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                    Les naufragés du métro
par Pascal Garnier
Les personnages de cette histoire n’étaient pas destinés
à se rencontrer ; tout au plus pouvaient-ils se croiser.
C’est précisément ce qui arriva un jour, dans le métro
parisien...
à partir de 15 ans
Des fictions à lire pour le plaisir: aventure, décou-
verte, histoires policières, fantastiques ou historiques,
histoires d’amour... Elles s’adressent aux élèves
et étudiants de différents niveaux :
 débutant
(à partir de la lre année ou environ 100 heures)
 intermédiaire
(à partir de la 2e année ou environ 200 heures)
 avancé
(à partir de la 3e année ou environ 300 heures)
LE FRANÇAIS
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Pascal Garnier
Les naufragés du métro
international
IBM
CLE
international
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BBK 81.2. Op. H 50 Pascal Garnier Les naufragés du métro C>paHUy3CKMÜ M3BIK ÆJIfl flOTC# H nO^pOCTKOB. CepMH KHHr ÆJIH HTCHHfl. BbinycKaeTCfl no Jinuenann ii3ÆaTejibCTBa Editions NATHAN, PARIS. © CLE INTERNATIONAL, Paris, 1991 © PoccHftcKoe jnmeH3MOHHoe waaaHHe: MASS MEDIA, MocKBa, 1995 PeKOMeHÆOBano Mkhhctcpctbom oôpaaoBaHHH Pocchh o6njeo6pa30BaTejibHMX y^pc^eHMn PoCCHÏÏCKOe H3AaHHe 3TOÜ CepHH KHPÏT AJIfl HTCHHH ocymecTBJiHercH npn ynacniM ÿnpMbi FONTEM S.A. HcKJnowrejibHoe npaso na h pacnpocrpa- HeHHe cepim khmt juia htchha na Teppwropmi Pocchh npmiaÆJiexnT «MASS MEDIA». IlepeneHaTKa khht HJIH MX 4>parMeHTOB B JIIOÔOH 4>°PMe H JIIOÔbIMH cnocoôaMH, ajieicrpoHHbiMH kjih MexaHHHecKHMH, BKjnonaH ÿoTOKormpoBaHHe, ne ^onycKaeTCii. JIP N 063333. OmenaTaHo c opnrKHaji-MaKera. IIo,miHcaHO b nenaib 16.06.1995r. OopMar 84x108/32. EyMara cxJjceTHaa NI. rienaib ocjjceTHafl. OôbeM 1 0H3. nen. jimct. Tnpax 25 000 3K3. (1-ft 3aBOÆ 1 - 10 000) 3axa3 N° 266. PeflarajH» «MASS MEDIA» 105523, MocKBa, a/n 19. AO «PÏ3^aTej[bCTBO floHe^nnHa» 340118, floneuK, Khcbckhô npocneicr, æ.48. CoBMecTHoe npon3BOACTBo pe^aKunn «MASS MEDIA» H (J)MpMbI «CAIIIKO» ISBN 5-88341-038-3
VERSION ORIGINALE LIRE LE FRANÇAIS Les naufragés du métro Pascal Garnier CLE international MOCKBA1995
Illustrations Jean-Paul GRl YER Conception graphique FAVRFC et LAÏK (Couverture F. HVERTAS pour HUPPÉ (Composition et réalisation CND International Édition Françoise LEPAGE
La station de métro «Porte d Italie» sent le chien mouillé, la cigarette froide et le vieux journal. La lumière jaune dégouline* le long des murs de faïence*. Sur le quai, une poignée de personnes attend l'arrivée du train, les yeux fixés sur les affiches publicitaire^ : films, soldes de grands magasins, etc. Lu employé de la RATP* balaie le sol jonché de chewing-gums. de papier froissé et de vieux mégots. Débouchant du tunnel. le métro s immobilise le long du quai dans un bruit de poubelle renversée. Les gens s’v engouffrent* dès I ouverture des portes. - Bonjour messieurs dames. Excusez-moi de vous déranger mais je me trouve actuellement sans travail ni domicile. Si vous pouviez m’aider d un franc ou deux, ou d’un ticket- restaurant... I^e reste de la phrase se perd dans le vacarme du train et l'indifférence générale. A part ce clochard qui fait la manche* (un type sans âge,
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couvert de poils, que ses collègues appellent Marco Polo à cause de ses nombreux voyages souterrains), il y a dans le wagon un couple de personnes âgées vêtues de gris et de beige. Les vieux s’habillent toujours triste comme pour s’excuser d’etre encore là. 11 y a aussi un employé de bureau d’une quarantaine d’années qui, à la vue du clochard, s’est caché derrière son journal ; un colonel à la retraite, les cheveux bien dégagés au-dessus des oreilles et qui n’a connu comme champ de bataille qu’un bureau poussiéreux au ministère : un jeune homme élégant qui se regarde dans la vitre noire en rejetant sa mèche sur le front ; une jeune secrétaire fraîchement arrivée' de province et que Paris effraie ; Gillou, un petit garçon qui s’est attardé après l’école dans un magasin de modèles réduits (tous ces avions !... ces bateaux !...). Et puis, tout au fond, une infirmière somnolente*, les jambes alourdies par une longue journée de travail, les pieds hors de ses chaussures. * * * Après son bref discours, Marco Polo traverse en titubant* l’allée centrale du wagon. La vieille dame du couple âgé fouille dans son porte-monnaie et tend une pièce. - Merci madame ! Le jeune homme s’excuse :
- Désolé, je n'ai pas de monnaie. - J'accepte aussi les gros billets ! dit Marco Polo. Le jeune homme hausse les épaules et se tourne vers la vitre. Sans doute ne veut-il pas qu on le voie rougir jusqu à la pointe des oreilles. L’employé n’a rien vu, rien entendu, totalement absorbé par les cours de la Bourse*. Le militaire regarde droit devant lui d un air bourru*. La petite secrétaire tend une pièce toute chaude (pi elle serrait dans sa main depuis l'arrivée tonitruante de Marco Polo. Elle a le cœur sensible et se sent solidaire de tous (‘eux qui. comme elle, sont perdus dans la jungle des grandes villes. - Merci ma petite demoiselle, z êtes bien mignonne !
Gillou aimerait bien donner une pièce lui aussi, mais il a tout dépensé dans une maquette d’avion magnifique. Alors il offre ce qu’il a. c'est-à-dire un demi-caramel* tout mou. - C’est gentil mon petit gars, mais ça fait mal à la seule dent (pii me reste. Marco Polo part d'un énorme rire qui dévoile le trou noir de sa bouche, avec une seule dent jaune plantée dans sa gencive comme une bêche* dans la terre. L'infirmière dort, la tête en arrière, la bouche entrouverte. A sa façon de remuer les orteils, on pourrait penser qu elle rêve à un bain de pieds. - Merci m’sieurs dames, et bonne journée ! Marco Polo s approche de la porte en sifflotant, prêt à descendre à la station suivante. Seulement il n'y a pas de station suivante, ou plutôt si, mais le train la traverse sans même ralentir. Marco Polo a tout juste le temps d’apercevoir quelques personnes* sur le quai, aussi éberluées* que lui. - Ben ça alors ! Z'avez vu ?... Y s’est pas arrêté !... Personne ne répond au clochard, mais tout le monde, à part l infirmière flottant dans son rêve d’eau tiède, a constaté qu’effectivement, le train ne s’est pas arrêté. Chacun, selon son humeur, sourit ou fait la grimace. Le train poursuit sa course folle. Le métro à cet endroit est aérien, c’est-à-dire qu'il traverse un pont enjambant la Seine. Le soleil couchant fait miroiter des reflets dorés sur le fleuve. A peine le temps d entrevoir le chapeau pointu de la tour Kiffel et le dôme du Sacré-Cœur qu'il
replonge aussitôt dans les méandres souterrains. Marco Polo se laisse tomber sur la banquette à côté de l’employé. - Vous vous rendez compte ! Ça fiche le métier en l'air* des trucs comme ça ! C’est que j’ai mes habitudes moi. Je commence toujours par le wagon de tête et à chaque station, je change, comme ça jusqu’au dernier. Ça devrait pas exister des choses pareilles, trouvez pas ? L’employé se réfugie à l’autre bout de la banquette en tenant son journal devant lui comme un bouclier. Le jeune homme se lève et vient se poster devant la porte. II descend à la
9 prochaine. Marco Polo le suit. Mais il en va de même pour cette station que pour la précédente. Le train, sans ralentir le moins du monde, semble ignorer les usagers, bouche ouverte, œil rond, plantés sur le quai. Le jeune homme essaie de soulever la poignée, mais en vain. C’est assez embêtant parce qu’il avait un rendez-vous important et il est déjà en retard. Marco Polo prend tout le monde à témoin : - Hé ! Ho !... Ça va plus là !... J’ai tout juste récolté 10 francs, pas de quoi faire un festin avec ça !... A part l’infirmière, parfaitement sereine, le
10 sourire aux lèvres et les yeux clos, on commence à s’agiter sur les banquettes. La vieille dame dénoue lécharpe de son mari. - Albert, retire-moi tout ça, tu commences à suer à grosses gouttes*, en sortant lu vas nous attraper un chaud et froid. - Mais non. mais non... - Et moi je te dis que si !... Marco Polo retourne se vautrer* contre l employé. Celui-ci ne s’intéresse plus à son jourriaL même s'il fait semblant de lire afin d éviter tout contact avec son voisin à l’odeur puissante. Ça commence à l'inquiéter cette histoire de métro emballé, il doit descendre à la prochaine et comme on dit : “Jamais deux sans trois". Personne ne l’attend chez lui. il vit seul depuis toujours, mais ça va lui faire rater son
11 feuilleton préféré : «Ceux cpii s’aiment». Il n’a pas manqué un seul épisode depuis le début de la série et on en est au trois cent quarante- cinquième. Le jeune homme se tient devant la porte, bien décidé à forcer la poignée au prochain arrêt. Tous ses projets risquent de tomber à Peau* avec cette histoire idiote. A dix-neuf heures précises, il devait être chez sa tante Renée à qui il espérait, à force de sourires et d amabilités, emprunter cinq cents francs, peut-être plus. Puis, l’argent en poche, il irait retrouver Margaret, une fille de la faculté qu il aime en secret depuis des mois et qui. hier, a accepté son invitation à dîner. Sans les cinq cents francs de la tante, il est fichu*, étant donné qu'il ne possède en tout et pour tout que deux tickets de métro et un demi-paquet de cigarettes. A dix-neuf heures trente, tante Renée verrouille sa porte, et là. personne au monde ne pourrait la lui faire ouvrir. Il est bientôt dix- neuf heures trente !... La petite secrétaire ne dit toujours rien. Paris est vraiment une drôle de ville, il s’v passe des choses comme mille part ailleurs. A travers >e.s cils, elle regarde le jeune homme et pousse un petit soupir. Elle ne connaît encore personne dans la capitale. Chaque soir après son travail, elle rentre seule dans sa petite chambre et dévore des romans d amour jusqu à ce qu’ils lui tombent des mains. Alors elle rêve qu’elle se promène au bras d’un beau garçon (un peu comme celui devant la porte) et Paris lui appartient.
12 Le colonel Legof, la moustache en bataille, regarde sa montre, une montre étanche, antichoc, avec boussole et chronomètre incorporés. Il descend dans deux stations. «L’heure c'est Iheure. avant l’heure c'est pas l'heure, après I heure c'est plus I heure !» S il n'aime pas être en retard, il déteste tout autant être en avance et à ce train d’enfer*, il aura un bon quart d’heure d'avance en arrivant chez lui. Il sera obligé d'attendre en bas de l'immeuble afin d'être à huit heures devant sa porte. Sapristi* que c’est agaçant ! Le petit Gillou se ronge les ongles en cherchant désespérément une excuse valable à son retard. Ses parents seraient bien capables de lui confisquer sa maquette d'avion. Zut
alors ! Un mois d’économies pour se la payer, c’est trop bête. Si jamais ce métro fou ne s'arrête pas à la prochaine, adieu l'avion !... * * * Mais à la station suivante, le train, non seulement ne ralentit pas. mais au contraire semble accélérer. I n cri d'indignation monte de la poitrine de chacun des passagers. Le colonel, rouge de colère bondit de son siège et s élance vers la cabine du conducteur. A grands coups de poings il tambourine sur la vitre. - Sacré bon sang de bonsoir* ! Vous allez stopper cette foutue* machine ? Aucune réaction ne venant de l'intérieur, il appuie son front sur la vitre, met ses mains de chaque côté de ses yeux pour voir cet imbécile qui semble ne rien entendre. Il se retourne vers les autres, blême*. - Il n'v a personne !... Le jeune homme se précipite et constate à son tour l absence de conducteur. Les visages se figent. Plus un mot. La vieille dame se serre contre son mari, le petit garçon sent des larmes lui monter aux coins des yeux. Les phalanges* de la petite secrétaire blanchissent sur la poignée de son sac à main. Marco Polo se gratte vigoureusement sous les bras en roulant des yeux. L’employé laisse tomber son journal. Seule l’infirmière, les doigts de pieds en
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15 éveillai], la té 1 e rebondissant de droite à gauche, reste parfaitement (‘aime. - C’est inadmissible ! - Il faut faire <|iiel(]iie chose ! - Il vont m'entendre à la RATP - Je veux rentrer chez moi ! - A peine dix francs !... Le jeune homme fonce sur le signal d'alarme et tire sur la poignée qui lui reste dans les mains. Aucun effet, le métro poursuit sa trajectoire et roule à la vitesse (Lun TGV. les stations passent comme des étoiles filantes. L’employé qui suivait sur le plan la ligne du métro se dresse en tremblant. - La... la prochaine c’est le terminus ! Nous allons nous écraser !...
16 Apeuré, on se serre les uns les autres. Gillou. en larmes, s’est niché* entre le vieux monsieur et la vieille dame. L’employé et Marco Polo ne font plus qu\m. Le jeune homme serre dans ses bras la petite* secrétaire. Le colonel cherche à forcer la porte de la cabine à l’aide d’un canif. Imperturbable, l’infirmière frotte ses pieds l’un contre Fautre. Dans un dernier effort, la lame du couteau du colonel se brise dans la serrure. - Pas de panique ! Mettez-vous tous en boule au fond du wagon ! Les minutes qui suivent semblent des heures. On attend l’inévitable choc, les yeux et les dents serrés, la tête entre les genoux. Mais curieusement, le choc ne vient pas. On a dépassé le terminus depuis un bon quart d’heure quand Marco Polo ouvre un œil. - Ben où c’est qu’on va comme ça ?... Y s’est rien passé ou alors on est mort ?... Chacun se tâte deux bras, deux jambes, une tête, tout a l’air parfaitement normal. Le train a pris une allure plus régulière, sans chaos. A la montre du jeune homme il est plus de huit heures. Bien sûr, ses projets sont à l’eau, mais la situation est tellement extraordinaire qu’il n’y pense qu’une fraction de seconde. Sa main reste posée sur l’épaule de la jeune fille et c’est loin de lui déplaire ; elle sent le chèvrefeuille*. Elle non plus ne bouge pas même si, à présent, tout danger semble écarté. Gillou, la tête posée sur les genoux de la vieille dame, la main dans celle du vieux monsieur, renifle* à petits coups. L’employé et Marco Polo se regardent fixement, des points d’interrogation plein les yeux.
- Vous qui avez l’habitude du métro, monsieur... monsieur comment au fait ? - Marco Polo. - Moi c’est Ducreux. Gérard Ducreux. Dites- moi monsieur Marco Polo, est-ce que vous avez déjà connu une situation semblable ? - Ah ça non ! En trente ans de métier, jamais vu ça !... Quand je vais raconter ça aux copains !... - Vous avez beaucoup d’amis ? - Ben oui, pas vous ? - Non, j’ai des collègues. - Ça doit pas être marrant tout les jours vot’ vie. - Je ne sais pas, je ne me suis jamais posé la question.
18 Le colonel. qui faisait les cent pas dans l’allée centrale du wagon, claque soudain des doigts, la mine épanouie. - Ça y est ! J’ai compris !... Pendant la dernière guerre, il y avait tout un réseau de galeries souterraines, le train a dû emprunter une voie par hasard. Bien sûr, ça n’explique pas l’absence de conducteur, mais peut-être est-ce un véhicule pilote dirigé par ordinateur. De toute façon il s’arrêtera de lui-même, faute d électricité. en grande banlieue sans doute. J’avoue que c’est assez insolite*, mais il n’y a aucune raison de s’inquiéter. Chacun peut reprendre sa place. Et pour donner l'exemple. il regagne son siège, très fier de lui. les bras croisés sur son torse bombé*. Un peu à contrecœur*, la petite secrétaire se dégage timidement des bras du jeune homme. Celui-ci, un peu embarrassé, se lève et s étire, histoire de faire quelque chose. Gillou reste blotti au milieu du vieux couple, oubliant dans cette douce chaleur les excuses qu’il devra fournir à ses parents. Là, ce n’est vraiment pas sa faute, c est un cas de force majeure*, peut-être même qu on parlera de lui dans le journal. Par-dessus sa tête, le vieux monsieur et la vieille dame se regardent en souriant. Depuis tant d’années qu'ils vivent ensemble, ils n'ont jamais pu avoir d’enfants, alors ce petit être qui ronronne entre eux deux leur ferait presque souhaiter que ce train ne s’arrête jamais. L’infirmière poursuit sagement son gros dodo. Elle rêve de cocotiers, d orchidées éclatantes, de sable doré et d’une
mer aussi verte qu’un verre de diabolo menthe*. * * * A Lextérieur du wagon, c’est toujours la nuit et le temps passe, passe... Gillou qui s était assoupi se réveille en grognant : - J’ai faim !... D’une même voix, les passagérs approuvent : - :Nous aussi ! Le jeune homme s’approche du colonel. - Dites donc mon colonel, il est dix heures dix. - Dix heures onze exactement ! - Si vous voulez. Vous ne croyez pas qu’on a largement dépassé la banlieue ? - Euh... oui, c’est bien étrange... mais il n’y a pas de raison pour s’inquiéter, je reprends les choses en main*, j’en ai vu d’autres ! Il se lève et se racle la gorge : - Bien, votre attention s’il vous plaît ! La situation, sans être désespérée, n’en reste pas moins préoccupante. Aussi vous demanderai-je de suivre précisément mes instructions. Tout d abord, y a-t-il quelqu’un parmi vous qui possède de la nourriture ? Marco Polo, avachi* sur sa banquette lève la main. - Affirmatif ! D’un vieux sac de toile il sort un saucisson
20 entame, une boîte de sardines cabossée*, un croûton de pain, un camembert dégageant une odeur si forte qu’une mouche passant par là tomberait raide morte sur le sol. et un litre de vin rouge à peine entamé. Des gargouillis d estomacs vides couvrent le bruit du métro. - Eh ! Oh 1 Me regardez pas comme ça ! Y en aura pour tout le monde. Pour une fois, c’est moi qui invite ! C'est le monde à l'envers, pas vrai Ducreux ? En riant aux éclats, il abat sa grosse patte sur l'épaule de l’employé qui louche* sur la
nourriture. La petite secrétaire sort de son sac un paquet de biscuits et une pomme. - C’est mon repas de midi, mais je n’avais pas faim, il est à votre disposition. La vieille dame tire de sa poche un sachet de bonbons à la menthe. - (/est tout ce que j’ai. mais c’est de bon cœur. Gillou offre son demi-caramel collant au papier. Marco Polo s’exclame : - Va meme du dessert ! Le colonel lève la main.
- Pas de précipitation ! Nous allons tout diviser en parts rigoureusement égales. Il va nous falloir économiser car pas un de nous ne connaît ni le but, ni la durée de notre vovage. Un par un s’il vous plaît, les femmes et les enfants d'abord. * * * Personne ne se serait bousculé, mais le rôle de chef que le militaire s’est attribué à l’air de lui faire tellement plaisir que tout le monde fait semblant de suivre ses ordres. Selon sa nature, chacun dévore ou grignote sa ration et. malgré la pauvreté du repas, retrouve sa bonne humeur, surtout Marco Polo et l’employé qui arrosent à grandes rasades* de vin rouge une amitié aussi fraîche qu inattendue. - C’est comme je te dis. mon vieux, la liberté y a rien de tel ! J suis mon propre patron moi !... - Vous avez de la chance mon cher Marc o Polo parce que, entre nous soit dit, le mien est une vieille vache ! Parfaitement, une vieille vache et je le crie bien haut !... Le jeune homme et la jeune fille, aussi affamés 1 un que l'autre, se retiennent en picorant du bout des lèvres*. - Vous comprenez, il me faut suivre mes études tout en travaillant la nuit afin d aider ma vieille tante qui n’a que moi au monde pour subvenir à ses besoins.
- C’est très bien de votre part. Personnellement, en plus de mon travail- je suis des cours du soir. Je ne suis pas du genre à passer mon temps à lire de mauvais romans d'amour... - Comme je vous comprends !... Le petit garçon a sorti sa maquette d’avion pour la montrer au vieux monsieur qui dit avoir été pilote pendant la guerre de 1914. - Un jour, mon petit gars, je me suis retrouvé nez à nez avec le Baron Rouge, le plus fameux pilote de l aviation ennemie ! Malgré une aile abîmée, je pointais ma mitrailleuse sur lui quand soudain... Sa femme sait très bien qu'Albert n'a jamais pris l’avion qu'une fois dans sa vie. il y a deux
ans, pour se rendre de Paris à Nice. Mais elle est tellement heureuse de le voir s’animer, faire des bruits de moteur avec sa bouche, qu’en aucun cas elle ne voudrait le contredire. Le colonel, lui, s’accorde un petit somme* bien mérité. C’est que c’est une sacrée responsabilité de s’occuper de tout ce petit monde. Une ! Deux ! Une ! Deux !... Voilà son rêve qui croise celui de l'infirmière. Ils sont sur une sorte d'île déserte, un petit paradis. Le colonel court à petites foulées*, en soufflant régulièrement. Plie arrive de l'autre bout de la plage, ses chaussures à la main, souriant au soleil. En la croisant, le colonel la salue dignement : - Colonel Legof. pour vous servir ! - Mademoiselle Leguerec. infirmière-chef. - Bretonne*? - Oui de Plouarnec. - Moi, de Saint-Brieuc ! Quelle heureuse surprise !... * * * Ainsi va le métro, des heures et des heures durant jusqu’à ce que, l’un après l’autre, les voyageurs fassent en ronflant plus de bruit que celui des roues sur les rails. Et puis, au-dehors une lueur bleue s’éclaircit peu à peu, tandis que le train ralentit et s’arrête enfin, tout luisant de nuit, sous un clair et beau soleil d’été, au pied d'une dune de sable fin.

26 La première à s’éveiller est l’infirmière. Devant ses yeux encore collés par le sommeil elle aperçoit, s’étendant à l’infini, une plage de sable,blond et, au loin, la mer, bleue, bordée d’une dentelle d’écume* blanche. L’infirmière secoue la tête, frotte ses yeux : «Sans doute une affiche publicitaire pour une agence de voyage... à moins que ce ne soit ce rêve qui me poursuit...» A nouveau, elle ouvre les yeux. La mer bouge, d’élégantes mouettes* blanches tracent de grands V dans le ciel limpide. Autour de l’infirmière, les autres voyageurs dorment
profondément. - Ma parole, je devient folle ! ! ! Elle va de Tun à l’autre et les secoue. - Regardez !' Vous voyez ce que je vois ?... Un à un les autres s’étirent et découvrent avec la même stupeur le paysage qui s Offre à eux. - T'as vu ça mon vieux Ducreux ! - On dirait une carte postale en vrai ! - Albert, enlève ta veste, il fait une de ces chaleurs ! - Si on allait se baigner ? - Allons, allons ! Pas de panique !
- Mais personne ne panique mon co onel ! Le jeune homme s'approche de la porte et d’un doigt fait jouer la poignée. Un air chaud sentant le sable et le sel s’engouffre dans le wagon. Le jeune homme saute sur la plage. - Venez ! Venez tous, c’est pas un rêve ! Et pour bien prouver ce qu’il affirme, il saute à pieds joints sur place en faisant couler des poignées de sable entre ses doigts. L’un après l’autre ils descendent, tâtant le sol du bout des pieds comme s’il s’agissait de celui de la lune. Au loin, les vagues vont et viennent comme pour inviter tout le monde à venir se rouler en elles. - On y va ? On y va ?... Gillou est le premier à se précipiter vers les flots, suivi de près par le jeune homme et la petite secrétaire. - Gillou ! Ne va pas trop loin ! Albert, surveille-le voyons !... Marco Polo, qui n'a jamais eu une grande passion pour Peau, se laisse malgré tout entraî- ner par Ducreux. Le colonel et Linfirmière échangent des politesses : - Après vous ! - Je vous en prie ! - Je me présente : colonel Legof. - Mademoiselle Legueree, infirmière-chef. Breton ? Tous deux éclatent de rire. Les vêtements et les chaussures volent en tous sens et bientôt on ne voit plus que neuf têtes rondes rebondir comme des ballons sur la surface calme de la mer.
Tandis qu’ils s'amusent en s’éclaboussant, lentement le métro fait marche arrière et disparaît par où il était venu. FIN
PAGE 3 Dégouliner : couler en filets, comme un liquide. La faïence : céramique qui recouvre les murs des salles de bains et ceux... du métro parisien. RATP : (Régie autonome des transports parisiens) société publique qui gère le métro et les autobus parisiens. S'engouffrer : se précipiter brutalement. Faire la manche : mendier. PAGE 5 Somnolent : qui commence à s'endormir. En titubant : en ne marchant pas droit, en vacillant. PAGE 6 Les cours de la Bourse : les valeurs journalières des actions et des obligations sur le marché officiel. Bourru: raide, peu aimable. PAGE 7 Un caramel : un bonbon. Une bêche : outil de jardinage pour retourner la terre. Éberlué : stupéfait. PAGE 8 Ça fiche le métier en l'air : ça mène le métier à sa perte (familier). PAGE 10 Suer à grosses gouttes : transpirer abondamment. Se vautrer : ici, s'asseoir en se couchant presque. PAGE 11 Tomber à l'eau : rater. Il est fichu : il est dans une situation sans issue. PAGE 12 À un train d'enfer : à très grande vitesse.
Sapristi : juron exprimant la surprise. PAGE 13 Foutue : ici, maudite (familier). Blême : très pâle. Les phalanges : les différentes parties des doigts de la main. PAGE 16 Se nicher : se blottir. Le chèvrefeuille : plante très parfumée. Renifler : ici, bruit que fait, avec son nez quelqu'un qui vient de pleurer quand il commence à se calmer. PAGE 18 Insolite : étrange, bizarre. Le torse bombé : fièrement. À contrecœur : sans en avoir envie. Un cas de force majeure : quand une situation imprévue empêche de, ou au contraire, oblige à faire quelque chose. PAGE 19 Un diabolo menthe : boisson à base de limonade et de sirop de menthe. Reprendre les choses en main : redresser la situation. Avachi : affalé ; ici, à moitié couché. PAGE 20 Cabossé : qui a des bosses. Loucher : ici, regarder avec envie. PAGE 22 À grandes rasades : à grands traits. Picorer du bout des lèvres : grignoter. PAGE 24 Un somme : une sieste. À petites foulées : à petits pas. Bretonne : originaire de Bretagne, région de l'ouest de la France (au masculin : breton).
PAGE 26 L'écume : mousse blanche à la surface de l'eau. Les mouettes : oiseaux de mer.
HacToamaa cepna opnrn- HajIbHblX KHMr ÆJM HTCHHfl COBpeMeHHblX 4>paHIjy3CKHX aBTopoB, opneHTHpoBaHHan Ha cooTBeTCTByiomHe ypoB- hh oôyneHHM, MBJiaeTCM ^onojiHeHHeM k yneÔHo- MeTOAmecKHM KOMiuieKcaM «Pile ou Face» 1-3. ITo BonpocaM npHoôpeTeHHa khhf æjdi HTeHHfl h yneÔHUKOB «Pile ou Face» oôpaniaîiTecb no Tejie(J)OHaM: (095) 229-0303, 973-9033, 4>aKC 229-0303, 973-9032. Anpec ajim nnceM: 105523, MocKBa, a/a 19.