulté le corps dans son système de significations (la parole étant le corps de ses interdits, de ses subli¬ mations), la stratégie sadienne, comme transgression, tente le renversement du rapport, la réinstitution d’une écriture physique, d’un corps du langage qui assumerait cette nature-là, c’est-à-dire le silence d’un corps confronté à la liberté noire que devine Sade, une liberté où rien n’est impossible, où tout devient dicible. Par l’étude du mal sous sa forme la plus socialement scandaleuse (un théâtre du scandale), le pari du visible est tenu. « La persévérance de Sade, écrit Pierre Klossowski, toute sa vie durant, à n’étu¬ dier que les formes perverses de la nature humaine prouvera qu’une seule chose lui importait : la nécessité de
Physiologie du mariage / 383 rendre à l’homme tout le mal qu’il est capable de rendre.» Dès lors, nous assistons à l’éclatement de la notion d'homme naturel. Le modèle du siècle des Lumières devient une caricature. C’est plutôt Y homme intégral que tente Sade, un homme dont la raison de vivre devient beaucoup plus qu’une raison d’être, l’homme inauguré par don Juan dans sa contestation perpétuelle, sans rémission, où tout instant compte aussi bien que toute attitude, et qui ne saurait s’abaisser sur aucun point — cet homme infernal (d’où l’enfer aurait été exclu), dont le seul enfer est d’être un corps et de n’être rien d’autre. La péroraison de Dolmancé, lors¬ qu’il renvoie la mère de Mlle de Misti- val, à la fin du livre, devient dès lors signifiante d’une nuit à partir de laquelle autre chose doit commencer : « Putain ! tu peux te rhabiller et partir maintenant quand tu voudras. Apprends que nous étions autorisés par ton époux même à tout ce que nous venons de faire... Que cet exemple serve à te rappeler que ta fille est en âge de faire ce qu’elle veut ; qu’elle aime à foutre, qu’elle est née pour foutre et que, si tu ne veux pas être foutue toi-même, le plus court est de la laisser faire... Adieu, chevalier; ne va foutre madame en chemin, sou- viens-toi qu’elle est cousue et qu’elle a la vérole... Pour nous, mes amis, allons nous mettre à table et, de là, tous quatre dans un même lit. Voilà une bonne journée ! Je ne mange jamais mieux, je ne dors jamais plus en paix que quand je me suis suffisamment souillé dans le jour de ce que les sots appellent des crimes.» C. F. PHYSIOLOGIE DU MARIAGE ou Méditations de philosophie éclec¬ tique pur le bonheur et le malheur conju¬ gal. Etude d'Honoré de Balzac (1799- 1850). Publiée en 1829. Dans ce livre d’un entrain touffu et fort long (plus de trois cents pages dans l’édition de la Pléiade) peut être mis au jour, à travers naïveté statistique, anec¬ dotes, épigrammes, citations et adresses au lecteur, un «De l’Érotisme», il est vrai limité au propos du livre, le mariage, mais étendu, associativement, à ce qui précède la vie du couple selon l’état civil, ou l’entrave ou encore la complique; l’importance de cet éro¬ tisme du mariage tenant certes à ce qu’il éclaire un aspect capital de La Comédie humaine. Balzac pose d’abord, au terme de ce qu’il nomme une «méditation statistique», que tout le monde est cocu (la contre-loi des excep¬ tions ne se raisonnant ici que d’après les cas amoureusement nuis ou négli¬ geables) : «[...] Si l’on multiplie le nombre des célibataires par le nombre des bonnes fortunes, on obtiendra trois millions d’aventures; et, pour y faire face, nous n’avons que quatre cent mille honnêtes femmes?... » Comment l’auteur explique-t-il cet état du cocuage universel ? Dès les premières pages, trois apho¬ rismes s’abattent comme des dés ga¬ gnants : « Le mariage ne dérive point de la nature»; «Physiologie, que me veux-tu?»; «Les mœurs sont l’hy¬ pocrisie des nations». Puis, les obser¬ vations, leur analyse. Balzac croit répandues les coutumes saphiques — «essais de plaisir», «tâtonnements de volupté », « simulacres de bonheur » — dans les pensionnats de filles, de sorte que les pensionnaires ne sauraient s’épanouir en fiancées chastes. Encore se demandera-t-on quelle valeur l’au¬ teur accorderait à leur chasteté, car dès le traité de la lune de miel il imagine, reconnaît et distingue : la Fellatrice, la Tractatrice, la Subagitatrice, la Lémane, « la Corinthienne, qui pourrait, au besoin, les remplacer toutes»; «l’aga¬ çante Phicidisseuse». Dès lors on n’aura nulle surprise de lire, à l’article du «catéchisme conjugal»: «Le plaisir étant causé par l’alliance des sensations et d’un sentiment, on peut hardiment prétendre que les plaisirs sont des espèces d’idées matérielles»; et aussi : «Les idées se combinant à l’infini, il
384 / Physiologie du mariage Gravure de Maurin. 1830. doit en être de même des plaisirs. » Cet axiome postule, évidemment, la ruine du mariage même, du moins dans la fidélité. De fait, Balzac, avec la même intrépidité satisfaite, traite des amants, puis, revenu au sujet proprement dit, des chocs en retour : quand la femme revenue au mari « lui fait des agaceries un peu trop fortes, afin de l’induire en amour, elle agit d’après cet axiome du droit maritime : le pavillon couvre la marchandise». M. B.
Pied de Fanchette (Le) / 385 PHYSIQUE DE L'AMOUR Essai sur l'instinct sexuel. Etude de Remy de Gourmont (1858-1915). Publiée en 1903. D’une part, Gourmont propose un point de vue : « Il y a toute une science qui a été corrompue par la pudeur chré¬ tienne. .. La meilleure source, du moins pour les races européennes, c’est encore la casuistique. » L’auteur ne peut guère en effet connaître Freud, Ellis, etc., et se réfère aux dictionnaires des cas de conscience. Il n’en est pas moins notre contemporain puisqu’il évoque «plaisir désintéressé» et «préserva¬ tion contre la fécondité», ajoutant: « ... Qu’est-ce que le normal, qu’est-ce que le naturel? La nature ignore cet adjectif. » La nature. C’est bien d’une enquête sur elle qu’il est ici question, dans une perspective post-darwinienne. Et, « vue à cette lumière des mœurs animales, la débauche perd tout son caractère et tout son sel, parce qu’elle perd toute son immoralité... Il n’y a pas une luxure qui n’ait dans la nature son type nor¬ mal.» Et encore : «De toutes les aber¬ rations sexuelles, la plus singulière est peut-être encore la chasteté.» D’autre part, Gourmont ne procède pas en idéo¬ logue. C’est d’une savante étude qu’il s’agit, où rien n’est avancé que la science n’admette. Sans doute aujour¬ d’hui des spécialistes de biologie ani¬ male seraient-ils tentés d’amplifier, ou encore de rectifier ici ou là (comme Gourmont, au passage, rectifie Fabre, qu’il vénère) — puisque la science ne s’arrête pas. Mais c’est, ce livre, le plus intelligent et le plus absorbant reader’s digest. On y trouve fixé l’essentiel de ce qu’il faut savoir sur, entre autres, les paons, les dindons, les oiseaux à organe pénial, les taupes, la pudeur des éléphants, les baleines, les phoques, les tortues, les hannetons, les mouches, les tarentules. La fantaisie énumératrice ici introduite dans un ouvrage de méthode dit tout de même quelque chose de son mérite universel. Et finalement, sur le chapitre du rêve et l’aberration chez les animaux, on se réjouira, si l’on a quelque humour, de ces remarques où Remy de Gourmont devance Violette Leduc : « On voit même... les vaches en chaleur monter les unes sur les autres. » M B. PIED DE FANCHETTE (Le) ou le Soulier couleur de rose. Roman de Nicolas-Edme Restif de La Bretonne (1734-1806). Publié en 1769. Récit des aventures d’une jeune et belle orpheline, Fanchette, ’ livrée au monde où s’affrontent le camp de la Vertu et celui de la Débauche, où les enlèvements se succèdent à un rythme ininterrompu et parfois confus, et où les tentatives de viol échouent toujours au bord de l’irréparable. Fanchette a le plus joli pied du monde et c’est par là qu’elle va séduire innocemment le cœur de nombreux amants qui se dis¬ puteront ses faveurs. «Tous les regards se portaient sur son pied mignon. Elle ne rencontra pas un homme dont il ne remuât le cœur, pas une femme dont il n’émût la bile, personne dont il n’exci¬ tât l’admiration. » Le thème du soulier, cher à Restif, prend ici toute sa dimension. Si un joli pied peut à lui seul faire naître des pas¬ sions, c’est la chaussure elle-même qui en est le véritable objet : « Son Pied, ce pied mignon était chaussé d’un soulier rose, si bien fait, si digne d’enfermer un si joli pied, que mes yeux, une fois fixés sur ce pied charmant, ne purent s’en détourner... Beau Pied, tu marches en personne. » Le soulier est souvenir, promesse, gage de fidélité. Il devient même signe de reconnaissance, d’ap¬ pel. C’est toujours la présence d’un de ses ravissants souliers sur le lieu de son enlèvement ou celui de sa séquestration qui sauve la jeune fille. Le soulier est aussi empreinte du corps, reflet de la beauté et de la grâce, parure sans égale, une forme en creux, un réceptacle : « C’était une mule rose à talon vert gar¬ nie d’un réseau d’argent, si petite, si bien faite, qu’elle allait au fond des
386 / Pieds dans le plat (Les) cœurs réveiller les désirs.» À l’image de la petite mule, au soulier d’intérieur, s’attache aussi, presque toujours, celle du déshabillé, d’un innocent laisser- aller; la jeune fille est alors sans défense, proie facile et suprêmement attirante. Ce livre, écrit par un Restif qui se veut « vertueux », ne saurait révéler, malgré ce fétichisme constant, d’autres rapports amoureux que ceux des chastes regards et des tendres élans du cœur. D. C. PIEDS DANS LE PLAT (Les) Roman de René Crevel (19001935). Publié en 1933. On considère généralement ce livre comme un livre « engagé ». Mais, chez Crevel, la politique est toujours liée au sexe. Il est à la fois un ferment révo¬ lutionnaire et un objet aliéné par le système capitaliste. La sexualité est «réduite aux trois dimensions de la putasserie phocéenne, de l’adjudantisme romain, du masochisme chrétien». En d’autres termes, la France est la «patrie de la gaudriole, du bordel et du crucifix sur la table de nuit conjugale». Les prêtres, d’ailleurs, savent se distraire et «Mgr Cucufa de Belle-Lurette de Troumoussu » qui, « en fait de parties », préfère celles des «nègres», se pro¬ mène en Afrique « yeux baissés, mains jointes, mais jupon affriolant». Plus dangereuse, sans doute, est la mère cap- tatrice, l’ignoble matrone Esperanza, qui castre son fils, Rub dub dub. Elle en fait un « gringalet » qui « a honte de son anatomie misérable», corrige ses instincts et ressent avec horreur la glou¬ tonnerie sexuelle des femmes. «Une professionnelle en mie de pain, par exemple, s’accroupira, fera tournicoter, écrabouillera un bout de sein sur la spa¬ tule chatouillarde qui termine ce bâton, qui devrait être un beau bâton et fier de soi, puisqu’il est le vit.» La mère est aussi celle (élément autobiographique) qui fait subir à l’enfant une circoncision traumatisante, le portant à confondre sperme et sang. « Esperanza et ses tor¬ tueuses tortures de tuteur têtu l’ont déformé à jamais. » Est-ce une ven¬ geance, cette brusque scène de supplice et de viol de la mère par le coiffeur ? Il darde « les deux pointes de son fer qu’il vient de chauffer contre les pointes des seins tandis qu’il sort un objet plus intime mais non moins inexorable, dont il pénètre avec un soin infini, des grâces d’ondulateur, la belle inanimée». Reste une attirante figure de femme, Krim, petite chanteuse de music-hall, révoltée contre l’hypocrisie des mœurs bour¬ geoises, féminine et tendre, image de la «perfection violente» mais qui s’éteint, rongée par la maladie : « Elle fut, non celle qu’il aima, mais celle qui l’empê¬ cha d’en aimer d’autres. » X. G. PISSEUSES (Les) Poèmes de Louis Perceau (1883-1942). Publiés en 1934. À chaque âge de la vie, la femme qui urine et « montre ses appas plantureux » procure bien des plaisirs à l’homme qui l’épie. Depuis la petite fille qui se sou¬ lage au pied de la tour («Et dans la tiède nuit, je crois/Sentir comme une odeur d’asperge ») jusqu’« Aux vieilles qüî pissent debout/Les deux jambes écarquillées », en passant par la femme mûre, véritable cataracte : « L’urine en jet irrité/S’échappe avec un bruit d’écluse. » X. G. PLAISIR ET LA VOLUPTÉ (Le) Conte allégorique attribué à Madeleine Arsant, dame de Puiseux (XVIIIe siècle). Publié en 1752. Le Plaisir est frère du Libertinage — tous deux fils de Vénus — mais ne se confond pas avec lui. La Volupté est fille de l’Opulence et du Goût. Elle rencontre le Plaisir, lui plaît et s’ac¬ couple avec lui. Mais les dieux, en les obligeant au mariage, les condamnent à l’ennui. Ils se séparent, et le Plaisir court agacer les femmes : Dorise, qui n’aime que les soupirs, sans les récom¬ penser; Artémise, «la plus horrible et la plus dégoûtante de toutes les coquettes», l’impérieuse Lucie et l’aus-
Plaisirs du roi (Les) / 387 Gravure anonyme. XVIIIe siècle. tère Isménie, la prude Philis et surtout la sensible Aminte. Aminte se lamente : charmante, riche et de tempérament ardent, elle s’est gorgée de plaisir en couchant avec des hommes qui ne lui ont pas apporté l’amour après lequel maintenant elle soupire. Survient Damis, bel orphelin, jeune et délicat, qui sait jouer du silence et des larmes. Elle a tôt fait de l’entraîner dans son lit. Le Plai¬ sir les accompagne mais il fait tôt place à l’Amour. C’est ainsi que les moins vertueuses finissent par sombrer dans la fidélité. J.-P. P. PLAISIRS DU ROI (Les) Roman de Sadinet, pseudonyme d'un auteur contemporain. Publié en 1968. Plus drôle que sadique, écrit d’une plume allègre, ce petit livre a le mérite de ne pas se prendre au sérieux. Les plus grandes folies sont contées d’un ton badin. On voit le petit roi s’amuser à sodomiser des petites filles de huit ans ; à flotter sur un radeau de femmes nues; à couvrir ses murs de fesses (« grandeur et servitude de la fesse ! ») ; à violer sa vieille mère en l’insultant ; à faire prendre des douches de sang de léopard à ses concubines; à «jeûner» pendant plusieurs jours pour qu’ensuite une femme reste douze heures sous lui ; à faire l’amour avec de jeunes lépreuses, au grand effroi de la reine, en période de carême; à raser les poils pubiens qu’il n’apprécie pas avec son grand sabre; à prendre des bains de femmes nues, à démolir des maisons avec une grue, à se faire crucifier pour mieux ressusciter; à cirer ses chausstires avec de la cire vierge, issue exclusivement des oreilles de ses concubines. Ses sujets,
388 / Poèmes à Lou loin de s’en scandaliser, préviennent ses désirs. Les femmes se font une véri¬ table gloire d’être admises à «sucer la divine liqueur». Les hommes applau¬ dissent quand il féconde cérémonieuse¬ ment une génisse en public. Toutes ces fantaisies royales relèvent de la tyran¬ nie et de l’arbitraire. Peut-être le livre n’est-il pas aussi farfelu qu’il y paraît. Il a sans doute une résonance politique. Ainsi, le 14 juillet, le roi peint le dra¬ peau sur le sexe d’une femme, puis « sa queue salue les couleurs et s’y rue, sabre au clair». Il adore se dissimuler dans les toilettes des trains, armé de papier hygiénique, faire subir une petite « for¬ malité » à ses présidents du conseil qui pensent avec inquiétude à la « constric- tion fâcheuse de l’orifice de leur rec¬ tum». Il a envie de voir la «queue» du pape et y parvient. Certes, cet écrit n’est pas seulement distrayant, il est profondément irrévérencieux. X. G. POÈMES À LOU Recueil de lettres-poèmes de Guillaume Apollinaire, Wilhelm Apollinaris de Kos- trowitzky, dit (18801918). Publié partiel¬ lement en 1947 sous le titre d'Ombre c/e mon amour, intégralement en 1969. Rencontrée à Nice en 1914, Louise de Coligny-Chatillon, dite Lou, a fas¬ ciné Apollinaire par son étrange per¬ sonnalité. Rieuse et lointaine, aguichante et fuyante, elle ne sera sa maîtresse qu’au moment où il s’engage dans l’ar¬ tillerie, puis se détachera de lui, le lais¬ sant longtemps sans nouvelles. Toutes les lettres de ce recueil sont écrites tandis qu’il est soldat et sont émaillées de métaphores militaires. Les fantassins blonds, la cantine, le vague¬ mestre sont érotisés par sa passion, mais le style sent un peu trop le garde à vous: «Toi ma chère permission/ Ma consigne ma faction/Ton amour est mon uniforme.» La brutalité de la guerre répond bien à la violence de son désir pour l’indomptable Lou, «rose atroce» et «Démone-Enfant». Acte sexuel et fait guerrier sont pareils : les obus, qu’il lance vers son amie, sont des fleurs mâles, les canons, «membres génitaux/Engrossent l’amoureuse terre». Mais ce sont surtout les chevaux qui, sans cesse, approchent le corps de celle qu’il dit être son «unique amour»: «Les croupes des chevaux évoquaient ta force et ta grâce ». Parfois se perçoit une résonance zoophile : « La vulve des juments est rose comme la tienne.» Mais l’aspect conquérant et claironnant de la passion s’estompe devant l’indifférence de Lou. Il devient alors le « dévot » de sa beauté et reconnaît avec une infinie tristesse qu’il ne l’a « possédée que morte ». X. G. POÈMES ET DESSINS DE LA FILLE NÉE SANS MÈRE Poèmes et dessins de Francis Picabia (1879-1953). Publiés en 1918. Il peut paraître surprenant que Pica¬ bia ait écrit des poèmes où l’amour et la bien-aimée s’enroulent à son bras, où «un vertige d’isolement», marche en peignoir, où une petite danseuse tzi¬ gane touche son cœur, où une femme à l’âme religieuse se donne, les che- veifx en désordre. Surtout lorsque vien¬ nent les « illustrer » le genre de dessins que nous connaissons à Picabia, ceux où l’union des sexes est présentée comme une mécanique. Des croquis pseudo-scientifiques s’accompagnent de légendes telles que « vagin prime- sautier», «parties», «changement de vitesse», «ardeur», «ventilateur-sur¬ prise». L’acte amoureux se réduit à un rapide schéma : l’éventail des caresses, aboutissant à la « suprême », produit la «décharge» et s’achève dans les toi¬ lettes. Telle est la nouvelle carte du tendre... Mais l’apparente contradiction entre l’écriture romantique et sentimentale et le dessin brutal et méprisant, s’efface dans l’esprit surréaliste, imprégné d’hu¬ mour un peu noir. On ne sait jamais très bien ce qui est sérieux, ce qui est ironie. Et si le désir de l’homme est «ramassé dans l’eau», la jeune fille, de
Poésies compiètes / 389 son côté, «aimait un petit revolver». C’est ainsi que «les formes mystiques/ sans l’intelligence/comme les maths/ sont dans les bras l’un de l’autre». X. G. POÉSIE/de Pierre Jean Jouve Sous ce titre, Pierre Jean Jouve ( 1887- 1976) a publié au Mercure de France l'édition complète et définitive de son œuvre poétique (quatre tomes parus de 1964 à 1967). Parmi tous les symboles qui accom¬ pagnent cette œuvre, tour à tour la sus¬ citant et suscités par elle : le serpent, le dragon, le cerf, l’arbre, la perle, les larmes, il en est trois qui, conjugués, cristallisent le pouvoir de fascination érotique de la femme : l’œil, la bouche et la chevelure. Cependant, maint poème ne s’enveloppe dans la métaphore que pour mieux et plus précisément focali¬ ser la vision sur l’objet sexuel. Ainsi, dans «L’Œil et la chevelure» : «Placé dans la longueur et fermé comme un puits/Sur le secret du moi; entre des moustaches/Pour toute éternité; c’est une bouche ouverte/Qui souffle un long drapeau de malheureux parfum», ou, dans « La Putain de Barcelone » : « La grotte brune avec le parfum du vol- can/T’attend parmi mes jambes. » Mais si le poète avoue un attrait pour la prostituée, et si la figure de la prosti¬ tuée, le «monstre peint et souriant», apparaît souvent sous les traits de Yanick pour déclencher le processus d’images à signification sexuelle la plus crue et la plus primitive le mythe de Lisbé «aux cheveux d’or», et plus encore celui d’Hélène, qui circule sans cesse des romans aux poèmes, assem¬ blent les éléments d’un paysage mental en ouverture sur les cimes — forêts et glaciers — où la « matière céleste » que la femme recèle s’incorpore et se fond. A l’étemelle prostituée dont l’image obsessionnelle, réduite aux trois pôles du désir, se perpétue dans les profon¬ deurs, éternellement s’oppose et s’af¬ fronte l’amour d’Hélène, qui «sut bien mourir», puisque, par-delà la mort, et par la mort même, elle impose son rayonnement, sa beauté et sa puissance à toute vision. Trop incarnée et pré¬ sente, de l’énorme présence que lui restitue son effacement même, pour être figure platonicienne, elle provoque cependant moins la tension du désir à la poursuite de l’objet disparu qu’elle n’entretient la nostalgie du salut par l’amour, sans le péché. P. S. POÉSIES COMPLÈTES/de Renée Vivien pseudonyme de Pauline Tarn (1877- 1909). Recueil publié en 1948. Ces œuvres « complètes » réunissent Les Kitharèdes, A l'heure des mains jointes, Sillages, Flambeaux éteints, Dans un brin de violettes, Le Vent des vaisseaux, Haillons ; un seul thème domine et anime l’œuvre, autour duquel tout se rattache et rapporte : Sapho. Quelques distiques du poème « Récon¬ ciliées » disent cette réalité centrale : «[...] Je ne me souviens plus que de ta face pâle/Lorsque tu fis le don suprême, dans un râle//Et voici, comme hier, ton corps entre mes bras.../ Ordonne, je ferai tout ce que tu vou¬ dras. » Les vers mêmes, détachés, ne sont pas éblouissants, mais le remar¬ quable, c’est qu’à lire les œuvres de Renée Vivien, poète prolifique, le déchet narratif soit assez faible. On pourrait certes déceler des ingénuités de profession, des métaphores nobles, des développements, des tics et auto¬ matismes. Mais une sincérité transpa¬ rente impose des pages où la poésie une fois encore recommence. Il ne s’agit pas de niaiseries, pas certes de naïvetés non plus. Voici le poisson Pompilos : « Pour que le vent soit doux comme ma caresse/O poisson de bon augure, Pompilos/Escorte la nef de ma tendre maîtresse/Orgueil de Lesbos. » La référence grecque est omniprésente (entremêlée souvent aux souvenirs de poètes anglais — Shakespeare, Swin- burne. Rossetti, etc.), comme dans le poème « À Éros » : « Vierges et femmes, rien n’est plus doux que l’amour/Les
390 / Poésies diverses Kharites aux bras blancs et les jeunes Heures/Les Piérides au front ardent comme le jour/Et l’Aurore aux pieds nus lui sont inférieures. » Renée Vivien a rang, pour une vingtaine de textes peut-être, parmi les grands poètes de langue française. Ôn se demandera bien quelles raisons la font pourtant mécon¬ nue presque ? Un mélange chez tant de lecteurs de pharisaïsme et de polisson¬ nerie, qui établit une police des sujets, des droits de cité? Mais aussi sans doute une limpidité morale. Dans le poème «Ainsi je parlerai», Renée Vivien déclare : « Si le Seigneur pen¬ chait son front sur mon trépas,/Je lui dirais : “Ô Christ, je ne te connais pas”... “Pardonne-moi, qui fus une simple païenne/Laisse-moi retourner vers la splendeur ancienne”. » M. B. POÉSIES DIVERSES/de Baraton (né vers le milieu du XVIIe siècle, mort vers 1725). Publiées en 1704. Contes choisis, épigrammes, bons mots, «matière propre, écrit l’auteur, à délasser l’esprit lorsqu’il est fatigué par la trop grande application aux affaires sérieuses». Les vers de Baraton sont une imitation avouée de ceux de La Fontaine «dans cette simplicité qui est le caractère particulier de la nature». Mais, est-il besoin de le dire, on ne trouvera ici ni la verve féroce, ni l’hu¬ mour, ni les invites subtiles du fabu¬ liste. Le recueil est dans l’ensemble assez plat, et le lecteur réduit à quelques miettes. On rencontre bien, au hasard des pages, «un curé fort gaillard» ou « une maîtresse de maison goguenarde, follette», mais ce n’est pas très convain¬ cant. Plus convaincante est la hantise du cocuage fondée sur cette constatation que l’honneur des dames «[...] n’est enfermé que sous une serrure/Dont tous les hommes ont la clef». Mais le grand mérite de Baraton est de citer, dans le conte narrant les infortunes de Clopinel, qu’une meute de femmes veut flageller parce qu’il les a traitées de putains, ces quatre formidables vers de Watteau. Étude de femme. © Roger-Viollet. Jean de Meung : «Toutes êtes, serez, ou futes/De fait ou de volonté putes/Et qui très bien vous chercherait/Putes toutes vous trouverait.» Pauvrette est, par différence, la conclusion de ce conte, malgré l’ironie toute galante: «Mes¬ dames, leur dit-il, ce que je vous demande/Est que la plus grande putain/ Qui soit dans toute votre bande/ Donne le premier coup de verges de sa main.» P. R. POÉSIES ÉROTIQUES/cje Parny Recueil de vers d'Évariste Désiré de Forges, vicomte de Parny (né le 6 février 1753 à l'île Bourbon, mort le 5 décembre 1814 à Paris). Publié en 1778.
Poésies libertines / 391 Vers dans l’ensemble assez falots, délicats, paresseux, voluptueux par excellence. Les poésies chantent les attraits de la très belle et très créole Éléonore. Brûlants désirs, plaisir des fous, libertine adresse. Hymne à une volupté jamais lasse: «Aimons au moment du réveil/Aimons au lever de l’aurore/Aimons au coucher du soleil/ Durant la nuit aimons encore. » Voyage toujours lourd d’ivresse au temple de l’amour. Il est intéressant de remarquer que c’est le désespoir qui est le dernier mot de cette volupté. En effet Pamy divise en quatre temps le jeu amou¬ reux : jouissance pure et simple, suivie d’une fausse alarme d’infidélité, ce qui permet de ressaisir un bonheur d’autant plus vif et doux qu’une infidélité trop réelle vient le briser et le transformer en un amer désespoir. L’amour est ainsi placé sous le signe d’une étoile qui, pour voler au rendez-vous, ne prête qu’une clarté douteuse. P. R. POÉSIES ÉROTIQUES/de Tailhade Recueil de vers de Laurent Tailhade (1854-1919). Publié en 1924. Parue sous le manteau, avec une fausse indication d’origine (Genève), cette plaquette, composée sans discer¬ nement d’après des papiers laissés par Laurent Tailhade, mêle à de courtes pièces de circonstance où figurent des mots crus, une ballade satirique déjà recueillie par l’auteur dans Au pays du mufle, des chansons de salle de garde déjà chantées peut-être sous le second Empire, et les neuf strophes du Lamento d’un vieux poil sur un cul désaffecté, parues, dès 1881, sous un titre un peu différent dans Le *Parnasse satyrique du XIXe siècle, où les accompagne une note révélant qu’il s’agit d’une production de jeunesse de Jules Verne. Le seul intérêt de cette plaquette est anecdotique. Elle montre que Tailhade s’est amusé parfois à rimailler très nonchalamment, en langage vulgaire, sur des airs de ritournelles en vogue. Quelques-uns de ses couplets portent la date de 1889. On peut en inférer qu’il n’a pas eu à se contraindre pour don¬ ner quinze ans plus tard à un cabaret de chansonniers la revue d’actualité que lui avait demandée le comédien Mévisto. P. P. POÉSIES LIBERTINES/de Gautier y Recueil de vers de Théophile Gautier /v\ (1811-1872). Publié en partie en 1873, et plus complètement en 1935. Théophile Gautier rimait volontiers des gaillardises pour l’amusement de ses amis, mais loin d’en souhaiter la publication, il eût voulu n’en voir figu¬ rer aucune dans Le *Parnasse satyrique du XIXe siècle, que colligeait en 1863 Poulet-Malassis, devenu éditeur clan¬ destin à Bruxelles. Malassis n’en inséra pas moins dans ce recueil six poèmes de Gautier, mais pour ne pas irriter celui-ci il ne les fit suivre d’aucun nom d’auteur. C’est seulement en 1873, après la mort du poète, que ses vers licen- \) deux furent réunis, avec diverses petites y pièces de circonstance parfaitement > anodines, dans une plaquette intitulée ^ Poésies de Th. Gautier qui ne figure- r, ront pas dans ses œuvres complètes. \*j Mais Malassis, responsable de cette édi¬ tion faite sous le manteau, ne connais¬ sait pas tous les poèmes libres de Gautier. Treize d’entre eux devaient v rester inédits jusqu’en 1935, date à V laquelle un universitaire spécialisé dans les études galtiériennes donna enfin une f r édition complète des Poésies libertines r - du poète & Emaux et Camées. f Ces différentes éditions comportent ; ^ toutes le célèbre Musée secret, qui n’a V rien d’obscène ni de gras, et qui eût pris place dans Émaux et Camées si la pudibonderie des magistrats du second Empire n’eût fait craindre à Gautier d’être poursuivi et condamné. Les pièces vraiment libres de Gautier sont pour la plupart d’inspiration satirique. Plusieurs ressortissent à la poésie de salle de garde ou d’atelier des Beaux-Arts — Gautier, dans sa jeunesse, avait été rapin. Quelques-unes ont été compo-
392 / Poésies libres sées sur des bouts rimés. La plus lyrique, Solitude, exalte en strophes de six vers les phantasmes dont se repaît le disciple d’Onan pour parvenir à l’extase. P. P. POÉSIES LIBRES Cortège priapique, Julie ou la rose, le Veraer des amours. Poèmes de — ou attribués à — Guillaume Apollinaire, seudonyme de Wilhelm Apollinaris de ostrowitzky (1880-1918). Ces trois recueils qui parurent d’abord séparément (le premier en 1925, les deux autres en 1927), furent réunis pour la première fois en un seul corpus, dans les Œuvres érotiques complètes de Guillaume Apollinaire. Publiée en 1934 «à Barcelonette», tirée à deux cents exemplaires et illustrée de vingt- quatre pointes sèches en couleur, cette édition en trois volumes comprenait, outre les Poésies, Les * Exploits d’un jeune Don Juan et les * Onze Mille Verges. Si les deux premiers recueils renferment quelques poèmes de Guil¬ laume Apollinaire : « 69 6666 69 » (dans une version ici différente), «Chapeau, tombeau», «Petit balai», «Le Teint» et «Épithalame» (tiré des Onze Mille Verges), l’unanimité de la critique s’ac¬ corde cependant à tenir le reste pour apocryphe. Ni Pascal Pia, ni Michel Décaudin, dont les bibliographies sa¬ vantes font autorité, ne font mention de ces œuvres. Il reste à en souligner l’ex¬ trême réussite, qui a trompé jusqu’aux plus avertis : ainsi André Breton, dans les numéros 2-3 de la revue WV (New York, 1943), reproduisait sous le titre «Un poème peu connu de Guillaume Apollinaire » : « Seymour qui béquillait les femmes » tiré du Verger des amours. Il faut dire que le pastiche s’élève ici à la hauteur d’une véritable recréation et que les alibis érudits invoqués par le préfacier de ces recueils ont un indé¬ niable accent d’authenticité excusant bien des méprises. Des déhanchements précieux aux hardiesses goliardiques, des latinismes décadents aux pires aci¬ dités de la langue verte, tout demeure ici dans la saignée érotique du poète et mériterait de lui être attribué. Mince plaquette, le Cortège priapique se compose de quelques poèmes libres, de forme variée, censément réunis en octobre 1914 à Nice par deux des amis qu’Apollinaire y rencontrait alors quo¬ tidiennement : le peintre Robert Mor¬ tier et Henri Siegler-Pascal. Plusieurs de ces poèmes ne sont que de courtes pièces de circonstance, comme Apolli¬ naire en avait donné à la revue italienne Lacerba et qu’il appelait des « quelcon- queries». D’autres, un peu plus appli¬ qués, procédaient d’intentions satiriques à peine discernables aujourd’hui, mais que les familiers du poète pouvaient aisément déchiffrer. On ne saurait dire qu’ils aient, littérairement, une grande importance, mais si l’on en vient à étu¬ dier T «érotique» apollinarienne, on y trouvera sans doute quelques éléments d’information. Le titre du second recueil, tout aussi mince, rappelle celui d’un roman licen¬ cieux, * Julie ou j’ai sauvé ma rose, paru sous le premier Empire. D’autres souvènirs de lecture se mêlent d’ailleurs au seul poème de quelque importance que comporte cette plaquette. La connaissance des sonnets luxurieux de l’Arétin n’est pas étrangère à ce qui est dit des complaisances d’Angèle la Grecque pour Hercule Rangon, et c’est de L’*Anti-Justine que provient l’ins¬ piration des vers où sont évoquées « Mme Linars et ses filles dont le sexe se déboutonne/Au souvenir du citoyen Restif de La Bretonne. » Plusieurs petits poèmes, écrits apparemment entre 1905 et 1909, sont en quelque sorte des graf¬ fiti érotiques illustrant les vagabon¬ dages d’Apollinaire et de ses premiers compagnons dans un Montmartre encore rustique et dont les venelles étaient, la nuit, si peu fréquentées, qu’on y pou¬ vait faire l’amour sans être dérangé. Une suite de distiques composés « pour plaire à Dupuy», c’est-à-dire à René Dalize, ami d’enfance d’Apollinaire,
Poète (Le) / 393 fait allusion à des plaisirs pris, eux, sur la rive gauche, dans les maisons d’illu¬ sion et les tapis-francs proches du car¬ refour Buci. Au total, une plaquette à feuilleter comme un album de cartes pos¬ tales, ou plutôt de cartes transparentes, nettement datées des premières années de notre siècle. Le Verger des amours appartient à la même veine. Q. L. POËTE (Le) Roman de Pierre-Jean-Baptiste Choudard dit Desforges (1746-1806). Publié pour la première rois en 1798, sans nom d'au¬ teur, à Hambourg. Fils d’un honnête marchand de por¬ celaines «dont la cécité en matière conjugale paraît avoir toujours été des plus complètes », selon Charles Monse- let, l’adolescent Desforges fut précoce¬ ment un don Juan bourgeois, volant de conquête en conquête dès le collège. Sa famille ne toléra pas longtemps ses incartades et il se retrouva sur le pavé parisien sans autre ressource que celle de courtiser la poésie. L’infidèle lui préféra bientôt le théâtre et passa le reste de sa folle jeunesse sur les routes et les scènes d’Europe. Quelque peu assagi, il se résigna à prendre épouse et finit comme la plupart des hommes à bonne fortune; la dernière femme est celle qui venge toutes les autres. Angé¬ lique le fit cruellement souffrir, mais elle lui permit d’épancher son chagrin et son amertume dans une remarquable « comédie », La Femme jalouse, dont le succès le fit se consacrer entièrement à la littérature. Dans l’espace de dix-huit ans, il com¬ posa et fit représenter une trentaine de pièces. Citons un drame, Tom Jones à Londres, aux délirantes péripéties, la verve grotesque et les calembours du Sourd ou F Auberge pleine et la folie mélodramatique de Novogorod sauvée. Si la Révolution ne lui inspira que de médiocres opéras de circonstance, elle évita que le malheureux ne tombe dans le mélodrame le plus sombre et lui fit oublier ses infortunes maritales. La loi sur le divorce fut promulguée : il fut l’un des premiers à en bénéficier et trouva enfin la paix dans son nouveau mariage avec une veuve « pour laquelle il soupirait depuis longtemps». Il décida d’évoquer ses souvenirs en écrivant un roman où il «sacrifia à l’autel des Grâces » avec audace et grivoiserie. La première publication du Poète passa presque inaperçue tant son titre insignifiant rebutait le lecteur frivole. Perfide et raffiné, ce premier essai romanesque contient, dans un cadre quelque peu modifié, le récit des prin¬ cipaux épisodes de la vie galante de Desforges. Il décrit avec une plume scandaleuse le comportement et l’exis¬ tence libertine de sa mère et de sa sœur, tout en se réservant avec complaisance les meilleurs rôles amoureux. Impu¬ dent, il déclare : « Un guerrier raconte ses combats, un navigateur ses courses, un homme sensible ses peines et ses plaisirs dans la carrière de l’amour. Aucun de ces conteurs n’est dange¬ reux, et tous les trois peuvent être utiles. La carrière de l’amour, dont je parle en homme qui l’a parcourue dans toute son étendue, est à la fois un champ de bataille et un océan tempé¬ tueux. Maintenant que je suis dans un port charmant, à l’abri de tous les orages, je crois ne pouvoir mieux employer mon loisir qu’en le consa¬ crant au souvenir de mes innombrables aventures.» Regrettant d’avoir passé sous silence quelques anecdotes licen¬ cieuses, Desforges rédigea peu après Les Mille et Un Souvenirs ou les Veillées conjugales, ouvrage de la même humeur scabreuse et bouffonne où, sous le nom de Mélincourt, il confesse à sa com¬ pagne légitime son dévergondage et ses débauches. Le style y est également relâché, l’auteur s’abandonne à ses extravagances coutumières et à sa pas¬ sion de la métaphore : tout est rose, corail, autel de la volupté, calice de l’amour. L’amant est un sacrificateur, un athlète; une maîtresse est une vic¬ time immolée aux feux de la passion,
394 / Point de lendemain une prêtresse; ses jambes, les deux colonnes du temple de Vénus ; ses seins deux globes en marbre, en ivoire ou en albâtre; la peau est neige ou satin... Libertin de poudre et d’épée, coureur de boudoirs et de granges, trousseur de grisettes et de bourgeoises, candide dans le vice («La faute n’est qu’une fai¬ blesse, le crime n’est qu’un oubli»), curieux mélange de Tom Jones et de Restif, Desforges est l’un de ces bâtards qui n’appartiennent à aucune classe sociale définie et qui illustrent l’esprit décadent du xvme siècle. J.-P. D. POINT DE LENDEMAIN Conte du baron Penon, Dominique Vivant (1747-1825). Ecrit en 1777. Publié en 1812. Aimant «éperdument» la comtesse de.... le jeune héros de ce conte n’ose refuser un soir à Mme de T... Le lieu du rendez-vous sera la demeure du mari, ce mari que Mme de T... n’a pas vu depuis cinq ans. C’est ainsi que quelques réjouissantes bévues marque¬ ront la réconciliation du mari et de son épouse, Mme de T... voulant entraîner le jeune héros ingénu dans l’apparte¬ ment de Monsieur, appartement démoli depuis trois ans. Après un souper fin, Mme de T..., qui a de la suite dans les idées, propose de « faire un tour » sur la terrasse. Le temps de caresser un bras, puis l’épaule, plus la bouche, puis, puis, puis... l’on écrit que la nuit était superbe, avec ce brin de nonchalance qui place l’histoire dans une campagne d’île-de-France. Avec le passage des heures la volupté se fait plus ardente, on devient peut-être moins délicat. Au matin un peu de fatigue appesantit les paupières de Mme de T... Mais cette charmante dame n’a rien perdu de son esprit. Elle fait jurer un serment de silence au jeune ingénu. Les premières lueurs du jour vont chasser toute trace d’enchantement. Le héros apprendra tout à trac de la bouche de l’amant de Mme de T... qu’il est la dupe d’une joyeuse affaire. «Je ne savais pas que tout ceci était une comé¬ die», écrira la dupe. Victime du talent et de la diplomatie féminine, le narra¬ teur a servi de paravent à une autre affaire de cœur. Et comme il ne sait pas assez rire de son aventure il se retrouve sur le chemin de Paris, comme un valet à qui l’on donne ses gages. Il ne faut point chercher de morale à cette aven¬ ture. Ni d’autre plaisir que celui d’un joli conte écrit avec esprit, finesse et cette pointe d’ironie qui rend l’aven¬ ture légère, vive et fantasque. J.-P. A. POINTE (La) Récit de l'écrivain égyptien d'expression française Joyce Mansour (1928-1986). Publié en 1959. La Pointe, récit surréaliste, est un hymne au sexe, glorification de l’amour physique le plus fou, source de toute vie, de tout espoir. Les personnages de La Pointe, le père, la mère, leur fils, et Saignée, que celui-ci aime et désire continuellement, sont plongés dans un perpétuel délire érotique. «Tes minau¬ deries agissaient sur mon sexe comme un citron sur une huître. » « Je me fai¬ sais mal à travers toi. » « Les machines frénétiques le malaxent, déchiquettent ton clitoris, perpétuant tes cris jus¬ qu’aux fins fonds de ma jouissance. » Ces aveux s’adressent naturellement à Saignée, qui, en bonne domestique de la famille, se plie à toutes les exigences, «offrant son confortable arrière-train avec compréhension aux coups rageurs, aux brûlures, morsures, bêtises et ten¬ dresses, soufflant un peu, gênée par sa poitrine». Après la mort de Saignée, « sexe insatiable aux langues de vipère », son amant la fait revivre de mille manières. Petit, n’avait-il pas déjà appris dans ses bras «à ne pas rêver sans jouir»? Le père se noie au cours d’un voyage en mer (« Son sexe, son inter¬ minable verge, chantait dans les pro¬ fondeurs»). La mère se glisse chaque soir dans le lit de son fils, qui s’y trouve déjà avec sa nouvelle épouse («Je dus enfoncer ma verge dans sa
Pompes funèbres / 395 gorge pour pouvoir dormir quelques heures»). Mais Saignée, toujours pré¬ sente, obsède son amant qui redoute la mort : « Plus de moi pour rêver de toi, plus de toi, ô Saignée, plus de vie. » Le narrateur ne nous avait-il pas confié dès la première ligne de sa confession : «L’artichaut a des limites, l’anormal n’en a pas»? Y. C. POUCE DE PARIS DÉVOILÉE (La) Pamphlet publié en 1792 par Pierre Manuel (1751-1793), et qui contient un grand nombre de révélations sur les méthodes et l'action de la police au temps de Berryer, de Sartine et de Lenoir. L’auteur utilise les documents qu’il avait eus entre les mains en sa qualité de membre de la municipalité pari¬ sienne après le 14 juillet 1789. Il a pu, notamment, consulter et citer les rap¬ ports des inspecteurs de la police des mœurs de l’Ancien Régime, alors que les manuscrits étaient encore com¬ plets. C’est justement ce qui fait l’inté¬ rêt de ce livre pour nous : il contient des passages de ces rapports qui ne se retrouvent plus dans les manuscrits aujourd’hui conservés, et qui ont été publiés depuis sous le titre de *Paris sous Louis XV. Y. B. POMPES FUNÈBRES Roman de Jean Genet (19101986). Publié en 1947. Scandé par une marche d’enterre¬ ment — comme *Notre-Dame-des- Fleur s, comme *Mîracle de la rose (et c’est l’auteur lui-même qui ne peut s’empêcher de trouver troublante et fatale cette similitude macabre) —, ce livre est un poème d’amour horrible et magnifique, écrit pour célébrer la mort, pendant la libération de Paris, l’été 1944, du jeune résistant Jean Décamin qui fut l’amant de Genet. Mais de son blond patriote Genet parle assez peu. Il évoque ce jeune cadavre, qui lui avait fait don de son « œil de bronze » juste un mois avant d’être tué par les Alle¬ mands. Il se prépare lentement à le dévo¬ rer. En attendant, il déploie les fastes de son imagination dans une débauche de rêves érotiques qui enveloppent le souvenir brûlant du disparu en une danse rituelle. À Jean, il offre des amours imaginaires et cruelles qui se dressent pour composer un monument funèbre car, dit-il, «je sentis qu’à la rigidité du cadavre je ne pouvais opposer que la rigidité de ma verge». Il invente ainsi des personnages et leur distribue des rôles; il donne à la mère du mort un amant qui pourrait être son tueur, Erik le tankiste allemand ; il confie à celui- ci le sort d’un jeune milicien, entrevu aux actualités, Riton. Il imagine les amours du frère de Jean, Paulo, avec Hitler lui-même. Bien entendu, Genet participe à ces amours et ses person¬ nages vont et viennent selon un chassé- croisé délirant, se caressent, s’accouplent dans des étreintes douloureuses et vio¬ lentes qui ont le goût tragique de la séparation définitive dans ce Paris qui sent le roussi et le sang. Mais derrière ces scènes érotiques, des thèmes plus profonds s’enchevêtrent ; c’est d’abord, à travers Riton, la haine pour la société, qu’il identifie «avec raison», dit-il, à la France vaincue, et son admiration pour les beaux mâles vainqueurs et leur Führer, le seigneur de la guerre (dont le sexe évoque «l’arme de l’ange exter¬ minateur», «la source de l’or blond», le Vi, etc.); c’est aussi son admira¬ tion pour la Milice, composée de « ces gosses dont la dureté se foutait des déboires d’une nation... J’étais heu¬ reux de voir la France terrorisée par des enfants en armes... Je caressais sou¬ vent les plus beaux et, secrètement, je les reconnaissais comme mes envoyés, délégués parmi les bourgeois pour exé¬ cuter les crimes que la prudence m’in¬ terdisait de commettre moi-même. » Mais on aurait tort de prendre Genet à la lettre : s’il exalte la Milice et les Allemands, c’est qu’il interroge les secrets du mal pour pénétrer ceux de la mort. C’est pourquoi les blonds vain-
396 / Pornographe (Le) queurs le fascinent : ils sont les tueurs qu’aucun profit ne récompense, les seuls assassins qui font le mal pour le mal, donc l’incarnation parfaite et glacée du Mal absolu. Toutefois ces tueurs — bardés de ces accessoires militaires (pistolets, cartouches, combinaison noire du tankiste, etc.) auxquels Genet confère un caractère phallique et envoûtant — ne sont pas de purs symboles, ils sont, grâce au talent de l’auteur, atrocement présents, ils se déchirent et s’aiment avec la violence désespérée des dam¬ nés. Il arrive même que dans leurs caresses brutales affleure une tendresse nostalgique, comme le souvenir d’une terre morte ou perdue à jamais. Plus en retrait, un autre enterrement parcourt le texte, presque en pointillé : la bonne, qui a eu un enfant de Jean, va l’accom¬ pagner toute seule au cimetière, où deux croque-morts abusent d’elle joyeuse¬ ment. C’est peut-être la première fois que Genet pose un regard attendri sur un personnage féminin, menu et flou mais pathétique. U. E. T. PORNOGRAPHE (Le) ou Idées d'un honnête homme pour un projet de règlement pour les prostituées, propre à prévenir les malheurs qu'occa¬ sionne le publicisme des femmes, avec des notes historiques et justificatives. Récit écrit sous forme de lettres par Nicolas- Edme Restif de La Bretonne (1734-1806). Publié en 1769. Le jeune libertin D’Alzan s’est repenti de sa vie peu vertueuse. Il écrit à son ami Des Tianges pour lui faire part de son amour pour la sœur de sa femme. Ce n’est entre eux qu’échange de tendres regards, preuves de vertu, union du cœur et de l’âme, et la fin de cette intrigue ne saurait être que «l’union pure et sacrée du mariage». Les réflexions de D’Alzan sur son passé dissolu l’amènent à imaginer un règle¬ ment de la prostitution qui se trouve être la matière la plus importante de ces lettres. C’est avant tout dans un souci de «santé publique», aussi bien phy¬ sique que morale, que D’Alzan affirme la nécessité d’isoler les prostituées en des « Parthénions » ; ce serait là pour la société «un moindre mal». Architec¬ ture, installation, règlement intérieur, il approfondit tout dans les moindres détails : l’heure des repas, le nombre de bains, les parures, le prix des filles, classées par âges et par beauté, leurs occupations, qu’elles soient filles entre¬ tenues par des «amants en titres» ou vieilles prostituées «surannées», sans oublier les enfants nés au Parthénion, auxquels il pense à assurer un «ave¬ nir». Les lettres sont suivies d’inté¬ ressantes notes ; Restif y développe sa vision des mœurs de l’Antiquité à son époque, en s’attachant particulièrement à celles de Sparte. Il brosse aussi, en faisant preuve d’un esprit d’observation très aigu, le tableau de quelques-unes de ses mésaventures avec les prosti¬ tuées, dont il relève une douzaine de catégories, depuis les filles publiques par état, danseuses, chanteuses, jus¬ qu’aux entremetteuses, femmes du monde, courtisanes, pauvres prosti¬ tuées des faubourgs. Le livre, qui se veut «‘claire exaltation de la vertu», offre donc un intérêt plus sociologique qu’érotique. D. C. PORTE DÉVERGONDÉE Récits d'André Pieyre de Mandiargues (1909-1991). Publiés en 1965. La porte dévergondée « ouvre sur la spirale d’un escalier par lequel on des¬ cend dans un espace qui est au-dessous du niveau où la plupart des hommes font aller leurs pieds, leurs pensées et leurs propos». Dans cet univers infé¬ rieur, des jeux de miroirs nous ren¬ voient des images du monde ordinaire, mais «d’une outrance ou d’une acuité quasiment blessantes ». « Sabine » nous introduit dans un petit hôtel de cam¬ pagne, entre les murs nus d’une salle de bains attenante à une chambre dite « de la loutre », car cette bête, empaillée et clouée sur une planche, figure au- dessus de la cheminée. Les environs de
la baignoire sont éclaboussés de sang. Après ces données, calmement exposées au présent, commence le plus parfait des récits inversés car les événements qui précèdent cette mise en scène nous sont contés en remontant le fil du temps, comme un film qui se déroulerait lente¬ ment à l’envers. Sabine, dans son bain brûlant, vient de s’ouvrir les veines. Elle est très lucide encore et ressent même une impression de puissance inté¬ rieure qui serait capable d’anéantir le monde, si elle le voulait. De minute en minute, nous découvrons le passé de Sabine : comment elle a accompli les préparatifs de son suicide, comment elle s’est déshabillée, comment elle est entrée dans cet hôtel où elle était déjà venue en compagnie d’un homme roux, un lieutenant qu’elle avait connu huit jours plus tôt. (Sur ce banc où elle attendait la nuit, il l’avait tout de suite embrassée, elle qui n’avait jamais connu d’homme auparavant.) Cette rencontre ne nous est évidemment révélée qu’après la semaine que Sabine a pas¬ sée sans revoir son amant, et leur unique nuit d’amour dans la chambre à la loutre. C’est de ce passé qui se déshabille avec des gestes gauches, sac¬ cadés, de cette petite musique entendue à l’envers que provient le charme de la nouvelle. Brûlure de la première entre¬ vue, du plaisir nocturne, de l’humilia¬ tion, des lames coupantes. Car Sabine a décidé de se tuer lors du second ren¬ dez-vous, à l’instant où le lieutenant l’a brutalement jetée hors de sa voiture, sur la route qui les conduisait à la chambre à la loutre. (Est-ce parce qu’elle avait imprudemment évoqué les « hus¬ sards de la mort ? ») Avant de pénétrer dans l’hôtel, huit jours plus tôt, le lieu¬ tenant avait fait manger à l’héroïne une poignée de groseilles à peine mûres qui lui avait serré la gorge. Le temps que prend la lecture de ce récit corres¬ pond sans doute au temps que met Sabine pour mourir. Après une der¬ nière resurgence de blessures loin¬ taines, son passé se dissout dans la Poupée (La) / 397 nature, qui s’emplit soudain d’une atroce clarté lunaire. Un petit renard disparaît sous les arbres. «Jusqu’à la fin de la saison, les groseilles auront une acidité repous¬ sante. » Toutes les pages du recueil sont empreintes de ce même charme insolite et cruel. Serait-ce que seule la connais¬ sance du scabreux nous fait pressentir ce qu’est le paradisiaque? Fête nostal¬ gique et funèbre, dont l’auteur avoue qu’elle doit choquer le spectateur ou l’auditeur. «Dans ses convictions, dans ses sentiments les plus honorables, dans sa bien-aimée culture, dans sa pudeur, dans son goût. » Y. C. POUPÉE (La) Ecrit, accompagné de photos, de Hans Bellmer (1902-1975). Publié en 1936. La poupée est déchiquetée. Ses membres sont arrachés et posés là, dans un désordre apparent, dans un décor fétichiste de roses artificielles et de dentelles. Et voici qu’un nouveau corps d’adolescente apparaît. Recons¬ truit, anti-naturel, inhumainement impu¬ dique, il s’impose avec plus de logique interne et phantasmatique que le corps donné, naturel. Il laisse voir la méca¬ nique des intestins, le cartilage d’une jambe. Cette douloureuse transforma¬ tion est le fruit de l’acte amoureux. Bellmer explique comment il en est venu à ces assemblages déstructurés, restructurés. C’est d’abord la négation de l’utile, du profitable. Quand il voit des photos dans une encyclopédie, il les fouille pour les dépouiller de leur «intention instructive», pour qu’il ne reste qu’une «précision dénaturée, capable de séduire». C’est une opéra¬ tion de magicien, de prestidigitateur, de celles qui font les esprits frappeurs, le pouce coupé, la main qui écrit toute seule. Est-elle possible avec les petites filles? Quand il regarde leurs jambes, leurs mollets qui se «raidissent à F im¬ proviste », le magicien, ahuri, se heurte à une accessibilité. Elles dégagent la « belle odeur suspecte des choses super¬
398 / Premier Acte du synode nocturne (Le) flues». Elles séduisent. Elles laissent un désir «lancinant» qu’on sait d’avance déçu. Une promesse, un espoir de futiles attouchements, jamais de «butin». Mais cette, « réserve désespérante », cette dis¬ tance infranchissable n’est-elle pas d’une, « extrême suavité » ? Pour triom¬ pher de ces petites filles, au ricanement cruel, aux cachotteries suspectes, il faut les démonter comme une boîte ou un réveille-matin, «ajuster les jointures l’une à l’autre» et «construire membre à membre ce que les sens et le cerveau s’étaient approprié». Ainsi est née la poupée torturée, ouverte et inquiétante. Paul Éluard, d’emblée, s’enthou¬ siasma pour La Poupée de Bellmer et interrogea son merveilleux pouvoir de rupture et de déchaînement dans les poèmes de Jeux vagues la poupée (1939): «C’est une fille! — Où sont ses yeux? — C’est une fille! — Où sont ses seins? — C’est une fille! — Que dit-elle? — C’est une fille! — A quoi joue-t-elle? — C’est une fille, c’est mon désir !» X. G. PREMIER ACTE DU SYNODE NOCTURNE (Le) des tribades, lémanes, unelmanes, pro- pétides à la ruine des biens, vie et hon¬ neur de Calianthe. Satire de Guillaume Reboul (1560-1611|. Publiée en 1608. Catholique fervent, Reboul se sert de ses dons d’écrivain, de sa verve méchante et caricaturale pour attaquer l’Église de Genève et manifester sa haine contre les ministres protestants. Qualifiant Luther de prophète de merde, et dénonçant les sophismes érotiques de Calvin — particulièrement cette idée «que la nature a voulu détruire son œuvre en la femme, farcie de sa capacité de toutes les gehennes dont le ciel a désiré torturer les mor¬ tels pour l’expiation du délit du pre¬ mier homme» —, c’est en quelque sorte l’anti-Église qu’il décrit dans ce Synode. Le récit est construit de manière originale. C’est d’abord par la description minutieuse des quinze tapisseries qui ornent les voûtes de la salle que l’on pénètre au cœur de l’as¬ semblée. Paradoxalement, les figures étranges des tapisseries semblent plus réelles que les officiants. On y voit les Hétaïres, l’androgyne de Platon, une Éris tenant une pomme, une figure infernale « que l’on pourrait juger féminine à sa cheve¬ lure enfumée, toute poudrée de soufre ». Puis l’œil du spectateur distingue, à travers ces figures, l’assemblée elle- même et est invité à écouter une série de harangues prononcées par des per¬ sonnages odieux et ridicules : la Mère abbesse Niobé, d’abord, puis le Père Confécutus, puis la Sœur Diaphonia. Le but de l’assemblée? Couiller, couille- ter, couillarder ou couillatiser. Le moyen d’y parvenir? « Semer et épandre médi¬ sances et diaboliques inventions. » L’anti-Église. Dans un langage clique¬ tant, Reboul démontre que l’austère négation du corps est un appel démo¬ niaque à l’exaspération des sens et à la frénésie: «Ouy, je vous affie, c’est quelque chose, et des plus superlifico- quentieux ; escoutez donc, viedazes, escoutez que dict le paillard ; ventre sus ventre, quels trinquenailles, quels gal- lefretiers !... » Condamné par le pape pour avoir violé, dans un libelle, la majesté royale en la personne du roi Jacques, Reboul fut mis à mort à Rome le 25 septembre 1611. Comme l’écrivent les auteurs de L ’Enfer de la Biblio¬ thèque nationale, «si le Synode noc¬ turne ne doit sa présence à l’Enfer qu’à quelques mots gaillards, on se demande pourquoi l’on n’y a pas également déposé Y Histoire de Gargantua. Quoi qu’il en soit, répétons que l’auteur de ce livre est un écrivain, remarquable, digne de figurer dans les histoires de la littérature.» P. R. PREMIÈRE MAÎTRESSE (La) Roman de Catulle Mendès (1841-1909). Publié en 1887. Plusieurs romans dans ce roman : le portrait d’un adolescent, l’évocation de la bohème littéraire, celle des tournées
Priape / 399 de théâtre — mais un thème les anime et domine : celui de la démone bour¬ geoise. Honorine d’Arlemont, veuve bien préservée, vide de ses rêves ou espérances un coquebin, Évelin Ger- bier. C’est en le soumettant à des luxures que le diable n’avait pas inven¬ tées. Si l’on oublie les contrepoints — comédiens en province, discours savants des ratés de brasseries, promenades dans Paris — qui sont le système respi¬ ratoire du livre, subsiste cet argument : première maîtresse, Honorine traite le doux jeune homme, dès la nuit d’initia¬ tion, de telle sorte que sa virginité en est « salie mordue, arrachée, ensanglan¬ tée». En même temps, elle le décou¬ rage de sa grande ambition : écrire des vers. Car il faut être un homme que la société estime. Évelin Gerbier se sou¬ met, sous l’emprise du «viol goulu», du « long baiser infâme ». Mais la sœur d’Honorine, Antoinette, lui dit la vérité : plusieurs doux jeunes gens ont comme lui été la proie de la ravageuse, à com¬ mencer par le mari, mort tuberculeux. Au milieu de ces confidences, Évelin fait l’amour à Antoinette (la scène se passe dans un cabinet particulier). Plus tard, le jeune homme est appelé au chevet de sa mère mourante. C’est une manœuvre d’Honorine. Et dans la pièce même où repose le cadavre, Honorine de nouveau débauche Évelin. Du temps passe. « Surexcités, exténués par l’abus de la joie... leurs sens avaient besoin d’immondes hypothèses... Ils étaient infâmes sans grandeur. Ils étaient précis, clairs, pratiques, ne perdaient pas la tête. » Du temps passe. Ils ne se suffisent plus, donc ils cherchent. « Des offres, à voix basse, quand ils pas¬ saient, le soir, leur étaient faites, furti¬ vement; et ils acceptaient, souvent, non sans choix; l’habitude du mal leur avait enseigné des préférences. Ils eurent pour complices tous les vices de la grande ville. » Ils en viennent à pen¬ ser à la sœur. Honorine se résout à pra¬ tiquer avec Évelin et Antoinette, mais une jalousie haineuse s’empare d’elle : elle tue Antoinette. Elle va en prison. Alors Évelin Gerbier épouse une gen¬ tille demoiselle, et ils ont deux enfants. Lui-même entreprend une carrière de romancier bourgeois, vise l’Académie. Du temps passe. Honorine sort de pri¬ son. Tout va recommencer. M B. PRIAPE « ballet en musique». Imprimé pour la première fois, sans indication d’auteur ni de lieu, en 1694, attribué sans aucune preuve par son rééditeur anonyme du xixe siècle (Genève, impression spéciale faite pour la Biblio¬ manie Society, 1868) à Pierre-Corneille Blessebois (v. Le *Rut), tandis que P. Lacroix en avait rapproché le style de celui de B. de La Monnoye, ce livret d’opéra comporte, outre une notice moderne non signée et le fac-similé des vignettes primitives, un «Au lecteur» et un «Argument» sans signature, un «Aux Dames» signé Trousse-Malice, un prologue : « la Naissance de Priape » et cinq courts actes où le théâtre représente successivement l’antre des Parques, la ville de Lampsaque, une forêt, le temple de Priape, le lieu où est donnée la fête des Dieux. Vénus, mère de Priape, qu’elle a engendré de Bac- chus est, bien entendu, au premier plan. L’«Au lecteur» nous précise qu’il s’agit, entre les quatre Vénus distin¬ guées par Cicéron, de la Vénus Astarté, déesse des Sidoniens, qui fut mariée à Adonis: «Vénus, indique l’Argument, après avoir conçu Priape de Bacchus, vient d’accoucher à Lampsaque en Phrygie, où Junon lui fait la fonction de sage-femme, mais ayant conçu une jalousie contre cette déesse, elle l’a tou¬ chée d’une main fatale, cause que l’en¬ fant est mal bâti ; devenu plus grand, il est aimé des Lampsaciennes, dont les maris deviennent si jaloux en puni¬ tion de quoi la maladie vénérienne leur vient à tous, de manière qu’ils se voient obligés de le rappeler, ici où étant de retour on le range au nombre des Dieux. Énothée devient sa prêtresse et les Phal-
400 / Priapées Gravure anonyme. 1636. liphores ses prêtres, selon Pétrone, qui fait aussi mention de son oie sacrée que Polymos, impuissant adorateur de Circé, tue à son corps défendant, et de l’âne de Silène qui se met à braire quand Priape veut assaillir Veste.» Dans le rimaillage de la pièce, se font remar¬ quer le chœur des Maux vénériens — fort en avance, on le voit, sur la dé¬ couverte de l’Amérique —, les deux Femmes folles dont l’une, dans la forêt, tient la culotte de Priape, dont veulent s’emparer les Lampsaciennes, l’oie sacrée qui pique les mollets de Poly¬ mos, l’entrée de ballet des Phalliphores, la promotion de Priape au nombre des dieux, et l’attentat manqué de Priape sur la vertu de Vesta, enfin le chœur général : « Chantons le grand satrape/ Du sexe féminin,/Chantons le Dieu Priape/Buvons, rions sans fin. » A. B. PRIAPÉES/de Maynard Poèmes de François Maynard (1582- 1646), recueillis en 1864. L’avertissement au lecteur nous met, immédiatement dans le ton du livre : « Sans foutre la vie est amère/Qui bien
Privilèges du cocuage (Les) / 401 fout gagne paradis. » Voilà un ensemble de poèmes, soit sonnets, soit dizains, soit stances ou épigrammes, « priapées » exposées en fait sous forme de « mora¬ lités» sur l’amour physique. Tous les sujets s’y trouvent abordés, de la sodo¬ mie aux ébats entre vieillards. Les conclusions sont de ce style : « Les ans raviront tes appas/Et ton con deviendra si vaste/Que les mulets n’en voudront pas.» L’ouvrage fourmille aussi de ce genre de réflexions érotico-philoso- phiques : « Sur la tombe où je serai mis/Dis : Cy gist un de mes amis/Qui sans les fougues de mon cul/Aurait plus longuement vécu. » Regrettable que le mélange de thèmes traités finisse par être lassant car toujours vus sous cet angle. Ces «priapées», si elles sont l’expression d’un rut brutal et d’une florissante santé physique, n’en sont pas moins monotones. Et si, suivant une constante obsession, même le ros¬ signol chante : « Il n’est pas sage/De refuser son pucelage/À la fureur d’un jeune vit», notre intérêt n’en est pas moins vite émoussé par les continuelles répétitions. M. DE S. PRIAPÉES (Les)/de Vérineau Poèmes d'Alexandre de Vérineau, pseu¬ donyme de Louis Perceau (1883-1942). Publiés en 1920. Les amants, aux «désirs furieux», s’épuisent à des «jeux curieux », « avec l’ardeur des boucs et l’impudeur des chiennes». Tout est permis avec ces femmes brûlantes : celle qu’on ne peut pas voir « sans se cabrer du membre », celle qu’on veut adorer «comme les hérétiques/Sur cet autel qui s’offre à mon culte pervers/Car mon désir bandé se dresse vers ta croupe », celle dont le sexe «arrive à sentir la crevette», et même la tribade, celle avec laquelle on aimerait être une femme : «Alors d’un con goulu, bien humide et béant/J’au¬ rais gobé cent fois le clitoris géant/ À l’en faire baver d’amour dans sa moustache. » Mais à côté de ces amou¬ reuses furies, il y a des gens qu’on condamne et méprise, les puritains («ces saligauds-là ferment les yeux pour foutre ») ; il y a la fausse dévote qui ne prie à l’église «qu’un godemi- ché dans les cuisses»; il y a l’abbé, à qui on recommande : « fous ta soutane en l’air, sous un masque pareil ton vit ne voit pas clair»; il y a enfin cette « altière beauté qui met toute sa gloire à n’être point foutue», qu’on aimerait attacher et faire «saillir par un grand lévrier»; ainsi elle «se verrait châtier du respect qu’elle inspire». X. G. PRIVILÈGES DU COCUAGE (Les) Ouvrage utile et nécessaire tant aux cor¬ nards actuels qu'aux cocus en herbe. Œuvre anonyme publiée en 1644. Le texte est présenté sous forme d’une conversation entre deux personnes, soit le Jaloux et le Cocu. Le Cocu plaide pour les joies de cet état, joies qu’on
402 / Procez de Jean-Baptiste Girard trouve à être trompé, avec des arguments comme : « Croyez-vous Monsieur, que pour être jaloux vous soyez exempt de cornes!» Fatalisme tiré de l’idée que les femmes vertueuses sont des excep¬ tions miraculeuses et que, cela dit, il s’agit surtout de préserver sa tranquillité propre. Le Jaloux répugne d’abord à ces raisons mais finira, au fil du discours, par être convaincu et adorera lui-même la «Divinité Comutine». M. DE S. PROCEZ DE JEAN-BAPTISTE GIRARD Recueil de pièces contenues au procez de Jean-Baptiste Girard, jésuite, recteur du Séminaire royal de Toulon et de demoiselle Catherine Cadière, querel¬ lante. Publié en 1731. Ce procès, qui retint l’attention «de toute l’Europe scandalisée », se termina par l’acquittement de Girard, accusé d’« enchantement, rapt, inceste spirituel, avortement et subornation de témoins ». Voici ce que semblent avoir été les faits, ce qu’attestèrent de nombreux témoins, dans un procès fort confus et que le père compliqua à souhait, dans une défense toute jésuitique. À dix-huit ans, Catherine avait cette «innocence des mœurs qu’on ne trouve plus guère chez les filles du monde au-delà de sept ans». Elle prend comme directeur de conscience le père Girard, qui, un jour, se penche sur sa bouche et lui jette « un souffle». Dès lors, elle se sent trans¬ portée d’amour pour lui, elle est possé¬ dée. Elle a des extases, des visions, des crises convulsives où elle crie et blas¬ phème. Certaines sont si violentes qu’elle doit garder le lit, ce qui permet au père de s’enfermer avec sa pénitente dans sa chambre. Il profite de la vio¬ lence d’un «accident d’obsession» qui la met «hors de l’usage de ses sens» pour se livrer « à tous les attraits de la volupté » et pour commettre « les crimes les plus infâmes ». Quand elle revient à elle, elle se trouve dans des postures indécentes. «Il faisoit des attouche¬ ments à ses Parties et elle se sentait mouillée et des pâmoisons.» Elle eut bientôt ce qu’il appelait des stigmates : des plaies aux mains, aux pieds et au côté, «à quatre doigts du Téton gauche ». Le père lui mordait « la gorge et lui suçoit la playe» d’où coulait le sang. Quand elle essayait de mettre des emplâtres pour soulager sa douleur trop vive, il la fouettait avec une discipline et «lui baisoit le derrière». Elle fut enceinte. Il la fit avorter. Elle perdit «plus de vingt litres de sang» qu’il examinait pour trouver « des masses de chair ou du sang caillé ». Il la fit enfin enfermer dans un couvent où il conti¬ nua de la rencontrer jusqu’au jour où elle raconta tout à un autre confesseur... Elle ne fut d’ailleurs pas la seule à subir ce traitement, puisque le prêtre « s’était formé un petit Sérail »! X. G. PROCEZ ET AMPLES EXAMINATIONS SUR LA VIE DE CARESME-PRENANT avec les sentances, mandements, etc. Récit anonyme français traduit de l'ita¬ lien. Paris 1605. Caresme-Prenant, c’est nous évidem¬ ment, et nous aussi, ses juges, et nous encore, ses exécuteurs. C’est pourquoi ce* procès à la russe fonde facilement sa sentence finale sur une autocritique dont nous connaissons d’avance les éléments. Si la seule faute de Caresme- Prenant semble être d’abord «de s’être déguisé», on tire bien vite de ce tra¬ vesti toute une foule de péchés. «Le misérable Caresme-Prenant ayant fait voir et confessé librement sans aucune contrainte... » En effet, il prend une sorte de plaisir à s’accuser, il va presque au-devant des questions, ne sait-il pas que ses juges ne sont que sa figure future, et qu’il s’agit d’un procès où le temps seul est enjeu? Bien sûr, il est le grand perver- tisseur, il a volé, bu, donné des coups la nuit, incité les pauvres gens à « quitter leur ménage et leur boutique et à se masquer avec des courtisanes», mais l’ordonnateur des sarabandes en réalité n’est pas un homme, mais une idée, et plutôt l’idée du désordre et de la folie
Prostitution contemporaine (La) / 403 que celle du mal. C’est dans cette néga¬ tion du satanique dans le péché que ce procès puise son charme et sa force : Caresme-Prenant est le bouc émissaire d’un peuple qui veut entrer en péni¬ tence sans avoir à se repentir. Parce qu’il le faut bien, on le chasse à la fin à coups d’étranges fouets, mais ce ban¬ nissement d’une année — évidem¬ ment — n’est qu’une sorte de repos forcé. Car on sait Caresme-Prenant déjà réinvité. R. L S. PROSES MOROSES Histoires de Remy de Gourmont ( 1858- 1915). Publiées en 1894. C’est une série d’histoires courtes, piquantes, drôles, immorales, et démo¬ ralisantes. Écrites avec une ironie mor¬ dante, elles ont la saveur de l’atroce, du macabre. Elles font parfois songer à Edgar Poe, par exemple quand elles peignent un enfer où les cœurs sont peu à peu écrasés par des meules, où les os sont consciencieusement raclés par d’épouvantables machines. Elles sont extrêmement romantiques. D’un côté, quand elles évoquent le mystère fémi¬ nin. Ainsi une femme légère et dorée s’évanouit et se volatilise dès qu’un homme étend la main pour la caresser. La Femme est l’Intouchable. De l’autre, quand elles se teintent de vampirisme. Une femme pleure près de son amie étendue morte. Entre un personnage, vêtu de noir, l’Opérateur des morts, qui perce avec une épingle le cœur de la bien-aimée afin qu’elle ne soit pas enterrée vivante... D’autres histoires relèvent du mer¬ veilleux pur. Dans les îles Infortunées, un homme voit un troupeau de femmes nues aux longues crinières, qui brou¬ tent des feuilles de laitue. Il enlève une de ces belles bêtes, mais lorsque celle- ci le regarde de ses grands yeux verts, pris de folie, il devient la bête, tan¬ dis qu’elle, dressée sur deux pattes, le domine et le dompte. Dans le dialogue des sexes, l’homme et la femme sont victimes ou bourreaux tour à tour. Un aristocrate s’amuse à tirer dans les seins des femmes : «C’est un exercice de tir utile, assurément patriotique et moral, mais quelles pitoyables cibles, ça ne rend que du lait, hé ! hé ! hé ! » et il ajoute, élégant et déçu : « Nous bûmes tout le vieux sang de la France dans un soulier de marquise. Nous mourrons sous le rut séculaire d’une foule obs¬ cène. » Une femme propose à son amant son « complet écrin de sourires » : « sourire-adorable-de-mutinerie, sou- rire-voilé-de-larmes >> et elle ajoute, gra¬ vement rieuse : « La passion se paie à part. » Une autre est prise du « désir fou et sinistre» d’un bouillon de cygne. L’homme qui s’écrie quand on lui annonce la naissance de sa fille : « Ce sera pour ma vieillesse», propose à une jeune fille une promenade parmi d’« immenses organes, des odeurs de rut, des fleurs phalliques». Mais l’homme et la femme se retrouvent dans les «excrémentiels enfers», au milieu des « dévergondés de la chama- lité». Quant aux deux sœurs, l’une «fiole aux odeurs mourantes», l’autre «fiole aux stridents parfums», elles refusent par leurs jeux saphiques d’être les «patientes fiancées d’un épou- seur distrait» ou des «chairs que pro¬ mène en landau une attendrissante maman». X. G. PROSTITUTION CONTEMPORAINE (La) Etude d'une question sociale, publiée à Paris en 1884, dans la collection «Faire connaître pour faire juger», par Léo Taxil (1854-1907), dans le style ouvert et polé¬ mique qui n'était qu'à lui. Des illustrations hors texte représen¬ tent «Marlous et Maquerelles», «Un lupanar aristocratique», «Une maison à soldats», «le Sadisme», «les Tri- bades », « les Pédérastes » et « la Police des mœurs». Ce panorama fort docu¬ menté de la question représente les efforts des « abolitionnistes » tendant à la suppression de la prostitution régle¬ mentée qui n’est autre que «l’orga¬ nisation officielle de la débauche, la
404 / Psaphion corruption légale de la jeunesse et T avi¬ lissement de la femme sous le patro¬ nage criminel de l’État». Les causes de la prostitution, outre l’insuffisance des salaires et la promiscuité, sont impu¬ tées à la corruption des patrons, maîtres et confesseurs, statistiques à l’appui. On trouvera une description complète du milieu, accompagnée de pétitions «dans le style» de vingt-trois maque- relles au préfet de police, tous les détails sur les sous-maîtresses, cour¬ tières et placeuses ainsi que sur « la fin pieuse de la plupart des maquerelles ». La complicité de la police dans la traite des blanches, les bonnes relations entre le pouvoir d’État et les chevaliers du guet, michés favoris, retapes, marlous, grand genre et coqueurs, sont mises en évidence, avant que soient abordées la vie et les habitudes propres aux filles de maison, leurs prix habituels, leurs costumes de scène et noms de guerre, leurs tatouages, leurs sentiments reli¬ gieux, l’argot des lupanars, leur emploi du temps d’une journée et leurs com¬ binaisons financières avec les maque¬ relles. L’auteur traite ensuite de la psychologie des prostituées, de leurs mensonges, colères et générosités, avant de s’attacher au cas des enfants de fille et à celui des filles en fuite. Un historique du sadisme, des empe¬ reurs romains aux papes modernes, des flagelleurs aux essayeurs et aux sterco¬ raires, introduit une brève étude sur les bizarreries du métier (pénis factices, voyeurisme, poses plastiques et pas¬ sions des cadavres), tandis qu’un article est consacré au mariage entre prosti¬ tuées, au saphisme et à la physiologie des filles de maison. L’auteur étudie ensuite le cas des filles en carte et des insoumises (« fausses veuves », « orphe¬ lines»), et comment se passe le «rac¬ crochage » devant les « garnis de tolérance» de la province française (raccrochage par la fenêtre : les « pier¬ reuses»). Il donne ensuite le texte complet des règlements de police de différentes villes d’Europe et d’Afrique du Nord, avant de se pencher sur l’ave¬ nir personnel des prostituées, qu’elles se marient ou deviennent recéleuses, sinon simples vagabondes. Le dernier chapitre est tout entier consacré à la prostitution masculine, avec ses classes différenciées en persilleuses, honteuses, travailleuses et rivettes, ses techniques de raccrochage (« poussette » et « saute- dessus»), ses spécialistes renifleurs, pompeurs et casse-poitrine, enfin la statistique des âges et des professions, la description physiologique de quatre- vingt-un cas et l’application qu’en fait la police des mœurs au chantage politique. D. G. -y PSAPHION yf ou la Courtisane de Smyrne, suivi des Hommes de Prométhée. Récits de Meus- nier de Querlon (1702-1780), publiés ensemble en 1748. Le premier, de beaucoup le plus long, place dans une Grèce antique de fantai¬ sie l’autobiographie d’une grande cour¬ tisane, ou, si l’on veut, d’une Ninon de Lenclos romancée. Cependant, Psa¬ phion, à la différence de Ninon, se déclare vieille et usée à quarante ans, ainsi qu’elle l’avoue à la dernière page ; mais, comme sa carrière a commencé vers l’âge de quatorze ans, elle a eu, dans l’intervalle, le temps de multi¬ plier des expériences qui, particularité notable, ne relèvent pas toutes de la galanterie vénale. Curieusement, les périodes proprement « courtisanes » alternent, dans la vie de Psaphion, avec trois ou quatre grandes passions, absor¬ bantes et totales : Micile, Ajax, Pam- phius la détournent complètement du «monde» pour un temps. Malheureu¬ sement, les grandes passions exigent de grandes dépenses, et «l’amour, enfant de l’abondance, est bientôt étouffé par la misère ». Ce n’est d’ailleurs pas la seule justi¬ fication de la galanterie pour ce roman¬ cier psychologue et analyste. Voici celle qu’il met dans la bouche de son héroïne, aussi cultivée et aussi «éclairée» que
Pucelle d'Orléans (La) / 405 Ninon de Lenclos : «Si l’amour n’as¬ saisonne pas nos plaisirs, nous sommes bien dédommagées de la vivacité qui leur manque par le calme heureux de nos sens; et ce que nous perdons de leur pointe est compensé par leur abon¬ dance. » Et la courtisane philosophe de remarquer aussi que son métier est une revanche de la femme sur les préten¬ tions de l’homme. La brève nouvelle Les Hommes de Prométhée est moins riche en notations de ce genre, mais non moins significative par son sujet : la révélation de l’amour et de l’instinct sexuel chez les premiers humains. Là encore, Meusnier renouvelle l’érotisme par le souci de l’analyse, dans un esprit proche de celui de Condillac. Y. B. PUCE DE MADAME DESROCHES (La) Recueil de poèmes composé par « plu¬ sieurs doctes personnages» et publié en 1579. Dans un salon de la haute société de Poitiers, Mme Desroches reçoit des poètes et de grands personnages. La mode de l’époque est aux grands décol¬ letés, l’hygiène un peu particulière. Étienne Pasquier remarque un jour une puce « qui s’était parquée au beau milieu du sein» de la jeune fille de la maison, Catherine Desroches. Pasquier en fait immédiatement un poème auquel Cathe¬ rine, qui se pique de poésie, répond. C’est alors un déchaînement et un concours poétique : tous les gentils¬ hommes présents rivalisent de verve et d’adresse pour chanter en latin, en grec et en français, les louanges de la puce. Pour la circonstance, on lui accorde des ailes. On voit la «Puce pucellette» qui «volette à tâtons/Sur l’un et l’autre téton. » Car, bien sûr, l’incident est pré¬ texte à rêveries érotiques et déclara¬ tions d’amour. On va jusqu’à comparer l’animal à Cupidon. «C’est un prince qui s’est déguisé en Puce voletante pour voir cela. » On peut ainsi évoquer les charmes que la jeune fille tient cachés à ces messieurs et que la puce est seule à visiter. Puisqu’elle a su se glisser « au milieu de deux mamelles », puisqu’elle peut « s’allaiter aux tétons », elle va sûrement «prendre son repas plus bas». Alors l’imagination et le désir s’expriment à la fois librement et avec préciosité. «Tu flaires ces bou¬ tons de roses/Que tu mordilles susçot- tant/Tu tastes ces lis et ces roses/Et te coulant d’un pas larron/Sur sa poitrine et sur ses cuisses/Tu t’endors dedans son giron. » On va jusqu’à insinuer que la puce, «baisottant la face,/Susçottant une autre place,/D’un doux chatouille¬ ment», invite l’amant à la variété dans la pratique amoureuse. Viennent les jeux de mots et l’humour un peu facile. On envie la bestiole qui elle seule «a su émouvoir cette Roche» et qui lui a mis «la Puce à l’oreille». Et la «pucelle» sur laquelle la puce s’est posée craint, si son chevalier-servant veut l’en débarrasser, «que c’est pour la dépuceller». Enfin, l’évocation est empreinte de sadisme. La puce pince, mord, pique la peau « tendrette » : «Puce frétillante/Qui d’une bouchette mignarde/Susçotes le sang. » De toutes les variations imaginées sur le thème de la femme à la puce, celles-ci sont certainement les plus brillantes et épui¬ sent, en quelque sorte, le sujet. Elles constituent un intéressant exemple de style baroque en littérature. X. G. PUCELLE D'ORLÉANS (La) Œuvre de François-Marie Arouet, dit Voltaire (1694-1778). Première édition: 1755. Edition définitive : 1762. Dans La Pucelle, le seul de ses poèmes qui justifie par sa spontanéité d’invention l’appartenance au gem\ poétique, Voltaire donne libre cours à sa verve, à tel point qu’il le désavouera (il fera poursuivre un éditeur de Genève soupçonné d’une édition). Il n’y a pas de « vérité » pour Voltaire. Pas plus que de «miracle» ou de «sainte», mais seulement des faits, des occasions dont il choisit dès lors de décrire l’aspect le plus scabreux : les rapports supposés de Dunois et de Jeanne, sans compter
406 / Putanisme d'Amsterdam (Le) d’autres gaillardises toutes aussi sus¬ pectes pour l’époque. Que la Pucelle échappe aux attaques de ses frères d’armes ressemble peut-être à un miracle ? Rien n’est moins sûr. Voltaire a imaginé Une double fin au poème. Alors que les choses se terminent bien dans la version connue du vivant de l’auteur, il en est une autre où l’âne sur lequel la guerrière commande aux troupes, réclame son dû: «Je dois chanter par quels feux, quels exploits,/ L’âne ravit la Pucelle à Dunois,/Et comment Dieu punit l’âne infidèle/Par qui Satan pollua la Pucelle », écrit Vol¬ taire en guise d’introduction. Et il conclut : «L’âne plus fou revint vers la Pucelle./Jeanne s’émut; ses sens furent charmés ;/Les yeux en feu : “Par Saint Denys ! dit-elle,/Est-il bien vrai, mon¬ sieur, que vous m’aimez ?”/“Si je vous aime ! en doutez-vous encore ?/Répon- dit l’âne. Oui, mon cœur vous adore/ Ciel ! que je fus jaloux du cordelier !/ Qu’avec plaisir je servis l’écuyer/Qui vous sauva de la fureur claustrale/Où s’emportait la bête monacale !/Mais je suis plus jaloux mille fois/De ce bâtard, de ce brutal Dunois!”... L’âne reprit: “L’amour égale tout./Songez au cygne à qui Léda fit fête,/Sans cesser d’être une personne honnête./Connaissez-vous la fille de Minos?/Un taureau l’aime : elle fuit des héros,/Et va coucher avec son quadrupède./Sachez qu’un aigle enleva Ganymède,/Et que Phylire avait favorisé/Le dieu des mers en cheval déguisé.” » Jeanne ne résiste pas à tant d’éloquence. Lorsqu’elle est découverte, in coïtu, avec l’animal diabolique, la défense de la « pucelle » donne la morale de la fable : «Vous avez vu, ma fille, un grand mystère,/Suite d’un vœu que j’ai fait pour le roi :/Si l’apparence est un peu contre moi,/J’en suis fâchée et vous saurez vous taire./De l’amitié je sais remplir les droits ;/En pareil cas comptez sur mon silence ;/Cachez sur¬ tout cette affaire à Dunois,/Vous ris¬ queriez le salut de la France. » Ce n’est pas tellement le libertinage qui a dû choquer dans La Pucelle, mais bien plutôt des péroraisons du style de la défense de Jeanne. Assimiler le des¬ tin de la France à ce genre de secret, voilà la dérision où Voltaire se retrouve. On ne saurait être plus net, ni même plus scandaleux. Pourtant cela est dit très vite, oublié au vers suivant... Vol¬ taire n’insiste pas. Si bien que le lire, ce n’est surtout pas choisir quelques pages, extraire une image ou une autre, mais interroger la «texture» de l’œuvre, reconnaître le coup d’épingle, le retour du motif, le jeu infini auquel l’auteur ne renonce jamais et qu’il n’avoue jamais non plus. C F. PUTANISME D'AMSTERDAM (Le) J/ foX Essai anonyme publié en 1681./p «Livre contenant les tours et les ruses dont se servent les putains et les maquerelles comme aussi leurs manières de vivre, leurs croyances erronées et, en général, toutes les choses qui sont en pratique parmi ces donzelles.» Le livre est en fait un curieux document sur l’histoire des mauvaises mœurs. Il est évident que l’auteur connaît bien* son monde car il n’hésite pas à dépeindre et à raconter avec, souvent, une extrême crudité d’expression, les faits et gestes du monde de la prostitu¬ tion. Cette accumulation de précisions et de détails a induit les exégètes à pen¬ ser que l’auteur anonyme devait être un chef de police de Rotterdam. Le début du livre est étrange. L’auteur emploie la forme d’une vision pendant laquelle un esprit souterrain le conduit dans les mauvais lieux d’Amsterdam qu’il décrit avec trop de naïveté : « Lève-toi, si tu veux voir ce que tu désires avec tant de passion. Je suis un commandeur des esprits souterrains que Pluton a ordonné pour lui rendre compte de tout ce qui se passe dans les maisons où l’on entre¬ tient des femmes publiques.» Ainsi l’auteur visite en rêve les célèbres mai¬ sons de musique qui firent l’originalité et la gloire d’Amsterdam. Monde de la galanterie de bas étage, monde des
Quarts d'heures d'un joyeux solitaire (Les) / 407 «putotes». Ruses employées par les donzelles pour se faire gratifier de cadeaux, pour allécher et tromper les amateurs novices et les débauchés. Monde miroitant de l’illusion, du même et de l’autre, de la brune en blonde attifée. Monde où les boucles «sont seulement poils de bouquins», où la blancheur n’est que du fard, et où c’est au «papier d’espagne» que la blonde rêvée est «obligée de rendre grâces pour la rougeur de ses joues ». P. R. M PUTINS CLOÎTRÉES (Les) \ Pièce en deux actes, parodie des Visi- x tandines, d'un auteur anonyme. Publiée en 1796. Cette comédie se déroule au bordel -v de Bicêtre, présenté sous les apparences r^^ïi’un couvent. Le prétexte en est très - "mince. Un libertin, Vise-Cul, recherche la jeune Conculine enfermée au bor¬ del; déguisé en femme, il y pénètre pour la retrouver, mais il est reconnu par son père, médecin du bordel, qui vient y administrer des lavements aux filles. Le ton de la pièce mêle la gros¬ sièreté et l’humour dans la description des putains qui se masturbent en chan¬ tant, dans l’attente des «Visiteurs», ou forniquent avec eux. D. C. PYBRAC Recueille vers de Pierre Louÿs (1879- 1925). Edition posthume en 1927. Ces vers que leur auteur ne destinait probablement pas à la publication furent composés sur le modèle des qua¬ trains de Pibrac, le chancelier de Mar¬ guerite de Navarre. Dressant l’inventaire des manifestations de la sexualité, Louÿs ne laisse rien de côté, pas même la sexualité normale. C’est à la manière des auteurs de berquinades qu’il exprime «ce qu’il n’aime pas», autrement dit tout ce qu’il désire : «Je n’aime pas à voir la petite soûlarde/Qui soupe avec des gens peut-être encore plus saouls/ Et qui s’enfile avec un pilon de pou- larde/Pendant qu’un amateur l’encule par-dessous.» Mélange d’ignominie et de (fausse) candeur, ce recueil n’a d’exceptionnel qu’un certain «ton», celui du sérieux. Masturbation, bestia¬ lité, sodomie passent tour à tour dans l’imagination et sous la plume de Pierre Louÿs, qui ne veut rien laisser dans l’ombre. On s’invite par le cul, on s’at¬ trape par la queue, on vit beaucoup plus que nu : perverti jusqu’à l’os, jus¬ qu’à la décomposition. Deux vers sin¬ cères, peut-être, dans le livre: «Je n’aime pas à voir que la mode se perde/D’introduire le vit aux filles par le con» ne peuvent faire oublier «la belle Bordelaise/Dont la bouche à mous¬ tache est un con malgré lui ». R. L. S. QUARANTE MANIÈRES DE FOUTRE (Les) dédiées au clergé de France. Récit ano- (qu, nyme. Publié en 1790. Description très détaillée de qua¬ rante positions permettant d’accéder au vrai plaisir «qui ne réside que dans l’épanchement du foutre». On y étudie chacune de ces postures en fonction de leurs avantages ou inconvénients, sui- vant que le cavalier possède un vit plus ou moins grand, suivant que la femme est plus ou moins chaude, ou que l’on veut ralentir ou arriver plus rapidement à la jouissance. Ce texte, d’une grande monotonie, est suivi de sept contes en vers, très courts et bien écrits, ainsi que de l’épitaphe de Gervais (Gervaise de Latouche), auteur du Portier des Char¬ treux — v. * Histoire de dom B*** : «Des bougres, des fouteurs, il écrivit l’histoire./Sa plume fut son vit,/Ses couillons son esprit,/Le foutre son génie, un con son écritoire. » D. C. QUARTS D'HEURES D'UN JOYEUX SOU- TAIRE (Les) ou Contes de /VI***. Recueil d'une..]/'' vingtaine de pièces en vers. Publié en,, ' 1766. L'attribution à l'abbé Sabatier de Castres (1742-1817) est contestée. Cet ouvrage contient un peu de tout : de simples poèmes galants, selon l’usage des salons et dans le ton habituel des
408 / Quarts d'heures d'un joyeux solitaire (Les) Gravure anonyme. Début du XIXe siècle. déclarations rimées; des épigrammes et des contes plutôt crus — « La Force de la vérité », où une abbesse mourante parle des vits comme Fontenelle par¬ lait, dit-on, du sexe féminin —, voire vulgaires, ainsi « Les Deux Pets », histo¬ riette romaine ; des gauloiseries un peu lourdes, comme « L’Épouse novice», où des dames compatissantes font croire à une jeune mariée que son mari est presque impuissant s’il ne l’a baisée que huit fois dans la nuit, etc. Naturellement, les plaisanteries sur les mœurs du clergé ne sont pas oubliées. L’ensemble, assez ; ^
Querelle de Brest / 409 mince, relève du divertissement de salon, ou d’après-dîner. Y. B. QUERELLE DE BREST Roman de Jean Genet (1910-1986]. Publié en 1953. Inspiré par la mer et les marins, qui sont associés, dans la mythologie de l’auteur, au meurtre et à ses «rites», ce livre est une suite de variations sur le crime, l’homosexualité et la trahison, c’est-à-dire sur les liens secrets entre «ces humeurs bouleversantes, le sang, le sperme et les larmes » qui vont nouer les personnages du roman dans un réseau de « gestes » abjects et fascinants. Car s’il est vrai que l’auteur a déjà traité ces thèmes dans ses précédents ouvrages, celui-ci — qui baigne tout entier dans une atmosphère sombre mais d’une très grande beauté — reçoit du milieu marin un éclairage particulier. On pourrait dire toutefois que les beaux voyous chantés par Genet sont, hors des murs des prisons, paradoxale¬ ment moins libres, que leur grâce est moins évidente et qu’ils semblent acca¬ blés par le poids insoutenable d’une fatalité aveugle qui les dépasse. Que¬ relle est un assassin et un voleur, plus instinctif que rusé, et c’est pendant que son bateau, l’aviso le Vengeur, mouille dans la rade de Brest, qu’il ajoutera à ses «vertus» celle de la pédérastie. Ou bien, tout simplement, en découvrant son homosexualité, il découvrira en même temps le mobile profond de ses crimes. Ainsi, après avoir tué — pour une petite affaire de contrebande d’opium — un jeune marin, «Querelle sentit dans tout son corps la présence du meurtre. Cela vint d’abord lentement, à peu près comme les émois amoureux, et, semble-t-il, par le même chemin ou plutôt par le néga¬ tif de ce chemin.» Mais quand il se rend dans le célèbre bordel «la Feria», dont l’éclat rayonne sur Brest et dont tous les marins de la flotte rêvent jus¬ qu’aux antipodes, avec l’intention de se décharger du poids de son crime dans les bras de la plantureuse Mme Lysiane — qui est d’autre part la maîtresse de son frère Robert —, il se retrouve, presque à son insu, sous les cuisses tout aussi puissantes du patron du bor¬ del, Nono, qui le prend, sans ten¬ dresse, comme s’il devait accomplir une besogne fatale. C’est presque la même fatalité qui pousse, d’autre part, le jeune maçon Gil à tuer avec un tesson de bouteille son camarade Théo qui lui faisait une cour ironique. En le tuant, Gil a cru inconsciemment refuser son instinct qui le poussait, malgré lui, vers Théo; maintenant le maçon se cache dans le bagne désaffecté de Brest et Querelle, comme s’il suivait l’odeur du crime à travers toute la ville, découvre sa cachette. Il promet de l’aider, en fait il achèvera de le perdre. Lentement Que¬ relle transforme le jeune meurtrier acci¬ dentel en criminel accompli, l’initie à de menus larcins, puis le pousse à atta¬ quer le lieutenant Seblon, dont Que¬ relle est l’ordonnance, qui bride d’un amour impuissant et nostalgique pour le beau voyou. (Le carnet sur lequel Seblon transcrit ses douces rêveries éro¬ tiques sert parfois de contrepoint poé¬ tique à la narration.) Mais de l’amour courtois du pâle lieutenant, Querelle ne se soucie guère; il lui faut suivre jus¬ qu’au bout son désir, et c’est Mario, le policier, qui lui démontre que sa sou¬ mission à Nono n’a pas été un «acci¬ dent», ainsi que Querelle voudrait le croire, mais la révélation foudroyante de sa véritable nature. Après une bagarre avec Mario, Querelle, saisi d’un trouble inexplicable, suit le policier le long des remparts et se donne à lui. «Pour la première fois Querelle embrassait un homme sur la bouche. Il lui semblait se cogner le visage contre un miroir réflé¬ chissant sa propre image, fouiller de la langue l’intérieur figé d’une tête de granit. Cependant, cela étant un acte d’amour, et d’amour coupable, il sut qu’il commettait le mal. Il banda plus dur. »
f 410 / Querelle de Brest
Quinze marques approuvées pour cognoistre les faux cons... / 411 On voit comment l’idée du mal et le vertige de la solitude se lient pour consti¬ tuer le fondement même de l’émoi sexuel ; c’est là un des thèmes princi¬ paux de l’œuvre de Genet : l’amour ne supprime pas la solitude, il la cristallise dans un vide irrémédiable. Le lieute¬ nant Seblon exprime la même sensa¬ tion dans son carnet quand il écrit, en songeant à son amour pour Querelle : «Votre double statue se réfléchit dans chacune de ses moitiés. Vous êtes soli¬ taires et vivez dans votre double soli¬ tude. » Le marin, tout en étant l’amant de Mario, finit dans le lit de la mère maquerelle; il lui arrive même d’em¬ brasser, par défi, une jeune fille. Mais sa vérité est ailleurs, «il la serra plus fort et l’embrassa sur la bouche où il saisit sa langue, mais il donnait à son dos, à ses épaules, à ses fesses, toute l’importance de l’instant, bref, toute sa volonté de séduction se transportait sur cette partie de son corps qui devenait sa véritable face». Le complément naturel de son homo¬ sexualité étant la trahison, Querelle pousse Gil à s’enfuir pour pouvoir le «donner» à Mario, en gage d’amour. Gil est arrêté. Le pauvre lieutenant Seblon, qui continue ses rêves érotico- mystiques, s’accuse d’un crime imagi¬ naire et, avant d’être arrêté à son tour, aura au moins un baiser de son beau matelot. U. E.-T. QUINZE MARQUES APPROUVÉES POUR COGNOISTRE LES FAUX CONS D'AVEC LES LÉGITIMES (Les) Pièce en prose, anonyme, publiée en 1620. L’objet de l’opuscule est «de faire connaître les signes et marques approu¬ vées des secrets de la nature féminine ». Pour ce faire, l’auteur nous invite à lire les rapports des expertes matrones béar¬ naises et françaises, ayant examiné, « du doigt et de l’œil», Henriette Pélicière, jeune fille âgée de dix-huit ans « se plai¬ gnant de Simon le Bragard duquel elle dit avoir été forcée». Les conclusions des matrones sont sans équivoque. L’ob¬ jet examiné est en effet dans un triste état. Il a «le ponant débiffé, les héle¬ rons démis, la barbolle abattue, l’en- trepet ridé, l’arrière touffe ouverte, le guilboquet fendu, le lippion recoquillé, la dame du milieu retirée, les toutous dévoyés, le lipendis pelé, le cuillevard élargi, l’enchenard retourné, les barres froissées et les barbidaux écorchés». L’auteur conclut avec philosophie en donnant un remède capable de rendre à l’objet, en même temps que sa pureté originelle, une honnête valeur mar¬ chande : « Mettez bouillir dans un neuf pot/La cervelle d’un escargot/Coq d’œuf en eau estringente/puis l’appliquez des¬ sus la fente/Je donne au diable tous les chiens/Si de Paris jusque à Reims/On ne fait courir les nouvelles/Que serez la fleur des pucelles. » P. R. ◄ Illustration pour les «Mémoires de Suzon, sœur de D*** B*** ». Cythère, 1783.
RAPACES Poèmes de l'écrivain égyptien d'expres¬ sion française Joyce Mansour (1928- 1986). Ce recueil, paru en 1960, reproduit, à la suite de Rapaces, Cris et Déchi¬ rures, publiés respectivement en 1952 et 1954. Ces pages, par la violence de leurs vers portent-elles encore la marque de l’Égypte? Toujours est-il qu’une liberté absolue y éclate dans la descrip¬ tion de la volupté comme dans celle de l’horreur. L’inspiration surréaliste y est évidente. L’érotisation des images est partout présente ; la lune sort sa verge aux yeux de pluie, l’orage éclate comme un spasme, les antennes des homards grattent le sperme des bateaux, le silence de la nuit a les jambes écartées, les sou¬ ris du désir mangent le sexe cru. Mais le plaisir n’est pas le seul élément de cet univers. La mort, la laideur, les larmes, la vieillesse, la pourriture mena¬ cent l’amour de toutes parts; l’auteur semble même se complaire à égrener ces périls comme de nouvelles voluptés. Le lit est un égout pour les jouissances de toutes sortes, la vermine grouille avec une soif de vie enviable, les morts à tête de chien ont de jolis moignons sur lesquels bourgeonnent des perles, les viandes sont meilleures d’être impures, et la vue du sang pimente l’appétit de la chair. L’innocence atténue la cruauté de ce délire : c’est parce que le vieillard est aveugle et qu’il va mourir que l’on piquera son torse tragique de fines aiguilles trempées dans du miel, et il sourira enfin, transporté par cet acte de bonté pure. Comment mieux définir la démarche de l’auteur qu’en citant un de ses courts poèmes : « Les vices des hommes/Sont mon domaine/Leurs plaies mes doux gâteaux/J’aime mâcher leurs viles pensées/Car leur laideur fait ma beauté.» Toutes ces visions qui sup¬ purent forment un étrange éden, qui envoûte. Y. C. RAVAGES Roman de Violette Leduc (1907-1972). Publié en 1955. L’auteur raconte ici sa rencontre dans un cinéma avec Marc, sa vie avec Céline, la fin misérable de leur his¬ toire; son mariage avec Marc, l’échec
414 / Récidive de leur couple ; son retour enfin vers la mère retrouvée après un avortement douloureux. Seul Marc, et à travers lui, l’homme, a la dimension d’une aven¬ ture nouvelle, où s’inaugure la décou¬ verte inquiète de l’autre sexe. À travers Marc, l’héroïne s’ouvre à une révéla¬ tion étrange de la masculinité, jusque dans ses manifestations en apparence les plus sexuellement indifférentes. C’est ainsi qu’en voyant Marc faire du feu elle répète étrangement : « c’est un homme », comme la très brève et néanmoins chaleureuse reconnaissance d’une dif¬ férence. Un tel constat instaure une consommation distante de l’homme, où le plaisir cherché n’est plus que le plai¬ sir trouvé par l’autre; le roman est le récit des ravages causés par ce désir sans frein : le corps n’étant plus que la possibilité d’un plaisir à donner, l’autre finit par se lasser de cette exigence qui dépasse la simple réalité matérielle et sexuelle. «Je ne veux pas qu’on me quitte », tel est le leitmotiv de Ravages : on comprend que la mère seule puisse répondre à un tel désir. J. L. RÉCIDIVE Roman de Tony Duvert (né en 1945], Publié en 1967. A travers une circulation sensuelle, inlassable, à l’intérieur des paysages et des objets, s’élaborent dangereusement les rapports du narrateur avec d’autres hommes, dont il est toujours à la fois victime et bourreau ; amours réelles ou imaginaires, révélant une poursuite hale¬ tante et désespérée, tendue vers un visage, un corps, un geste. Du viol ou de la plus déchirante douceur surgis¬ sent les corps et les lieux : les forêts, les trains, les chambres d’hôtel, les souter¬ rains, les décombres sont à l’image d’un jeune garçon à l’éclatante détresse, ou d’un marin arabe aux muscles durs. Cir¬ culation aussi de sperme et de sang qui accompagne le désir érotique jusque dans la mort. D. C. RECUEIL/de Mau repas Pièces libres, chansons, épigrammes et autres vers satiriques sur divers person¬ nages des siècles de Louis XIV et Louis XV, accompagnés de remarques curieuses du temps, Leyde 1865. On sait que le comte de Maurepas (1701-1781) fut nommé secrétaire d’État à vingt-quatre ans, et chargé à ce titre de Paris, de la Cour et de la Marine, ce qui ne l’empêcha pas de compiler ce recueil, en un temps où l’on ne dédaignait l’esprit ni la frivo¬ lité. Toutes les personnes en vue se trouvent ainsi poliment mais sans équi¬ voque brocardées, dans des satires de tous ordres, qui vont des mœurs des femmes de cour aux dernières dissi¬ dences religieuses de Fénelon, et qui ont plus pour objet d’amuser que de blesser. Les tan-lire-lire-la et les lou-la- landerirette (sur l’air d7/ a battu son petit frère) tombent fort à propos pour n’avoir pas l’air d’y toucher, qu’il s’agisse d’un événement de cour de deuxième grandeur — mais le style Régence y incline — ou des intrigues d’un maréchal d’Ancre. Ainsi trouve-t-on (sur l’air d'Amour est si charmant) les folies d’un duc bien en train : « Monsieur le duc à Ses- sac dit :/Je voudrais être ton ami/Aussi¬ tôt il lui fit cela/Alleluia ! », voisines des médisances d’Éléonor Galigaï, pre¬ mière femme de chambre de la reine Marie de Médicis et «maîtresse abso¬ lue de l’esprit» de cette princesse (la- la-la tire lire), entre un « bon bransle » naturellement bourguignon et la toi¬ lette intime du comte d’Armagnac (sur l’air de Laissez paître vos bêtes). Vaudevilles, épitaphes satiriques et aussi «remarques curieuses» complè¬ tent ce panorama discret des bonnes hu¬ meurs d’un siècle à peine délivré de la pruderie louis-quatorzième et point encore drapé des pénombres du roman¬ tisme. D. G.
RECUEIL DE COMÉDIES ET DE QUELQUES CHANSONS GAILLARDES Publié en 1775. Ce recueil, connu aussi sous le titre de Théâtre gaillard, contient quatre pièces de Grandval fils, comédien et auteur dramatique (François-Charles Ragot, dit Grandval, 1710-1784): Le Tempéra¬ ment, La Nouvelle Messaline, Léandre Nanette et La *Comtesse d’Olonne ; deux comédies de Marc-Antoine Legrand, également comédien et auteur (1673- 1728) : Le Bordel et Le Luxurieux. Cer¬ tains biographes ont attribué Le Bor¬ del soit à Caylus, soit à Gervaise de Latouche, à tort semble-t-il. Le Tempérament, tragi-parade traduite de l’égyptien, 1770. «Quelqu’un sûre¬ ment m’a noué l’aiguillette. » Ainsi se désole le roi, Ratanphor, incapable de jouir des charmes de son épouse, Belen- draps. Celle-ci, brûlante de désir depuis qu’elle a pu admirer un âne et une ânesse, le menace de le faire «cocu» s’il ne la satisfait pas. Le maléfice a été jeté par le grand-prêtre de Priape, Impias, car il convoite la reine (qui est en fait sa fille), tandis que la reine-mère, Fessaride, vieille, borgne et décrépite, convoite son gendre. Mais le roi apprend tout et l’histoire se termine «bien». La Nouvelle Messaline, tragédie, 1775. «Ô rage! ô désespoir! ô Vénus ennemie. » Messaline confie sa tristesse : « Ce Titus dont la roideur extrême/Me foutoit, refoutoit sans en paraître blême/ Aujourd’hui/Est plus mou que ne fut laine de matelas.» Il faut dire qu’elle est exigeante. Le capitaine et toute la salle des gardes ne lui suffisent pas, bien qu’elle reste collée au banc par le «foutre» répandu. Il lui faut un cou¬ vent de moines. Léandre Nanette ou le Double Qui- Pro-quo, parade en vers et en vau¬ devilles. Mariée au vieux Cassandre, Isabelle a pour amant Léandre. Il est déguisé en femme de chambre et répond au nom de Nanette pour ne pas éveiller les soupçons. Cassandre lui fait la cour, mais doit la partager avec deux de ses Recueil de pièces choisies / 415 amis, Satirion et Reinfort. La nuit venue, ceux-ci commencent à lui rendre hom¬ mage mais quand vient le tour du mari, il s’aperçoit que c’est sa femme qui est dans le lit à la place de la supposée soubrette. Conclusion : Nanette dormira désormais avec Isabelle. Le Bordel ou le Jean-Foutre puni, comédie, 1775. L’auteur avertit le lec¬ teur que les comédies ont pour but « d’inspirer l’horreur du vice », mais que la difficulté est de trouver des acteurs : « Ils s’écrieront à tue-tête qu’on ne peut lire sans frémissement un Ouvrage farci de saleté et d’images obscènes. » Valère est un débauché notoire. Il a conçu le plan diabolique d’amener son ver¬ tueux ami, Clitandre, au bordel, ainsi que l’honnête fiancée de ce dernier. La police interviendra pour protéger la vertu et punir le coupable ainsi que les « putains » et la « maquerelle ». La *Comtesse d’Olonne : voir à ce titre. Le Luxurieux, comédie par M. le Grand, 1775. Isabelle est une honnête femme, son frère, Valère, un débauché. Aussi les mots ont-ils pour chacun d’eux un sens différent : « Les femmes de ce tems épuisent bien les bourses./ — Dans les miennes, ma sœur, j’ai de grandes ressourses. » Mais le luxurieux est puni : ayant fait semblant d’épou¬ ser une toute jeune fille pour mieux triompher de son innocence, il apprend qu’elle a la vérole. Toutes ces pièces ont un air de parenté. Il est vrai que tantôt les femmes sont des « bougresses » qui ne rêvent que «ruisseaux de foutre» et les hommes des impuissants et des «bande à l’aise», tantôt les hommes sont de cyniques débauchés et les femmes des inno¬ centes offensées. Mais presque partout, le ton est badin, les mots «grossiers» et la morale sauve. X. G. RECUEIL DE PIÈCES CHOISIES rassemblées par les soins du Cosmopo¬ lite. Anonyme « publié à Anconne en 1735 chez Vriel-Bandant, à l'enseigne de la Liberté».
416 / Redoute des contrepèteries (La) La formation et l’impression de ce recueil ont été attribuées parfois à la princesse douairière de Conti, mais plus généralement à Armand Vignerod Du Plessis-Richelieu, duc d’Aiguillon. L’épître à Mme de Miramion, signée L. D. D. (le duc d’Aiguillon) et la pré¬ face non signée sont de F.-A. Paradis de Moncrif. Un exemplaire conservé à l’Enfer de la Bibliothèque nationale porte, sur la page de garde, la curieuse note manuscrite que voici : « Ce recueil a été formé par M. le duc d’Aiguillon, père du dernier mort, imprimé chez lui et par lui en sa terre de Verets en Tou¬ raine, et tiré au nombre de douze exem¬ plaires seulement. La femme de son intendant qu’il avoit faite prote et qui étoit dans un entresol où elle travailloit, lui cria un jour : “Monsieur le Duc, faut-il deux R au mot F... ?” il répon¬ dit gravement : “il en vaudroit bien la peine ; mais l’usage est de n’y en mettre qu’une”... » Cherchant à rétablir de par le monde le langage de la «véritable honnê¬ teté», l’auteur de l’épître dédicatoire prend appui sur les textes bibliques et sur Lycurgue pour requérir le droit d’appeler «les choses par leur nom». L’ouvrage réunit contes en vers et fables lestes, madrigaux et épigrammes, stances, odes et sonnets, ainsi que des citations en italien de l’Arétin. Les jésuites sont pris à parti. D’aimables sixains populaires expriment les réali¬ tés les plus crues: «Un jour le Père André dans sa sombre cellule/Sur son froc étendu chevauchait sœur Ursule. » Ou encore: «Mes couillons, quand le vit se dresse/Gros comme un membre de mulet/Plaisent aux doigts de ma maîtresse/Plus que deux grains de cha¬ pelet. » L’irrévérence religieuse ne va pourtant guère au-delà des plaisanteries d’usage sur les moines, les cocus, les amoureux combats des paysannes rivales d’une donzelle de cour et ne fait qu’en¬ richir le répertoire des corps de garde. On apprend toutefois avec intérêt l’ori¬ gine «du petit bout des tétons», l’his¬ toire du jésuite qui se métamorphose en seringue, de même que se lisent sans fatigue «L’Ode de la Chaude-Pisse», celle intitulée «Une saloppe» et, tou¬ jours en vers alexandrins, la très peu scolaire «Description d’un cul». D. G. REDOUTE DES CONTREPÈTERIES (La) présentée par Louis Perceau (1883-1942) et illustrée par J. Touchet. Publiée en 1934. Pour nous initier, Perceau raconte l’histoire de l’hôtelière qui «estoit la maquerelle de ses hostes » et leur disait en montrant une servante : « Monsieur, goustez cette farce » et touchez le « mou¬ ton qui est en botte». II distingue deux sortes de contrepèteries : les classiques, qui portent sur la mutation de consonnes (telles que : « les nouilles cuisent au jus de cane ») et les décadentes qui portent sur la mutation de voyelles (telles que : «que voulez-vous que les gosses fas¬ sent d’une loupe?»). Enfin la fable exprès : « Un enfant sur son pot s’effor- çait./Moralité : le petit Poucet. » Il semblerait que la futilité de tels jeux de langage dût en rendre la vertu fort volatile et même en condamner l’usage. Or, de Rabelais («À Beau- mont-Ie-Vicomte, à beau con le vit monte») aux surréalistes (Marcel Du- champ : «Avez-vous déjà mis la moelle de l’épée dans le poil de l’aimée?» «À charge de revanche et à verge de rechange»), des rhétoriqueurs du Moyen Âge à la Comtesse du Canard enchaîné, l’art du contrepet possède la plus longue et la plus riche histoire qui soit. Il fut toujours une certaine façon de dire, comme malgré soi et par inadvertance, ce qui ne peut être dit. Lapsus, manifestation de ce Witz si génialement analysé par Freud, il pro¬ voque, par l’arbitraire même de son mécanisme, la brève stupeur, le court- circuit mental qui signale le suspens de la censure externe ou interne, la déroute de la conscience claire. Comme si, dans le bredouillement, se pronon¬ çait l’oracle. X. G.
Religieuse (La) / 417 RELATION DU VOYAGE DE COPENHAGUE À BRÊME en vers burlesques par Clément, écrivain français du XVIIe siècle. Publié à Leyde en 1676. Peu de renseignements sur l’auteur, dans les biographies françaises. Ce « voyage de Copenhague à Brême » se présente un peu comme une imitation du Roland furieux de l’Arioste. Une série d’épisodes décousus, paysages vus en passant, «chemins sales et pleins de trous », amis de rencontre, auberges fameuses. Un art de vivre dont le secret réside dans un formidable appétit. De l’humour aussi, celui d’un coureur de grand-routes: «Alors je vis de tous côtés/De cette ville les beautés/Ou plu¬ tôt les niaiseries. » La fin du poème est curieuse: «Margot m’attend: je vais la voir/Le petit Dieu que je révère/Me rend près d’elle nécessaire.» On se demande si le voyage entier n’est pas rêvé, le rythme de l’amour, courses et haltes, figurant les étapes du voyage. Sorcellerie alors? Justement: «Je n’ai jamais rien vu de tel/Que ce petit fourbe immortel/Il fait des tours de gibecière/ Que dix sorciers ne pourraient faire./Il ente Clément sur Margot/Et brûle en tournant sa baguette/La doublure de sa jaquette.» P. R. RELIGIEUSE (La) Roman de Denis Diderot (1713-1784), écrit en 1760 et 1780, publié pour la première fois en 1796. Peinture et critique réalistes de la vie des couvents, l’histoire de Suzanne Simonin obligée contre sa volonté de se faire religieuse parce qu’elle est en réalité une fille illégitime, nous met d’abord en présence de la perversité et du sadisme d’une supérieure qui s’acharne contre la sœur Suzanne, la fait jeter dans un in-pace, etc. Faute d’avoir pu obtenir l’annulation de ses vœux, Suzanne Simonin réussit cepen¬ dant à être envoyée dans un autre cou¬ vent, à Arpajon, où les mœurs et les usages sont moins sévères. Mais cette fois, la supérieure est lesbienne, et Suzanne va devenir l’objet de sa pas¬ sion. Diderot décrit avec précision les progrès de cet amour auquel Suzanne, d’abord, ne comprend rien. Mais les gestes et le comportement de la supé¬ rieure parlent d’eux-mêmes. Dès le premier jour, alors que l’archidiacre est venu présenter Suzanne, voici l’atti¬ tude de la supérieure: «J’entrai avec elle; elle me conduisait en me tenant embrassée par le milieu du corps. » Le soir même, elle vient dans la cellule de Suzanne : «Ce fut elle qui m’ôta mon voile et ma guimpe, et qui me coiffa de nuit ; ce fut elle qui me déshabilla. Elle me tint cent propos doux, et me fit mille caresses qui m’embarrassèrent un peu, je ne sais pas pourquoi... Elle me baisa le cou, les épaules, les bras ; elle loua mon embonpoint et ma taille et me mit au lit...» Elle la fait venir chez elle, l’invite à chanter, loue sa voix, la caresse, veut rester seule avec elle. Elle veut connaître toute la vie de Suzanne avant son arrivée à Arpajon, mais aupa¬ ravant, lors d’une conversation dans sa cellule, a lieu une scène saphique que Diderot décrit comme il ferait d’un tableau : « Cependant elle avait levé son linge de cou, et avait mis une de mes mains sur sa gorge ; elle se taisait, je me taisais aussi ; elle paraissait goû¬ ter le plus grand plaisir. Elle m’invitait à lui baiser le front, les joues, les yeux et la bouche ; et je lui obéissais, je ne crois pas qu’il y eût du mal à cela; cependant son plaisir s’accroissait... La main qu’elle avait posée sur mon genou se promenait sur tous mes vêtements, depuis l’extrémité de mes pieds jusqu’à ma ceinture, me pressant tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre ; elle m’ex¬ hortait en bégayant, et d’une voix alté¬ rée et basse, à redoubler mes caresses ; je les redoublais; enfin il vint un moment, je ne sais si ce fut de plaisir ou de peine, où elle devint pâle comme la mort... » Et Diderot de décrire lon¬ guement la «petite mort» de la supé¬ rieure. Un peu plus tard, elle vient une
Repos du guerrier (Le) / 419 nuit dans la cellule de Suzanne, se couche auprès d’elle, et sa passion va trouver son couronnement. Mais la jalousie de sœur Thérèse, la favorite précédente que Suzanne a détrônée invo¬ lontairement, interrompra la scène avant son dénouement. Puis, l’intervention du confesseur de Suzanne l’amènera à se refuser à la supérieure, qui, peu à peu, deviendra folle et finira par mourir. Dans le roman, cet épisode est présenté comme une des conséquences fatales de la vie religieuse qui fait constam¬ ment violence à la nature et engendre des perversions de toutes sortes. Néan¬ moins, le style même de ces pages tra¬ hit l’intérêt que porte Diderot à des manifestations de la vie sexuelle dont il écrira ailleurs qu’elles sont, comme les autres, dans l’ordre de la nature. Y. B. REMPART DES BÉGUINES (Le) Roman de Françoise Mallet, aujourd'hui Mallef-joris (née en 1930). Publié en 1951. De forme classique, écrit dans une langue simple et belle, ce roman se lit avec un intérêt croissant. Histoire de cœur ou de mœurs, drame intime, l’af¬ faire n’est pas nouvelle. Mais la jus¬ tesse du ton, la précision, mêlée de quelque romantisme, des analyses psy¬ chologiques sauvent de l’ennui, comme l’aventure racontée sauve de la banalité la jeune provinciale qui en est l’hé¬ roïne. Triste et seule parmi les monda¬ nités vides, Hélène est fascinée par la maîtresse de son père, Tamara, belle, étrange, étrangère, scandale et honte de la petite ville qu’indignent sa liberté d’allure et son mépris de l’opinion. Hélène accueille ses caresses, qui la bouleversent de bonheur, comme la déli¬ vrance rêvée. Le thème érotique, pour être discret, n’en a pas moins une grande puissance d’évocation. Ainsi la vision du visage si froid de Tamara au moment de l’amour, «se défaisant, s’éparpillant en gémissements très légers, ces canines ◄ Jean-Jacques Lequeu. La Religieuse. © D. R. aiguës mordant la lèvre si pâle, ne pouvant plus dissimuler une ivresse méchante et comme carnassière ». Car, si Tamara sait être d’une douce ten¬ dresse, elle a de brusques accès de colère. Elle est autoritaire et cruelle. Hélène va jusqu’à aimer cette virilité farouche. Les humiliations et les coups que Tamara lui inflige la remplissent de honte et d’amour. C’est une liaison belle et orageuse. X. G. REPOS DU GUERRIER (Le) Roman de Christiane Rochefort (née en 1917). Publié en 1958. Un corps de femme. Bien plus et beaucoup moins qu’un corps de femme, mais d’abord exactement cela, aux prises avec la ténacité d’un mort que le hasard a mis en travers du chemin. Le corps féminin saura-t-il vaincre les défenses, désarmer tous les « non » de ce corps d’homme que même la mort a rejeté et, enrichi d’un prodigieux cal¬ vaire, peu à peu faire surface et finir par occuper le lieu même de l’exclu¬ sion? Ensorcelée, mais jusqu’où, Gene¬ viève que son corps dépasse tellement qu’il lui échappe comme un cheval ? Et le cavalier sait très bien qu’il n’a jamais cessé d’être soi-même. Que Geneviève ressorte nue de la dernière page, ayant perdu son identité sociale, prête au néant (au renouveau?), c’est bien Renaud Sarti qui en est la cause. Mais Renaud qui, une fois pour toutes, a abdiqué, n’est qu’un séquestré volontaire, une aspiration à la mort : « Je vis avec un mort, qui m’aspire de son côté.» Et vivre avec lui, c’est être « comme en un couvent». Nulle description d’étreintes amoureuses, il ne s’agit que d’un réper¬ toire de caresses, parce que tout agit par l’absence. Renaud pourrait, à la limite, n’être qu’un objet, un objet érotique pour la pure révélation sexuelle. Lui- même se fait parfois remplacer. Et la folie, de ce fait, rôde... Renaud en fuite, dans quelque chose qui dépasse de loin son alcoolisme, en fùite dans sa lèpre, ne sait que, dehors, palabrer miracu¬
420 / Réservoir des sens (Le) leusement et, dedans, boire et faire l’amour : ce lépreux aux grandes mains, à la verge infatigable, possède le génie tranquille des gens sans espoir, et l’ef¬ froyable violence dont il fait preuve parfois n’est que pour décaper le reste de sommeil qui embrume encore les sens de sa partenaire. Et puis, et puis l’objet condamné lui aussi bascule un jour dans l’existence. Mais l’existence, la sale existence, c’est la tentation de l’amour, qui n’est que vertige et des¬ truction. «J’avais trouvé ma faute, dit Renaud, mon péché, mon ennemi, mon tentateur : l’amour personnel. » L’amour et la mort. Christiane Roche- fort complique la mécanique tradition¬ nelle, ou mieux, fait éclater ces frères siamois : la mort d’abord, mystérieu¬ sement première, et sur elle se greffe l’amour, c’est-à-dire le danger, révé¬ lant la lèpre et lui donnant son nom, et ne menant qu’à une mort différente et pire. Le lépreux n’avait de but que boire son absence au monde à petits coups aveugles, la mort était sa vie à lui, il rend les armes et s’affaisse sous les coups de l’amour tenace, inalté¬ rable, de la femme, et c’est elle qui est le bourreau. R. L. S. RÉSERVOIR DES SENS (Le) Recueil de contes fantastiques de Belen, pseudonyme d'un auteur dont le véri¬ table nom n'a pas été révélé. Publié en 1966 et regroupant les textes de trois plaquettes publiées à tirage limité en 1959 et 1960. Des vingt-deux contes fantastiques qui composent le recueil de Belen, deux ne sont pas pimentés d’érotisme, («Le Jour du saigneur» et «L’Éter¬ nel Détour»:) et deux autres, ayant l’Histoire pour motif, le sont très peu («Aimez-vous les uns les autres» et «L’Amante religieuse»); un des dix- huit où il est à la fois question de senti¬ ments et de sensations est ouvertement théorique (« Je vous salue, Maris »), un autre ouvertement comique (« L’Adap¬ tation au milieu»); un enfin présente l’érotisme comme une conséquence («On sème à tout vent»). Les quinze autres font de l’amour ou de l’érotisme (les deux choses semblent aller de pair pour Belen, l’érotisme n’étant que la manifestation de l’amour) une cause, que ce soit — et c’est toujours — de salut ou de destruction. Ce qu’il y a de particulièrement remarquable dans ces contes, c’est le caractère d’étran¬ geté radicale conféré au partenaire éro¬ tique : il s’agit tour à tour d’une bête fauve, d’un épervier de marbre, d’un nécrophile, d’une sorcière, d’une fée contaminée par le vampirisme, d’un fan¬ tôme, d’une magicienne, d’un vampire, d’un extra-terrestre, d’un homme-de- tous-les-jours (dans, précisément, «Un fait d’hiver»), d’une mante religieuse, d’un jeune prostitué, d’une rareté de la nature, d’une figure rêvée, et enfin d’un robot ultra-perfectionné. Tout se passe donc comme si, dans le monde bélénien, les plus hautes tensions pas¬ sionnelles ne pouvaient advenir — et s’assouvir — qu’en présence de l’étran¬ geté. Aussi comprend-on qu’elles soient sources de transformations, de muta¬ tions^ l’univers de cette «géométrie dans les spasmes » est si peu euclidien ! Dès lors plus rien ne s’oppose à consi¬ dérer le sentiment amoureux comme l’illogisme par excellence, ce qui légi¬ time ce bestiaire fantastique. Un autre trait commun à ces contes est que l’éro¬ tisme n’y est pas considéré en tant que tel et pour lui-même, mais plutôt dans son intimité avec le sentiment qui l’a entraîné : sentiments et sensations appa¬ raissent toujours liés chez Belen, et c’est pourquoi l’érotisme est toujours libre, toujours heureux. S’il débouche plus souvent sur la destruction de l’un des partenaires que sur le salut du couple — sans ce pacte avec la mort, serait-il encore véritablement de l’éro¬ tisme? — cette destruction est toujours acceptée, comme si, en fait, elle était le résultat logique et secrètement attendu de la rédemption dans et par l’amour. Il semble finalement que ce soit cette
Retraite>... de madame la marquise de Montcornillon (La) / 421 évacuation du Mal hors de l’univers éro¬ tique qui confère au recueil de Belen ce ton d’insolence amusée. Aussi bien la satire est-elle charmante, mais ce n’est qu’une satire. J. L. RETOUR À ROISSY précédé de Une fille amoureuse. Roman de Pauline Réage, pseudonyme de Domi¬ nique Aury (1907-1998). Publié en 1969. Ce livre constitue une suite à his¬ toire d’O et n’en peut être séparé. O, chiffrée et marquée, est toujours la pos¬ session de sir Stephen, mais elle se demande s’il l’aime encore. Quand il la livre à des amis, elle comprend qu’elle lui sert de monnaie d’échange. Dans le train qui la ramène à Roissy, il la courbe sur les valises, la tient «trans¬ percée », humiliée, « émerveillée et reconnaissante» et la quitte sans un mot d’adieu. À Roissy, elle reprend sa condition de prostituée mais, cette fois, reçoit de l’argent en échange de ses services. Elle est fouettée par les valets, ce qui la console un peu de l’ab¬ sence de sir Stephen. Enfin, un jour, elle apprend par le journal qu’il a tué un concurrent pour une sombre affaire de mines en Afrique et de comptes en banque et qu’il a disparu à jamais. Que le récit glisse ainsi dans l’intrigue poli¬ cière montre que nous avons quitté le monde de rêve et de violence interne qui faisait la force d'Histoire d’O. Les termes deviennent moins discrets — on la traite de «putain». On s’inquiète de détails pratiques — de contraception et de prophylaxie. Le décor se modernise — le château de Roissy est un club, fort prisé des hommes d’affaires qui peuvent s’y distraire discrètement : bar, restaurant, chambre, fille et fouet, tout est compris dans le montant de la coti¬ sation annuelle ! En ce sens, ce livre est bien une «dégradation» du premier, ainsi que Réage nous l’annonce elle- même. Quant à Une fille amoureuse, elle tente d’expliquer comment fut écrite Y Histoire d’O et quels sont les person¬ nages qui y évoluent. On y apprend surtout que «la fille écrivait comme on parle dans le noir à celui qu’on aime». X. G. RETRAITE, LES TENTATIONS ET LES CONFES¬ SIONS DE MADAME LA MARQUISE DE MONTCORNILLON (La) Court roman, ou conte, de l'abbé Th.-J. Duvernet (1730-1796). Publié en 1790. Attribué à M. de Saint-Leu qui, d’après l’avant-propos, s’était suicidé quelques années auparavant, c’est le récit des malheurs et souffrances d’une jeune veuve dévote, privée prématuré¬ ment d’un mari qui lui avait prouvé son amour «si souvent et si bien qu’il en mourut». Mal conseillée par son confesseur, la jeune femme va faire retraite à Saint-Denis, mais la solitude et la continence la rendent malade. Gué¬ rie malgré les médecins, elle est pour¬ suivie par la tentation. Elle résiste, un peu par hasard, au confesseur qui tente de la violer, mais cette victoire ne l’em¬ pêche pas d’être hantée chaque nuit par l’image de la queue du prêtre. Puis, ce seront celles de son jardinier et d’un de ses domestiques qui troubleront son sommeil. Pour plus de sûreté, elle éloigne ces domestiques trop fidèles. Mais rien n’y fait. Elle revient à Paris, toujours dévote et toujours malheu¬ reuse ; la lecture assidue de la Bible en son texte intégral finit par lui procurer des rêves et, d’après l’un d’eux, elle se voit ayant un enfant d’un ermite. Mais, cette fois, elle a trouvé un confesseur humain et philosophe, qui lui conseille d’accueillir l’ermite si jamais il se mani¬ feste. Le marquis de Confolans, déjà amoureux de la marquise, ayant entendu d’une cachette cette confession, entre¬ prend d’accomplir le rêve à son profit. Il couchera effectivement avec la mar¬ quise, et aussi, très bibliquement, avec ses deux suivantes. Le tout finira par la grossesse de la marquise, et par son mariage avec l’ermite, enfin démasqué. Œuvre très voltairienne, comme on pouvait s’y attendre de la part de l’abbé Duvemet. Y. B.
422 / Révolte des anges (La) REVOLTE DES ANGES (La) Roman d'Anatole France, pseudonyme de François-Anatole Thibault (1844-1924). Publié en 1914. Tout pourrait être simple et banal : la liaison du jeune homme de bonne famille, Maurice d’Esparvieu, avec Gil- berte, femme du monde fraîche et par¬ fumée, donne lieu aux commentaires les plus traditionnels: il l’aime encore «bien qu’il la possède depuis six mois » ; il allie une « naturelle vigueur» aux «inventions d’un esprit salace». Mais tout change, se teinte d’humour et d’une certaine originalité lorsque appa¬ raît un ange, au beau milieu de l’union des amants, les laissant pantelants, les « cheveux fauves » de la femme « éper¬ dument défaits». L’ange, Arcade, saura la séduire et la faire « tomber dans ses bras, ardente et pâmée». Mais c’est un ange athée et révolutionnaire et son but essentiel est de combattre Dieu. En cela, il est aidé par d’autres anges révoltés : Zita, étrange hermaphrodite ; Théophile, qui a laissé ses ailes au por¬ temanteau car il est «possédé du désir» d’une chanteuse, Bouchotte; le prince Istar, qui fabrique des bombes et tente de «prendre de force» Bouchotte, « enivré par les senteurs de cette chair ardente». Mais elle lui lacère les pau¬ pières de ses ongles «aiguisés par la rage». Au jour de la grande révolte, Satan apparaît et se fait couronner Dieu. Tout résumé ne peut que trahir le sens de ce roman manichéen que Thi- baudet considérait à juste titre comme le chef-d’œuvre méconnu d’Anatole France. Roman-somme où il s’exprime à la fois sur la religion, sur la vie, sur l’intelligence, sur Dieu, parodie d’épo¬ pée métaphysique où l’érotisme n’est que l’apport voltairien du libertinage érudit. X. G. RIDEAU LEVÉ (Le) ou l'Education de Laure. Roman publié anonymement en 1786. Longtemps attri¬ bué au comte de Mirabeau (1749-1791), il a pour auteur le marquis de Sentilly, gentilhomme bas-normand. Gravure romantique pour une édition du «Rideau levé». Laure, âgée de vingt-deux ans, raconte à son amie, Eugénie, qui est au cou¬ vent, toute sa vie sexuelle et sentimen¬ tale; cette autobiographie, si elle est l’occasion de tableaux voluptueux et de descriptions fort vives d’ébats à deux, trois ou quatre personnages, se pré¬ sente d’abord et surtout comme un véritable cours d’éducation sexuelle — bien entendu avec et par les travaux pra¬ tiques, mais la théorie n’est pas oubliée. Le professeur de Laure en cette matière n’est autre que son père, ou, plus exac¬ tement, celui qui est légalement et offi¬ ciellement son père : en fait, comme on l’apprend assez rapidement, ce père (jamais nommé, soit dit en passant) a épousé la mère de Laure alors qu’elle était déjà enceinte et a donné son nom à la fille d’un autre. Pour la commodité du récit, cette mère a le bon goût de mourir quand Laure a tout juste onze ans, de sorte que la voilà seule avec un père qui l’adore, qui prend soin de l’ha-
Rimes de joie / 423 bituer très tôt à la plus complète fran¬ chise, qui lui donne enfin une éduca¬ tion philosophique, déiste, voltairienne, reposant sur le respect des lois de la nature. Déjà amoureux de l’enfant, le père, pour éviter des erreurs, fait venir une jeune gouvernante, Lucette, qui devient sa maîtresse. Laure surprendra leurs ébats en levant ce rideau qui donne son titre au livre ; et le père, avec qui elle se trouve face à face, prend cette circons¬ tance pour sujet de ses premières leçons. Lucette va collaborer à cette éducation et toute une série d’attouchements et de caresses seront pour Laure la préface des bonheurs à venir. Son père veil¬ lera, très hygiéniquement, à ce qu’elle attende seize ans pour perdre son puce¬ lage, de même qu’il l’instruira d’une méthode — dont les détails sont préci¬ sés en note à l’usage du lecteur — pour ne pas risquer d’avoir un enfant sans le vouloir. Les premiers temps, Laurette, devenue la maîtresse du père, se trou¬ vera appartenir, le plus heureusement du monde, au ménage à trois que com¬ plète Lucette. Puis, Lucette est rappelée chez elle par des affaires domestiques et, plus tard, elle mourra en couches. Vient le moment où Laurette ressent quelque attrait secret pour un jeune voisin, Ver- nol. Loin de s’y opposer, le père, qui ne tient qu’au «cœur» de Laure, va lui- même favoriser la rencontre avec Rose, sœur de Vemol, aussi experte que Laure et dont l’instruction a été complétée par son propre frère, puis avec Vemol. Et tous les quatre iront dans une maison de campagne se livrer à des plaisirs ardents, mais soigneusement gradués et ordonnés par le père. Comme en d’autres occasions, mais plus encore dans cette scène à quatre, «le foutre ruisselait ». Laure, une fois sa curiosité sensuelle satisfaite, ne s’attachera pas à Vemol, qui mourra bientôt ainsi que sa sœur, des suites de leurs excès, alors que le père de Laure, sans jamais s’op¬ poser à la nature, veille toujours à doser habilement les plaisirs. Aussi Laure et son père resteront-ils l’image du couple idéal jusqu’à la mort du père. Laure, à ce moment, a vingt ans. Elle se réfu¬ giera, pour quelques mois, dans un cou¬ vent, où, à son tour, elle initiera la jeune religieuse, Eugénie, aux secrets de la chasse au plaisir. (Notons d’ailleurs qu’elle reste fidèle aux leçons du père, qui condamne la pédérastie, mais ap¬ prouve le lesbianisme.) D’un bout à l’autre, c’est donc, au fond, un roman moral, sorte d'Emile de la sexualité, où ne manquent d’ailleurs ni le plaidoyer pour le divorce, ni la compréhension des infidélités pourvu que l’attache¬ ment sentimental, lui, soit préservé — c’est là un passage qui impose le rapprochement avec certaines lettres de Mirabeau lui-même à Sophie de Monnier. Y. B. RIEN QU'UNE FEMME Roman de Francis Carco, pseudonyme de François Carcopino-Tusoli (1885-1958). Publié en 1924. Claude, fils de la sévère patronne de l’hôtel, est amoureux de Mariette, une des nombreuses servantes. Pour Mariette, Claude est un passe-temps, tandis que l’ignoble huissier qui la paie bien, c’est du sérieux. Désespéré, et par sa mère, jalouse, et par Mariette qu’il doit partager, Claude finit par la battre violemment. Elle se fait alors tendre et aimante. Enfin, l’adolescent rencontre son père qui lui raconte que sa mère et lui se sont connus dans les mêmes conditions. Misère du décor et des sen¬ timents, répétition navrée de la sombre et triste histoire d’amour... X. G. RIMES DE JOIE Recueil poétique de l'écrivain belge Théodore FHannon (1851-1916). Premières éditions en 1 879 et 1881. Huysmans a préfacé le recueil. Théo¬ dore Hannon est, dit-il : « somme toute, depuis Baudelaire et après les Antres malsains et certaines autres pièces de Glatigny, le seul qui se soit attaqué aux
424 / Ripopée du sieur Ignotus (La) grâces maladives de la femme, aux névroses élégantes des grandes villes. Par là, les Rimes de joie se rattachent, comme une amusante fantaisie, au grand mouvement du naturalisme. » Près d’un siècle plus tard, d’autres traits apparais¬ sent, charmes ou bizarreries d’époque : des tics symbolistes et, juxtaposées au goût des kermesses flamandes, des japonaiseries. On comprend, quand ce poète interpelle, oui, Dieu le Père, la comparaison avec les *Fleurs du mal : «Ton culte a la tristesse âcre des hôpi- taux/Dans ses jeûnes, dans ses cilices/ Mais nous avons ouvré les Péchés capi¬ taux/Aux inépuisables délices. » Quels péchés? La réponse est donnée : «Ton corps d’éphèbe, ô femme vraie,/Affole tous mes sens troublés/Avec ses allures d’ivraie/Que le vent ploie au cœur des blés» [...] «Vers toi montent, ô ma garçonne,/Tous mes rêves mauvais sujets/Car ta prunelle désarçonne/Les plus orthodoxes projets. » Hannon com¬ posa ce recueil de 1876 à 1881. Le volume est illustré, assez chastement, par Félicien Rops. L’auteur était lui- même peintre. MB. RIPOPÉE DU SIEUR IGNOTUS (La) sommelier du Roi de la Fève. Poèmes, par Fernand Fleuret (1883-1945). Publiés en 1934. Ce recueil, publié sans nom d’auteur par une revue médicale, Le Courrier d’Épidaure, qui ne le destinait qu’à ses abonnés, contient des odelettes, des stances, des rondeaux, des fables d’ins¬ piration diverse. Certaines pièces de circonstance, qui n’ont rien d’indécent, ayant paru d’abord dans la revue Les Marges avec la signature du poète, la preuve se trouve établie que le sieur Ignotus était Fernand Fleuret. Dans les vers licencieux qui l’ont incité à se travestir en échanson d’un souverain bachique, Fleuret, s’adressant à des dames, ironise ou madrigalise çà et là comme les petits maîtres du temps de la Régence, mais ses pièces les mieux venues sont celles où, à l’instar des satiriques du début du xvne siècle, et notamment de Sigogne dont il avait réuni l’œuvre, il s’abandonne à sa verve gaillarde, moque les habitués de la Bibliothèque nationale distraits de leurs travaux par la présence d’un tendron (on ne voyait guère de jeunes filles autrefois dans les travées de la Biblio¬ thèque), nasarde les c... «tant mâles que femelles, bêtement entassés » dans l’omnibus Passy-Bourse, et fait la figue au sénateur Bérenger, zélé gardien des mœurs qu’il n’était plus lui-même en mesure d’outrager. La «ballade nic- nac» que le sieur Ignotus dédie à ce « censeur respublicon » présente la sin¬ gularité de ne comporter de rimes qu’en ac, ec, ic, oc et uc. On pourrait presque avancer que les anciens satiriques chers à Fleuret avaient été seuls avant lui à employer de telles rimes, si Paul Valéry, dans Le Serpent, n’avait rap¬ proché « soleils secs » et « vieil amateur d’échecs». Fleuret, en tout cas, a fait beaucoup mieux. A titre d’échantillon, voici l’envoi de sa ballade: «Clara, j’érige un agaric,/Gonflé par ton noc et ton lue ;/Mais fi ! pour émouvoir son truc;/Ton sénateur use du stick :/Le v... Bérenger est caduc ! » P. P. ROI GUIOT (Le) « histoire nouvelle, tirée d'un vieux manus¬ crit poudreux et vermoulu» par Vesque de Putlingen, 1791. Le volume, qui est une spirituelle critique des dernières années du règne de Louis XVI en ce qu’il symbolisait l’Ancien Régime, renferme des passages «fort libres» qui valurent à l’auteur une incarcération immédiate, et au livre lui-même d’être à nouveau condamné en 1868. Il y est naturellement beau¬ coup question de la reine Marie-Antoi¬ nette, de la princesse de Polignac et du comte d’Artois, la triade préférée des libellistes. L’« Autrichienne » y est mon¬ trée une fois de plus en goguette, sous son jour le plus propre à soulever l’indignation des bien-pensants et des masses populaires contre la souveraine
Rome des Borgia (La) / 425 déchue. Présentée ni plus ni moins comme une catin d’époque, organisa¬ trice d’orgies royales et autres scéna¬ rios inavouables, la reine des Français en prend ainsi plus que pour son compte et contribue, peut-être sans le savoir, à la libération des imaginations et des mœurs que certains voudraient voir s’amorcer. Le déshabillage est un peu brutal, mais l’heure n’est plus aux dis¬ putes formelles et celle qui ne sera bientôt que la veuve Capet est déjà le fantôme légendaire de la monarchie. Il s’agit d’en montrer la vie telle qu’elle fut ou telle qu’on imagine qu’elle fut : fastueuse et infidèle. D. G. ROMAN DE VIOLETTE (Le) Œuvre posthume d'une célébrité mas¬ quée. Attribué à Théophile Gautier, à Alexandre Dumas père, ou encore à l'auteur des *Cousines de la colonelle. En fait Le Roman de Violette et Les Cou¬ sines de la colonelle sont des récits de Mme de Mannoury. L'édition originale, datée, «Lisbonne 1870» fut, dans, la réalité, imprimée en 1883 à Bruxelles. Le narrateur recueille une toute jeune fille, Violette. Elle est vierge, se dit innocente. Cependant, déjà la comtesse Odette de Mainfroy a voulu la séduire. Le narrateur éduque Violette, puis favo¬ rise la rencontre des dames. Il y prend part, sans user sur la comtesse de ses avantages naturels les plus évidents. Puis Violette veut devenir comédienne. Elle rencontre une dame de théâtre. Ebats et propos des trois dames sus¬ dites. Compléments d’initiations. Cita¬ delles, pêches, bananes. Violette meurt. Le narrateur l’avait regrettée fort, dans son avant-propos. M. B. ROMAN DU JOUR (Le) Ce roman, selon son auteur anonyme, fut écrit «pour servir à l'histoire du siècle» et «publié à Londres en 1754». La première partie rapporte une libre conversation entre trois jolies femmes qui ont connu de multiples aventures. Mais rapidement les récits scabreux de la comtesse de Liges, en corset de nuit, de Mme Damonville, jeune veuve aussi distraite que libertine, font place à d’étonnants propos théologiques et à de fort curieuses considérations sur l’al¬ chimie. L’auteur ne craint nulle digres¬ sion; la cornue voisine avec l’alcôve, la pierre philosophale pourrait bien être sertie dans quelque bijou indiscret; le pluralisme amoureux, la curieuse subti¬ lité des rapports entre la chair et l’esprit entraînent le plus naturellement du monde une très hérétique déclaration sur la Sainte-Trinité. Au hasard des citations, nous découvrons des histo¬ riens et des réformateurs religieux tels l’étrange jurisconsulte et doctrinaire Alciat, le poète Wamefrid dit Paul Diacre, Œcolampade, disciple du théo¬ logien Zwingle, Socin et ses adeptes... S’il est un écrit qui mérite l’épithète de « curiosa », c’est bien ce Roman du jour, œuvre, dirait-on, de quelque schisma¬ tique érudit, adonné au rationalisme supranaturaliste, qui, en punition de ses chimères, fut contraint de faire œuvre gaillarde et matérialiste. J.-P. D. ROME DES BORGIA (La) Roman de Guillaume Apollinaire, Wil¬ helm Apollinaris de Kostrowitzky, dit (1880-1918). Publié en 1913. Le thème était tentant et déjà fort riche en lui-même : nous savons de quelle cruauté était empreint le faste des Borgia. Apollinaire a bâti là-dessus un roman, parfois un peu long, mais visiblement écrit avec plaisir, qui met l’accent sur l’érotisme sadique de cette famille qui tyrannisa Rome. Elle a, à son actif, un nombre incalculable d’em¬ poisonnements savants, de poignards plantés dans le ventre, de jeunes filles violées par trente hommes (sans comp¬ ter les chiens), de préférence sur une planche hérissée de clous, jusqu’à ce qu’elles en meurent. Les supplices sont souvent fort raffi¬ nés. Pour qu’il ne s’enfuie pas, on coupe l’orteil d’un prisonnier et pour qu’il ne parle plus, on lui arrache la
426 / Rouilles encagées (Les) langue. Pour se venger de qui a révélé ses incestes, Lucrèce Borgia, la « belle charogne », aimée par ses frères, concu¬ bine et maquerelle du pape, son père, imagine un dîner où les belles dames ont, à leurs genoux, un page aux longs cils et aux lèvres rouges. Ravies, elles se laissent embrasser, ignorant que leurs soupirants sont atteints du «mal fran¬ çais» et que leur corps se couvrira bientôt de plaques lépreuses. Le pape et sa cour organisent un jeu qui les divertit beaucoup : sous leurs yeux, cinq soldats se battent à mains nues pour une courtisane lascive qui appartiendra au seul survivant. Ce dernier n’a même plus la force de posséder la femme et se contente de faire jaillir ses yeux des orbites et de les manger. Il parvien¬ drait encore à lui dévorer le cœur si César Borgia ne lâchait ses chiens qui se repaissent des deux malheureux. Enchanté, le pape se signe avec sa croix. X. G. ROUILLES ENCAGÉES (Les) 1 Roman et poèmes de Satyremont, pseu- '• donyme de Benjamin Péret (1899-1959], Publié en 1954, il ne fut tiré qu’à un petit nombre d’exemplaires, dont une partie a été détruite par la police. Réim¬ primé en 1970. Il est illustré de dessins d’Yves Tanguy dont la vulgarité au second degré thématise les graffiti des lieux d’aisances : les personnages y déversent des rivières de sperme parmi les sexes ailés. Le texte de Péret est lui- même assez relâché; la crudité du vocabulaire, qui n’est pas soutenue par une grande recherche imaginative, est lassante. Et l’érotisme est presque trop évident et immédiat pour toucher les sens. L’histoire de « Branleur des Couilles Molles » amuse néanmoins par sa fan¬ taisie : ainsi un chien sodomise un per¬ roquet qu’on enfonce ensuite dans le sexe d’une femme, laquelle se met à miauler «comme une enragée» tan¬ dis que «Branleur lui décharge dans l’oreille». L’orgie s’intensifie quand arrivent ses ancêtres : Pissat de la Verge- Basse, Préputio de l’Enculade, Cli- toriseult... Toute la famille souille et saccage une église et Sixtynine, enceinte d’une hostie, accouche du Christ. Des poèmes blasphématoires tournent en dérision cantiques et prières. Ainsi le « Notre Père » devient : « Notre pine qui êtes au con, que notre cul soit défoncé.» L’aspect le plus intéressant du livre — qui à cet égard est tout à fait surréaliste — est sans doute que les objets s’animent pour participer à la débauche générale : le miroir se fend en un immense vagin, la montre jouit «en rejetant tous ses rouages» et le sperme même, qui se déverse à flots, pénètre les meubles qu’il féconde ou bien « agité, malaxé comme du beurre, se rebiffe» et envahit la ville, entraî¬ nant et renversant les passants. C’est ainsi que la jouissance excessive boule¬ verse les cités... X. G. RUT (Le) OU LA PUDEUR ÉTEINTE et ZOMBI DU GRAND PÉROU (Le) Ces deux ouvrages de Blessebois, para¬ doxal contemporain de Racine, consti¬ tuent;'avec quelques opuscules, un bloc autobiographique indissociable. Encore risquerait-on de n'en pas saisir le sens si l'on ne se penchait d'abord sur la vie effarante et sur la bibliographie assez complexe dans lesquelles ils s'inscrivent. Alexis-Pierre-Comeille Blessebois, donc, sans qu’on sache de quelle fan¬ taisie lui est venu ce prénom ou ce pseudonyme emprunté à l’auteur du Cid, vit le jour à Vemeuil-sur-Avre en 1646 ou 1648. Alençon, après des frasques d’adolescence à Vemeuil, le vit débuter dans la vie et dans la poésie, par les longtemps inédites, mais assez paillardes Aventures du Parc d’Alen¬ çon et des épigrammes du même goût qui d’emblée firent de lui la bête noire de l’intendant : un certain Hector de Marie. En revanche ces premiers vers l’accréditèrent auprès des coquettes Alençonnaises. Blessebois vivant sur¬ tout de l’argent qu’il recevait de sa
Rut (Le) ou la Pudeur éteinte et Zombi du Grand Pérou (Le) / 427 mère, le vindicatif intendant ne pouvait lui jouer un plus mauvais tour que de hâter, en observance des instructions de Colbert, la vérification des livres de la taille du feu receveur Blessebois à Vemeuil : devant cette grave menace, Pierre-Corneille ne trouva rien de plus expédient que de mettre le feu, avec le concours de son frère Philippe, à la maison maternelle ; Pierre-Corneille, seul découvert par la police, fut condamné, le 15 novembre 1670, au bannissement perpétuel, à cinq cents livres d’amende et à la confiscation de tous ses biens. Incapable de s’acquitter, il fut retenu dans la prison, étrangement confortable, d’Alençon. Les codéte¬ nus, parmi lesquels un dénommé Po- quet, étaient des compagnons de jeu et de lippées. Le concierge-guichetier, Rocher, ne songeant qu’au bien-être de ses pensionnaires, leur garantissait, contre espèces, de bons repas et intro¬ duisait auprès des prisonniers toutes les femelles qui en avaient envie : ainsi le poète eut-il l’avantage de mieux connaître un certain nombre d’habi¬ tuées du Parc, parmi lesquelles devait compter essentiellement la fameuse Mlle de Sçay : Marthe Le Hayer, cou¬ sine du procureur du roi. Tout alla bien tant que la maman Blessebois put four¬ nir de l’argent de poche : après la mort de celle-ci, l’heureux prisonnier, ne pouvant plus compter que sur les cadeaux de ses visiteuses, fut réduit à demander son élargissement, obtenu en novembre 1671. Marthe Le Hayer s’était follement éprise de lui, et Blessebois l’avait tou¬ jours trouvée particulièrement géné¬ reuse. Les deux amants convinrent de se retrouver sur la route de Sées, Marthe étant habillée en homme, pour gagner Paris et se marier. La trop confiante Mlle de Sçay fut assez inno¬ cente pour remettre à Pierre-Corneille, par-devant notaire et contre promesse d’épousailles, la somme de 2 580 livres. Deux jours après leur arrivée à Paris, Blessebois, tenant moins au mariage qu’à la dot, fila dans les Pays-Bas, lais¬ sant tout bonnement Marthe entre les mains d’une maquerelle connue. Marthe ne parut pas se déplaire dans la maison, toutefois elle porta plainte contre le fiancé indélicat qui fut, à son retour, appréhendé et mis au For-Lévêque, puis à la Conciergerie. Pour se défendre devant le juge, il eut encore le front de se retrancher derrière la débauche de la plaignante! Libéré en 1673, il revint à Vemeuil où il trouva moyen de séduire une autre dame prodigue et de tuer le mari. Une enquête étant ordonnée, il gagna la Hollande où, grâce à la pro¬ tection, acquise par ses intrigues, de Guillaume d’Orange, il obtint un enga¬ gement dans la flotte en partance contre les Suédois, et rentra à Paris en 1678. Ayant en vain tenté de faire quelque argent dans le théâtre, il s’engagea la même année en qualité de soldat dans le régiment de la Bretèche. Frappé d’amende pour avoir roué de coups un perruquier parisien, il fut, dans l’im¬ puissance de payer, retenu encore jus¬ qu’à la fin de 1679 à la Conciergerie. Il choisit, en désespoir, d’entrer dans la Marine royale, où l’attendait le pire. On ne sait quelle altercation avec un supérieur, suivie, en tout cas, d’une désertion, lui valut, le 14 août 1681, une condamnation aux galères à perpé¬ tuité : le voilà forçat, faisant à pied, enchaîné, le voyage de Paris à Mar¬ seille, marqué de la flétrissure et sou¬ mis au régime effrayant de la chiourme. Il rama sous le fouet jusqu’à ce qu’il fût déclaré inapte à continuer; et en février 1686, on l’embarqua comme esclave pour la Guadeloupe, où il fut acheté par la veuve du major de l’île, sur le domaine du Grand Pérou, quar¬ tier de la Capesterre. Le fils de la veuve, dit marquis du Grand Pérou, avait pour maîtresse une fille voluptueuse et un peu folle, Félicité de Lespinay, dite également la Princesse de Cocagne, du nom de sa propriété, sise de l’autre côté de la rivière. Dans ce pays où régnaient la magie et les apparitions, Blessebois
428 / Rut (Le) ou la Pudeur éteinte et Zombi du Grand Pérou (Le) Gravure de Bernard Picart. avait réussi à se faire passer pour sor¬ cier. La Princesse de Cocagne, en diffi¬ culté avec son amant, recourut, pour le punir ou le ramener, à notre poète, qui la transforma en Zombi prétendument invisible, non sans avoir prévenu le marquis, d’où une farce gigantesque qui mit le branle-bas dans tout le coin, et finit par l’arrestation de Blessebois, écroué à Basse-Terre, dans la prison du château. S’étant évadé avec l’aide de Félicité, il réussit vraisemblablement à regagner la France. On perd sa trace avec la publication de son dernier ouvrage. Il dut avoir dans les dernières années du siècle, ou dans les premières du suivant, une fin obscure et misérable. Aux inédites Aventures du Parc d’Alençon (1668) qui ne devaient être publiées que par F. Lachèvre, dans un ouvrage que l’on reverra, avaient suc¬ cédé sous sa plume qui ne fut pas tou¬ jours gaillarde : les Palmes du Fils de l’Homme ou la Vie de Jésus-Christ (Châtillon-sur-Seine, 1674), Les Sou¬ pirs de Sifroi ou l ’Innocence reconnue, tragédie, id. 1675. À Leyde en 1676 parurent Les Œuvres satyriques de Pierre-Corneille Blessebois, compre¬ nant Le Rut ou la Pudeur éteinte, sa grande œuvre érotique, l’innocent Alma- nac des Belles pour l’année 1676, et VEugénie, tragédie. La même année féconde vit paraître sous son nom Marthe Le Hayer ou Mlle de Sçay, comédie en trois actes (alias, en 1682, le Bordel de Mlle de Sçay), Filon réduit à mettre cinq contre un, sorte d’églogue paillarde (Elzevier), Le Lion d’Angélie et Le Temple de Marsias (Cologne). Il s’acharnait contre Mlle de Sçay dans une nouvelle comédie, celle- ci en un acte : La Corneille de Mlle de Sçay (1678), puis ce fut, imprimée à Autun en 1686, La Victoire spirituelle. Enfin parut, vraisemblablement à Rouen,
Rut (Le) ou la Pudeur éteinte et Zombi du Grand Pérou (Le) / 429 en 1697, Le Zombi du Grand Pérou ou la Comtesse de Cocagne. On traitera à part de *Lupanie, ouvrage libertin ano¬ nyme de 1668, à lui attribué par ses rééditeurs Montifaud et Apollinaire, sans que la supposition selon laquelle Blessebois aurait conté là une aventure de jeunesse puisse trouver un sérieux crédit. On présentera aussi, séparément, un *Priape, « ballet en musique » ouvrage paru en 1694, qui lui a été attribué gratuitement par son rééditeur genevois en 1868. La *Relation du voyage de Copenhague à Brême, en vers burlesques, parue à Leyde en 1676 et rééditée par Poulet-Malassis avec Lupanie en 1867, œuvre d’un certain Clément, est hors de question, ne devant à Blessebois que le « Au lecteur » et un sixain. Négligé de tout le xviue siècle, sauf une insertion de Filon dans les Offrandes à Priape (Conculis, 1794; pp. 72-86), venant après la réimpression, en 1758, de Marthe Le Hayer sous le titre Le Bretteur, Blessebois a été remis au jour par les bibliophiles du xixe siècle. Nodier, un des premiers, l’a redécou¬ vert. Le Lion d’Angélie, suivi du Temple de Marsias, a été republié à Paris en 1862, de même que, chez Jouaust, Le Zombi du Grand Pérou, avec une pré¬ face de E. Cléder. L’imputation hasar¬ deuse de Lupanie à Blessebois lui a valu en 1876 (Alosie ou les Amours de Mme M. T. P.) une notice de Marc de Montifaud, rééditeur également du Lion d’Angélie (Bruxelles, 1877). En 1912, Guillaume Apollinaire a réuni dans la collection des «Maîtres de l’Amour», sous le titre : L ’Œuvre de Pierre-Cor¬ neille Blessebois, Le Rut, Lupanie et Le Zombi, le second aussi arbitrairement attribué à Blessebois que bizarrement intercalé entre deux ouvrages posté¬ rieurs. Blessebois a dû toutefois attendre une étude sérieuse jusqu’à 1928, année qui vit paraître le beau travail de Frédéric Lachèvre : Le Casanova du XVIIIe siècle : Pierre-Corneille Blesse¬ bois, Normand (16467-1700?), suivi d’un inédit : les Aventures du Parc d’Alençon, ouvrage auquel s’ajouta en 1937 une réédition, par le même Lachèvre, de La Corneille de Mlle de Sçay ; Fernand Fleuret s’est également penché avec pertinence sur notre auteur dans le livre intitulé : De Gilles de Rais à Apollinaire (1933, pp. 123 à 143). Lachèvre, d’accord avec Fleuret, ayant définitivement écarté Lupanie, seuls finalement nous intéressent ici, outre le bref Filon, les gros morceaux que sont Le Rut ou la Pudeur éteinte, complété par les deux comédies qui chargent également Mlle de Sçay, et Le Zombi du Grand Pérou, le premier étant le récit des prisons alençonnaises, et l’autre celui des sorcelleries guadeloupéennes. Si accordés qu’ils soient à ce que nous savons des faits, il reste intéressant de voir comment Blessebois, dans sa prose entremêlée de vers, a assaisonné les deux histoires. Le Rut, si bien nommé, comporte trois parties, avec trois dédicaces qui sont des lettres d’injures à Mlle de Sçay. La première partie nous montre dans sa geôle Blessebois, sous le nom de Céladon, recevant une Dorimène, puis, masquées, une Amarante et une Marcelle. Le nom d’Amarante couvre Mlle de Sçay elle-même, qui a passé la cinquantaine et, ne trouvant pas qu’il soit trop du diamant qu’elle porte au doigt pour payer les faveurs du beau prisonnier, se retire enfin tête bais¬ sée, « Sans faire le moindre faux- pas/Tant elle avait été soigneusement graissée ». Marcelle, pour son compte, arrive encore à se satisfaire de l’étalon fatigué. Fleureusement : «Cette friande jouvencelle/Ne se payant point de désirs/ Et n’étant pas du rang de celle/Qui ne se fait jamais baiser qu’à des zéphirs. » Cette première partie comporte en guise d’appendice une quinzaine de poésies étrangères au sujet, et d’une gaillardise très réduite. La seconde partie nous montre Dorimène, en possession d’un amoureux billet de Céladon, accompa¬ gnée d’une certaine «maquignonne de
430 / Rut (Le) ou la Pudeur éteinte et Zombi du Grand Pérou (Le) chair humaine» nommée Hiante. L’ami Poquet se charge de Dorimène : « Dori- mène à ce doux accueil/Perdit à son tour la parole,/Et, pendant que Poquet vertement la bricole,/Pour mieux ouvrir le eu laissa clore son œil.» Céladon pendant ce temps s’affaire avec Hiante, en lui attachant, pour être plus tran¬ quille, ses cotillons par-dessus la tête. Poquet, allant pisser, laisse place au concierge et rencontre la concierge, fine petite bossue, qui, mise en alerte par le bruit, vient prêter l’oreille aux jeux de Céladon et d’Hiante, d’où bientôt un engagement général. Hiante « qui tâchait de remettre en leur bienséance ses cotillons et sa chemise», se va par malheur, «brûler le poil du eu à la lampe » : incident qui amorce la déban¬ dade. Le lendemain, habillées en cava¬ liers, arrivent dans la prison Amarante et Marcelle, qui ont surpris, dans le parc d’Alençon, un récit de l’affaire. Un traiteur apportera le soir les élé¬ ments d’un excellent dîner, d’où une nouvelle partie à laquelle participera la même troupe que la veille, grossie d’une toute jeune sœur de Dorimène, nom¬ mée Marille, dont Poquet cherche en vain, «pendant quelque quart d’heure », le pucelage. Ils sont si serrés dans la geôle que le concierge, se disposant à «fringuer» avec Hiante, a toutes les peines du monde «à mettre le Grand Turc dans Constantinople». Hiante, qui était enceinte, accouche sur place : l’en¬ fant sera, sur l’avis de la concierge, déposé à la porte de Le Hayer. Des sonnets, un acrostiche, des cou¬ plets, des anecdotes laissent encore place à une lettre adressée à Céladon par certaine Mlle Boissemé, qui lui a laissé un chancre. La mort du chien de la prison, et celle de la nouvelle-née dont un chat roule la tête en se diver¬ tissant, complètent agréablement le tableau. La troisième partie s’ouvre par une sorte d’épilogue de la seconde, Le Hayer ayant trouvé devant sa porte la tête du monstre mort-né et le mari d’Hiante s’étant avisé que le ventre de sa femme était vide. Là-dessus, un adieu versifié de Céladon à Dorimène nous avise que le prisonnier a été élargi, sous la condition de prendre la route sans se retourner; il est rejoint en chemin par Amarante et tout se déroule (mis à part le récit digressif des amours d’une Mlle Vente, épouse de M. Vente, avec M. le curé de la Madeleine de Ver- neuil) comme on l’a vu dans la biogra¬ phie. Des voiles sont levés, de surcroît, sur le passé, bien rempli, d’Amarante. Dans sa prison parisienne, Blesse- bois rencontre un baron de Simoïs, pédéraste, qui, après avoir échoué auprès de lui, « chevauche romainement» Ama¬ rante. Celle-ci reste, pour finir, entre les pattes d’un M. de la Graverie, grand coquin devant l’Étemel, en quête d’une gueuse parfaite. Céladon, enfin affran¬ chi des poursuites de son épouseuse, la laisse fonder en paix une maison à tarifs bas. «Toutes les demoiselles d’Alençon que l’envie de courir fait sortir de chez elles y dansent fort légè¬ rement tous les branles de Cyprine, et l’on en est quitte pour un chancre, une chaude-pisse cordée, et quelquefois pour une Vérole gangréneuse.» Dans cette fin seule se trahit un certain romance- ment, dû à la rage qu’a l’auteur de salir Mlle de Sçay. Tous les personnages, jusque-là, semblent fidèles à leur histo¬ rique réalité et ils sont peints au jour de circonstances où l’invention apparaît assez infime, avec une verdeur digne de leur cynisme. Le Zombi, quant à lui, prend les événements guadeloupéens que nous connaissons, au moment où la Prin¬ cesse Cocagne vient trouver M. de C... (entendons M. de Corneille) pour récla¬ mer son aide, et nous conduit, en pas¬ sant par les larges coucheries du sorcier avec la dame reconnaissante, jusqu’à son ensevelissement dans le cachot de Basse-Terre. La relation semble exacte de tout point, comme de tout point conforme aux données du folklore. Le Zombi, en quoi M. de C... prétend tra¬ vestir la naïve princesse, est l’esprit
Rut (Le) ou la Pudeur éteinte et Zombi du Grand Pérou (Le) / 431 malin qu’on retrouve dans toutes les Antilles. On a pu, d’après les docu¬ ments, mettre des noms véritables sur des personnages que Blessebois n’a même pas pris la peine de travestir, et les bords de la Capesterre, tels qu’ils sont encore aujourd’hui, sont parfaite¬ ment reconnaissables. La véracité même de cette blague énorme, la vie intense de tout ce monde, qui emploie des termes guadeloupéens encore en usage, la fidélité enfin du décor, donnent un prix rare à ce premier roman colonial de notre littérature, déjà reconnu comme tel par tous ceux qui en ont traité : un Paul et Virginie avant la lettre, à vrai dire d’une tout autre sorte, et, sinon d’une voluptuosité très poussée, d’une verve fort amusante. On peut ne pas insister sur les deux médiocres comédies où Blessebois pour¬ suit de sa hargne vengeresse la malheu¬ reuse Marthe Le Hayer. Mais il faut bien dire un mot de Filon réduit à mettre cinq contre un. Filon : un rustique qui, sous le chapeau paysan, ressemble étrangement à Blessebois. Accablé de désirs amoureux, mais sans le sou, il implore en vain le secours de Mirène, Lisette, Caton, Marotte, Alise, Jeanne- ton, Isabelle qui, successivement, met¬ tent à prix des faveurs toutes prêtes, le laissant enfin réduit à « se cracher dans la main», ce qui, pour peu qu’on entende par « cinq contre un » autant de doigts, donne l’explication d’un titre, à première vue singulier : explication qui, d’ailleurs, nous était déjà donnée dans un passage du Rut : « D’avoir recours à cinq contre un,/Ce plaisir, j’en conviens, apaise le martyre.» Ce sexe livré au poing d’Onan complète la figure la plus curieuse peut-être de toute notre littérature ruffianesque. A. B.
SABBAT (le) Œuvre posthume de Maurice Sachs, pseudonyme de Maurice Ettinghausen (1906-1945), achevée en juillet 1939 et publiée en 1946. Cette autobiographie d’un homme de trente-deux ans tient du roman (d’une génération, d’un certain milieu de bourgeoisie déclassée et désaxée, d’une époque enfin, l’après-guerre des années 20) et de l’essai, dans la mesure où l’auteur ouvre son propre procès, se fait témoin mais aussi juge d’un mode de vie où le vol, la paresse, la boisson et l’homosexualité ont tenu une large place. Il est superflu d’insister ici sur les lacunes, fort significatives, de ce livre remarquable : chronologie parfois floue, absence d’événements impor¬ tants tels que le surréalisme, les débuts de l’hitlérisme ou le Front populaire ; et surtout, effacement du rôle nullement négligeable joué par l’auteur dans la vie littéraire et mondaine de l’avant- guerre de 1939. Il ne s’agit pas là d’omis¬ sions, mais d’aspects relégués systéma¬ tiquement à l’arrière-plan, tandis que Maurice Sachs s’acharne à scruter, à analyser les drames et les vicissitudes d’une âme, la sienne. Dans ces drames, les singularités sexuelles tiennent, non certes la pre¬ mière place, mais une des premières. C’est au collège qu’il découvre presque en même temps l’exaltation amoureuse pour un de ses condisciples et la honte d’aimer. L’homosexualité, chez Sachs, si elle l’entraînera, à une certaine époque, à aller chercher dans la « maison » tenue dans l’entre-deux-guerres par le Jupien de Proust, les brefs plaisirs procurés par des prostitués mâles, est cependant tout autre chose que la poursuite du plaisir des sens. De sa première grande passion masculine avec un certain Octave, Sachs écrit: «Je ne prétends pas que cette liaison fut entièrement chaste. Mais je me rappelle que nous ne fumes nullement pressés de la scel¬ ler dans le plaisir, tant nous goûtions la volupté de ces embrassements sans fin déclarée, sans arrière-pensée. » Cette analyse, il y a lieu de penser qu’elle vaut pour toutes les passions du Sachs amoureux des hommes ; en contrepoint, ce qu’il retient de ses quelques expé-
434 / Saga de Xam riences féminines souligne que c’est seulement pour des garçons que son âme — et non pas seulement son esprit et son corps — a pu s’engager, s’exal¬ ter totalement: «J’aurais été passion¬ nément heureux, je crois, auprès d’une femme, si je les avais mieux aimées physiquement, mais mon corps, très capable d’exercer sa fonction mascu¬ line, s’exécutait vaillamment, et sans volupté [...] ce n’était pas au creux tendre de Lisbeth une liqueur de l’âme que je versais, mais seulement une écume du corps. Ce qui me retint dans l’amour des garçons, ce fut, autant et plus que la volupté, ce climat de com¬ plicité presque enfantine auquel je trouvais plus de charmes qu’à l’exer¬ cice de la pleine force masculine. » Et l’on doit remarquer que s’il est beau¬ coup question du sens de la faute, d’un sentiment de culpabilité qui poursuit l’auteur, il concerne son impulsion au vol, son effondrement dans l’alcool, son incapacité à faire un travail suivi, sa stérilité littéraire, mais non des pas¬ sions qu’il conte, détaille parfois, ana¬ lyse enfin en mettant en lumière tout ce qu’elles ont eu d’exaltant, d’humain, d’esthétique. De même d’ailleurs, et sur un tout autre plan, il sait parler en quelques pages de l’onanisme, en pro¬ testant, non sans raison, contre ceux qui en font un drame et commettent, du coup, un crime à l’égard de l’enfant et de l’adolescent. Nous sommes ici dans cet univers que dominent les grandes idoles de Cocteau (jugé d’ailleurs sans complaisance) et de Gide, aux anti¬ podes du monde de Proust où les singu¬ larités sexuelles sont inquiètes, cachées, poursuivies par le remords et la peur. Dans ce livre d’une lucidité intransi¬ geante, toutes les pages qui concernent la vie sexuelle du héros sont autant de rayons de lumière, de moments où le Sabbat fait trêve. Y. B. SAGA DE XAM Récit en bandes dessinées, réalisé par Nicolas Devil d'après un scénario de Jean Rollin, présenté par Michel Taittin- ger. Publié en 1967. Merveilleux livre de poésie aux magnifiques dessins, souvent psyché¬ déliques. Inhabituel, il ne met pas en scène une héroïne starlette ou vamp, mais une « hippie » aux formes douces. Avec ses grands yeux rêveurs, sa déli¬ catesse, elle vient d’une autre planète, Xam, peuplée de femmes aux cheve¬ lures de fleurs et de plumes de paon, où règne «Ajéjona, l’exilée, mère des Incas, reine des Atlantes, descendante directe des saphiques de Trantor». Saga tombe au milieu des hommes, «race poilue», monstrueusement laide, trou¬ piers rudes et grossiers, immondes créatures, Drakhards velus. La fille de couleur (sa peau est bleue) subit, sans comprendre, le viol, le fouet, la torture, mais se lance au combat pour défendre Mélusine, attachée à la proue d’un navire. C’est alors que la « meute déchaînée » des femmes révoltées massacre les mâles oppresseurs. Baisers, caresses, amour, murmures des deux amies : « Ma pensée t’envahit, je te pénètre. — Tu vis èn moi comme toutes les femmes que tu as possédées.» Cependant, sur Xam, les Troglodytes, monstres sortis des enfers de Bosch ou des horreurs de Goya, attaquent les filles. Seule conci¬ liation possible : Saga offre son corps qui frémit de dégoût au contact de la «carapace chitineuse, d’où suintent des purulences aqueuses». De cette effroyable copulation, naîtra-t-il un hy¬ bride, incarnation de la révolte des hip¬ pies, des provos, de Dylan ou du Living Theatre ? Le dessin nous entraîne dans un délire qui laisse ouverts tous les possibles. X. G. SAINTE NITOUCHE ou Histoire galante de la tourière des car¬ mélites suivie de l'Histoire de la Duchapt. Petit roman publié en 1748 et attribué à Meusnier de Querlon (1702-1780). L’autobiographie de la sœur Agnès, entrée à quarante-cinq ans aux carmé-
Satyres et follastreries (Autres) / 435 lites comme tourière à l’âge où sa figure ne pouvait plus lui être d’aucune aide pour subsister, tire son titre de l’air d’innocence qu’avait dans sa jeunesse cette même Agnès, élevée un temps au couvent, et alors surnommée Sainte Nitouche. En vérité, elle a de qui tenir, puisqu’elle est elle-même la fille d’une religieuse, devenue prieure du cou¬ vent, et dont les amants sont nombreux. Aussi la jeune Agnès aura-t-elle de bonne heure des aventures, des gros¬ sesses aussi ; fera des séjours obligés à la Salpêtrière, et à Bicêtre quand elle aura attrapé la vérole; finira par cou¬ cher avec son véritable père; passera au tribadisme, et ouvrira enfin elle- même une maison de plaisirs. C’est là qu’elle connaîtra la Duchapt, dont l’his¬ toire est insérée ici, et qui a été poussée à se faire entretenir par la « marchande de modes» chez qui elle travaillait; une fois lancée dans cette voie mal¬ gré ses répugnances, la Duchapt multi¬ pliera ses amants, jusqu’au jour où une scène nocturne verra chez elle la ren¬ contre de trois hommes, et la perte de sa fortune. Agnès, elle, verra la bonne marche de ses «affaires» détruite par l’irruption de quelques mousquetaires dans sa maison. Y. B. SATYRES DU SIEUR RÉGNIER (Les) Pièces en vers de Mathurin Régnier (1573-1613], Publiées en 1609. Quand il ne dédie pas ses satyres aux princes et qu’il ose se tourner franche¬ ment vers lui-même, que voit, que fait, que peut Régnier? Le tragique est qu’il naît dans l’impuissance, l’impuissance de trop de beauté : « Ah ! cruel souve¬ nir, cependant je l’ai eüe,/Impuissant que je suis en mes bras toute nüe. » Les cuisses de la belle pourtant l’enlaçaient : l’amour non fait se délivre des femmes et cherche d’autres récompenses qui sont les yeux ouverts de Régnier, qui sont sa plume. En marge, c’est lui qui rédige les testaments et fait les lits : « Ci-gît ou gira quelque jour/Une fillette de la cour,/Autant impudique que belle. » Avec une effroyable tranquillité dans les mots qui pénètre au plus profond, Régnier décrit et dissèque ce que lui donne l’abondance du «vrai» : «Alors qu’elle sentit couler/Une liqueur em- brosienne/Une saveur nectarienne/Qui s’épancha par les tuyaux/De la matrice à sept canaux.» Et cette médecine de voyeur met le lecteur sur la voie : la question centrale reste : « Comment prendre le dessus ? » Car pour Régnier, poète tonsuré, la femme est d’abord une ogresse, et lorsqu’elle l’ensorcelle, c’est pour lui faire se ressouvenir d’un certain froid. La fantaisie ne se mani¬ feste finalement que par une femme en morceaux, ogre défait. R. L. S. SATYRES ET FOLLASTRERIES (Autres) Poèmes de Pierre Berthelot (1580-1620). Publiés s. d. Légers regrets, légères amours, lé¬ gères cuisses, légers trépas. Berthelot le « follastre » ne fait pas d’erreur quant au monde qu’il anime, et part du bon pied, celui du badinage, celui de l’in¬ certitude. Les jeux de mots fourmillent : morte, la maquerelle ne laisse d’autre héritage «Que le bruit d’avoir davan- tage/De culs que d’écus amassés ». Bien sûr, il déploie l’arsenal de la logique grivoise, mais bien souvent elle est voilée, fine, heureuse après tout, même dans les complaintes, et la joliesse l’emporte sur le grossier, et le sourire sur le rire. «Petite haridelle harassée/ Squelette de peaux et d’os.» Ce por¬ trait d’une « dame maigre » fait oublier la cruauté que manifeste parfois Ber¬ thelot quand il se complaît à détailler chez autrui l’erreur, la pauvreté, le ridi¬ cule. Le plus étonnant est peut-être la place attribuée aux objets : la première «satyre» décrit en vers parfaitement rythmés le pourpoint d’un courtisan, qui devient peu à peu le centre épique d’une prodigieuse tornade verbale : « Pauvre pourpoinct souffre douleur/Pourpoinct de ville et de parade/De jeux, de course et mascarade,/Pourpoinct et de chasse et des champs/Pourpoinct d’hiver, d’été,
436 / Saül d’automne» etc., et voici ce pourpoint qui s’inclut même dans l’histoire, pour¬ point d’Ulysse, de la Ligue, symbole de liberté ! Haut-de-chausse, manteaux, «calles- sons» de velours, tous ces vêtements voyagent, parlent, souffrent, peuplent l’espace. Puis, au beau milieu des étoffes usées, Berthelot surgit brusque¬ ment en agitant les feuillets de son his¬ toire personnelle. Celui qui «courtisa les courtisans» est bien plus qu’un poète courtois, il a droit à son exis¬ tence de penseur, après s’être frotté au lard des demoiselles, il sait désor¬ mais la différence entre plaisir et désir («L’Adieu»), et va même jusqu’à la vision, dans une dernière et extraordi¬ naire transposition du réel («Visions de la Cour»): «Je vis mille animaux dans les champs Elisées/Des troupes, des serpens, se promener au soir/Des veaux chercher l’Écho de leur voix déguisées...» R. L. S. SAÜL Drame en cinq actes d'André Gide (1869-1951). Publié en 1903. La grande affaire du roi Saül, ce n’est pas de vaincre les Philistins, c’est de satisfaire son désir des garçons. C’est aussi le secret qui, lorsque Dieu se tait, rend torturantes les chaudes nuits d’été. Ses humeurs sombres et ses accès de gaieté féroce, sa lassitude (la pourpre, le sceptre et la couronne, il les donne¬ rait bien sans remords pour les caresses d’un enfant), ne le cèdent pas, dans leur expression lyrique, à ceux d’une Phèdre. Fureur d’aimer ce que la main n’osera jamais toucher, sauf à devenir sacrilège ou bien incestueuse, qui se nourrit d’étreintes imaginaires et s’exaspère devant l’interdit, elle se porte ici sur le joueur de harpe «terriblement beau», David, ou encore Daoud, le délicieux, comme le nomment les gens de la tribu des Moabites, le petit berger, que le vieux roi, dans son égarement, évoque avec des accents raciniens : « Que ne suis-je avec lui, près des ruisseaux, gar- deur de chèvres?» Passe encore que David ait été désigné par Samuel pour succéder à Saül ; mais qu’il ait jeté son dévolu sur le petit prince Jonathan, c’est plus que Saül, qui assiste caché der¬ rière un rideau à la déclaration d’amour entre les deux adolescents, n’en peut supporter : « Et Saül, alors ? Et Saül ? » Dans ce climat suffoquant où la pédé¬ rastie, attisée par la troupe des jeunes démons, se déclare selon la litote clas¬ sique (David s’adressant à Jonathan : « Console ta faiblesse entre mes bras ») ou selon la poésie biblique (Jonathan à David : « A midi, nous baignerions nos pieds las dans l’eau fraîche, puis nous nous coucherions dans les vignes »), on comprend que les deux seules femmes de ce drame ne soient pas montrées sous des apparences propres à susci¬ ter le désir : la Reine, plus très jeune, desséchée de continence forcée, et la sorcière d’Endor, penchée sur son chaudron. PS. SCARRON APPARU À MADAME DE MAIN- TENON et les reproches qu'il lui fait sur ses amours avec Louis le Grand. Anonyme. Publié à Cologne en 1694. Ce libelle, l’un des plus impitoyables qui aient vu le jour sur le monarque et la mieux-pensante de ses «favorites d’État», la prude veuve du truculent poète Scarron devenue Mme de Main- tenon, semble avoir valu plus que des ennuis à ses imprimeur et relieur, sans qu’il soit possible d’avancer le nom du ou des auteurs : dans la ligne des Conquestes amoureuses du Grand Alcandre, publié de même à Cologne en 1684 par Gatien de Courtilz de San- dras et qui s’étendait complaisamment sur les variations du roi de la Vallière en Montespan et de Montespan en Fon- tanges, le livre est néanmoins plus féroce que piquant, et sous des cou¬ verts ou des découverts érotiques, l’at¬ taque est ici politique. Le passé de la «reine de fait», les chemins que son ambition n’a pas craint de prendre sont
Secrettes ruses d'amour (Les) / 437 crûment rappelés et l’absolutisme du souverain apparaît moins que jamais vouloir se limiter à la stricte politique. À Versailles, dans le texte. D G. SCÈNE CAPITALE (La) Cet ouvrage de Pierre Jean Jouve ( 1887- 1976) a paru pour la première fois en deux parties (Histoires sanglantes, 1932 — la Scène capitale, 1935), réunies ensuite dans une édition de 1948. C’est une série d’histoires étranges, inquiétantes, ouvertes sur un silence et un mystère souvent proches de Kafka et imprégnées d’un érotisme troublant parce que suspendu. « La Fiancée » est tuée car, «secrète comme la Sainte Eucharistie», elle laisse un soir «le plaisir de Satan» monter de son sexe. «Dans une maison», la grosse baronne, nue «engouffre» l’homme qui subit cela comme un martyre et une atrocité. L’homme se trouble aussi devant le «sourire» d’une inconnue, «sourire d’une tendresse presque criminelle», ou se sauve vers la Bibliothèque natio¬ nale quand une femme vêtue de four¬ rure lui parle (« Ah, bien sombre »). La femme, elle, garde la tête haute, quand dans la rue son pantalon descend sur ses talons (« Le Rouge »). « Le Cabinet de toilette tragique» est le lieu que, dans les rêves, on cherche désespéré¬ ment à atteindre, empêché par une foule « vague et libidineuse », qui envahit les salons pour un bal au vacarme assour¬ dissant ou qui défile dans les rues, menottes aux mains. Si quelqu’un par¬ court «les Allées» de son enfance, c’est dans l’inquiétude d’être devenu « un homme borné » au lieu de l’« inno¬ cent pervers» qu’il était. Cet innocent, c’est aussi «Gribouille», celui qui a si peur des femmes de cabaret, aux grosses poitrines, qu’il casse une baleine de son parapluie... Le même per¬ sonnage, sans doute, dans «les Rois russes», est pris dans l’incompréhen¬ sible tourmente révolutionnaire, pris surtout par sa fascination pour une mystérieuse colonelle des Dragons, au «parfum animal» et impétueux. Mais quand il ne reste d’elle qu’une culotte de soie tachée de sang, il « se confond » avec son Cheval, se soulage dans la poussière et reste seul avec le vide de la victoire. «La Victime» est immolée au désir et au sacrilège car «la femme, ouverture rose et mielleuse dans sa puis¬ sante odeur orgiaque », a péché et l’étu¬ diant Waldemar, entraîné par la « folie utérine», s’est accroché à la mort dans la douceur du plaisir. Son ami Bras de fer, sorcier pris à son propre piège, ne ressuscite qu’un cadavre qui pourrit en marchant. « Dans les années profondes » paraît une femme à la « puissance terrible for¬ mée de cheveux emmêlés et fauves». Elle meurt quand on pense posséder son corps terrifiant. Toutes ces histoires, émouvantes par le degré de retenue perverse qui les anime, semblent sécré¬ ter un poison de mort à l’approche de l’amour. Elles sont aussi troublées par les étranges relations entre deux hommes qu’attire la même femme : «Ah quelle terrible tristesse d’être si nécessaire¬ ment trois. » (« Trois gants »). X. G. SECRETTES RUSES D'AMOUR (Les) où est monstre le vray moyen de faire les approches, et entrer aux plus fortes places de son Empire. Essai anonyme publié en 1610. Qu’est-ce qui nous procurera le plus de délices? Faire l’amour à une fille, courtiser une veuve, ou poursuivre une femme mariée? Le livre s’ouvre sur une belle formule: «Tout le monde court à l’amour, mais personne n’en ose dire les formes. » La jeune fille, tout d’abord, est in¬ constante dans ses sentiments, ingénu¬ ment provocante, mais inexperte, et de tout son être rétive parce qu’elle a peur. Malheur aux hommes «qui lient leur âme aux appâts de ces filles qui n’ont pour loi que la feintise et pour foi que l’inconstance. » L’art du séducteur sera mieux goûté par la veuve qui, plus libre et plus
438 / Secte des anandrynes (La) experte, volontiers languit. Là pourra se déployer le lent rituel de l’amour. Courtiser par la parole d’abord, qui est la « trompette de la perfection de l’âme», puis par le toucher, car «il est nécessaire d’allumer les flammes du désir pour y apporter l’eau du contente¬ ment qu’on imagine». Frisez les che¬ veux de la femme, parsemez-les de fleurettes, et bâtissez-vous par ce moyen «des bastions à guerroyer l’amour». Prenez-lui la main, puis baisez-lui la bouche, l’œil fixé «sur le respir du corps», puis la gorge, puis les tétins, puis la main sur le cotillon. Alors faites jouer votre jugement car c’est à cet ins¬ tant fatidique que se gagne ou se perd la partie. Pourtant «la veuve se bai¬ gnant trop dans l’eau de ses délices, la conquête en est trop facile». L’idéal de la chasse amoureuse reste, évidemment, la femme mariée qui n’a ni la froideur de la fille, ni la chaleur de la veuve. C’est cette juste mesure qui fait d’elle la terre promise et la rend « accomplie d’un amour si merveilleux qu’elle n’est que charme et amour». P. R. SECTE DES ANANDRYNES (La) ou Confessions de Mlle Sapho. Lettres attribuées à Pidansat de Mairobert ( 1727- 1779). Publiées en 1789. Il semble qu’ait réellement existé — comme l’atteste la Correspondance de Grimm — une mystérieuse secte de tri- bades groupées autour de Mlle Rau- court, comédienne demeurée célèbre par ses mœurs qui lui valurent d’être nommée « la prostituée de Babylone », mirent ses jours en danger sous la Révolution, mais intéressèrent vivement Bonaparte... Mlle Sapho, déjà très las¬ cive à quinze ans, est accueillie chez Mme Gourdan — voir L ’*Espion anglais — où sa virginité et son « clito¬ ris diabolique» provoquent l’enthou¬ siasme des mères et des novices (ou, « en termes mystiques », des incubes et des succubes) qui lui font subir une cérémonie initiatique avant de l’ad¬ mettre dans leur «moderne Sodome». Jacques de Favanne. «La Lubricité.» Mais elle pèche avec un homme, est chasséè et emprisonnée. On la retrouve dans une «maison» où elle reçoit une leçon «dont toutes les postures de F Arétin ne donnent pas une idée » et on lui apprend de quelle façon on flagelle et martyrise les «prêtres gaillards». Après diverses débauches, elle s’enfuit sous les injures de Monseigneur, son entremetteur, elle finit actrice. Le livre s’achève sur un éloge de la «tribade- rie» à travers le monde. Sur l’existence de sociétés libertines au xvme siècle, voir également les *Aphrodites d’An¬ drea de Nerciat. X. G. 7 Roman d'Antoine Mantegna (auteur contemporain). Publié en 1970. Tout est blancheur et luminosité. Une luxueuse villa sur une île grecque. La mer à l’infini. Des êtres nus et libres, délicatement parfumés. Un couple qui s’aime, indissolublement lié, immensé-
Sermon joyeux d'un dépuceleur de nourrices / 439 ment riche et beau. Une jeune fille qui fond de bonheur quand un jeune homme caresse son visage. C’est le bien, la beauté, l’innocence, c’est la pureté. Des chiens méchants, des monstres, des clochards mangés par la vermine, des fouets où s’accrochent des morceaux de verre tranchants, de jeunes aveugles qu’on écartèle, des adolescents muets que l’on sodomise, une jouissance qui vient des seins tordus, des muqueuses déchirées. C’est le mal, la laideur, la perversion, c’est l’impureté. Entre ces deux pôles, violemment contrastés, prend place un cérémonial, à la fois religieux et sacrilège, purification et souillure. Ainsi, une nuit sur la mon¬ tagne, une femme est liée aux cornes de deux chèvres et, «démesurément ouverte», est livrée au Dieu, sous la forme d’un bouc noir. Le mari s’élance alors, «enfourche la bête», puis la saigne avec un cran d’arrêt. Férocité et éblouissement, sperme, sang, Royaume des Ténèbres. L’homme et la femme, pour se libérer de leur aliénation amou¬ reuse, entraînent sur leur passage en les écrasant des êtres qui ne sont qu’ob¬ jet, ombre, double ; essaient toutes les caresses, toutes les perditions mais retrouvent toujours leur solitaire amour. Et l’écriture, comme un poème ou une litanie, vient égrener la souffrance, la jouissance, la danse, le sommeil. Tout cela dans une sorte d’enchantement un peu vide, un peu glacé. X. G. SEPT FEMMES DE BARBE-BLEUE (Les) Nouvelles de Frédérick Tristan, pseudo¬ nyme de Jean-Paul Baron (né en 1931). Publiées en 1966. Barbe-Bleue écrit sept lettres à la jeune Alice, la huitième femme dont il souhaite devenir l’époux. Chacune de ces lettres est une entreprise de séduc¬ tion à travers laquelle Barbe-Bleue définit les règles de l’amour sadien. Mais, en vérité, cet ogre apparaît ici sous les traits d’un dieu appelant la créature vers une Grâce dont il n’est rien d’autre à attendre que le supplice et la mort. «... Cette femme dénudée, que la honte revêt de douleurs infinies, cette fille que je détrône de sa féminité à coups de fouet, cet animal sanglant que je maintiens en vie dans la torche de sa souffrance, cette bouillie qui geint à peine, que la vie vomit avec horreur, ne sont à mon regard que les souve¬ raines, lamentables étapes de la contra¬ diction qui m’est donnée de me sauver et de me perdre — de demeurer en sus¬ pens au sommet de cette brûlure qui me glace. » Cette leçon d’érotisme blasphéma¬ toire, écrite dans une langue froide et précise, tient autant de la métaphysique que du réalisme le plus cruel ; elle per¬ met de mieux concevoir la significa¬ tion d’autres personnages célibataires du même auteur, tel que l’Alexandre du *Dieu des mouches ou le Franz Hodelkarten de *Naissance d'un spectre. «C’est l’être humain qu’il convient de séduire. C’est sa conscience qui doit se prendre à puer comme un charnier. Dieu, l’infect, en sera tout incommodé. » L’édition originale des Sept Femmes de Barbe-Bleue contient des dessins et des gravures de Gil et de Basaglia, des photographies d’une violence poétique qu’il faut signaler (Michel Faure) et divers éléments significatifs, dont une chevelure, le tout enfermé en une boîte noire. Y. C. SERMON JOYEUX D'UN DÉPUCELEUR DE NOURRICES Pièce en vers anonyme, publiée s.l.n.d. Ecrite à la fin du XVIe siècle ou au début du XVIIe. « Messeigneurs voici le varlet/Qui dépucelle les nourrices/Jeunes ou vieilles, pauvres ou riches/Je suis qui romps les huis ouverts/Et dépucelle les nourrices. » Maître et maîtresse de céans, nourrice et gentil bébé, enten¬ dent les soupirs du valet. Le dard de l’amour l’a piqué, mais la nourrice n’en a cure. «Méchant follâtre», dit- elle, vos intentions sont malhonnêtes. À quoi le valet superbement répond
440 / Si le grain ne meurt Gravure de AAarillier. qu’il faut «connaître ce qu’on mar¬ chande» car «il n’est de si bonne viande/Que celle qu’on prend à l’es¬ sai». Revenant sans cesse à la charge, « bavant et caquetant », le valet pousse plus avant et ses entreprises se font plus impudiques, plus hardies : « Mais elle défendait tous les coups/Qu’on ne touchât point aux mamelles. » Mamelles et fessier : deux citadelles imprenables. Et ce ne sera point le valet, mais le maître qui, la nuit de l’assaut final, soufflera la chandelle. P. R. SI LE GRAIN NE MEURT Récit autobiographique d'André Gide (1869-1951). Diffusé en édition hors com¬ merce à tirage limité en 1920-1921 (pre¬ mière et seconde partie) et publié inté¬ gralement en 1924. Gide dit écrire par pénitence. La sexualité occupe une place centrale dans sa vie et son œuvre. Il n’est que de noter ses nombreuses protestations de non-culpabilité pour s’en convaincre. Son éducation protestante, la personne de sa mère sévère, autoritaire, redoutée en même temps qu’adorée, ne sont sans doute pas étrangères au constant déca¬ lage entre «chair» et esprit que l’on observe dans les œuvres de Gide. Enfant, il est pourtant resté longtemps insen¬ sible à la honte et au sentiment du péché. Il «joue» sous la table avec le fils de la concierge, il se masturbe en classe, tout naturellement. Il écrira avec humour et tranquillité : «Je faisais alter¬ ner le plaisir avec les pralines. » Mais les éducateurs se chargeront rapidement d’inculquer à l’enfant l’hor¬
Si le grain ne meurt / 441 reur de ces «mauvaises habitudes» et même de tout ce qui touche au corps. Timide, hautainement replié sur lui- même, Gide est moqué, battu, traqué par ses camarades de classe dont il ne partage par les jeux guerriers. Il éprouve une amitié passionnée pour un camarade, Lionel, « exempt de sen¬ sualité», puis une fervente admiration pour Pierre Louÿs, ainsi qu’un sen¬ timent d’amour «mystique» pour sa cousine qu’il désire épouser. Il sépare radicalement amour et plaisir, n’ayant d’abord qu’une impression de dégoût face au «vice». Une prostituée, une «quêtante créature» qu’il rencontre un jour, l’emplit d’effroi. Il ne ressent pour l’autre sexe qu’une aversion qu’il appelle vertu. Son excessive pudeur, une sentimentalité « mal comprise », le laissent vierge à vingt ans. Mais, lors d’un voyage en Tunisie, Ali l’entraîne sur une dune, s’y couche en riant, tranche ses lacets avec un poignard et, «nu comme un dieu», entraîne Gide dans son «délire». Son austérité pro¬ testante «fond» sous le climat et il reconnaît son « penchant naturel » vers les jeunes garçons. Il tente pourtant une «rééducation d’instincts». Dans les «rues saintes», les Ouled Naïl, immobiles et parées de colliers de pièces d’or, sont comme des « idoles dans leurs niches». L’une d’elles, Mériem, vient le rejoindre dans sa chambre et il parvient au plaisir... en s’imaginant serrer dans ses bras un Mohamed, noir et svelte. Mais il échoue avec En Barka, trop belle. Il cesse alors de résister à ses tendances, criant vers un Apollon inconnu : « Prends-moi tout entier. Je t’appartiens. » Au cours d’un deuxième voyage en Afrique du Nord, la fréquentation d’Oscar Wilde bous¬ cule ses préjugés et hâte sa libération. Cynique et direct, Wilde lui «donne» un merveilleux petit musicien, avec lequel, dans une «jubilation frémis¬ sante », il atteint cinq fois la « volupté », pour raviver encore de nombreuses fois son «extase» lorsque l’enfant l’a quitté. Il s’étonne et s’effraie de voir un de ses amis sodomiser le petit « en aha- nant», lui qui ne comprend «le plaisir que face à face et réciproque ». Autour de lui évoluent des jeunes gens qui l’éblouissent mais qu’il n’aime ni ne désire : lord Douglas, le « mignon » de Wilde, pervers et gracieux dans son manteau de fourrure; Ali, dominateur et digne comme un prince. Mais ils sont trop hautains pour Gide qui par¬ lera, au contraire, dans son Journal, du « lyrisme joyeux », de la « frénésie amu¬ sée» et de la complaisance d’un Tuni¬ sien de quinze ans, qui lui procureront deux nuits d’incroyable plaisir. Mais, la troisième nuit, il lui fermera sa porte, pour ne pas «gâter par surimpression un tel souvenir», fidèle en cela à sa doctrine des Nourritures terrestres : «Ne désire jamais, Nathanaël, regoûter les eaux du passé. » Plus lui importent le cadre et l’atmo¬ sphère — les «alentours formidables de la forêt tropicale » — que le parte¬ naire, fut-ce «le beau corps pâmé» d’un jeune Africain, «créature de luxe» mise à sa disposition par un sultan (Ainsi soit-il). De toutes ces «voluptés faciles», qu’il raconte en maints endroits de son œuvre, il déclare n’éprouver aucune honte. Le fait qu’il les paie en argent pourrait lui ôter le poids de les payer en remords. Néanmoins, c’est lorsque sa mère, qui l’a tant fait souf¬ frir par sa propre souffrance, meurt, qu’il épouse sa cousine. Forme de rachat ? Il a sans doute beaucoup aimé cette femme vers laquelle toute son œuvre «est inclinée» (Et nunc manet in te). Il l’aimait d’un amour extasié, comme un ange et comme une mère. Il n’a jamais osé se confier à elle et il ne l’a jamais désirée (aussi bien pensait-il que seules les femmes de «mauvaise vie» ont des désirs!). Et il faut avoir l’esprit aussi ridiculement borné que son médecin pour penser qu’il était un affamé (de la femme) «qui ne s’est nourri que de cornichons». X. G.
442 / Singe de la fontaine (Le) SINGE DE LA FONTAINE (Le) Contes et nouvelles en vers suivis de quelques poésies. Fables de Marie- Alexandre deTheis (1738-1798). Publiées en 1773. «Ô mes amis que le monde est déchu,/Comme au vieux temps le sexe était habile ! » C’est avec ce cri que le singe entre en lice. Le xvme siècle des fêtes galantes est sur son déclin, et l’on sent dans ce livre l’essoufflement du sexe se vêtir de couleur pour tromper son monde. C’est pourtant sans éclat que se font les choses : c’est du sérieux, on y travaille la femme au corps, on y besogne. De-ci, de-là, apparaissent des instruments et des situations vraiment érotiques : une épée brandie comme un sexe vengeur par un amant qui, tout en faisant l’amour, tient en respect le cocu tremblant, une femme au bain que son voyeur et paillard de fils a observée, et il ne put voir les tétons dont un mon¬ sieur inconnu ne cessait de s’occuper. Mais le lecteur est gratifié de beaucoup trop de clins d’œil pour qu’il puisse vraiment croire à ces fables. «Deux Cordeliers retournaient au couvent » : voilà l’histoire type où se complaît volontiers Théis. Evêques, moines et jeunes servantes, sur des mulets ou dans des lits, classiquement s’entre¬ croisent. On est loin de la violence et de la liberté du xvie siècle. Eh oui, le sexe n’est plus habile comme autrefois, et même celui que Théis nomme «le Violeur», un drôle pourtant à large échine, ne parvient pas à placer correc¬ tement son dard. R. L. S. SOLEIL DES LOUPS Nouvelles d'André Pieyre de Man¬ diargues (1909-1991 ). Publiées en 1951. « L’Archéologue » Conrad Mur, étendu sur le rivage d’Amalfi, rêve qu’il découvre au fond de la mer une grande femme de marbre vert, qui pos¬ sède la même bague que sa fiancée Bettina. La dure nudité de cette Vénus lui rappelle le corps svelte, moulé de noir, de Bettina, lors de courses de pati¬ nage sur les lacs glacés de l’hiver. Mais depuis, son attirance pour cette femme s’est fort atténuée, car les formes qui ont mûri n’ont plus la lisse fermeté de la déesse, et il regrette que cette mer¬ veilleuse statue animée appartienne au passé. Lors d’une visite au cabinet de l’abbé Mercurio, ils découvrent une femme de cire, nue, dont le ventre ouvert laisse échapper des flots de fraises qui retombent sur ses cuisses. Conrad ne saurait dire si ces fruits sont là pour ménager la pudeur ou s’il faut y voir, au contraire, la « suprême exhibi¬ tion». Pris de nausée, il se détourne très vite, plus vite sans doute que Bet¬ tina, qui peu de temps après attrape les fièvres. (Conrad soupçonne que le foyer d’infection provient des fruits obscènes.) N’éprouvant plus que dégoût pour sa fiancée, il l’abandonne aux soins d’un médecin lubrique. Mais au cours de sa fuite, il rencontre une géante qui res¬ semble aux froides statues qu’il ido¬ lâtre ; cette femme le livre à des crapauds qui le feront périr d’une mort atroce. L’auteur livre la clef de ce récit : « la découverte du Midi par un homme du Nord et (les deux choses n’en faisant peut-être qu’une) la décou¬ verte du monde charnel par un homme froid». « Clorinde » est l’être minuscule qu’un homme découvre dans une forêt au revers d’un fragment d’écorce, et qui, sous l’armure de chevalier, se révèle être une ravissante jeune femme. L’homme, qui a attaché sa proie, se désespère de ne pouvoir la posséder, car il devient fou de désir devant cette nudité à la toison bestiale et bouclée qu’il ne peut que caresser et respirer. Lorsqu’il revient après s’être éloigné dans l’espoir d’apai¬ ser sa frénésie, il ne retrouvera de la lilliputienne qu’une éclaboussure de sang. Le bec d’une fauvette lui a ravi Clorinde. «Le Pain rouge» nous fait assister aux évolutions d’un curieux perdu dans les couloirs et les cavernes de la mie, après que la piqûre d’un puceron l’eut
Sonnets et élégies / 443 réduit à la taille de son bourreau. Il sera initié là au rite d’une sorte de «Venus- berg asiatique» hanté de belles Chi¬ noises aux cruelles exigences, puisque la coutume veut que les hommes ne connaissent la volupté que sous une carapace d’abeilles qui les couvre des pieds jusqu’au menton. «L’Étudiante» s’achève également sur une scène cruelle, qui nous montre un homme nu, «pyramide molle de graisse qui s’écroule», dont les yeux «jaillis hors de l’orbite à la façon ver- miculaire que l’on sait des escargots» dansent au ras du sol. De même pour «L’Opéra des falaises» où l’on voit un homme accoutré en phoque et une femme revêtue d’un maillot d’écailles faire le théâtral procès d’un capi¬ taine qui finira poignardé par les dents d’ivoire d’un morse. «La Vision capitale», que connaîtra la jeune Hester Algemon, sera assez puissante pour la métamorphoser en horrible sauvageonne des bois. Elle nous en fait le récit « avec la résignation d’une femme qui s’est laissé conduire dans une chambre d’été, au bord d’une rivière tranquille, et qui, parce qu’elle sait l’inévitable, et parce qu’elle est trop lasse pour résister, se déshabille froidement avant de s’étendre sur un lit d’aventure». Hester, qui tient commerce avec les loups, s’est arrachée à son «monstrueux bonheur» pour se rendre, seule, costumée en coq — elle est nue sous la gaze et les plumes — à un bal masqué dans un château lointain. Mais le lieu est désert, car elle s’est trompée de date (son oncle a mangé l’invitation, selon une vieille habitude de guerre). Durant la nuit qu’elle passe au château, elle sera éveillée par la cauchemar¬ desque vision d’un homme dévêtu qui tient une tête de femme fraîchement coupée; il en arrache les cheveux par poignées et les jette dans le feu de la cheminée. Contrairement à ce qui advient souvent sous le soleil des loups, c’est-à-dire la lune, cette vision ne relève pas du songe, mais de la réalité la plus absolue. Aussi, Hester ne peigne plus sa chevelure depuis des années, et elle poursuit les têtes coupées entre les pierres et les racines du fond de l’eau. Le climat de « surréalité romantique » de ces nouvelles exalte l’érotisme de rêve qui s’y trouve presque constam¬ ment en suspens. Y. C. SONNETS ET ÉLÉGIES Œuvres de Louise Lobé (vers 1524-vers 1566], Recueil publié en 1556. Louise Labé suivit un de ses amants au siège de Perpignan et prit part aux opérations militaires, déguisée en homme. Elle se produisit encore dans un tournoi organisé place Bellecour à Lyon. Entre-temps, elle écrivit. Influen¬ cée par le pétrarquisme, cette femme aux mœurs provocantes pour l’époque devait, sur le plan littéraire, montrer son indépendance. Ses lèvres brûlent le papier. Son amour n’est pas un amour de blason, abstrait et pédant à la manière des Italiens. Elle trouve un équilibre fragile entre la sensualité et l’harmonie de la forme, entre la fluidité d’une musique et la rigidité de la scansion. Elle donne l’illusion de se laisser porter aux confidences du corps, elle feint de s’abandonner aux caprices des sens,' alors que la sûreté prosodique découvre une maîtrise intellectuelle aussi ferme que celle d’un Mallarmé. «Baise m’en- cor, rebaise-moi et baise./Donne m’en un de tes plus savoureux/Donne m’en un de tes plus amoureux :/Je t’en ren¬ drai quatre plus chauds que braise. » De tels aveux, qui laissent encore la trace frêle mais durcie d’une sensualité libre et féline, ont exercé une fascination importante à l’époque. Louise Labé eut le don d’attirer les poètes, Maurice Scève en particulier. Assez connue et appréciée pour être admirée et écoutée, elle avait un art trop personnel et trop ineffable pour encourager les imitateurs. Ce mélange de neige et de braise, d’humeurs et d’aveux, de retenue et de franchise apparaît isolé. On pourrait la comparer à Catherine Pozzi dont
444 / Sonnets païens l’œuvre est aussi flamboyante et aussi somptueusement brève, à Du Bellay pour la grâce nostalgique de certaines «Élégies». Mais rien ne peut lui être comparé dans le candide aveu des émois d’un corps féminin. Cette sorte de franchise par-delà la morale rend sa poésie contemporaine des revendica¬ tions d’une Simone de Beauvoir. Elle donne à la condition féminine, débar¬ rassée des tabous d’une morale étroite, une dimension contemporaine. Elle plaide pour la femme libre de ses mou¬ vements, de sa conduite, heureuse de ses extases et de ses désirs. Elle nous émeut. Elle est de notre temps. J.-P. A. SONNETS PAÏENS Par Francis Latouche (1884-1913). Publiés à Londres en 1909. Ces vingt-cinq sonnets en vers alexandrins sont, pour la plupart, consa¬ crés à des éphèbes. Quelques-uns seu¬ lement célèbrent des fillettes ou des adolescentes, et celui qui clôt le recueil exalte l’Androgyne onduleux. En fait, leur auteur n’avait souci que d’exalter la grâce des jeunes garçons, mais esti¬ mant sans doute que les convenances l’obligeaient à des précautions, il a tenu à dédier au moins quelques vers à des « fillettes remémorées ». Érotiques, ces Sonnets païens le sont indiscuta¬ blement, mais ils n’ont rien d’obscène. Ils procèdent d’un baudelairianisme de collégien, et de penchants analogues à ceux d’un Jacques d’Adelsward et des élégants homosexuels parmi lesquels Jean Cocteau fit ses débuts. Ils ont beau évoquer un Éros aptère, Corydon, Alexis ou un blond Charis dansant « au claquement acerbe des crotales de bronze», on ne saurait se méprendre sur leur date. Leur paganisme les situe peu après 1900, non dans une palestre ensoleillée, mais dans la douillette atmo¬ sphère des garçonnières et des salons de thé. Francis Latouche, qui a fait hommage de son recueil à un autre poète, Paul Roba, «en souvenir des heures fiévreuses de jeunesse», mourut à Paris le 22 janvier 1913, à vingt-huit ans, écrasé par un des premiers autobus mis en circulation dans la capitale. P.P. SONNETTES (Les) ou Mémoires de Monsieur le Marquis d'***. Nouvelle de Jean-Baptiste Guiart (ou Guillard) de Servigné. Publiée en 1749. Le duc D..., qui n’est autre que le duc de Richelieu, libertin notoire, invite en son château les couples les plus fringants d’une région de province pour établir entre eux un commerce de plaisir. La douleur est, paraît-il, chose très musicale; le plaisir ne l’est pas moins. Dans les chambres des invités, les lits sont pourvus de ressorts reliés par des fils à des sonnettes placées dans une chambre où se tient le duc. Ainsi « les sons étaient une représentation des mouvements qui les occasionnaient : au commencement mesurés, ensuite rapides, peu après confondus, plus mar¬ qués enfin, se ralentissant et cessant par degrés». Le duc, que l’âge exclut des plaisirs physiques, se rabat de la sorte sur ceux de l’imagination qu’il complète en se faisant raconter au matin, par quelques initiés, les détails de la nuit. Le personnage du « voyeur » est courant dans la littérature érotique, et voici, plus rare, celui de l’« enten¬ deur», ou plutôt, pour se permettre un de ces mauvais calembours dont raffole le siècle, de l’«ouïsseur jouisseur». L’imagination au boudoir est chose dangereuse, mais cet amateur de méca¬ nique est ici bien innocent. D’autres viendront, plus farouches, dans les pro¬ fonds châteaux du marquis de Sade où les lits seront de violence et de dou¬ leur. Les mécanismes sont déjà en place, il n’y manque qu’un peu de perversion. C’est aussi l’histoire, plus banale, d’une éducation sentimentale. Un jeune homme bien né apprend que le plaisir est incapable, par ses seuls moyens, de combler un cœur et qu’il faut de l’amour au véritable bonheur. Amour
Soupers de Daphné (Les) / 445 très charnel, cependant, qu’il partage avec la jeune Éléonore ; amour où la naïveté du cœur et la franchise du corps s’étonnent des contraintes morales : comment les hommes peuvent-ils être contraires à eux-mêmes au point de s’interdire les plaisirs les plus doux et de s’imaginer qu’ils sont des maux ? Le jeune amant l’explique par l’ordre social, origine de tous les préjugés. Il n’en fallait pas davantage pour envoyer à la Bastille un auteur dont on ne connaît rien, sinon cette unique nouvelle. Elle illustre bien un genre en vogue, où l’érotisme amorce une critique sociale en s’associant à une revendication de liberté morale. J.-P. P. SOPHA (Le) Conte moral de Crébillon fils, Claude- Prosper Jolyot de Crébillon, dit (1707- 1777). Publié en 1740. Ce Conte moral pourrait s’intituler Les Mille et Une Caresses. Crébillon se réclame sans aucun scrupule de l’au¬ teur des Mille et Une Nuits. Schah- Baham, prince régnant des Indes, est le petit-fils de Schah-Riar à qui Schéhéra- zade racontait ses histoires. Le narra¬ teur du Sopha est un adepte de Brahma qu’un avatar a transformé en sopha. L’idée est ingénieuse: «un sopha ne fut jamais un meuble d’antichambre». Mais, ici, pas d’unité d’intrigue comme dans L '*Ecumoire : une suite d’anec¬ dotes assez impudiques et dont la lec¬ ture lasse vite. Fatmé, épouse modèle en apparence, « fuyait les plaisirs et ce n’était que pour s’y livrer avec plus de sûreté». Des bras d’un esclave nègre, Dahis, elle passe dans ceux d’un braha- mane ; ses amants, de toute espèce et de toute condition, se succèdent jusqu’au jour où son mari la surprend et la tue. Ces galanteries assez frelatées se justi¬ fient par le langage qui les narre. Ainsi : « Fatmé se dédommagea avec Dahis de la réserve avec laquelle elle s’était for¬ cée avec son mari. Moins fidèle aux sévères lois de la décence, ses yeux brillèrent du feu le plus vif ; elle prodi¬ gua à Dahis les noms les plus tendres et les plus ardentes caresses; loin de lui rien dérober de ce qu’elle sentait, elle se livrait à tout son trouble... » Suivent trois cents pages de cette encre, de ce ton où la pureté du style compense l’impudicité des attitudes. Il est vrai qu’il s’en dit et s’en passe des choses sur un sopha pour lequel « bien peu de femmes sont vertueuses». Il est vrai également que Crébillon, « censeur royal», demeure un moraliste autant qu’un observateur malicieux : « Il est rare qu’une femme se renferme vingt- quatre heures avec un homme quand elle ne veut que se brouiller avec lui. » Fatmé, malgré toutes ses passades, n’aura eu qu’un amour véritable, pour un jeune Indien nommé Phéléas. Elle n’osait pourtant poser ses regards sur lui. Mais, remarque joliment le conteur, « elle repoussait avec horreur, et se rap¬ prochait avec plaisir». Quoi qu’il en soit de ces élégances de langage et de ces libertés de mœurs, le meilleur jugement sur Le Sopha est formulé par la sultane, épouse de Schah-Baham : « Quand les choses que vous aurez racontées seraient plus brillantes que celles que vous aurez supprimées, on aurait toujours à vous reprocher de n’avoir amené sur la scène que quelques caractères, pendant que tous étaient entre vos mains, et d’avoir volontairement resserré un sujet qui de lui-même est si étendu.» Au reproche de la sultane, Crébillon répondra dix- sept ans plus tard, en reprenant ce per¬ sonnage et celui du sultan dans un conte «politique et astronomique» qui ne comprend pas moins de huit volumes in-12 (publiés en 1757) et demeuré inachevé : Ah quel conte ! — récit interminable que ne parviennent à sau¬ ver de l’ennui ni les réflexions du mora¬ liste ni la virtuosité de l’écrivain. P. D. SOUPERS DE DAPHNÉ (Les) suivis des Dortoirs de Lacédémone. Contes satyriques de Meusnier de Quer- lon (1702-1780) publiés en 1740.
446 / Source du gros fessier des nourrices (La) Le premier place dans une prétendue Syrie les très réels soupers donnés à Marly (ou à Passy) par le financier Samuel Bernard, et mêle à l’évoca¬ tion de ces orgies à la fois gastrono¬ miques et libertines des allusions et attaques contre quelques personnages de l’époque. Le dialogue entre Aris- tippe et Laïs, qui s’intitule «les Dor¬ toirs de Lacédémone» parce que le philosophe y rappelle la loi de Lycurgue qui interdisait la cohabition des maris et des femmes et rendait donc ruses et intrigues nécessaires aux deux sexes, est plus intéressant pour nous : Meus- nier y manifeste son souci de soumettre à l’analyse les sentiments éprouvés dans les rapports sexuels. Principe fonda¬ mental énoncé par Aristippe : ramener « au plaisir et à la douleur toutes les pas¬ sions et toutes les affections humaines ». Seulement, dans la production du plai¬ sir et de la douleur, l’imagination n’in¬ tervient pas moins que les sens, et même plus, comme le montrent deux anec¬ dotes « lacédémoniennes » à la fin du livre. Ici encore, il est évident que les allusions à l’actualité du xvme siècle ne manquent pas. Y. B. SOURCE DU GROS FESSIER DES NOUR¬ RICES (La) et la raison pourquoi elles sont si fen¬ dues entre les jambes. Prose anonyme, datant de la fin du XVIe ou du début du XVIIe siècle. On retrouve dans cette courte pièce l’idée que le joyau qui orne le ventre de la femme est d’origine sacrée et, plus curieusement encore, qu’il est le résul¬ tat d’une maladresse de Dieu. Le pro¬ logue est une véritable invocation : «J’ai contemplé les astres du Ciel et joint à ma raison les grands arguments et autorité de l’infini nombre de mes prédécesseurs souverains philosophes. » Puis nous est narrée la scène où Pro- méthée, pour parfaire la forme de la compagne d’argile qu’il vient de créer, ordonne à Pandora de pratiquer, au secret des cuisses, une incision « comme un noyau de pêche ». La déesse exécute son ordre mais le démon qui sommeille en elle lui souffle d’inciser la créature d’argile «comme un hoyau et une bêche ». Innocente diablerie du langage qui désarçonne les choses, au point que c’est de ce «con incurable» que nous sommes tous issus. P. R. SOURCE ET ORIGINES DES CONS SAU¬ VAGES (La) et la manière de les apprivoiser, et le moyen de prédire toutes choses à adve¬ nir par iceux. Pièce anonyme du XVIe siècle. La plus ancienne édition datée porte le millésime 1610. Véritable petite géographie portative et succulente, répertoire, inventaire complet invitant à la réflexion, et même à la méditation, véritable point de départ de tout itinéraire spirituel. En gros, savoir que les cons nobles ont une entrée plus étroite, sentent bon «parce que frottés de civette et de musc». Qu’au contraire, les cons rustiques (ou villageois) sont, « fort hantés, puants, à cause de leur fréquentation des écuries et cuisines». Qu’enfln (la merveille) « les tons de pucelles nouvelles percés sont sucrés et amiellés et ne sentent point». Si, d’une manière générale (et abstraite), les cons .sont «conformés d’une camalité spongieuse et obédiente sans rébellion, laquelle de sa propre nature se dilate», une analyse élémen¬ taire de la question nous fait tout de suite distinguer les cons typhiques qui sont «contagieux, enchancrés, ulcérés, fistullés, barbouillés, encrassés » et par conséquent criminels, des cons hydro¬ piques qui ressemblent «à une grosse boignette fendue ou à un gros cœur de mouton mi parti par le bas», «beau¬ coup plus plaisants et beaucoup plus voluptueux». Il est aisé de déduire que les colériques l’ont maigre, typhique et de longue ouverture, que les mélanco¬ liques l’ont si sec «qu’on ne juge que par conjoncture qu’il y a quelque ouver¬ ture entre deux malotrues pièces d’os » ; que les flegmatiques l’ont gros et enflé,
Souvenirs d'égotisme / 447 et les sanguines, d’un volume agréable et « plaisant en grandeur et en motte », pour aboutir à l’idéal des sanguines- flegmatiques, qui l’ont «enflé, gros, moufflu, répondant très bien à son homme ». Il faut donc, évitant les appas de celles qui « ayant l’habitude de com¬ battre debout» l’ont camus et «res¬ semblent au groin d’un mulet», élire «des cons bien disposés, bien propor¬ tionnés en motte et en ouverture, en mobilité, gros et moufïlus, principale¬ ment des femmes blondes et crêpelées, au con doré, jeunettes qui n’ont encore que peu ou point de laine sur peau et, outre la dorure, ont hardiment le con sucré». P. R. SOUVENIRS D'ÉGOTISME Ecrit autobiographique de Stendhal, seudonyme de Henri Beyle (1783-1842). remière édition (incomplète et fautive) par C. Stryienski : 1882. Edition de réfé¬ rence : H. Martineau, 1950. À considérer la chronologie des évé¬ nements racontés, les Souvenirs d’égo¬ tisme (portant sur les années 1821-1822) continuent le *Journal. Commencé le 20 juin 1832, l’ouvrage fut abandonné douze jours après. De ce document unique, nous ne retiendrons, eu égard à notre propos — v. *Armance —, qu’un épisode négatif. L’« amour-passion» — l’expression est de Stendhal — lui joua même un mauvais tour, il le rendit «babilan», comme il le dit en empruntant un terme au président de Brosses. Il brûla, à Milan, pour la belle Métilde, mais en vain ; elle ne répondit pas à ses déclara¬ tions enflammées. Quelque temps après, lors d’une partie de filles, l’image de Métilde se présenta soudain à lui, et ce fut le «fiasco». La mésaventure est racontée au chapitre il des Souvenirs d’égotisme : «L’amour me donna, en 1821, une vertu bien comique : la chas¬ teté. Malgré mes efforts, en août 1821, MM. Lussinge, Barot et Poitevin, me trouvant soucieux, arrangèrent une déli¬ cieuse partie de filles [...] Alexandrine parut et surpassa toutes les attentes. C’était une fille élancée, de dix-sept à dix-huit ans, déjà formée, avec deux yeux noirs que, depuis, j’ai retrouvés dans le portrait de la duchesse d’Urbin par le Titien à la Galerie de Florence. A la couleur des cheveux près, Titien a fait son portrait. Elle était douce, point timide, assez gaie, décente. Les yeux de mes collègues devinrent comme éga¬ rés à cette vue. Lussinge lui offre un verre de champagne qu’elle refuse et disparaît avec elle. [...] Après un inter¬ valle effroyable, Lussinge revient tout pâle. «— À vous, Beyle. Honneur à l’ar¬ rivant! s’écria-t-on. « Je trouve Alexandrine sur un lit, un peu fatiguée, presque dans le costume et précisément dans la position de la duchesse d’Urbin du Titien. « — Causons seulement pendant dix minutes, me dit-elle avec esprit. Je suis un peu fatiguée ; bavardons. Bientôt je retrouverai le feu de la jeunesse. «Elle était adorable; je n’ai peut- être rien vu d’aussi joli. Il n’y avait point trop de libertinage, excepté dans les yeux, qui peu à peu redevinrent pleins de folie, et, si l’on veut, de passion. « Je la manquai parfaitement, fiasco complet. J’eus recours à un dédomma¬ gement ; elle s’y prêta. Ne sachant trop que faire, je voulus revenir à ce jeu de main qu’elle refusa. Elle parut éton¬ née ; je lui dis quelques mots assez jolis pour ma position, et je sortis. «À peine Barot m’eut-il succédé que nous entendîmes des éclats de rire qui traversaient trois pièces pour arriver jusqu’à nous. |.. .1 L’étonnement ingénu d’Alexandrine était impayable : c’était pour la première fois que la pauvre fille était manquée. «Ces messieurs voulaient me per¬ suader que je mourais de honte et que c’était là le moment le plus malheureux de ma vie. J’étais étonné et rien de plus.» V. D. L.
Gravure de Devéria. if**
Stations de l'amour (Les) / 449 SOUVENIRS D'UNE COCODETTE Les exemplaires de la première édi¬ tion de ces Souvenirs, imputés, et vrai¬ semblablement imputables, à l’auteur de *Fanny, Ernest Feydeau (1821- 1873), en tout cas peu dignes de l’En¬ fer où ont voulu d’abord les reléguer les bien-pensants administrateurs de la Bibliothèque nationale, portent, selon le catalogue d’Apollinaire, l’intitulé sui¬ vant : « Mémoires d ’une Demoiselle de bonne famille rédigés par elle-même, revus, corrigés, adoucis et mis en bon français par Ernest Feydeau. Londres, Société des Bibliophiles. (Petit in- octavo sans date, imprimé à Bruxelles en 1877.) En prenant le titre, à Leipzig, en 1878, de Souvenirs d’une Cocodette, les Mémoires d’une Demoiselle de bonne famille cessèrent-ils d’être, comme il est encore affirmé dans la préface de la seconde édition, l’œuvre d’une authen¬ tique femme mondaine? Apollinaire, qui pose la question sans la résoudre, ne déclare pas impossible que Feydeau ait rédigé seul les Souvenirs d’une Cocodette. Mais qu’est-ce qu’une coco¬ dette ? Entendons par ce mot d’époque, non la cocotte ou demi-mondaine, mais une certaine forme de jeune femme du monde, avide d’argent pour entretenir son luxe. «La cocodette, dit encore Apollinaire, c’est la Cocotte avec un masque, le masque de la respectabilité, le masque de la vertu qui dissimule le vice et le rend plus aimable. » «J’entreprends, annonce, au début de sa confession, le personnage parlant, une tâche sans précédent dans l’histoire des lettres : celle, de montrer tout à nu l’âme d’une femme, de la faire voir, cette âme, dans les circonstances les plus graves, les plus poignantes, les plus délicates et les plus intimes. » Tout cela, à l’exécution, apparaît, dans la forme du moins, d’une lascivité assez modérée. Les histoires de pension, la légèreté de la mère, les galanteries du cousin, les succès de bal, le mariage avec le non-aimé qui traite son épouse en machine à plaisirs divers, les diffi¬ cultés d’argent auxquelles il va falloir faire face par le moyen d’une bonne entremetteuse et d’un amant riche, tout cela relève de la convention roma¬ nesque la plus bourgeoise : on oserait presque dire la plus convenable. Seuls accrochent la sensualité, le face à face dans la chambre de la vertueuse épouse et de l’amateur délicat qui veut quand même en avoir pour ses cent mille francs, et l’idylle de la cocodette tom¬ bée là-dessus, dans les bras de l’entre¬ metteuse en personne : idylle troublée au plus beau moment par l’intrusion fomicative du mari. Ce dernier pas¬ sage, tout au moins, appelle la citation : on peut prendre les choses au moment où Aimée — la cocodette — se trouve, non sans quelque embarras, offerte nue à la nudité de la jolie Mlle de Cou- radille : «Nous sommes toutes deux femmes, comment faire? Elle ne me répondit rien, mais elle sauta à bas du lit. Puis, saisissant les draps et la cou¬ verture, elle les repoussa dans la ruelle. Et alors, à ma grande stupeur, sans que je puisse me défendre, elle me saisit par les deux jambes. Et je fus violée bel et bien.» Que s’est-il passé au juste? On n’en sait rien. C’est un nouveau miracle de la discrétion de l’auteur, quand le mari, entrant en bannière pour participer à la partie lesbienne, voit à F instant décisif sa chandelle soufflée par le vent, le laissant, comme nous, dans la nuit. Aimez-vous la gaze ? on en a mis par¬ tout. L’histoire, les feux une fois éteints sur cette aimable scène, ne présente plus, au demeurant, qu’un faible inté¬ rêt. Encore un certain nombre d’aven¬ tures, et la retraite sentimentale de la cocodette, promenant dans les allées du Bois de Boulogne une cinquantaine res¬ tée coquette, fournira une fin aussi inno¬ cente que le commencement. A. B. STATIONS DE L'AMOUR (Les) lettres de l'Inde et de Paris. Roman par lettres d'Adolphe Belot (1829-1890).
450 / Strophes libertines du chevalier Naja (Les) Publié en 1896. L'ouvrage est précédé d'une notice bio-bibliographique de «Helpey, bibliographe poitevin», pseu¬ donyme de Louis Perceau. La première édition comporte un sous-titre, «Histoire amoureuse ae deux conjoints momenta¬ nément séparés et qui se rendent [...] mutuelle liberté en matière d'amour». L’auteur attribue la découverte de leur correspondance à un heureux hasard. Il insère son récit entre intro¬ duction et postface. Le texte est accom¬ pagné d’illustrations claires. Le mari écrit de Calcutta, l’épouse de Paris. Les souvenirs de leur passé commun, évo¬ qués ci et là, expliquent complicités et complaisances épistolaires. Le mari a rencontré trois Anglaises. Sa femme lui trouve un remplaçant en la personne de la femme de chambre. Le mari se satis¬ fait avec la troisième Anglaise, une << demi-vierge ». D’autres raffinements. À Paris, jeux parallèles, avec des rap¬ pels de pensionnat et quelque herma¬ phrodisme de tête. En somme, deux pôles (Paris et Calcutta), mais un seul hommage au calcul combinatoire. Une notice de Louis Perceau attribue d’autres ouvrages au même auteur: 1883, Éducation d’une demi-vierge. 1890, Bouillie de maïs. 1890, La Cano¬ nisation de Jeanne d’Arc ou Une soirée fin de siècle, précédé de L ’Art de payer sa couturière ou le Banquier d’une jolie femme. 1892, Les Heures érotiques modernes («La Petite Bourgeoise», «Le Rat», «Bouillie de maïs»). 1894, la Chandelle de Sixte-Quint. 1894, Les Péchés de Minette. 1899, La Maison à plaisirs ou la Passion de Gilberte. 1903, Toute la lyre. 1906, Les Heures galantes modernes (recueil composé de «la Passion de Gilberte» et des «Heures érotiques modernes»). 1911, Sélect-Luxure. 1912, La Luxure en ménage. Quatre de ces ouvrages — Éducation d’une demi-vierge, Toute la lyre, Sélect-Luxure, La Luxure en ménage — composent la chronique amoureuse de Mme d’Avenel et de sa fille. M. B. STROPHES LIBERTINES DU CHEVALIER NAJA (Les) Publiées vers 1920. Plaquette réunissant une vingtaine de petits poèmes dus à un auteur connu comme romancier sous un autre nom de serpent, et qui chante ici les fesses de la femme, ses lingeries et les plaisirs qu’on peut prendre soit avec une Mes- saline opulente et mûre, soit avec une vicieuse enfant de quatorze ans. Le ton du chevalier Naja rappelle tantôt celui des amuseurs — Maurice Donnay, Émile Goudeau — qui firent les beaux jours du Chat Noir, tantôt l’emphase hugolesque d’Edmond Haraucourt dans La * Légende des sexes. P.P. STUPRA (Les) Trois sonnets d’Arthur Rimbaud (1854-1891), écrits probablement l’hi¬ ver 1871-1872, et publiés pour la pre¬ mière fois en 1923 par les soins d’André Breton et Louis Aragon. Du troisième sonnet existe un texte auto¬ graphe dans U*Album zutique, sous le titre : « Sonnet du trou du cul ». Seuls, les deux tercets de ce dernier semblent appartenir en propre à Rimbaud. Le premier sonnet évoque un âge radieux et libre de la sexualité, des animaux et des hommes, qui donne un écho plus concret aux évocations, encore lyriques, de « Soleil et chair » de 1870 — mais c’est pour leur opposer «l’heure sté¬ rile» qui a sonné. Le second s’ouvre sur ce début de vers qui le définit bien : «Nos fesses ne sont pas les leurs... » et s’acharne à une description précise que continuera et accentuera le « Sonnet du trou du cul ». Le premier sonnet est le plus exalté ; mais, au-delà de l’allure épique des deux premiers vers (« Les anciens ani¬ maux saillissaient, même en course/ Avec des glands bardés de sang et d’excrément»), on retrouve, dans les trois sonnets, cette marque rimbaldienne qu’est la poursuite des secrets des fonc¬ tions naturelles, et la curiosité scatolo- gique. Le second sonnet la proclame,
Stupra (Les) / 451 t/f" fnA^XJt^ Cj>y\^yrru^ Usvx~ £û^~~ ^tjCL^ •> cHa . f ~~ïltK<fïA~■ . yy^* f~{ -c lUlû-V^Î) CJ'Sci*4-'‘f~~ £cL ^tXÀjL'- C-O-t<.C!0 vc^Â~*~yUi)C<. ûv^c- ^-ûCun^ ^c) <_ 5av"\-t_ O —— 0~ ^Xj^yrnJcA ^CA-A^-'f cMV ï? •CJU*"Oi. (/OVC | El. o^oiiL. êe * o^Ao-cci^ Q: ~f cacftLo^ ^xvv^ (JoUA..- 5 OcM<D-U -0<A-. Êcx» J»A^vvytïL- £«.--* C<-^pJzd?cz^.sj . [jvo'V- 'Ttù'O-^ ^ '(vèo t.cJtx^ ^ ô ai <5t*_ Vje^^i'7><A>44t. » )>VcrV- <K>vSîj^'nAU-£--- L<A-£ 4*— 7 «C'W p^t“ $ O VL. ÿa^isJsL- >0 t^V *i -5 a. C É. 'cr£w«-~ jKXwA.-, 'Csl~ ^<x.. 'Jfo-.'tiC cæc^c-vv^ ^ g?tv ^O—. C-£* CfL^ls'tjï-s <X>lA^2v./j^ç « ^^vyvv^U^ Jeu^vv-o -U^) »x<? û fëV^v>, je-v^xXoS 1 ,iA-OL<X>VL- Manuscrit de «l'Album zutique». on ne peut plus clairement : « Souvent j’ai vu/Des gens déboutonnés derrière quelque haie ». Le vers final du dernier sonnet : « Chanaan féminin dans les moiteurs enclos» rend sans doute un son qui annonce Apollinaire, mais ce qui retient Rimbaud, ce sont « les moi¬ teurs », thème fréquent dans ses poèmes, plus que Chanaan. On peut négliger quelques poèmes de jeunesse tels que : « À la musique » ou « Roman », ce qui domine dans l’érotisme très particu¬ lier de Rimbaud, c’est cette hantise des besoins naturels (« Et me recueille, pour lâcher l’âcre besoin») et des latrines. Ce n’est pas pour rien qu’un poème de mai 1871 s’intitule «Accroupisse¬ ments» («Car il lui faut, le poing à l’anse d’un pot blanc,/À ses reins lar¬ gement retrousser sa chemise ! »), ou que l’enfant des «Poètes de sept ans» va « se renfermer dans la fraîcheur des latrines». Et de même, la fillette des « Premières Communions » : « Elle passa sa nuit sainte dans les latrines. » Mais le plus révélateur, ce sont encore les «Remembrances du vieillard idiot», qui a, enfant, surpris sa mère « avec sa cuisse/De femme mûre, avec ses reins très gros...», et surtout, observé par derrière, comme le poète des Stupra, sa petite sœur qui «Pissait, et regardait s’échapper de sa lèvre/D’en bas serrée et rose, un fil d’urine mièvre. » Le même poème, de 1871-1872, évoque aussi la masturbation : « Pour¬ quoi la puberté tardive et le malheur/ Du gland tenace et trop consulté ? Pour¬ quoi l’ombre/Si lente au bas du ventre ? » Mieux que les très allusifs « Déserts de l’amour», mieux que l’anecdote de la fille aux yeux verts qui, selon Delà-
452 / Sultane Rozréa (La) haye, serait celle du dernier vers des «Voyelles», de tels passages et de telles hantises expliquent la fureur misogyne de «Mes petites amoureuses». Pour¬ tant, la haine de cet ennui-là, celui du «cher corps» et «cher cœur», va de pair avec le rêve obstiné du «nouvel amour» qu’annonce mystérieusement, dans les Illuminations, le poème : « A une raison». Mais les Illuminations sont tournées vers une vision d’avenir, d’un avenir entrevu à l’horizon, tandis que le Rimbaud qui parle du présent est guidé par une exigence, on dirait de voyeur, de révéler les «lieux», les sexes, les mauvaises odeurs et les mau¬ vais rêves. Y. B. SULTANE ROZRÉA (La) Saynète en partie versifiée du poète Albert Glatigny (1839-1873]. Publiée en 1870 à Strasbourg pour la Société des bibliophiles cosmopolites. En fait, titres et attributions se lisent : « La Sultane Roz¬ réa, ballade traduite de lord Byron par Exupère Pinemol, élève du petit sémi¬ naire de la Fère-en-Tardenois (Oise). » Il y a six strophes, ou sections. Il y a un leitmotiv : «... Le vent soufflait dans les orangers, et il sentait bon.» Voici la première section, non, la pre¬ mière strophe, non, le premier chant : « “Giaour, dit la sultane, en lui lavant à l’eau de rose la verge qu’il avait fort belle et démesurément longue, Giaour, ton gland est arrondi et vermeil comme la coupole des mosquées au soleil cou¬ chant !” Et elle le lui essuya avec l’or¬ gane de la parole. » Après les spasmes d’une jouissance sans mélange, le maré¬ chal des logis Corbineau se tortille négligemment la moustache : «J’ai senti bien des langues dans ma vie, exclama- t-il, mais, c’est égal, je suis esbrouffé ! » «... Le vent soufflait dans les orangers, et il sentait bon. » Par moments la sultane Rozréa détache de la muraille une viole à trois cordes, et elle chante des vers en s’ac¬ compagnant. (Cependant, dans les oran¬ gers, le vent souffle.) Après ces quelques pages de bergerette (cinq pages), la pla¬ quette se prolonge, mais presque entiè¬ rement en versifications, épigrammes et gauloiseries recueillies d’autre part dans Le *Parnasse satyrique du XIXe siècle. Toutefois, la Société des Émiles, «chan¬ son de Joachim Duflos», donne à cet ouvrage-ci une saveur historique. Nous sommes en 1864, et voici le dernier couplet: «Dieu protège la dynastie/ Monsieur, madame et le petit./La garde veille, Darboy prie,/Momy spécule, Haussmann bâtit./La France entière,/ Heureuse et fière,/Du trône auguste entretient la splendeur./Bonapartisme/ Et sodomisme,/En s’unissant, s’infil¬ trent dans nos cœurs./La France a ce qu’elle désire,/Et l’édifice est couronné./ Le monde applaudit étonné./Salut au bas empire ! » — Parallèlement, une autre chanson : « Lamentations des filles». Une note présente ces deux chansons : «... Il y avait véritablement, au boulevard Magenta, n° 128, dit-on, le siège d’une société anonyme impor¬ tante, qui prenait le nom vulgaire d’Atelier de Phoutographie. » Là, un directeur des opérations et un lieute¬ nant recruteur, lequel devait avoir situa¬ tion assurée au ministère de la Guerre. Des ducs, des généraux, un chef du deuxième bureau, etc. auraient participé à des orgies homosexuelles. En tout cas, le livre donne leurs noms. M. B. SUR LES OBSCÉNITÉS Article (publié séparément en 1879) du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle (1647-1706), publié en 1697. Bayle fait une habile démonstration. Il commence par condamner les obscé¬ nités littéraires : « Il faut bien que la liberté des vers lascifs soit une mau¬ vaise chose puisqu’elle est désapprouvée par ceux même qui vivent impudique¬ ment. » Puis il se défend d’avoir mal agi en citant, dans son dictionnaire, Lucrèce, Suétone et Juvénal, car les livres de ces auteurs sont en vente libre. Il insinue ensuite que tout dépend du genre de l’ouvrage et du public qu’on
Sylphe (Le) / 453 veut toucher. Si on parle à des dames des amours d’Hercule, on ne doit pas dire : « dépuceler, engrosser, coucher avec une nymphe ». Mais si on fait un traité scientifique, un vocabulaire exact est nécessaire et on ne peut se contenter d’expressions «suspendues» et vagues. Les «précieuses ridicules» offrent un exemple de purisme outrancier qui empêche de dire quoi que ce soit. Finalement, Bayle donne un argu¬ ment fort ingénieux. Si les lecteurs se disent choqués, c’est que leur imagina¬ tion s’enflamme bien vite sur un mot. Si les auteurs, sous prétexte d’éviter les grossièretés, tournent longuement autour des réalités, c’est qu’ils s’y délectent. Les uns comme les autres montrent, par leur effroi, leur intérêt. Bayle conclut que la censure ne peut porter que sur la qualité technique d’un livre : « Il sera donc toujours vrai que le procès qu’on peut faire à un auteur qui n’a pas suivi la politesse la plus raffinée du style, est un procès de grammaire à quoi les mœurs n’ont point d’intérêt. » X. G. SURMÂLE (Le) Roman d'Alfred Jarry (1873-1907). Publié en 1902. Le héros est un homme curieux. Curieux dans son physique, car la taille de son sexe est une anomalie. Curieux dans son comportement, car il s’en prend à une vespasienne et tue cette «bête» en disant : «C’est une femelle mais c’est très fort. » Curieux de tenter une expérience un peu particulière. Mis au défi par une jeune fille, Hellen, il parie qu’il pourra avoir plus de soixante- dix relations amoureuses en un jour. Lui qui a toujours eu des problèmes de pénétration au point qu’il viole les jeunes filles « à mort », il cause d’abord une vive douleur à Hellen. Mais il est «heureux de ce qu’elle était heureuse jusqu’à souffrir». Et, dans leur «expé¬ dition lointaine », ils atteignent le chiffre de quatre-vingt-deux étreintes. Le pari est tenu. Mais Hellen n’est pas satisfaite. Elle lui en veut de n’être pas épuisé et donc de ne pas s’être donné. Ils recommen¬ cent à s’aimer, cette fois pour le plaisir. «Les seins érigeaient une jouissance ou une souffrance qui n’était plus ter¬ restre. » Un cerne couvre les joues de la jeune fille, plus grand que le loup qui couvre ses yeux et elle meurt. C’est lui qui alors n’est pas satisfait de cet être « fragile et futile (foutile) » qui ne peut aller au bout d’une volupté « plus exas¬ pérée, plus héroïque». Mais en regar¬ dant la «morte», l’«hydre voluptueuse» de ses cheveux dont les tentacules le caressent, il se surprend à l’adorer. Il fabrique une «machine à inspirer l’amour». La machine, devenant amou¬ reuse de l’homme, le prend dans ses fils et l’électrocute, tandis qu’Hellen, guérie, se marie. La conclusion, la «moralité» de cette histoire à l’hu¬ mour un peu noir, au tragique un peu bizarre, au ton passionné avec réserve, léger avec sérieux, est dans le texte : «Faire l’amour assidûment ôte le temps d’éprouver l’amour. » X. G. SYLPHE (Le) Conte de Crébillon fils, Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, dit (1707-1777). Publié en 1730. Ce court récit — la première œuvre de Crébillon fils — se présente comme la lettre d’une comtesse qui raconte à une amie l’étrange aventure survenue l’autre nuit. Elle reposait dans une tenue que seule sa solitude rendait modeste. Elle ne rêvait ni ne dormait. Soudain elle entend la voix d’un sylphe qui, pressé par ses questions, lui tient un discours où un badinage aimablement érotique ne dédaigne ni les réflexions morales ni les portraits psychologiques : « la voluptueuse se rend au plaisir des sens; la délicate, au charme de sentir son cœur occupé ; la curieuse, au désir de s’instruire...». Son état immatériel permet au sylphe toutes les privautés. Cependant la comtesse lui assure qu’elle a de la vertu. Il répond : « une aussi belle personne qui vous offre tant de
454 / Sylphe (Le) choses à louer qu’on n’a pas le temps auprès d’elle de louer celle-là». Et il ajoute : « Ira-t-on la faire se souvenir de sa vertu quand il est de notre inté¬ rêt qu’elle l’oublie?» La comtesse ne demanderait pas mieux, surtout lorsque la lumière faisant soudain irruption dans la pièce lui permet de distinguer l’ap¬ parence du «plus bel homme qu’il soit possible d’imaginer». Le dialogue se fait plus pressant. «J’en étais là, Ma¬ dame, et je ne sais ce qui serait arrivé de mon égarement et de mes transports si ma femme de chambre, qui entra dans le moment, ne l’eût pas effrayé. Il s’envola. » Ce conte léger contient les premières variations de Crébillon fils sur le thème que l’on retrouve orchestré dans ses chefs-d’œuvre : la belle aristo¬ crate fait comprendre qu’elle accepte d’être violée, à condition qu’on l’entre¬ prenne avec civilité. P. D.
TABLEAU DE L'AMOUR CONJUGAL ou l'Histoire complète de la génération de l'homme, par Nicolas Venette (1622- 1698). Première édition vers 1686. Ce livre s’appellerait aujourd’hui Traité de sexualité, ou mieux, Com¬ ment vivre heureux en ménage. En réa¬ lité, les problèmes de chacun devraient trouver leur solution dans les pages de Venette : «Un jeune homme y connoi- tra donc de quel tempérament il est [...] à quel âge il doit se marier...», etc. Vieillards, théologiens, confesseurs, athées, débauchés tireront profit de cette lecture où voisinent les planches anato¬ miques et les références à Aristote et aux casuistes. Les prétentions — et l’effort — scientifiques sont au centre du propos, mais l’intérêt de l’ouvrage réside plutôt en des définitions comme celle-ci : « La Matrice, selon le sentiment de Platon, est un animal qui se meut extraordinai¬ rement, quand elle hait ou qu’elle aime passionnément quelque chose. » De tels textes sont très révélateurs de l’état d’es¬ prit avec lequel on abordait les pro¬ blèmes sexuels au xvne siècle : hardiesse et prudence, curiosité, naïveté parfois : «Si la femme laide ayme plus que la hardie et enjouée. » Notons un éloge de la virginité suivi d’un éloge du mariage, et la recette qui permet de guérir les maladies du vagin avec de l’or pulvé¬ risé ou de la limaille de fer et d’acier. Toutefois, bien que Venette fut méde¬ cin à La Rochelle, on ne peut considé¬ rer que son œuvre représente l’état des sciences médicales au xvne siècle. L’au¬ teur du Tableau persiste dans des erreurs et des croyances alors abandonnées depuis longtemps. R. L. S. TABLEAU DES MŒURS DU TEMPS dans les différents âges de la vie. Imprimé probablement vers 1750, en un seul exemplaire décoré de peintures. D’après Brunet, ce «tableau» est l’œuvre du fermier général La Pope- linière. Apollinaire, Fleuret, Perceau contestent cette attribution : « Depuis pas mal d’années, on en a attribué la paternité à Crébillon fils.» (L’Enfer de la Bibliothèque nationale). De fait, l’édition publiée par J. Gay vers 1865 est intitulée : « Tableau des mœurs du
456 / Tableaux vivants (Les) temps dans les différents âges de la vie, par Crébillon fils, suivi de L’Histoire de Zaïrette, par le marquis de La Pope- linière, à Venise, chez Bellopalazzo, imprimeur.» — Beaucoup d’homo¬ sexualité, des maris naïfs, des entre¬ metteuses à domicile, de jeunes et beaux amants, les femmes de ce temps ne s’ennuient pas. On les met bien au cou¬ vent quand elles sont jeunes mais c’est une école de sensualité. Lorsqu’une pensionnaire doit être punie, une sœur relève jupon, cotillon, chemise, brandit des verges de bouleau et reste le bras levé, en contemplant de très près «le derrière tout nu ». Derrière la porte, une autre pensionnaire, baissée pour regar¬ der la scène par le trou de la serrure, se fait « patiner le cul » par une amie. Ou bien, en groupe, elles jouent à la maî¬ tresse, prétexte à montrer leur ventre où poussent quelques poils follets, à se chatouiller, se claquer « de cent façons ». Elles se « vergettent », badinent, s’em¬ brassent et font un beau «dévergon¬ dage». Un petit «coquin» vient même se mêler aux ébats des demoiselles. La plus timide a beau dire que ce sont de « trop grandes infamies », elle se laisse sans difficulté «forcer par derrière», en criant : « Ah !... mes fesses ! mes pauvres fesses ! j’ai la fièvre, j’ai le feu dans les reins... Ahi!... Ahi!...» On la sort du couvent pour la marier mais pendant la nuit de noces, elle lutte et se débat comme une diablesse contre son mari, cet « extravagant » qui veut « faire entrer dans son corps un membre plus gros que son bras». Bientôt, elle retrouve les «polissonneries» du cou¬ vent. Grâce à Mme Dodo, elle apprend qu’une belle femme est amoureuse d’elle. Elle se déguise en garçon pour la rencontrer au clair de lune. Mais au lieu de la femme attendue, c’est un gar¬ çon travesti qui l’assaille. Elle a aussi un beau chevalier ser¬ vant qui lui fait longuement la cour avant de la renverser sur un sofa, à son grand plaisir. « Ah ! comme il entre ! Ah ! comme il se place ! Ah ! comme il m’échauffe ! Ah ! jami ! il me brûle. » Elle en vient vite à prendre des ini¬ tiatives : « Me voilà à cheval sur ton criquet, comme les petits enfants! [...] Veux-tu que nous fassions voyage ainsi ? Je tiendrai mon bidet par la bride, et tu me suivras en croupe. » Ce livre amuse par le langage à la fois fort précieux et fort gaillard de ces demoiselles de cou¬ vent, devenues comtesses, et par le ton enjoué. 11 ne manque ni d’inspiration romanesque, ni de fantaisie. On sent que l’auteur s’est diverti en l’écrivant. Il a surtout le mérite de ne pas s’être pris au sérieux. X. G. TABLEAUX VIVANTS (Les) ou Mes confessions aux pieds de la duchesse. Récits libertins (deux tomes] attribués à « un fils de l'académicien Droz» (selon la note bibliographique d'une réédition). Cette attribution est contestée. Première publication en 1870. Il y a une affabulation : celle du sous-titre. Le narrateur égrène donc, pour l’éjouissement de la duchesse, des souvenirs libertins. Puis duchesse et narrateur passent aux travaux pratiques, avec Paide d’un phallus artificiel et la complicité d’une soubrette. Soigneuse¬ ment écrit, ce petit ouvrage constitue un document intéressant sur les mœurs du temps. M. B. TARTUFE LIBERTIN (Le) ou le Triomphe du vice. Roman ano¬ nyme publié en 1845. Longtemps attribué à Sade par les éditeurs du siècle dernier, ce petit roman ne possède en réalité ni l’inspiration ni le style de l’auteur de *Justine. Le libertin ici ne prêche jamais et, s’il est tartufe, c’est par commodité. Quant aux scènes de débauche, elles trouvent l’essentiel de leur piquant dans l’habit religieux que portent les victimes com¬ plaisantes du héros, Valentin de Saint- Gérand. Le dépucelage d’une cousine droguée et inconsciente, quelques heures avant sa nuit de noces, la découverte des amours socratiques et les gaietés
Telle mère, telle fille / 457 d’un orphelinat forment la trame de ce roman, au lecteur duquel l’auteur demande formellement de «foutre ou de se branler en tournant les pages», comme il se doit. M. R. TAUREAU BANNAL DE PARIS (Le) Roman anonyme publié en 1689. Une indication manuscrite, sur la page de garde du roman (opinion pure¬ ment personnelle ou confirmation de la rumeur publique, il est difficile de le préciser) nous apprend que le comte de Montrevel, héros de ce roman, ne serait autre que le fameux d’Artagnan : « On prétend qu’on a voulu représenter M. d’Artagnan, depuis maréchal de France sous le nom de Montesquiou. » Il s’agit des intrigues amoureuses de la cour de Monsieur, frère du roi, dont le tout-puissant favori est le chevalier de Lorraine. Lutte d’influences entre le chevalier et le comte qui n’hésite pas à séduire la princesse de Monaco, pre¬ mière dame d’atours de Madame, et même Mlle de Fiennes, dont l’appétit est si insatiable qu’elle en vient parfois à sacrifier à Lesbos, bien-aimée maî¬ tresse du chevalier. Suite d’intrigues de cour aux perpétuels rebondissements. L’affaire se corse lorsqu’on apprend que le comte de Montrevel, que la nature a généreusement doté, mais dont la bourse est désespérément vide, reçoit des billets ainsi rédigés : « Je me figure des plaisirs indicibles avec un homme comme vous. Au moins, je vous avertis que je suis femme de grand appétit et que si vous ne vous sentez pas présentement en état de me rendre service, j’aime mieux vous don¬ ner quelques jours pour réparer vos forces. Quatre cents louis méritent bien un peu de préparation.» Mener la vache au taureau. D’exploit en exploit, Montrevel en arrivera enfin à signer ce bail extravagant :. « Moi, comte de Montrevel, je promets à Madame de X de ne faire caresse qu’à elle seule. Ainsi pour la première fois, elle me donnera trois pistoles, six pour la seconde, douze pour la troisième et ainsi toujours le double lorsque dans un même jour ou dans une même nuit, je m’efforcerai de lui témoigner combien je l’aime véritablement.» L’auteur remarque qu’il y avait eu des jours dans sa vie où il aurait gagné cent soixante-cinq pistoles à ce marché-là et que « pourvu qu’il pût durer un an, il ne pouvait jamais mourir pauvre ». P. R. TELLE MÈRE, TELLE FILLE ou la Belle Alsacienne. Roman attribué à Antoine Bret (1717-1792). Publié en 1745. La sagesse des nations dit sotte¬ ment : tel père, tel fils. Comme si on était jamais sûr du père ! Pour la belle Alsacienne, le doute roule sur sept per¬ sonnes car sa mère a toujours préféré la vigueur de beaux amants aux soupirs d’un vieux mari. Maquerelle dans l’âme, elle tire parti de sa fille dès que ses charmes sont formés et commence par la vendre en mariage pour huit cents livres à un officier tout en la louant à des petits-maîtres de Metz. Mais elles doivent bientôt quitter la ville. Paris est un meilleur marché. Les demoiselles à la mode ont un entrete¬ neur à qui elles prennent de l’argent et un «guerluchon» avec qui elles pren¬ nent du plaisir. Tous les entreteneurs ne sont pas complaisants : tel celui-ci qui cadenasse notre Alsacienne dans une ceinture de chasteté importée d’Ita¬ lie. Désespoir de son amant de coeur : « Il se livrait aux emportements de l’amour le plus violent. Vingt fois, près d’expi¬ rer aux portes du plaisir, il s’efforça de franchir la barrière qui nous séparait. Efforts inutiles, le temple de la volupté fut inaccessible à ses hommages. » On recourt au serrurier. Mais il est une barrière plus naturelle et plus cruelle, surtout quand on aime : la vérole. Au fil de ses amants, l’Alsa¬ cienne l’attrape. Éprise d’un jeune puceau, elle ne peut que s’offrir toute nue à ses regards. Il se précipite sur elle mais, inexpert, s’égare. Elle le flatte de
458 / Temple d'Apollon (Le) Gravure anonyme. XVIIIe siècle la main : le plaisir jaillit semblable. On recourt au médecin : l’extase est bien¬ tôt commune. Pas mauvaise fille au fond, elle a la cuisse plutôt démocra¬ tique, les grands ne valant que par leurs sous. Un seigneur ayant maltraité sa femme en sa présence, elle partage avec l’infortunée les gains qu’elle vient de recevoir. Ce geste généreux conclut l’histoire de sa vie. J.-P. P. TEMPLE D'APOLLON (Le) ou Nouveau Recueil des plus excellents vers de ce temps. Pièces de Régnier, Motin, Malherbe, Maynard, Bertaut, Trel- lon, Porchères, Raoul Caillier, Du Perron, Pont-Aimery, de Rosset. Recueil publié en 1611. Ouvrage conçu suivant le même prin¬ cipe que Le *Cabinet satyrique. Nous y trouvons donc toutes sortes de textes grivois. Les raisonnements tenus pour convaincre les belles effarouchées sont d’une logique parfaite, tout en se situant clairement à un niveau de stimula¬ tion érotique. Ainsi Maynard : « Belle pourquoi ne foutez-vous ?/On a bien foutu pour vous faire. » Les images et rapprochements sont de même fort évo¬ cateurs — et irréfutables ; la puissance sensuelle et brutale de ces images ser¬ vant à engendrer un retournement de situation inévitable. Comment ne pas se dire qu’un meilleur sort peut être connu dans le présent en lisant les vers suivants : «Votre con de jeune pucelle/ [...] Réduit sous sépulture/N’aura pas meilleure aventure/Qu’à être gamahu- ché des vers. » M. DE S.
Théâtre / 459 TEMPLE DE GNIDE (Le) Roman de Charles-Louis de Secondât, baron de La Brède et de Montesquieu (1689-1755], Publié en 1725. Les précautions prises par Montes¬ quieu lors de la publication de cette «bergerie» attardée qu’est Le Temple de Gnide sembleront incompréhensibles ou quelque peu pusillanimes au lecteur d’aujourd’hui. Car enfin le risque à courir auprès des censeurs de l’époque n’était pas si grand, ni si exposée la réputation d’un président à mortier du parlement de Bordeaux, que l’auteur dût non seulement s’abriter derrière la prétendue traduction d’un roman alexandrin retrouvé par un imaginaire ambassadeur de France à la Porte Otto¬ mane, mais aussi s’abstenir de signer son ouvrage. L’effacement derrière la traduction et le parti pris d’anonymat nous semblent mettre moins l’auteur à l’abri de la double épaisseur de mystère qu’ils ne révèlent finalement sa feinte modestie : la vente du livre fut, dit-on, assez médiocre, et quand «on apprit» que M. de Montesquieu en était l’au¬ teur, il nia. La vanité blessée se démasque à la lumière de cette phrase de la préface : « Un homme qui se mêle de traduire, ne souffre point patiem¬ ment que l’on n’estime pas son auteur autant qu’il le fait. » Oui, il s’agit bien ici d’une «berge¬ rie », d’une série de scènes bucoliques qui font moins penser à Watteau qu’à Lancret. La comédie se joue en trois actes : amour — jalousie — réconcilia¬ tion, dans le «séjour de Gnide» aimé de Vénus, parmi la figuration obligée : les Grâces, les bacchantes, Apollon et quelques autres. La galanterie pousse parfois sa pointe jusqu’à se faire polis¬ sonne, quand le héros, entraînant sa belle dans un «bois solitaire», tente évidemment ce que l’on tente en pareil lieu : « Où croyez-vous que je trouvai l’Amour? Je le trouvai sur les lèvres de Thémire ; je le trouvai ensuite sur son sein; il s’était sauvé à ses pieds : je l’y trouvai encore; il se cacha sous ses genoux : je le suivis ; et je l’aurais tou¬ jours suivi si Thémire tout en pleurs... ne m’eût arrêté. Il était à sa dernière retraite : elle est si charmante qu’il ne saurait la quitter. » Mais on peut préfé¬ rer à ces détours le bel exemple de périphrase que donnera le marquis de Sade: «[...] ses perfides passions s’exercent dans un lieu qui m’interdit pendant le sacrifice le pouvoir de me plaindre de son irrégularité. » P S. TESTAMENT DE SA VIE PREMIÈRE recueilli et expurgé par Fagus. Poèmes de Georges Faiïlet, dit Félicien Fagus (1872-1933], Publiés en 1898. L’odeur de la femme imprègne toute une partie de ce recueil de poèmes datant de la jeunesse de l’auteur. Fagus a intitulé cette partie-là : « Potion pour évacuer». La potion a été efficace. Pour donner une idée de l’abondance des évacuations qu’elle a provoquées, notons que dans les strophes d’un « Dévergon¬ dage d’été», le poète se livre, en plus de deux cent cinquante vers de cinq syllabes, à d’étourdissantes énuméra¬ tions de gorges. On y trouve recensées toutes les espèces de seins, depuis les fruits naissants de la fillette jusqu’aux éboulements de la femme avachie par un excès de maternités. Fils d’un com¬ munard, anarchisant lui-même à ses débuts, Fagus s’est converti plus tard, sans renier pour cela ses premières amours. Il a révéré les seins et les saints, non pas dans le même esprit sans doute, mais avec la même fougue. P.P. THÉÂTRE/de Jean Racine L’amour, tel qu’il apparaît dans les tragédies de Jean Racine (1639-1699), naît et meurt dans le sang. Il s’envi¬ ronne de meurtres, de suicides, de combats, de sacrifices humains, d’ex¬ terminations raciales, de carnages, de cauchemars épouvantables : « Et moi je lui tendais les mains pour l’embras- ser/Mais je n’ai plus trouvé qu’un hor¬ rible mélange/D’os et de chair meurtris, et traînés dans la fange/De lambeaux
460 / Théâtre pleins de sang, et de membres affreux/ Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.» (Athalie.) La scène raci- nienne est fresque de Goya et film d’horreur. On croirait même, parfois, lire un journal «à sensation» : «Oui, j’ai vu l’assassin/Retirer son poignard tout fumant de son sein. » Si le crime est toujours passionnel, s’il est l’abou¬ tissement logique de l’amour, il peut aussi en être la source. Eriphile a aimé Achille, le « vainqueur sauvage », lors¬ qu’il lui est apparu les bras baignés de sang. Néron devient amoureux de Béré¬ nice lorsqu’il la voit tremblante, dénu¬ dée, en larmes, entourée de ses «fiers ravisseurs» au «farouche aspect». C’est que l’amour est esclavage et la vision des fers — réels — entraîne le désir d’autres fers — métaphoriques. Monine est une captive, promise au trône et au lit de Mithridate. Par un retournement, Pyrrhus devient le captif de sa captive et Hermione, l’esclave à la place d’Andromaque. Mis à part quelques couples innocents et purs, tels Britannicus et Junie, qui s’aiment d’un amour partagé mais sont toujours les victimes, les héros raciniens sont ter¬ ribles : cruels, monstrueux, ambitieux, perfides, excessifs, emportés, violents, sauvages. Et leur passion est bien sou¬ vent teintée de sadisme. Néron se plaît à torturer son rival («Je mettrai ma joie à le désespérer/Mais je me fais de sa peine une image charmante»), à faire pleurer Junie et, par un raffinement de cynisme, l’oblige à dire elle-même à celui qu’elle aime qu’elle ne l’aime plus. Roxane, avant de condamner Bajazet à l’appareil terrifiant des muets, veut «jouir de sa honte » et — comble d’hu¬ mour noir et de cruauté — dit à sa rivale: «Je prétends/Par des nœuds étemels vous unir avec lui.» Ériphile s’enchante à l’idée des calamités qu’elle pourra provoquer. À l’inverse, l’amour peut prendre des allures masochistes. Ainsi le plaisir d’Oreste à se sentir esclave, à courir aux pieds d’Hermione, sachant qu’elle va l’insulter, le bafouer, le faire souffrir. Ainsi, l’attrait des héros pour leur malheur, pour un mal¬ heur qu’ils font souvent eux-mêmes. L’exemple le plus frappant en est celui de Titus et de Bérénice. «Je viens per¬ cer un cœur que j’adore, qui m’aime./ Et pourquoi le percer? Qui l’ordonne? Moi-même.» C’est comme si l’amour ne devait pas être heureux. Les amantes s’accusent d’avoir causé elles-mêmes la perte de leur amant. Monine: «Ne cherchez point ailleurs cet ennemi, ce traître ;/J’ai tout fait. » Atalide : « Oui, c’est moi, cher amant, qui t’arrache la vie. » Un autre moyen de faire son mal¬ heur est d’aimer précisément qui ne vous aime pas et peut-être parce qu’il ne vous aime pas. Andromaque est la course éperdue de quatre êtres qui se poursuivent et ne se font jamais face. Les héros raciniens souffrent moins d’être délaissés que d’imaginer le triomphe et le bonheur de leurs rivaux. Ils se le représentent avidement et sem¬ blent prendre plaisir à attiser leurs souf¬ frances de jalousie. Hermione voit Pyrrhus riant de sa douleur dans les bras de sa rivale, alors qu’Andromaque n’est-préoccupée que de ne pas ouvrir les bras à Pyrrhus. Oreste, dans son délire, cherche « ces deux amants » qu’il croit voir s’enlacer devant lui : « Mais que vois-je? À mes yeux Hermione l’embrasse ! » Atalide fait effort pour ne pas se « peindre » son amant « entre les bras d’une autre». Roxane n’a pas plus grande douleur que de penser qu’elle favorisait les «heureux entre¬ tiens» d’Atalide. Phèdre, surtout, pou¬ vait accepter qu’Hippolyte la repousse («Je ne me verrai point préférer de rivale»), mais pas qu’il en aime une autre. «Hippolyte est sensible et ne sent rien pour moi ! » Cette « douleur non encore éprouvée» s’amplifie jus¬ qu’à la pensée paranoïaque : «Je suis le seul objet qu’il ne saurait souffrir.» Alors le spectacle du bonheur des autres et de leur «furtive ardeur» se dresse devant elle avec intensité et la hante («Les a-t-on vus souvent se parler,
Théâtre érotique de la rue de la Santé / 461 se chèrcher ?/Dans le fond des forêts allaient-ils se cacher?»), comme si elle-même les poursuivait et les épiait. La jalousie est le signe de l’amour: « Si Titus est jaloux, Titus est amou¬ reux. » Cette jalousie est si violente, si démesurée qu’on peut se demander si le héros qui s’y jette à corps perdu est jaloux parce qu’il aime ou aime parce qu’il est jaloux. «Sa haine va toujours plus loin que son amour» (Mithridate). C’est l’ambivalence de sentiment qui fait hésiter, balancer, se contredire et qui est aussi une arme. Lorsque Oreste hésite à tuer pour elle, Hermione lui rappelle qu’elle a aimé Pyrrhus et qu’elle pourrait l’aimer de nouveau. Chantage amoureux, vengeances impla¬ cables et qui peuvent aller plus loin qu’on ne voudrait, ruses, stratagèmes, la jalousie est le plus puissant ressort de l’action. Un autre ressort est l’aveu. C’est en déclarant un amour longtemps tu, «longtemps accru dans le silence», que Xipharès précipite le drame. C’est en révélant à Mithridate son amour pour son fils que Monine «marque le cœur où sa main doit frapper». Ériphile veut taire son amour et le dit. Phèdre, surtout, étouffe et meurt de ne pas avouer. Quand enfin elle cède, qu’elle met au jour, qu’elle verbalise, qu’elle «dit ce que jamais on ne devait entendre», elle cause sa perte et celle de l’homme qu’elle aime. L’amour, en effet, est inavouable. Il se nourrit d’ombre et de silence. Quand il éclate sous la pression de sa trop grande vio¬ lence, il entraîne le pire. Il doit rester caché car il est presque toujours cou¬ pable, souvent incestueux. Déjà Andro- maque aime son fils comme s’il était son époux. Xipharès et Arbate aiment leur future belle-mère. Iphigénie s’em¬ porte contre son amant simplement parce qu’il veut la protéger du couteau d’un père qu’elle aime et qu’elle adore. Mais le désir incestueux le plus évident est bien sûr celui de Phèdre. C’est sans un mot, sans un geste d’Hippolyte, qu’elle lui crie ce qui la « trouble » et la «dévore», qu’elle s’accuse et se mau¬ dit de son «odieux amour», qui est presque un viol symbolique puisqu’elle lui arrache son épée pour s’en transper¬ cer. Cet amour qui est dit criminel, sombre, funeste, monstrueux, produit en elle une véritable transformation phy¬ sique, une métamorphose corporelle : elle tremble, frissonne, rougit, pâlit, elle sent son corps «et transir et brûler», elle reste aveugle et muette, comme frappée de stupeur. Ce bouleversement montre, s’il en était besoin, que l’amour racinien n’a rien d’éthéré. C’est un désir, un désir fou et qui mène à la folie, devant lequel aucune considéra¬ tion, fut-elle familiale ou patriotique, aucune réserve ou bienséance, aucun sentiment de pitié ou d’humanité ne tient. C’est un poids écrasant, c’est une fatalité, mais tout intérieure. C’est une force obscure et puissante contre laquelle l’être humain lutte en vain, c’est une force qui le traverse et lui fait perdre son identité. «C’est Vénus tout entière à sa proie attachée. » Le sujet de l’amour devient autre, il devient objet de pas¬ sion. L’objet de l’amour est à peine autre ; il est, à la limite, une projection de celui qui aime ; il est une ombre qui ne le quitte pas et vit dans son esprit. «Présente, je vous fuis; absente, je vous trouve ;/Dans le fond des forêts votre image me suit. » Ainsi la passion racinienne, qui est avant tout excès, démesure, bouleverse-t-elle l’illusion de subjectivité et de liberté. X. G. THÉÂTRE ÉROTIQUE DE LA RUE DE LA SANTÉ Recueil de pièces de théâtre libres de Henry Monnier, Tisseront, Lemercier de Neuville, Albert Glatiany, J. Duboys et Amédée Rolland, Nadar et Ch. Bataille, avec des notices de Poulet-Malassis. Publié en 1864 et réédité en 1882. Présenté par Nadas, il comprend six pièces jouées en 1862-1863, par des marionnettes, sur un théâtre privé d’ama¬ teur rue de la Santé aux Batignolles,
462 / Théâtre panique création due à l’initiative d’un groupe de gens de lettres dont Duranty et Champfleury. Dans le public très res¬ treint de ce théâtre sous le manteau, on trouve parfois des noms qui réappa¬ raîtront dans le cercle zutiste de 1871-1872, le photographe Carjat par exemple. Dans l’ensemble, et bien qu’il soit parfois question de l’opposition de ces gens de lettres au « bourgeoisisme », on constate vite que ces fantaisies sont parentes par l’esprit des opérettes contemporaines d’Offenbach, et de tout un courant d’érotisme bourgeois qui fleurira au long de la IIIe République. Certes, la première pièce, La *Grisette et l’étudiant, œuvre de Monnier, rappelle encore l’époque précédente, celle de la vie de bohème. Mais la complaisance se fait sentir dans le langage déjà sté¬ réotypé de la grisette au cours de cette saynète où l’on fait l’amour sur scène et c’est tout ; le mot « cochon » est sans doute celui qui revient le plus souvent. Le Dernier jour d’un condamné, de Tisserant, ne touche à l’érotisme que par son dénouement où le condamné à mort, avant d’être exécuté, envoie l’au¬ mônier baiser sa veuve : telle est sa dernière volonté. Les Jeux de l ’amour et du bazar, de Lemercier de Neuville, nous introdui¬ sent dans un bordel dont la maquerelle «lève» un jeune homme qui la baise avant de l’avoir payée — scène très détaillée —, et découvre seulement ensuite que c’était un maquereau : les deux vont s’acoquiner. Un caprice, du même auteur, est simplement une histoire d’impuissance entre Florestan et Urinette. Scapin maquereau, de Glatigny, montre comment un passage au bor¬ del est indispensable pour que Lucinde apprenne à se laver avant d’épouser Pignouflard. Dans Signe d’argent, de Rolland et Duboys, la marquise à crises de nerfs simulées, et qui couche avec le valet, finit par obliger son marquis de mari à manger un étron cuit. La Symphonie des punaises, une des deux pièces complétant cette série mais qui n’ont pas été jouées rue de la Santé, œuvre de Nadar et Bataille, est seule¬ ment la mise en scène grotesque d’un assaut de punaises contre un voyageur endormi. On se rend aisément compte que les auteurs n’ont pas fait preuve de grandes qualités d’invention, ni de beaucoup d’esprit, ni même d’élégance d’écriture. Mais c’est un document sur la gauloiserie de la seconde moitié du xixe siècle. Y. B. THÉÂTRE PANIQUE Recueil de pièces de Fernando Arrabal, auteur contemporain. Publié en 1967. 1. Le Couronnement. Perdu comme on peut seulement l’être en rêve, un jeune homme un peu niais, simple, vierge, est à la recherche de la jeune fille qu’il aimait. Il la découvre enfin, morte. Du sang séché tache son ventre. Il couvre le cadavre de fleurs. Quand il ose embrasser ses lèvres, Sylda res¬ suscite, telle la Belle au bois dormant. Ému, terriblement troublé, il se laisse mettre une chaîne au pied. Elle lui intime Tordre d’étudier la philosophie et s’en va. Vient une autre jeune fille, Arlys, moins inquiétante, très douce, très bonne, très pure. Une véritable fée. Il est vrai qu’elle s’habille en âne pour que son père la monte et l’insulte, il est vrai qu’elle manie le fouet avec féro¬ cité. Mais le jeune homme est séduit. « Vous êtes très belle. Continuez à me regarder.» Dans leurs yeux se lisent l’émotion, la passion. Mais le rire lascif d’Arlys, ses gestes impudiques, effa¬ rent le héros, tandis que deux bizarres individus épient leur union à la longue vue. Ce sont les personnages les plus ambigus de la pièce. Sont-ce de grands enfants ? Des êtres atroces et cyniques ? Des victimes condamnées à se flageller l’une l’autre en expiation de quelque crime? Il se révèle à la fin qu’Arlys n’est autre que Sylda. Jamais peut-être le poids du désir avec l’insupportable culpabilité qu’il enveloppe avec lui et
Théâtre panique / 463 que l’homme ne peut que subir sans comprendre, n’a été montré de façon aussi angoissante, dans les formes exces¬ sives de l’érotisme qu’on dit pervers : esclavage, sadisme. 2. Le Grand Cérémonial. Un jeune homme horrible et bossu pleure sur un banc et appelle : « Maman, maman. » Une jeune fille s’approche, émue. Il la repousse avec agressivité. «Imaginez que vous pourriez être heureux», pro¬ pose simplement la femme. «Si quel¬ qu’un vous avait aimée, répond le bossu, il vous aurait attachée aux barreaux d’un lit et il vous aurait fouettée jus¬ qu’à ce que votre corps ne soit plus qu’une plaie.» Alors s’ouvre pour elle la possibilité d’un plaisir «à rebours», d’une vie de malheur, d’humiliation, d’insécurité, d’infirmité. «Je vous met¬ trais dans une petite voiture. En passant dans les villes, je soulèverais vos jupons pour que les jeunes gens puissent voir vos cuisses. » Il met en relief ce qu’il y a en lui de plus horrible, de plus bas, de plus repoussant. C’est ce qui la séduit et la fascine. Comment pourrait-elle dès lors admettre et supporter «l’Amant», l’homme normal qui apparaît stupide dans la banalité de son discours raison¬ nable et sain? Avec le bossu, c’est la haine folle, si semblable dans son absolu à l’amour fou. Il a inventé la femme idéale, sous la forme de grandes pou¬ pées qu’il habille, serre contre lui et fouette jusqu’à ce qu'elles se déchirent. Même ce simulacre d’amour, sa mère le supporte difficilement. Sa féroce pas¬ sion maternelle le veut tout à elle, vierge, ou à la rigueur homosexuel. Elle ne peut accepter que soit fini le temps où son fils, enfant, se clouait la main contre une porte, le temps où elle le fouettait « pour son bien ». Elle refuse que son fils, comme il l’a fait à tant d’autres, tue la jeune fille après l’or¬ gasme, par tendresse. Elle la prend comme esclave. Quant au fils mons¬ trueux, il retourne pleurer «Maman». Une nouvelle jeune lille vient l’implo¬ rer de partir dans sa petite voiture. Le bossu murmure : la nuit, les jeunes filles «ont des yeux ardents pour le plaisir, des mains de flamme pour les miennes, un dos de nacre pour mes verges et une voix endeuillée pour pleurer la mort que je leur donne». Renouvellement d’une cérémonie qui ne peut être que répéti¬ tion, comme le désir. Il serait trop facile de dire qu’à physique monstrueux répond sexualité monstrueuse. Car, qui n’est un monstre ? Qui n’a ces moments d’attendrissement et d’intense nostal¬ gie d’une enfance près d’une «douce» mère, alors que l’amour maternel est l’atroce captation qui fixe et enchaîne l’érotisme avec l’acharnement de l’in¬ évitable ? 3. Cérémonie pour un Noir assas¬ siné. Par opposition à la pièce précé¬ dente, c’est la cérémonie de la stupidité bourgeoise et conventionnelle. Ainsi une déclaration d’amour faite à deux pour la rendre plus ridicule : « On t’aime beaucoup. On veut vivre avec toi et t’acheter des encriers avec de l’encre. Nos intentions sont pures. Quand on voudra faire ces choses-là, on ira avec des filles. » Triste histoire dans laquelle le grotesque est si pesant qu’il produit la gêne en même temps que le rire et c’est toujours le sentiment d’une lourde angoisse liée au sexe qui prédomine. 4. Concert dans un œuf. Li est éten¬ due, épuisée par la danse forcée au son du tambourin, les coups de fouet. Filtos arrive sur sa moto, soulève sa jupe, regarde ses cuisses, les caresse, les recouvre, pose des fleurs sur ses che¬ veux, sa poitrine, l’emmène dans une barque. Deux femmes-fillettes se pré¬ cipitent sur un homme, l’enlacent, le couvrent de baisers. L’homme dort. Fil¬ tos borde et berce Li et l’homme enla¬ cés, après leur avoir apporté un pot de chambre. Telles sont quelques images qui traversent cette pièce de leur étrange pas feutré. Quel monde est-ce que celui où tourbillonnent méchanceté et dou¬ ceur, rêve et cauchemar? Ballet, chassé- croisé du sadisme et du masochisme, surtout des sexes qui perdent les limites
464 / Thémidore de leur définition sociale, mais affinent cruellement leur particularité qui est perversité. X. G. THÉMIDORE ou Mon histoire et celle de ma maî¬ tresse. Roman de Claude Godard d'Au- cour (1716-1795). Publié en 1745. Guy de Maupassant a préfacé une réédition de cet ouvrage (Bruxelles 1882). L’une des plus charmantes composi¬ tions érotiques de l’époque de Louis XV, qui se recommande aux amateurs par la vivacité spirituelle du langage. Mais sous les couleurs de ce tableau de mœurs galantes, le lecteur attentif découvre l’agencement des symboles sociaux du xvme siècle. Le thème central du livre est la relation du désir avec les institu¬ tions sociales. Thémidore, qui relate, sous forme épistolaire, les traverses de son aventure avec Rozette, n’est que le suppôt d’une libido apparemment insa¬ tiable qui s’éteindra par la force des convenances sociales, avant que la répé¬ tition l’ait exténuée (à moins que le consentement final au jeu des contraintes externes ne soit le prétexte qui masque la conscience de lassitude). Si ce fils de famille, comblé de loisirs et de santé, fait «avec feu l’éloge de l’égarement et peint avec force les occasions où il a pu se livrer à la volupté», son récit met en vedette tout le prix de l’occasionnel dont la chance favorise spécialement des privilégiés qui ont le bon goût d’en accepter la fugacité. L’idylle, ardente et vénale, des jeunes gens est interrom¬ pue par la puissance du père qui fait reclure Rozette à Sainte-Pélagie. Thé¬ midore parvient à s’introduire dans le couvent sous le déguisement ecclésias¬ tique et va jusqu’à forniquer avec sa protégée à travers une grille ; mais elle ne sortira de sa retraite forcée que grâce aux bons offices de personnes influentes persuadées par Thémidore qu’elle est la victime d’une erreur de police. Entre¬ temps, il n’aura pas perdu l’occasion de témoigner aux intéressées son éner¬ gie libidineuse. Mais après s’être joué des contraintes de religion pour libé¬ rer sa maîtresse de leur effet, il cédera aux injonctions paternelles pour entrer dans l’institution du mariage. Les deux amants s’y installent à un rang que désigne leur niveau d’aspiration écono¬ mique, et oublient sereinement l’éner¬ gie première de leur libido, que l’hymen érode. Ainsi le système des rapports de classe, qui permit à la rencontre éro¬ tique de se développer d’abord en toute liberté, se voit-il consolidé par les sédi¬ ments d’une initiation impulsive. J. G. THÉRÈSE ET ISABELLE Récit poétique de Violette Leduc (1907- 1972). Publié en 1966. Thérèse et Isabelle sont cloîtrées dans un internat de province. Durant la jour¬ née leur passion s’étiole entre les cabi¬ nets fétides, les cours où l’on somnole et les caresses envoûtantes dérobées dans les couloirs furtifs. Mais la nuit est le royaume des deux sensuelles amies : là les corps se prennent sans fin dans les ténèbres complices, là les cœurs se cherchent éperdument dans l’inquié¬ tude et l’élan. Une «sortie» leur est l’occasion d’une incursion équivoque dans la réalité décevante de la ville. Les vacances les séparent à jamais. J. L. THÉRÈSE PHILOSOPHE >fC ou Mémoires pour servir à l'histpire de D. Dirrag et ae Mademoiselle Éradice. Publié avec quinze figures libres en un volume et deux parties à La Haye, s.d. Une «nouvelle édition, augmentée d'un plus grand nombre de figures que toutes les précédentes» est datée de Londres, 1785. Suivant Barbier : « C’est le procès du P. Girard et de sa pénitente, la belle Cadière, qui a servi de cadre à cet ouvrage, et les noms de ces deux per¬ sonnages sont ici anagrammatisés en Dirrag et Éradice [v. *Procez de Jean- Baptiste Girard]. D’après une note manuscrite de l’abbé Sepher, l’auteur serait de Montigny, commissaire des guerres, qui aurait été huit mois à la
Thérèse philosophe / 465 Bastille à cause de cet ouvrage. D’après les notes de M. Van Thol, le fameux marquis de Sade dit que l’auteur est le marquis J.-B. de Boyer d’Argens ; mais l’opinion de l’abbé Sepher paraît plus conforme à la vérité que celle de l’au¬ teur de * Justine. Le marquis de Sade est plus croyable lorsqu’il avance que ce fut le comte de Caylus qui grava les estampes de cet ouvrage infâme. » Toutes ces indications de Barbier sont fort contestables. Les archives de la Bastille conservées à la Bibliothèque de l’Arsenal contiennent des procès- verbaux d’interrogatoire établissant que d’Arles de Montigny, commissaire des guerres, avait été (seul ou en associa¬ tion) «l’éditeur» de Thérèse philo¬ sophe. Il est peu probable qu’il en ait été l’auteur : ce n’était pas un écrivain. D’autre part, rien ne justifie l’attribu¬ tion de l’ouvrage à Boyer d’Argens. Il est douteux que les gravures soient de Caylus. Et les noms anagrammatiques de Dirrag et d’Éradice n’ont été choisis que pour faire bénéficier l’ouvrage de la curiosité qu’avait suscitée l’affaire du père Girard et de la Cadière. L’in¬ trigue de Thérèse philosophe a, en réa¬ lité, très peu de rapports avec les amours du père Girard. Le livre a également été attribué à Diderot. Cette dernière éven¬ tualité n’est pas à rejeter, étant donné les discussions, explications et ensei¬ gnements philosophiques que contient l’ouvrage, ainsi que les nombreuses références à l’Être suprême. C’est l’histoire d’une jeune fille, Thé¬ rèse, inexpérimentée et ignorante au début, qui grandit en sagesse et en savoir. On assiste, en somme, à son éducation sexuelle mais on ne sait si les scènes et les ébats qui parsèment le récit sont là pour illustrer et servir le but didactique ou si la théorie se dégage spontanément de l’histoire vécue. Quoi qu’il en soit, le ton du discours est uni¬ forme, les deux aspects — théorique et pratique — interfèrent constamment et on ne peut les séparer au cours de la lecture. Livrée tôt à elle-même, Thé¬ rèse pense que les greniers sont des endroits propices pour les petites filles qui peuvent y jouer à la poupée avec le « guigui » des garçons. Mais son confes¬ seur lui explique qu’elle commet un horrible péché puisque cette « chose » est le serpent qui a séduit Ève, et la «chose» par laquelle elle «pisse» la pomme qui a séduit Adam. Un jour, une amie, Éradice, la cache dans sa chambre pour lui faire voir comment un confes¬ seur peut ouvrir les portes du paradis. Il fait mettre Éradice à genoux, en prière, relève sa chemise, la fouette et lui introduit le « vénérable cordon de Saint- François» qui les fait goûter tous deux au « bonheur des anges ». Émerveillée et fort troublée par ce qu’elle voit, Thérèse, rentrée chez elle, se frotte contre une colonne de son lit, jusqu’à ce qu’elle parvienne, elle aussi, au paradis. Mais elle s’est frottée avec tant d’ardeur qu’elle a du mal à marcher et qu’une dame compatissante l’en¬ gage à lui raconter d’où lui vient cette douleur. La dame, très intéressée, lui conseille d’en parler à un abbé de ses amis. Celui-ci explique à Thérèse ce qu’elle a vu, ajoutant qu’il n’y a aucun mal à se caresser quand on en ressent le besoin. La petite ne s’en prive pas, le soir, dans son lit. Invitée chez la dame, elle la surprend avec l’abbé en grande conversation sur la morale et la sexua¬ lité. L’abbé soutient que les hommes et les femmes peuvent se procurer tous les plaisirs qu’ils veulent, pourvu que cela ne trouble pas la société établie. Ainsi, lui, homme très occupé, a une petite fille dont il se sert pour satisfaire ses envies. Si les femmes ont plus de difficultés pour user d’un moyen équi¬ valent, il ne leur reste qu’à employer un bon godmiché. Si elles ont peur d’être «grosses», la sagesse de l’amant est de retirer à temps «l’oiseau de son nid». À ce discours, la femme objecte qu’étant déterminés par la Nature, nous ne sommes pas libres et, par consé¬ quent, ne pouvons pas pécher. Si nos
466 / Tombeau pour cinq cent mille soldats plaisirs sont innocents, pourquoi les cacher? Pour ne pas troubler les jeunes esprits, répond l’abbé et il se livre avec sa disciple aux joies de la fellation. Thérèse, « échauffée » par tout ce qu’elle voit, en même temps qu’éclairée par tout ce qu’elle entend, se masturbe avec une chandelle bénite qui fond au moment de son orgasme. Par la suite, la vie de la jeune fille devient plus aléatoire car, si elle a des lumières sur la Morale, la Métaphy¬ sique et la Religion, elle est peu ins¬ truite des usages du monde. Elle manque de se faire violer. La Bois-Laurier se charge alors de lui ouvrir les yeux en lui détaillant les péripéties de sa vie de prostituée. Sa conformation l’a toujours empêchée de perdre son «pucelage», infirmité qui lui a rapporté beaucoup d’argent. Elle raconte les goûts variés de ses clients originaux : celui qui goûte les plaisirs de la «petite oie» pen¬ dant qu’une femme de chambre coupe quelques poils de sa «toison»; celui qui ne peut faire l’amour que pendant que son amie chante (une fausse note et le sexe devient «mol»); l’évêque qui mugit, lorsqu’elle chatouille ses deux énormes « verrues » ; les moines paillards et brutaux qui se travestissent ; « Mes¬ sieurs les Anti-physiques» qui exami¬ nent ses fesses à la bougie. Thérèse ne se laissera pas entraîner dans ce milieu, qu’elle ne rejette pourtant pas car cha¬ cun doit pouvoir contenter ses « divers appétits». Elle connaîtra un plaisir com¬ plet avec un comte, homme délicat et amoureux. L’ouvrage appelle cette conclusion : « Il n’y a de bien et de mal moral que par rapport aux hommes, non par rapport à Dieu. » X. G. TOMBEAU POUR CINQ CENT MILLE SOLDATS Roman de Pierre Guyotat (né en 1940]. Publié en 1967. Donner pour prétexte à un livre qui fit scandale à sa parution l’expérience d’un soldat français pendant la guerre d’Algérie serait insuffisant si Guyotat ne s’était lui-même réclamé du fait. Dans la préface d’une édition japonaise du Tombeau, il écrit : « Ce livre fut rêvé par moi du haut des miradors, dans le demi-sommeil de la garde, devant l’es¬ pace d’une nuit éclairée par les seules lumières naturelles de la lune, des étoiles, du fleuve et de la naissance du soleil dans une grande tension de mon corps et de mon esprit vers l’heure de la relève libératrice. D’où, en dépit d’une connaissance directe du fait poli¬ tique F.L.N., la prédominance chez moi d’une image onirique de l’Algérie convulsée, une image nocturne de sa survie dans la guerre. La nuit, l’esprit et les muscles vivent libres dans l’homme couché. » En sept chants où il ne s’agit pas d’épuiser la convulsion de cet « homme couché », Guyotat, parlant de la guerre, donne corps à T inassouvisse¬ ment, à la damnation des combattants d’une cause devenue métaphysique. La guerre est ainsi faite (et la guerre impé¬ rialiste) qu’elle conduit à la perversion des combattants. Au suicide collectif mais aussi au meurtre, à la violence absolue contre tout ce qui vit, à une tentative d’arra¬ chement du vécu qui passe par celle plus générale du complexe de castra¬ tion. Le lieu du combat ressemble à l’homme vautré au milieu de ses sem¬ blables, femmes, enfants, compagnons qui vivent la même déperdition. L’acte sexuel, décliné sous tous les modes de la cruauté et du désir, délimite le com¬ bat. La communication devenue impos¬ sible, l’impossible enracinement, voilà ce qui est vécu dans le Tombeau par la mutilation, le viol ou le sacrilège. Rare¬ ment (depuis Sade) l’origine idéologique de la souffrance n’a mieux été désignée. Parce que la guerre est encore Tune des parodies de la perversion des institutions humaines, elle sera réduite à sa constante originelle : la perte, en Occident, d’un corps situable, générique d’une société qui lui a substitué une occultation où toute recherche d’un seuil vivable est devenue impraticable. Le Tombeau est à la mesure de cette impossibilité.
Tour du monde d'un flagellant (Le) / 467 Enfin, la tentative de Guyotat, situant le lieu du combat, lève l’interdit sexuel lorsqu’elle le réitère jusqu’à le généra¬ liser. C’est dans la sexualité que chaque phase du social s’éprouve. Et l’épreuve, dans la guerre colonialiste, aboutit au charnier, au «tombeau» où «l’homme couché » trouve sa véritable empreinte. Comme si l’humanité, aujourd’hui, était encore vécue dans une préhistoire, comme si la convulsion et la mise à mort devaient être la seule trace de civilisations dont la continuité procède du meurtre, de l’holocauste et de la guerre d’extermination. Dès lors, la lutte devenue une constante sans cause, sans raison, finit par mettre à mort ceux-là même qui la vivent. Il n’y a plus d’en¬ nemi où il n’y a plus de raison de combattre, sinon de se combattre soi- même, d’être soi-même mis à mort, de nier le fondement de toute humanité, de détruire toute racine dans un char¬ nier dont l’emblématique devient alors exhibitionniste. Le souffle mythique qui anime le Tombeau relève de cette globalité. Il n’existe plus d’événements particuliers, de corps ayant un nom net¬ tement prononçable, mais une suite de convulsions qui donnent la mesure de l’aliénation — absence de Dieu, absence d’une raison sociale, absence de tout accomplissement dans un uni¬ vers vécu dans l’abstraction du corps. Comme si le propos de Guyotat, tel que sa préface l’inaugure, était, en plongeant dans le subconscient, de décrire cette solitude universelle, réduite à l’épreuve d’une sensualité aveugle. Enfin, dans une lente remontée à la surface, par une opération du langage qui démantèle l’occultation, le Tombeau décrit la mala¬ die, donne la symptologie de l’agonie et la cause du mal. Dans la fascination de la mort à laquelle se rattache Téra¬ tologie, c’est aussi la dénonciation d’une conjuration qui a lieu et dans le dépliage, pli selon pli, les prémisses d’une clarté où il serait de nouveau possible de vivre, d’aimer et même de mourir. C. F. TOUR DU MONDE D'UN FLAGELLANT (Le) publié d'après le journal intime du baron de M., flagellant de marque. Publié en 1806 sous Te pseudonyme de Don Bren- nus Alera. Cette signature, bien connue des ama¬ teurs, cache un (ou plusieurs) des pour¬ voyeurs de l’éditeur parisien Massy, spécialisé dans la production d’ouvrages sur la flagellation. D’une œuvre fort abondante, faite sur mesure pour la clientèle de la «Select-Bibliothèque», le roman précité constitue sans doute l’un des plus remarquables échantillons. Relation d’un voyage «rempli d’épi¬ sodes étourdissants, poignants ou sug¬ gestifs», il réunit tous les ingrédients qui assuraient le succès de la formule au début du siècle : exotisme de paco¬ tille, réalisme plaqué sur un schéma romanesque invraisemblable dont la seule et suffisante justification est d’amener le plus souvent possible ce stéréotype : une lanière cinglant un mor¬ ceau de chair nue. Bataille de dames, culte de Vénus Callipyge, grandes scènes de fustigation... sont les hauts moments de ce «théâtre de la dou¬ leur», aussi pauvre et figé, sous ses ori¬ peaux, que l’obsession qu’il assouvit, mais parfaitement fonctionnel et sans doute très lucratif, si Ton en juge par la fidélité avec laquelle l’auteur se conforme à son système dans ses autres ouvrages : Le Repaire souterrain, « nar¬ rant aventures, caprices, lubricités, actions en dehors de la loi, accomplis dans une grande caverne », Les Mille et Une Nuits d'un flagellant (évocation des dessous de la vie parisienne et de cer¬ taines ambiances provinciales), Esclaves blanches (récit des aventures d’un lord). Fêtes barbares est un roman «colo¬ nial » assez caractéristique, où se conju¬ guent les blandices de l’érotisme et du racisme. Ce prétendu tableau des mœurs qui sévissaient en Louisiane avant la guerre de Sécession, a pour prototype les fameux Memoirs of Dolly Morton, publiés en 1899 par Charles Carring-
468 / Tout bonheur que la main... ton. Destinés à des lecteurs britan¬ niques, ces mémoires seraient l’œuvre de l’écrivain français, Hugues Rebell, auteur des *Nuits chaudes du Cap français. P. J. TOUT BONHEUR QUE LA MAIN... Cet opuscule anonyme de trente-deux pages, dont le titre rappelle un vers célèbre, s’ouvre sur ce demi-aveu : « imité de C. A. » et se ferme sur ces spécieuses scolies : « Pour la surprise de “l’auteur” et du lecteur, Amour Flo¬ rin, bibliophile, publie avec le concours de l’imprimeur Mystère, brabançonnais comme lui, un petit texte inédit... achevé d’imprimer le 29 février 1999... » Dans l’entre-deux se défend et s’illustre une pratique amoureuse quelque peu para¬ doxale, quoique vieille comme le monde, et ici chantée comme suprême : le plai¬ sir solitaire partagé. C’est que baiser n’est rien — ou si peu : pour l’homme comme pour la femme, « la vraie baga¬ telle de la porte ». À ces façons d’aveugle reproducteur s’opposent les délices de la masturba¬ tion face à face, où l’opération qu’ef¬ fectue sur lui-même chaque partenaire (bouton chatouillé d’un doigt expert, colonne érigée de main de maître) est une fête pour les yeux de l’autre. Ainsi se réalise le tableau animé dont rêvaient «nos adolescences, quand nous n’avions pour le nourrir que des images immo¬ biles, ou notre reflet dans un miroir». Après les caresses respectives, les caresses réciproques. La main baguée, aux ongles impeccables, s’empare du sexe masculin et le flatte avec une science unique : «Tout est là, dans une douceur de peau non moins exquise que celle du membre qu’elle touche, unie à l’assurance du geste, à la fermeté du va-et-vient. Une telle rencontre est rarissime...» La volupté, comme le génie, est un rêve de jeunesse réalisé dans l’âge mûr. Notons encore que, de cette plaquette publiée en 1999, quelques rares privilégiés eurent la primeur vers 1960 (exactement deux sur japon jaune et soixante sur pure chandelle). Cer¬ tains même y virent un pastiche de l’inimitable auteur des Réflexions de Monsieur F.A.T. et de Avec toi-même, etc. P.J. TRAICTÉ DE MARIAGE entre Julian Péoger dict Janicot et Jac¬ queline Papinet, sa future épouse. Pièce anonyme française publiée à Lyon en 1611. Une dizaine de pages d’un traité de mariage juridiquement irréprochable dans sa forme, et qui tire sa drôlerie de cette ossature de sérieux. Pour com¬ mencer, Janicot a dix-neuf ans, et Jac¬ queline Papinet, cinquante-trois. Ils sont tous les deux fils et fille de parents aux noms extravagants, et tout se passe, à dire vrai, surtout au niveau des mots : le douaire est formé des biens de la sei¬ gneurie de la Fosse aux Loups, pierres, cailloux, couleuvres, «lizars», putois, belettes, escargots sont les merveilles qu’on y trouve. De vraies merveilles, parfois, y sont d’ailleurs dénombrées, comme ce bois formé de noyers, pêchers, noisilliers, amandiers, albergers, gryo- tiers, lalisiers, etc. Après la tentation du monde, après le paradis — et ses déserts, il est vrai —, voici Ève, dont le fessier forme deux moulins, dont le lieu seigneurial se nomme « mon midy », ledit midy joi¬ gnant «le rond pertuis d’icelle Papi¬ net». Ensuite sont évoqués les rapports futurs des deux époux, sont inclus dans les biens du contrat de la poudre à canon « pour nettoyer son œil de bœuf », ainsi que du fil ( ?) pour que Janicot s’occupe «pendant que l’on arrachera à ladite donatrice des sauvageons d’entre les jambes». R. L. S. TRAITÉ DE LA BONTÉ ET MAUVAISETÉ DES FEMMES Essai de Jean de Marconville (ou Mar- couville, né en 1540 et mort après 1574). Publié en 1564. « Moi, je tiens pour une vérité cer¬ taine que la femme est aussi bien
Trigynes (Les) / 469 capable de raison et de sagesse que l’homme, et qu’elle est aussi bien à l’image de Dieu, comme l’homme ca¬ pable d’intelligence et de salut comme lui.» Attentif à saisir aussi bien l’en¬ vers que l’endroit, troussant la femme, multipliant les exemples tirés de l’his¬ toire profane ou sacrée, Marcouville passe de l’émerveillement à l’inquié¬ tude. La femme est le premier bien essentiel de l’homme, mais pourquoi la rebouter «du maniement de l’église, de la civile police, et de la philosophie » ? Son origine est plus noble, car, si Dieu créa l’homme «du sale limon de la terre», il fit la femme «de la chair et côte de l’homme, matière purifiée, vivi¬ fiée et animée afin que par leurs sexes mêlés ensemble ils puissent remplir toute la terre ». Comment, dans ce cas, expliquer qu’elle ait été la première proie du démon ? « Archenasse, laquelle après s’être prostituée à tous en sa jeunesse et étant abandonnée en sa vieillesse, sut néanmoins si bien emba- bouiner le divin Platon que non seule¬ ment il l’aimait mais aussi se lamentait d’être détenu de l’amour d’une vieille ridée. » Est-il besoin de parcourir un tel chemin pour savoir que la femme est « incomparablement plus mauvaise que l’homme»? P. R. TRÉSOR DES ÉQUIVOQUES (Le) Antistrophes ou contrepèteries, mirifique porongon du beau et honnête langage, par Jacques Oncial, maître en I Ecole des Chastes. Publié en 1909, sans autre indication de provenance qu'une fantai¬ siste mention de lieu : Gelatopolis. Tiré seulement à 350 exemplaires, cet ouvrage se présente comme une dissertation sur les déplacements de lettres ou de syllabes par lesquels une phrase innocente et banale tourne à la bouffonnerie et à l’obscénité. L’auteur y rappelle que dans l’antiquité les juifs s’adonnaient à la confection des ana¬ grammes, « cousines germaines des contrepèteries», et que le troisième livre de la Kabbale, appelé Themura ou Changement, concerne l’art de cher¬ cher dans les noms les révélations que peuvent fournir des permutations de signes. Sont étudiées tour à tour les di¬ verses formes de contrepèteries : in¬ trinsèques, lorsqu’elles ne comportent d’interversions qu’à l’intérieur d’un mot; extrinsèques, lorsque ces inter¬ versions s’effectuent d’un mot à un autre, voire entre trois ou quatre mots d’une même phrase. Les exemples de contrepèteries donnés dans cet ouvrage s’insèrent dans une sorte de cours doctoral justifiant la qualité de maître que s’est attribuée Jacques Oncial, mais peu propre à faire croire que ce maître ait été chargé d’endoctriner des «chastes». P. P. TRIGYNES (Les) Roman de Phyllis Louvres. Publié en 1969 et préfacé par René de Solier (né en 1914). Cette œuvre est présentée comme «toute phalanstérienne d’esprit», pla¬ cée «sous le règne des Hermaphro¬ dites» et inspiré du *Nouveau Monde amoureux de Fourier, où les trigynes et tétragynes témoignent d’un choix de partenaires multiples. Le livre est écrit de façon originale, avec de fréquentes ruptures de style qui bousculent un peu la syntaxe, comme pour suivre, dans leur rythme syncopé et leur halètement, les «situations les plus désinvoltes, osées, enfin risquées dans le domaine de l’alcôve». Les personnages ont tous quelque chose de l’androgyne, qu’il s’agisse de la lourde Irma, «gousse ou pédalu» ou du faible Criquet, «puis¬ samment hybride ». Le polymorphisme étend la gamme des sensibilités, ainsi «l’hermaphrodite ailé» vole-t-il «dès la moindre caresse». Louvres s’élève contre la tyrannie des femmes qui, sous prétexte de se libérer, rendent l’homme esclave : « La femme non-objet, dans sa crise d’émancipation, si peu liber¬ tine, est devenue inquisitrice, profite- tout, comptant dollars et briques. » Le sexe de cette soi-disant supé-
470 / Trois crimes rituels rieure est le « sexe-argent». Et Louvres s’élève, d’un même mouvement, contre la «monogamie légiférante». Il pro¬ pose le «petit train» où tous les par¬ ticipants «s’enfourchent les uns les autres », grâce à des ustensiles et ajouts qui multiplient les organes sexuels. « Dans l’ensemble, tout bouge et remue et s’actionne au gré des pas — quelle danse — des spasmes. » Chacun s’agite selon ses goûts. Criquet, qui fut long¬ temps impuissant et effrayé par la femme, «rêve de douceur». Il s’étend sur le dos, «femelle offerte en raison de la puissance pénétreuse de Coc- cina». Nicole caresse sa poitrine et le cingle avec une cravache poilue. Puis il « flatte la rose arrière de sa belle che- vaucheuse». Voici une femme qui a horreur de la femme-objet, «souillon, abandonnée, offerte béante vagissante » et qui aime «prendre». En voici une autre, Aisy, qui, «harponnée par la grande courbe», est écrasée par une véritable grappe humaine, cravachée malgré ses cris jusqu’à l’évanouisse¬ ment dont chacun profite à son tour. Et tous «ces ruts en gaudriole» s’accom¬ pagnent de morsures, de griffures et de propos vulgaires et obscènes, propres à échauffer les sens. L’orgie est ainsi parfaite: «Ils s’enculent et la réci¬ proque est vraie. » X. G. TROIS CRIMES RITUELS Essai de Marcel Jouhandeau (1888-1979). Publié en 1962. «Évenou, Algarron, Uruffe. Il est curieux de remarquer sans prévention aucune que ces vocables sentent le soufre à peu près au même titre que Belzébuth, Astaroh, Érèbe, à vous rendre janséniste.» À propos de ces trois affaires, Jouhandeau rencontre l’extra¬ ordinaire. Confirmation de sa quête d’un Éros démoniaque, au sens socratique, mais dans un ordre contraire. Comme le Diable aux mille apparences, Éros a le pouvoir de changer les êtres. Mais un pouvoir limité en ce sens que la mutation n’est que passagère. « Quand on la voit vivre aujourd’hui, écrit l’au¬ mônier de Simone Deschamps, on a peine à ne pas croire incompatibles ce qu’elle a fait et ce qu’elle est. » Si Éros est le dieu qui unit, il est aussi celui qui sépare. Et il est démoniaque parce qu’il ne sépare pas complètement. Il est l’am¬ biguïté même, voyage sans fin recom¬ mencé d’un pôle à l’autre des deux visages. En ce sens, la tension qu’il crée fait immédiatement songer à la mort. Son horizon est toujours celui de la mort, et, lorsque le diable s’en mêle, cette mort revêt un caractère rituel. « Il y a là une femme nue debout, armée d’un poignard, et une femme nue cou¬ chée, la victime. La main de l’homme qui désigne sur la poitrine de celle-ci la place où on va la frapper a je ne sais quoi de fatidique. » Le drame qui semble le plus avoir frappé Jouhandeau est celui du curé d’Uruffe qui assassina sa maîtresse (après lui avoir donné l’abso¬ lution), l’éventra et tua leur enfant (après avoir pris soin de le baptiser). «Le Juge : Pour moi, je crois com¬ prendre que vous veniez de perdre défi¬ nitivement la notion de ce que vous imposâit votre caractère de prêtre. — Non, non, prêtre, j’étais prêtre, je le savais. Mon sacerdoce, je ne l’ai jamais renié.» Le ballet s’achève tou¬ jours dans la mort parce que le Sacré contient en lui le signe fabuleux de son contraire (sans doute pour notre grand malheur). P. R. TROIS FILLES DE LEUR MÈRE Récit de Pierre Louÿs (18701925). Edi¬ tion posthume en 1926. Quatre femmes se succèdent auprès d’un homme, qui ont chacune leur his¬ toire, leur vice et leur génie acrobatique, trois sœurs et leur mère qui n’arrivent point à épuiser totalement celui qui, d’étonnement en étonnement, finit par se demander s’il n’a pas rêvé. Ou plutôt, c’est le lecteur qui doute : au terme de ce récit parfois banal, jamais ennuyeux, il ne peut se défendre d’avoir vécu un cauchemar. Mauricette ouvre
Truite (La) / 471 le ban; Sa mère Thérèse, «beaucoup plus belle que la fille », lui succède : «Ma main s’égara dans un fouillis de poils extraordinaire. » Puis Lili, la plus jeune — dix ans — la plus vicieuse, et qui sait tout faire. Charlotte enfin, l’aî¬ née, la plus jolie, « le plus beau con de la famille ». « Ne me touche pas ou je te vide les couilles en un tour de cul», dit-elle au héros. Et Lili au même : « Tu bandes dans mon cul si loin ! si loin ! jusqu’à mon cœur. » Et peu à peu, au fur et à mesure de ces passages de filles, nous apprenons des choses extra¬ ordinaires sur cette famille qui ne vit que pour la prostitution et a érigé la perversité en principe moral. Charlotte, en particulier, explique très tranquille¬ ment comment elle fit une fille à sa mère... par le derrière (car elle l’avait plein de sperme, naturellement). Une scène de quasi-folie à trois se termine par une parodie de catéchisme : Ques¬ tion : «Qu’est-ce qu’une petite fille?» Réponse: «C’est une petite saloperie qui ne pense qu’à tâter les cons et les pines, se branle du matin au soir, pisse partout, lève sa robe et montre son cul pour voir celui des autres. » La famille ne tarde pas à faire ses bagages, portant ailleurs son hystérie et sa dam¬ nation. R. L. S. TROPHÉE DES VULVES LÉGENDAIRES (Le) Recueil,de vers de Pierre Louÿs (1870 1925). Edition posthume en 1948. C’est un hymne au sexe plus vrai que nature, peut-être à un sexe au-delà de la sexualité. Tantôt c’est la femme qui englobe le mâle : « Le bel Érik est trop faible, ô vierge/Tu l’avalerais d’un coup de con », et plus loin : « Ses doigts dans sa vulve interne ont fait de son sexe/Une caverne énorme pour un rut d’étalon»; tantôt, au contraire, c’est la verge mâle qui devient inaccessible et quasiment objet d’adoration. Ortrude, enlacée nue au membre immense d’un cheval et qui lui suce le gland, n’est pas la plus extraordinaire de ces créatures à vulves et à trophées. Cet agrandisse¬ ment cosmique du sexe nous emporte loin de la petite perversion nocturne. Ici, tout est extrême, onirique, prodigieux jusqu’à la vision mystique d’une véri¬ table lutte entre les principes de jour et de nuit, de soleil et d’eau : «L’or viril qui tant de nuits fouilla/Le ventre mou des filles du Fleuve... » Hélas, la vision solaire s’estompe vite, l’homme et la femme, incapables de supporter l’au- delà du sexe, n’ont plus qu’à pleurer dans l’arc-en-ciel de leur solitude : «Il s’est perdu, le sexe adoré/De la triple amante à jamais venue/Qui pleure au deuil des baisers dorés.» En peuplant son ciel gréco-latin de Walkyries paro¬ diques (le sous-titre du recueil est, à cet égard, explicite : «Neuf sonnets sur les héroïnes de Wagner rêvés au pied du Venusberg en août 1891 »), Pierre Louÿs partage et raille à la fois la ferveur qu’af¬ fichait l’intelligentsia de son époque pour le maître de Bayreuth. R. L. S. TRUITE (La) Roman de Roger Vailland (1907-1965). Publié en 1964. Dans le sobre décor du milieu, des agissements louches, des histoires d’ar¬ gent et de mœurs, de personnages à la moralité douteuse, le héros conduit son enquête psychologique. L’inconnue est une femme, la belle et mystérieuse Fré¬ dérique. Il l’a connue un soir, alors qu’elle jouait au bowling avec un pauvre type parfumé dont on apprendra par la suite qu’il est homosexuel. Elle paraît très jeune, marche d’un pas nonchalant qui fait onduler son corps, triche au jeu. Est-elle une simple « amaqueuse », cette femme à la démarche d’enfant et au vocabulaire de vieille entraîneuse ? Elle a pourtant beaucoup de tenue, cette «bête à fourrure», aux yeux opaques, au «retroussis féroce». L’homme décide d’écrire un roman sur elle. Il n’est pas le seul à avoir été attiré par elle. Et c’est à ses amis qu’il s’adresse d’abord pour essayer de comprendre. Saint- Genis est parti avec elle en Amérique,
472 / Truite (La) où elle se faisait parfois passer pour sa nièce. Ils allaient à la chasse aux Indiens, monstrueuse plaisanterie. Il la soup¬ çonnait « de se mouvoir avec assurance dans un monde obscur. Elle procède d’un rêve réel». Il songe qu’elle a la «démarche d’un personnage souve¬ rain », d’un personnage de Racine — et quelque chose d’indéterminé. Rambert, lui, est tout à fait amoureux d’elle. Sa femme, Lou, aux seins superbes, aux «seins de nourrice, pétris de lis et de rose», tolère difficilement l’inconduite de son mari qu’elle appelle : «Mon cré¬ tin ». Frédérique, de son côté, dit aimer Rambert, mais elle se dérobe par cupi¬ dité. Eux qui se sont connus dans « la nuit de l’animalité», pourront-ils s’unir pour une « association redoutable » ? Rambert est égaré. Frédérique flaire la mort. C’est enfin à la femme elle- même que le héros s’adresse pour ten¬ ter de débrouiller l’énigme. Elle lui raconte son enfance. Elle avait fondé avec deux amies la « société secrète des vraies luronnes», qui avait pour but de posséder les garçons sans rien leur accorder. Une cérémonie conjuratoire avait d’abord lieu. Les jeunes filles récitaient en chœur : «Un garçon/Tu y craches/Sur le zizi. » Puis elles partaient voler, provoquer ou faire chanter les hommes. Elle n’a jamais accordé qu’un baiser. Elle est vierge. Tous ces hommes, autour d’elle, pensent qu’il serait bou¬ leversant de se l’attacher et de l’éveiller au plaisir, afin de ne pas laisser cela à son futur maquereau... X. G.
UN BON PETIT DIABLE Roman de la comtesse de Ségur (1799- 1874). Publié en 1865. La violence, l’hypocrisie, les mau¬ vais traitements, les passions troubles ou haineuses font de ce livre une véri¬ table école du «vice». On insulte ainsi les enfants : « gredins, brigands, sacri¬ pants, scélérats, gueux, serpents ». L’af¬ freuse et avare Mme Mac-Mich prive de nourriture le petit Charles, l’en¬ ferme au cabinet noir et le fouette si fort avec sa baguette qu’il doit mettre des «cataplasmes de chandelle». Mais il se défend en cuirassant sa culotte de visières de casquette et passe à l’at¬ taque : morsures, coups de pied dans les tibias, fausses dents arrachées. Le com¬ bat est encore plus terrible dans la pen¬ sion du sinistre Old Nick. Le surveillant jette au visage de Charles un féroce chat noir (qui sera servi, ébouillanté, dans la soupe), puis le déshabille pour le fouetter en public, mais recule, terri¬ fié par deux diables collés sur ses fesses. La pédagogie est exemplaire: «Voilà comment nous venons à bout des rai¬ sonneurs (il lui donne des claques), des insubordonnés (coups de règle), des ré¬ volutionnaires (coups de fouet). » L’ami¬ tié de Charles pour une douce aveugle est assez ambiguë : il l’embrasse «avec une telle impétuosité qu’il manque de la jeter par terre », pose sa tête sur ses genoux et est pris de tremblements alarmants; enfin, il avoue qu’il l’aime pour sa cécité. X. G. UNE FILLE À MARIER Roman de Janine Aeply (née en 1921). Publié en 1969. Roman d’une certaine solitude, ab¬ sence de l’autre, exacerbation de l’ima¬ gination : « La chaise est vide au pied du lit. Seuls mes doigts m’obéiront sans histoire. » Roman de la masturba¬ tion féminine, présentée de façon déli¬ rante, avec, tout à la fois, finesse de description et grande puissance d’évo¬ cation. Doigts ou légume, le phallus se trouve partout présent, désir du sexe rigide, souverain. « Désirée, prenant son courage à deux mains, pousse en elle le navet. Aussitôt monte de la plante, génie de ces lieux, pour une des mille et une nuits, un homme s’affermis-
474 / Une messe blanche sant...» Solitude, voulue ou non. Dé¬ goût, ennui engendré par l’homme, mais sublimation de l’organe dressé: «Ne me regarde pas ! Ton sexe qui te tra¬ verse les doigts, me visant de son tout petit orifice tel un œil de cyclope, me suffit. » Pourtant, après le spasme, après le lit peuplé de mains, de gestes, de positions mouvantes, les draps restent vides: «Tout ce qui reste au fond de moi et qui me fait pleurer, cette inter¬ minable suite de nuits sans toi s’annu¬ lera une fois de plus dans le som¬ meil. Et ce sera demain. Une autre vie peut-être. » Le jeu restant fermé dans le miroir, autre partenaire imperson¬ nel, «Je suis seule. C’est cela qui nous rend si semblables, si proches : cette distance. » M. DE S. UNE MESSE BLANCHE Poème de Bernard Noël (né en 1930). Publié en 1970. Il est accompagné d'un extraordinaire frontispice d'Alain Le Foll où la vulve de la femme est nappe d'au¬ tel et engloutissement monstrueux. Le livre se suffit à lui-même, il est sa propre critique, sa propre impuissance et sa propre force. La parole, qui tourne autour, le fuit et en rit, «tout comme l’extase verse automatiquement dans sa caricature ». La page blanche, sur laquelle il s’écrit, est le corps de la femme blanche, sur lequel se dit la messe blanche. Et le corps, que les mots avaient changé en statue de sel, fond quand le livre se referme. Il n’y a rien, il n’y a jamais rien eu. La femme est passée, dans un tourbillon de violence immobile. Elle a imprimé sa trace d’angoisse, totale¬ ment nue et vertigineuse. L’homme l’a aimée — c’est un désert — et la « laisse innommée, vide et pure». Même le brutal déplacement de la main giflante est lenteur, car « ton sourire, ton regard neigent entre nous ». Même la danse, la secousse crissante de l’amour se fige dans la partenaire «brusquement tom¬ bée, haletante, parcourue de frissons, les membres battant l’air, la bave aux lèvres, les yeux — les yeux secs, brillants de désespoir et fixes ». Même les «gestes de noyée» de Vénus à la fourrure, frappant la peau douloureuse, se brisent et sont repos. L’espace, de son poids de silence, ralentit la cérémonie de l’amour, la suspend, la gèle, laissant les chants des deux récitants combler et vider la «plaie insondable». «Et la litanie a ce pouvoir libérateur. » X. G. UNE NUIT D'ORGIE À SAINT-PIERRE DE LA MARTINIQUE Roman d'Effe Géache. Publié en 1892. Évocation de la vie érotique des créoles, cet ouvrage est intéressant parce qu’il a conservé l’expressivité et la richesse du parler local. Il s’éloigne par¬ fois très sensiblement du français et nécessite une traduction, que nous donne l’auteur. Nous apprenons ainsi très vite que « quiouquioute » ou « patate » signi¬ fie « con » et que le vit se dit « lolo » ou «cal». Trois hommes sont en scène: Hubert, Jules et Philippe. Hubert est riche, habillé avec recherche, cocasse et badin. Il plaît énormément aux femmes. Des quatre femmes qui l’entourent, au début, il choisit l’une et commence à faire l’amour devant les autres, ce qui ne plaît guère à sa maîtresse en titre, Jeanne. Au moment où Hubert va éja¬ culer, Jeanne « le tire par les graines de sur sa femelle Édouardine». Frustra¬ tion, colère et promesse de vengeance de Hubert. Jules est depuis longtemps l’amant fidèle de la belle Laurence, qui vit avec lui comme une épouse. Phi¬ lippe la convoite. Au cours d’une soirée qui réunit les trois amis et Laurence, il tente de la séduire. Cela se passe chez Dada Bourette, une prostituée. (Notons, au passage, que «bordel» se dit en créole : « halle aux bombas ».) Leur dîner est servi par la «bonne grosse» Mar¬ guerite, qu’on gratifie de tapes sur les fesses, ce qui la ravit. Chaque convive raconte une histoire qu’il a vécue. Jules parle de Ferdine, «belle jeune fille aux dents de perle et à la bouche de corail ». Après une fellation encourageante (« son
Une partie de campagne / 475 con exhalait une faible odeur de pisse que je reniflai avec plaisir parce qu’elle me faisait bander plus fort»), ils en viennent à diverses positions : « à la paresseuse », « à la bœuf » (coït à tergo). Ferdine y prend un grand plaisir, «se mouve » beaucoup, « rend des huîtres » et contracte la vérole dont elle meurt à l’hospice. Philippe raconte qu’en bon «coureur» il séduit toutes les jeunes filles, les « engrosse » et se sauve pour ne pas les épouser. Il aime surtout «dépuceler» à cause de la douleur et parce qu’il prend «un bien qui ne lui appartient pas». Un jour il rencontre une «vieille aux grosses mamelles et au con chauve» qui lui vole sa bague et qu’il pousse dans un bassin. Hubert raconte qu’après avoir découvert que sa maîtresse du moment le trompe, il se couche l’oreille contre sa «patate» et prétend que celle-ci lui révèle tout, au grand effroi de la femme. Puis les jeunes gens vont danser. Philippe s’arrange pour susciter le désir de Laurence et éloigner Jules. Tandis que Philippe, « bien bandé », la « pinote », la chaude Laurence s’écrie avec beaucoup de natu¬ rel : « Oh, que c’est bon. Je sens parfai¬ tement le jeu de ton membre dans ma matrice. » Jules, désespéré, se tue. Les fautifs, pris de remords, prennent le chemin de la moralité. L’intérêt de ce livre ne réside ni dans l’intrigue ni dans l’écriture mais dans son lexique foison¬ nant. Dans la préface à l’édition qu’il en a donnée en 1961 au Cercle du livre précieux, Léger Alype (Pascal Pia) écrit : « Que de sujets de recherche trou¬ verait la Sorbonne dans Une nuit d’or¬ gie si elle s’avisait d’exploiter les éléments de sémantique contenus dans ce curieux petit livre !» X. G. UNE PARTIE DE CAMPAGNE Nouvelle de Guy de Maupassant (1850 1893). Publiée en 1881. Par une chaude journée d’été, le jour de la fête de Mme Dufour, son mari décide que l’on déjeunera à la cam¬ pagne. Toute la famille part en carriole pour Bezons. Il y a le ménage Dufour, la grand-mère, la fille et un «jeune homme aux cheveux jaunes». Arrivé au bord de la Seine, on s’installe dans une guinguette. Mme Dufour commande une friture et un lapin, son mari « deux litres et une bouteille de bordeaux». On mange sur l’herbe. Le «jeune homme aux cheveux jaunes» a le regard attiré par deux superbes yoles. Mme Dufour et sa fille vont s’intéresser davantage aux canotiers, « deux solides gaillards » qui prenaient leur repas « étendus, presque couchés ». « Ils avaient la face noircie par le soleil, [...] les bras nus. Ils échangèrent rapidement un sourire en voyant la mère, puis un regard en apercevant la fille. » Les deux jeunes gens offrent à la famille Dufour leur place, la seule qui soit à l’ombre. L’un des canotiers émeut les dames en racontant la vie sportive qu’il mène sur l’eau avec son cama¬ rade, «leurs bains pris en sueur [...] et ils tapèrent violemment sur leur poi¬ trine pour montrer quel son ça rendait. — Oh ! vous avez l’air solides, dit le mari. » Ce dernier a très chaud, débou¬ tonne son gilet. Sa femme dégrafe sa robe. Les canotiers proposent une pro¬ menade en yole. M. Dufour, alourdi par le repas et assommé par le vin, reste endormi sur la berge en compa¬ gnie de la grand-mère et du «jeune homme aux cheveux jaunes». Un des canotiers prend la mère dans son embar¬ cation, l’autre la fille dans la sienne. Cependant que le premier « lutine » la grosse dame qui «pousse des petits cris», le second, Henri, s’abat sur la jeune fille, Henriette, «la couvrant de tout son corps. Il poursuivit longtemps cette bouche, puis, la joignant, y atta¬ cha la sienne. Alors, affolée par un désir formidable, elle lui rendit son baiser en l’étreignant sur sa poitrine, et toute sa résistance tomba comme écrasée par un poids trop lourd. » Pendant ce temps la mère a sa «poitrine orageuse trop près peut-être de son voisin». Enfin l’on s’en retourne. «M. Dufour, dégrisé, s’impa¬
476 / Une séduction tientait. Le “jeune homme aux cheveux jaunes” mangeait...» Puis la famille s’en va. «Au revoir! criaient les cano¬ tiers. Un soupir et une larme leur répondirent. » Deux ans après, Henri passe devant le magasin des Dufour, entre, voit la grosse dame qui lui apprend qu’Hen¬ riette a épousé le jeune homme qui les accompagnait à Bezons. L’année sui¬ vante, Henri a la surprise de revoir Hen¬ riette là même où ils s’étaient connus. Lejeune mari l’accompagne. Henriette avoue sans ambages qu’elle pense tous les soirs à ce dimanche qui rappelle à Henri tant de souvenirs. «Allons, ma bonne, reprit en bâillant son mari, je crois qu’il est temps de nous en aller. » Ainsi s’achève cette nouvelle où l’on retrouve les trois caractères les plus typiques de l’œuvre de Maupassant : le mari insuffisant et ridicule, l’amant robuste, viril et un peu mufle, la femme, victime généralement consentante quand elle ne s’offre pas par plaisir ou par profession (cf. La *Maison Tellier). Quant au quatrième personnage, le fiancé, il n’est jamais désigné que par l’épithète homérique de «jeune homme aux cheveux jaunes». P. D. UNE SÉDUCTION Roman de Pierrot. Publié en 1908. «C’est frais et appétissant comme la chair veloutée d’une jeune fille amou¬ reuse. C’est l’initiation au plaisir de deux jeunes filles de dix-huit et seize ans, dont la candeur après quelques effarements fait place au besoin de caresses savantes; l’initiateur, c’est un jeune homme de vingt ans à peine, dont la passion ardente a des divinations; l’initiatrice, c’est une soubrette alerte et rusée, dont le tempérament lascif s’est heureusement développé dans les alcôves de grandes demi-mondaines.» Cité par Perceau : Bibliographie du roman érotique au XIXe siècle. X. G. UN ÉTÉ À LA CAMPAGNE 7^ Correspondance de deux/ jeunes Pari¬ siennes recueillie par un auteur à la mode. À tort ou à raison attribué à Gustave Droz (1832-1895). L’édition originale, qui ne porte pas d’indication de lieu, est de 1868. Il s’agit d’une édition clan¬ destine imprimée à Bruxelles par Pou¬ let-Malassis. Il existe une autre édition, datée Genève, 1880. Adèle F., dix-huit ans, et Alber- tine R., sous-maîtresse de pensionnat à Paris. Ensemble elles ont vécu de doux et savoureux moments, que la correspondance évoque. Celle-ci durera quelques mois (de mai à octobre 18..). Le résumé de ce roman par lettres tient dans son dénouement : Adèle, sur le point de devenir vicomtesse de F., envoie en cadeau un phallus artificiel à la sous-maîtresse de pensionnat. Celle- ci en fait usage pour compléter l’initia¬ tion d’une pensionnaire. Puis se marie à son tour. Suit un épilogue plausible, où se dessineront d’honnêtes carrières dans le monde. Peut-être afin de com¬ pléter ou pimenter un récit aussi maus¬ sade .qu’espiègle, l’auteur y introduit une scène connue de Pétrone et pro¬ pose des vers saphiques. M. B. UNE VIEILLE MAÎTRESSE Roman de Jules-Arpédée Barbey d'Aure¬ villy (1808-1889]. Ecrit dès 1844, publié en 1851. Montrer la passion «dans toute son étrange et abominable gloire », tel est le dessein de Barbey. Ryno de Marigny, âgé de trente ans, a depuis dix ans une liaison fort orageuse avec Vellini, une Malagaise de trente-six ans, fille d’une duchesse portugaise et d’un toréador. Cette petite femme maigre, qui passe pour laide et bizarre avec sa peau oli¬ vâtre, son visage « ténébreux et ardent » et sa voix de contralto «d’un sexe un peu indécis tant elle était mâle», est une exaltée, capricieuse et instinctive, totalement indifférente aux conventions et d’une violence démesurée — lors de ses accès de colère, elle brandit volon-
Une vieille maîtresse / 477
478 / Un inceste tiers son «cuchillo» dont il faut la désarmer. Elle s’est follement éprise de Marigny qui lui rend son amour ; pour lui, elle a les élans « des tigresses amou¬ reuses» et sait comme aucune femme «éterniser les voluptés délirantes». Mais Marigny épouse une blonde sou¬ veraine et pudique «au teint pétri de lait et de lumière». Redoutant Vellini, Marigny s’installe en Bretagne, où le ménage vit solitaire et heureux jusqu’à ce que Vellini, qui n’y tient plus, s’éta¬ blisse à proximité et renoue avec son idole. «La chaîne de sang», avait-elle un jour déclaré. Au vrai, Vellini «la louve » marque à cet égard une étrange prédilection : faute d’encre, elle envoie à son amant une lettre tracée avec ce sang « qui doit teindre tout entre nous » ; un soir que Marigny lui demande un philtre pour endormir sa souffrance, elle se coupe «avec les dents quelque veine» et à l’insu même de l’homme dont la tête repose sur ses genoux, elle lui en répand sur la face. Le couple se rejoint clandestinement sur des grèves battues des vents, dans des paysages d’hiver intenses et délicats que d’Aure¬ villy excelle à dépeindre et qui s’accor¬ dent étroitement au drame que vivent les êtres. Hermangarde, la femme de Marigny, découvre la vérité, perd l’en¬ fant qu’elle porte, se tait, désespérée. Les époux rentrent à Paris. Marigny, malgré les sentiments qu’il n’a cessé de vouer à sa femme, continue de revoir celle « qui résumait tout un sérail dans sa personne ». Ce récit d’une passion fatale, malé¬ fique et inexorable, décrite avec la cou^ leur et la fougue propres à l’écrivain, ne précise que rarement le détail de ces amours invincibles. Toutefois, si le sexe n’est guère mentionné, il est constam¬ ment présent, car c’est enfin lui, identi¬ fié à un obscur et diabolique pouvoir, qui mène et mène seul la danse. F.S. UN INCESTE Roman de Valentine de Saint-Point (Valen- tine de Glans de Cessiat-Vercell). Publié vers 1904, à compte d'auteur. Patrick Waldberg, dans Eros modem ' style, signale ce récit d’un inceste entre mère et fils. « — Vous palpitez splendi¬ dement, en vous sont toutes les harmo¬ nies, en vous est l’harmonie... Mère, Mère! — Siegfried... » Valentine de Saint-Point, petite-nièce ou arrière- petite-nièce de Lamartine, épousa le par¬ lementaire Charles Dumont, puis devint la maîtresse de Canudo (du « septième art»). Après la guerre de 1914-1918, elle se fixa au Proche-Orient, où elle eut des aventures. M. B. UN MOIS CHEZ LES FILLES Reportage de Maryse Choisy (auteur contemporain). Publié en 1928. L’auteur a connu tous les «bordels» de Paris, depuis le très chic «Chaba- nais» jusqu’au «clac» le plus misé¬ rable, «L’As de cœur», en passant par «La Maison de Ginette», le «Cosy- Bar», « la Maison du fétiche» pour les lesbiennes et l’hôtel de gigolos pour Américaines. Elle a vécu avec Manon, la femme du monde, Julie, la fausse mineure, Mimi, la Négresse, Carmen, l’indépendante et même les «pier¬ reuses4» qui travaillent sous les ponts. La bureaucratie (mise en carte et visites) est encore plus difficile à supporter que les vieux messieurs «gras et à chaus¬ settes trouées». X. G. UN PRÊTRE MARIÉ Roman de Jules-Amédée Barbey d'Aure¬ villy (1808-1 889). Publié en 1864, Calixte ou le Château des soufflets, devait prendre ensuite le titre de Un prêtre marié. Sombreval est un défroqué. Informée de cette apostasie, sa femme enceinte meurt de chagrin en donnant le jour à une enfant, Calixte, qui naît le front marqué d’une croix rouge. Calixte, catholique fervente, devient en secret carmélite, bien qu’elle demeure avec son père auquel elle se sait indispen¬ sable et qu’elle adore : «Elle croyait à sa force comme à Dieu. » Quant à Som¬ breval, homme cynique, doté d’une
Un prêtre marié / 479 énergie et d’une vitalité exceptionnelles, il porte à sa fille une passion insensée. Cet amour, si chaste qu’il soit au moins dans les faits, paraît suspect au voisi¬ nage. Sombre val le renégat, cet être maudit, serait un incestueux. Persuadé que sa fille, si elle a connaissance de cette rumeur, en mourra, il décide, pour abolir tout soupçon, de feindre la foi et de regagner le séminaire. Le jour de son départ, le crucifix de Calixte saigne : «Elle reculait devant ce sang qu’elle croyait voir, la tête toujours rejetée en arrière davantage, la bouche entrou¬ verte dans la dure tension de l’extase, les pouces retournés, presque épilep¬ tique de terreur ! » Ainsi le sacrilège se mêle-t-il aux accès mystiques et aux terribles crises d’hystérie qui frappent la jeune fille. Les extases de Calixte, l’obsession qu’elle suscite chez son père, les drames que connaissent les personnages secondaires, eux aussi excessifs et singuliers, engendrent une atmosphère pesante dont l’érotisme dif¬ fus, tout en violence souterraine, pro¬ voque chez le lecteur un malaise per¬ manent. Le directeur de conscience de Calixte — un prêtre qui lui-même voue un amour démesuré à sa mère devenue folle, lavant «pieusement les souliers de cet objet immonde et sacré» — estime qu’elle doit apprendre, fut-ce au péril de son existence, l’ultime profa¬ nation de son père. Calixte ne survit pas à cette révélation. Sombre val s’ima¬ gine qu’on l’a ensevelie vivante; il l’arrache de la terre qu’il ronge de ses ongles et de ses dents; il «labourait convulsivement de son front, de ses lèvres, de son visage tout entier, le cadavre qu’il tenait et levait dans ses bras. Il plongeait sa tête désolée au giron de cette chère fille morte, — avec la furie du sentiment qui sait son impuis¬ sance »... « Tu es morte... je redeviens le Sombreval qui n’a jamais eu d’autre Dieu que toi ! » et, serrant la dépouille contre son cœur, il court se noyer dans l’étang. F. S.
VALENTINE Lettres de Maxime Du Camp (1822-1894), publiées en 1966 en une plaquette in-4° tirée seulement à douze exemplaires. Quand quatre ans après la mort de Mérimée parut sous le titre de Lettres à une inconnue une partie de la corres¬ pondance qu’avait conservée une des amies de l’écrivain, Maxime Du Camp et Flaubert décidèrent de détruire les lettres qu’ils avaient reçues l’un de l’autre depuis leur jeunesse. Le 3 mars 1877, Flaubert écrivait à une de ses confidentes habituelles: «Moi et Du Camp nous avons brûlé nos anciennes lettres qui comprenaient notre vie de 1843 à 1857! [...] Il n’était question dans ces lettres que de deux choses : la littérature et les dames ! Tout pour les dames ! Pour des étrangers, cette lec¬ ture-là eût été impayable. Tout est cendres, maintenant.» Peut-être pour rassurer Du Camp, Flaubert tenait à répandre l’annonce d’un autodafé total. En réalité, il avait soigneusement mis de côté des lettres particulièrement piquantes dans lesquelles son compa¬ gnon de voyage au Moyen Orient, quelques mois après leur retour en France, lui faisait part des complaisances que Mme Delessert venait d’avoir pour lui. Née de Laborde, Valentine Deles¬ sert, épouse d’un ancien préfet de police, était née en 1806. Elle avait quarante- cinq ans lorsqu’elle devint la maîtresse de Maxime Du Camp, de seize ans plus jeune qu’elle. Elle avait déjà eu pour amants Charles de Rémusat, Victor Cousin et, plus longtemps, Mérimée, qu’elle congédia après s’être assurée que Du Camp le remplacerait avantageuse¬ ment dans l’intimité. En septembre 1851, Du Camp confiait à Flaubert qu’étant allé voir Mme Delessert chez elle à Passy et l’ayant trouvée seule, elle avait hésité à le faire monter dans sa chambre, mais s’était néanmoins prêtée à ses caresses. Dans une autre lettre, il se flatte d’éprouver beaucoup de plaisir « avec “la femme d’âge” et d’en donner tant à celle-ci que “la tête lui en pète”.» Il insiste, non sans quelque vanité, sur les manifestations de tendresse de Valen¬ tine : « Elle met dans sa poitrine son mouchoir plein de mes décharges, elle
482 / Vathek a des yeux qui me remuent les entrailles, son pied est charmant, sa main est délicieuse, elle l’agite avec adresse, introduit avec habileté, pousse de petits grognements de cochon qui sont pleins de charme...» Ajoutons que cette liaison dura quelque huit ans, et que Du Camp se montra fort chagrin quand Mme Delessert ne voulut plus de lui. P. P. VATHEK Conte de l'écrivain anglais Willjam Beckford de Fonthill ( 1759-1844]. Ecrit directement en français en 1782, publié en anglais à l'insu de l'auteur en 1786 ( Vathek an Arabian Taie), puis en fran¬ çais, chez Poinçot à Paris, en 1787 [His¬ toire du calife Vathek}. Il n’est pas sans exemple que la litté¬ rature échappe au phénomène culturel de ses origines. Avec William Beckford, grand seigneur, voyageur, collection¬ neur et homme de lettres, un hasard dont nous aurons à poser la question, a voulu que le livre par lequel son nom a survécu, ait été écrit en français. Déjà un déplacement (une inversion) marque le personnage de Vathek, animant l’un des masques les plus énigmatiques de la littérature. Pourtant Beckford était né pour être reconnu. Héritier par son père de l’une des fortunes les plus considérables d’Angleterre, apparenté par sa mère à la famille royale, William Beckford devait être l’incarnation de l’aristocratie du xvme siècle. Or, sa vie, à rebours de ce qu’il est, sera une mise en scène fastueuse, mais sombre, de ce qu’il n’est pas. La négation chez Beck¬ ford, comme chez Sade, sera vécue méticuleusement d’un bout à l’autre du parcours : dans la quête de la mort et la dérision de toutes les valeurs dont il était héréditairement le porteur. Cette inversion a d’ailleurs d’autres degrés de lisibilité. Vathek est le récit d’un homme à la recherche de la satisfaction totale de son désir, qui, après avoir dis¬ cerné sous les masques de ses convoi¬ tises et de ses fantaisies l’univers souterrain auquel il aspire, rencontre, comme ultime définition de sa quête, sa propre mort, pour enfin s’y incarner. Sous le prétexte d’un conte oriental où toutes les données du genre (abondam¬ ment codifiées au xvmc siècle) sont res¬ pectées, l’auteur invite à une «descente aux enfers». On y assiste à l’irruption d’une volonté de puissance qui conduira le souverain d’un royaume prospère à nier le bonheur présent pour se lancer dans une aventure qui doit lui donner la maîtrise universelle sur les créatures. Or, comme dans le mythe d’Orphée, plus Vathek se rapproche du but, moins les signes ont de sens. L’univers sans réel retour où il s’engage n’autorise jamais deux fois le même regard. L’homme qui commence cette quête de son désir doit l’épuiser et en mourir. La femme, comme le corps, ne sont que les prétextes d’une initiation, d’une leçon où l’homme «apprend à désap¬ prendre ». Le paradoxe du nihilisme de Beckford tient alors dans cet attache¬ ment irraisonné à un principe d’action qui le nie. Et on pourrait sans artifice établir l’exacte adéquation entre la vie de 1:écrivain et la trajectoire de son Vathek. Déjà Sade avait écrit que toute perversion relève d’un principe de déli¬ catesse. Avec Beckford, la limite entre le sujet et l’objet, entre ce qui est dési¬ rable et celui qui désire, présente la même arête. Le sadomasochisme y est vécu selon une tension dont les rythmes iront en s’accentuant jusqu’à l’horreur de la conjonction finale : celle de l’au¬ teur avec son personnage. Beckford était encore un jeune homme — il avait vingt-trois ans — lorsqu’il esquissa Vathek. L’œuvre pro¬ cède d’un mouvement jaculatoire. «Je l’ai écrit dans une seule séance et en français, raconte Beckford, et cela m’a coûté trois jours et deux nuits de grand travail —je ne quittai pas mes habits tout ce temps —, une si rude applica¬ tion me rendit fort souffrant. » Un com¬ mentateur de la vie de l’écrivain ajoute que le conte aurait été rédigé après une
Vénus dans le cloître / 483 «orgie» organisée par Beckford à Font- hill. Dans la préface qu’il a donnée en 1876 à une réédition de Vathek, Mal¬ larmé insiste, analysant la gestation de l’œuvre, sur la fatalité qui règne sur le conte. L’horreur, en outre, procède d’un certain dandysme. La conversion en un univers démoniaque de ce qu’on nous annonce, au début du récit, comme un paradis, repose sur le sacre de l’abjec¬ tion. Ainsi, le Commandeur de Maho¬ met, reniant sa religion (reniant le centre d’où se déploie la divinité), tente de se substituer au divin et, pour cela, exter¬ mine tout ce qui dans son univers risque de s’en déduire. On assiste, au nom du Principe du Mal évoqué dans le mysté¬ rieux voyageur nommé Giaour, au refus de toute transcendance qui impliquerait le Bien et à la négation des institu¬ tions qui marquent alors les hiérarchies humaines (assassinats des dignitaires, utilisation du peuple devenu l’instru¬ ment des passions de Vathek). La sub¬ stitution qui est ainsi tentée, fondement d’une nouvelle autorité, entièrement humaine, est en même temps la néga¬ tion de toute autorité. L’appel de Vathek aux puissances maléfiques se réduit à un principe anarchique : une convul¬ sion est vécue, chez Beckford, qui n’a probablement d’équivalent que dans le radicalisme sadien. La trajectoire du conte, d’ailleurs, procède d’une autre substitution. Si, initialement, Vathek est le maître de choisir une destinée mau¬ vaise, à mesure que Beckford poursuit son récit, la figure de la mère (maudite) remplace celle du fils. Quand, dans la dernière partie du livre, Vathek se retrouve en enfer, impuissant et inca¬ pable de surmonter son horreur, c’est encore à elle qu’il en appelle. Carathis, pôle féminin de Thanatos, accomplira ce que les convoitises de Vathek sont impuissantes à dominer. L’épisode de la fille de l’Émir, enlevée pendant le voyage, vierge (pure et romantique) d’abord, puis furie qui entraînera Vathek à sa perte, décuple la perversion mater¬ nelle. Vathek, pour n’avoir pas résisté à sa mère, à la femme qu’il a pourtant choisie, est condamné à l’impuissance physique. Le pacte avec Giaour, qui doit lui donner le pouvoir suprême, n’est que la tension paroxystique d’un désir qui ne peut s’éprouver. L’inceste est alors reconnu comme le ressort secret du récit. Si bien que l’érotisme du conte ne tient pas telle¬ ment aux descriptions qui nous sont faites qu’à certaines omissions. Le contexte homosexuel de Vathek, presque entièrement gommé (sauf à propos des deux princes amis que le Commandeur retrouve en enfer), est celui-là même de la vie de William Beckford. Il n’est pas indifférent que le Prince des Ténèbres (ici le Prince du Feu) soit assimilé au Baphomet de l’islam : ce que l’on doit adorer, finalement, c’est le jeune homme dont la « virginité », jamais atteinte, est la plus sûre caution de la damnation. Enfin, pour avoir voulu tout connaître, pour avoir ignoré F «opacité» parti¬ culière aux hommes (condition d’une transcendance), Vathek lui-même se condamne à ce «tout de l’esprit» dont parle John Donne dans un de ses para¬ doxes, et qui est le visage même du diable. Comme dans Lautréamont, l’iti¬ néraire matérialiste de Beckford opère l’alchimie d’une mutation dont nous sommes encore à chercher les lois. C. F. VÉNUS DANS LE CLOÎTRE ou la Religieuse en chemise. Roman anonyme, sous forme de dialogues, publié en 1719. Attribué à Chavigny ou à l'abbé Du Prat, pseudonyme de l'abbé Barin. Ces trois entretiens supposés dans un couvent entre deux jeunes religieuses, désignées simplement sous les noms d’Agnès et Angélique, sont d’abord et avant tout une œuvre de propagande philosophique, qui, à divers égards, s’apparente au courant de pensée qui s’exprime dans la dissertation anonyme Le Philosophe, publiée en 1743 ; on comprend que La Religieuse en chemise ait été une des lectures favorites de
484 / Vénus dans le cloître «Vénus dans le cloître». Édition de 1776. Diderot encore jeune, et non pas seule¬ ment pour son érotisme, ni même pour sa critique des couvents. L’épître dédi- catoire, tout en mêlant cètte remarque à des propos badins ou ironiques, révèle tout le sens du livre dans cette seule phrase : « Peut-on dans ses paroles et dans ses actions faire paraître la beauté de la chasteté avec plus d’éclat, qu’en se proposant pour règle la “Nature toute pure” ? » La défense de la nature contre les mortifications et l’austérité mona¬ cale, la recherche du plaisir sans crises de conscience, ni outrances d’ailleurs, mais avec naturel, telle est bien l’idée qu’Angélique inculquera à la jeune Agnès, encore dévote au début, mais qui se laissera vite gagner à cette philo¬ sophie éclairée, et s’y ralliera, en esprit et en pratique. Philosophie d’ailleurs naturaliste et déiste, mais non athée : «On peut se défaire de la superstition sans tomber dans l’impiété, c’est ce que fit Dosithée ; elle apprit par son expé¬ rience que c’était au souverain médecin qu’il fallait recourir dans les faiblesses ; que les tentations n’étaient pas dans la puissance des fidèles...» et donc, que les désirs sexuels et les plaisirs vien¬ nent eux aussi de Dieu et de la nature. Angélique apprendra à Agnès, surprise par elle au moment de se livrer à l’ona¬ nisme, qu’il n’y a là rien dont elle ait lieu d’avoir honte ; elle la caressera elle- même, et lui enseignera, par les actes, mais aussi en théorie, les plaisirs de l’amour saphique. Non pas que l’auteur philosophe veuille exalter cet amour-là aux dépens de l’autre ; bien au contraire, Angélique, puis Agnès, tirent parti des retraites religieuses, des confessions, des exercices spirituels, pour se donner en toute quiétude à de jeunes abbés, direc¬ teurs de conscience, etc., dont elles mesurent très exactement les qualités et défauts dans les exercices amoureux.
Vérité (La) / 485 Dans un cas comme dans l’autre, on satisfait des besoins et exigences égale¬ ment « naturels » ; mais on le fait avec prudence, en évitant de se poser de vaines et insolubles questions sur le pourquoi des choses — l’auteur ici fait écho à Voltaire —, et surtout en évitant de se heurter précipitamment contre l’ordre, ou la morale, établi : il faut, au contraire, s’arranger pour se ménager, dans ce cadre, un bonheur sans trop de risques ou de complications. «Quand on a l’esprit développé des ténèbres, et débarrassé de toutes sortes d’inquiétudes, il n’y a point de moment dans notre vie que nous ne goûtions quelques plaisirs et que nous ne puis¬ sions, même des peines et des scrupules des autres, faire un sujet de récréation. » C’est ce que dit Angélique à Agnès, vers la fin du livre, juste avant de lui faire des «baisers à la Florentine» (c’est-à-dire avec la langue), et de ter¬ miner le roman comme il a commencé, par de brûlantes caresses saphiques. Ainsi, et bien que toutes les formes d’amour soient représentées, il reste que l’amour lesbien occupe ici une plus grande place, et que sa peinture est plus vive. Y. B. VÉNUS EN RUT ou Vie d'une célèbre libertine. Roman anonyme publié au XIXe siècle sous la date évidemment fictive de 1771. C’est la prétendue autobiographie d’une certaine Rosine, qui devrait avoir vingt-huit ans au terme de son récit, soit vers'1784 ou 1785, puisque sa der¬ nière aventure consiste à se faire foutre dans la nacelle d’un ballon par un émule de Blanchard. Auparavant, la vie de Rosine est celle d’un être qu’on pour¬ rait appeler, en parodiant Jarry, la sur¬ femelle. On observe cependant une certaine progression dans cette histoire où le nombre de coups à chaque rencontre ou à chaque journée est indiqué de telle manière que, dès les premières scènes, on est, pour le moins, étonné des prodi¬ gieuses capacités tant de Rosine que de ses amants — ou, comme il est dit, ses fouteurs. Progression dans la mesure où l’on passe de la classique succes¬ sion d’amants individuels, chacun à leur heure ou dans leur pièce, à des par¬ ties multiples et de plus en plus com¬ pliquées. Déjà, Rosine met en partage ses amants avec sa servante Fanchette, complice et presque égale. Mais à Avi¬ gnon, la rencontre d’un prélat italien, plus tard retrouvé à Rome, donne l’oc¬ casion d’un tableau vivant à quatre — le quatrième étant le jeune Honoré que Rosine a formé. A Rome, ce sera une vis sans fin à cinq. À Lyon, Rosine par¬ ticipe à un concours d’amour contre deux autres libertines, les trois étant attaquées par six hommes tour à tour, etc. On en vient à soupçonner des inten¬ tions parodiques dans cette revue, un peu longue, mais variée, des inventions érotiques. Y. B. VERCOQUIN ET LE PLANCTON Roman de Boris Vian (1920-1959). Publié en 1946. Ver coquin et le plancton est essen¬ tiellement constitué par le récit de deux surprises-parties, séparées par un inter¬ lude à caractère pédagogique, lequel relate, avec tous les détails, le fonction¬ nement du «Consortium national de l’Unification». Les éléments érotiques du récit se trouvent naturellement dans les scènes de fiesta populaire. Éro¬ tisme joyeux, enthousiaste, souvent bon enfant, parfois bouffon : juste le contraire, on le voit, de l’érotisme véri¬ table, dont le caractère sacré (ou sacri¬ lège) réclame du sang et des larmes. En cela, Vercoquin et le plancton se rap¬ proche de *Et on tuera tous les affreux, et s’oppose, notamment, à la violence de *J’irai cracher sur vos tombes. J. B. VÉRITÉ (La) Poème de 'Donatien Alphonse François de Sade (1740-1814). On doit à Gilbert Lely la publica¬ tion du manuscrit autographe en 1961.
486 / Vice errant (Le) L’opuscule porte en sous-titre : Pièce trouvée dans les papiers de La Mettrie. Pourtant les cent trente-six alexandrins du poème, suivis de huit notes, d’un projet de frontispice et d’une variante obscène, sont incontestablement de la main du marquis. Gilbert Lely date la composition de 1787. L’éloge de la nature qui y est contenu, la violence antireligieuse du propos, les blasphèmes dont l’auteur agrémente son texte, cor¬ respondent à cette période de la vie de Sade (alors prisonnier à Vincennes) où l’apologie du crime devient pour lui l’axe de tout système naturel. Dès lors, pourquoi avoir choisi le nom du philo¬ sophe matérialiste La Mettrie? Sans doute par précaution. On imagine mal le discours sadien en dehors de ce que Lely appelle un déchaînement intégral des instincts immoraux; plus difficilement encore que le sombre tableau brossé dans La Vérité ait quelque point commun avec les satisfactions immédiates que pro¬ pose La Mettrie pour le bonheur des hommes. Qu’on en juge par la violence de ces quelques vers : « Je me masturbe¬ rais sur ta divinité,/Ou je t’enculerais, si ta frêle existence/Pouvait offrir un cul à mon incontinence,/Puis d’un bras vigoureux j’arracherais ton cœur/Pour mieux te pénétrer de ma profonde horreur.» C. F. VICE ERRANT (Le) Récit et nouvelles de Jean Lorrain, pseu¬ donyme de Paul Duval (1855-1906). Publiés en 1902. Quelques nouvelles et un long récit composent ce Vice errant, représentatif d’un érotisme fin de siècle qui cherche son plaisir à travers quelques sensa¬ tions rares. Après d’étranges «Propos d’opium», où l’on voit une jeune femme tramer le cadavre de son amant dans la neige et abandonner le corps sur un banc, une sordide histoire de masques nous fait frissonner d’horreur; à Londres, des crimes commis dans le brouillard alertent la population des quartiers des docks, au bord de la Tamise. Toutes les victimes sont mortes asphyxiées. On découvre bientôt que d’insaisissables comparses promènent dans les rues des hommes portant une cagoule de cire qui imite merveilleusement le visage, mais hermétiquement close, et sous laquelle la victime chloroformée lente¬ ment agonise. Jean Lorrain se complaît visiblement à évoquer ces cadavres masqués qui circulent dans la brume au bras d’assassins qui feignent de soute¬ nir un ivrogne. De Londres, nous voici transportés à Nice où, derrière les constructions de rêve de la Baie des Anges, se nouent les sombres drames de la convoitise amoureuse. Ainsi, un puissant financier, vieillard libidineux, séduit à force de ruse une très jeune comtesse dont il a ruiné l’époux. La victime se meurt auprès de son amant, et se venge du piège qu’il lui a tendu en l’obligeant à assister à son horrible fin. Dans «Coins de Byzance» nous est présentée l’une des plus royales demeures de la Côte, sise au centre d’un parc digne d’un conte de fées. Un prince russe dégénéré, tyrannique, habite là, entouré d’une cour fort hétéroclite. Il a hérité d’une fortune colossale et d’une malédiction qui frappa l’un de ses aïeux coupable d’avoir fait violer par ses moujiks une jeune bohémienne qui lui résistait, provoquant ainsi sa mort. Mais le fiancé de l’infortunée ensorcelle la chaste épouse de l’ancêtre à l’aide d’un violon dont les cordes sont faites de boyaux de pendus et l’ar¬ chet de cheveux d’hétaïre. L’objet du sortilège devient une redoutable nym¬ phomane dont le seigneur fera écraser la tête entre deux pierres. Ainsi inau¬ gure-t-elle le maléfice qui vise les Noronsoff, et qui veut que, d’âge en âge, ces princes n’accueillent que des chiennes et des prostituées dans leur lit. Wladimir Noronsoff n’échappera pas à cette prédiction ; une vipère qu’il accueille avec trop de confiance au sein de sa demeure provoquera sa déchéance en se jouant de lui et en lui
Vice suprême (Le) / 487 préférant son rival. Wladimir Noron- soff connaîtra une fin dérisoire, giflé par la sole d’une poissonnière dans les bas-fonds de Nice où il poursuivait un beau pêcheur. Philippe Jullian nous livre ce portrait de Jean Lorrain : « Ce fort des halles, mou, fardé, bagué comme une sous- maîtresse, est le Pétrone de la Déca¬ dence.» Monde décadent, s’il en fut, que ce petit univers niçois qui agonise, miné par des tares qui se dissimulent sous les pierreries et les fleurs. Y C VICE SUPRÊME (Le) Roman deJoséphin Péladan (1859-1918). Publié en 1884. Tout simplement, c’est l’imposante première pierre d’une autre «Comédie humaine» que l’auteur a voulu poser. On ne doutera pas qu’il accueille et approuve ce qu’en dit son préfacier, Jules Barbey d’Aurevilly: «Tête syn¬ thétique comme Balzac, M. Joséphin Péladan n’a pas été terrorisé par cet effrayant chef-d’œuvre, le sublime dip¬ tyque à pans coupés que Balzac appela “La Comédie humaine”, et il a écrit Le Vice suprême, qui n’est d’ailleurs qu’un coin de l’immense fresque qu’il va continuer de nous peindre. » (De fait, les romans s’accumulèrent, tous oubliés aujourd’hui.) Barbey prédit encore que Le Vice suprême fera scandale — pour sa multiple substance érotique? Non pas. Parce que l’auteur (comme lui, Barbey) a «l’aristocratie, le catholi¬ cisme et l’originalité». De plus, Péla¬ dan veut montrer la décomposition de la «race» latine; aussi le personnage agissant et central est-il une princesse d’Este, Malatesta par mariage. Sa «beauté rappelle les plus beaux types de la Renaissance et le sang bleu roule le germe de tous les vices de cette époque funeste qui fut le Paganisme ressuscité» (toujours selon Barbey). Aujourd’hui, l’émule de Balzac appa¬ raît surtout en annonciateur de Georges Anquetil, ce journaliste de 1925 qui écrivit Satan conduit le bal (on y dénonçait, vitupérait, stigmatisait. Des noms illustres alignés au long des pages. Rien que pots-de-vin et partouzes.) Péladan déjà parlait étranges magné¬ tismes et corruption universelle (louant, en regard, la santé des anciens temps : «la paillardise est le mot et le fait d’une époque et d’une race plus fortes que les nôtres »). Mais du Vice suprême demeure tout de même une hallucina¬ tion plus ou moins fabriquée, un fantas¬ tique social qui se déclare visionnaire. On y découvre, au long de chapitres nerveusement découpés, des éléments pour un catalogue sexologique : Nym¬ phomanie simple («les six cent vingt hommes que j’ai eus», peut dire une marquise). Fantasmes adultères. Séduc¬ tion du moine par une dame du grand monde (toutefois, elle manque son coup). Sculpteur fou de sa création androgyne. Princesse physiquement chaste, toujours occupée de procurer aux mâles, par sa seule vue, des effets avant-derniers. Fiacres des embarque¬ ments pour Cythère. Sabbat des sor¬ cières chevauchantes. Impuissance et emphase («... la vue de votre poitrine [...] votre dos parle [...] Rien de la possession ne vient ternir mon beau rêve érotique»). Voyeurisme. Saphisme. Sodomie (le beau et noble jeune homme avec le garçon boucher aux poings lourds). Viol de l’endormie (« la limace contemplait la rose avant d’y baver»). L’ultime explication de cette patholo¬ gie parisienne est donnée en deux répliques : « — Mage, savez-vous ce qu’est la communion des saints? — Oui, c’est le palladium qui sauve per¬ pétuellement l’humanité; mais savez- vous ce qu’est la communion des pervers ? Ne voyez-vous pas autour de vous le règne de l’Antéchrist?» L’ensemble des romans groupés sous le titre général La Décadence latine a été lu et apprécié par des lettrés et des écrivains de grand talent encore parmi nous. Il est composé de vingt et un volumes, le meilleur semble être Modestie et Vanité ; mais voici les
488 / Vie des dames galantes titres : Le Vice suprême, Curieuse ! I ’Initiation sentimentale, A cœur perdu, Istar, La Victoire du mari, Cœur en peine, Z ’Androgyne, La Gynandre, Ze Panthée, Typhonia, Ze Dernier Bour¬ bon, Finis Latinorum, La Vertu suprême, Pereat, Modestie et Vanité, Pérégrine et Pérégrin, La Licorne, Le Nimbe noir, Pomène, La Torche renversée. M. B. VIE DES DAMES GALANTES L’auteur des Dames galantes, Pierre de Bourdeille, seigneur de Brantôme, dont il devait même être abbé, naquit vraisemblablement dans le château de ses pères, à Bourdeilles, sur la Dronne, aux environs de 1540 : troisième fils de François de Bourdeille. Nanti de bons revenus, il devait faire carrière, en lais¬ sant une bonne place à la galanterie, dans les armes. La rencontre à Rome, en 1559, du grand prieur François de Guise, décida de son attachement à la famille de Lorraine. Après avoir parti¬ cipé à toutes les grandes affaires du temps, comme soldat, comme diplomate ou comme courtisan, il allait, en 1584, offrir ses compétences au roi d’Espagne, quand, dans le dernier mois de la même année, survint l’accident qui allait faire de cet homme d’épée un homme de plume. Un cheval se renversa sur lui et lui fracassa les reins, le laissant pour quatre ans estropié et perclus. De cette longue maladie et de la retraite qui sui¬ vit, il profita pour écrire six tomes de Vies des grands capitaines français, et de copieux traités et discours, dont ceux qui devaient constituer, dans son intention, le Recueil des dames. En mourant, le 15 juillet 1614, dans son nouveau château de Richemont, il lais¬ sait le tout inédit. La négligence ou la prudence de la comtesse de Duretal laissa le précieux manuscrit en grand danger de se perdre. Des copies toutefois circulèrent. Enfin les Œuvres complètes de Messire Pierre de Brantôme trouvèrent accueil, à Leyde, chez J. Sambix jeune, qui en remplit, en 1565-1566, huit volumes in-12, soit, au catalogue de la Bibliothèque natio¬ nale : 1) I. Vie des dames illustres. — 2) I, IL Vie des dames galantes. — 3) I- IV. Les Vies des hommes illustres et grands capitaines français. — 4) I. Les Vies des hommes illustres et grands capitaines étrangers. Il est à noter essen¬ tiellement que le Recueil des dames prévu par Brantôme s’est trouvé coupé par l’éditeur en deux parties : «Dames illustres » d’une part, « Dames galantes » de l’autre. La première partie consiste en panégyriques de reines, qui, à part des pages assez vives concernant la féminité des souveraines et celle, par exemple, qui relate l’abominable pos¬ session du corps de Marie Stuart par le bourreau, gardent le ton d’un éloge assez fade. La seconde partie se pré¬ sente comme un des chefs-d’œuvre de la littérature amoureuse. Ainsi, d’ailleurs, en a décidé la pos¬ térité, et il est aujourd’hui permis de dire que l’éditeur responsable de cette division avait eu le nez creux. Alors que les Dames illustres ne se sont guère retrouvées, depuis, que dans les rééditions des Œuvres complètes de Brantôme, ce sont les Dames galantes qui ont gardé, dans les éditions sépa¬ rées, toute la faveur des éditeurs, des critiques et du public. Elles compren¬ nent sept discours, dont surtout impor¬ tent les trois premiers et le sixième, le septième étant, en quelque sorte, sur¬ ajouté. Le Premier Discours, « sur les dames qui font l’amour et leurs maris cocus» s’ouvre sur les cocus en général. Après avoir traité des cocus meurtriers, comme le comte de Monsoreau, Cosme de Médicis, René de Villequier, Sampie- tro, Henri de Guise, etc., Brantôme passe aux «femmes répudiées» du Moyen Âge et de l’Antiquité : Éléo- nore d’Aquitaine, entre autres, et toutes celles qui déshonorèrent la couche des Césars jusqu’à Messaline. Viennent les jaloux et jalouses meurtriers et cruels, telle la reine des Scythes qui fit mourir Cyrus, et les hommes paillards dans le
Vie des dames galantes / 489 genre du marquis de Belle-lslc. Butant sur la question des «postures», Bran¬ tôme parle des prédécesseurs de l’Aré- tin, et dévie sur l’histoire, entre toutes savoureuses, de la coupe indécente du duc d’Anjou, pour revenir au succès, jusque dans une librairie parisienne, des livres obscènes. Abordant la paillardise des maris, on va de l’empereur Commode, qui fré¬ quentait les putes pour maintenir la vertu dans son ménage, à Tanzay pris par les corsaires, et paillardement asservi par une femme maure. Suivent les maris du type Candaule, enclins à faire apprécier par d’autres les charmes de leur compagne, avec le conte d’un cocu particulièrement naïf berné par le duc d’Orléans, puis les épouses mécontentes d’être exhibées. Se sont livrées avec quelque mérite, au profit de leur mari, la fille de Saint-Vallier qui sauva le sien, et le duc d’Étampes, qui dut l’Ordre au libertinage de sa femme, Entre toutes les dames généreuses, nous est vantée Marguerite de Valois. À propos des cocufiés par vengeance, Brantôme de¬ vise de l’abus que fit Henri III de Marie de Clèves, et d’un grand dîner subsé¬ quent. Reviennent les cocus accom¬ modants, de la pâte d’Adrien et de Marc-Aurèle. Il y a des femmes repen¬ ties, du moins provisoirement, et des femmes bien gardées: qu’on en juge par les ceintures de chasteté du temps d’Henri II, et certains eunuques moins sûrs qu’on a pu le croire. Un mot sur les femmes libres, et il est parlé d’Henri de (iuise, qui, avec une épouse possédant le plus grand cas du monde, eût pu facilement se pas¬ ser de maîtresse. Par quelques détours encore, Brantôme en arrive aux les¬ biennes qui l’intéressent d’une façon toute spéciale. Il cite d'abord la Bassa de Martial, puis une courtisane espa¬ gnole de Rome, liée à une Pandore. Les grandes lesbiennes classiques, Sapho en tête, et celles que limaille Juvénal, et celles que vante Lucien, ouvrent le cor¬ tège des tribades de tous pays : deux notamment que surprit à Toulouse le comte de Clermont-Tallard. Il est, bien entendu, des lesbiennes qui n’en goû¬ tent pas moins le commerce mascu¬ lin : occasion, pour Brantôme, de conter l’histoire d’une sienne cousine, amante d’une dame qu’il voulait épouser. Après une allusion aux belettes qui, en raison de leurs mœurs, ont donné leur nom aux inverties, l’auteur distingue, entre les pratiques de ces dernières, la fri- carelle et la conjonction, avec ou sans secours d’instrument. Embarqué dans les « godemichés », si employés à l’époque, il parle de ceux que la reine- mère découvrit un jour dans le coffre d’une de ses demoiselles. Il est devisé encore d’une femme mariée et d’une veuve qui, à grand dégât, s’accouplè¬ rent sur une chaise percée; puis la grosse question se pose de savoir si le mari d’une lesbienne doit être, de ce fait, appelé cocu. Un livre d’Angelo Fiorenzolle introduit enfin Marguerite d’Autriche éprise, sous couleur d’ami¬ tié, de la belle Laodamie Forteguerre et, séparément, deux tribades, en réalité hermaphrodites. Le reste du Premier Discours est une dissertation sur l’uni¬ versalité du cocuage. Brantôme conclut en louant les chaudes qui retiennent leurs frénésies, mais en blâmant les froides qui se refusent. Le Second Discours « sur le sujet qui contente le plus en amour ou le tou¬ cher, ou la vue, ou la parole», com¬ porte un traitement assez méthodique des trois points annoncés : d’abord le toucher et la parole. On voit défiler cahin-caha Thibaut de Champagne, Blanche de Castille, Diogène, Lamia, une dame masquée dans l’amour, mais astucieusement marquée par son amant d’une croix sur le derrière de sa robe, et le bel écuyer ( iruffy amené en secret, les yeux bandés, devant une «très grande dame», aussi muette que lubrique. Entre la vue, dont la première fonction est de reconnaître les trente signes de la beauté, mais, attention, celle-ci n’est pas chose fréquente ! Raymond Lulle
490 / Vie des dames galantes en sut quelque chose qui, après la longue résistance d’une superbe femme de Maïorque, ne découvrit qu’un sein cancéreux, couvert d’emplâtres ! Et cet Espagnol à qui les jupons d’une prude, enfin tombés, révélèrent l’atrophie d’une cuisse ! Sur quoi est instruit le procès de toutes les singularités et imperfec¬ tions corporelles que Brantôme a pu découvrir de ses yeux ou par ouï-dire, chez les femmes : os barrés, faux rem- bourrement des maigres, bedaines des grasses ; odeurs de mouton aigre qu’on trouve chez les rousses; gorges et ventre velus, tétasses pendantes, tétins ressemblant à des guignes pourries; ventres ridés, toisons pelviennes sem¬ blables aux moustaches d’un Sarrasin, entrées larges comme l’antre de la Sibylle, «pans de c... » énormes ou au contraire d’une petitesse appelant des moules progressifs, lèvres longues et pendantes (invitations au saphisme), ou à demi-mangées par la vérole, c’est une véritable cour des miracles ! Brantôme, par là, est conduit à cet objet si rare qu’est la beauté. Apparaît mainte belle dame, dont quelques-unes assez singu¬ lières : au premier rang Catherine de Médicis, épiant par un trou les ébats de Diane de Poitiers et de son mari, — mettant ses « dames et filles » en posi¬ tion pour leur claquer les fesses — ou encore invitant chez elle tel cordonnier bien muni qu’elle avait vu pisser contre le mur du château! Un hors-d’œuvre sur les fustigations voluptueuses nous ramène au sujet, qu’alimentent succes¬ sivement la femme d’Hérode, les Per¬ sanes, Scipion, le cardinal Charles de Lorraine, les Égyptiennes aux fêtes du dieu Apis, Laïs, Flora, les Lacédé- moniennes. Un Espagnol sceptique est chargé de conclure sur l’immanente laideur du sexe. Le Troisième Discours, «sur. la beauté de la belle jambe et la vertu qu’elle a», s’ouvre par un éloge géné¬ ral et quelques exemples de ladite belle jambe, au premier rang celle de Cathe¬ rine de Médicis, qui faisait de si beaux effets de caleçon et de jarretière. À pro¬ pos de travestissements, il est fait état des fêtes de Binch en Hainaut, données par Philippe II à la «Reine de Hon¬ grie », où un certain nombre de dames apparurent déguisées en nymphes et déesses : entre toutes choses on voyait bien les jambes. De fête en fête, le lec¬ teur est conduit à l’entrée de Henri II à Lyon, où le roi vit venir à sa rencontre, pour lui rappeler sa propre Diane, Diane en personne entourée de ses nymphes. Ainsi vit-on fort bien les jambes des plus belles et honnêtes Lyonnaises, don¬ nant tentation «de monter au second étage ». Des ballets de la reine, où des danseuses en robe courte faisaient si bien «voleter la robe», on passe aux dames de Sienne, connues pour leurs beaux mollets et leurs robes courtes, puis, par association inverse, aux jambes laides opportunément cachées par les robes longues. Brantôme, en tout état de cause, se déclare contre ces fâcheux « patins » qui alourdissent les pieds. Le charme lascif de ceux-ci est si reconnu que les Romains chastes le cachaient. Mais l’auteur laisse cette discrétion aux personnes «confites de prudhomie». En fin de compte, eu égard aux envies qu’éveillent les pieds, les dames doi¬ vent beaucoup veiller à une si ensorce¬ lante partie d’elles-mêmes. À cette dissertation charmante, suc¬ cède un discours moins prenant, le qua¬ trième, « sur l’amour des dames vieilles et comme d’aucunes l’aiment autant que les jeunes». Les arguments en sont les suivants : 1° Les vieilles sont propres à faire l’amour, d’où diverses histoires dont un certain nombre concernent le capitaine de Bourdeille, frère de Bran¬ tôme; 2° la beauté des femmes ne diminue pas, avec l’âge, de la ceinture au bas (digression sur l’excellence des chevaux d’Henri II); 3° les vieilles valent les jeunes pour le plaisir. Plu¬ sieurs histoires d’empereurs romains nous amènent à de vieilles dames restées fort belles, comme Diane de Poitiers, Mme de Nemours, la reine Élisabeth
Vie et actes triumphans d'une damoiselle nommée Catharine... / 491 d’Angleterre, etc. Cette dissertation est loin d’avoir la verdeur des précédentes. Nous en dirons autant du Cinquième Discours portant « sur ce que les belles et honnêtes dames aiment les vaillants hommes et les braves hommes aiment les dames courageuses » : postulat un peu plat. Démonstration édifiante où l’on retrouve moins que jamais l’hu¬ mour voluptueux du meilleur Brantôme. L’intérêt remonte sensiblement dans le Sixième Discours, «sur ce qu’il ne faut jamais parler mal des dames et la conséquence qui en vient». Sous cette couleur, Brantôme nous fait une revue flatteuse des amours royales et prin- cières. Le Septième Discours, tard commencé et quelque peu bâclé, tombe « sur les femmes mariées, les veuves et les filles, à savoir desquelles les unes sont plus chaudes à l’amour que les autres ». Ainsi se présente, au jour d’une sorte d’analyse choisie, une chronique tou¬ jours intéressante, quand elle ne sort pas de la galanterie, non plus que d’une certaine actualité. À première vue il sied bien de distinguer dans ce vaste ensemble, pour ne pas dire dans cette énorme salade, ce qui est citation d’au¬ teurs anciens ou ce qui est chose vue ou entendue. Les Dames nous retiennent tout différemment selon que Brantôme remâche ses lectures, ou nous donne tout cru ce qu’il a glané au cours de ses campagnes et de ses séjours. Peu sou¬ cieux de vérifier ses références antiques, Brantôme est encore moins prudent quand il s’agit de l’histoire pour lui moderne. Mais l’intérêt s’élève aussitôt que Brantôme part de sources originales ou mieux encore décrit ce que lui-même a vu, dans son entourage, dans sa famille, chez les capitaines qui l’ont employé et les divers grands qu’il a connus. Qu’il s’agisse de son père, de sa belle-mère ou d’une belle-sœur trop chérie, qu’il s’agisse de ses hauts compagnons d’armes, des reines Catherine de Médi- cis, Marguerite de Valois, Marie Stuart, ou des rois Henri II, Charles IX, Henri III, avec tout leur cortège de maîtresses et de favoris, ou des Guise avec toute leur équipe de princes et de cardinaux, qu’il s’agisse encore de ces innombrables dames d’honneur et noblaillonnes diverses qui exerçaient à l’ombre du trône leur coquetterie et leur ambition conjuguées, Brantôme apparaît comme un petit-maître d’une verve, d’un primesaut et d’un franc- parler incomparables. Aussi bien eut-il l’esprit de n’écrire qu’en vue des len¬ demains de sa mort, d’où un débride- ment qui, un certain masque mis sur les noms, ne connaît guère de frein. Qu’on précise les identités qui, en quelque sorte, restaient en blanc sous tous ces grands «princes de par le monde », toutes ces « fort belles et hon¬ nêtes dames » uniformément anonymes, et l’on a un tableau quasi complet de la cour des Valois. Ces grands et ces grandes de la Renaissance, qui n’étaient dans nos manuels de classe que des effigies blasonnées ou couronnées, les voilà peints en pied, ou plutôt en sexe. La fresque où, dans l’ouverture des crevés, dans l’évasement des robes, nous apercevons indifféremment les cas velus des hommes et des femmes les plus huppés, est unique, assurément, au xvie siècle, en France et par tous les pays où la Renaissance est venue un moment débloquer l’amour. Voire, dans aucune littérature on ne trouve telle galerie de seigneurs et de dames désha¬ billés, surpris dans le secret de leur chair, de leur concupiscence. Ainsi Brantôme figure-t-il parmi les premiers et les plus hardis précurseurs de ceux qui, de nos jours — conquête majeure —, ont procédé à la libération littéraire de l’érotisme. A. B. VIE ET ACTES TRIUMPHANS D'UNE DAMOI- SELLE NOMMÉE CATHARINE DES BAS-SOU- HAIZ Roman de Jean de La Roche, pseudonyme de Jean de Luxembourg, baron de Flori- gny, évêque de Pamiers. Publié en 1546.
492 / Vie et l'œuvre de feu l'abbé Bazin (La) La Catherine de Jean de La Roche, proche parente de la Quartilla de Pétrone ou de l’Alix de Clément Marot, appa¬ raît, au début du récit, comme une créa¬ ture dont l’unique préoccupation est de faire vibrer le petit œil planté au milieu de ses cuisses. Prostituée dès l’enfance, son mariage avec Jean de La Borne, conseiller au parlement de Bordeaux, ne la rend pas plus réservée. Cela semble au contraire décupler ses pas¬ sions et le lecteur la suit, volant de sexe en sexe, avide, gourmande et éhontée. Le premier retour sur elle-même, Cathe¬ rine l’apprendra lorsque, rétive, malgré elle tombée dans les rets de l’amour, elle s’éprendra d’un gentilhomme et se ruinera pour lui, engageant pour l’en¬ tretenir ses pierreries, la vaisselle de sa maison et jusqu’à ses propres habits. Que l’honorable conseiller, ouvrant alors les yeux sur les désordres de sa femme, veuille la tuer, le lecteur (d’instinct) le comprend. Mais la rouée, fausse créa¬ ture d’évangile, obtiendra son pardon pour que vive la parabole. P. R. VIE ET L'ŒUVRE DE FEU L'ABBÉ BAZIN (La) évêque de Mizoura en Mizourie. Contes anonymes. Publiés en l'an VII. Bazin est un homme simple. Né poète, on le fit soldat, ce qui ne lui convint pas. Démobilisé, il s’acoquina avec Lucette qui attirait dans sa petite maison évêques et financiers : c’est ainsi que Bazin devint riche et abbé. Il fit un long poème où Valentine rimait avec libertine. Le petit Antoine ne sachant pas sa leçon, son père, le cruel, le fouette jusqu’au sang puis le porte sur son lit pour apaiser ses larmes et tempérer sa douleur par quelques ca¬ resses. Mais un mauvais diable veille : le père, entre sang et frissons, pris d’un vertige de volupté, sodomise son petit garçon. Revenu à lui, de désespoir il se châtre et laisse tramer sur la table le membre tranché. Valentine s’en empare, se le coud et, fière, se croit homme. Sa mère, cependant, priant pour racheter les péchés de la famille, se fait sur¬ prendre par un hardi capucin qui la saille en levrette. Il n’y eut jamais de famille plus noble et plus maudite. À sa façon, l’abbé Bazin pressentait — sans rire — le drame chrétien. J.-P. P. VIEILLARD ET L'ENFANT (Le) Roman d'Abdallah Chaamba, pseudo¬ nyme de François Augérias 11925-1971). D’abord publié en plaquette (1954) et sous le manteau, ce récit autobiogra¬ phique — duplicité ingénue et perver¬ sité naïve — est un témoignage curieux d’amours homosexuelles sur fond colo¬ nial. Dans un bordj sud-algérien, un vieux colonel s’est bâti un univers anti¬ occidental à la fois et système abstrait dans lequel il emprisonne son jeune neveu — l’auteur —, qu’il finira par posséder sur une terrasse, « face au ciel
Voluptés de Mauve (Les) / 493 étoilé ». Initiation ni noces ne manquent de grandeur. L’enfant sera lui aussi un barbare, Nathanaël-Gengis Khan. Y. C. VIE PRIVÉE DE LOUIS XV Biographie de Louis XV, par Moufle d'Angerville (1729-vers 1794). Publiée en 1781. (Drujon fait état d'une première édition datée de Londres 1765.) Nou¬ velle édition en 1796, sous le titre: Le Siècle de Louis XV. A fourni le canevas, toujours utilisé par les historiens ultérieurs, de l’his¬ toire des maîtresses du Bien-Aimé, de Mme de Mailly à la Dubarry. A la vérité, l’ouvrage, à sa date, n’était pas particulièrement original, sinon par ses qualités de relative brièveté et de syn¬ thèse ; en effet, il rassemblait et triait de nombreuses révélations, souvent plus croustillantes que les siennes, publiées dans des œuvres comme les *Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la Perse, ou, pour la dernière partie du règne, les *Anecdotes sur madame la comtesse du Barry, et bien d’autres. Par rapport à ces pamphlets, l’œuvre de Moufle d’Angerville est d’une grande modération, peut-être excessive. Y. B. VINGT ANS DE LA VIE D'UNE JOLIE FEMME ou Mémoires de Julio sR. Roman ano¬ nyme publié en 1830. « A Vito-Cono-culo- clytoropolis, chez Bandefort, imprimeur- libraire, rue de la Couille, au Fouteur libéral, 1789.» Vingt Ans de la vie d’une jolie femme et son pendant Vingt Ans de la vie d’un jeune homme sont deux initia¬ tions romancées aux jeux érotiques. Dès son entrée en pension, la précoce Julia R. cultive des amitiés particu¬ lières. Une supérieure de couvent fait son initiation aux choses de l’amour. Dans le deuxième tome, plusieurs dames expliquent et montrent à un jeune homme l’art de faire l’amour. Ces deux romans sont surtout remarquables par l’obscénité du langage et les des¬ criptions méticuleuses des prouesses amoureuses. P. K. VITS IMAGINAIRES Poèmes de Claudinet, auteur contempo¬ rain. Publiés vers 1924. La couverture de cette mince pla¬ quette ne porte qu’un seul mot : Vies. La page de titre est plus explicite. L’auteur jouait évidemment sur le titre d’un des meilleurs ouvrages de Marcel Schwob, mais il n’y a aucune ressemblance entre les Vies imaginaires de ce dernier et les Vit s imaginaires de Claudinet, qui, selon des rumeurs très vraisemblables, s’identifierait à un critique d’art, — poète et auteur dramatique à ses heures. Deux gravures attribuées à Dunoyer de Segonzac illustrent ces petits poèmes de coupe régulière, dont le meilleur est peut-être celui où Claudinet fait dire à une putain: «D’un coup de reins, je vous délivre/De l’obsession de vos corps./J’entends votre âme se défaire/ Dans des soupirs d’assassiné/Tandis que, reine solitaire,/Je tiens un sexe emprisonné.» P. P. VOLÉES DE BOIS VERT Récits de Jean de Villiot, pseudonyme de Georges Grassal, plus connu sous celui de Hugues Rebell (1867-1905). Publiés en 1901. Quatre contes anglais, tous illustrant le bien-fondé, en libertinage, de fessées et flagellations. Une vertueuse dame irlandaise succombe à la ruse d’un liber¬ tin dans un hôtel copurchic, ou fashio- nable, en franglais de l’époque. Ce qui arriva à deux jeunes dames dans le bureau des directeurs d’un magasin de modes à Londres. Comment une cour¬ tisane espagnole de grande volée aura le caquet rabattu. Comment une jolie secrétaire fut prise dans une diabolique intrigue. M. B. VOLUPTÉS DE MAUVE (Les) Roman de Gaston-Louis Picard, auteur contemporain. Publié en 1922. Mauve, courtisane capricieuse, ado¬ rée du Comte, le trompe avec un gar¬ çon de ferme. Enceinte, nerveuse, elle donne au Comte une gifle qui le tue
Voluptueux hors de combat (Le) / 495 net. Horrifiée, elle se confesse à un prêtre qui lui conseille de pécher avec lui pour racheter son crime et abuse de sa crédulité. «Au fort de l’acte luxu¬ rieux, elle se réjouissait de travailler pour son salut. » Un étudiant, fou d’amour, se sauve en voyant son ventre dans le geste qu’elle fait pour s’offrir. D’émotion, elle accouche. Apparaît un grand-duc russe, qui, amoureux éperdu et fétichiste de Mauve, l’épouse. C’est «la prostituée dans les bras de l’al¬ tesse ». On apprend alors que le prêtre est un faux prêtre, l’histoire devient tout à fait romanesque et se complique de coups de revolver, de déguisements, de complots, d’enlèvements, de révoltes, et d’un cactus empoisonné, offert par un enfant naïf à un soi-disant « envoyé du ciel». Mauve finit violée et cri¬ blée de balles, tandis que son enfant cherche Dieu. Le tout, assez embrouillé, manque à la fois de «suspense» pour faire un bon policier et de richesse psy¬ chologique pour faire un drame atta¬ chant. L’aspect érotique, très réduit, est amusant, intéressant, voire mar¬ quant — ainsi la frayeur de la jeune femme quand un grand singe se préci¬ pite sur sa chair exposée à l’examen d’une sage-femme. X. G. VOLUPTUEUX HORS DE COMBAT (Le) ou le Défi amoureux de Lygdame et de Chloris. Poème érotique attribué à Anne- Claude-Philippe de Tubières, comte de Caylus (1692-1765). Publié s.d. L'attribu¬ tion est contestable. Barbier, qu'il ne faut suivre qu'avec suspicion, prétend, pour sa part, qu'il s'agit d'une traduction, par Ansselin, d'un poème en langue latine apporté en France par un ambassadeur vénitien. Consacré au défi amoureux de Lyg¬ dame et de Chloris, le poème est pré¬ cédé d’une déploration élégiaque sur les suites de l’âge, adressée par l’édi¬ teur à son sexe : « Beau Membre, qui dans l’homme est plus que l’homme même,/Tu languis dans ta peau triste¬ ment retiré.» L’argument est on ne peut plus simple. Un jeune homme met au défi sa maîtresse de résister à ses entreprises «Que feriés-vous à l’aspect d’un Priape?/Vous rendriés bientôt la Ville & les Faux-bourgs.» La jeune femme relève victorieusement le défi, et il ne faudra pas moins que l’inter¬ vention de Vénus, dea ex machina, pour que cède la rebelle. Tout le prix de ces alexandrins tient à la dimension épique et mythologique que le poète a su donner à la pein¬ ture d’une ardente lutte amoureuse. Les avantages de Lygdame semblent d’abord irrésistibles. Provoqué par la nudité de sa rivale, il précipite sur elle «Son fier V... animal monstrueux» qui «se dresse, se hérisse, allonge un col hor¬ rible». Mais, des ongles et des dents, Chloris repousse inlassablement ses assauts. « Ses membres nuds tout cou¬ verts de morsures», Lygdame voit sa force le quitter. Comme pour mieux marquer son dédain, l’impudente Chlo¬ ris se retire sur son lit, et «À l’outrage mêlant le geste & la gambade,/De son Anticellule elle offre la façade.» À cette vue, son adversaire reprend force; mais, tout près de réduire sa rivale par des voies imprévues, il se voit arrêté par les arbitres. L’enjeu devient panique, et l’éros réprimé atteint le cosmos entier : dans sa fureur, Lyg¬ dame s’éprouve capable d’« inonder à grands flots/La Matrice & et les flancs de la nature entière,/Au point de conce¬ voir ces globes de lumière,/Ces pésans tourbillons & ces Corps radieux,/Que leur activité fait mouvoir dans les Cieux... » et jusqu’à « ces affreux ton¬ nerres» qui «Viendront détruire un jour l’accord des Élémens ». Mais toute cette force demeure sans effet. Lyg¬ dame, en dernier ressort, tente de prendre Chloris dans les pièges du langage; vainement. Vénus vole heureusement à son secours. Sous sa parure mytholo¬ gique, ce poème n’est autre que l’allé¬ gorie de la toute-puissance aphrodi¬ siaque du sens primitif: l’odorat. J. G.
496 / Voyageur (Le) VOYAGEUR (Le) Roman de Tony Duvert (né en 1945). Publié en 1970. Le livre ne se donne comme un roman, au début, que pour mieux nous tromper. Il en est la négation. Un voya¬ geur de commerce, un peu triste, un peu sale, Jean, a un amant de sept ans, Karim. Il le nourrit, lui apprend à lire, le bat et le dorlote. Non, l’enfant est mort. Il a été sauvagement assassiné par sa mère, Ouria, une atroce prosti¬ tuée. Non, c’est l’enfant qui a étranglé Jean, qui le violentait et lui imposait les sévices de son chien. Non, l’enfant s’appelle Pierrot, il est plongeur dans un restaurant minable et ses fesses atti¬ rent les clients un peu louches. Non, l’enfant n’a jamais vécu, Karim l’a dépecé lorsqu’il sortait du ventre d’Ou- ria. D’ailleurs, Ouria est un homme qui se travestit et se colle un «con» en plastique... Ainsi de suite, à l’infini. Le jeu change et se renverse. Poésie d’un baroque pédérastique qui rappelle Ge- net : « Ses phrases ressemblaient aux boyaux tirés du ventre d’un poisson par la griffe d’un chat.» Monstrueuse et délicate prise en charge d’une culture populaire faite de livres d’écolier où les poules font « cot, cot », de titres pervers de journaux à sensation («La reine de beauté avait oublié de se raser») et d’inscriptions dans les toilettes : «J’ai un gros nœud pour toi quand tu veux. » X. G. WILLY, COLETTE ET MOI Souvenirs de Sylvain Bonmariage publiés en 1954. Le livre d’un auteur qui n’a pas acquis la notoriété est — presque par définition — amer ; et dans cette mesure sujet à caution. Quel crédit apporter aux récits autobiographiques de Syl¬ vain Bonmariage? En tout cas, il se déclare l’ami fidèle de Willy et l’amou¬ reux dépité de Colette. Dans ce diction¬ naire, l’importance de son témoignage — étant toujours entendu que les témoi¬ gnages peuvent être contestés indéfini¬ ment — tient à ce qu’il est montré quelque chose, avec les noms des pro¬ tagonistes ou partenaires. Voici donc Colette, Polaire, artiste de music-hall alors célèbre, et le jeune homme : « Polaire, comme Colette, était amphibie. Elle procéda à un essai de Colette et, satisfaite de ses services éro¬ tiques, elle constata qu’après les avoir éprouvés, il ne manquait à son bonheur qu’un petit homme [...]. Or [...] dans le joli pavillon de la rue Lord-Byron, qui abritait son sérail masculin, Polaire entretenait sur un grand pied le fils bien balancé d’un prospère épicier de Paris, dont les dix-neuf printemps lui avaient tourné la tête . [...] Polaire, férocement jalouse de ce fauve, ne songea qu’au plaisir qu’elle retirerait de lui, après celui, préparatoire, dispensé par Colette. Elle organisa sa petite orgie, qui se fût terminée dans le ravissement, pour elle tout au moins, si le gamin, lui ayant pris et rendu sa volupté, et qu’elle croyait hors de combat, ne se fût avisé d’infli¬ ger à Colette un traitement identique. » D’où, selon Bonmariage, crêpage de chignons et pis, puis rabibochage. Voilà qui paraît conforme aux mœurs du Tout-Paris, et celui qui décrit cette scène vraisemblable méritera d’être consulté par les historiens désireux de démêler quelque «réalité» chez les mémorialistes qui se contredisent mais se complètent. M. B. ZOLOÉ ET SES DEUX ACOLYTES ou quelques décodes de lo vie de trois jolies femmes. Histoire véritable du siècle dernier. Histoire longtemps attribuée à Dona¬ tien-Alphonse-François, marquis de Sade (1740-1818). Publiée en 1800. Ce pamphlet contre Joséphine de Beauhar- nais aurait été conçu par Sade comme un avertissement amical, destiné à ouvrir les yeux de Bonaparte sur l’er¬ reur qu’il commettait en épousant cette femme «légère» et «méprisable»; conjectures à rejeter catégoriquement.
Zoloé et ses deux acolytes / 497 C’est un roman à clef, dans lequel les contemporains pouvaient facilement reconnaître en d’Orsec : Bonaparte (ana¬ gramme de Corse); en Fessinot: Tal- lien ; en Sabar : Barras ; en Laurela : Mme Tallien (nommée par le peuple qui la détestait : Notre-Dame de Ther¬ midor) et en Volsange : la Visconti, ces dernières étant les deux acolytes de Zoloé, évidemment Joséphine. Il ne semble pas que Zoloé ait soulevé beau¬ coup de scandale. L’édition fut sans doute saisie avant que les libraires aient eu le temps de la diffuser. Les exem¬ plaires de 1800 sont rarissimes. Quoi qu’il en soit, cet ouvrage n’est pas de Sade. L’auteur inconnu y raconte la «fa¬ meuse débauche » des trois femmes qui ne songent qu’aux plaisirs. Lasses de leurs «adorateurs à la violette», elles décident de les envoyer « au diable » et tirent au sort trois hommes qu’elles se destinent pour la nuit. Qu’importe si le mari de l’une d’elles échoit en par¬ tage à une autre puisque les partenaires sont masqués, et, bien vite, « des mains actives palpaient, chiffonnaient, pol¬ luaient». Fort expertes, ces dames firent défiler tout le « répertoire de lascivités » qu’elles connaissaient, et «nageaient dans des torrents de volupté». Après chaque « sacrifice » consommé et réussi, se faisait entendre un hymne de triomphe. Plus tard, sans doute pour qu’elle apparaisse vertueuse par com¬ paraison, on nous montre Gelna, entraî¬ née dans les bois par un « vil corrupteur de l’innocence». D’ailleurs l’auteur, qui se fait le défenseur de la morale, prétend être offusqué par les coquette¬ ries et les provocations des trois amies : «Nous parlons en historien. Ce n’est pas notre faute si nos tableaux sont chargés des couleurs de l’immoralité, de la perfidie, de l’intrigue. » X. G.
TABLE DE RENVOIS Cette table est destinée à guider le lecteur, dans les cas suivants : 1° Une œuvre a fait l’objet, à l’époque où elle est apparue, de plusieurs éditions ou de contrefaçons (ou encore a été réimprimée ultérieurement) sous des titres dif¬ férents. Cette œuvre est classée à son titre original ou à celui que l’usage a imposé. Les titres « synonymes » sont répertoriés ci-dessous. 2° Pour la commodité de l’analyse, un article regroupe plusieurs œuvres du même auteur ou du même genre. Ou encore, un texte est connu indépendamment du recueil dont il fait partie. Le lecteur trouvera ici tous les renvois nécessaires. A Académie des dames (L’) ou les Sept Entretiens galants d’Aloisia : voir Aloi- siae Sigœae... Ah ! quel conte ! : voir Sopha /Le). Ainsi soit-il : voir Si le grain ne meurt. À P ombre des jeunes filles en fleurs : voir À la recherche du temps perdu. Alosie ou les Amours de Madame M.T.P. : voir Lupanie. Amours des dames illustres de nostre siècle : voir Histoire amoureuse des Gaules. Amours libertines d’un grand seigneur de ce siècle (Les) : voir Mylord. Anandria : voir Secte des Anandrynes (La). Anecdotes galantes : voir Paris sous Louis XV. Anecdotes piquantes : voir Mémoires secrets de Bachaumont. Anti-vierge (L’) : voir Emmanuelle. Après vêpres : voir Madame Isabelle. Arden : voir Œuvres poétiques de Gilbert Lely. Arretin (L’) : voir Arétin moderne IL'I Art de varier les plaisirs en amour (L’) : voir Hic et Hec. Aventures du parc d’Alençon (Les) : voir Rut [Le] ou la Pudeur éteinte. Aventures galantes de Jérôme, frère capucin : voir Capucinade (La). Aveu (L’) : voir Je... Ils. B Balivemeries ou Contes nouveaux d’Eu- trapel : voir Contes et discours d'Eutrapel. Belle Allemande (La) ou les Galanteries de Thérèse : voir Telle mère telle fille. Belle Alsacienne (La) : voir Telle mère telle fille. Belle sans chemise (La) : voir Eve ressus¬ citée. Bigarrures de l’esprit humain (Les) : voir Compère Mathieu. Bijou de société (Le) : voir Légende joyeuse (La/. Blason du nombril : voir Nouvelles Récréa¬ tions et joyeux devis (Les). Boîte alerte (La) : voir Marée (Laj. Boîte en valise (La) : voir Boîte verte (La). Bordel (Le) ou le Jean-Foutre puni : voir Recueil de comédies et de quelques chansons gaillardes. Bordel de Mlle de Sçay : voir Rut [Le) ou la Pudeur éteinte. Bretteur (Le) : voir Rut (Le) ou la Pudeur éteinte. c Cabinet de Lampsaque (Le) : voir Légende joyeuse (La). Calixte ou le Château des soufflets : voir Un prêtre marié.
500 / Table de renvois Caractères : voir Journal de Stendhal. Cérémonie pour un Noir assassiné : voir Théâtre panique. Chansons secrètes de Bilitis (Les) : voir Chansons de Bilitis (Les). Chapitre général des Cordeliers (Le) : voir Œuvres badines de Piron. Château des pauvres (Le) : voir Corps mémorable. Château-lyre (Le) : voir Œuvres poétiques de Gilbert Lely. Chrysis ou la Cérémonie matinale : voir Aphrodite. Clé d’or (La) : voir Manuel secret des confesseurs. Combat du vit et du con (Le) : voir Escole des filles (LJ. Complainte sur le succès de l’histoire dont il est question : voir Parfact mac- quereau suivant la cour (Le). Concert dans un œuf : voir Théâtre panique. Condamné à mort (Le) : voir Chant secret. Confessions de Mlle Sapho : voir Secte des Anandrynes (La). Confession générale du chevalier de Wil- fort : voir Leçons de la volupté (Les). Corneille de Mlle de Sçay (La) : voir Rut (Le) ou la Pudeur éteinte. Cortège priapique : voir Poésies libres. Côté de Guermantes (Le) : voir A la recherche du temps perdu. Couronnement (Le) : voir Théâtre panique. Cris : voir Rapaces. Cymbalum mundi : voir Nouvelles Récréa¬ tions et joyeux devis (Les). D Déchirures : voir Rapaces. Dernier Jour d’un condamné : voir Théâtre érotique de la rue de la Santé. Description de l’isle des hermaphrodites nouvellement découverte : voir Herma¬ phrodites (Les). Des secrets de l’amour et de Vénus : voir Aloisiae Sigœae... Dialogue entre le fouteur et Perrette : voir Escole des filles (LJ. Dialogues de Luisa Sigea : voir Aloisiae Sigœae... Dortoirs de Lacédémone (Les) : voir Sou¬ pers de Daphné (Les). Du côté de chez Swann : voir À la recherche du temps perdu. Du voyage de Lyon à Notre-Dame de l’Isle : voir Nouvelles Récréations et joyeux devis (Les). E Enfer de Joseph Prudhomme : voir Deux Gougnottes (Les), Grisette et l'Etudiant (La) et Théâtre érotique de la rue de la Santé. Entretiens voluptueux de Juliette et de Nathalie, putains italiennes : voir Lé¬ gende joyeuse (La). Épaves de Charles Baudelaire (Les) : voir Fleurs du mal (Les). Épices de Vénus (Les) : voir Arétin fran¬ çais (LJ. Épouse infidèle (L’) : voir Œuvres poé¬ tiques de Gilbert Lely. Érotologie mathématique et infinitési¬ male : voir Je vous apprendrai l'amour. Esclavage (L’) : voir Aphrodite. Esclaves blanches : voir Tour du monde d'un flagellant (Le). Essai sur les mœurs : voir Dictionnaire phi¬ losophique. Et nunc manet in te : voir Si le grain ne meijct. Étymologie de l’aze-te-foute : voir Œuvres badines de Piron. Exercices de dévotion de M. Henri Roch avec Mme la duchesse de Condor : voir Contes de Voisenon. F-G Fanchette, danseuse de l’Opéra : voir Mar¬ got la ravaudeuse. Fêtes barbares : voir Tour du monde d'un flagellant (Le). Fiancé inquiétant (Le) : voir Œuvres poé¬ tiques de Gilbert Lely. Filon réduit à mettre cinq contre un : voir Rut (Le) ou la Pudeur éteinte. Folie Tristan (La) : voir Œuvres poétiques de Gilbert Lely. France galante (La) ou Histoire amou¬ reuse de la cour de Louis XIV : voir Histoire amoureuse des Gaules. Fugitive (La) : voir A la recherche du temps perdu.
Table de renvois / 501 Gaietés de Béranger (Les) : voir Chansons érotiques de Béranger. Galanteries poétiques : voir Poésies liber¬ tines de Théophile Gautier. Grand Cérémonial (Le) : voir Théâtre panique. Gringalette : voir Femmes châtiées. Grisette et l’étudiant (La) : voir aussi Théâtre érotique de la rue de la Santé. H-l-J Haine de la poésie (La) : voir Impossible n Hécate : voir Aventure de Catherine Cra¬ chat. Histoire amoureuse de ce temps : voir Lupanie. Histoire de Juliette sa sœur ou les Prospé¬ rités du vice : voir Nouvelle Justine (la). Histoire de la Duchapt: voir Sainte- Nitouche. Histoire de rats : voir Impossible (L'j. Histoire des flagellants : voir Historia Fla- gellantium. Histoire du roi Gonzalve et des douze princesses : voir Manuel de civilité pour les petites filles. Histoire nouvelle de Margot des Pelotons ou la Galanterie naturelle : voir Enfante¬ ment de Jupiter (LJ. Histoires sanglantes : voir Scène capitale M Hombres : voir Femmes. Hommes de Prométhée (Les): voir Psa- phion ou la Courtisane de Smyrne. Irène : voir Con d'Irène /Le). Jeunesse du chevalier de Mononville (La) : voir Leçons de volupté /Les). Jeux de l’amour et du bazar (Les) : voir Théâtre érotique de la rue de la Santé. Johannis Meursii : voir Aloisiae Sigœae... Journal de Gide : voir Si le grain ne meurt. Julie ou la Rose : voir Poésies libres. L Léandre Nanette ou le Double Qui-pro- quo : voir Recueil de comédies et de quelques chansons gaillardes. Leçon d’homme (La) : voir Emmanuelle. Le temps déborde : voir Corps mémo¬ rable. Lettres de la duchesse de *** au duc de *** : voir Lettres de la marquise de M* * * au comte de R***. Lettres de la religieuse portugaise : voir Lettres portugaises. Lettres originales de Mirabeau écrites du donjon de Vincennes pendant les années 1777, 1778, 1779 et 1780 : voir Lettres à Sophie. Libertin de qualité (Le) : voir Ma conver¬ sion. Luxurieux (Le) : voir Recueil de comédies et de quelques chansons gaillardes. Ni Mademoiselle Jauffre : voir Demi-vierges lLesI. Marche funèbre (La) : voir Chant secret. Mariée mise à nu par ses célibataires, même (La) : voir Boîte verte (La/. Marthe Le Hayer ou Mlle de Sçay : voir Rut {Le} ou la Pudeur éteinte. Matinées du Palais-Royal (Les) : voir Amours secrètes de Mlle Julie B * * * (Les/. Mémoires/du prince de Ligne : voir Mé¬ langes militaires, littéraires et sentimen- taires. Mémoires de Saturnin : voir Histoire de dom B*** portier des chartreux. Mémoires d’un jeune Don Juan (Les) : voir Exploits d'un jeune Don Juan. Mémoires sur la cour de Louis XIV et de la Régence : voir Amours de Louis le Grand et de mademoiselle Du Tron. Memoirs of Dolly Morton : voir Tour du monde d'un flagellant {Le). Mes espiègleries ou les Campagnes de l’abbé T***: voir Lauriers ecclésias¬ tiques {Les). Meursius français (Le) ou l’Académie des dames : voir Aloisiae Sigœae... Mille et une Nuits d’un flagellant (Les) voir : Tour du monde d'un flagellant {Le). Mille et un Souvenirs (Les) ou les Veillées conjugales : voir Poète {Le). Milord l’Arsouillé : voir Mylord. Miss Mary : voir Concubines de la direc¬ trice [Les).
502 / Table de renvois Monrose ou le Libertin par fatalité : voir Félicio ou Mes fredaines. Mur (Le) : voir Intimité. Musée secret (Le) : voir Poésies libertines de Théophile Gautier. Muse folastre (La) : voir Œuvres saty- riques du sieur de Sigogne. Muses gaillardes (Les) : voir Œuvres saty- riques du sieur de Sigogne. N-O Nourritures terrestres (Les) : voir Si le grain ne meurt. Nouveau Parnasse : voir Parnasse saty- rique du XIXe siècle (le). Nouvelle Académie des dames (La) : voir Histoire de mademoiselle Brion. Nouvelle Messaline (La) : voir Recueil de comédies et de quelques chansons gaillardes. Nuit merveilleuse (La) ou le Nec plus ultra : voir Point de lendemain. Ode à Priape : voir Œuvres badines de Piron. Œuvres complètes de Sally Mara: voir Journal intime et On est toujours trop bon avec les femmes. Œuvres de la marquise de Palmarèze : voir Folies de la jeunesse de sir S. Peters Talassa-Aithéï. Œuvres satyriques de Pierre Comeille- Blessebois : voir Rut [Le] ou la Pudeur éteinte. Ombre de mon amour : voir Poèmes à Lou. Oncle Charles s’est enfermé : voir Lettre à mon juge. P-Q Passe-temps royal ou les Amours de mademoiselle de Fontanges : voir His¬ toire amoureuse des Gaules. Paulégraphie ou Description des beau¬ tés d’une dame tholosaine nommée la Belle Paule : voir De la beauté ou Ce qui est beau et bon. Petite Bourgeoise (La) : voir Œuvres saty¬ riques du sieur de Sigogne. Petite Marquise de Sade (La) : voir Maso¬ chisme en Amérique /Le). Phénix (Le) : voir Corps mémorable. Philosophie des dames (La) : voir Escole des filles /L'j. Plaisirs rhénans (Les) : voir Europe galante n Poésies de Théophile Gautier qui ne figu¬ reront pas dans ses œuvres complètes : voir Poésies libertines. Point cardinal (Le) : voir Aurora. Prisonnière (La) : voir A la recherche du temps perdu. Progrès du libertinage (Les) : voir Lucette. Propos rustiques de maître Léon Ladulfi : voir Contes et discours d'Eutrapel. Psyché : voir Dieu des corps (Le/. Quand le navire : voir Dieu des corps (Le). R Réformation des filles de ce temps (La) : voir Chasse des dames d'amour (La). Religieuse en chemise (La) : voir Venus dans le cloître. Repaire souterrain (Le) : voir Tour du monde d'un flagellant (Le). Rêveries du promeneur solitaire (Les) : voir Confessions de J.-J. Rousseau. Révocation de l’édit de Nantes (La) : voir Lois'de l'hospitalité (Les). Roberte ce soir : voir Lois de l'hospitalité (Les). Rosalina : voir lllyrine. Rose publique (La) : voir Corps mémorable. S Saint-Germain ou les Amours de Ma¬ dame D.M.T.P. : voir Lupanie. Scapin maquereau : voir Théâtre érotique de la rue de la Santé. Sept Nuits de Fanny (Les) : voir Mémoires du baron Jacques et Paradis charnels (Les). Secret de miss Sticker (Le) : voir Concu¬ bines de la directrice (Les). Sermon prêché à Gnide : voir Messe de Gnide (La). Siècle de Louis XV (Le) : voir Vie privée de Louis XV. Signe d’argent : voir Théâtre érotique de la rue de la Santé.
Table de renvois / 503 Sodome et Gomorrhe : voir À la recherche du temps perdu. Souffleur (Le) ou le Théâtre de société : voir Lois de l'hospitalité /tes). Sueur de sang : voir Poésie de Jouve. Sultan Misapouf (Le) et la princesse Gri- semine : voir Contes de Voisenon. Symphonie des punaises (La) : voir Théâtre érotique de lo rue de la Santé. T-U Tableau de l’amour vénal : voir Amour vénal IL'). Tanzaï et Néadamé : voir Ecumoire IL'). Tempérament (Le) : voir Recueil de comé¬ dies et de quelques chansons gaillardes. Temps d’Anaïs (Le) : voir Lettre à mon juge. Temps retrouvé (Le) : voir A la recherche du temps perdu. Testament (Le) : voir Jargon (Le) ou Jobelin de Maistre François Villon. Théâtre gaillard : voir Recueil de comédies et de quelques chansons gaillardes. Train (Le) : voir Lettre à mon juge. Traité de chasteté : voir Manuel secret des confesseurs. Traité de mœchialogie : voir Confession et les confesseurs (La) et Manuel secret des confesseurs. Traité des hermaphrodites : voir Des her¬ maphrodites. Trois cents leçons des hommes et des femmes impudiques (Les) : voir Légende joyeuse (La). Un caprice : voir Théâtre érotique de la rue de la Santé. Une fille amoureuse : voir Retour à Roissy. V-Y-Z Vagadu : voir Aventure amoureuse de Catherine Crachat. Valentine ou le V... coupé : voir Vie (La) et l'œuvre de feu l'abbé Bazin. Veillée de Vénus (La) : voir A/lesse de Gnide (La). Verger des amours (Le) : voir Poésies libres. Veuf (Le) : voir Lettre à mon juge. Vieille (La) : voir Lettre à mon juge. Vieille Courtisane de Rome (La) : voir Maquerelle (La). Vie privée libertine et scandaleuse de feu Honoré-Gabriel Riquetti, ci-devant comte de Mirabeau : voir Ma conversion. Vingt ans de la vie d’un jeune homme : voir Vingt ans de la vie d'une jolie femme. Virelay : voir Bordel des muses (Le). Vraye Histoire comique de Francion : voir Histoire comique de Francion. Yeux, le nez et les tétons (Les) : voir Eloge des tétons. Zombi du grand Pérou (Le) ou la Com¬ tesse de cocagne : voir Rut (Le) ou la Pudeur éteinte.
REPERTOIRE DES AUTEURS ET DES ŒUVRES Voici, classée par noms d’auteurs, la liste des œuvres analysées ou citées dans le présent ouvrage. L’œuvre de chaque auteur est présentée par ordre alphabétique de titre. Quand la paternité de l’œuvre ne fait aucun doute, le titre est précédé d’un tiret. Une attribution hypothétique est signalée par un point d’interrogation. Une • signifie que l’attribution est à rejeter catégoriquement. Dans chaque cas, le lecteur est prié de se reporter à la page correspondante où il trouvera tous les commen¬ taires dont il convient de nuancer ces indications sommaires. ŒUVRES ANONYMES Adamite IL'), 6 Amours de Sainfroid, jésuite, et d'Eulalie, fille dévote lies), 25 Amours folastres et récréatives de Filou et de Robinette (Les), 27 Amours galanteries et passe-temps des actrices (Les), 28 Amours secrètes de Mlle Julie B*** (Les), 28 Amours secrètes de M. Moyeux (Les), 29 Apparution de Thérèse philosophe à Saint- Cloud (LJ, 38 Art de plumer la poule sans crier (LJ, 44 Aventures satyriques de Florinde (Les), 50 Cadenas et ceintures de chasteté, 76 Cadran des plaisirs de la cour (Les), 77 Chasse des dames d'amour (La), 97 Chassepot (Le), 97 Complainte de Monsieur le Cul, 101 Confession anonyme (La), 104 Constitution de l'hôtel du Roule (La), 108 Copie d'un bail et ferme foicte par une jeune dame de son con — pour six ans, 120 Correspondance d'Eulalie, 122 Douze journées érotiques de Moyeux (Les), 146 Ecole des maris jaloux (L '), 149 Eléonore, 154 Enfans de Sodome à l'Assemblée nationale, 157 ^ Escole des filles (LJ, 163-- Eve ressuscitée, 166 Grande et véritable prognostication des cons sauvages (La), 192 Histoire de Mademoiselle Brion, 215 Histoire d'une prostituée, 220 Histoire du siège de Cythère, 221 Il faut être deux, 228 Larmes de la reyne et du cardinal Landriguet (Les), 257 Leçons de la volupté (Les), 258 Liste de tous les prêtres, 272 Manuel secret des confesseurs, 293 Mariage de Sophie (Le), 298 Moyen de réussir (Le), 323 Mylord, 326 Ordonnance de Police de MM. les officiers et gouverneurs du Palais-Royal, 358 Parvenu (Le), 371 Petit-fils d'Hercule /Le), 381 Privilèges du cocuage (Les), 401 Procez de Jean-Baptiste Girard, 402 Procez et amples examinations sur la vie de Caresme-Prenant, 402 Puce de Madame Desroches (La), 405 Putanisme d'Amsterdam (Le), 406 Pu tins cloîtrées (Les), 407 Quarante manières de foutre (Les), 407 Quinze marques approuvées pour cognoistre les faux cons d'avec les légitimes, 411 Roman du jour (Le), 425
506 / Répertoire des auteurs et des œuvres Scarron apparu à Madame de Maintenon, 436 Secreffes ruses d'amour (Les), 437 Sermon joyeux d'un dépuceleur de nourrices, 439 Source du gros fessier des nourrices (La), 446 Source et origines des cons sauvages (La), 446 * A Abélard (Pierre) - Lettres d'Abélard à Héloïse, 263 Adam (Paul) - Chair molle, 89 Adamov (Arthur) - Aveu (L'), 241 -Je... ils, 241 Aeply (Janine) - Une fille à marier, 473 Aiguillon (Armand, duc d’) - Recueil de pièces choisies, 415 Albert-Birot (Pierre) - Grabinoulor, 192 Alcoforado (Mariana) • Lettres portugaises, 267 Alcrippe (Philippe d’) - Nouvelle Fabrique des excellents traits de vérité, 337 Alera (Don Brennus) - Esclaves blanches, 467 - Fêtes barbares, 467 - Mille et Une Nuits d'un flagellant, 467 - Repaire souterrain (Le), 467 - Tour du monde d'un flagellant (Le), 467 Allen (Suzanne) - Lieu commun (Le), 271 Alype (Léger) : voir Pia (Pascal) Angélique (Pierre) : voir Bataille (Georges) Angot (J.-M.) - Parnasse érotique du XVe siècle, 367 Anquetil (Georges) - Satan conduit Te bal, 487 Apollinaire (Guillaume) • Cortège priapique, 392 - Enfer de la Bibliothèque nationale (L'), 47, 81 - Exploits d'un jeune don Juan (Les), 167 - Fin de Babylone (La), 179 • Julie ou la Rose, 392 - Onze Mille Verges (Les), 355 Taureau bannal de Paris (Le), 457 Traité de mariage, 468 Vénus en rut, 485 Vie et l'œuvre (La) de feu l'abbé Bazin, 492 Vingt ans de la vie d'une jolie femme, 493 - Parnasse safyrique du XVIIIe siècle (Le), 369 - Poèmes à Lou, 338 • Poésies libres, 392 - Rome des Borgia (La), 425 • Verger des amours (Le), 392 Aquin de Chateau Lyon (Pierre-Louis) - Contes mis en vers par un petit cousin de Rabelais, 117 Aragon (Louis) ? Con d'Irène (Le), 103 Archambault (Louis) : voir Dorvigny Arrabal (Fernando) - Cérémonie pour un Noir assassiné, 463 - Concert dans un œuf, 463 - Couronnement (Le), 462 - Grand Cérémonial (Le), 463 - Théâtre panique, 462 Arsan (Emmanuelle) - Anti-vierge (LJ, 155 - Emmanuelle, 155 - Épître à Paul VI, 160 - Leçon d'homme J La), 155 - Nouvelles de l'Erosphère, 342 Arsant (Madeleine) ? Plaisir et la volupté (Le), 386 Artaud (Antonin) - Artaud le Mômo, 43 - Héliogabale, 199 Auch (lord) : voir Bataille (Georges) Augérias (François) : voir Chaamba (Abdallah) Aveline (Claude) ? Tout bonheur que la main..., 468 Aymé (Marcel) - Jument verte (La), 252 B Bachaumont (Louis-Petit de) - Mémoires secrets, 309 Balzac (Honoré de) - Fille aux yeux d'or (La), 177
Répertoire des auteurs et des œuvres / 507 - Physiologie du mariage, 383 Bar *** (chevalier de) : voir Mirabeau (vicomte de) Baraton - Poésies diverses, 390 Barbey d’Aurevilly (Jules-Amédée) - Ce qui ne meurt pas, 87 - Diabolique (Les), 1 36 - Un prêtre marié, 478 - Une vieille maîtresse, 476 Barin (abbé) : voir Du Prat (abbé) Baroche (Ernest) ? École des biches IL'), 149 Barret (Paul) - Grelot et les Etc., etc. etc. (Le), 194 - Mademoiselle Javotte, 287 Bartier (Pierre) - Aventures de Jodelle (Les), 52 Bataille (Charles) - Symphonie des punaises (La), 462 Bataille (Georges) - Abbé C., (L'j, 3 - Alleluiah IL'), 1 3 - Anus solaire IL'), 35 - Bleu du ciel (Le), 67 - Histoire de l'œil, 213 - Impossible (U), 232 - Madame Edwarda, 284 - Ma mère, 290 - Mort (Le), 319 - Petit (Le), 377 Baudelaire (Charles) • À une courtisane, 46 - Fleurs du mal (Les), 181 Baudoin (Jean) : voir Louise-Marguerite de Lorraine Bayle (Pierre) - Sur les obscénités, 452 Béalu (Marcel) - Passage de la bête, 372 Beaulieu (Eustorg de) - Blasons et contreblasons du corps masculin et féminin (Les), 64 Beckford de Fonthill (William) - Vathek, 482 Belen - Réservoir des sens (Le), 420 Bellmer (Hans) - Petite Anatomie de l'inconscient physique, 378 - Poupée (La), 397 Belot (Adolphe) ? Art de payer sa couturière (L'), 450 ? Canonisation de Jeanne d'Arc fLa), 450 ? Chandelle de Sixte-Quint (La), 450 ? Éducation d'une demi-vierge, 450 ? Heures galantes modernes (Les), 450 ? Luxure en ménage (La), 450 ? Maison à plaisirs (La), 450 ? Péchés de Minette (Les), 450 ? Sélect-Luxure, 450 - Stations de l'amour (Les), 449 ? Toute la lyre, 450 Béranger (Pierre-Jean de) - Chansons érotiques, 92 Berg (Jean de) - Image (L'), 229 Bernard (Michel) - Aube ou la Vertu, 44 - Courtisanes (Les), 123 - Négresse muette (La), 332 - Nue (La), 344 Bernis (cardinal de) - Mémoires, 301 ? Nocrion, 334 Béroalde de Verville (François-Vatable) - Moyen de parvenir (Le), 322 Bertaud (Jean) - Temple d'Apollon (Le), 458 Berthelot (Pierre) - Cabinet satyrique (Le), 75 - Parnasse satyrique du sieur Théophile (Le), 368 - Satyres et follastreries (Autres), 435 Bettencourt : voir Sadinet Beverland • État de l'homme dans le péché originel (L'), 165 Beyle (Henri) : voir Stendhal Blackeyes (Sadie) : voir Mac Orlan (Pierre) / Blessebois (Alexis-Pierre-Comeille) Y - Aventures du parc d'Alençon, 426 - Corneille de Mlle de Sçay (La), 428 - Filon réduit à mettre cinq contre un, 431 • Lupanie, 278 - Marthe Le Hayer ou Mlle de Sçay, 428 ? Priape, 399 - Rut (Le) ou la Pudeur éteinte, 426 - Zombi du grand Pérou (Le), 426 Blondeau (Nicolas) - Dictionnaire érotique latin-français, 1 37 Bochetel V - Blasons et contreblasons du corps masculin et féminin (Les), 64 Boileau (abbé Jacques) - Historia Flagellantium, 221
508 / Répertoire des auteurs et des œuvres Bonmariage (Sylvain) - Willy, Colette et moi, 496 Bonnetain (Charles) - Chariot s'amuse, 96 Bontemps - Amours de Louis le Grand et de mademoiselle Du Tron, 22 Borde (Charles) ? Parapilla, 363 Borel (Pétrus) - Champaverf, contes immoraux, 90 • Madame Isabelle, 285 - Madame Putiphar, 285 Bouchery (Émile) : voir Froulay (abbé) Bourdel (Louis) - Lit amoureux (Le), 273 Bourgeade (Pierre) - Immortelles (Les), 231 - New York party, 333 Boussinot (Roger) : voir Mijéma (Roger) Bovie (Félix) - Parnasse satyrique du XIXe siècle, 369 Boyer d’Argens (Jean-Baptiste de) ? Thérèse philosophe, 464 Brantôme (seigneur de) - Vie des dames galantes, 488 Bret (Antoine) ? Telle mère, telle fille, 457 Bretin (abbé Claude) ? Contes en vers, 114 Breton (André) - Immaculée Conception IL'), 230 Bridard de La Garde (Philippe) - Annales amusantes (Les), 33 Burguet (Franz-André) : voir Effiat (Fabrice) Bussy-Rabutin (comte de) • Amours des dames illustres de nostre siècle, 208 • France galante (La), 208 - Histoire amoureuse des Gaules, 205 • Passe-temps royal (Le), 208 c Cabaner (Ernest) - Album zutique (U), 10 Cailler (Raoul) - Temple d'Apollon (Le), 458 Cantel (Henri) - Amours et priapées, 27 Carco (Francis) - Amour vénal (L'j, 30 - Rien qu'une femme, 423 Carrouges (Michel) - Machines célibataires (Les), 281 Casanova di Seingalt (Giacomo Girolamo) - Histoire de ma vie, 216 Caylus (comte de) ? Bordel (Le), 415 ? Histoire de mademoiselle Cronel, dite Frétillon, 216 - Histoire de M. Guillaume, cocher, 218 ? Histoire d'une comédienne qui a quitté le spectacle, 219 ? Nocrion, 334 ? Voluptueux hors de combat (Le), 495 Cendrars (Biaise) - Emmène-moi au bout du monde, 156 Chaamba (Abdallah) - Apprenti sorcier (L'j, 39 - Vieillard et l'enfant (Lej, 492 Chabrillan (comtesse de) : voir Mogador (Céleste) Chambley (sire de) : voir Haraucourt (Edmond) Champsaur (Félicien) - Dinah Samuel, 143 Chavigny ? Vénus dans le cloître, 483 Choiseul-Meuse (comtesse de) - Amélie de Saint-Far, 18 - Entre chien et loup, 159 - Julie ou J'ai sauvé ma rose, 251 Choisy (abbé de) - Mémoires de l'abbé de Choisy habillé en femme, 302 Choisy (Maryse) - Un mois chez les filles, 478 Cholières (Nicolas de) - Guerre des masles contre les femelles, 195 Chorier (Nicolas) - Aloisio Sigœae..., 14 Claudinet - Vits imaginaires, 493 Clément - Relation du voyage de Brême, 417 Cocteau (Jean) - Livre blanc (Le), 273 Cœur-Brûlant : voir Mannoury d’Ectot (marquise de). Colette (Sidonie-Gabrielle) - Ces plaisirs..., 89 Copenhague à
Répertoire des auteurs et des œuvres / 509 Collé (Charles) - Chansons qui n ont pu être imprimées..., 93 Colletet (Guillaume) - Parnasse satyrique du sieur Théophile ILe), 368 Conti (princesse douairière de) ? Recueil de pièces choisies, 415 Corneille (Pierre) - Occasion perdue recouverte IL'), 349 COURTILZ DE SANDRAS ? Amours des dames illustres de nostre siècle, 208 ? France galante /La), 208 ? Passe-temps royal (Le), 208 Cramail (comte de) ? Infortune des filles de pie, 233 Crébillon fils - Ah ! Quel conte I, 445 • Amours de Zeokinizul (Les), 25 - Ecumoire IL'), 150 - Egarements du cœur et de l'esprit (Les), 153 - Hasard au coin du feu (Le), 197 - Lettres de la duchesse de *** au comte de ***, 264 - Lettres de la marquise de A4*** au comte de R***, 264 - Nuit et le moment [La), 345 - Sopha (Le), 445 - Sylphe /Le), 453 ? Tableau des moeurs du temps, 455 Crevel (René) - Pieds dans le plat (Les), 3 86 Cros (Charles, Henri et Antoine) - Album zutique (L'), 10 CUISIN (P.) - Galanterie sous la sauvegarde des lois (La/, 188 D Dali (Salvador) - Femme visible {La), 176 Dalize (René) ? Fin de Babylone (Laj, 179 D ARLES (J. N.) - Blasons et contreblasons du corps masculin et féminin (Les), 64 Daudet (Léon) - Entremetteuse IL'I, 160 Deharme (Lise) - Oh! Violette!, 354 Dekobra (Maurice) - Madone des sleepings (Laj, 287 - Strophes libertines au chevalier Naja (Les/, 450 Dellfos - Cerise, 88 Delmas (Augustin) - Amour apostat (L'I, 19 Delteil (Joseph) - Choléra, 99 Del vau (Alfred) - Dictionnaire érotique moderne, 138 Denon (Dominique-Vivant, baron) - Point de lendemain, 394 Desbiefs (Louis) Vv - Passe-temps des mousquetaires (Lej, 372 Desforges w - Mille et Un Souvenirs (Les), 393 - Poète (LeI, 393 Desjardins (professeur) : voir E.D Des Ligneris (Françoise) - Fort Frédérick, 184 Desmoulins : voir E.D Desnos (Robert) - Liberté ou l'amour (La), 270 Des Orbes (Claude) - Emilienne, 155 Des Périers (Bonaventure) - Blason du nombril, 342 - Cymbalum mundi, 342 - Du voyage de Lyon à Notre-Dame de l'isle, 342 - Nouvelles Récréations et joyeux devis /Les), 342 Desprez (Louis) - Autour d'un clocher, 48 Devil (Nicolas) - Saga de Xqm, 434 Diderot (Denis) - Bijoux indiscrets /Les/, 63 - Jacques le fataliste et son maître, 237 - Religieuse /Laj, 417 ? Thérèse philosophe, 464 Dillon - Bordels de Paris /Les), 72 Discret N... (frère P. J.) : voir Nougaret (Pierre) Doppet (docteur) - Aphrodisiaque externe IL'), 35 Dorât (Claude-Joseph) ? Egarements de Julie (Les), 152 Doris (Charles) - Amours secrètes de Napoléon Bona¬ parte /Les), 29
510 / Répertoire des auteurs et des œuvres Dorvigny - Ma tante Geneviève, 299 Droz (Gustave) ? Un été à la campagne, 476 Du Bellay (Joachim) - Antérotique de la vieille et de la jeune amie (L'j, 33 - Maquerelle (La), 294 Duboys (Jean-Charles) - Signe d'argent, 461 Dubut de Laforest (Jean-Louis) - Gaga (Le), 1 87 Du Camp (Maxime) - Valentine, 481 Duchamp (Marcel) - Boîte en valise (La), 67 - Boîte verte (La), 67 - Mariée mise à nu par ses célibataires, même (La), 67 Duclos (Charles Pinot) - Acajou et Zirphile, 5 - Confessions du comte de *** (Les), 107 - Histoire de Mme de Luz, 215 - Mémoires, 304 Du Commun : voir Véron (Jean-Pierre- Nicolas) Dulaure (Jacques-Antoine) - Des divinités génératrices, 132 Du Laurens (abbé Henri-Joseph) - Aretin moderne (L'j, 42 - Balai (Le), 57 - Chandelle d'Arras (La), 90 - Compère Mathieu, 100 - Imirce, 229 - Je suis pucelle, 241 Dumarchey (Pierre) : voir Mac Orlan Dumas père (Alexandre) • Roman de Violette (Le), 425 Du Perron (cardinal) • Hermaphrodites (Les), 201 - Temple d'Apollon (Le), 458 Duponchel (Edmond) ? École des oiches (L'j, 149 Dupouy (P. B.) - Madame Dorvigny, 283 Du Prat (abbé) ? Vénus dans le cloître ou la Religieuse en chemise, 483 Duras (Mme de) - Olivier ou le Secret, 42 Duval (Jacques), médecin de Rouen - Des hermaphrodites, 133 Duvernet (abbé Th.-J.) - Dévotions de Madame de Bethzamooth (Les), 134 - Retraite, les tentations et les confessions de Madame la marquise de Montcornillon (La), 421 Duvert (Tony) - Interdit de séjour, 236 - Récidive, 414 - Voyageur (Le), 496 E-F E. D. - Callipyges (Les), 77 - Jupes troussées, 349 ? Lesbia, maîtresse d'école, 259 - Lèvres de velours, 349 - Maison de verre, 349 - Mémoires d'une danseuse russe, 349 - Mes amours avec Victoire, 310 - Odor di Femina, 349 - Odyssée d'un pantalon (L'j, 350 - Souvenirs de Mrs Martinett, 349 Effiat (Fabrice) - Heure du cher corps (LJ, 203 Élizabeth-Charlotte de Bavière, duchesse d’Orléans - Mémoires sur la cour de Louis XIV et de la Régence, 23 Éluard (Paul) - Château des pauvres (Le), 121 - Corps mémorable, 120 - Immaculée Conception (LJ, 230 - Le temps déborde, 121 - Phénix (Le), 1 21 - Rose publique (La), 121 Érotin (L’) - Petites Effrontées (Les), 380 Esternod (Claude d’) - Complainte sur le succès de l'histoire dont il est question, 364 - Espadon satyrique (LJ, 164 - Parfact macquereau suivant la cour (Le), 364 Étiemble (René) - Blason d'un corps, 64 - Enfant de choeur (LJ, 158 F. .. (Miss Claiy) - Petites Alliées, 380 Fail (Noël du) - Balivernes ou Contes nouveaux d'Eutrapel, 115 - Contes et discours d'Eutrapel, 115 - Propos rustiques de Maître Ladulfi, 115
Répertoire des auteurs et des œuvres / 511 Fagus (Félicien) - Testament de sa vie première, 459 Faucherand de Montgaillard - Gaillardises, 187 Féline (Père) - Catéchisme des gens mariés, 82 Fèvre (Henry) - Autour d'un clocher, 48 Feydeau (Ernest) \/ ^ - Fanny, 169 ? Souvenirs d'une cocodette, 449 Flaubert (Gustave) - Madame Bovary, 282 Fleuret (Fernand) - Archidiable Belphégor, 47 - Au temps du bien-aimé, 47 - Carquois du sieur Louvigné du Dézert rouennois (Le), 81 - Enfer de la Bibliothèque nationale {L'j, 47 - Epîtres plaisantes, 47 - Histoire de la bienheureuse Raton fille de joie, 212 - Ripopée du sieur Ignotus (La), 424 Forest (Jean-Claude) - Barbarella, 60 Fougeret de Montbron • Canapé couleur de feu (Lej, 78 - Margot la ravaudeuse, 296 Fourier (Charles) - Nouveau Monde amoureux (Le), 336 Fourré (Maurice) - Nuit de Rose-Hôtel (Laj, 344 France (Anatole) - Révolte des anges lia), 422 Frick (Louis de Gonzague) - Calamiste Alizé fie), 77 Fromaget (Nicolas) - Cousin de Mahomet fiel, 123 Froulay (abbé) - Après vêpres, 285 G Gallais (Alphonse) : voir Lagail (dr A.S.) Gauclère (Yassu) - Clé (Lai, 100 - Orange bleue IL'), 357 Gautier (Théophile) - Lettres à la Présidente, 262 - Mademoiselle de Maupin, 286 - Poésies libertines, 351 • Roman de Violette lie), 425 Géache (Effe) - Une nuit d'orgie à Saint-Pierre de la Martinique, 474 Genet (Jean) - Balcon (Le), 57 - Bonnes (Les), 68 - Chant secret, 95 - Galère (Laj, 189 - Haute Surveillance, 198 - Journal du voleur (Le), 247 - Miracle de la rose, 312 - Nègre (Les), 58 - Notre-Dame-des-Fleurs, 334 - Paravents (Les/, 58 - Pompes funèbres, 395 - Querelle de Brest, 409 Gengenbach (Ernest) - Judas ou le Vampire surréaliste, 249 Gérôme (abbé) ? Hipparchia, 205 Gervaise de Latouche (Jean-Charles) ? Bordel (Le), 415 ? Histoire de Dom B***, portier des . chartreux, 211 Gide (André) - Ainsi soit-il, 441. - Corydon, 122 - Et nunc manet in te, 441 - Journal, 441 - Nourritures terrestres ILes/, 441 - Saül, 436 - Si le grain ne meurt, 440 Gill (André) - Album zutique IL'), 10 Glans de Cessiat-Vercell : voir Saint- Point (Valentine de) Glatigny (Albert) - Antres malsains, 423 - Joyeusetés galantes et autres du vidame Bonaventure de la Braguette, 249 - Scapin maquereau, 462 - Sultane Rozréa (La), 452 Godard d’Aucour (Claude) - Académie militaire (L') ou les Héros subalternes, 5 ? Mémoires turcs, 310 - Thémidore, 464 Godard de Beauchamp ? Hipparchia, 205 - Histoire du prince Apprius, 220 Goncourt (Edmond de) - Fille Élisa (La), 178
512/ Répertoire des auteurs et des œuvres Gourmont (Remy de) - Oraisons mauvaises (Les), 356 - Physique de l'amour, 385 - Proses moroses, 403 Grandval fils - Comtesse d'Olonne (La), 102 - Léandre Nanette, 415 . - Nouvelle Messaline (La), 415 - Tempérament (Le), 415 Grécourt - Légende joyeuse (La), 259 - Œuvres badines, 350 Griffet de La Baume (Gilbert) ? Messe de Gnide (La), 311 Guémadeuc (Baudoin de) ? Espion dévalisé (V), 165 Guérin (Raymond) - Apprenti (Lj, 38 Guersant (Marcel) - Jean-Paul, 240 Guiart de Servigné (Jean-Baptiste) ? Histoire d'une comédienne qui a quitté le spectacle, 219 - Sonnettes (Les), 444 Guilleragues (comte de) : voir Alcolorado (Mariana) Guyotat (Pierre) - Eden, éden, éden, 151 - Tombeau pour cinq cent mille soldats, 466 H-l-J-K Hamilton (Anthony) - Contes, 109 - Mémoires du chevalier de Grammont, 308 Hannon (Théodore) - Rimes de joie, 423 Haraucourt (Edmond) - Légende des sexes (La), 259 Heine (Maurice) - Confessions et observations psycho¬ sexuelles, 108 Héloïse : voir Abélard Henkey ? École des biches (L'j, 149 Huerne de Lamothe - Enfantement de Jupiter (L'j, 158 Huysmans (Joris-Karl) - À rebours, 40 - Là-bas, 255 H Y - Lettres d'un Provençal à son épouse, 265 Ibels (André) - Bourgeoise pervertie (La), 73 Isou (Isidore) - Érotologie mathématique et infinitésimale, 243 - Isou ou la Mécanique des femmes, 243 - Je vous apprendrai l'amour, 242 Jacobus X (docteur) - Amour aux colonies (L'j, 20 Jacquemart ? Contes et poésies du cfitoyen] Collier, 1 16 Janot (Louis) : voir Renaud (Jean-Louis) Jarry (Alfred) - Dragonne (La), 147 - Messaline, 310 - Surmôle (Le), 453 Jaunet (Pierre) - Parnasse satyrique du XIXe siècle, 369 J.D.B. : voir Baudoin (Jean) Jouffreau de Lazarie (abbé) ? Joujou des demoiselles (Le), 244 Jouhandeau (Marcel) - Chronique d'une passion, 99 - De l'abjection, 130 - Trois Crimes rituels, 470 JouvE.(Pierre Jean) - Aventure de Catherine Crachat, 51 - Hécate, 51 - Histoires sanglantes, 437 - Paulina 1880, 373 - Poésie, 389 - Scène capitale (La), 437 - Vagadu, 52 Jouy (Victor-Joseph-Étienne de) - Galerie des femmes (La), 189 Kessel (Joseph) - Belle de jour, 61 Klossowski (Pierre) - Bain de Diane (Le), 55 - Baphomet (Le), 58 - Lois de l'hospitalité (Les), 275 - Révocation ae ledit de Nantes (La), 275 - Roberte ce soir, 275 - Souffleur (Le), 275 Kock (Paul de) - Pucelle de Belleville (La), 299
Répertoire des auteurs et des œuvres / 513 L Labadie • Aventures de Pomponius (Les}, 53 Labé (Louise) - Débat de folie et d'amour (Le), 127 - Sonnets et Elégies, 443 La Beaumelle (Laurent de) - Amours de Zeokinizul (Les), 25 - Asiatique tolérant (L'), 25 ? Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la Perse, 308 Laclos (Choderlos de) - Liaisons dangereuses (Les), 267 Lacroix (Louis) : voir Renaud (Jean- Louis) La Fizelière (Albert de) - Parnasse satyrique du XIXe siècle, 369 La Fontaine (Jean de) - Amours de Psyché et de Cupidon (Les), 23 - Contes et nouvelles en vers, 116 Lagail (dr A. S.) - Jouissance, 244 - Mémoires du baron Jacques, 307 - Paradis charnels (Les), 361 - Sept Nuits de Fanny (Les), 244, 307 La Hueterje (Charles de) - Blasons et contreblasons du corps masculin et féminin (Les), 64 La Marre (abbé de) ? Quarts d'Heures d'un joyeux solitaire (Les), 407 La Mettrie (Julien-Jean de) - Art de jouir (LJ, 44 La Monnoye (Bertrand de) ? Priape, 399 La Morlière (Charles-Jacques de) - Angola, 32 - Lauriers ecclésiastiques (Les), 258 La Popelinière (Le Riche de) - Daïra, 127 - Histoire de Zairette, 456 • Tableau des moeurs du temps dans les différents âges de la vie, 455 La Roche (Jean de) - Vies et actes triumphans d'une damoiselle nommée Catharine des Bas-Souhaiz, 491 La Sale (Antoine de) ? Cent Nouvelles nouvelles (Les), 83 La Trolière - Bordels de Paris (Les), 72 Latouche (Francis) - Sonnets païens, 444 Lautréamont (comte de) - Chants de Maldoror (Les), 94 Lauzun (duc de) - Mémoires, 305 Léautaud (Paul) - Amour, 19 - Amours, 21 - Journal particulier (Le), 248 - Petit Ami (Le), 378 Leduc (Violette) - Bâtarde (La), 61 - Ravages, 413 - Thérèse et Isabelle, 464 Le Grand (Albert) - Blasons et contreblasons du corps masculin et féminin (Les), 64 Legrand (Jean) - Journal de Jacques, 246 Legrand (Marc-Antoine) - Bordel (Le), 415 - Luxurieux (Le), 415 Leiris (Michel) - Aurora, 46 - Mots sans mémoire, 47 - Point cardinal (Le), 47 Lely (Gilbert) - Arden, 352 - Château-Lyre (Le), 352 - Epouse infidèle (LJ, 352 - Fiancé inquiétant (Le), 352 - Folie Tristan (La), 352 - Œuvres poétiques, 352 Lemercier de Neuville - Jeux de l'amour et du bazar (Les), 462 - Un caprice, 462 Le Nismois - Concubines de la directrice (Les), 103 - Miss Mary, 103 - Monsieur Julie, maîtresse de pension, 316 - Secret de miss Sticker (Le), 103 Le Noble (Eustache) ? Amours d'Anne d'Autriche (Les), 22 Lenoir - Bordels de Paris (Les), 72 Le Pau (Père Fidèle) - Oraison funèbre du Dauphin, 356 Le Petit (Claude) - Bordel des muses (Le), 70 - Heure du berger (LJ, 202 - Paris ridicule (Le), 71 - Virelay, 72 Le Picard (Mathurin) - Foüet des luxurieux et paillards (Le), 185
514 / Répertoire des auteurs et des œuvres Le Picard (Philippe) : voir Alcripe (Philippe d’) Ligne (prince de) - Contes immoraux, 117 - Mélanges militaires, littéraires et sentimentaires, 301 Linguet (M.) : voir Restif de La Bretonne. Lorrain (Jean) - Monsieur de Bougrelon, 314 - Monsieur de Phocas, 315 - Vice errant (Le), 486 Losfeld (Éric) : voir Dellfos Louise-Marguerite de Lorraine - Advantures de la cour de Perse (Les), 7 Louvet de Couvray (Jean-Baptiste) - Amours du chevalier de Faubfas (Les), 26 Louvres (Phyllis) : voir Solier (René de) Louÿs (Pierre) - Aphrodite, 35 - Aventures du roi Pausole (Les), 54 - Chansons de Bilitis (Les), 91 - Chansons secrètes de Bilitis (Les), 92 - Femme (La), 171 - Femme et le pantin (La), 172 - Manuel de civilité pour les petites Filles, 292 - Pybrac, 407 - Trois Filles de leur mère, 470 - Trophée des vulves légendaires (Le), 471 Luiz (docteur) - Fellatores (Les), 171 Luxembourg (Jean de) : voir La Roche M Machault, évêque d’Amiens ? Courrier extraordinaire des fouteurs ecclésiastiques (Le), 123 Mac Orlan (Pierre) - Abécédaire des filles et de l'enfant chéri, 4 - Comtesse au fouet (La), 102 - Jeux du demi-jour (Les), 242 - Lise fessée, 272 - Masochisme en Amérique (Le), 298 - Nègre Léonard et maître Jean Mullin (Le), 331 - Petite Marquise de Sade (La), 298 Malherbe (François de) - Délices satyriques, 131 - Temple d'Apollon (Le), 458 Mallarmé (Stéphane) - Après-midi d'un faune (LJ, 40 - Hérodiate, 202 Mallet [-Joris] (Françoise) - Rempart des béguines (Le), 419 Mannoury d’Ectot (marquise de) - Cousines de la colonelle (Les), 123 - Roman de Violette (Le), 425 Mansour (Joyce) - Bleu des fonds (Le), 66 - Carré blanc, 82 - Cris, 41 3 - Déchirures, 413 - Jules César, 250 - Pointe (La), 394 - Rapaces, 41 3 Mantegna (Antoine) - 7, 438 Manuel (Pierre) V - Police de Paris dévoilée (La), 395 Mara (Sally) - Journal intime, 248 - Œuvres complètes, 248 - On est toujours trop bon avec les femmes, 354 Marais (inspecteur) - Anecdotes galantes, 366 Marconville ou Marcouville (Jean de) - Traité de la bonté et mauvaiseté des femmes, 468 Maréchal (Sylvain) • Almanach des honnêtes femmes, 14 - Coiîfes saugrenus, 120 - Dictionnaire d'amour, 14 Margerit (Robert) - Ambigu, 17 - Mont-Dragon, 319 - Par un été torride, 371 Marguerite de Valois, reine de Navarre - Heptaméron (LJ, 200 Margueritte (Victor) - Garçonne (La), 191 Marot (Clément) - Blasons et contreblasons du corps masculin et féminin (Les), 64 - Fleur de poésie française (La), 180 Marry (Jules) - Exploits de A4. Dupanloup (Les), 167 Masson (Stève) - Lourdes, lentes, 277 Maupassam (Guy de) - A la feuille de rose, maison turque, 8 - Allouma, 13 - Ami Patience (LJ, 19 - Au bord du lit, 45 • Cousines de la colonelle (Les), 123
Répertoire des auteurs et des œuvres / 515 - Femme de Paul {LaJ, 172 - Imprudence, 233 - Maison Tellier {La), 288 - Mouche, 321 - Moyen de Roger {Le), 323 - Une partie de campagne, 475 Maurepas (comte de) - Recueil, 414 Maurice (Martin) - Amour, terre inconnue, 30 Mayeur de Saint-Paul (Jean-François) ? Autrichienne en goguette {L'), 49 ? Odalisque {L'j, 349 Maynard (François) - Cabinet satyrique {Le), 75 - Priapées, 400 - Temple d'Apollon {Le), 458 Mendès (Catulle) - Messe rose {La), 311 - Première maîtresse {La), 398 Menou (René de) - Heures perdues de R.M.D. cavalier françois {Les), 204 Mérard de Saint-Just (Simon-Pierre) - Contes et autres bagatelles en vers, 114 - Folies de la jeunesse de sir S.-Peters Talassa, 184 Mercier (Henri) - Album zutique {L'), 10 Mercier de Compïègne - Calotine {La), 78 - Momus redivivus, 313 - Nouvelles galantes et tragiques, 342 Méricourt (Théroigne de) ? Catéchisme libertin, 82 Mérimée (Prosper) - Lettres érotiques à Stendhal, 266 Meusnier de Querlon ? Histoire de la Duchapt {L'), 434 - Psaphion ou la Courtisane de Smyrne, 404 ? Sainte-Nitouche, 434 - Soupers de Daphné {Les), 445 Meusnier (inspecteur) - Paris sous Louis XV, 366 Mijéma (Roger) - Doigts /Les), 144 Milosz (O. V. de Lubicz-) - Amoureuse initiation {L'), 20 Minut (Gabriel de) - De la beauté, 129 Mirabeau (comte de) ? Chien après les moines {Le), 98 ? Degré des âges du plaisir {Le), 129 - Erotika Biblion, 160 ? Hic et Hec, 204 - Lettres à Sophie, 262 - Ma conversion ou le Libertin de qualité, 282 • Rideau levé {Le) ou l'Education de Laure, 422 Mirabeau (vicomte de) ? Morale des sens {La), 319 Mirbeau (Octave) - Jardin des supplices {Le), 238 - Journal d'une femme de chambre {Lej, 246 Mogador (Céleste) - Mémoires, 305 Momas (Alphonse) : voir Le Nismois Moncrif (François Paradis de) - Recueil de pièces choisies, 415 Monnier (Henry) - Deux Gougnottes {Les), 134 - Grisette et l'étudiant /La), 194 Montesquieu - Temple de Gnide {Le), 459 Montigny (Xavier d’Arles de) ? Thérèse philosophe, 465 Montluc (Adrien de) : voir Cramail (comte de) Morand (Paul) - Europe galante {LJ, 166 - Hécate et ses chiens, 198 Morency (Suzanne de) - Illyrine, 228 - Rosalina, 229 Morion (Pierre) - Anglais décrit dans un château fermé n 31 Morlot ? Custode de la Reyne {La), 1 25 Motin (Pierre) - Cabinet satyrique {Le), 75 - Temple d'Apollon {Le), 458 Moufle d’Angerville ? Cannevas de la Paris {Les), 79 - Mémoires secrets de Bachaumont, 309 - Vie privée de Louis XV, 493 Moulinet (Nicolas) : voir Sorel (Charles) Musset (Alfred de) • Gamiani, 190 N-O Nadar - Symphonie des punaises {La), 462
516 / Répertoire des auteurs et des œuvres Nerciat (Andrea de) - Aphrodites (Les), 36 - Contes nouveaux, 1 19 - Contes polissons, 1 19 - Diable au corps /Lej, 135 - Doctorat impromptu /Le), 144 - Félicia ou Mes fredaines, 169 - Galanteries du jeune chevalier de Faublas /Les/, 1 88 ? Julie philosophe, 252 ? Matinée libertine (Laj, 299 - Mon noviciat, 313 - Monrose ou le Libertin par fatalité, 171 , 188 Noël (Bernard) - Une messe blanche, 474 Nogaret (Félix) - Arétin français IL'), 41 - Epices de Vénus /Les/, 41 Nougaret (Pierre) - Capucinade (Laj, 80 - Lucette ou les Progrès du libertinage, 277 Nouveau (Germain) - Album zutique (L'j, 10 Oncial (Jacques) - Trésor des équivoques (Le), 469 Orlhac (Urbain d’) - Château de Cène (Lej, 98 P-Q Palau (Pierre) - Détraquées (Les), 133 Parny (chevalier de) - Guerre des dieux anciens et modernes (La), 194 - Poésies érotiques, 390 Pauwells (Louis) - Confession impardonnable (La), 105 Pecquet (Antoine) ? Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la Perse, 308 Peelaert (Guy) - Aventures de jodelle (Les), 52 Péladan (Joséphin) - A cœur perdu, 488 - Androgyne (LJ, 488 - Cœur en peine, 488 - Curieuse!, 488 - Décadence latine (La), 487 - Dernier Bourbon (Le), 488 - Femmes honnêtes, 175 - Finis Latinorum, 488 - Gynandre (La), 488 - Initiation sentimentale (LJ, 488 - Istar, 488 - Licorne (La), 488 - Modestie et vanité, 487 - Nimbe noir (Le), 488 - Panthée (Le), 488 - Pereat, 488 - Pérégrine et Pérégrin, 488 - Pomène, 488 - Torche renversée (La), 488 - Typhonia, 488 - Vertu suprême (La), 488 - Vice suprême (Le), 487 - Victoire du mari (La), 488 Pénitent (Marcel) - Multa paucis, 324 Penrose (Valentine) - Erzsébet Bathory, la comtesse sanglante, 162 Perceau (Louis) - Au bord du lit, 45 - Enfer de la Bibliothèque nationale (LJ, 47 - fdistoires raides pour l'instruction des jeunes filles, 221 - Pisseuses (Les), 386 - Priapées (Les), 401 - Redoute des contrepèteries (La), 416 Péret (Benjamin) - Rouilles encagées (Les), 426 Perrault (Charles) - Contes de fées (Les), 112 Perrelet (Olivier) - Petites Filles criminelles (Les), 380 Perrin (J. A. R.) ? Egarements de Julie (Les), 152 Pia (Pascal) - Complément au bouquet d'orties, 101 Picabia (Francis) - Poèmes et dessins de la fille née sans mère, 388 Picard (Gaston) - Voluptés de Mauve (Les), 493 PlDANSAT DE MAIROBERT - Anecdotes sur Madame la comtesse Du Barry, 31 - Espion anglais (LJ, 164 - Mémoires secrets de Bachaumont, 309 ? Secte des Anandrynes (La), 437 Pierret (Marc) - Donnant donnant, 146 Pierrot - Une séduction, 476
Réperto Pieyre de Mandiargues (André) - Feu de braise, 177 - Lis de mer (Le), 271 - Marbre, 294 - Marée (La), 296 - Motocyclette (La/, 320 - Musée noir (Le/, 324 - Porte dévergondée, 396 - Soleil des loups, 442 Pigault-Lebrun - Citateur (Le), 100 - Enfant du bordel (L'), 158 - Folie espagnole (La), 183 Pus (chevalier de) - Offrandes à Priape (Les/, 353 Pilhes (René-Victor) - Loum (Le/, 276 Pillet (Roger) - Oraisons amoureuses de Jeanne-Aurélie Grivolin (Les/, 356 Piron (Alexis) - Légende joyeuse (La), 259 - Œuvres badines, 351 Piton (Camille) - Paris sous Louis XV, 366 Ponchon (Raoul) - Album zutique (LJ, 10 Pont-Aimery (Alexandre de) - Temple d Apollon (Le), 458 Porchères - Temple dApollon (Le), 458 Pougy (Liane de) - Idylle saphique, 227 - Insaisissable (LJ, 228 - Myrrhille, 228 - Yvée Jourdan, 228 Prévost (Marcel) - Demi-Vierges (Les), 131 - Mademoiselle Jauffre, 131 - Vierges fortes (Les), 131 Prévost d’Exiles (abbé) ? Aventures de Pomponius (Les), 53 - Manon Lescaut, 292 Proust (Marcel) - A la recherche du temps perdu, 9 - A Tornbre des jeunes filles en fleurs, 9 - Côté de Guermantes (Le), 9 - Du côté de chez Swann, 9 - Fugitive (La), 10 - Prisonnière (La), 10 - Sodome et Gomorrhe, 10 - Temps retrouvé (Le), 9 Queneau (Raymond) : voir Mara (Sally) Vire des auteurs et des œuvres / 517 R Rachilde - Heure sexuelle (LJ, 203 - Monsieur Vénus, 318 Racine (Jean) - Théâtre, 459 Raphaël (Maurice) - De deux choses l'une, 128 Raynal (Henri) - Aux pieds d'Omphale, 49 Réage (Pauline) - Histoire d'O, 218 - Retour à Roissy, 421 - Une fille amoureuse, 421 Rebell (Hugues) - Cour de Miss Hayward (La), 1 80 - Curiosités et anecdotes sur la flagellation, 180 - Etude sur la flagellation à travers le monde, 180 - Femme et son maître (La), 180 - Femme qui a connu l'empereur (la), 173 - Femmes châtiées, 174 - Flagellation à travers /<> mondt• (la), 180 - Flagellation des femmes en fu im e sous la Révolution et la lefiout Nam lu* (la), 180 - Fouet au luuem (Le), 1 85 - Magnétisme du fouet (Le), I H( ) ? Memoirs of Dolly Morton, 46/ - Nichina (La), 333 - Nuits chaudes du cap Français (UN lu, - Volées de bois vert, 493 / Reboul (Guillaume de) \X/ - Premier Acte du synode noc fume (U J, 398 Régnier (Mathurin) - Cabinet satyrique (Le), 75 - Satyres du sieur Régnier (Les), 435 - Temple d'Apollon (Le), 458 Renaud (Jean-Louis) - Homme aux poupées (LJ, 223 Rességuier (chevalier de) ? Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la Perse, 308 Restif de La Bretonne (Nicolas Edme) - Adèle de Comm..., 6 - Antijustine (LJ, 34 - Contemporaines (Les), 109 ? Dom Bougre aux Etats généraux, 145 - Ingénue Saxancour, 235 - Monsieur Nicolas, 316 - Nuits de Paris (Les), 348
518 / Répertoire des auteurs et des œuvres - Paysan et la paysanne pervertie (Le), 3 75 - Pied de Fanchette (Le), 385 - Pornographe (Le), 396 Reveroni Saint-Cyr - Pauliska, 374 Richepin (Jean) - Album zutique (LJ, 10 - Chanson des gueux (La), 91 Rimbaud (Arthur) - Album zutique (L'), 10 - Stupra (Les), 450 Rioust - Caroline de Saint-Hilaire, 80 Robbe-Grillet (Alain) - Immortelle (L'), 231 - Maison de rendez-vous (La), 288 Roché (Henri-Pierre) - Jules et Jim, 251 Rochefort (Christiane) - Repos du guerrier (Le), 419 Rochon de Chabannes ? Cannevas de la Paris (Les), 79 Roland (Amédée) - Signe d'argent, 461 Rollin (Jean) - Saga de Xam, 434 Romains (Jules) - Dieu des corps (Le), 142 - Psyché, 142 - Quand le navire, 142 Ronsard (Pierre de) - Livret des folastries à Jeannot parisien, 274 Rosalex (duc de) - Baisers lesbiens, 56 - Rosier (Le), 56 Rosset (François de) - Temple d'Apollon (Le), 458 Rousseau (Jean-Baptiste) - Contes et épigrammes, 115 - Légende joyeuse (La), 259 Rousseau (Jean-Jacques) - Confessions (Les), 105 - Rêveries du promeneur solitaire (Les), 107 Ruynes (Pierre de) - Papesse du diable (La), 361 Ryner (Han) - Fille manquée (La), 178 S Sabatier de Castres (abbé) ? Quarts d'heures d'un joyeux solitaire, 407 Sachs (Maurice) - Sabbat (Le), 433 Sacquard de Belleroche (Maud) - Ordinatrice (LJ, 357 - Ordinatrice seconde (LJ, 358 Sade (marquis de) - Adélaïde de Brunswick, 298 - Aline et Valcour, 1 1 - Cent Vingt Journées de Sodome, 85 - Crimes de l'amour (Les), 1 24 - Dialogue entre un prêtre et un moribond, 137 - Historiettes, contes et fabliaux, 222 - Infortunes de la vertu (Les), 233 - Justine ou les Malheurs de la vertu, 253 - Marquise de Gange (La), 298 - Nouvelle Justine (La), 337 - Philosophie dans le boudoir (La), 381 • Tartufe libertin (Le), 456 - Vérité (La), 485 • Zo/oé et ses deux acolytes, 496 Sadinet - Plaisirs du roi (Les), 387 Saint-Gelais (Mellin de) - Fleur de poésie française (La), 1 80 Saint-Gilles (chevalier de) - Muse mousquetaire (La), 325 Saint-Just - Organt, 359 SainJtLuc (vicomtesse de) - Fleurs de chair, 181 Saint-Point (Valentine de) - Manifeste de la femme futuriste, 291 - Un inceste, 478 Sartine - Bordels de Paris (Les), 72 Sartre (Jean-Paul) - Intimité, 236 - Mur (Le), 236 Satyremont : voir Péret (Benjamin) Scarron (Paul) - Nouvelles tragi-comiques, 344 SCÈVE - Blasons et contreblasons du corps masculin et féminin (Les), 64 Schwob (Marcel) - Livre de Monelle (Le), 274 Segré (Gianni) - Bravade (La), 74 - Confirmation (La), 108 Ségur (comtesse de) - Général Dourakine (Le), 191 - Un bon petit diable, 473
Répertoire des auteurs et des œuvres / 519 Sénac de Meilhan (Gabriel) ? Dom Bougre aux Etats généraux, 145 ? Foutromanie (La), 185 Sentilly (marquis de) - Rideau levé fiel, 422 Serguine (Jacques) - Mono l'archange, 291 Sernada (Fernand) - D'un lit dans l'autre, 147 Sigogne (sieur de) - Ballet des quolibets, 58 - Cabinet satyrique (Le/, 75 - Œuvres safyriques, 353 Simenon (Georges) - Lettre à mon juge, 260 - Oncle Charles s'est enfermé, 261 - Temps d'Anaïs (Le), 261 - Train (Le), 261 - Veuf (Le), 261 - Vieille (La), 261 Sivry (Charles de) - Album zutique (L'j, 10 Solier (René de) - Meffraie (La), 300 - Trigynes (Les), 469 Sorel (Charles) - Histoire comique de Francion, 208 - Nouvelles françaises (Les), 209 Stendhal - Armance, 42 - Caractères, 244 - Honneur français (L'), 224 - Journal, 244 - Lamiel, 256 - Souvenirs d'égotisme, 447 Sullivan (Vemon) : voir Vian (Boris) Sylvius (Jehan) - Papesse du diable (La), 361 T-U Tabarant (Adolphe) ? Mémoires amoureux de Félicien Farqèze, 306 Tabourot (Étienne, seigneur Des Accords) - Bigarrures du seigneur Des Accords (Les), 62 Tailhade (Laurent) - Poésies érotiques, 391 Tallemant des Réaux - Historiettes, 222 Talman (Francis) - Monsieur Vénus, 318 Tap-Tap : voir Le Nismois Taxil (Léo) - Confession et les confesseurs (La), 104 - Prostitution contemporaine (La), 403 Theis (Marie-Alexandre de) - Singe de La Fontaine (Le), 442 Théophile : voir Viau (Théophile de) Thévenot de Morande (Charles) • Anecdotes sur Madame la comtesse Du Barry, 31 ? Correspondance de Mme Gourdan, 121 Théroigne (Mlle) : voir Méricourt (Théroigne de) Thirion (André) - Grand Ordinaire (Le), 193 Thomas (Arthus) - Hermaphrodites (Les), 201 Tilly (Alexandre de) ? Mémoires pour servir à l'histoire des moeurs de la fin du XVIIIe siècle, 306 Tinan (Jean Le Barbier de) - Aimienne ou le Détournement de mineure, 7 - Exemple de Ninon de Lenclos (L'j, 167 - Maîtresse d'esthètes, 289 Tisserant - Dernier jour d'un condamné (Le), 462 Tissot (Pierre-François) ? Capucinière (La), 80 Trellon (Claude de) - Temple d'Apollon (Le), 458 Trente (Louis) : voir Bataille (Georges) Tristan (Frédérick) - Dieu des mouches (Le), 143 - Naissance d'un spectre, 329 - Sept Femmes de Barbe bleue (Les), 439 Uzanne (Octave) - Parisiennes (Les), 365 v-z Vailland (Roger) - Fête (La), 176 - Mauvais Coups (Les), 300 - Truite (La), 471 Valade (Léon) - Album zutique (L'), 10 Valognes (marquis de) : voir Péladan (Joséphin) Vasselier - Contes, 110
520 / Répertoire des auteurs et des œuvres Vénard (Élisabeth-Céleste) : voir Mogador (Céleste) Venette (Nicolas) - Tableau de l'amour conjugal, 455 Vergier (Jacques) - Œuvres diverses, 352 Vérineau (Alexandre de) : voir Perceau (Louis) Verlaine (Paul) - Album zutique (['), 10 - Amies (Les), 18 - Femmes, 174 - Nombres, 174 - Parallèlement, 362 Véron (Du Commun dit) - Eloge des tétons fi'j, 154 Vésinier (Pierre) - Amours de Napoléon III /tes), 23 VESQUE DE PUTL1NGEN - Roi Guiot (le), 424 Vian (Boris) - Elles se rendent pas compte, 154 - Et on tuera tous les affreux, 166 - J'irai cracher sur vos tombes, 243 - Morts ont tous la même peau lies], 260 - Vercoquin et le plancton, 485 Viau (Théophile de) - Parnasse satyrique du sieur Théophile lie), 368 Vieux-Maisons (Mme de) ? Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la Perse, 308 Villiot (Jean de) : voir Rebell (Hugues) Villon (François) - Jargon (Le) ou Jobelin de Maistre François Villon, 239 - Testament (Le), 240 Virmaitre (Charles) - Paris galant, 365 Vivien (Renée) - A l'heure des mains jointes, 389 - Dans un brin de violettes, 389 - Flambeaux éteints, 389 - Haillons, 389 - Kitharèdes (Les/, 389 - Poésies complètes, 389 - Sillages, 389 - Vent des vaisseaux (te), 389 Vlaminck (Maurice de) - D'un lit dans l'autre, 147 Voisenon (abbé de) - Contes, 110 ? Exercices de dévotion de M. Henri Roch avec Mme la duchesse de Condor, 110 - Sultan Misapouf et la princesse Grisemine lie), 110 - Tant mieux pour elle, 110 - Zulmis et Zelmaïde, 110 Voltaire - Dictionnaire philosophique, 138 - Essai sur les mœurs, 141 - Lettre philosophique lia), 261 ? Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la Perse, 308 - Pucelle d'Orléans (Laj, 405 Willart de Grécourt - Amours du comte de Clare (Les), 27 Wîlly (Henry Gauthier-Villars) - Maîtresse d'esthètes, 289 - Messieurs de ces dames (Les), 31 1 Zola (Émile) - Nana, 331
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Pourquoi un Dictionnaire des œuvres érotiques 1 C’est que cette littérature, pendant des siècles, a été contrainte de vivre dans l’ombre et qu’elle doit enfin exister au grand jour, comme une partie intégrante de la littérature tout court. A toutes les époques, les autorités - quelles qu’elles soient - essaient de mettre un frein à une trop grande liberté d’expression. Elles n’aiment pas la contestation et encore moins la subversion. Or, le libertinage a toujours eu partie liée avec la libre pensée. La liberté des mœurs n’est que le signe visible d’une autre liberté, philosophique, morale, religieuse, qu’on a souvent essayé de réprimer sous couvert de protection des bonnes mœurs. Qui ne se souvient des procès intentés à Madame Bovary et aux Fleurs du Mal 1 Et plus près de nous, des persécutions dont furent victimes les éditeurs de Sade, que la justice de la République n’a pas pu empêcher toutefois de devenir un classique. Le présent Dictionnaire des œuvres érotiques comporte quelque 700 notices rédigées par une quarantaine de spécialistes réunis autour de Pascal Pia, Gilbert Minazzoli et Robert Carlier. Chaque œuvre est analysée en détail et rendue présente à travers des citations significatives. Parmi les auteurs se trouvent de grands noms (Apollinaire, Bataille, Proust, Sade, Zola), des écrivains injustement négligés (Carco, Pétrus Borel, Rachilde, Renée Vivien) et d’autres, qui ont préféré garder l’anonymat. Un répertoire qui allie le plaisir de la lecture à la science du bibliographe, voire du bibliophile. ROBERT KOPP www.bouquins.tm.fr 21,19 € TTC FRANCE BOUQUINS Maquette: D. Arnault. Leçon de paysage (détail), école française, xixe s.. Stapleton collection UK. Photo : The Bridgeman Art Library